4 Le nu de dos au Moyen-Age (2/2)

29 janvier 2024

Après leur acclimatation en Enfer, les nus de dos commencent vers 1435 à se présenter à la Porte du Paradis (Lochner) pour y pénétrer vers 1500  (Bosch). Juste avant la Renaissance, ils colonisent de nouveaux contextes : didactiques, érotiques ou paragoniens.

Article précédent : 3 Le nu de dos au Moyen-Age (1/2)

Le nu de dos au Paradis

Ce motif extraordinaire, qui apparaît brutalement, sans généalogie évidente, constitue la première brèche dans la vision médiévale et péjorative du nu de dos.

 

Les Elus à la porte du Paradis

1100 ca Tympan Jugement dernier ConquesTympan du Jugement dernier (détail), vers 1100, Conques

Dès l’époque romane apparaît l’idée d’une symétrie entre l’Entrée de l’Enfer, pour les Damnés et l’Entrée du Paradis, pour les Elus : les arrivants, nus ou vêtus, sont représentés de profil.


1294 Frere_LAURENT Somme_le_Roi gallica BnF, ms. fr. 938, fol. 37Somme le Roi
Frère Laurent, 1294 BnF MS fr. 938, fol. 37, Gallica

Ici c’est Saint Pierre qui accueille de hauts personnages à la porte du Paradis, représentée par un portail gothique, par lequel on peut voir un roi déjà entré. L’enlumineur n’a pas su représenter le mouvement : tous les personnages sont vus de face ou de profil ; et il n’a pas mis de porte côté Enfer.


1324 Speculum humanae salvationis BNF lat. 9584, fol. 13vSpeculum humanae salvationis, 1324, BNF lat. 9584 fol. 13v

Dans le Speculum humanae salvationis, l’image du chapitre 40 est consacrée au Christ du Jugement dernier, séparant les Elus et les Damnés (l’image en regard étant la Parabole des Talents) [12]. Dans ce manuscrit, une des plus anciennes versions connues, l’enlumineur a supprimé toutes les portes, mais a tenté de résoudre la question du mouvement :

  • côté Paradis, il a placé un ange au premier plan, repoussant vers l’arrière un groupe d’Elus en adoration, la moitié vue de face et l’autre de dos ;
  • côté Enfer, les Damnés sont vus de profil, poussés et tirés par des diables.

1407 retable Schrenck St. Peter, MunichLe Jugement dernier
1407, retable Schrenck, église St. Peter, Munich

Au début du XVème siècle, ce retable développe encore la symétrie entre la porte du Paradis, identifié avec la Jérusalem céleste, et la gueule de l’Enfer. Les Elus et les Damnés, tous vêtus, sont montrés de profil.


fra_angelicoLe Paradis (détail du Jugement Dernier),
Fra Angelico, 1425-30, Musée San Marco, Florence

Dans son premier Jugement dernier, Fra Angelico représente les Elus admis dans la ronde des Anges, auréolés et revêtus de leurs habits terrestres. Deux âmes vues de dos, prêtes à entrer par la porte du Paradis, dépouillées de leurs singularités pour revêtir un uniforme blanc, s’engagent dans le rayon de lumière.


L’innovation de Lochner

1435 ca Stefan_Lochner _Last_Judgement_-Wallraf-Richartz-Museum, CologneJugement Dernier
Stefan Lochner, vers 1435, Wallraf-Richartz-Museum, Cologne

Pour expliquer cette extraordinaire composition, il a été suggéré que Stephan Lochner, qui aurait pu voir en Italie de l’oeuvre de Fra Angelico, y aurait trouvé l’idée de sa porte du Paradis, au travers de laquelle se presse la foule des Elus. Les différences sont néanmoins flagrantes :

  • portail d’une cathédrale gothique au lieu de porte d’une ville ;
  • présence de Saint Pierre à l’accueil ;
  • pas d’auréoles, les Elus sont nus et gardent les insignes de leur charge (tiare, couronne), même une fois passées la porte ;
  • embrassades sensuelles avec les anges, au lieu d’une ronde sage.

1435 ca Stefan_Lochner _Last_Judgement_-Wallraf-Richartz-Museum, Cologne detail rex harris

A la lumière des exemples que nous avons suivis depuis l’époque romane, l’innovation du jeune Lochner, cette foule de nus de dos qui se presse par le portail, apparaît moins comme une création ex nihilo que comme le regroupement et la conséquence logique d’idées déjà apparues auparavant, servies par une technique graphique supérieure.


Speculum humanae salvationis 1432 Madrid, Biblioteca Nacional de Espana, Vit. 25-7 fol 36vSpeculum humanae salvationis, réalisé à Innsbrück en 1432, Madrid, Biblioteca Nacional de Espana, Vit. 25-7 fol 36v

Cette image, tout à fait exceptionnelle, pour un Speculum, est sans doute le tout premier Jugement dernier panoramique, entre la porte du paradis et la gueule de l’enfer (figurée par un crâne monstrueux dressé à la verticale).

La composition de Lochner reste néanmoins proprement révolutionnaire.


1443-52 Van der Weyden BeauneJugement Dernier
Van der Weyden, 1443-52, Hôtel-Dieu de Beaune

Pour comparaison, une dizaine d’années plus tard , Van der Weyden utilise la même idée du portail gothique comme entrée du Paradis : mais les Elus s’y présentent de profil , et il n’y a aucun nu de dos dans tout son Jugement Dernier, Enfer compris.


Dirk-Bouts 1468-70 Jugement Dernier panneaux Palais-des-Beaux-Arts-de-Lille schema

L’ascension des Elus La Chute des Damnés

Dirk Bouts, vers 1450 ou 1468-70, Palais des Beaux Arts de Lille

Ces deux panneaux en revanche exploitent pleinement le nu de dos.

A gauche, un groupe mélangé d’Elus, trois hommes et de trois femmes vêtus d’un linge, sont conduits par un ange vers la fontaine aux quatre fleuves, au centre du Paradis Terrestre : tous sont vu de dos (sauf une des femmes), selon la convention de la marche en avant. On distingue au fond d’autres colonnes guidées chacune par un ange : elles convergent vers une colline d’où leur ange décolle, transportant les Elus un à un vers le paradais céleste.

A l’opposé, à droite, les Damnés chutent vers l’Enfer, chacun tourmenté par un démon individuel. La seule femme, au premier plan, s’arrache les cheveux de désespoir et se cache un oeil pour ne pas voir. Le désordre des corps suit une certaine logique, si l’on lit deux par deux les figures recto verso :

  • en haut deux couples unis ;
  • en bas deux couples disjoints, comme séparés par l’impact.

Dirk-Bouts 1468-70 La Chute des Damnes Palais-des-Beaux-Arts-de-Lille detail
Or dans chacun de ces couples disjoints, la figure vue de face est en cours d’aveuglement (la femme d’elle-même, l’homme par la griffe d’un démon) : comme si la Chute rompait le dernier lien des Damnés vers le spectateur.

Ainsi dans les deux panneaux la vue de dos prend-elle une forte valeur sémantique, soulignant :

  • côté Paradis, que les Elus ont le regard uniquement tourné vers l’Au-delà, au fond et en haut du panneau ;
  • côté Enfer, que les Damnés perdent la vue vers l’En-Deçà, le monde du spectateur, en avant et en bas du tableau.

D'apres Dirk-Bouts Jugement Dernier Alte Pinakothek MunichJugement Dernier
D’après Dirk Bouts, Alte Pinakothek, Münich

La datation du tableau a fait l’objet d’une querelle d’érudits :

  • pour la majorité, les deux panneaux sont les volets d’un Jugement Dernier commandé à Bouts en 1468 par la ville de Louvain, et dont la composition générale aurait été conservé par la copie de Münich ;
  • pour A.Châtelet [13], le tableau de Münich ne prouve rien (il serait non pas une copie, mais un assemblage de morceaux) et les panneaux de Lille remonteraient, pour des raisons stylistiques, aux années 1450 : ils seraient donc contemporains du polyptyque de Beaune.

Si Châtelet a raison, l’utilisation massive de la vue de dos fait de Bouts, en 1450, un innovateur très audacieux. Si les panneaux datent de 1468, les vues de dos s’inscrivent plus naturellement dans la mode de l’époque.


1470_Master Francois, Last Judgment_From Les Sept articles de la foi by Jean Chappuis_French, c. 1470_Chicago, Art InstituteJugement dernier, feuillet isolé illustrant « Les Sept articles de la foi » de Jean Chappuis
Maître François, vers 1470, Chicago Art Institute

Le mouvement inverse des Elus vers le fond, en vue de dos, et des Damnés vers l’avant, en vue de face, est orchestré par les deux phylactères qui sortent de la bouche du Christ :

Venez les bénis de mon père, et nous posséderez le royaume, Mathieu 25:34

Partez, maudits, dans le feu éternel, Mathieu 25:41

venite benedicti patris mei posside(n)te regnum

Ite, Maledicti, in Ignem aeternum

On remarquera que les fesses des élus sont savamment cachées.


1466-1473 Memling Triptyque du Jugement Dernier Muzeum Pomorskie, GdanskTriptyque du Jugement Dernier (détail)
Memling, 1466-1473, Muzeum Pomorskie, Gdansk

C’est dans cette ambiance iconographique que, trente ans après Lochner, Memling aboutira à cette apothéose du nu de dos en rajoutant deux nouvelles idées qui améliorent encore le rendu d’un mouvement continu :

  • au fur et à mesure qu’ils montent au paradis, les Elus se retournent progressivement ;
  • ils retrouvent en haut de l’escalier leur singularité et leurs habits terrestres (l’inverse du dépouillement imaginé par Fra Angelico).

1466-1473 Memling Triptyque du Jugement Dernier Muzeum Pomorskie, Gdansk schema
L’uniformité du nu debout de dos est prise ici comme une qualité des Elus, tandis que les Damnés font le chemin inverse : de la vue de face à la multiplicité des contorsions et des chutes, par les trois chemins de l’Enfer.


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Quelques Paradis isolés

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Les Visions du chevalier Tondal, vers 1475

Ecrit deux siècles avant la Divine Comédie, Les Visions du chevalier Tondal décrivent elles-aussi un voyage au travers de l’Enfer et du Paradis. Le seul manuscrit illustré qui subsiste, attribué à Simon Marmion [14], est très stéréotypé :

1475. Simon Marmion, The Torment Murderers Vision de l’Enfer From Les Visions du chevalier Tondal Getty Ms. 30 fol 13v.fol 13v : Le Châtiment des Meurtriers 1475.Simon Marmion, The Torment of Unbelievers and Heretics Vision de l’Enfer. From Les Visions du chevalier Tondal Getty Ms. 30 fol 14v.fol 14v : Le Châtiment des Incroyants et des Hérétiques

Simon Marmion, 1475, Les Visions du chevalier Tondal, Getty Ms. 30

Le chevalier se trouve nu à gauche de l’image, guidé par un Ange. Il est vu de face, sauf au folio 14 où la vue de dos s’explique par la présence du sentier, pour traduire la marche en avant.


La Cité de Dieu

Francois Maitre, 1475-1480, Souls ascending to the Trinity in heaven, La Cite de Dieu, Saint Augustin, The Hague, MMW, 10 A 11 fol 452vAmes montant dans le Ciel vers la Trinité
François Maitre, 1475-1480, La Cite de Dieu, Saint Augustin, La Haye, MMW, 10 A 11 fol 452v

Les Ames se disposent en courbe, entre celle de la rivière et celle du Ciel. Presque toutes sont vues de profil, et la vue de dos, trop inconvenante, est remplacée par le soleil.


Les Heures Hastings, vers 1480

London Hastings Hours Add MS 54782 c 1480 fol 230v ames arrivant au paradisLes Ames arrivant au Paradis
Master of the First Prayer Book of Maximilian, Bruges/Gand, vers 1480, Add MS 54782 fol 230v

On doit à l’extrême technicité de l’école brugo-gantoise cette vision extraordinaire d’anges aux robes dorées et blanches, qui décollent de la planète pour transporter les Ames au Paradis, dans toutes les poses possibles. L’aile ou le bras de l’ange viennent opportunément sauver la pudeur des deux âmes féminines vues de face.


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La Divine Comédie de Botticelli, 1480-95

Mis à part l’une des Trois Grâces du Sacre du Printemps, l’oeuvre de Botticelli ne comporte aucun nu de dos debout, sauf dans quelques dessins illustrant la Divine Comédie.

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L’édition imprimée de 1481

La toute première édition imprimée, édité en 1481 par Cristoforo Landino [15], comporte en tête de chaque chant une illustration gravée par Baccio Baldini, d’après des dessins qui, d’après Vasari, seraient de Botticelli. Ces gravures suivent la norme habituelle : Dante et Virgile habillés en présence de nombreux nus.


1481 Divine Comedie edition Cristoforo Landino Enfer chant 20Enfer, Chant XX 1481 Divine Comedie edition Cristoforo Landino Paradis chant 12Paradis, Chant XII

1481, Divine Comédie, édition Cristoforo Landino

Or dans les trois livres les nus de dos sont pratiquement exclus, même lorsque la situation s’y prête, comme dans ces deux marches circulaires.


1481 Divine Comedie edition Cristoforo Landino Purgatoire chant 61481, Divine Comédie, édition Cristoforo Landino, Purgatoire, chant VI Botticelli 1480-95 Souls of late penitents who met a violent end, meeting with Sordello Dante Divine comedie Purgatoire chant 6 Kupferstichkabinett Berlin1480-95, illustration pour Le Purgatoire, Chant VI, Kupferstichkabinett Berlin

Botticelli,  Les pénitents morts de mort violente et la rencontre avec Sordello  

L’unique nu de dos de l’édition Landino apparaît dans cette image en deux temps, où les deux voyageurs sont d’abord entourés par les pénitents, puis montent sur la colline où ils rencontrent Sordello : « tel étais-je au milieu de cette troupe épaisse ; ici et là tournant vers eux le visage, et en promettant je me dégageais d’eux » [16] . Le nu de dos est nécessaire pour traduire cette idée d’encerclement. Le nu féminin vu de face, à gauche, est celui de la Dame de Brabant, mentionnée dans le texte.

Il est intéressant de comparer cette illustration avec celle de la main de Botticelli, qui conserve la même structure en deux zones mais utilise intelligemment deux nus de dos :

  • le premier  complète l’encerclement,
  • le second, tourné vers Sordello, anticipe l’échappée des deux héros vers la colline.

La première édition imprimée de la Divine Comédie est donc extrêmement pauvre en nus de dos, aussi bien pour l’Enfer que pour le Paradis : comme si la formule, déjà courante en 1480, restait inconvenante pour le grand public.


Le manuscrit pour Lorenzo di Pierfrancesco de Médicis

Ce manuscrit luxueux commandé à Botticelli vers 1480 est resté inachevé : la plupart des illustrations sont à l’état d’esquisses à la pointe d’argent, conservées aujourd’hui dans deux bibliothèques [17].


Botticelli 1480-95 Violent against nature, sodomites Enfer chant 15 Kupferstichkabinett BerlinCe qui font violence à la nature, les sodomites (Enfer, Chant XV) Botticelli 1480-95 Le chatiment des devins Dante Divine comedie chant 20 Kupferstichkabinett BerlinLe châtiment des devins, (Enfer, chant XX)

Botticelli 1480-95, illustrations pour la Divine comédie de Dante, Kupferstichkabinett Berlin

Les nus vus de dos y sont extrêmement rares : on n’en compte que deux dans l’illustration pourtant la plus propice, celle du péché contre nature.

La plus grande concentration illustre, comme d’habitude, le châtiment des devins qui marchent la tête à l’envers.


Botticelli 1480-95 Les cercles de l'Enfer Bibliotheque apostolique vaticaneLes cercles de l’Enfer
Botticelli, 1480-95, Bibliothèque apostolique vaticane
Enfer de Dante Carte.Carte de l’Enfer de Dante

On sait que Botticelli a consacré beaucoup de temps à ce projet, et s’est documenté auprès des meilleurs commentateurs de l’oeuvre de Dante pour parvenir à une topographie très précise des Enfers [18].


Les géants (Enfer, chant XXXI)

La scène qui va nous intéresser maintenant se passe tout au fond du trou, entre le huitième cercle (Châtiment de la Ruse et de la tromperie) et le neuvième (Châtiment de la Trahison).


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1481 Divine Comedie edition Cristoforo Landino Enfer chant 31Enfer, chant XXXI
1481, Divine Comédie, édition Cristoforo Landino
Botticelli 1480-95 Les cercles de l'Enfer detailLes cercles de l’Enfer (détail)

Dante et Virgile entendent tout d’abord, retentir le cor de Nemrod « dont le son aurait étouffé celui du tonnerre ». Ensuite, ils rencontrent Ephialte, « par cinq fois enchaîné ». Enfin ils demandent à Antée de les prendra dans sa main pour les faire descendre au fond du puits.

Tandis que l’illustration de 1481 montre les trois géants vus de face, le détail de la carte des Enfers en montre deux vus de dos.


Botticelli 1480-95 Les Geants enchaines a la margelle du puits Dante Divine comedie chant 31 Kupferstichkabinett Berlin schemaLes Géants enchaînés à la margelle du puits (Enfer, chant )
Botticelli, 1480-95, illustrations pour la Divine comédie de Dante, Kupferstichkabinett Berlin

L’illustration détaillée en explique la raison : pour rester fidèle à la convention graphique de sa vue d’ensemble, Botticelli montre les voyageurs contournant le puits par l’arrière : les premier géants qu’ils rencontrent sont donc nécessairement vus de dos, puisqu’ils sont les gardiens du puits. Botticelli a rajouté sur l’avant trois autres géants mentionnés par le texte sans identité précise.


Botticelli 1480-95 Le chatiment des traitres Dante Divine comedie chant 32 Kupferstichkabinett Berlin
Le châtiment des traîtres (Enfer, chant XXXII)
Botticelli, 1480-95, illustrations pour la Divine comédie de Dante, Kupferstichkabinett Berlin

L’illustration suivante montre très logiquement les pieds des trois premiers géants , cette fois vus de dessous.


Une convention médiévale ?

Quinze ans après que Memling ait porte le nu de dos au pinacle dans son Jugement Dernier, sa quasi-absence chez Botticelli interroge. S’il en a peint, ils ont pu disparaître lors du Bûcher des vanités de 1497, où on sait qu’il a lui-même jeté au feu des nus d’inspiration mythologique. Mais pour la Divine Comédie, bien avant Savonarole et la réaction puritaine, rien de l’empêchait de profiter de la liberté que lui offrait le thème, comme l’avait fait dès 1450 l’illustrateur du Yates Thompson MS 36.

La seule explication est que pour illustrer la Divine comédie, à la fois texte fondateur de la littérature italienne, et topographie jugée par beaucoup véridique de l’Au-Delà, Botticelli s’est conformé vis à vis du nu de dos à la convention médiévale de bienséance : ne pas le censurer absolument, mais l’éviter sauf stricte nécessité.


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Des jalons dans le Jardin

Concluons par un autre artiste qui, en pleine Renaissance, pousse à l’extrême l’état d’esprit médiéval. Raison peut être pour laquelle il n’utilise que très rarement les nus de dos.

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Hieronymus Bosch 1490 Quadriptyque des Visions of the Hereafter , Palazzo Ducale, Venice ensembleQuadriptyque des Visions de l’Au-Delà
Bosch, 1490 , Palazzo Ducale, Venice

La disposition originale des quatre panneaux n’est pas connue, mais son iconographie, comme l’a montré A.Châtelet, est fortement liée à la légende du chevalier Owein parcourant l’Enfer et le Paradis (notamment la scène où les damnés tentent de sortir d’un lac glacé et y sont repoussés par des démons).


Hieronymus Bosch 1490 Quadriptyque des Visions of the Hereafter , Palazzo Ducale, Venice Dirk-Bouts 1468-70 De-weg-naar-het-paradijs-Palais-des-Beaux-Arts-de-Lille

Bosch développe verticalement et scinde en deux ce que Bouts avait regroupé dans un seul panneau : la Marche dans la Paradis terrestre, et l’Ascension vers le Paradis céleste. Il ne conserve à côté de l’ange qu’un seul nu de dos, dont le rôle est clairement compositionnel : amorcer le mouvement du regard vers le haut .


Bosch 1501-16. La tentation de saint Antoine. panneau droit Museu Nacional de Arte Antiga Lisbonne schemaLa tentation de saint Antoine. panneau droit
Bosch, 1501-16, Museu Nacional de Arte Antiga, Lisbonne

Le nu de dos qui lève sa sacqueboute dans le coin inférieur droit de ce panneau, joue le même rôle d’amorce, pour un parcours maintenant en zig-zag.

Mis à part ces cas isolés, tous les nus de dos de Bosch se concentrent dans une seule oeuvre : le triptyque du Jardin des Délices.


1494-1505 Bosch_The_Garden_of_Earthly_Delights_Prado Enfer schemaLe Jardin des Délices (panneau droit)
Bosch, 1494-1505, Prado, Madrid

Dans le panneau droit, les trois nus de dos servent d’introduction à la figure principale : le monstre mi-poulet mi-oeuf dans lequel on pénètre par l’arrière.


1494-1505 Bosch_The_Garden_of_Earthly_Delights_Prado schemaLe Jardin des Délices (panneau central)
Bosch, 1494-1505, Prado, Madrid

Dans le panneau central, plusieurs nus vus de dos jalonnent le parcours du regard : ils facilitent la perception du grand mouvement d’ensemble des habitants du Jardin : aller depuis la tour de gauche (en jaune) et retour vers la tour de droite (en bleu).

Si Bosch avait conçu les vues de dos comme démoniaques et sulfureuses, il n’aurait pas manqué d’en truffer ses Enfers : preuve a contrario qu’elles ne l’étaient plus depuis longtemps. Bien au contraire, c’est c’est dans son Paradis qu’il les dispose parcimonieusement, pour leur intérêt graphique : attirer et guider le regard.



Le nu de dos : autres cas

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Un nu de dos apocalyptique (SCOOP !)

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Ormesby Psalter MS. Douce 366 13th century fol 147v detailPsaume 110, Ormesby master, vers 1320, Ormesby Psalter, MS. Douce 366 fol 147v

Ce nu de dos est si exceptionnel, qu’il est considéré comme le témoignage majeur de l’influence italienne dans les manuscrits gothiques anglais. Otto Pächt ( [19], p 54) le compare aux satyres dansants vus de dos des sarcophages antiques, et y voit un tubicinus, le héraut sonnant de la trompette en tête des processions triomphales. D’autres commentateurs ont noté l’exagération de la torsion, mais deux points essentiels ont été omis :

  • les jambes, le bras gauche et le visage correspondent à une vue de dos, mais le torse et le visage sont vus de face ;
  • le vent souffle de la gauche, comme le soulignent fortement le drapeau et le ruban des cheveux.

Nous sommes donc en présence d’une figure paradoxale : un être qu’on peut voir à la fois de face et de dos, et une trompette qui souffle contre le vent.

Cette anatomie monstrueuse, exceptionnelle par le réalisme son modelé, n’apparaît pas ex abrupto dans le manuscrit : elle est annoncée par d’autres drôleries.


Ormesby Psalter MS. Douce 366 13th century fol 109rfol 109r Ormesby Psalter MS. Douce 366 13th century fol 131rfol 131r

Des jambes vues de dos avec une tête aux oreilles d’âne, des jambes vues de face avec une tête d’ours.


Ormesby Psalter MS. Douce 366 13th century fol 71vfol 71v Ormesby Psalter MS. Douce 366 13th century fol 128rfol 128r

Un homme qui embouche un oiseau tandis qu’un chien armé d’un glaive lui renifle les fesses, un centaure vomissant une tige : les deux vus de dos et ayant pour seul vêtement une capuche autour du cou.

Ce mélange du goût médiéval avec un style antiquisant apparaît moins isolé depuis la découverte en 2004 d’un autre psautier anglais de la même époque :

Macclesfield psalter Fitzwilliam Museum 1330 ca fol 28v AthlèteAthlète, vers 1330, Macclesfield psalter, Fitzwilliam Museum fol 28v

Selon Stella Panayotova ( [20], p 74) cet athlète illustrerait le mot lutum qui termine la page précédente, et serait à double lecture :

  • le lecteur courant comprendrait le mot « lutum » dans son acception courante, « ordure », et l’associerait au geste scatologique de la main droite ;
  • le lecteur lettré se souviendrait qu’il désigne aussi le sable ou la poussière dont s’enduisaient les lutteurs antiques.


Macclesfield psalter Fitzwilliam Museum 1330 ca fol 17v TrompetteFol 17v Macclesfield psalter Fitzwilliam Museum 1330 ca fol 39r TrompettesFol 39r

On trouve dans le même psautier deux exemples de sonneurs de trompe en vue de dos :

  • l’un ingère une fioriture par derrière et pète dans son engin, inversant ainsi le cours naturel des choses ;
  • le second, à droite, présente un contrapposto entre les jambes et le torse (moins exagéré toutefois que dans le psautier Ormesby).

Pour Stella Panayotova ([20], p 18), ces vues de dos sont un trait de virtuosité italianisant, qu’on trouve dans les polyptiques siennois de la même époque. Ils s’associent ici à la nudité autorisée par les drôleries, dans une sorte de maniérisme spécifique à l’école d’Angleterre de l’Est, au début du 14ème siècle.


Ormesby Psalter MS. Douce 366 13th century fol 147v ensemblePsaume 110, Ormesby master, vers 1320, Ormesby Psalter, MS. Douce 366 fol 147v

Dans ces psautiers, l’illustration quasi exclusive de l’initiale D du Dixit dominus est celle dite de la « Trinité du psautier », où la colombe figure entre le Père et le Fils, représentés de manière symétrique. Ici, le maître d’Ormesby semble être revenu à la forme archaïque de la Binité : en fait, il a exporté la Troisième personne au dessus de l’initiale, sous la forme d’une Sainte Face [19a].

Une autre particularité est le tabouret empli de guerriers, placé uniquement sous les pieds du Fils (alors qu’il est habituellement symétrique). L’illustrateur a voulu rendre scrupuleusement le texte du psaume 110 :

Yahweh a dit à mon Seigneur: « Assieds-toi à ma droite, jusqu’à ce que je fasse de tes ennemis l’escabeau de tes pieds. »

Autre particularité : on voit autour de cette Binité les éléments spécifiques d’une Vision divine :

  • les deux séraphins à six ailes de la Vision d’Isaïe (dont les mains jointes imitent celles du Père et du Fils),
  • les roues de feu de la vision d’Ezéchiel ;
  • les passereaux aux quatre angles, à l’emplacement habituel des quatre Vivants ;
  • une porte ouverte dans ce temple cosmique.

On ne peut ici que rappeler le tout début de la Vision de Saint Jean :

« Après cela, je vis, et voici qu’une porte était ouverte dans le ciel, et la première voix que j’avais entendue, comme le son d’une trompette qui me parlait, dit « Monte ici, et je te montrerai ce qui doit arriver dans la suite ». Apocalypse 4,1

Notre héraut vu de dos est donc, comme souvent, à la fois une drôlerie et un commentaire de l’image principale : il ajoute un élément apocalyptique à une Binité du psautier, conçue comme une Vision divine.

Sur la disposition inhabituelle d’un autre élément apocalyptique, le couple Lune / Soleil, voir Les inversions topographiques (SCOOP).


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Le nu de dos didactique

En dehors des Jugements derniers terrifiants et des Paradis édifiants, l’élite culturelle commence, au XVème siècle, à porter sur la nudité un regard qui n’est plus uniquement celui de la Honte, de la Chute et de la Souffrance : créé à l’image de Dieu et en lien avec le Cosmos, le corps humain devient un objet d’admiration.

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1411-16 Freres de Limbourg Tres Riches Heures du duc de Berry Musee Conde Chantilly Ms.65, f.14v Anatomical_ManL’Homme anatomique
Freres de Limbourg, 1411-16, Très Riches Heures du duc de Berry, Musée Condé, Chantilly Ms.65, f.14v

Ce diagramme unique met en relation les Quatre Humeurs (dans les angles) et les douze Signes du zodiaque qui agissent sur le corps humain. La figure recto-verso, quasiment unique dans l’iconographie, appelle des interprétations dichotomiques : Soleil / Lune, Occident / Orient, Jour / Nuit, Bien / Mal, qui ont été critiqués par Harry Bober ( [21] , p 19). Pour ce spécialiste, la miniature serait plutôt le résultat de la fusion de deux images habituellement séparées : l’homme zodiacal et l’homme veineux (souvent vu de dos), en relation avec la pratique de la saignée selon les influences astrales. L’absence de toute indication sur le corps vu de dos résulterait de l’inachèvement du manuscrit (les pages vierges adjacentes auraient pu être destinées à des textes explicatifs).

Quoi qu’il en soit, l’homme blond vu de face, qui regarde le lecteur et porte toute les indications astrologiques, est l’image du corps dévoilé, déchiffré, expliqué : une sorte d’écorché avant la lettre.

En contraste l’homme brun qui tourne le dos au lecteur ne regarde que le firmament peuplé de mille nuages : son coude replié suggère qu’il est en train de prier devant les mystères de l’Univers.

Cet homme Janus, une face vers l’ici-bas, une autre vers l’au-delà, illustre bien l’équilibre que le Moyen-Age finissant essaie encore de tenir, entre science et mystique, entre l’explication qui peut guérir, et la foi aveugle qui sauve.


1450 ca Traite astrologie et medecine UB Tubingen MD 2 fol 35rHomme zodical, fol 35r 1450 ca Traite astrologie et medecine UB Tubingen MD 2 fol 42vFemme zodiacale, fol 42v

Traité d’astrologie et de médecine, vers 1450, UB Tübingen MD 2

Séparées de quelques pages, ces deux images illustrent une section consacrée à l’influence des astres sur le corps humain [22]. Dans les deux schémas, les signes s’étagent de bas en haut dans le même ordre zodiacal.

Le schéma masculin comporte en plus seize signes géomantiques formés de points, tracés une première fois sur les deux moitiés du corps, et une deuxième fois sur les écus, accompagnés de leur nom latin.

Le schéma féminin porte une légende en rouge, bourrée de fautes, et d‘une autre main que le corps du manuscrit :

La Lune se dissout douze fois dans le soleil

Le soleil est visible dans les douze signes toute l’année

Dye můn lofet XII mal um dy sunne

Der suen schin ist in allen ceichen ein jar lang

Implicitement, l’artiste place la Femme dans le camp de la Lune et de ses phases, avec cette serviette qui la masque partiellement .

Autant l’homme vu de face pouvait être représenté en sous-vêtement, autant la femme, n’en portant pas, obligeait à la vue de dos : en 1450, les fesses et les seins ne sont plus des parties honteuses, seul importe de cacher le sexe, même au regard des astres.

Logiquement, ceux-ci ont été inversés, de manière à ce que le Soleil influence le côté droit des organes, tout comme pour l’homme. Sur ce point voir lune/soleil : autres thèmes.


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Le nu de dos érotique

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Le Dieu de l'Amour tirant sa fleche sur Lancelot La Tavola ritonda 1446 dessin de Bonifacio Bembo Florence, Biblioteca Nazionale Centrale, Pal. 556 fol 58vLe Dieu de l’Amour tirant sa flèche sur Lancelot, La Tavola ritonda, dessin de Bonifacio Bembo, 1446, Florence, Biblioteca Nazionale Centrale, Pal. 556 fol 58v

« L’illustrateur plein d’esprit d’une version italienne du roman de Lancelot voit son jeune héros frappé par la flèche de l’Amour non pas à l’œil, mais à l’entrejambe. La silhouette inhabituellement vue de dos fait de lui, comme nous, un spectateur extérieur de Guenièvre qui passe. Il révèle également sa croupe toute en courbes et ses jambes élégantes, typiques des modes de la fin du XIVe siècle qui ont commencé à érotiser le corps masculin pour la première fois. Le corps masculin était tout aussi strictement contrôlé dans la culture médiévale que celui de la femme. À mesure que les vêtements masculins devenaient plus serrés, le pourpoint mettait en valeur les larges épaules et la taille fine, tout en rendant plus visibles les fesses et les jambes, auparavant recouvertes de longues robes. » Michael Camille, The medieval art of Love, p 40


The_Master_of_the_Judgement_of_Paris_Burrell_Collection-GlasgowLe Jugement de Pâris
Master of the Judgment of Paris, 1450–1455, Burrell Collection, Glasgow

Il y avait déjà eu auparavant des représentations de la scène avec des déesses demi-nues (dans les manuscrits de l’Epitre Othea notamment), mais ce panneau florentin se risque à montrer les trois déesses entièrement nues et parfaitement identiques, comme pour compliquer la tâche de Pâris.


Cassone de Verone, vers 1450, Collection privéeCassone , Vérone, vers 1450, Collection privée

Comme l’a noté Jerzy Miziolek [23], un autre cassone de Vérone suit la même composition avec les trois déesses entièrement nues, celle vue de dos fermant la marche : c’est donc la circonstance, nuptiale et privée, qui autorise ces audaces.


The Judgment of Paris, terracotta,1450-75 Schweizerisches LandesMuseum ZurichMoule en terre cuite , 1450-75, Schweizerisches LandesMuseum, Zürich Maitre aux banderoles 1450-75 Albertina VienneMaître aux banderoles, 1450-75, Albertina Vienne

Le Rêve de Pâris

A la même époque, au Nord des Alpes, la femme nue vue de dos apparaît dans l’iconographie plus riche du rêve de Pâris : endormi près d’une fontaine, il voit apparaître Mercure tenant la pomme, qui le touche de son bâton, suivi des trois déesses tenant un anneau au bout des doigts.

Dans la gravure [24], les banderoles précisent que Pallas offre « la victoire et le pouvoir (plus que Samson) », Junon les « richesses du Monde« , et Vénus les « chaînes de l’Amour ». Au bout de chaque banderole se trouve un élément qui la commente par antithèse : une potence pour le Pouvoir, un ermite pour la Richesse, et la Ville de Troie, bientôt détruite, pour l’Amour.

J’ai tendance à penser que la gravure a été élaborée à partir du moule, puisqu’elle comporte des éléments complémentaires : notamment l’inversion des mains de Pallas qui, pour attirer l’attention, tient une rose devant son sexe. La vue de dos de Junon ne serait donc lié ni à ses qualités propres, ni au texte de sa banderole : simplement à la nécessité de varier la succession mécanique des trois femmes.


Francois Maitre, 1475-1480, La folie des Romains La Cite de Dieu, Saint Augustin, The Hague, MMW, 10 A 11 fol 35vLa folie des Romains, fol 35v Francois Maitre, 1475-1480, La folie des Romains La Cite de Dieu, Saint Augustin, The Hague, MMW, 10 A 11 fol 36vLa folie des Romains, fol 36v
Francois Maitre, 1475-1480, Naked men and women dance before an idol, La Cite de Dieu, Saint Augustin, The Hague, MMW, 10 A 11 fol 45rDanse devant des idoles, fol 45r Francois Maitre, 1475-1480, Actors who perform in sacred plays La Cite de Dieu, Saint Augustin, The Hague, MMW, 10 A 11 fol 52vActeurs dans des rites païens, fol 52v
Francois Maitre, 1475-1480, Dance devant des idoles, La Cite de Dieu, Saint Augustin, The Hague, MMW, 10 A 11 fol 54vDanse devant des idoles, fol 54v

François Maitre, 1475-1480, La Cite de Dieu, Saint Augustin, La Haye, MMW, 10 A 11

En extérieur comme en intérieur, les danses païennes sont dénoncées avec une insistance complaisante.


Venus Livre des echecs amoureux 1490-95 BnF, Francais 9197 f 127Vénus, Le Livre des échecs amoureux, Evrart de Conty.
Maître d’Antoine Rolin, Flandre, 1490-95, BNF, Fr. 9197 fol. 127

Concernant Vénus, l’image suit fidèlement tous les détails du texte :

« une jeune damoiselle qui estoit toute nue et nageant en la mer. Et si tenoit en l’une de ses mains une coquille de mer de quoy on corne et chante aucunesfoiz. Elle estoit oultre aussi conronnee de roses, et de pluseurs conlombiaux gracieux acompaignée, qui entour elle volevent continuellement ».

L’illustrateur imagine que son mari Vulcain, juste cité comme « Dieu du feu », en prépare un pour la réchauffer.
Puis le texte décrit ainsi les accompagnatrices :

« et avoit devant elle aussi trois jouvenchelles nues dont les deux regardoient la tierce et la déesse au contraire ne les regardait pas mais leur tournoit le dos« .

Evrart de Conty avait probablement en tête l’image classique des Trois Grâces, dont l’une au centre est vue de dos (voir 2 Le nu de dos dans l’Antiquité (2/2)). Mais le texte est si embrouillé que l’illustrateur a renoncé à la suivre, préférant inventer une histoire (probablement inspirée de celle du Bain de Diane épié par Actéon) : une des Grâces repère Apollon qui baisse le regard, les deux autres incitent Cupidon à le viser de son arc. Celle qui est vue de dos est probablement une tentative d’illustrer « mais leur tournoit le dos ».


Venus Livre des echecs amoureux 1496-98 Robinet Testard BnF, Francais 143 fol 104vVenus, Livre des échecs amoureux, Evrart de Conty
Robinet Testard 1496-98, BNF Fr. 143 fol. 104v

Dans cette autre version, l’image suit plus fidèlement le texte, qui a été quelque peu clarifié :

« Vulcanus… avoit devant luy aussi trois jouvencelles nues dont les deux regardoient la tierce et aussi la déesse et la tierce au contraire ne les regardoit pas [Vulcain et Vénus] ams leur tournoit le dos ».

La vue de dos n’est plus nécessaire pour traduire cette situation.


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Le nu de dos paragonien

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Femme a sa toilette, Copie d’un original perdu de Van Eyck, Fogg Art Museum

On sait que Van Eyck a peint plusieurs tableaux de femmes au bain, aujourd’hui perdus. De l’un il nous reste au moins cette copie tardive. Un autre nous est connu seulement par une description de 1456, par Bartholomaeus Facius :

« Il y a aussi de nobles peintures de lui en la possession de cet homme distingué, Ottaviano della Carda: Des femmes d’une beauté rare émergeant du bain, les parties les plus intimes du corps étant, avec une remarquable modestie, voilées de lin fin ; et de l’une d’elles il n’a montré que le visage et la poitrine, mais a ensuite représenté les parties postérieures de son corps dans un miroir peint du côté opposé, afin que vous puissiez voir sa face postérieure tout autant que sa poitrine. Sur la même image, il y a dans les bains une lanterne qui est comme allumée, une vieille femme qui paraît transpirer, un chiot léchant de l’eau, ainsi que des chevaux, des minuscules figures d’hommes, des montagnes, des bosquets, des hameaux et des châteaux réalisés avec une telle habileté que l’on croirait qu’ils étaient espacés de cinquante milles les uns des autres. Mais presque rien n’est plus merveilleux dans cette œuvre que le miroir peint dans le tableau, dans lequel vous voyez, comme dans un vrai miroir, tout ce que je viens de décrire. » [25]

Ce texte suggère une composition similaire à « Femme à sa toilette » : le miroir placé latéralement côté gauche, et la femme dénudée vue de trois quarts, de manière à ce que le reflet la montre de dos (le mot « terga » et non ‘dorsum » suggère qu’on la voyait intégralement). On peut imaginer que les « bains », avec la vieille femme, se trouvaient côté droit, et que le paysage était vu au travers d’une fenêtre au fond.

Ce procédé est une des tous premières manifestations de la capacité du peintre à montrer simultanément plusieurs vues d’un même objet, ce qui est impossible en sculpture. Sur cette concurrence et sa théorisation, voir Comme une sculpture (le paragone).



Article suivant : 5 Le nu de dos en Italie (1/2)

Références :
[13] A. CHATELET « SUR UN JUGEMENT DERNIER DE DIERIC BOUTS » Nederlands Kunsthistorisch Jaarboek (NKJ) / Netherlands Yearbook for History of Art Vol. 16 (1965), pp. 17-42 https://www.jstor.org/stable/24705287
[15] Dante Alighieri fiorentino : comento di Christoforo Landino fiorentino sopra la commedia di Dante Alighieri poeta fiorentino 1481, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k59058g#
[17] Pour la vue complète des feuilles conservées, voir http://www.worldofdante.org/gallery_botticelli.html
[18] Deborah Parker « Illuminating Botticelli’s Chart of Hell » MLN, Volume 128, Number 1, January 2013 (Italian Issue), pp. 84-102 https://infernodotblog.files.wordpress.com/2017/09/botticellichart.pdf
[19] Otto Pächt « A Giottesque Episode in English Mediaeval Art » Journal of the Warburg and Courtauld Institutes Vol. 6 (1943) https://www.jstor.org/stable/750422

[19a]Douai, BM, 0171 fol 145 IRHT

Douai, BM, 0171 fol 145, IRHT

La seule autre Binité comparable, celle du Psautier de Douai (presque détruit durant la Première guerre mondiale) montre le même artifice : le Saint Esprit est cette fois déporté au centre de la bordure supérieure, sous la forme de Dieu tenant un livre ouvert (bien identifié par son nimbe crucifère). Les onze autres médaillons de la bordure, des figures tenant un livre, sont probablement les Apôtres.

[20] Stella Panayotova, « The Macclesfield psalter »
[21] Harry Bober, « The Zodiacal Miniature of the Très Riches Heures of the Duke of Berry: Its Sources and Meaning », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes , 1948, Vol. 11 (1948), pp. 1-34 https://www.jstor.org/stable/750460
[22] Fac-similés d’Helga Lengenfelder, description du manuscrit https://www.omifacsimiles.com/brochures/cima63.pdf
[23] JERZY MIZIOLEK, « THE STORY OF PARIS AND HELEN IN ITALIAN RENAISSANCE DOMESTIC PAINTINGS FROM THE LANCKORONSKI COLLECTION », Mitteilungen des Kunsthistorischen Institutes in Florenz 51 (2007), Nr. 3/4, S. 299-336
https://archiv.ub.uni-heidelberg.de/artdok/2803/1/Miziolek_The_awakening_of_Paris_and_the_beauty_of_the_Goddesses_2007.pdf
[24] Max Lehrs, « Geschichte und kritischer Katalog des deutschen, niederländischen und französischen Kupferstichs im XV. Jahrhundert » (Band 4, Textbd.), p 136 https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/lehrs1921bd4text/0150/image,info#col_thumbs
[25] Michael Baxandall « Bartholomaeus Facius on Painting: A Fifteenth-Century Manuscript of the De Viris Illustribus » Journal of the Warburg and Courtauld Institutes Vol. 27 (1964), pp. 90-107 https://www.jstor.org/stable/750513?seq=15#metadata_info_tab_contents

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5 Le nu de dos en Italie (1/2)

29 janvier 2024

A partir de la Renaissance italienne, le nu de dos perd le caractère marginal qu’il avait eu jusque là, et ses évolutions se se confondent avec celles du nu en général. La figure reste néanmoins assez rare. Cet article en propose un panorama, de la première à la haute Renaissance (1450-1530).

Article précédent : 4 Le nu de dos au Moyen-Age (2/2)

La copie de la nature : Pisanello

1425 ca Pisanello,_disegni,_museum_boymans_van_beuningen RotterdamEtudes avec six nus féminins et l’Annonciation, 1425, Museum Boymans van Beuningen, Rotterdam 1430 ca Pisanello_-_Nude_Men_and_St_Peter Gemaldegalerie BerlinEtude avec deux nus masculin et Saint Pierre, vers 1430, Gemäldegalerie Berlin

Pisanello

Ces études, les premiers nus de dos de la peinture occidentale, frappent par leur naturel, voisinant sans complexe avec des sujets religieux. On voit bien que le préoccupation du dessinateur est de rendre avec réalisme les attitudes d’une femme et d’un homme qui se trouvent sous ses yeux (le bâton tenu par l’homme est une commodité pour tenir la pose).


1482 Filippino Lippi Etudes Paul Getty MuseumDeux études de nus
Filippino Lippi, Vers 1482, Paul Getty Museum.

Les études de nus atteignent rapidement un haut niveau de réalisme : le même modèle a été dessiné deux fois, une en vue de dos et l’autre en Saint Sébastien. On ne sait pas si ces croquis ont servi pour des tableaux.



Le nu synthétique : Pollaiuolo


1448-1498 Pollaiuolo prisonnier amene devant un juge tronant British MuseumUn prisonnier amené devant un juge trônant
Antonio Pollaiuolo, 1448-1498, dessin à la plume et à la sépia, British Museum

Dans cette frise très décorative, composée de huit nus, on distingue à gauche deux officiers avec leur bâton de commandement, le juge sur son trône, un prisonnier ligoté et poussé par un garde : celui-ci se retourne vers un soldat qui veut se faire justice avec son sabre, retenu par deux autres hommes sans armes.

Pour Panofsky, il s’agirait d’un épisode de la vie de Titus Manlius Torquatus, tout comme les deux autres oeuvres de Pollaiuolo que nous allons voir (cette théorie englobante n’a pas été publiée [1] ).

La composition semble surtout l’occasion d’une étude de cinq nus vus de dos.


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Combats de nus

1465-75 antonio_pollaiuolo_battle_of_the_nudes Albertina schema 0Combat de dix guerriers nus
Antonio Pollaiuolo, 1470-95, Albertina, Vienne

Ce combat à l’antique a fait l’objet d’interprétations innombrables, dont aucune ne se dégage vraiment. La variété des postures a fait penser que la gravure a pu être conçue comme un recueil d’anatomies pour les artistes [2]. D’autant que la chaîne fermée, au centre,  ne fait référence à aucun épisode connu : certains y voient une chaîne de combat, arme rarissime, ou bien un collier qui serait l’enjeu de la lutte, ou la règle à observer par les deux chefs : combattre sans le lâcher des mains.

Sur la symétrie entre les deux guerriers centraux, voir 3 Les figure come fratelli : autres cas


L’issue d’un combat (SCOOP !)

1465-75 antonio_pollaiuolo_battle_of_the_nudes Albertina schema 2
Il y en a ici deux, tous dans le camp des cinq guerriers qui portent un bandeau (en rouge), et s’affrontent à cinq autres sans bandeau.

Malgré la symétrie apparente de l’ensemble, il faut distinguer deux duels (A et B) et deux combats à trois (C et D), dans lequel l’archer ou l’homme à la hache viennent prêter main forte à un compagnon [3].

La situation semble en train de basculer en faveur du camp des guerriers au bandeau : l’un des adversaires a lâché son arc pour se défendre en combat rapproché, à la hache ; et deux autres sont à terre : celui de gauche a encore une chance, bloquant la dague de sa main gauche et repoussant l’assaillant avec son pied ; mais celui de droite est déjà transpercé.


1465-75 antonio_pollaiuolo_battle_of_the_nudes Albertina detail boucliers

Cette victoire des hommes au bandeau est soulignée par le bouclier posé à l’endroit.



combat 1465-75 antonio_pollaiuolo_battle_of_the_nudes Albertina inverseeImage inversée

En inversant l’image, on se rend mieux compte de la dynamique d’ensemble : les guerriers au bandeau sont les attaquants qui montent sur un terrain légèrement en pente, en direction de l’écriteau : la vue de dos est ainsi une manière graphique de traduire leur avancée.


L’énigme des épis

Le champ de bataille se développe entre deux oliviers, chacun portant une vigne grimpante. Mais la haie de céréales géantes qui ferme l’horizon est généralement passée sous silence par les commentateurs.


panicule de sorghoPanicule de sorgho maisPlant de maïs

Il s’agit probablement de sorgho, comme le propose Joseph Manca dans un article très documenté [1] , qui souligne avec pertinence tous les détails de la gravure tirant vers le primitivisme : insistance sur cette céréale connue mais méprisée par les Italiens, mélange anarchique de l’olivier et de la vigne, armes barbares, chaîne grossière comme enjeu du combat. Ainsi, la gravure illustrerait un stade primitif de l’humanité, dans le même esprit que les grandes compositions de Piero di Cosimo quelques années plus tard (voir Les pendants de Piero di Cosimo).

Jill Burke fait quant à elle l’hypothèse, sur la base d’un récit de Cadamosto, que l’image pourrait illustrer les batailles entre tribus africaines au Sénégal [4].


Le maïs et le Nouveau Monde ?

Certains auteurs reconnaissent dans ces compositions de Piero, vers 1505, l’ influence de la découverte du Nouveau Monde et de ses peuplades sauvages. Or une des merveilles ramenée d’Hispaniola par Christophe Colomb dès 1493 est le maïs, dont le gigantisme frappait l’imagination. Des épis sont envoyés au pape Alexandre Borgia, à l’époque justement où Pollaiuolo réside à Rome et termine la tombe de Sixte IV. Sur le papier; il serait possible que l’artiste ait entendu parler de cette plante remarquable et ait voulu la représenter dans la gravure, pourvu qu’on la retarde après 1493.

Cependant, la lettre de Christophe Colomb qui circulait en Italie dès cette époque insiste bien sur le caractère timoré des peuples primitifs du Nouveau Monde, et sur le fait qu’ils n’ont pas d’armes en métal [5]. Il est donc impossible d’imaginer que Pollaiuolo ait voulu les représenter.


L’autre gravure de combattants

Pollaiuolo (ecole) 1470-80 Le combat d'Hercule et des douze geants Harvard Art Museums detailLe combat d’Hercule et des douze géants
Ecole d’Antonio Pollaiuolo, 1470-80, Harvard Art Museums

Cette gravure pose d’inextricables problèmes. Dans son second état, le mot HERCULES a été rajouté sur le glaive du guerrier à la hache, ainsi que le texte :

Comment Hercule a frappé et vaincu douze géants.

quomodo hercules percussit et vicit duodecim gigantes

Outre que cet épisode n’a aucune source textuelle, la gravure ne montre manifestement ni des géants, ni douze combattants contre un. On a donc supposé qu’elle ne constitue qu’une partie d’une scène plus complète (noter en haut à droite la main isolée tenant un poignard). Voici un schéma synthétique de ce que l’on sait aujourd’hui [6] .



pollaiuolo Hercule et les douze geants schema

La gravure d’Allaert Claesz, en bas, est ce qui se rapproche le plus de la composition complète, mais les personnages sont loin de se correspondre deux à deux. Le fragment de dessin du Fogg Art Museum, à droite, confirme que le dessin initial, très proche du Jugement du prisonnier du British Museum, était bien de la main de Pollaiuolo. De plus, deux guerriers (l’archer et Hercule) sont identiques à deux personnages du Combat des dix guerriers nus.


Pollaiuolo (ecole) 1470-80 Le combat d'Hercule et des douze geants Harvard Art Museums detailLe combat d’Hercule et des douze géants (détail)

Enfin, l’idée du fond végétal est la même : on y distingue de la vigne, des roseaux, des tiges portant une efflorescence terminale, mais rien qui ressemble au sorgho.

L’impression générale est que « Le combat d’Hercule et des douze géants » est un sujet-prétexte pour une sorte de catalogue de schémas musculaires, gravés par l’atelier de Pollaiuolo pour une plus large diffusion. L’absence de nus de dos milite en faveur d’une date précoce, durant la période florentine.


jacopo da barbari Battle between men and satyrs 1490s british museumBataille entre humains et satyres
Jacopo da Barbari, vers 1490, British Museum

Quelques années plus tard, les nus de dos abondent dans cette grande gravure de bataille, pour distinguer les humains, qui montent à l’assaut, des satyres qui se défendent.



Le prestige de l’Antique

1452 Piero della Francesca Fresque de la mort d'Adam (detail) Basilique San Francesco ArezzoFresque de la mort d’Adam (détail)
Piero della Francesca, 1452, Basilique San Francesco, Arezzo
1459 ca Benozzo Gozzoli, Due nudi maschili e due cani che dormono, Firenze, Gabinetto Disegni e Stampe degli UffiziDeux nus masculins et deux chiens endormis
Benozzo Gozzoli, vers 1459, Gabinetto Disegni e Stampe degli Uffizi, Florence

Cette pose en déséquilibre s’explique par un modèle antique :

Pothos (le desir amoureux). Rome, Capitoline Museums (inversee)Pothos (le désir amoureux), d’après Scopas (inversé) Musées capitolins, Rome

La récurrence de cette pose (de dos comme de face) laisse penser que des modèles de cette statue circulaient dans les ateliers [7].


Des couples antiques réinventés

1475 ca Zoan Andrea Hercule et DejanireDéjanire et Hercule, Andrea Zoan, vers 1475 Mars Venus 1482-1516 Giulio Campagnola (attr) Brooklin MuseumVénus et Mars, Giulio Campagnola (attr), 1500-16, Brooklyn Museum

Ces deux artistes utilisent la vue de dos pour deux raisons opposées :

  • pour Déjanire, qui s’en va en tournant le dos à son époux, il s’agit d’exprimer sa jalousie (qui coûtera la vie à Hercule) ;
  • pour Vénus, il s’agit de montrer ses charmes pour séduire Mars : le geste pudique de voiler son sexe a l’effet contraire de dévoiler sa croupe, pour la satisfaction du spectateur.


Petrarque et Laure en Apollon et venus, 1500 ca, Roma Biblioteca Nazionale MS Varia 3 612 fols 138v 140Pétrarque et Laure en Apollon et Vénus, anonyme, vers 1500, Rome, Biblioteca Nazionale MS Varia 3-612 fols 138v 140

Ce dessinateur anonyme s’est plu à diviniser Pétrarque et Laure. Dans cette composition très méditée, la vue de dos traduit l’avancée d’Apollon vers Vénus, précédé par sa torche qui déjà a pénétré la page féminine. Le ruban qui flotte dans son dos souligne cette avancée, tout en équilibrant le voile de son amante. Le soleil situé derrière Apollon (dont l’épithète est Phébus) illumine Pétrarque du même coup.


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Mantegna et son école

Mantegna 1455 ca St._James_led_to_his_executionSaint Jacques mené à son exécution, fresque de la chapelle Ovetari, à Padoue, détruite en 1944 Mantegna 1455 ca Study_for_St._James_led_to_his_execution Bristsh MuseumEtude pour la fresque, British Museum

Mantegna, vers 1455

Cet exemple précoce prouve que, dès le milieu du XVème siècle, le nu est utilisé pour la mise en place rapide de grandes compositions : ici la célèbre contre-plongée qui dramatise l’arrestation de Saint Jacques.


Variations sur la Descente aux Limbes

Mantegna Descente aux Limbes 1475 anciennnement collection Barbara Piasecka JohnsonDescente aux Limbes
Mantegna, vers 1475, anciennement collection Barbara Piasecka Johnson

Le point commun de toutes les compositions mantegnesques sur ce sujet est l’extraordinaire invention du Christ vu de dos à l’entrée des Limbes, tendant la main droite vers un patriarche encore emprisonné à l’intérieur. Deux des patriarches sont déjà sortis, celui de gauche flanqué d’Adam jeune (en tant que Père de l’Humanité) et d’Eve jeune (en tant qu’épouse légitime). A noter que la scène constitue la partie inférieure d’un panneau qui comportait en haut la Résurrection (voir 3 La Chapelle Gaillard Roux à Rodez)

Cette composition très originale a été précédée par d’autres, dont la chronologie et l’attribution restent incertaines [8].


Andrea_Mantegna_-_Jesus_Cristo_descendo_ao_limboLe Christ aux Limbes, Mantegna (attr.), vers 1468

Cette composition, probablement la première, comporte beaucoup plus d’éléments narratifs :

  • les trois démons vus en contre-plongée (deux sonnent de la trompe pour tenter bien inutilement d’effrayer les fugitifs) ;
  • une vieille Eve et un vieil Adam (vu de dos), avec un troisième homme qui se bouche les oreilles ;
  • le Bon Larron portant sa croix.

C’est un passage de l’Evangile de Nicodème qui permet de l’identifier :

« Voici qu’il survint un autre homme très misérable portant sur ses épaules le signe de la croix. Et lorsque tous les Saints le virent, ils lui dirent : « Qui es-tu ? ton aspect est celui d’un larron, et d’où vient que tu portes le signe de la croix sur tes épaules ? » Et leur répondant, il dit : « Vous avez dit vrai, car j’ai été un larron commettant tous les crimes sur la terre. Et les Juifs me crucifièrent avec Jésus, et je vis les merveilles qui s’accomplirent par la croix de Jésus le crucifié, et je crus qu’il est le Créateur de toutes les créatures et le Roi tout-puissant, et je le priai, disant : Souviens-toi de moi, Seigneur, lorsque tu seras venu dans ton royaume. Aussitôt, exauçant ma prière, il me dit : « En vérité, je te le dis, tu seras aujourd’hui avec moi dans le Paradis. » Evangile de Nicodème, chapitre XXVII

Autrement dit, l’image comprime deux moments :

  • celui où le Christ délivre les Justes des Limbes ;
  • celui où, après avoir fait leur entrée au paradis, ils y rencontrent le bon Larron qui s’y trouve déjà depuis la Mort du Christ.

Mantegna suppose en somme que le Bon Larron est sorti du Paradis pour attendre les Justes sur le chemin.

L’homme qui se bouche les oreilles pose plus de problèmes. Certains, par symétrie, y ont vu le Mauvais Larron, ce qui semble théologiquement acrobatique. Vu sa place au côté d’Adam et d’Eve, d’autres y reconnaissent leur fils Caïn, autre personnage négatif peu crédible parmi les Justes. Le plus logique est qu’il s’agit de Seth, le troisième fils engendré pour remplacer Abel, qui s’inscrit dans la lignée des patriarches, et qui prend la parole dans l’Evangile de Nicodème. Ici, il se bouche les oreilles non par honte, mais parce qu’il est accablé, comme ses parents, par le vacarme des démons.


mantegna (atelier) 1470 ca descente aux limbes METMantegna (atelier), vers 1470, MET

Ce dessin constitue une évolution vers plus de sobriété narrative. Les trompes ont disparu : les démons se contentent de hurler et seule Eve est importunée. Adam rend grâce et Seth s’est anonymisé derrière les parents de l’Humanité.

L’évolution la plus remarquable est celle du Bon Larron : la vue de dos le pose comme un assesseur du Christ, présentant la grande croix de la Passion en symétrie de l’étendard de la Passion.


Marcantonio-Raimondi-1512-Descente-aux-limbes-photo-L.Chastel-c-RMNMarcantonio Raimondi, 1512, photo L.Chastel (c) RMN Albrecht Altdorfer - Christ in Limbo 1512Albrecht Altdorfer, 1512

Marcantonio Raimondi a bien saisi l’idée de Mantegna, et la développe encore : il décale Eve à l’écart, assourdie par une trompe en hors champ qui lui fait, tout de même, payer le Péché originel. A droite, entre l’étendard qui tient en respect un démon et et la croix qui en fait fuir un autre (on ne voit qu’une patte palmée), le Christ accueille un Adam juvénile devenu une sorte d’alter-ego du Bon Larron.

Altdorfer, la même année, transpose la composition de Raimondi dans un extérieur nébuleux et fait faire à Eve, qui échappe à peine au démon, un geste simiesque et obscène.


Le jour et la nuit ? (SCOOP !)

Mantegna 1495-1500 Diane Mars Iris (ca) London, British Museum.Diane, Mars et Iris (?)
Mantegna, 1495-1500, British Museum, Londres

Ce nu debout vu de dos n’a pas été identifié avec certitude : il pourrait s’agir de Vénus ou plus vraisemblablement d’Iris (il semble que la forme derrière elle est un arc-en-ciel).

A gauche, Diane est représentée, de manière assez rare, avec une torche renversée : symbolisant la Lune qui brille pendant la Nuit, elle s’oppose logiquement à Iris, le Jour. La vue de face et la vue de dos auraient ici pour fonction de renforcer cette antithèse.


Les Bacchanales

Mantegna, av 1481 bacchanales schema 2Bacchanale à la cuve et bacchanale au satyre
Mantegna, avant 1481

La plupart des spécialistes reconnaissent dans ces deux gravures non pas des pendants, mais une scène continue, de part et d’autre de la flaque de vin qui s’échappe de la barrique. Ce schéma résume le peu de certitudes qui se dégagent des nombreux travaux consacrés à cette paire ( pour une synthèse récente, voir [9], p 427-432)) :

  • les deux scènes se ferment à droite par un groupe de deux musiciens (en bleu) ;
  • chaque scène comporte un couronnement (en vert) : de Bacchus à gauche, de Silène à droite.

De nombreuses tentatives ont été faites pour relier cette scène éminemment antiquisante à des fragments antiques que Mantegna aurait pu voir.

Pour la gravure « à la cuve », la figure de Bacchus debout, reprend la pose classique d’Apollon dans de nombreuses figurations. L’homme nu vu de dos (en violet), vêtu d’une peau de lynx, n’a pas d’antécédent connu (l’absence de la massue exclut qu’il s’agisse d’Hercule). De plus sa haute taille, et le personnage qu’il porte sur ses épaules, le rendent incompatible avec le format d’un bas-relief.



Mantegna, av 1481 bacchanale au silene sarcof st maria maggiore British Museum
La gravure « au silène » a été rapprochée, de manière assez convaincante, de trois groupes, d’un sarcophage bacchique autrefois à Sainte Marie Majeure et aujourd’hui au British Museum. Le groupe de Silène porté par un âne existe dans d’autres sources [10] , mais le Silène obèse, sans barbe et porté dans un linge, semble bien être une invention de Mantegna.


Le thème du portage (SCOOP !)

Mantegna, av 1481 bacchanales schema 2
La haute présence du nu de dos, à l’entrée de la première gravure, donne à celle-ci une forte composante ascensionnelle. Entre lui et les musiciens, Bacchus victorieux et son jeune compagnon endormi illustrent peut-être un concours d’ivresse. Le jet jaillissant du tonneau initie un mouvement vers la gravure de droite, où le cortège de Silène se met en branle pesamment, précédé par les deux autres musiciens. Notre grand porteur vu de dos se décompose ici en quatre porteurs écrasés par leur charge. Le thème du portage, qui à gauche était lié au noble couronnement de Dionysos, prend ici une connotation comique : il s’agit seulement d’éviter à trois patapoufs de se mouiller les pieds.


Mantegna 1497 ca (school) Hercule et Antee METvers 1497, MET mantegna school 1500 ca hercules-and-antaeus-Albertinavers 1500, Albertina, Vienne

Hercule et Antée, Ecole de Mantegna

Hercule utilise le seul moyen pour vaincre le géant Antée : le décoller de la terre-mère qui lui donne sa force. Ce sujet, peu traité par la statuaire antique, est devenu très populaire chez les sculpteurs italiens du XVIème siècle, de par les postures spectaculaires qu’offrent la lutte et le portage.

Ces deux gravures mantegnesques montrent probablement le recto et le verso d’un même groupe sculpté, qui n’a pas été retrouvé.



Le réalisme anatomique : Signorelli

Le retable Bicchi

1488-90 Signorelli_-_Figures_in_a_Landscape_-_Two_Nude_Youths_-_Toledo_Museum_of_Art from Cappella Bichi, Sant'Agostino (Siena) 69.2 cmFigures dans un paysage, panneaux provenant de la cappella Bichi, Sant’Agostino (Sienne)
Luca Signorelli, 1488-90, Toledo Museum of Art

C’est le contexte de la baignade qui justifie les premiers nus debout vus de dos de Signorelli. Celui-ci exploite d’emblée deux particularités essentielles du motif, bien connues depuis l’Antiquité   :

  • sa capacité à ouvrir et/ou à fermer une composition, comme par une parenthèse ;
  • son fonctionnement « en contraposto » avec une figure vue de face, soit assise soit habillée.

Ces deux fragments seraient assez énigmatiques si nous ne possédions une description assez précise du retable dont ils proviennent, démembré au XVIIIème siècle :

Dans l’arcade centrale … dans laquelle, comme il a été écrit, la statue de S.Christophe est placée, il y a à l’avant dudit site, peints en couleur sur panneau, plusieurs personnages dont on ne peut reconnaître à coup sûr la signification, en tout cas, en observant les visages représentés, les figures nues, et d’autres, certaines en train de se déshabiller, et d’autres de se rhabiller près d’une rivière qui y est montrée, on en vient à comprendre que ce tableau fait allusion au métier de passeur exercé par St Christophe : puisque ceux qui se trouvent dans une telle occasion, sans que personne ne les transporte sur l’autre rive, doivent se déshabiller pour passer, puis s’habiller quand ils sont passés… Et parce que les dites figures sont en haute estime, et que les Intendants de la Peinture les disent être de bonne manière et bien peintes, il en a été fait ici une copie séparée, puisque la statue de Saint-Christophe, en empêchant la vue totale , n’en laisse pas connaître la disposition et la conception qu’on peut observer ici tout ensemble, dans le présent livre, à la page susmentionnée..

Description par Galgano Bicchi, 1720-30 [11]

Nell’arco di mezzo… nel quale vi è scritto esser collocata la statua di S. Cristolano, vi sono nel di fronte di detto sito dipente a colori in tavola piu figure, le quali ancorche con certezza di sapere, non si possa conoscere qual cosa debbano significare, ad ogni modo coll’ osservar visi rappresentate -figure nude, ed altre, parte in atto di spogliarsi, ed alcune di vestirsi vicino ad un fiume ivi dimostrato, si viene a comprendere, che tal dipintura é allusiva alla professione esercitata di S. Cristofano di Passatore d’Acqua di Fiume: poiche quelli che trovansi in tal occasione, senza alcuno che gli passi all’ altra riva, soglionsi levar di dosso le vesti per passare, e rivestirsi allorche sono passati…. E perchè le dette Figure sono in molto stima , e vien detto dagli Intendenti di Pittura esser di buona maniera , e ben dipente , se ne fa qui per tal motivo particolar copia, mentre che la statua di S. Cristofano coll ‘ impedire la total veduta , non lassa conoscere la dispositione, et il Designo, come observasi tutto in un tempo nel presente Libro alla Facciata – sopracita.

Ainsi les deux personnages de gauche se déshabillent avant de se mettre à l’eau, tandis que le nu de droite est en train de se sécher avec une serviette, à côté d’une femme à la robe mouillée qui a traversé en portant son enfant sur l’épaule.


1488-90 Signorelli Pala Bicchi reconstructionHypothèse de reconstruction, d’après Martina Ingenday [12]

Les panneaux subsistants sont conservés dans différents musées [13]. J’ai repris ici la reconstruction proposée par Martina Ingenday, en remettant dans l’ordre logique nos deux panneaux, partiellement cachés derrière la statue de Saint Christophe.



1488-90 Signorelli Pala_Bichi_left_wing_detail_-_Gemäldegalerie_Berlin
La conception d’ensemble du retable est surprenante, puisque la niche centrale ne forme pas avec les deux autres un espace continu : les minuscules figures des passants derrière la robe de Marie Madeleine ne sont pas à la même échelle que celle des baigneurs, et le paysage ne se raccorde pas.



1488-90 Signorelli Pala Bicchi reconstruction B
En outre, comme l’a remarqué Martina Ingenday, les deux panneaux centraux se raccorderaient mieux en le présentant dans l’autre sens, et légèrement décalés en hauteur : la traversée se lirait alors non pas de gauche à droite, mais du fond vers l’avant, les personnages se trouvant sur une sort d’île, et les deux nus debout se trouvant totalement occultés par la statue du Saint.


1488-90 Signorelli Pala Bicchi origine

L’Education de Pan, 1490, détruit à Berlin en 1945 Vierge à l’Enfant, 1492-93, Alte Pinakothek, Munich

Quoiqu’il en soit, ces deux panneaux sont fondateurs pour Signorelli : il reprendra la figure du nu à la serviette quasiment à l’identique dans le grand chef d’oeuvre de la même époque, L’Education de Pan.

Quant au nu qui ôte sa sandale, qui figure également dans la Vierge à l’Enfant de Münich, il dérive de la célèbre statue antique du jeune homme ôtant une épine de son pied :

Spinario-Musei-CapitoliniSpinario, Musées capitolins, Rome


Les fresques de l’Apocalypse à la cathédrale d’Orvieto

1499-1502 Signorelli,_Luca_-_Resurrection_of_the_Flesh,_detail_lower_right Duomo di Orvieto, San Brizio ChapelFresque de la résurrection de la Chair (détail en bas à droite), capella San Brizio, Duomo di Orvieto Homme nu, debout, de dos, portant sur ses épaules un corps inerteDessin préparatoire, Louvre

Signorelli 1499-1502

Dix ans plus tard, Signorelli multiplie les nus et les squelettes dans toutes les positions. Comparée au réalisme anatomique de l’étude, la stylisation des formes dans la fresque est un expressionnisme délibéré.

Né à la fois de la copie de la nature, de l’imitation de l’antique et de la rivalité avec la sculpture (voir Comme une sculpture (le paragone)), l’innovation quelque peu scandaleuse du nu debout vu de dos progresse ici d’un cran dans le déshabillage : jusqu’à l’os.



Le nu idéalisé : Raphaël

Raphael, Two nude men and a dead lamb, Bayonne, Musee Bonnat.Deux hommes nus et un agneau,  Musée Bonnat,Bayonne Raphael 1505-08 Three-Standing-Nude-Men British Museum, LondonTrois hommes nus debout, 1505-08, British Museum, Londres

Raphaël

Le nu, mémorisé sous tous ses angles, est pour Raphaël l’étape indispensable dans la mise en place des compositions.


sb-line

Raphaël : nus masculins

Raphael 1515 Three-Male-Nudes AlbertinaTrois nus masculins, 1515, Albertina Raphael et atelier 1514-1517 The Battle of Ostia Loggia VaticanLa bataille d’Ostie (détail), 1514-17, fresques des Loges du Vatican

Raphaël

L’étude est parfois, pour le plaisir ou pour l’épate, poussée plus loin que strictement nécessaire : ce dessin très célèbre a été envoyé par Raphaël à Dürer, qui l’a daté et authentifié de sa propre main dans le texte de droite [14]. La perfection de la représentation du corps humain disparaît dans le résultat final : un personnage assez banal, servant d’admoniteur auprès du pape.


Raphael 1508-11 Le jugement de Salomon Voute Chambre de la SignatureLe jugement de Salomon Raphael 1508-11 Apollon et Marsyas Voute Chambre de la SignatureApollon et Marsyas

Raphaël, 1508-11, Voûte de la Chambre de la Signature, Vatican

Les deux seuls nus de dos masculins de Raphaël sont voilés, et concernent un personnage secondaire, mais décisif dans une scène dramatique :

  • le soldat qui se prépare à trancher en deux le bébé ;
  • le juge qui déclare Apollon vainqueur du concours musical, condamnant Marsyas à être écorché.



Raphael 1508-11 Voute Chambre de la Signature schema
Ces deux nus presque identiques se font pendant aux deux angles de la Chambre de la Signature, dans des sujets qui combinent les thèmes des murs adjacents :

  • le Jugement de Salomon entre la Philosophie et la Justice ;
  • le Supplice de Marsyas entre la Théologie et la Poésie.

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Raphaël : nus féminins

Les Trois Grâces

tre_grazie bibliotheque Piccolomini SienneCopie romaine d’un original grec, Bibliothèque Piccolomini, Sienne francesco_del_cossa_-_the_three_graces detail du Mois d'Avril Palais Schifanoia Ferrare inverséeFrancesco del Cossa, vers 1470, détail de la fresque du Mois d’Avril, Palais Schifanoia, Ferrare (inversée)

Retrouvé à Rome en 1465, ce groupe antique appartenait à la collection Colonna au Quirinal, avant d’être transféré à Sienne à la Bibliothèque Piccolomini. Cossa est le premier à l’avoir reproduite, en l’inversant (la jambe d’appui de la statue centrale est la droite).


Raphael et atelier Libretto del disegno Accademia VeniseRaphaël et atelier, Libretto del disegno, Accademia, Venise Raphael_-_Les_Trois_Graces_-_Google_Art_Project schemaRaphaël, 1504, Musée Condé, Chantilly

Les Trois Grâces

Directement calquée sur le groupe antique, cette composition très harmonieuse peut s’analyser comme un répertoire de symétries : figures en miroir (vert et jaune), recto/verso (vert et bleu), inversées (bleu et jaune). Pour plus de détails, voir Comme une sculpture (le paragone).

Raphaël va reprendre à plusieurs reprises l’idée du nu de dos dans un trio féminin, formule qui deviendra très courante pour les Trois Grâces ou les trois Déesses du Jugement de Pâris.


Le jugement de Pâris

1512 Raphael_-_Raphael_and_the_Judgement_of_Paris collection Malmesbury Heron CourtLe Jugement de Pâris
Raphaël (attribué), 1512, collection Malmesbury, Heron Court

Après avoir été longtemps attribué à Giorgione pour son climat très vénitien, ce tableau a été attribué à Raphaël par Greame Cameron (on croit pouvoir lire, difficilement les lettres RV 1512 sur la pomme). Une étude des repentirs a montré que la composition avait évolué lors de la réalisation (changement de main de la pomme, emplacement du chien, déplacement du Mercure en vol [16] ). Comme on ne connaît pas de dessin préliminaire de l’ensemble, on suppose que le groupe des trois femmes a évolué par collages à partir de croquis d’atelier, avec possiblement une intention autobiographique : Pâris serait un autoportrait de Raphaël et la femme de gauche (Junon) aurait les traits de sa célèbre amante, la Fornarina [17] .



1512 Raphael_-_Raphael_and_the_Judgement_of_Paris collection Malmesbury Heron Court schema
Si elle est bien de Raphaël, la composition s’expliquerait assez bien à partir du pendant de 1504 : l’arbre, le mont à l’arrière-plan et la position couchée de Paris reprennent le Songe de Scipion, et le groupe des Trois Déesses est obtenu par compaction à partir des Trois Grâces, la femme de dos, passant à droite pour clore la composition et laisser la place centrale à Vénus victorieuse .


1510-18 Jugement de paris gravure de Marcantonio_Raimondi d'apres RaphaelJugement de Pâris, 1510-18, gravure de Marcantonio Raimondi

Une source textuelle indique que cette gravure a été réalisée d’après un dessin de Raphaël [18], qui n’a jamais été retrouvé.


codex_coburgensis pl 58 Coburger LandesstiftungSarcophage de Pâris, Codex coburgensis planche 58, Coburger Landesstiftung

Ce sarcophage, conservé aujourd’hui à la villa Médicis, ici reproduit dans son état au milieu du XVIème siècle, explique la plupart des éléments de la composition : il est donc probable que le dessin perdu de Raphaël était un croquis fait à partir de ce sarcophage, avec quelques recompositions.



1510-18 Jugement de paris gravure de Marcantonio_Raimondi d'apres Raphael schema
Le sarcophage est centré sur la figure de Pâris [19], vu de face, qui sépare les deux scènes : à gauche le Jugement, à droite, l’envol des Déesses vers l’Olympe.

La recomposition Raphaël/Raimondi consiste essentiellement à supprimer les duplications. Le second Pâris, qui servait de pivot entre la scène terrestre et la scène céleste, est remplacé par Minerve vue totalement de dos, et qui sert de pivot à la nouvelle composition. Le groupe des trois nymphes de gauche est repris d’un autre sarcophage romain (Codex coburgensis planche 59), aujourd’hui à la villa Doria Pamphili. Le groupe qui leur fait pendant à droite, les trois dieux fluviaux assis, a connu une belle postérité puisqu’il a été repris par Manet comme base de son Déjeuner sur l’Herbe.


Cette généalogie n’est qu’une parmi les nombreuses manières de relier ces oeuvres sur lesquelles on ne sait rien de sûr, et de suivre la migration des motifs chère à Warburg [20], qui avait déjà relevé l’invention de la Minerve vue de dos :

« On retrouve encore sur la gravure de Marcantonio une autre figure qui révèle un changement d’attitude à l’égard du motif mythique : la femme nue vue de dos, en train de jeter son vêtement par-dessus sa tête. Sur le sarcophage, ce motif n’apparaît pas ; il se peut qu’il ait été repris d’une statue antique, pour cette figure identifiée ici comme Minerve par le bouclier et le casque à plumes qui reposent à côté d’elle sur le sol. Sur le sarcophage, elle apparaissait comme la fille offensée de Zeus, se précipitant vers le haut en armure complète, telle un oiseau en colère. »


Les fresques de la Salle de Psyché

Ces fresques empreintes d’érotisme illustrent les amours contrariées du commanditaire, le riche banquier Agostino Chigi, avec Francesca Ordeaschi, fille d’un simple épicier vénitien [20].


1517-18 Raffaello,_concilio_degli_dei FarnesinaLe Conseil des Dieux
Raphaël, 1517-18, Salle de Psyché, Villa Farnesina, Rome

Le jeune garçon vu de dos est ici un personnage principal, puisqu’il s’agit du dieu Amour. La scène illustre fidèlement un passage de l’Ane d’Or d’Apulée, dans lequel Amour plaide auprès des Dieux la cause de Psyché, la simple mortelle dont il s’est épris :

Jupiter  » convoque sans délai tous les dieux à l’assemblée… et siégeant sur un trône élevé, commence ainsi: …il a choisi une jeune fille et lui a pris sa virginité: qu’il la garde, qu’il la possède, que, dans les bras de Psyché, il jouisse toujours de celle qu’il aime. Et se tournant vers Vénus : et toi, ma fille, dit-il, ne sois pas triste et ne redoute pas cette union avec une mortelle pour la condition de ta noble maison. Je ferai en sorte que ce mariage ne soit pas disproportionné, mais valable et conforme au droit civil, et aussitôt, il ordonne à Mercure d’enlever Psyché et de l’amener au ciel. Puis, lui tendant une coupe d’ambroisie : prends, dit-il, Psyché, et sois immortelle, l’Amour ne s’écartera jamais de cette union qui te l’attache, et votre mariage sera indissoluble. »

La femme qui retient Amour par son aile est donc Vénus, qui s’inquiète pour son standing. Psyché est la jeune femme qui se présente à l’extrême-gauche pour boire la coupe d’ambroisie.

Le sujet illustre surtout les amours contrariées du commanditaire, le riche banquier Agostino Chigi, avec Francesca Ordeaschi, fille d’un simple épicier vénitien [15].


Le Festin des Dieux
Raphaël, 1517-18, Salle de Psyché, Villa Farnesina, Rome

« Et aussitôt, on sert un magnifique repas de noces. Sur le lit d’honneur était le mari, tenant Psyché embrassée, et, de la même façon, Jupiter avec sa Junon, et, ensuite, par ordre, tous les dieux. La coupe de nectar, qui est le vin des dieux, est présentée à Jupiter par son échanson, le petit paysan, les autres sont servis par Liber ; Vulcain faisait la cuisine. Les Heures mettaient partout l’éclat pourpre des roses et d’autres fleurs, les Grâces répandaient des parfums, les Muses faisaient entendre une musique harmonieuse. Apollon chanta en s’accompagnant de la lyre, Vénus, au son d’une belle musique, dansa gracieusement, après s’être constitué un orchestre dans lequel les Muses chantaient en chœur, un Satyre jouait de la double flûte et un Pan du chalumeau. C’est ainsi que Psyché passa, selon les règles, sous la puissance de l’Amour. »

L’homme de gauche est Apollon, dont la vue de dos permet un effet de devinette (elle cache sa lyre) tout en se justifiant par l’interaction avec Vénus qui danse. Les trois femmes en haut à droite, dont celle du centre est vue de dos, sont une évolution des Trois Grâces, ici répandant des parfums. Le nu de dos le plus inventif celui de l’épouse d’Hercule, non mentionné dans le texte : il s’agit d’Hébé, l’ancienne échansonne de Jupiter. Le geste de son bras fait écho à celui du nouvel échanson, Ganymède tendant la coupe, tandis que son séant en saillie donne du relief à la table et du piment au festin.


Hebe Farnesine inversée

Hébé (inversée)

Lit de Polyclitus Palazzo Mattei di Giove RomeLit de Polyclitus, Palazzo Mattei di Giove, Rome Stuc de Giovanni da Udine dessin de Raphael 1516-19 Loges du VaticanStuc de Giovanni da Udine, dessin de Raphaël, 1516-19, Loges du Vatican

Une des sources possibles de cette pose est le Lit de Polyclitus, un bas-relief supposé antique dont plusieurs copies ont circulé à l’époque, et dont on pense aujourd’hui qu’il s’agit d’une invention du XVIème siècle par collage de deux motifs antiques [20a]. Cette vue de dos était en tout cas dans les préoccupations de Raphaël à l’époque, puisqu’il l’a reproduite pour un stuc des Loges du Vatican.


1518 Raphael et atelier La_loggia_d'Amour_et_de_Psyché Villa_Farnesina RomeCupidon et les Trois Grâces, Raphaël et atelier, 1518, Loggia d’Amour et de Psyché, Villa Farnesina, Rome

Saluons enfin une dernière variation sur les Trois Grâces, où celle vue de dos s’est désormais décalée en première position, dans une pose qui imite celle d’Hébé.



Le nu didactique : Vinci

1490 Vitruvian_Man_by_Leonardo_da_VinciHomme de Vitruve, 1490, Gallerie dell’Accademia, Venise 1504-05 Vinci male-nude-signs Royal collection trust1504-06, Royal collection trust

Léonard de Vinci

A peu près à l’époque où il prépare la fresque de la Bataille d’Anghiari, Vinci s’écarte de la représentation idéalisée du corps humain, basée sur des proportions géométriques, pour une représentation anatomiquement très précise : sous le modelé délicat on peut identifier tous les muscles de cet individu particulier, un musicien nommé Francesco Sinistre [21] .


1505-08 Léonard de Vinci nudi-battaglia-anghiari-Biblioteca Reale TurinEtude de nus pour la Bataille d’Anghiari
Léonard de Vinci, 1505-08, Biblioteca Reale, Turin

Dans cette étude, sans doute sous l’influence de ses premières dissections, Vinci détaille les masses musculaires, comme s’il s’agissait d’écorchés.



Le nu exacerbé : Michel-Ange

1501-04 michelangelo-buonarroti-standing-male-nude-seen-from-behind Albertina1501-04 1504-05 Michelangelo Buonarroti – Nudo di schiena – Firenze, Casa Buonarroti1504-05, Casa Buonarroti, Florence

Michel-Ange

Pour le sculpteur, la vue « di schiena » est l’occasion de modeler des corps bodybuildés, sortes de paysages musculaires qui font tomber dans l’oubli les anatomies de Signorelli. Le second dessin est une étude pour « La bataille de Cascina », grande fresque qui devait décorer la Salle du Conseil du Palazzo Vecchio de Florence, et dont seul le carton a été réalisé.


1505 Michel AngeLa_batalla_de_Cascina_-copie Sangallo 1542La bataille de Cascina, copie par Sangallo, 1542
Michel-Ange, 1505

Les Florentins, qui se baignaient dans l’Arno, sont surpris par les Pisans mais finissent par remporter le combat. La baignade justifie la nudité, l’escalade et l’assaut les vues de dos.


Marcantonio-Raimondi-1509-ca-Naked_man_viewed_from_behind_climbing_a_river_bank_after_Michelangelo_MET Marcantonio Raimondi 1510 The_Climbers_MET

Marcantonio Raimondi, 1509-10, MET

Ces figures spectaculaires seront reprises en gravure par Marcantonio Raimondi.


marcantonio-raimondi-1500-34-Homme-au-drapeau-METHomme au drapeau
Marcantonio Raimondi, 1500-34, MET

Cette autre vue de dos héroïque a eu sa célébrité, puisque regravée à l’identique par Agostino Veneziano vers 1525. Il pourrait s’agir simplement d’un morceau de bravoure de drapé et d’anatomie, mais le lion qui veille semble faire contraste avec le sphinx du cimier, aveuglé par le plumet. Comment se raccrochent au casque les deux autres plumets tombant vers le bas ? Quel est ce motif de flammes coincé sous la dalle de droite : un brasier souterrain, une plante ? Enfin, que signifie la hampe courbée de la bannière : le guerrier tente-t-il de la planter, de la déplanter, ou de la maintenir contre le vent ? Faute d’éléments de comparaison, le sujet, comme d’autres gravures attribuées à Raimondi, risque de nous rester totalement impénétrable.


Michel-Ange maniériste

Au plafond de la chapelle Sixtine (1511-12) ne figurent que deux nus de dos : deux ignudi assis au centre, associés à une figure de Dieu, lui-aussi vu de dos (voir 1 Les figure come fratelli : généralités).

Vingt ans plus tard, les nus de dos sont nettement plus nombreux dans le Jugement Dernier, ce qui est logique d’un point de vue statistique (300 figures, nues pour la plupart) , mais aussi parce que le maniérisme a entre temps largement banalisé la vue de dos.


1440px-Michelangelo,_giudizio_universale,_dettagli_33Les Elus sauvés Michelangelo,_giudizio_universale,_dettagli_38Les Damnés précipités

Jugement Dernier, Michel-Ange, 1536-41, Chapelle Sixtine

Dans ces deux groupes qui se font pendant, le nu de dos est utilisé de deux manières différentes.

Chez les Elus, il est minoritaire (deux seulement), et exprime l’élan vers le haut et l’arrière-plan.

Chez les Damnés, poussés depuis le haut par des anges habillés et tirés vers le bas par des démon, il est majoritaire (cinq sur sept) et exprime une notion d’inversion. L’un des deux damnés vus de face est tête en bas, autre forme d’inversion ; l’autre exprime sa perdition par une double abolition, du mouvement et de la vue.


Michelangelo,_studio_per_il_giudizio_universale,_musee_bonnat,_bayonne centre (C) RMN René-Gabriel Ojéda
Etude pour le groupe central, Musée Bonnat, Bayonne (C) RMN photo René-Gabriel Ojéda

Dans cette étude préparatoire, Michel Ange avait envisagé de représenter des Saint vus de dos, faisant cercle devant le Christ.


Michelangelo,_studio_per_il_giudizio_universale,_musee_bonnat,_bayonne (C) RMN René-Gabriel Ojéda
Etude pour le Jugement dernier, Musée Bonnat, Bayonne (C) RMN photo René-Gabriel Ojéda

Puis s’est présentée l’idée d’un groupe centré sur un nu de dos debout, épaulant du bras gauche un autre personnage et tenant du droit le montant vertical d’une croix : peut être le Bon Larron, Dismas, le premier Saint à accéder au Paradis.


1280px-Michelangelo_-_Cristo_JuizMichel-Ange, 1536-41, Chapelle Sixtine

Finalement, ce personnage a été casé à un emplacement privilégié, à la droite du Christ, établissant un pont entre Marie et une autre femme qui regarde en arrière. On y reconnaît habituellement Saint André, à cause de sa croix (mais il en manque un bout, et le X est très dissymétrique). Jack Greenstein ([21a], note 72) a trouvé une bonne raison à sa présence entre Jean Baptiste et le Christ, dans le fait qu’il est le tout premier disciple de Jean Baptiste à avoir suivi le Christ, et à en avoir entraîné d’autres :

« Or, André, le frère de Simon-Pierre, était l’un des deux qui avaient entendu la parole de Jean, et qui avaient suivi Jésus ». Jean 2,40

Ici, il continue de jouer ce rôle en attirant vers le Christ la femme à l’arrière-plan.

On pourrait donc justifier la présence provocatrice de cet homme qui s’exhibe sous les yeux de la Vierge Marie par une combinaison de raisons :

  • graphique : amorcer l’effet de relief des saints en cercle autour du Christ ;
  • théologique : donner la place d’honneur à Saint André, le premier des disciples ;
  • cryptique : entretenir (par la croix peu reconnaissable) l’ambiguïté avec Dismas, le premier des saints, et dont la Croix était plantée justement à cet endroit, à la droite du Christ.

Michelangelo,_conversione_di_saulo,_1542-45La Conversion de Saül
Michel-Ange, 1542-45, Chapelle Pauline, Vatican

Dans le registre terrestre, Saül et sa troupe se dirigent vers Damas, en haut à droite : ce pourquoi ils sont presque tous vus de dos (y compris le cheval), sauf ceux stoppés par le rayon de lumière qui vient de désarçonner Saül : notamment celui qui se trouve à sa gauche, et se protège sous son bouclier en esquissant le geste de tirer son épée.

Dans le registre céleste, deux nus de dos se campent en diagonale de part et d’autre du rayon de lumière, implorant le Christ de mesurer son courroux : ils jouent donc, comme les personnages de dos du registre inférieur, un rôle dans la narration.

Le troisième nu de dos qui flotte sur un linge, en haut à gauche, a un rôle différent, faisant prendre conscience d’une « erreur » de perspective tout à fait délibérée : le registre céleste est montré depuis un point de vue situé au plafond de la chapelle, au dessus du Christ ; tandis que le scène terrestre est montrée du point de vue d’un spectateur au sol. Cette impossibilité graphique traduit le fait que nul ne voit réellement les personnages célestes : tout au plus le rayon de lumière incompréhensible.

« Comme dans les peintures antérieures sur ce sujet, la vision du Christ est présente, mais elle est ici identifiée à une force cosmique et pour la première fois le visage de Saul révèle la conversion comme un événement au sein de son âme. Il ne regarde plus vers le haut, mais apparaît aveugle et tourné vers l’intérieur de lui-même ; à cet égard, le traitement de Michel-Ange est devenu le prototype de la Conversion de Saül du Caravage, dans lequel, cependant, l’artiste ira encore plus loin, en éliminant la figure du Christ et l’armée des anges « . [21b]


Cherubino Alberti Soldat fuyant 1590Cherubino Alberti, 1590 Michelangelo,_conversione_di_saulo,_1542-45,_01 detail inverseDétail (inversé)

Un des soldats sera repris en gravure, « cum privilegio summi pontificis », dans un cadre qui en fait, entre le Temps ailé et le bouc diabolique, le symbole de l’Homme terrifié.



Article suivant : 6 Le nu de dos en Italie (2/2)

Références :
[1] Joseph Manca, « PASSION AND PRIMITIVISM IN ANTONIO POLLAIUOLO’S « BATTLE OF NAKED MEN », Notes in the History of Art , Spring 2001, Vol. 20, No. 3 (Spring 2001), pp. 28-36 https://www.jstor.org/stable/23206983
[3] Certains pensent que l’homme à la hâche (D1) menace l’homme penché (D2), qui est pourtant du même camp d’après le bandeau. Pour une analyse détaillée du combat et une interprétation très discutable (le meurtre de Giuliano de Medicis), on peut lire
http://e-arthistory5.blogspot.com/2016/03/pollaiuolos-battle-of-ten-naked-men.html
[5] The Spanish Letter of Columbus to Luis de Sant’ Angel, Escribano de Racion of the Kingdom of Aragon, Dated 15 February 1493 http://www.thehistoryblog.com/archives/24975
[6] Michael Vickers « A Greek Source for Antonio Pollaiuolo’s Battle of the Nudes and Hercules and the Twelve Giants » 1977, The Art Bulletin https://www.academia.edu/1171164/A_Greek_Source_for_Antonio_Pollaiuolos_Battle_of_the_Nudes_and_Hercules_and_the_Twelve_Giants
[7] Francis Ames-Lewis, « Benozzo Gozzoli’s Rotterdam Sketchbook Revisited », Master Drawings Vol. 33, No. 4 (Winter, 1995), p 399 https://www.jstor.org/stable/1554240,
[8] Anna Forlani Tempesti « Italian Fifteenth- to Seventeenth-century Drawings » MET p 31 https://books.google.fr/books?id=-Cn70h46H_EC&pg=PA31
[9] Heather O’Leary McStay, “Viva Bacco e viva Amore”: Bacchic Imagery in the Renaissance
, Ph.D., Columbia University 2014 https://academiccommons.columbia.edu/doi/10.7916/D81C2484/download
[10] Michael Vickers « The ‘Palazzo Santacroce Sketchbook’: A New Source for Andrea Mantegna’s ‘Triumph of Caesar’, ‘Bacchanals’ and ‘Battle of the Sea Gods’, The Burlington Magazine, Vol. 118, No. 885 (Dec., 1976), pp. 824+826-835 https://www.jstor.org/stable/878619
[11] Robert Vischer, Luca Signorelli und die italienische Renaissance, 1879, p 243, https://books.google.fr/books?id=B_FjrUYXrooC&pg=PA243
[12] Martina Ingenday, « Rekonstruktionsversuch der ‘Pala Bichi’ in San Agostino in Siena » Mitteilungen des Kunsthistorischen Institutes in Florenz 23. Bd., H. 1/2 (1979), pp. 109-126 https://www.jstor.org/stable/27652470
[14] Arnold Nesselrath, « Raphael’s Gift to Dürer », Master Drawings, Vol. 31, No. 4, Essays in Memory of Jacob Bean (1923-1992) (Winter, 1993), https://www.jstor.org/stable/1554084
Voir aussi : http://e-arthistory5.blogspot.com/2017/10/raphael-and-durer.html
[18] Henri Delaborde, « Marc-Antoine Raimondi; étude historique et critique suivie d’un catalogue raisonné des oeuvres du maître » p 159 https://archive.org/details/etudehistoriquec00dela/page/159/mode/1up?q=jugement
[19] Pour une description détaillée de la gravure et des sarcophages, voir Laura Kopp, « Das Urteil des Paris. Eine ikonologische Untersuchung des Paris-Mythos in den Niederlanden des 17. Jahrhunderts » p 105 et ss https://books.google.fr/books?id=Lec7DwAAQBAJ&pg=PA105
[19a] A. Warburg, H. Frankfort, Claudia Wedepohl, « Manet and Italian antiquity », 2014 https://www.researchgate.net/publication/311673618_Manet_and_Italian_antiquity
[20] Amélie Ferrigno. « Agostino Chigi et le mythe de Psyché ». Cahiers d’Etudes Romanes, Centre aixois d’études romanes, 2013, pp.221-239 https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01192997/document
[20a] Doris Carl « An inventory of Lorenzo Ghiberti’s collection of antiquities » Burlington Magazine, avril 2019, vol 161 p 293
[21a] Jack Greenstein « How Glorious the Second Coming of Christ. » Michelangelo’s « Last Judgment » and the Transfiguration » Artibus et Historiae , Vol. 10, No. 20 (1989), pp. 33-57 http://www.jstor.org/stable/1483352
[21b] Charles de Tolnay, « Michelangelo . 5 . the final period : last judgment, frescoes of the Pauline chapel, last pietàs », p 74

6 Le nu de dos en Italie (2/2)

29 janvier 2024

Cet article retrace l’apothéose du nu de dos durant le maniérisme, le coup d’arrêt du Concile de Trente, et la survivance dans des sujets relativement codifiés.

Article précédent : 5 Le nu de dos en Italie (1/2)



Le nu sensualisé : le maniérisme

Pontormo

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Pontormo Pharaon son grand echanson et son panetier 1517-1518 Palais des Beaux-Arts, Lille, France.Trois croquis d’hommes nus, Palais des Beaux Arts, Lille      Pontormo 1514 Pharaon, son intendant et son boulanger (serie de la Vie de Joseph), National Gallery, Londres (detail)Pharaon, son intendant et son boulanger (série de la Vie de Joseph), National Gallery, Londres (détail)

Pontormo, 1517-18

On pense que deux des croquis ont servi de base à ses deux hommes descendant l’escalier. Les croquis, encore très proches de l’esprit de Michel-Ange, s’intéressent moins à la musculature qu’à l’exactitude du mouvement : la succession des trois nus peut être lue comme un changement du pied d’appui. En même temps, l’imbrication des trois figures ne s’explique pas par le seule économie de papier : on ne peut manquer d’y lire une sensualité latente : un des ressorts essentiels du maniérisme.


1520-21 Pontormo Pierpont Morgan LibraryPontormo, 1520-21, Pierpont Morgan Library 1520 Andrea del Sarto British MuseumAndrea del Sarto, 1520, British Museum

Nus masculins  vus de dos

L’élongation, la courbure et la féminisation du corps marquent ces croquis de deux des peintres florentins à l’origine de ce nouveau courant pictural.


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Andrea del Sarto au Chiostro della Scalzo

Ce cloître est décoré de fresques en grisaille d’Andrea del Sarto, réalisées sur une dizaine d’années, illustrant la vie de Saint Jean Baptiste.

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Ghirlandaio 1486-90. Fresco, width 450 cm. Cappella Tornabuoni, Santa Maria Novella, Florence.Haut du mur droit
Ghirlandaio, 1486-90, Cappella Tornabuoni, Santa Maria Novella, Florence

L’oeuvre de référence sur le sujet, à Florence, était le cycle de fresques sur le même sujet, réalisées par Ghirlandaio : les trois dernières scènes, de bas en haut et de droite à gauche, représentent La Prédication de Saint Jean Baptiste, le Baptême du Christ et la Danse de Salomé, durant laquelle un serviteur apporte sur un plat la tête tranchée du Saint. On remarquera dans la scène du baptême le nu debout à gauche, justifié par le bain et vêtu d’un pagne pudique : il équilibre, de l’autre côté du Christ, la troisième figure déshabillée, l’homme accroupi pour ôter sa chaussure.


Andrea_del_Sarto 1517 _Baptism_of_the_People_Chiostro della ScalzoLe baptême des Multitudes, 1517
Andrea del Sarto, fresques de la vie de Saint Jean Baptiste, Chiostro della Scalzo, Florence, photo www.soloalsecondogrado.wordpress.com [22]

Trente ans plus tard, autorisé par cette référence, Andrea del Sarto reprend la même figure dans la même scène, mais sans pagne et sans souci de symétrie : le couple que composent les deux nus profanes – le jeune homme debout et le petit garçon assis sur un rocher – fait visuellement jeu égal avec le couple sacré, Jean debout et le Baptisé à genoux. Dans le cycle des fresques, qui se lit de droite à gauche, le nu de dos prend ici une importance exceptionnelle. Il ne sert pas à l’équilibre statique de la composition, comme chez Ghirlandaio, mais comme ponctuation dans le cycle : sorte de pivot juste après l’angle Nord-Ouest, il introduit les scènes qui vont suivre, marquées par le tragique et la sensualité.


Andrea_del_Sarto 1523 Danse de Salome Chiostro della ScalzoLa Danse de Salomé, 1523
Andrea del Sarto, fresques de la vie de Saint Jean Baptiste, Chiostro della Scalzo, Florence, photo www.soloalsecondogrado.wordpress.com

Après la scène de l’Arrestation vient, au centre du mur Ouest la scène la plus sensuelle : Salomé séduit par sa danse le roi Hérode, afin qu’il lui accorde la tête du Saint. Dal Sarto joue ici magistralement avec le spectateur qui connait son Ghirlandaio : il lui fait croire que le serviteur vu de dos, les jambes quasi nues, un chapeau dans le dos tel un grand plat, est le bourreau qui amène sur un plateau la tête décapitée ; et que Salomé à gauche, lui jette un regard horrifié en interrompant sa danse sur un pied. Or surprise…

Andrea_del_Sarto 1523 Decapitation de Saint Jean Baptiste Chiostro della ScalzoLa décapitation de Saint Jean-Baptiste, 1523
Andrea del Sarto, fresques de la vie de Saint Jean Baptiste, Chiostro della Scalzo, Florence, photo www.soloalsecondogrado.wordpress.com

…c’est seulement à la scène suivante qu’un bourreau lui aussi vu de dos, quasi-nu, masque le cou tranché dont on voit seulement, entre ses jambes, le jet de sang. Son bras gauche brandissant la tête fait écho au bras droit d’Hérode vu de face, brandissant son bâton de commandement. La grande diagonale, avec son plateau levé côté femmes et son glaive orthogonal comme l’aiguille d’un fléau, évoque une balance en déséquilibre, un état maximal d’Injustice.


Andrea_del_Sarto chiostro-scalzo 1515 La JusticeLa justice, 1515, photo www.soloalsecondogrado.wordpress.com Andrea_del_Sartochiostro-scalzo Mur OuestMur Ouest et mur Nord (avec la Justice)

Cette disposition renvoie certainement, au tout début de la séquence, à la figure de la Justice avec sa balance à un seul plateau, cette fois posé sur le sol, en état maximal d’équilibre.


Andrea_del_Sarto chiostro-scalzo 1523 LEsperance (portrait de la fille du peintre)L’Espérance Andrea_del_Sarto 1523 Le banquet D'Herode Chiostro della ScalzoLe banquet d’Hérode

Le cycle se termine par une pirouette : seconde scène de banquet, avec cette fois la tête coupée, mais dont on ne voit que l’auréole. Puis la figure de l’Espérance, le portrait, dit-on, de la propre fille du peintre.



Andrea_del_Sarto Chiostro della Scalzo schema
Ainsi, de manière magistrale, les trois nus de dos du Chiostro della Scalzo, bien faits pour attirer le regard, sont utilisés pour ponctuer la narration et se faire écho les uns aux autres.


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Un nu énigmatique : Dosso Dossi

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1522 DOSSO DOSSI Allegory of Music musee Horne FlorenceAllégorie de la Musique
Dosso Dossi, 1524-34, Musée Horne, Florence

Cette allégorie n’a jamais été complètement décryptée, malgré de nombreuses études très érudites . L’homme qui forge des notes sur son enclume est Tubalcaïn, l’inventeur biblique de la Musique, en dialogue avec un génie portant une flamme, qui doit représenter l’Inspiration. Les deux femmes posent la main chacune sur une tablette gravée :

  • celle assise de face, partiellement vêtue, présente un canon à quatre voix, inscrit sur une portée circulaire ; elle a à ses pieds un instrument à corde, difficile à identifier ;
  • celle vue de dos, debout et totalement nue, présente un canon à trois voix, inscrit sur une portée triangulaire, avec l’inscription « Trinitas in Unum ».

Le caractère très élaboré de la composition suggère que la vue de dos n’a pas été introduite pour une raison purement plastique, mais qu’elle a une valeur symbolique. D’autant qu’elle est unique dans toute l’oeuvre de Dosso Dossi.


1522 DOSSO DOSSI Allegory of Music musee Horne Florence canon circulaireCanon circulaire 1522 DOSSO DOSSI Allegory of Music musee Horne Florence canon triangulaireCanon triangulaire

Le seul élément de décryptage est l’opposition entre les deux tablettes, qui ne réside pas dans les canons eux-mêmes (pour une analyse détaillée, voir [22a]) mais dans la manière de les écrire, en cercle ou en triangle. Ce dernier est la figure du Divin, confirmé ici par l’inscription : « la Trinité dans l’Un ». Le cercle est lui-aussi une figure unitaire, associée à l’idée de Perfection, ou au Ciel. Mais je pense que la notion à retenir ici est celle de Quaternité, du fait des quatre voix du canon. Or la Quaternité est associée aux Eléments, à la Création réalisée.

Une lecture possible est que les deux femmes sont entre elles dans le même rapport que Tubalcaïn assis avec l’Inspiration en vol, qui apporte la flamme depuis l’arrière du tableau. La femme assise, avec le violon à ses pieds, représenterait la musique pratique, sensorielle, destinée à être entendue. La femme debout représenterait quant à elle la musique en ce qu’elle a de divin et de secret : ce pourquoi, dépourvue de tout vêtement terrestre, elle cherche sa vérité dans l’au-delà du tableau.


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Rosso Fiorentino

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1526 Caraglio Junon dans une niche d apres un dessin de Rosso FiorentinoVénus 1526 gravure de Jacopo Caraglio Hercule dans une niche d apres un dessin de Rosso FiorentinoHercule

Vers 1526, série des « Dieux dans une niche » gravée par Jacopo Caraglio, d’après des dessins de Rosso Fiorentino.

Dans la foulée de Michel-Ange, les maniéristes italiens utiliseront assez parcimonieusement le nu de dos, plutôt dans des oeuvres secondaires où la diversité des postures s’impose : ainsi cette série de vingt figures mythologiques, très contraintes par le parti-pris de la niche , n’utilise que deux fois la formule [23].



1525-50 CARAGLIO Love Of Gods
Dans la série des Amours des Dieux, propice à toutes les combinaisons dénudées, seule la première des vingt gravures présente une figure vue de dos, ce qui semble confirmer le rôle d’ouverture de cette posture.


1525-50 Caraglio Philyra aime par Saturne transforme en cheval, serie Les Amours des Dieux, Rikjsmuseum, AmsterdamPhilyra aimé par Saturne transformé en cheval
Jacopo Caraglio, série Les Amours des Dieux, Rikjsmuseum, Amsterdam

D’après Vasari, le dessin en serait dû à Rosso Fiorentino. Noter par terre la jambe de bois de Saturne, attribut oublié lors de sa transformation mais qui sert aussi, sous la faux, d’allusion humoristique à sa castration par Jupiter.


Rosso Fiorentino, 1494-1540; Male and Female Nude and Three Female FiguresRosso Fiorentino, avant 1540, Fizwilliam Museum Oxford

L’idée de ce dessin, dont le sujet reste inconnu, est clairement l’opposition entre les deux anatomies.


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Autres maniéristes

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Carlo_Portelli 1566 Immaculate_Conception Florence, Galleria dell'Accademia eglise OgnissantiLa dispute de l’Immaculée Conception
Carlo Portelli, 1566, Galleria dell’Accademia eglise Ognissanti, Florence

Sur ce tableau très exceptionnel, qui superpose Marie et Eve , voir Habillé/déshabillé : la confrontation des contraires .


Cornelis Cort after Federico Zuccari Lament of the Art of Painting, 1579 METLes Lamentations de la Peinture
Dessin de Federico Zuccari, gravé par Cornelis Cort , 1579, MET

Cette grande gravure (en deux plaques) propose elle-aussi une composition en deux registres, avec un nu féminin spectaculaire au beau milieu du registre inférieur.

 

Zuccari, en bas à gauche, travaille dans son atelier devant un grand tableau, représentant à gauche des forgerons produisant la foudre de Jupiter, à droite trois Furies assistant à la destruction d’une ville. Il contemple une femme nue, aux pieds ailés et à la tête auréolée de flammes, qui surgit au dessus d’une fosse ou gît l’allégorie de l’Envie. Les attributs de la femme nue sont ceux de la Sagesse, tels que Ripa les définira, mais bien plus tard.

Dans le contexte précis de cette gravure, il semble plutôt, selon Inemie Gerards-Nelissen [24], qu’elle représente la dixième Muse, celle de la Peinture, qui dans la moitié haute de la gravure se présente habillée aux pieds de Jupiter, présentée par les Trois Grâces (dont deux sont également vues de dos).


Une composition subtile (SCOOP !)

Cornelis Cort after Federico Zuccari Lament of the Art of Painting, 1579 MET schema1
La vue de dos nous fait comprendre que Zuccari, de là où il se trouve, peut comparer la Beauté faite de main d’homme, représentée par la statue, et la Beauté divine de la Muse qui l’inspire.



Cornelis Cort after Federico Zuccari Lament of the Art of Painting, 1579 MET schema2
La Muse apparait les pieds dans une fumée et la tête auréolée de flammes, flammes qui se dupliquent dans la forge et dans l’incendie (en rouge). Traduisons :

la Peinture a le pouvoir de montrer aussi bien la Création que la Destruction, le Meilleur comme le Pire.

Or les fumées de la forge et de l’incendie sont les mêmes qui forment le sol de l’Assemblée des Dieux : ceux-ci font donc partie du tableau que peint Zuccari. C’est un « tableau dans le tableau dans le tableau » qu’ils contemplent.



Cornelis Cort after Federico Zuccari Lament of the Art of Painting, 1579 MET detail tableau
Celui-ci montre la Fortune, à la tête d’une armée de Malheurs, tenue à distance par la Foi : autrement dit l’application directe du principe énoncé plus haut.


Une interprétation théorique de la vue de dos (SCOOP !)

Cornelis Cort after Federico Zuccari Lament of the Art of Painting, 1579 MET schema3
Dès l’Antiquité, les nus vus de dos sont fréquents dans la scène des Forges de Vulcain et obligés dans celle des Trois Grâces (voir 2 Le nu de dos dans l’Antiquité (2/2)). Mais l’homme au soufflet, l’homme au marteau et la Furie brandissant ses deux torches sont trop proches de la posture de la Muse au bras levé pour relever d’une simple coïncidence.

Dans la gravure, Zuccari est le seul à voir la Muse de face, et la vue de dos est ce qu’il nous montre d’elle. Les trois nus qui lui font écho, dans le tableau dans le tableau, ont la même valeur théorique : ils sont non pas ce que le peintre voit, mais ce qu’il nous montre, pour le Meilleur ou pour le Pire.



Rareté dans l’art vénitien

Palma Vecchio

1510-28 Palma Vecchio Venus qui se peigne gravure Jacques Bouillard
Vénus qui se peigne
Palma Vecchio, 1510-28, gravure de Jacques Bouillard, 1788

On connaît seulement par des gravures cette Vénus vue de dos, attribuée à Palma Vecchio, qui faisait partie de la collection du Duc d’Orléans.


Titien

 

Titien 1553 Danae (version Wellington) Apsley House LondresDanaë, 1553, Apsley House, Londres Titien 1554 Venus and Adonis PradoVénus et Adonis, 1554, Prado, Madrid

Titien

La justification de ce nu de dos semble simple, car dans une lettre à Philippe II, le peintre le rattache explicitement au problème du paragone : il explique que les deux tableaux offriront des vues de face et de dos, permettant à la Peinture de rivaliser avec la Sculpture .

Il faut néanmoins tenir compte du fait que Titien avait probablement réalisé dix ans plus tôt pour les Farnese un pendant sensiblement identique (voir Les pendants de Titien).  Et que la vue de dos est aussi un clin d’oeil à celle de la célèbre Hébé de Raphaël, au plafond de la Farnesina (voir 5 Le nu de dos en Italie (1/2)) [24a].

De plus, elle répond parfaitement à la narration : elle exprime la résistance de Vénus, qui tente d’empêcher Adonis de partir à la chasse : sa jambe dénudée et arcboutée vers l’arrière fait contraste avec la jambe chaussée d’Adonis, en marche vers la blessure fatale.


Tintoret

Tintoret 1541-42 tavole_per_un_Tintoret soffitto_a_palazzo_pisani_in_san_paterniano_a_venezia,_,_apollo_e_dafne Galleria Estense ModeneApollon et Daphné (série des Métamorphoses d’Ovide)
Tintoret, 1541-42, plafond de la chambre du palais San Paterniano de Venise, Galleria Estense, Modène

Il n’y a chez Tintoret que ce seul cas d’un nu de dos quelque peu original. La situation au plafond imposait l’idée d’une poursuite vers le ciel, et donc d’une vue de l’arrière. La similarité entre les deux corps (postures parallèles, formes androgynes) accentue d’autant plus la différence de texture : chair et écorce. Le linge de pudeur, qui ne cache rien du fessier du Dieu, accentue le mimétisme des postures, et complète l’ovale central.


Tintoret 1570 Hercule et Antee,_c._ Wadsworth Atheneum Museum of Art,HartfordHercule et Antée
Atelier de Tintoret, 1570, Wadsworth Atheneum Museum of Art, Hartford

Depuis Mantegna, le sujet d’Hercule et Antée impose la vue de dos. Le postérieur d’Hercule est quasi nu, mis à part la queue du lion de Némée qui sert d’identificateur. Les deux cercles de témoins (terrestres et célestes) accentuent l’effet de contre-plongée qui place le spectateur, le nez sur la massue posée au sol, dans le camp d’Hercule.


1544–1548 Attributed_to_Tintoretto_-_The_Forge_of_Vulcan, NORTH CAROLINA MUSEUM OF ART RaleighTintoret (attr), 1544–1548, North Carolina Museum of Art, Raleigh 1576 Tintoret Forges de Vulcain Palais des DogesTintoret, 1576, Palais des Doges

Les Forges de Vulcain

Autre sujet dans lequel la vue de dos est classique : celui des Forges de Vulcain. Dans son premier opus, Tintoret l’utilise comme dans les sarcophages romains, pour clore le groupe des trois forgerons. Dans le second, il la place au centre du trio avec une taille hypertrophiée, pour accentuer la perspective.



1578 Tintoret The Muses Royal Collection Trust Kensington PalaceLes Muses
Tintoret, 1578, Royal Collection Trust, Kensington Palace

Dans ce groupe de neuf femmes nues autour du Soleil-Apollon, Tintoret se limite à l’inclusion habituelle d’un seul nu de dos, pour clore la composition. Plusieurs statues de Gian de Bologna ont été suggérées comme source, mais il semble que Tintoret utilisait ses propres modèles, en cire ou en terre, qu’il habillait et suspendait pour les effets de contre-plongée [24b].

Très étudiée, la pose de la Muse vue de dos est le morceau de bravoure de la composition : en équilibre sur un pied, elle accorde d’une main sa « lira da braccio » tout en la jouant de l’autre avec son archet.


Véronèse

Véronèse n’a que très peu utilisé le nu de dos.


Veronese 1556-57 Music Bibliotheque Marciana VeniseLa Musique, Véronèse, 1556-57, plafond de la Bibliothèque Marciana, Venise

Le jeune garçon fait contraste avec le buste du vieux Pan, à la virilité remplacée par des flûtes et moquée par le manche cassé de la guitare et du luth. La musique pacifie les ardeurs -comme le soulignent les paisibles lauriers – et même le postérieur enfantin est modéré par un voile bienséant.


Veronese 1560-61 Bacchus_and_Ceres Villa Barbaro MaserBacchus et Cérès
Véronèse, 1560-61, Villa Barbaro, Maser

Le voile s’impose d’autant plus pour un postérieur féminin.


Veronese 1575 Serie des Allegories de l'Amour infidelite National Gallery LondresL’Infidélité (plafond des des Allégories de l’Amour)
Véronèse, 1575, National Gallery, Londres

Le mieux est de l’escamoter par un siège, comme dans le cas de l’Infidélité : à noter le billet doux que celle-ci glisse à un des deux amants à l’insu de l’autre : l’inscription est probablement « che mi possede » (qui me possède) [25]



Après le Concile de Trente

La dernière session du Concile de Trente normalise l’art religieux :

« Tout ce qui est lascif doit être évité ; de telle façon que les figures humaines ne seront pas peintes pour être ornées d’une beauté incitant aux appétits charnels » (Session XXV, 1563) [26].

Cette réprobation, qui ne concerne officiellement que les sujets religieux, a pu néanmoins avoir un effet de freinage sur les sujets profanes (allégorie, mythologie). Il faut aussi compter avec la sophistication du regard : le nu debout, trop proche des exercices d’atelier, devait passer pour une pose rudimentaire et indigne d’un artiste accompli.

Tous ces facteurs concourent au même résultat : après les exubérances corporelles et les nudités libérées du maniérisme, revient le goût pour les proportions harmonieuses et les fesses dissimulées.

Carracci 1596 Le choix d'Hercule Capodimonte Naples
Hercule entre la Vertu et le Vice
Carrache, 1596, Capodimonte, Naples

Ce n’est pas par hasard que Carrache montre le Vice par derrière : après avoir fait le tour des choses, l’oeil des spectateurs a perdu sa naïveté et sa curiosité originelle. La croupe est a nouveau reconnue pour ce qu’elle est : un objet de désir et de scandale.
Sur ce tableau, voir 3 Les figure come fratelli : autres cas


Le Caravage

1597 ca Caravage Gallerie Doria Pamphili RomeLe repos pendant la Fuite en Egypte, vers 1597, Gallerie Doria Pamphili, Rome Amor_Vincit_Omnia-Caravaggio_(c.1602)Amor Vincit Omnia, 1601-02, Gemäldegalerie, Berlin

Le Caravage

Même un artiste aussi provocateur que Caravage ne se risque pas à la dévoiler – même celle d’un ange – dans cette composition très probablement influencée par celle de Carrache [27]. Alors que vu de face, le sexe du même Ange ne pose de problème à personne.


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Un cas exceptionnel : Le Guerchin

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1617-18 Guercino Suzanne et les viellards PradoSuzanne et les vieillards
Le Guerchin, 1617-18, Prado, Madrid

En 1617-18, Le Guerchin met en scène à sa manière de thème de la nudité découverte. Les deux vieillards décomposent efficacement les deux rôles de l’admoniteur :

  • celui à l’index levé invite le spectateur à pénétrer dans le tableau ;
  • celui au bâton, à l’intérieur, lui sert de relais et de substitut.


1618 guercino_apollo-tortures-marsyas Palazzo Pitti FlorenceApollon écorchant Marsyas, Palazzo Pitti, Florence 1618 guercino et in arcadia ego Palazzo Corsini RomaEt in arcadia ego, Palazzo Corsini Roma

Le Guerchin, 1618

La même année, Le Guerchin développe la même idée du couple témoin d’un scandale avec ces bergers d’Arcadie qui, dans le clair-obscur d’une nature somptueuse :

  • assistent à la punition du faune atteint d’hybris (il a prétendu surpasser la musique d’Apollon) ;
  • découvrent la Vanité de la vie (une souris et un crâne, au beau milieu du paradis arcadien).

L’importance des deux témoins

Pour Daniel M. Unger [28], la présence des deux témoins est essentielle et révèle une communauté de thème entre les deux oeuvres :

« Guerchin a placé les mêmes bergers au même endroit non par manque d’inventivité, mais pour représenter la même idée : en premier la punition de Marsyas, sa mort individuelle parce qu’il a péché ; en second, la mort universelle qui nous attend tous. Il est rappelé au spectateur qu’il a deux manières de conduire sa vie : dans le vice ou la vertu. La première manière est celle de Marsyas : vivre et mourir en pécheur ; la seconde est celle d’Apollon / Christ, la voie dévote, qui conduit à la rédemption et à la vie éternelle. Les deux tableaux mettent en exergue la liberté de choix… ».


Le nu de dos

Que le tableau avec Marsyas ait une signification religieuse (le châtiment des protestants comme le propose Unger) ou qu’il illustre plus généralement le châtiment des révoltés et des vulgaires (il aurait été peint pour le duc de Toscane Côme II de Médicis), explique la présence des deux témoins, mais pas l’exceptionnelle vue de dos : parmi les nombreux peintres qui ont représenté le châtiment de Marsyas, Le Guerchin est le seul à l’avoir adoptée.


Guercino-Apollo-Flaying-Marsyas-Drawing-Biblioteca-Ambrosiana-MilanBiblioteca Ambrosiana, Milan Guercino-Apollo-Flaying-Marsyas-Drawing-Biblioteca-Albertina VienneAlbertina, Vienne

Le Guerchin, Etude pour Marsyas

Et cela n’est pas venu tout seul : les deux croquis préparatoires montrent Apollon et Marsyas assis côte à côte. Pourquoi Le Guerchin a-t-il finalement choisi de redresser le dieu, à une époque où le nu debout vu de dos était totalement passé de mode ?


Une explication théorique (SCOOP !)

On peut noter que le redressement du Dieu va de pair avec l’importance accrue des deux bergers (minuscules dans le croquis de l’Ambrosiana). Leur présence fait reculer le sujet d’un cran dans la profondeur, et nous implique dans leur vision : nous regardons ce qu’ils regardent. De la même manière, la figure vue de dos fonctionne comme un relais du spectateur, mais cette fois dans l’action : nous sommes, comme Apollon, debout le rasoir à la main au dessus du faune supplicié.

En cette année 1618, explorant le thème du voyeurisme, Le Guerchin aurait donc empiriquement découvert la théorie de la Rückenfigur (voir 2 Le coin du peintre).


Une explication symbolique (SCOOP !)

Les commentateurs prétendent souvent que le violon attaché dans l’arbre est l’instrument de Marsyas, puni comme lui. Or son instrument habituel est la flûte, tandis qu’Apollon joue de la lyre. Le croquis de l’Ambrosiana montre clairement que, pour Le Guerchin, Marsyas joue de la flûte de Pan, et Apollon du violon.


Titian 1570-76 _The_Flaying_of_Marsyas Archdiocesan Museum Kroměříž,KroměřížLe châtiment de Marsyas
Titien, 1570-76, Archdiocesan Museum Kroměříž, Kroměříž

Cette modernisation de la lyre traditionnelle est déjà présente chez Titien, qui accroche dans l’arbre, à côté de l’instrument divin, celui  de la transgression [29].



1618 guercino_apollo-tortures-marsyas Palazzo Pitti Florence detail
Or Le Guerchin élimine la flûte et lui substitue, au mépris de la narration, dans un halo qui fait écho à l’auréole du Dieu, le violon avec son archet.



1618 guercino_apollo-tortures-marsyas Palazzo Pitti Florence detail 2
L’idée est probablement de suggérer que le mouvement du rasoir, accompagné des cris du supplicié, mime celui de l’archet, producteur de la divine musique. Le retournement vulgaire du Dieu, et le remplacement de l’instrument gracieux par le racloir grossier, vont dans le même sens : l’Apollon du Guerchin, le dernier nu debout vu de dos de la peinture italienne, est un violoniste qui se venge.

Johann Liss 1625-30 Apollon et Marsyas Accademia Venise 58 x 48Apollon et Marsyas, 1625-30, Accademia, Venise Johann Liss 1626-27 The Cursing of Cain Chrysler Museum of Art NorfolkCain tuant Abel, 1626-27, Chrysler Museum of Art, Norfolk

Johann Liss

Mis à part celui du Guerchin, le seul autre Apollon vu de dos est dû à Johann Liss, peintre d’origine allemande mais qui a travaillé essentiellement à Rome et Venise. Il est peu probable qu’il ait vu le tableau du Guerchin, déjà dans les collections du Duc de Toscane. Il a pu arriver à la même composition non-conventionnelle par un autre chemin : dans deux toiles de la même période, il se sert de la vue de dos, combinée à la puissance dramatique de la contreplongée, pour traduire la violence aveugle des meurtriers.



Article suivant : 7 Le nu de dos chez Dürer

Références :
[22a] H. Colin Slim « Dosso Dossi’s Allegory at Florence about Music «  Journal of the American Musicological Society, Vol. 43, No. 1 (Spring, 1990), pp. 43-98 (56 pages) https://www.jstor.org/stable/831406
[23] https://commons.wikimedia.org/wiki/Category:Gods_in_Niches,_engravings_by_Jacopo_Caraglio
James Grantham Turner, « Caraglio’s Loves of the Gods », Print Quarterly, Vol. 24, No. 4 (DECEMBER 2007), pp. 359-380 https://www.jstor.org/stable/41826756
[24] Inemie Gerards-Nelissen, « Federigo Zuccaro and the Lament of Painting » Simiolus: Neth erlands Quarterly for the History of Art, Vol. 13, No. 1 (1983), pp. 47 https://www.jstor.org/stable/3780606
[24a] Panofsky, Problems in Titian, mostly iconographic, p 151 https://archive.org/details/problemsintitian0000pano/page/150/mode/2up?q=polyclitus
[25] Elise Goodman-Soellner, « The Poetic Iconography of Veronese’s Cycle of Love », Artibus et Historiae, Vol. 4, No. 7 (1983), pp. 19-28 https://www.jstor.org/stable/1483179
[28] Daniel M. Unger, « Allegorizing Choice: The Apollo Flaying Marsyas Myth in a Religious Context » December 2010, Explorations in Renaissance culture 36 (1), p 60 https://www.researchgate.net/publication/286438072_Allegorizing_Choice_The_Apollo_Flaying_Marsyas_Myth_in_a_Religious_Context/link/5b2ccb6d0f7e9b0df5bae131/download

7 Le nu de dos chez Dürer

29 janvier 2024

Cet article présente les nus de dos de Dürer, ainsi que leur influence sur certains artistes germaniques ou italiens.

Article précédent : 6 Le nu de dos en Italie (2/2)



Les premiers nus masculins de dos

En 1494, Dürer fait son premier voyage en Italie, où il copie notamment des gravures de Mantegna (dont probablement la Bacchanale à la Cuve) et des dessins de Pollauiolo.Panofsky a consacré une étude aux liens entre Dürer et l’antiquité classique, dans lequel il propose une généalogie de ses nus masculins de dos [1].

flagellation 1495 Durer -rape-of-the-sabine-women-1495 Musée Bonnat, Bayonne schemaRapt des Sabines
Dürer, 1495, Musée Bonnat, Bayonne

Ce dessin, copie d’un dessin perdu de Pollauiolo, montre quasiment le même personnage vu de dos et vu de face (en inversant néanmoins la jambe fléchie). Sur cette question voir 3 Les figure come fratelli : autres cas .



Durer Nu masculin dos schema
Selon Panofsky, ce motif aurait été inspiré à Pollauiolo par une statue antique d’Hercule portant le Taureau d’Erymanthe. Autant on trouve aisément des sarcophages antiques correspondant à la vue de face (jambe gauche fléchie), autant le seul exemple de statue d’Hercule que Panofsky donne pour expliquer la vue de dos (Clarac, fig 2009) ne comporte  pas de Taureau, et ne fléchit pas la bonne jambe.

La suite de la généalogie de Panofsky est plus convaincante : le dessin de Bayonne explique effectivement les deux gravures de 1495 et 1497 (motif inversé), et sans doute en 1500 l’Hercule de Vienne, qui retrouve miraculeusement l’Hercule archer de Pollauiolo réalisé vingt ans plus tôt.

Quoiqu’il en soit, la grande idée de Panofsky dans cette étude est que Dürer n’a pas été directement en contact avec les antiques, mais les a connus via les artistes du Quattrocento :

« …on peut dire que Dürer a épousé la cause de l’antiquité classique contre celle du Quattrocento… Mais cela ne doit pas faire oublier que le style classique que Dürer a ainsi pu opposer à celui du Quattrocento lui avait été rendu accessible par le Quattrocento lui-même. S’il était possible à l’artiste allemand de retraduire l’idiome des Italiens dans la langue de l’Antique, il devait cette possibilité aux Italiens mêmes qu’il « corrigea ». Le Quattrocento lui-même a appris à Dürer comment le dépasser. »



Les premiers nus féminins de dos

Durer 1495 Nu feminin vu de dos LouvreAcadémie de femme debout, de dos, la main sur une hampe d’où part un voile.
Dürer, 1495, Louvre

Le premier nu féminin de dos de Dürer a probablement été réalisé durant ce premier voyage en Italie, cette fois d’après un modèle vivant.


Durer 1496 Bain des homme, bain des femmes

Le bain des hommes, gravure sur bois Le bain des femmes, dessin à l’encre

Dürer, 1496

A son retour d’Italie, Dürer se sert du thème du bain pour mettre en scène des corps de tous âges et de toutes conditions. Bien que ne constituant pas techniquement des pendants (medias différents, format différent), les deux oeuvres sont complémentaires : masculin / féminin, extérieur / intérieur, ouvert / fermé. De plus elles partagent la même composition :

  • six personnages principaux, trois debout et trois assis ;
  • un voyeur à l’arrière-plan (en bleu) ;
  • construction perspective fortement soulignée (en jaune).

Mais tandis que pour le Bain des hommes, le peintre prend place au niveau de l’homme assis, il se hausse dans le Bain des Femmes au niveau de celui qui entre-baille la porte. Ce parti-pris – familiarité côté homme, voyeurisme côté femmes, explique peut être la position du nu de dos – le premier que Dürer insère dans une composition complexe.



Durer 1496 bain des femmes schema
Manifestement, il fait système avec le voyeur et les enfants, plaçant le spectateur en situation de frustration : nous voudrions bien voir ce sexe que la femme leur montre, sans le savoir ou sans y penser. En contrepartie, les deux femmes qui lèvent les yeux tranquillement en direction de l’artiste lui reconnaissent le droit de les contempler, car leur sexe est masqué à sa.

Durer La petite fortune 1496La petite fortune
Dürer, 1496, Gallica

La même année, Dürer confirme son intérêt pour le nu féminin vu de dos, sous prétexte de représenter la Fortune debout sur sa boule. Comme dans le croquis ramené d’Italie, la femme conserve l’équilibre en s’appuyant sur un bâton, en haut duquel est fiché un chardon (voir Dürer et son chardon).

A noter la coiffe se prolongeant par une longue draperie tenue de la main droite, motif que nous retrouverons bientôt.


1497 Nicoletto da Modena a vestale Tuccia portant le crible rempli d'eau pour prouver son innocenceLa vestale Tuccia portant le crible rempli d’eau, Nicoletto da Modena, 1497

La copie par Nicoletto da Modena est intéressante sous deux aspects :

  • elle prouve la relative difficulté, pour les artistes de l’époque, de trouver des modèles féminins acceptant de poser nu ;
  • elle constitue un premier exemple de recyclage d’une iconographie originale et complexe pour traiter un sujet bien plus balisé : le miracle de la vestale qui, pour prouver son innocence. transporte de l’eau dans un tamis.

Durer 1497-1500 Female Nude Praying NGANu féminin priant, Dürer, 1497-1500, NGA

Ce croquis, manifestement saisi d’après nature, suggère qu’il était, pour une femme de l’époque, plus impudique de dévoiler sa chevelure que sa croupe.



Le problème des « quatre femmes nues »

Malgré d’intenses recherches, il n’y a pas de consensus sur la signification de cette gravure importante, la toute première datée et signée du célèbre monogramme. Tous les rapprochements possibles ont été tentés avec de oeuvres comparables ou des sources littéraires.

Sans proposer une nouvelle hypothèse, je tente ici une autre approche : les interprétations expliquent-elles ou non les symétries de la gravure , et en particulier ses deux extraordinaires nus de dos ?

Aperçu des différentes catégories d’interprétations

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durer 1497 les quatre sorcieresQuatre femme nues (Les quatre sorcières)
Dürer, 1497

Il y a autant de grandes catégories d’interprétations que de femmes dans la gravure. Je les expose rapidement, avant d’y revenir sous l’angle particulier du nu de dos.


1 La sorcellerie

Quatre femmes nues Durer sorcellerie schema

Le sujet serait la sorcellerie, à cause du diable, des ossements et de le boule, en qui de nombreux commentateurs reconnaissent une baie de mandragore. Appuyée initialement par l’autorité de Panofsky, cette interprétation est revenue en force à la faveur des études de genre : il faut dire que la gravure constitue une pièce de choix, un tournant majeur qui lie pour la première fois les sorcières et la nudité.

Parmi les articles récents, Margaret A. Sullivan [2] a modulé le caractère dénonciateur du sujet : pour elle l’époque n’était pas encore aux grands procès de sorcellerie, mais le personnage de la sorcière intéressait les humanistes en tant que survivance d’un passé païen. Très récemment, Jane L.Carroll [3] a vigoureusement défendu et étayé l’interprétation dominante : la gravure est bel et liée à la parution du premier traité contre la sorcellerie, le Malleus Maleficarum.


2 La Mythologie

Quatre femmes nues Durer mythologie schema
Le sujet serait mythologique ou allégorique : même si Dürer a supprimé tout attribut et caché comme par plaisir toutes les mains sauf une, il doit être possible de reconnaître un trio ou un quatuor bien connu. Ces interprétations se concentrent sur les postures, les regards, les différentes coiffures et la boule ; leur faiblesse est leur diversité, et la difficulté d’y intégrer le diable et les ossements.


3 La Tentation

Le sujet serait la Tentation : cette interprétation récente et que je crois décisive a été proposée en 2003 [4] suite à la mise en évidence d’un détail crucial qui était passé totalement inaperçu jusqu’alors .


4) Les interprétations extrêmes, hors discussion

  • il n’y pas de thème sous-jacent : il s’agit d’une étude anatomique et érotique dans la suite du Bain des Femmes, justifiée par un prétexte vaguement allégorique, un peu comme la Petite Fortune ;
  • il y un thème bien précis et délibérément crypté, qu’on découvre en forçant les détails à rentrer dans les présupposés (et en omettant ceux qui n’y rentrent pas) [5].


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1) Quatre sorcières

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La couronne de lauriers qui distingue la femme du centre la désigne comme l’initiée, qui s’intègre au cercle des sorcières. Le trigramme O.G.H peut être traduit par

Oh Dieu Protège-nous (de la sorcellerie)

Oh Gott Hüte (behüte uns vor Zauberei)

Cette interprétation, la plus ancienne et la plus séduisante à première vue, ne s’intéresse pas aux symétries d’ensemble et n’explique pas les deux nus de dos.


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2) Quatre figures mythologiques ou allégoriques

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2a) Nicoletto da Modena et le Jugement de Pâris

Nous avons déjà vu Nicoletto da Modena adapter la Petite Fortune au goût italien, en la transformant en vestale. Il va s’emparer de même des Quatre femmes et les mettre à sa sauce.



Quatre femmes nues Durer Nicoletto da Modena
En premier lieu, il supprime les éléments macabres, le diable, et modifie l’inscription de la boule :

Qu’elle soit donnée à la plus belle.

DETUR PULCHIOR



Quatre femmes nues Nicoletto da Modena
L’objet et la formule renvoient à la pomme du Jugement de Pâris, que celui-ci donna à Vénus, plus belle que Minerve.et Junon. Du coup la quatrième femme, celle du fond, ne peut être la déesse Éris, la Discorde, l’organisatrice de ce concours de beauté.

Nicoletto a rajouté trois attributs aux trois déesses (en bleu) :

  • pour la première un miroir, comme dans sa gravure de Vénus ;
  • pour la seconde une lance, comme dans les représentations habituelles de Minerve ;
  • pour la troisième, ce qui semble être une corne d’abondance, mais qui est en fait une torche enflammée (comme le prouve la comparaison avec son autre Jugement de Pâris) : un attribut non conventionnel de Junon, spécifique à Nicoletto.

Ainsi il n’est pas douteux que celui-ci a voulu transformer la gravure de Dürer en une représentation très inhabituelle du Jugement de Pâris... sans Pâris et avec quatre déesses au lieu de trois !

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2b) Nicoletto da Modena et un autre thème (SCOOP !)

Quatre femmes nues Durer Nicoletto da Modena schema 2
Remarquons que d’autres modifications ont visiblement pour but d’accentuer la symétrie de la composition :

  • la porte entre-baillée du mur du fond est remplacée par une ouverture latérale, sans porte ;
  • la draperie rajoutée à Junon accentue l’effet de pendant avec Vénus ;
  • le collier rajouté à Minerve la particularise et fait mieux ressortir sa totale nudité.

D’autres modifications au contraire introduisent des dissymétries :

  • la couronne de lauriers rajoutée sur la tête de Junon l’associe clairement avec Minerve ;
  • aux pieds de celle-ci, un burin a été posé sur la signature.

Ces modifications peuvent sembler fortuites. Cependant elles suggèrent un second niveau de lecture que Nicoletto aurait voulu donner à son Dürer revisité : les deux femmes vues de face, portant des coiffes à la mode du jours et placées sur le gradin inférieur, s’opposent aux deux femmes vues de dos, portant des couronnes à l’antique et placées sur le gradin supérieur.

Ainsi le concours de beauté suggéré par la phrase « DETUR PULCHIOR » n’aurait pas lieu entre les trois déesses antiques. Mais plutôt, réorganisé par Nicoletto, entre

  • la Beauté antique, illustrée par les deux déesses vues de dos, du coté de la porte simple ;
  • la Beauté d’aujourd’hui, illustrée par une moderne Vénus accompagnée de sa servante, du côté de la porte en style contemporain.

Quatre femmes nues Nicoletto da Modena Minerve
Un détail vient confirmer la grande subtilité de cette réorganisation binaire. Dans une autre gravure que Nicoletto da Modena a consacrée à Pallas (Minerve), la lance est tournée pointe en bas : l’étrange forme en fuseau, en haut de l’objet que tient la femme du centre, est donc bien l’empennage d’un type particulier de javelot, appelé dard [6]

Mais dans les Quatre Femmes, le bas du dard, caché par le pied, ne comporte pas de pointe : il se trouve que, juste à côté, le burin de Nicoletto en constitue le substitut.

Quatre femmes nues Durer Nicoletto da Modena detail

Ainsi cette femme du centre est bien Minerve, mais une Minerve personnalisée, adaptée pour célébrer, par son manque, la gloire du graveur : si son prénom NICOLETTO reste aux pieds des beautés modernes, son patronyme complet, MODENENSIS ROSEX, se hisse dans le camp des déesses antiques, atteignant ainsi à l’Immortalité.


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2c) Les trois Grâces et Vénus

Quatre femmes nues Durer Venus Trois graces schema
Cette interprétation est due à Jessie Poesch [7], sur la base d’un rapprochement avec une gravure d’un Ovide moralisé, qui montre Vénus au centre, se baignant un miroir à la main et survolée par Cupidon, entourée par les trois Grâces nues portant différentes coiffes. Dans le texte, Vénus est associée à la vie voluptueuse, et les Trois Grâces aux défauts qui l’accompagnent : « avarice, concupiscence, infidélité » puis « aux trois péchés qui fréquentent la prospérité et volupté des choses. C’est assavoir luxure, orgueil et avarice. »

La figure centrale de la gravure de Dürer, surplombée par la boule, couronnée de lauriers, un crâne sous les pieds et à l’aplomb du monogramme, serait donc Vénus, une Vénus mortelle entourée par les Grâces vues dans leur acception négative. Mais impressionnée par la puissance de l’adaptation par Nicoletto da Modena, Jessie Poesch conclut néanmoins à une superposition de trois thèmes :

« La synthèse de Dürer combine ainsi plusieurs thèmes liés : le concept médiéval tardif de Vénus et de ses accompagnatrices comme symboles de la vie voluptueuse, l’idée médiévale que l’amour charnel, la luxure, est l’un des sept péchés capitaux, et les interprétations allégorisées des Trois Grâces et l’histoire classique du Jugement de Paris ranimées à la Renaissance. »

La grande faiblesse de cette analyse est structurelle : si la femme du centre est Vénus, supérieure par nature aux Trois Grâces, pourquoi est-elle :

  • la plus petite en taille ,
  • placée sur le même palier que la femme de gauche ;
  • associée à la femme de droite par le biais des ossements, femme qui est nettement mise en valeur pas son interminable coiffe ?

C’est sans doute à cause de ces difficultés que Jessie Poesch conclut à une superposition de thèmes.


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2d) Les quatre Grâces

J’exhume pour le plaisir une interprétation marginale, totalement oubliée depuis 1930. Hans Rupprich [8] avait cru trouver, dans un manuscrit de l’humaniste Pirckheimer, ami et patron de Dürer, un poème expliquant l’iconographie de la gravure :

Des Charites
Elles se tiennent nues, mais l’autre tourne le dos aux unes,
Tandis que deux bel et bien nous regardent.
On les représente nues, car c’est sans la corruption d’un voile vulgaire
Que la Grâce doit venir aux hommes honnêtes.
On les représente reliées, car elles s’allient entre elles,
Afin que la Grâce dure pour tous les temps.
Et deux d’entre elles nous regardent, tandis qu’une autre nous tourne le dos :
La Grâce, qui se donne simple, a coutume d’être rendue double.
Pirckheimer, 1495

De Charitibus
Stant pariter nude sed stat conversa duabus
Altera quum due nos bene conspiciunt
Pinguntur nude comuni velamine debet
Nullo jnfecta bonis gracia adesse viris
Pinguntur nexae , quod mutua foedera iungunt
Et duret cunctis gracia temporibus
Nosque due spectant sed versa est altera nobis
Gracia , quae simplex dupla redire solet.

Rupprich traduit le vers 7 : « Et deux d’entre elles nous regardent, dont l’une nous tourne le dos ». En comparant avec le vers 2, qui dit que deux Grâces nous regardent, il en déduit qu’il y a au total quatre Grâces, ce qui est possible dans certaines traditions grecques.

Mais comme le remarque Ludwig von Buerkel dès l’année suivante [9], Rupprich force quelque peu la traduction du second « altera » ( « ein wenig saloppen Verwendung »), en lui faisant dire « l’une » au lieu de « l’autre ».


Niccole Fiorentino 1486 Giovanna-degli-Albizzi TornabuoniGiovanna degli Albizzi Tornabuoni et les Trois Grâces
Médaille de Niccole Fiorentino, 1486

En conclusion, le poème de Pirckheimer ne donne pas le programme des Quatre femmes nues que son ami réalisera quatre ans plus tard, mais décrit simplement les Trois Grâces dans leur configuration à l’antique, telles qu’il les avait sans doute vues lors de son voyage en Italie.

En revanche, le grand intérêt du poème est qu’il donne un sens à l’opposition nu de dos / nus de face : l’un représente la grâce que l’on donne, les autres celle que l’on vous rend, à double mesure. Ce qui rend d’autant plus probable que, dans les Quatre femmes nues, Dürer ait donné un sens théorique à cette opposition, même s’il ne s’agit pas des « quatre Grâces ».


sb-line2e) Quatre stades d’un cycle

 

Quatre femmes nues Durer BehamBarthel Neham, La Mort et trois femmes nues, 1525-27

Cette relecture tardive de Barthel Beham revisite le modèle dans un tout autre sens : celui des Quatre âges de la Femme. Selon Jean Wirth [10], cette gravure à charge, mais par un élève de Dürer, est celle qui a le plus de chances de se rapprocher de l’intention initiale du maître : illustrer un cycle.

J.Dwyer, en 1971, a proposé que les Quatre Femmes nues représentent les Heures : une iconographie totalement nouvelle et difficile, puisqu’elle n’a pas d’antécédent dans l’Art antique et qu’il s’agit d’entités décrites seulement comme des jeunes femmes, sans attributs définis. Il pourrait aussi s’agir des Quatre Saisons. Ce thème temporel est cohérent avec la présence de la boule portant le millésime, divisée en douze secteurs.

Ou peut tenter d’identifier les figures par leur position dans la pièce, dans le même ordre que Beham :

  • l’Aurore/Printemps juste après la porte d’entrée (le début du cycle) ;
  • le Midi/Eté de dos, couronné de lauriers ;
  • le Soir/Automne près des flammes ;
  • la Nuit/Hiver dans l’ombre.

Ceci n’explique pas les deux niveaux de gradins. On peut aussi s’étonner que pour représenter un tel cycle, Dürer n’ait pas glissé d’indices plus marquants. Faut-il interroger les coiffes ?



v
Les spécialistes de la mode nürembergeoise de l’époque n’ont pas décelé de logique autre que sociale ([4], p 158) :

  • la femme de gauche porte une Haube (ou Festhaube), édifice compliqué réservé à la haute bourgeoisie et plutôt aux femmes mariées ;
  • celle de l’arrière-plan porte une coiffe simple, plutôt celle d’une servante ;
  • celle de droite porte une coiffe longue (Schleier), destinée à être enroulée en une sorte de turban, et spécifique des classes moyennes.

L’idée d’un cycle est séduisante, mais nous laisse sur notre faim. Heureusement un fait nouveau est apparu en 2003 (mais qui n’a pas fait basculer les tenants de la sorcellerie).


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3) Le diable tentateur

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Le détail dans le diable

Quatre femmes nues Durer Hopfer
Daniel Hopfer, une autre relation de Dürer (ce serait lui qui lui aurait enseigné la technique de la gravure à l’eau forte) nous montre ici ce que le diable tient dans sa main, presque invisible dans l’entrebâillement de la porte : le bâton fendu (brillet, Knobe) qui servait notamment, lors de la chasse au brai, à capturer les grives attirés par une chouette [11].

Dans la gravure de Hopfer, Cupidon a troqué son arc pour un luth, et c’est un Diable-oiseleur qui capture les proies de Vénus, des oiseaux à tête d’homme ridicules qu’elle attire par ses charmes (voir 1 La Coquetterie : diabolique ou mortelle). On notera le crâne sous son pied, rappelant que la Mort est l’issue de ces jeux.


Giacomo Franco 1590-1600 article Predrizet la-revue-de-l-art-ancienGiacomo Franco, 1590-1600

Une iconographie similaire se développera un siècle plus tard à partir de cette gravure italienne, montrant la coquette (la civetta) servant d’appât au démon pour engluer ses amants [12].
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Dans son étude approfondie sur la symbolique du « Knobe » à l’époque de Dürer, Jeroen Stumpel [4] conclut avec raison qu’il constitue la clé des « Quatre femmes nues », d’autant qu’il a un antécédent chez Dürer lui-même :

1494 Sebastian Brant, Das Narrenschiff, Basel Johann Bergmann von OlpeL’Elévation de l’Orgueil, illustration pour La nef des fous
Dürer, 1494

Le texte sous l’illustration explique son sens :

Ici la belle femme est donc la proie du Diable, qui se prépare à la faire rôtir sur son gril.

Pour Stumpel, les Quatre femmes nues développeraient un thème analogue, celui des femmes « qui incitent ou sont incitées à pécher » ([4], p 156).


Un piège à hommes (SCOOP !)

Quatre femmes nues Durer Diable oiseleur
Je pense pour ma part qu’on peut pousser d’un cran dans l’interprétation : plutôt que des proies pour le Démon, les quatre demoiselles ne seraient-elles pas des appâts ? Voilà qui expliquerait pourquoi les portes ne sont pas symétriques :

  • la porte ouverte à droite, est celle par où entrent les hommes de toutes conditions sociales, attirés par leurs charmes variés ;
  • la porte entre-baillée, au fond, est celle qui cache le diable-oiseleur, dans la position-même du voyeur dans Le bain des femmes : à voyeur, voyeur et demi !

Les ossements sont les restes de ceux qui sont tombés dans le piège. La boule, en forme de baie, rappelle qu’ils sont comme des oiseaux qu’on attire : les rayons de la sphère pendue au plafond, comme des oiseaux qu’on met en cage.


Ce que nous dit le trigramme (SCOOP !)

Quatre femmes nues Durer Van Meckenem
Israël Van Meckenem, un graveur prolifique de Bocholt, bien loin de Nüremberg, a recopié la gravure dès l’année suivante, avec un nombre minimal de modifications :

  • il a remplacé sans vergogne le monogramme par sa propre signature,
  • il a modifié le trigramme O.G.H. en G.B.A.

On peut tirer de ce piratage-express trois conclusions :

  • la gravure était suffisamment explicite à l’époque pour avoir du succès auprès de clients bien loin de la sphère nürembergeoise : le trigramme, quel que soit son sens, n’est donc pas un « private joke » pour humanistes avertis ;
  • c’est peut être parce qu’ils comprenaient la signification de la gravure que les amateurs déchiffraient ensuite le trigramme, et non l’inverse ;
  • le trigramme ne peut pas être les initiales des quatre femmes : il s’agit donc d’une formule abrégée, et ses deux formes doivent avoir des sens proches, ou correspondre à une traduction du latin à l’allemand ou au néerlandais.

De nombreuses significations plus ou moins arbitraires ont été proposées pour O.G.H [13] , une seule pour G.B.A [14] . Je n’irai pas chercher plus loin :

OGH : Oh Gott hülfe

GBA : Gott Behütte Alle

Dieu aide-nous

Dieu les garde tous

Ainsi, sans aucune référence à la sorcellerie, le trigramme dans son interprétation la plus traditionnelle trouve bien sa place dans le tableau tragique d’un piège à hommes, appâté avec quatre séductrices dénudées.


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4) Nus de face et nus de dos (SCOOP !)

Le côté sexy des quatre femmes nues de toutes conditions vues sous différents angles, plus le diable-oiseleur pour la morale, suffisent à expliquer le succès de la gravure. Il nous reste cependant à répondre à notre question initiale : pourquoi les deux nus de dos s’opposent-ils si clairement aux deux nus de face ?

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Jacopo di Barbari

Quatre femmes nues Durer Jacopo da Barbari
Les nus de dos à la fin du XVème siècle sont suffisamment rares pour que le rapprochement s’impose avec cette allégorie de Jacopo de Barbari. D’autant que les deux artistes se fréquentaient et s’estimaient. Pour Panofsky ( [15], p 70), c’est plutôt ici Barbari qui aurait influencé Dürer, mais l’inverse est également possible. Quoi qu’il en soit, il est flagrant que, malgré des conceptions très différentes de la Beauté féminine et malgré des capacités de dessin inégales, les deux compositions se ressemblent :

  • nu de dos à gauche; nu de face à droite ;
  • grande draperie tenue par une seule des deux femmes ;
  • décor dissymétrique :
  • porte avec diable / porte ouverte ;
  • colonne intacte / colonne tronquée.

Chez Barbari, les palmes et la couronne de laurier permettent de reconnaître la Victoire, les ailes la Renommée. Le couple vu de face / vu de dos n’est donc pas uniquement plastique : il porte aussi une valeur sémantique, celle d’une sorte de dialogue, de face à face, entre deux entités fortement couplées : la Victoire engendre la Renommée; et d’une certaine manière la Renommée aide la Victoire.

Tout se passe comme si Dürer avait dédoublé chacune des deux femmes, et éliminé les attributs mythologiques habituels.


Le Jugement de Pâris

Quatre femmes nues Durer Nicoletto da Modena schema 2
Ceci ne veut pas dire pour autant qu’il ne les ait pas remplacés par d’autres, pris dans les accessoires du quotidien. Ainsi on peut imaginer qu’un bourgeois lettré de Nüremberg aurait facilement reconnu :

  • Junon, l’épouse orgueilleuse de Jupiter, à sa coiffe d’épouse qui, vue de dos, évoque assez bien le postérieur d’un paon ;
  • Minerve, déesse de la sagesse et de la connaissance, à sa couronne de lauriers ;
  • Vénus, la gagnante du concours de Beauté, à son interminable traîne portée par une servante, qui est peut être aussi la Discorde.

Et la boule suspendue au plafond retrouve le rôle de trophée du concours que lui a donné Nicoletto da Modena.

Ainsi celui-ci n’a pas brodé à partir de la composition de Dürer, mais il l’a simplement adaptée au contexte italien : remplacement de la coiffe nürembergeoise par la couronne de lauriers, suppression du diable avec son Knobe, typiquement allemand.


En conclusion

Quatre femmes nues Durer schema
Les Quatre femmes nues sont donc bien, comme l’a pressenti Jessie Poesch, une gravure à deux niveaux de lecture :

  • une lecture « vulgaire », en tout cas encore médiévale : celle du piège de la Séduction, tendu aux hommes par le Démon ;
  • une lecture « savante » et renaissante, celle du Jugement de Pâris.

Ou plus exactement, de l’instant juste avant, puisque la Pomme de la discorde est encore pendue au plafond, et que Pâris n’apparaît pas à l’écran : parce que Pâris, c’est nous-même qui regardons la gravure.

La composition anticipe le résultat du concours :

  • sur le plateau gauche, du côté de la porte fermée, les deux déesses perdantes ;
  • sur le plateau droit, la future gagnante et la Discorde, planquée derrière la traîne comme le démon derrière la porte.

Tout comme Nicoletto de Modena et Jacopo de Barbari, Dürer accorde donc à la dialectique vue de dos / vue de face une valeur sémantique : ici celle de l’échec et du succès.

Les ossements, équitablement répartis dans les deux camps, symbolisent la Mort que la Guerre de Troie va déchaîner sur le monde. Ce sont eux en définitive qui assurent la jonction entre les deux niveaux de lecture :

  • lecture chrétienne, où le démon se sert de quatre femmes nues pour amener les hommes à leur perte ;
  • lecture antiquisante, où la Discorde se sert de trois Déesses pour inciter les hommes à la Guerre.



Dürer : derniers nus de dos

flagellation 1495 Durer abduction-of-a-woman-rape-of-the-sabine-women-1495 schemaLe choix d’Hercule entre les deux voies
Dürer, 1498 , MET

L’année suivante, dans cet autre sujet mythologique, Dürer revient à la vue de dos, masculine cette fois. Cette vue peut se justifier ici par sa valeur identificatoire : en plaçant le spectateur dans le dos d’Hercule, elle contribue à l’impliquer dans son choix. Mais cette remarque n’épuise pas la question. Sur la génèse et les interprétations concurrentes de cette gravure, voir 3 Les figure come fratelli : autres cas.

1505 Durer Femme nue vue de dos LouvreFemme nue vue de dos, Dürer, 1505, Louvre Durer 1506 Femme nue vue de dosFemme nue vue de dos, Dürer, 1506

Quelques années plus tard, Dürer produira encore ces deux remarquables nus de dos, mais sans les intégrer à une composition.

Adam et Eve, dessin, 1510

Dürer a traité plusieurs fois le thème d’Adam et d’Eve. Ce dessin, le seul où ils sont vus de dos, mérite d’être replacé dans un contexte plus général : voir ZZZ.



En Allemagne après Dürer

1510-32 Lugwig Krug allegory of ageLudwig Krug, 1510-32 Giulio_Campagnola_Zwei_nackte_Frauen 1500-15Campagnola, d’après Krug

Allégorie de l’Age

Krug, graveur de Nüremberg, isole la moitié gauche des Quatre femmes nues et rajoute un sablier et une tête de mort pour en faire une allégorie probable de la Vie (femme enceinte) entraînée par la Mort (les cheveux et le linge qui flottent en arrière soulignent le mouvement). La composition a été copiée à l’identique par Campagnola.


vBaigneuse, Ludwig Krug, 1510-32, British Museum

Krug a encore divisé le motif en le réduisant à la seule femme de gauche : la cambrure et la chevelure supprimées, la serviette qui tombe droit, lui confèrent un caractère statique. La rivière en contrebas, dont un saule étété montre la proximité, justifie par le thème du bain ce suprenant nu champêtre .


Urs Graf 1510ca Lansquenet et Fortune Stadel MuseumLe Lansquenet et la Fortune, dessin à la plume, Urs Graf, vers 1510, Städel Museum, Francfort Durer_Grande-FortuneLa Grande Fortune, Dürer, vers 1502

Le dessin utilise le même attribut que Dürer dans La grande Fortune, le vase, pour donner à cette scène de prostitution une signification humoristique :

Que Dieu nous donne le bonheur, que la fortune soit de mon côté

Got geb uns Glük, Glük (a)uf m(e)iner S(e)iten

Le texte du baldaquin joue sur le double sens de Glück pour signifier à la fois la satisfaction sexuelle du couple (le lansquenet tiré vers le lit par sa manche) et financière de la prostituée (l’assiette remplie de pièces sorties de la bourse).


Urs Graf 1517 Lansquenet et femme nue RijksmuseumLe Lansquenet et la Fortune, gravure, Urs Graf, 1517, Rijksmuseum

Pour sa gravure sur le même thème, Graf reprend la femme à la coiffe des Quatre femmes nues. La vue de dos est assortie à celle du Cupidon fessu, à la flèche enflammée, qui permet une lecture bienséante en terme de Mars et Vénus. Mais l’hypertrophie de la coupe, à l’aplomb de l’horizontalité de l’épée, impose sa métaphore grivoise.


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Sorcières vues de dos

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Ulrich_Molitor 1489 _Von_den_Unholden_Wettermachen De laniis et phitonicis mulieribus, Reutlingen chap 5 chevauchant loupSorcière chevauchant un loup pour se rendre à reculons au sabbat
Illustration du chapitre 5 du « De laniis et phitonicis mulieribus », Ulrich Molitor, 1489, Reutlingen
Durer 1500-01_Witch_Riding_on_a_Goat_(NGA_1943.3.3556)Sorcière chevauchant un bouc à l’envers, Dürer, 1500-01

La seule gravure certaine de Dürer sur le thème des sorcières illustre l’incroyable enrichissement iconographique par rapport à la gravure du traité de Molitor dix ans plus tôt, mais aussi la constance des identifiants majeurs : la sorcière est une vieille femme, et elle renverse le cours naturel des choses, comme le soulignent la monte à l’envers et le monogramme inversé.


Ulrich_Molitor 1489 _Von_den_Unholden_Wettermachen De laniis et phitonicis mulieribus, Reutlingen frontispiceFrontispice du « De laniis et phitonicis mulieribus », Ulrich Molitor, 1489, Reutlingen durer 1497 les quatre sorcieresQuatre femmes nues, Dürer, 1497

Avec un écart temporel encore raccourci, il est inconcevable que deux ossements et deux nus de dos aient constitué des marqueurs graphiques suffisants pour que les contemporains de Dürer voient des sorcières dans ces quatre femmes jeunes et séduisantes. C’est uniquement un regard rétrospectif, au travers des représentations postérieures, qui a induit cet anachronisme, aujourd’hui malheureusement incrusté.


Albrecht Altdorfer 1506 Witches' Sabbath Louvre schema

Le Sabbat des sorcières
Albrecht Altdorfer, 1506, Louvre

Comme l’a montré Charles Zyka ( [16], p 27) les premières sorcières pinups apparaissent un peu plus tard, accompagnées par tout un cortège d’accessoires. Ici la vue de dos crée une dynamique entre des deux vielles sorcières du premier plan gauche, et les jeunes qui au dessus s’envolent vers le sabbat.

Comme elles sont censées y baiser le derrière du Diable, on aurait pu s’attendre à ce que le thème des sorcières exploite à fond la vue de dos, en tant que métaphore de leurs diverses inversions. Mais bien au contraire, les fesses vont rester discrètes durant toute la mode des sorcières qui va se développer en Allemagne au cours les années suivantes.


1515 Hand Baldung Grien SorciereSorcière et dragon, 1515 1523-Baldung-Grien-Deux-Sorcieres-kunsthalle-karlsruheDeux Sorcieres, 1523, Kunsthalle, Karlsruhe

Hans Baldung Grien

Parmi les nombreuses sorcières de Baldung Grien, deux seulement exhibent leur postérieur. Le premier dessin est souvent interprété à rebours : ce n’est pas la langue du monstre qui pénètre la sorcière, mais elle qui se soulage dans sa gueule, tandis qu’à l’autre bout, pénétrée par une tige, sa queue en trompette gicle vers le ciel. ([16], p 80).

Plutôt que la vue de dos, c’est la chevelure en bataille de la sorcière qui devient le marqueur graphique de toutes ses infractions aux ordres établis.


1925 illustration de Jean MorisotJean Morisot, 1925 Trouille 1958-65 Dolmance et ses fantomes de luxureDolmance et ses fantomes de luxure, Clovis Trouille, 1958-65

Après cette belle liberté, il faudra attendre le XXème siècle pour voir réapparaître la sorcière callipyge.



En Italie après Dürer

Giovanni Battista Palumba

Palumba est un graveur rare et mal connu, que ses influences multiples rendent difficilement classable. Cinq de ses quinze oeuvres connues comportent un nu de dos, exploité de manière intentionnelle et très originale.


1500-10 Giovanni Battista Palumba A0 Chasse du sanglier de Calydon schema 1Chasse du sanglier de Calydon
Giovanni Battista Palumba (maître IB), 1500-10

Cette composition dans le style de Mantegna reflète l’influence des sarcophages antiques sur le même thème, qui montrent très souvent un personnage vu de dos bloquant le sanglier par l’avant (voir 2 Le nu de dos dans l’Antiquité (2/2)). Ici ce piqueur (en violet) a pour pendant un confrère vu de face qui prend en sandwich le monstre (en bleu), tandis qu’Atalante avec son arc et Méléagre avec sa lance lui donnent le coup de grâce.



1500-10 Giovanni Battista Palumba A0 Chasse du sanglirr de Calydon schema 2
On remarquera que le trio de pointes masculines (en bleu), fait écho au triangle de forces développé par la chasseresse (en jaune).

1500-10 Giovanni Battista Palumba A1 Rapt de ganymede MET schemaEnlèvement de Ganymède
Giovanni Battista Palumba (maître IB), 1500-10, MET

L’influence de Dürer est particuilièrement marquée dans le paysage. Les deux personnages vus de dos sont habilement mis en scène au service de la dynamique du regard :

  • au premier plan, un cavalier ayant mis pied à terre et un chasseur à pied penché sur ses chiens, font face au spectateur ;
  • au second plan, le regard s’élève vers les deux nus de dos : un cavalier sur sa monture et un chasseur à pied, les deux les yeux levés vers le ciel ;
  • en haut de l’image, les yeux s’arrêtent sur l’image particulièrement audacieuse de l’aigle copulant en vol avec l’adolescent pâmé.

1500-10 Giovanni Battista Palumba A2 Vulcan forging a winged helmet with Mars and Venus British museumVulcain forgeant un casque ailé, avec Vénus et Mars, British Museum 1500-10 Giovanni Battista Palumba A3 Les trois gracesLes Trois Grâces

Giovanni Battista Palumba (maître IB), 1500-10

Dans ces deux compositions, le nu féminin vu de dos, à gauche, n’a pas d’équivalent à l’époque en Italie. De plus, pour les Trois grâces, Palumba s’écarte ainsi de la composition à l’antique , où la femme de dos est toujours au centre (voir 2 Le nu de dos dans l’Antiquité (2/2)). Il est donc très vraisemblable que ce nu, point d’entrée dans la composition, prenne sa source dans les Quatre femmes de Dürer.

L’intention érotique des deux gravures est manifeste :

  • bras de Mars posé sur l’épaule de Vénus, tandis qu’une branche érigée perce suggestivement la cuirasse ;
  • bras tâtant le sein et mains caressant discrètement les hanches.

1500-10 Giovanni Battista Palumba A4 Acteon change en cerf schema.Actéon changé en cerf

Ce dernier opus comporte lui-aussi sur la gauche un personnage vu de dos mais habillé, Actéon, qui invite le regard du spectateur à le suivre. La cible est ici la grotte où s’abritent Diane et ses nymphes, trio qui inverse assez fidèlement celui des Grâces. Ainsi la nymphe vue de dos vient clore le parcours visuel ouvert par l’homme à la tête de cerf.


En synthèse

Si l’on s’en remet aux conclusions de Panofsky, Dürer a puisé ses premiers nus de dos non pas directement dans les sources antiques, mais chez les premiers artiste italiens (Pollaiuolo, Mantegna) qui les avaient remis à l’honneur.

Il les multipliera ensuite, aussi bien au féminin qu’au masculin, jusqu’à une gravure maîtresse, les Quatre Femmes nues, dont la clé est probablement une synthèse entre le thème chrétien de la Femme comme instrument du Tentateur, et le thème classique de la Femme comme instrument de la Fatalité, à savoir le Jugement de Pâris.

Cette gravure aura une forte influence en Allemagne, notamment dans la mode des images de sorcières qui se déclenchera un peu plus tard ; mais aussi en Italie, en une sorte de retour à l’expéditeur.

Article suivant : 8 Le nu de dos dans les Pays du Nord

Références :
[2] Margaret A. Sullivan « The Witches of Dürer and Hans Baldung Grien », Renaissance Quarterly, Vol. 53, No. 2 (Summer, 2000), pp. 333-401 (70 pages) https://www.jstor.org/stable/2901872?seq=1#metadata_info_tab_contents
[3] Jane L.Carroll, « Saints, Sinners, and Sisters « : Gender and Northern Art in Medieval and Early Modern Europe » p 94 2017 https://books.google.fr/books?id=4kMrDwAAQBAJ&pg=PA94&dq=durer+four+naked+women+seasons
[4] Jeroen Stumpel « The Foul Fowler Found out: On a Key Motif in Dürer’s Four Witches », Simiolus: Netherlands Quarterly for the History of Art Vol. 30, No. 3/4 (2003), pp. 143-160 https://www.jstor.org/stable/3780914
[6] Titien fera lui-aussi un usage inattendu de dards tournés vers la terre dans son Diane et Callisto en 1556-59, (voir XXX Titien pendants).
[7] Jessie Poesch, « Sources for Two Dürer Enigmas », The Art Bulletin Vol. 46, No. 1 (Mar., 1964), pp. 78-86 https://www.jstor.org/stable/3048142
[8] Hans Rupprich, « Wilibald Pirckheimer und die erste Reise Dürers nach Italien », p 70 et ss
[9] Ludwig von Buerkel, « Münchner Jahrbuch der bildenden kunst », Volume 8, p 2, 1931
https://books.google.fr/books?id=TkjrAAAAMAAJ&q=Altera+,+quum+duae+nos+bene+conspiciunt&dq=Altera+,+quum+duae+nos+bene+conspiciunt
[10] Jean Wirth, La Jeune fille et la mort: recherches sur les thèmes macabres dans l’art, p 75 et ss https://books.google.fr/books?id=unmnEoJRi9AC&pg=PA75#v=onepage&q&f=false
[11] Sur cette chasse et ses représentations, voir l’étude très complète de Jean-Yves Cordier https://www.lavieb-aile.com/2020/11/le-hibou-harcele-sur-les-vitraux-d-ecouen.html
[14] Paul baron de Praun, Christoph Gottlieb von Murr, « Description du cabinet de Monsieur Paul de Praun à Nuremberg », 1797, p 76
https://books.google.fr/books?id=N7KS-JbVIDEC&pg=PA76&dq=%22O.G.H%22+durer
[16] Charles Zyka The appearence of witchcraft : Print and visual culture in sixteenth-century Europe, 2007
https://books.google.fr/books?id=djyFM27pKw8C
Chapitre 3 avec illustrations :
https://yale.instructure.com/courses/2643/files/218058/download?verifier=JiZaO3rpkQYLoPaz735gddkkfSTgp2xWLTjPaje9

8 Le nu de dos dans les Pays du Nord

29 janvier 2024

Passé de mode en Italie, la vue de dos fleurit dans la seconde moitié du XVIème siècle chez les Maniéristes du Nord [0a], qui la mettent à toute les sauces. En réaction à cette surabondance, elle se raréfie à la période baroque, puis classique, sauf pour quelques thèmes avalisés pas les siècles.

Article précédent : 7 Le nu de dos chez Dürer

Les maniéristes du Nord

Jan Sanders van Hemessen

Triptyque du Jugement dernier (panneau central)
Jan Sanders van Hemessen, 1536-38, Eglise St Jacques, Anvers

Dans cet amoncellement d’académies, l’homme et la femme debout à gauche se distinguent par leur regard vers le ciel :

  •  les mains de l’homme, croisés sur le sexe par pudeur, caractérisent Adam ;
  • la longue chevelure de la femme et ses yeux tournées vers Marie, permettent de reconnaître Eve.

Cette opposition entre Eve nue et Marie habillée prépare ce qui deviendra, une vingtaine d’années plus tard, un topos pleinement assumé de la peinture italienne : (Immaculée Conception de Marteen de Vos et Portelli, voir Habillé/déshabillé : la confrontation des contraires).



Judith, Jartelln Sanders van Hemessen, vers 1540, The Art Institute of Chicago.

Il peut sembler paradoxal que les seins et les fesses de l’héroïne biblique, parangon de la chasteté, occupent l’essentiel de la surface utile. Ce cadrage audacieux participe à la dynamique de l’image, en obligeant l’oeil à analyser ce qui se trouve en périphérie, le sac, l’épée et la tête :

« De droite à gauche, le spectateur suit ainsi les trois temps du récit : Judith à droite a apporté un sac pour la tête, elle a prémédité son coup ; Judith au centre dégaine l’épée, elle passe à l’action ; la tête d’Holopherne à gauche éclairée par la lumière dans l’ombre de la tente est en quelque sorte déjà séparée du corps. Ces trois temps réunis en un seul mouvement condensent le récit dans l’instant prégnant d’une scène. Peintre anversois de la Renaissance flamande maniériste, Jan Sanders van Hemessen a en quelque sorte sécularisé la scène, en représentant une héroïne volontaire, énergique, libérée, dont la nudité combattante évoque plus les héroïnes de l’Antiquité que le culte de l’Eglise » Stéphane Lojkine [0b]

 


Maarten van Heemskerck

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1550-60 Maarten van Heemskerks Douze homme forts

Douze homme forts
Maarten van Heemskerck, 1550-60, d’après l’article d’Ilona van Tuinen [1]

Cette série de panneaux se composte de quatre scènes de la vie d’Hercule, quatre de la vie de Samon, et quatre dieux antiques. Leur disposition initiale a été perdue, mais Ilona van Tuinen a proposé une reconstitution plutôt convaincante, basée sur des arguments techniques et iconographiques. Les douze panneaux auraient été disposés en quatre trios, chacune comportant un dieu, un Hercule et un Samson.



1550-60 Maarten van Heemskerks Douze homme forts schema
Le critère de la vue de dos, non examiné dans l’étude, vient fortement à l’appui de cette reconstitution. Les quatre vues de dos, qui se répartissent inégalement entre les séries initiales (un Hercule, un Samson et deux dieux) viennent se placer symétriquement au sein de deux des trios : celui qui symboliserait le Triomphe sur le Péché, et celui du Triomphe sur le Mal.


Maarten van Heemskerck 1565 Concert_of_Apollo_and_the_Muses_on_Mount_Helicon_(Chrysler_Museum_of_Art)Concert d’Apollon et des Muses au Mont Hélicon
Maarten van Heemskerck, 1565, Chrysler Museum of Art

Un des charmes de cette composition est son manque complet de formalisme. Les femmes nues sont justifiées par la baignade dans la fontaine, et il est bien difficile, parmi les nombreux personnages, de distinguer les neuf Muses.


Maarten van Heemskerck 1565 Concert_of_Apollo_and_the_Muses_on_Mount_Helicon_(Chrysler_Museum_of_Art) schema1 Maarten van Heemskerck 1565 Concert_of_Apollo_and_the_Muses_on_Mount_Helicon_(Chrysler_Museum_of_Art) schema2

Si on s’en tient à la règle qu’il s’agit des femmes – nues au habillées – qui tiennent un instrument de musique, on en trouve effectivement neuf, dont deux sont nues et vues de dos (schéma de gauche). Si on considère que les instruments abandonnés au premier plan appartiennent aux deux femmes debout derrière l’organiste, et si on néglige les silhouettes de l’escalier, on en compte également neuf.

Autant la nudité de la muse assise à côté d’Apollon est logique (puisque lui aussi est nu), autant celle de la femme de gauche tranche avec ses voisines immédiates : ce nu n’est là que pour attirer l’oeil. La réflectographie infrarouge a d’ailleurs révélé qu’avant d’avoir cette idée, Heemskerck avait placé là deux têtes masculines barbues [2], voyeurs ou admoniteurs.

Il s’agit là d’un des premiers exemples de l’exploitation typiquement maniériste du nu debout vu de dos comme point d’accroche du regard, indiquant où commencer la lecture.


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Spranger

Flamand d’origine, Spranger est par son long séjour en Italie, puis par sa période de gloire à Vienne au service de Rodolphe II, l’artisan de la survie du maniérisme italien, sous une forme exacerbée, dans les écoles du Nord.

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Spranger 1580-82 Hermaphroditos_and_Salmacis Kusthistorisches Museum WienHermaphrodite et Salmacis, 1580-82 Spranger 1585 ca Hercule et Omphale Kusthistorisches Museum WienHercule et Omphale, vers 1585

Spranger, Kusthistorisches Museum, Vienne

Comme ses prédécesseurs italiens, Spranger est bien conscient du potentiel esthétique et érotique du derrière : il l’exploite dans plusieurs tableaux mythologiques, qui combinent les contrastes féminin/masculin, recto/verso, debout /assis, et nu/habillé (pour plus de détails, voir Pendants avec couple pour Rodolphe II)


1580-90 Spranger Sarah presenting Hagar to Abraham Dulwich Picture GallerySarah présentant Agar à Abraham
Spranger, 1580-90, Dulwich Picture Gallery

Ici tous ces contrastes se cumulent, plus l’opposition jeune / âgé.



1610 Lucas Kilian Hercules_and_Antaeus_LACMAHercule et Antée
1610, gravure de Lucas Kilian d’après Spranger, LACMA

Cet Hercule particulièrement fessu jouit d’une double queue :

  • dans son dos, la crinière tressée du Lion de Némée ;
  • entre ces jambes, celle du même lion.

Non content de vaincre le géant Antée après avoir vaincu le lion à l’arrière-plan, il en profite aussi pour écraser sous son pied l’Envie, cette vieille femme qui se transforme en racine sous ses pieds. Cette emphase visuelle illustre une moralité stoïcienne tout aussi  ampoulée :

En voyant les succès des hommes, ne te mines pas,
Si ce que tu voies t’émeut, ferme-toi aux douleurs des autres.
Car que ne contamine-t-il pas, le souffle de l’Envie ? Bien au contraire,
Si tu crois avoir vaincu un lion par ta force herculéenne,
Etre, qui que tu sois, le seul parmi tous à avoir dompté l’Envie,
Tu reconnaitras que ce qui marche, c’est l’Espérance et la Chance.

Successus hominum non intabesce videndo,

visa tibi moveant sed damna aliena dolores.

Invidia afflatu nam quid non polluit? Immo,

viribus Herculeis victum a te crede leonem,

millibus e cunctis unus quicumque jubebis

invidiae domitor, spem, fortunamque valere.


spranger 1596 mars_venus staedelmuseum Frankfurt-am-Main1596 spranger mars_venus non date staedelmuseum Frankfurt-am-MainNon daté

Mars et Vénus, Spranger, Staedelmuseum, Frankfurt-am-Main

Dans ces deux recto-verso opposés, la vue de dos aide à comprendre la dynamique :

  • dans le premier croquis, Mars pousse Vénus vers le lit, aidé par le petit amour qui lui fait basculer les jambes par en dessous ;
  • dans le second, il l’attire à lui, en fermant derrière eux le rideau.


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Goltzius

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Goltzius 1585 Venus and Mars Surprised by Vulcan RikjsmuseumVénus et Mars surpris par Vulcain
Hendrick Goltzius, 1585

Goltzius, qui a gravé plusieurs tableaux de Spranger, s’approprie ici son style au service d’un sujet original : sous la risée des Dieux de l’Olympe, Vulcain leur dévoile Mars couché avec sa femme Vénus, en flagrant délit d’adultère.

Ici la vue de dos se justifie par le sujet : elle isole Vulcain, face à tous les autres, dans son rôle ambigu : à la fois vengeur, spectateur de son malheur et acteur de son propre ridicule.


Goltzius 1586 ,Titus Manlius from The Roman HeroesTitus Manlius Goltzius 1586 Marcus Valerius Corvus from The Roman HeroesMarcus Valerius Corvus Goltzius 1586 Calphurnius from The Roman HeroesCalphurnius

Goltzius 1586 , série des Héros romains

Plus généralement, elle s’inscrit parfaitement dans le goût maniériste pour les musculatures exagérées et les points de vue surprenants.



Goltzius 1592 Hercule Farnese METHercule Farnese
Goltzius, 1592, MET

Fascinée par la sculpture, la gravure trouve une voie originale vers la troisième dimension par l’entrecroisement virtuose de traits.



Goltzius 1592 Hercule Farnese MET detail
Ici le traitement sculptural d’Hercule se traduit par trois réseaux superposés (plus les points au centre des carrés), tandis que les visages des spectateurs se contentent de deux, dans un traitement purement pictural.


Goltzius 1594 PlutoGoltzius, 1594, gravure sur bois 1595 ca JAN HARMENSZ MULLER Pluton Royal Collection TrustJan Harmenz Muller, vers 1595, Royal Collection Trust

Pluton

Porté par le succès de l’Hercule Farnese, le géant nu vu de dos se décline et s’imite : Goltzius montre les trois fleuves de l’Enfer,  Muller les trois têtes de Cerbère.


Jan Harmensz. Muller Abduction of a Sabine Woman LACMA Jan Muller 1593 Rapt d'une Sabine, d'apres un modele perdu de Adriaen de Vries A1 Jan Muller 1593 Rapt d'une Sabine, d'apres un modele perdu de Adriaen de Vries A2

Enlèvement d’une Sabine, trois vues d’après un modèle en cire de Adriaen de Vries
Jan Muller, 1593

Les graveurs pratiquent désormais sans retenue la vue de dos, masculine comme féminine, et noient la sexualité dans l’hypertrophie musculaire.


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Abraham Bloemaert

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Goltzius d apres Spranger_-_Mars_and_Venus_1588Goltzius d’après Spranger, 1588 Abraham Bloemaert Mars et venus 1592 Getty MuseumAbraham Bloemaert, 1592, Getty Museum

Mars et Vénus

Bloemaert resserre magistralement la composition de la gravure, en décalant Vénus sur les genoux de Mars et en le retournant vers lui. Le bras levé de Vénus remplace le putto pour soulever le rideau et les personnages se symétrisent dans l’ouverture en triangle. On notera le détail du putto en haut à droite, brandissant un petit phallus. Ce dessin était probablement un modèle pour une peinture ou une gravure, qui n’a pas été réalisée.


Abraham Bloemaert Jugement de Paris 1590-92 coll partJugement de Paris
Abraham Bloemaert, 1590-92, collection privée

Bloemaert emprunte à la célèbre gravure de Marcantonio Raimondi (voir 5 Le nu de dos en Italie (1/2)) :

  • l’idée de centrer la composition sur Minerve vue de dos,
  • les chars qui stationnent dans le ciel (celui de Junon tiré par des paons, celui de Vénus surplombé par trois Amours, celui de Diane escorté par un chien) ,
  • le dieu fluvial dans le coin inférieur droit (ici complété par des faunes),
  • les nymphes dans le coin inférieur gauche (ici complétées par Diane).

Le nu de dos sépare ici efficacement les deux camps :

  • à gauche le camp féminin avec le groupe des nymphes et les déesses perdantes ;
  • à droite le camp masculinVénus vient recevoir son trophée, avec un geste d’une sophistication consommée.


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Gillis Congnet

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Coignet,_Gillis 1585 ca Diana_Discovering_Callisto’s_Pregnancy musée des Beaux-Arts de BudapestGillis Congnet, vers 1585, Musée des Beaux-Arts, Budapest Cornelis Cort (d’après Le Titien) 1566 Diane et Callisto Londres, British MuseumCornelis Cort (d’après Titien), 1566, British Museum

Diane découvrant la grossesse de Callisto

Congnet a clairement repris la célèbre composition de Titien qu’il a pu connaître par la gravure de Cort, ou bien directement lors de son voyage en Italie [2a]. Il a encadré le groupe de Callisto par deux nymphes de son cru, levant symétriquement le bras. Mais la différence la plus importante est la suppression de la fontaine, qui joue un rôle symbolique important dans la composition de Titien (voir Les pendants de Titien). Congnet n’a conservé que le ruisseau, au milieu duquel il a planté deux nymphes recto-verso : c’est entre leurs ventres vierges que Diane aperçoit le ventre scandaleux de Callisto : une invention discutable quant au decorum, mais satisfaisante quant à la libido.


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Cornelis Cornelisz van Haarlem

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Cornelis van Haarlem 1588 ca The fall of Titans Statens Museum for Kunst CopenhagueLa chute des Titans
Cornelis Cornelisz van Haarlem, 1588, Statens Museum for Kuns, Copenhague

Le sujet de la Titanomachie (tout comme celui, plus fréquent de la Chute des anges rebelles) est l’occasion pour les artistes d’une démonstration d’anatomies.


Cornelis van Haarlem 1588 ca The fall of Titans Statens Museum for Kunst Copenhague schema

Cornelis Cornelisz van Haarlem est le seul à avoir structuré sa composition entre les deux puissants piliers d’un nu debout de face (en bleu) et d’un nu debout de dos (en violet), entre lesquels s’étagent au moins trois autres couples recto-verso.


Cornelis van Haarlem 1588 ca The fall of Titans Statens Museum for Kunst Copenhague detail chiens

Les deux gueules de chien latérales, également vues de face et de dos, confirment cette symétrie.



Cornelis van Haarlem 1588 ca The fall of Titans Statens Museum for Kunst Copenhague papillons
Cornelis a profité de l’enchevêtrement des corps pour glisser le portrait d’un contemporain, dont l’identité s’est perdue. Tandis que la plupart des Titans sont intégralement nus, deux figures du premier plan ont pour cache-sexe une libellule et un papillon. Le second papillon sert à attirer l’oeil sur le contraste entre la cuisse brune et le ventre pâle et bombé, indiscutablement féminin : pure plaisanterie visuelle, sans aucune source dans le récit d’Ovide.


Cornelis van Haarlem 1589 Le combat entre Ulysse et Irus coll part
Le combat entre Ulysse et le mendiant Irus
Cornelis van Haarlem, 1589, collection particulière

Ce sujet rare permet à Cornelis de reprendre les mêmes ingrédients: opposition au premier plan d’un nu de dos et d’un nu de face, au dessus d’un corps vu en raccourci.

Ici le héros gigantesque fait système avec le petit enfant assis sur un rocher : tous deux désignent le vide au centre du tableau, d’où le regard tombe vers l’adversaire abattu.


Cornelis van Haarlem 1590 allegoria_della_fortuna Musee Art et Histoire de GeneveAllégorie de la Fortune
Cornelis van Haarlem, 1590, Musée d’Art et d’Histoire, Genève

Deux ans après la Chute des Titans, Cornelis utilise le même principe des nus au premier plan canalisant l’échappée vers le centre :

  • nus debout latéraux, ici tous deux vus de dos ;
  • corps vus en raccourci au centre : l’un couché et l’autre tombant en arrière, dans un suspens spectaculaire.

Cornelis van Haarlem 1590 Massacre des Innocents Rijksmuseum schema

Le massacre des Innocents
Cornelis Cornelisz van Haarlem, 1590, Rijksmuseum, Amsterdam

Ici, les deux nus de dos sont au centre (en violet), piétinant la même mère et coupant chacun la gorge à un enfant (en rouge). Ils balisent une symétrie peu évidente à première vue :

  • à l’arrière-plan gauche, un guerrier tombé à terre est frappé par un groupe de femmes ;
  • à l’avant-plan droit, un guerrier debout échappe à un groupe de femmes.

On notera la créativité de son cache-sexe : la chevelure blonde de la mère, tendue vers son fils comme pour le retenir.


Drapeniers altaar Frans Hals MuseumTriptyque de la Guilde des Marchands de laine (Drapeniers altaar)
Musée Frans Hals, Harlem

Le panneau central été commandé à Cornelis en 1590 pour remplacer le vieux panneau central du triptyque (peut être une Assomption), en s’insérant entre les volets latéraux peints en 1546 par Maarten van Heemskerk (Adoration des bergers et Adoration des Mages). On voit que Cornelis n’a  fait aucun effort d’harmonisation avec l’oeuvre de son prédécesseur.


Cornelis van Haarlem 1588 ca The fall of Titans Statens Museum for Kunst CopenhagueChute des Titans, 1588 Massacre des Innocents, 1591

Cornelis Cornelisz van Haarlem

Il se livre en revanche à un savant panachage de ses deux oeuvres à succès :

  • de La chute des Titans, il reprend l’idée d’encadrer la composition entre deux nus debout, en vue de face et vue de dos ;
  • du Massacre des Innocents du Rijksmuseum, il récupère la figure centrale du nu de dos accroupi tranchant la gorge d’un enfant.


Cornelis-van-Haarlem-1591-The_Wedding_of_Peleus_and_Thetis-MauritshuisLa mariage de Pelée et Thétis
Cornelis Cornelisz van Haarlem, 1591 Mauritshuis

La même année, dans ce tableau qui n’a plus rien de biblique, il conserve son nu de dos à droite et le transforme en échanson, pour fermer la composition tout en résumant le sujet : la boisson et l’amour.


Cornelis van Haarlem 1592 Die_Sintflut Herzog Anton Ulrich-Museum BraunschweigLe Déluge (Die Sintflut)
Cornelis van Haarlem, 1592, Herzog Anton Ulrich-Museum, Braunschweig

Dans cet autre tableau de catastrophe, il revient à son procédé favori : encadrer la composition entre deux nus recto-verso.


Cornelis van Haarlem 1594 Apollo urged by Jupiter and the other gods to resume control from Phaeton over the chariot PradoJupiter s’excuse d’avoir dû abattre la charriot de Phaéton, auprès d’Apollon en larmes.
Cornelis Cornelisz van Haarlem, 1594, Prado, Madrid

Deux puissants nus de dos, Mars et Neptune (plus Hercule dans l’ombre à sa droite) encadrent le dialogue entre Jupiter et Apollon. Malgré cette aide pour la lecture, le sujet n’a été compris qu’en 1986 par Sluitjer, grâce au chariot cassé à l’arrière-plan [3].


Cornelis van Haarlem 1617 BATHSHEBA Gemaldegalerie, Berlin1617, Gemäldegalerie, Berlin Cornelis van Haarlem 1624 Bathseba à sa toilette Pommersfelden, château Weissenstein1624, château Weissenstein, Pommersfelden

Bethsabée au bain, Cornelis Cornelisz van Haarlem

Cornelis reprendra de loin en loin cette formule du nu de dos latéral, isolé ou accouplé en  recto-verso.


Cornelis van Haarlem 1628 The-Judgment-of-Paris National Gallery BudapestLe Jugement de Paris, National Gallery, Budapest Cornelis van Haarlem 1628 The_Mirror_of_Time Nationalmuseum StockholmLe miroir du Temps, Nationalmuseum, Stockholm

Cornelis Cornelisz van Haarlem, 1628

En 1628, alors que l’emphase maniériste est complètement passée de mode, il reste fidèle au pilier latéral. Dans le Miroir du Temps, le nu de dos sert à attirer l’oeil vers le squelette qu’il masque, et que le Temps montre au couple avec son miroir. Sur ce thème, voir 4 Fatalités dans le rétro.


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Joachim Wtewael

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Joachim Wtewael 1600 he_Battle_Between_the_Gods_and_the_Titans Chicago art InstituteLa bataille entre des Dieux et les Titans
Joachim Wtewael, 1600, Chicago art Institute

Dix ans après Cornelis Cornelisz van Haarlem, un autre maniériste hollandais de la même génération, reprend le thème de la Titanomachie, avec rien moins que trois guerriers debout vus de dos :

  • les deux nus qui flanquent la composition sont des Titans, en duel respectivement avec Saturne dans un nuage et Minerve en vol ;
  • le troisième est Mars lui-même, qui n’a pas craint de mettre pied à terre.



Joachim Wtewael 1600 he_Battle_Between_the_Gods_and_the_Titans Chicago art Institute schema
Sa haute figure centrale, mise en valeur par des étoffes multicolores, est l’antithèse des deux Titans courbés et poussés dans les coins. Il a cessé de combattre et, de sa main tendue vers Jupiter, fait le signe de la victoire.


Henri_Martin_-_'Titans_Fighting_against_Jupiter',_1884-1885 Museu Nacional de Belas Artes Rio de JaneiroLes Titans luttant contre Jupiter
Henri Martin, 1884-85, Museu Nacional de Belas Artes, Rio de Janeiro

Rarement traité, ce sujet appelle mécaniquement la vue de dos et le contreplongée.


v1601, Mauritshuis Joachim Wtewael 1606-10. Mars and Venus Surprised by the Gods Getty Museum1606-10, Getty Museum

Joachim Wtewael, Mars et Vénus surpris par les Dieux, 21 x 15,5 cm

Wtewael remploiera par deux fois le nu de dos, en transposant la gravure de Goltzius dans ces deux tableaux sur cuivre, véritables chefs d’oeuvre de la miniature [4].


vJoachim Wtewael, 1615 Peter_Paul_Rubens-1597-99-The_Judgment_of_Paris-National-GalleryRubens, 1597-99

Le Jugement de Paris, National Gallery Londres

Ces deux Jugements de Pâris de la National Gallery paient tous deux un lointain tribut à la composition de Marcantonio Raimondi, avec Minerve vue de dos, le petit Cupidon dans les jambes de sa mère, la couronne en vol, et le dieu fluvial dans le coin inférieur droit.

Dans sa fuite en avant maniériste, Wtewael surenchérit dans la surcharge en situant le Jugement de Pâris dans un Eden surpeuplé, avec au fond à droite un banquet de nymphes et de satyres pétrifiés sous le figure menaçantes d’Eris.



Peter_Paul_Rubens 1597-99 The_Judgment_of_Paris National Gallery schema
Quinze ans plus tôt, le jeune Rubens, juste avant ou au début de son premier séjour en Italie, avait déjà éliminé les torsions et les élongations dans une solide composition triangulaire, où Minerve forme à la fois un couple vu de dos avec Pâris (en vert), et un couple recto-verso avec Junon (en bleu), qui se décale vers la droite afin de marquer sa défaite.



Après le maniérisme

Après les extravagances maniéristes, le nu de dos, à nouveau considéré disgracieux et inconvenant, se raréfie à l’époque baroque, puis classique : significativement, on n’en trouve aucun exemple chez Poussin. Il ne se maintient que dans quelques sujets, bien balisés depuis l’Antiquité : les Trois Grâces, le Jugement de Pâris, les Forges de Vulcain, les Travaux d’Hercule, ou les Baigneuses.

On trouvera ci-dessous quelques rares utilisations remarquables.

Le nu de dos chez Jordaens

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La Fertilité

v1623, Musées royaux des Beaux Arts, Bruxelles 1650-78 Jordaens_Allegory_of_Fertility Musee des Beaux Arts, Gand1650-78, Musée des Beaux Arts, Gand

Jacob Jordaens, Allégorie de la Fertilité (satyres et nymphes offrant des fruits à Pomone)

Il faut s’appeler Jordaens et être au sommet du succès pour oser placer au centre du tableau, comme personnage principal, un fessier aussi triomphal, aggravé par la pose penchée et par le linge qui le dévoile.

La seconde version est une autocitation, nettement moins provocante.


Vénus Colonna (Type Aphrodite de Cnide, Praxitèle), Musées du Vatican

La source de Jordaens est très probablement cette Vénus, dont la vue de dos était célèbre par une anecdote racontée par Pline, non sans rapport avec le thème de la Fertilité :

« Le petit temple où elle est placée est ouvert de tous côtés, afin que la figure puisse être vue en tous sens, la déesse même y aidant, à ce qu’on croit. Au reste, de quelque côté qu’on la voie, elle est également admirable. Un individu, dit-on, se passionna pour elle, se tint caché pendant la nuit dans le temple, et se livra à sa passion, dont la trace est restée dans une tache ». Pline Histoire Naturelle, livre XXXVI

Dans un passage savoureux [5], le Pseudo-Lucien fait faire par Callicratidas, qui préférait les garçons, un éloge passionné de cette croupe, et précise que la tache compromettante se situait à l’arrière de la cuisse.


1624 Moeyaert Mercure et Herse MauritshuisMercure et Hersée
Moeyaert, 1624, Mauritshuis
1650 SALOMON DE BRAY Hagar BrouAgar amené à Abraham par Sarah
Salomon de Bray, 1650, Agnes Etherington Art Centre, Queen’s University, Kingston

Ces deux peintres néerlandais ont probablement emprunté le motif à Jordaens.


1630 ca Matteo Loves Venus pleurant AdonisVénus pleurant Adonis, vers 1630, Matteo Loves, collection particulière

Ce peintre portugais éloigné, en revanche, s’est probablement directement inspiré, pour sa Vénus vue de dos,  de la Vénus Colonna, en transformant la serviette en mouchoir.


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Jordaens 1652 Jupiter, Io et JunonJupiter, Io et Junon
Gravure de Jordaens, 1652

Jordaens lui-même remploiera  la vue de dos libidinale dans ce sujet très osé, qu’il n’a traité qu’en gravure : Jupiter reluque le dos de la nymphe Io tandis que, dans son propre dos, la jalouse Junon apparaît dans un nuage et interrompt l’action. On connait la suite : pour parvenir à ses fins, Jupiter sera obligé de transformer Io en vache et lui-même en taureau.

Le bras levé de la nymphe sert à attirer l’attention sur l’oblique symétrique, le vieux tronc qui matérialise de manière éloquente l’excitation du dieu.


Jordaens 1655 Bacchus et Ariane Musee de BostonBacchus et Ariane, Jordaens, 1655, Musée de Boston

Les trois satyres ont découvert Ariane endormi, dont Bacchus tombe amoureux.  Ici, la vue de dos exprime simplement la marche en avant, et accompagne le mouvement d’élévation vers le ciel de la couronne aux douze étoiles (la constellation de la Couronne boréale).


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Un nouveau thème : la femme du roi Candaule

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1646 jacob-jordaens king-candaules-of-lydia-showing-his-wife-to-gyges Nationalmuseum Stockholm,Le roi Candaule de Lydie montrant sa femme à Gyges
Jordaens, 1646,Nationalmuseum Stockholm

Jordaens est le premier à voir pensé à la vue de dos pour illustrer avec précision l’histoire de voyeurisme racontée par Hérodote. Le roi Candaule veut montrer la beauté de la Reine, dont il est très fier, à son serviteur Gygès :

« Je te placerai dans la chambre où nous couchons, derrière la porte, qui restera ouverte : la reine ne tardera pas à me suivre. A l’entrée est un siège où elle pose ses vêtements, à mesure qu’elle s’en dépouille. Ainsi, tu auras tout le loisir de la considérer. Lorsque de ce siège elle s’avancera vers le lit, comme elle le tournera le dos, saisis ce moment pour l’esquiver sans qu’elle le voie ». Bien sûr la Reine remarquera Gygès, et en fera le futur Roi, en emplacement de Candaule.

Jordaens montre Gygès et Candaule sur la droite, mais c’est bien sûr le spectateur qu’il place dans la situation du voyeur.


1650 ca Jacob Van Loo, Coucher a l'italienne musee des Beaux-Arts de LyonCoucher à l’italienne, Jacob Van Loo, vers 1650, Musée des Beaux-Arts de Lyon Rubens (ecole) 1645-1650 Le bain de Diane La_modella_del_pittore coll partLe bain de Diane (La modèle du peintre), Rubens (école), 1645-1650, collection particulière

Van Loo pousse d’un cran dans la provocation, en supprimant l’alibi mythologique : le cadrage serré invite le spectateur non plus à regarder, mais à suivre la femme dans son lit.

Dans le second tableau, le peintre anonyme a repris le chien, la chemise blanche et le rideau rouge de Jordaens, dans une scène d’extérieur totalement artificielle.


1675–80 Eglon van der Neer _Die_Frau_des_Candaule_entdeckt_den_versteckten_Gyges Museum Kunstpalast DusseldorfEglon van der Neer, 1675–80, Museum Kunstpalast, Dusseldorf 1670 ca Frans_van_Mieris_(I)_-_Gyges_in_de_slaapkamer_van_koning_Candaules_-_G_2345_-_Staatliches_Museum_SchwerinFrans van Mieris (I), vers 1670, Staatliches Museum, Schwerin

Le roi Candaule de Lydie montrant sa femme à Gygès

En plan large, la composition de Jordaens devient un amusement graphique, sur le mode « Trouvez Gygès ».


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Une invention isolée (SCOOP !)

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Francois Perrier, 1638, Segmenta nobilium signorum et statuarum, planche 84« Vénus émergeant de la mer, statue de Praxitèle dans les jardins Borghese »
François Perrier, 1638, Segmenta nobilium signorum et statuarum, planche 84.
1640-65 Carel_van_Savoyen_(attr.) Venus_and_Adonis_on_a_dolphin Musee des BA BordeauxVénus et Adonis sur un dauphin
Carel van Savoyen (attr.), 1640-65, Musée des Beaux-Arts, Bordeaux

Van Savoyen s’est inspiré d’une des planches du célèbre recueil de statues romaines gravé par François Perrier, répertoire inépuisable de modèles pour des générations d’artistes. Sa première idée originale a été d’agrandir le dauphin pour que la mère et le fils puissent se tenir sur son dos, mode de transport quelque peu acrobatique. Sa seconde idée, plus convaincante, est purement graphique : le S du dauphin, que Cupidon effleure de la main gauche, fait écho au S du voile que sa mère déploie de la main droite.


Références :
[1] Ilona van Tuinen, The struggle for salvation: a reconstruction and interpretation of Maarten van Heemskerck’s « Strong men », Simiolus: Netherlands Quarterly for the History of Art, Vol. 36, No. 3/4 (2012), pp. 142-162 https://www.jstor.org/stable/24364748
[2a] Maud Lebrun « Une interprétation de Diane et Callisto de Gillis Congnet » dans « Les Pays-Bas et Titien au XVIe siècle » https://koregos.org/fr/maud-lebrun-les-pays-bas-et-titien-au-xvie-siecle/9680/
[4] Anne W. Lowenthal « Joachim Wtewael: Mars and Venus Surprised by Vulcan » 1995, Getty Publications https://www.getty.edu/publications/resources/virtuallibrary/0892363045.pdf
[5] Oeuvres complètes de Lucien de Samosate, Traduction Eugène Talbot, 1874, Volume 1 p 543 https://books.google.fr/books?id=mcQzAQAAMAAJ&printsec=frontcover&dq=Callicratidas#v=onepage&q=Callicratidas&f=false

Les inversions topographiques (SCOOP)

29 décembre 2023

Cette forme d’inversion s’explique par la position du couple lune-soleil relativement à l’édifice environnant. Elle concerne en premier lieu les Crucifixions, mais aussi d’autres thèmes justifiant la présence des luminaires, notamment les Majestés.

Inversions sur la vue de l’Ouest

Façade Ouest

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Croce terracotta debut 11eme s dell'antica chiesa di Sant'Alberto in Pereo Ravenna Museo NazionaleProvenant de Sant’Alberto in Pereo, Museo Nazionale, Ravenne abbazia di pomposa 11emeFaçade de l’église Santa Maria de l’abbaye de Pomposa

Croix en terre cuite, début 11ème

Dans cette composition très symbolique, la Lune et le Soleil entourent la main droite de Dieu. La croix restée en place à Pomposa, sur la façade occidentale, suggère que l’inversion sert probablement à rester en colhérence avec l’orientation de l’église : le Nord à gauche (côté Lune) et le Sud à droite (côté Soleil), ce qui coïncide avec l’orientation symbolique de la croix (voir Lune-soleil : Crucifixion 1) introduction )


Bas relief de la facade 11eme Santa Fosca TorcelloMême inversion et même cause probable dans ce bas-relief inséré dans la façade occidentale.


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Portail Ouest

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Piacenza duomo 12eme schemaCathédrale de Plaisance, portail central façade occidentale

Les majuscule correspondent aux inscriptions du portail.

Cette frise confirme la cause topographique de l’inversion : le motif central Lune/ Main de Dieu / Soleil (en jaune) s’étend de part et d’autre avec deux anges portant des étoiles (en orange) , deux vents (en vert) puis les signes du Zodiaque (en bleu).

Le motif central ainsi que les deux vents s’inscrivent dans l’orientation Nord-Est-Sud de la façade occidentale (bien que le vent du Nord, Borée, aurait été plus symétrique que le vent d’Est Eurus). Pour la présence du couple Etoile/Comète, je n’ai pas trouvé de raison autre que l’intention encyclopédique.

Le zodiaque ne s’inscrit pas dans cette logique, puisque les saisons chaudes tombent côté Nord et les saisons froides côté Sud : il s’agit ici de présenter dans le sens de la lecture la suite chronologique des mois.

On notera que la partie cosmique s’insère dans le Zodiaque à l’emplacement de l‘équinoxe d’Automne, entre la Vierge (assimilable à la Femme de l’Apocalypse) et la Balance (assimilable au Jugement dernier).



Apocalypse 890-910 BNF Nal 1132 fol 11vTroisième et Quatrième Trompette
Apocalypse, 890-910, BNF Nal 1132 fol 11v

Il est notable que les éléments de cette partie cosmique font tous partie du vocabulaire de l’Apocalypse : les vents, les anges sonnant de la trompette, la main de Dieu, la chute de l’étoile Absinthe (troisième trompette) , l’obscurcissement d’un tiers de la Lune, du Soleil et des Etoiles (quatrième trompette). Il ne s’agit probablement pas d’une simple coïncidence car, dans l’année liturgique, la période dite des Quatre Temps de septembre était consacrée à l’attente du retour du Christ et du Jugement dernier, culminant à la Saint Michel le 29 septembre [1].


Tympan de Conques ColoriseTympan du Jugement Dernier, vers 1100, Conques

Le thème du Jugement dernier impose en sa propre polarité (les Elus à la droite du Seigneur , les Damnés à sa gauche) qui prime sur les considérations topographiques : le Soleil brille au dessus des Elus, donc côté Nord.


Daroca-Puerta-del-Perdon-Colegiata 1350-1400
Christ de l’Apocalypse et Résurrection des Morts
Porte du Pardon, 1350-1400, Collégiale de Daroca (Aragon)

Lorsque le thème est moins exigeant, l’inversion topographique reparaît. Ici, elle a été rendue possible par l’absence de tout élément polarisant : pas d’Elus ni de Damnés, et surtout pas de croix centrale imposant le placement conventionnel des luminaires (voir …à la chapelle de Perse ).


1140–1232 San Rufino Assisi portail Ouest Marie Saint RuffinMarie, le Christ et Saint Rufin
Portail central de la façade occidentale, 1140–1232, Cathédrale San Rufino, Assise

Ici il ne s’agit plus du tout d’un Jugement, mais d’une vision du Ciel : Marie allaitante est à la place d’honneur, à la droite du Seigneur, tandis que le patron de l’église est à la place subsidiaire. La façade étant orientée au Nord-Ouest, la lune indique le Nord-Est et le soleil le Sud-Ouest, satisfaisant ainsi la contrainte topographique plutôt que la contrainte hiérarchique : le soleil se trouve ainsi placé au dessus du modeste Rufin.


1140–1232 San Rufino Assisi portail Ouest Marie St Ruffin portail gauche 1140–1232 San Rufino Assisi portail Ouest Marie Saint Ruffin 1140–1232 San Rufino Assisi portail Ouest Marie St Ruffin portail droit

Les trois portails de la façade Ouest

Si on lit la façade occidentale dans son ensemble, avec ses trois portails, on constate que :

  • le portail aux Lions, du côté de Marie enfantant, fait allusion à l’ascendance de Jésus (les lions de Judas) ;
  • le portail aux Paons, du côté de saint Rufin, symbolise ce qui vient après Jésus (les Paons symbolisent la Résurrection, et les quatre symboles des Evangélistes figurent sur le linteau).

Ainsi l’inversion Lune-Soleil du portail central ne sert pas uniquement à satisfaire la contrainte topographique, mais donne aussi la clé de lecture de l’ensemble :

  • le Soleil symbolise le Nouveau Testament ;
  • la Lune symbolise l’Ancien (qui reflète simplement la lumière du Nouveau).


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Choeur

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Vitrail 1160-80 Ste Segolene MetzVitrail, 1160-80, Saint Ségolène, Metz

On ne connaît pas l’emplacement original de ce vitrail. Mais s’il occupait la fenêtre axiale, l’inversion se justifierait par le souci de place le Soleil du côté d’où vient la lumière extérieure, et la Lune du côté de son reflet sur le mur.


Ormesby Psalter MS. Douce 366 13th century fol 147vPsaume 110, Ormesby Psalter, vers 1310, MS. Douce 366 fol 147v

Le Temple céleste est assimilé au choeur d’une église cosmique, remplie de nuées : d’où l’inversion lune-soleil pour correspondre aux côtés Nord et Sud.

Les figures du Père et du Fils sont en miroir, ce qui suggère une relation réflexive : de même que le Fils a été le reflet du Père sur la Terre, la lumière de la Lune reflète celle du Soleil.

Pour d’autres détails insolites de cette page, voir 4 Le nu de dos au Moyen-Age (2/2).


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Crucifix monumentaux

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orfevrerie Crocefisso di Ariberto. 1039-40. Commissionato per la perduta chiesa di San Dionigi. Museo del Duomo di MilanoCrucifix d’Aribert, 1039-40, Museo del Duomo di Milano

Ce très grand crucifix (2,37m de hauteur) était probablement suspendu à l’entrée de la nef de l’église Saint Denis, aujourd’hui disparue.


orfevrerie Crocefisso di Ariberto. 1037. Commissionato per la perduta chiesa di San Dionigi. Museo del Duomo di Milano detail lune soleil

Les personnifications des luminaires, chacune tenant une torche, sont conçues pour être distinguées de loin : la Lune par son grand croissant, le soleil par ses six rayons (qui christianisent l’image païenne de Sol avec sept rayons).



orfevrerie Crocefisso di Ariberto. 1037. Commissionato per la perduta chiesa di San Dionigi. Museo del Duomo di Milano detailDe même que le Soleil est placé du côté masculin de la nef, de même l’indigne donateur se place à droite de la croix, côté Saint Jean, inversant la position traditionnelle du don qui s’effectue de gauche à droite (voir 2-3 Représenter un don).

Il faut néanmoins noter que d’autres crucifix monumentaux italiens du Xème-XIème siècle (San Pietro de Fondi, San Michele de Pavie) partagent la même composition, sans l’inversion des luminaires : ce qui relativise quelque peu la portée de la contrainte topographique.


Bassano – Cattedrale 1160 circa

Vers 1160, Cathédrale de Bassano

Les deux luminaires, cernés par deux couronnes à 12 pointes (les mois) et 24 pointes (les heures) sont pratiquement identiques. Seul le drap qui masque le luminaire de gauche permet, par sa forme en croissant, de l’identifier comme la Lune. La disposition des luminaires, derrière les mains aujourd’hui disparues, est exceptionnelle. L’inversion « topographique » reste hypothétique, puisqu’on ne connaît pas l’emplacement initial de ce crucifix d’assez petite taille (1,10m). On peut néanmoins supposer que, comme la plupart des crucifix romans, il était placé sur une poutre de gloire traversant l’arc triomphal.


Inversions sur la vue de Sud

 

Marcilhac sur cele 11eme s south portal Tympan Pierre Paul

Tympan du portail Sud, 11ème siècle, Marcilhac-sur-Célé [2]

Ce tympan préroman, très abîmé, présente une inversion Lune-Soleil au dessus :

  • d’une Majestas Dei,
  • de deux anges portant l’un une palme (ou le fouet de la flagellation), l’autre une tige ;
  • des apôtres Pierre (identifié par l’inscription) et sans doute Paul.

En théorie, on pourrait imaginer que l’inversion résulte de l’orientation de l’église, de manière à ce que le Soleil se trouve côté Levant. Cependant, les tympans situés au Midi et comportant les luminaires sont extrêmement rares, et les deux principaux exemples, plus récents, ne comportent pas d’inversion (voir …dans le tympan de Parme et …à la chapelle de Perse).


Le seul cas comparable est un portail gothique dans une petite chapelle espagnole.

Tympan Monastere de San Pietro de Ansemil, Silleda ensemble photo Antonio VidalMonastère de San Pietro de Ansemil, Silleda (Galice), photos Antonio Vidal [3] Tympan Chapelle de don Diego Gomez de Deza ansemil-silleda espagnePorte de la Chapelle comtale de don Diego Gomez de Deza

La chapelle comtale gothique a été rajoutée sur le côté Sud de l’église abbatiale, en créant une grande arcade pour la communication intérieure. La façade de la chapelle, dissymétrique, remploie des éléments romans. Il est probable que le linteau avec l’agneau provient d’une porte latérale qui se trouvait sur le mur sud (avant l’ouverture de l’arcade), ce qui pourrait expliquer la position du Soleil, vers l’Est. Quoi qu’il en soit, la position des astres est également liée au sens de progression de l’Agneau, qui va de la Nuit vers le Jour.


1256–1280 Lincoln cathedral North wall spandrel 2Deuxième écoinçon du mur Nord de la nef
1256–1280, cathédrale de Lincoln

Le soleil est placé à droite, côté choeur.


 

Yates Thompson 11, f.6v
Le Traité de l’amour de Dieu
BL Yates Thompson 11 fol 6v

Même cause pour cette inversion sur les deux pinacles du transept : le Soleil est placé du côté Est de l’église, la direction vers où le coq regarde pour proclamer le lever du jour (voir aussi …dans la Sainte Abbaye).


Crucifixion_77Champeaux_CollStMartin-3e travée du collatéral nord du chœurJugement dernier et Crucifixion, 1513,
Collégiale Saint Martin de Champeaux, 3eme travée du collatéral Nord du chœur

Dans la lancette de gauche, des deux anges sonnant de la trompette appellent les morts au Jugement : « Surgite, mortui, venite ad judicium ». On lit encore la réponse que leur faisaient les deux donateurs (Jean et Nicolas Arbalète, 1513), dans la partie aujourd’hui disparue [4] :

En toi, Eternel, j’ai mis mon espérance. Puissé-je ne pas avoir honte pour toujours.

In te, Domine, speravi : non confundar in aeternum

La lancette de droite montre un chanoine (non identifié) priant au pied d’une Crucifixion. La verrière se situant du côté Nord du choeur, au niveau de l’autel, ce chanoine est dans la même situation que l’officiant.

L’inversion chronologique entre Jugement dernier et Crucifixion s’explique par le statut des donateurs : en avant le chanoine, an arrière les pénitents. Elle se comprend aussi dans l’optique du Dieu le Père, qui trône dans la rose : le Christ vengeur se situe à sa droite, et le Christ souffrant à sa gauche.

L’inversion Lune-Soleil résulte ici encore de l’emplacement côté Nord : elle a pour effet de faire du Jugement dernier une scène nocturne, ce que peut justifier la seconde épître de Pierre :

« le jour du Seigneur viendra comme un voleur dans la nuit »  2 Pierre 3:10


Autres inversions topographiques

 

Cloister catedrale tarragone vers 1200 schemaVers 1200, Angle Nord du cloître de la Cathédrale de Tarragone

Les chapiteaux du pourtour du pilier Nord intercalent des scènes de la Genèse (Abel et Caïn, Histoire de Noé) et des scènes de la Passion. Aussi étrange que cela puisse sembler, la scène de l’Ivresse de Noé, à droite de la Crucifixion, doit probablement son emplacement :

  • à une association d’idée entre le vin et le porteur de vinaigre ;
  • à une parenté typologique :

« Noé fut figure de la vérité à venir en buvant non pas de l’eau, mais du vin, et en exprimant ainsi l’image de la Passion du Seigneur«  Saint Cyprien de Carthage, Epistulae, 63,3

Dans le chapiteau de la Crucifixion, les faces latérales affichent le Bon Larron comme exemple pour le spectateur, côté galerie, et masquent le Mauvais par le chapiteau de Noé. L’inversion Lune-Soleil positionne ce dernier du côté d’où vient la lumière extérieure, et plus précisément côté Est (puisque nous sommes dans l’angle Nord du cloître).

Le chapiteau de la Déposition présente la même inversion, à la fois par cohérence et par nécessité graphique : ainsi la tête du Christ, tombant comme toujours du côté gauche, masque le luminaire mineur, la Lune.



Références :
[4] Bulletin de la Société d’histoire et d’archéologie de l’arrondissement de Provins, 1898, p 11 https://books.google.fr/books?id=oXZMAAAAMAAJ&pg=RA2-PA11#v=onepage&q&f=false

1 Les figure come fratelli : généralités

18 décembre 2023

Fra En 1977, David Summers [1] a baptisé ainsi un dispositif particulier qui se développe lors de la Renaissance italienne, et consiste en deux figures l’une vue de face et l’autre vue de dos, disposées symétriquement. Les figures doivent être très similaires, ce qui exclut les couples mixtes, tel par exemple Adam et Eve autour de l’arbre.

Cet article reprend quelques-uns des exemples donnés par Summers, et les prolonge en arrière et en avant dans le temps.



Quelques précurseurs antiques

Les nus vus de dos sont rares dans l’art antique, et apparaissent dans des contextes ou des iconographies spécifiques (voir 1 Le nu de dos dans l’Antiquité (1/2)). On s’intéresse ici aux cas encore plus rares où le nu vu de dos forme couple avec un nu vu de face.

La lutte

combat Jeu de type hockey 510 av JC (National Archaeological Museum, Athens
Athlètes grecs jouant au kerētízein, 510 av JC, National Archaeological Museum, Athènes

Ce bas-relief illustre une jeu de balle, ancêtre du hockey. Les deux joueurs du centre tiennent la crosse de la main droite et fléchissent la jambe droite : malgré la vue de profil, ils sont  légèrement dissymétriques (on voit le sexe de l’un et les fesses de l’autre).

Le recto-verso s’accentue entre les équipes adverses : le capitaine, qui lève ou abaisse sa crosse, se trouve derrière ou devant ses hommes, vus de face ou vue de dos. La vue de dos signifie ici tout simplement « l’équipe adverse ».


combat 160 av. J.-C. combats Castor et Pollux enlevant Phoebe et Hilaire, filles de Leucippe, Walters Art Museum Baltimore detailCastor et Pollux enlevant Phoebé et Hilaire, filles de Leucippe (détail)
Sarcophage, 160 av. J.-C. Walters Art Museum Baltimore

Dans l’art grec comme dans l’art romain, les protagonistes d’un duel sont presque toujours représentés vus de face ou de profil. Ici, en revanche, deux guerriers s’affrontent recto verso, bouclier contre bouclier.


combat 160 av. J.-C. combats Castor et Pollux enlevant Phoebe et Hilaire, filles de Leucippe, Walters Art Museum Baltimore,

On peut faire l’hypothèse que cette solution graphique apparaît lorsqu’une arme, tenue de la main droite, empêche la représentation symétrique : ce qui n’est pas le cas, au centre, pour la scène de l’enlèvement, qui ne privilégie aucun bras.


combat retiaire contre secutor with his trident, mosaic d'une villa at Nennig Allemagne 2nd–3rd century ap JC

Duel entre un rétiaire (de face) et un secutor de dos, 2ème 3ème siècle ap JC, Nennig, Allemagne

Le recto/verso pourrait avoir pour intérêt secondaire de créer un effet de profondeur en disposant les combattants en diagonale, comme c’est un peu le cas dans cette  mosaïque. Mais l’effet recherché est probablement plus didactique qu’esthétique : il permet de mettre en parallèle l’arme offensive et l’arme défensive, et ceci dans l’ordre logique de la lecture : l’attaque entraîne la défense.

Aussi, dans tous les cas où l’un des combattants est vu de dos, c’est toujours celui de droite : la position « verso » a ainsi valeur de parenthèse fermante.


combat Codex 41 Kapitolinische Museen Inventario Sculture, S 499Inventario Albani, C 42Bataille des Indes
Inventario Sculture S 499, Inventario Albani, C 42, Musée du Capitole, Rome

On voit ici que cette convention s’applique quelque soit le sens de lecture de chaque scène (flèches jaunes) : le premier nu de dos poursuit l’éléphant, le second le stoppe, et le troisième se bat en duel.


combat scena_di_Pankration 200-220 ap JC Salzburg MuseumCombat de pancrace, 200-220 ap JC, Musée de Salzbourg combat Dares and Entellus rue des Magnans, Aix-en-Pce.Combat entre Entellus et Darès

Mosaïque découverte rue des Magnans, Aix en Provence

Dans la première mosaïque, la vue de dos désigne le vainqueur, qui vient de déséquilibrer son adversaire.

La seconde mosaïque est tirée de l’Eneide (chant V). Le boxeur Entellus affronte un jeune troyen arrogant nommé Darès : plus âgé, il est vainqueur et abat d’un coup de poing le taureau qu’il a gagné.

La vue de dos peut donc tout aussi bien connoter le vainqueur (celui qui clôt le combat) que le vaincu (celui qui recule).


En synthèse

Dans les scènes de combat, les couples recto-verso ne répondent pas à un souci esthétique, mais plutôt à une intention narrative ou logique.

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Les archers

archers assyriens Prise d'Ekron en 720 av JC Bas relief palais saron a Khorsabad Pièce V Relief 11-10 Flandrin 1846Prise d’Amqarruna (Ekron) en 720 av JC, Palais de Saron à Khorsabad, Pièce V Relief 11-10, Flandrin 1846

Ces archers assyriens sont tous vus de profil, même ceux qui attaquent la forteresse par en dessous. Ils ne sont donc pas recto-verso, mais l’artiste a néanmoins pensé à inverser la position des bras, de manière à ce que ce soir toujours le bras droit qui tire la corde.

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La chasse

Que se passe-t-il lorsqu’une proie vient s’insérer entre les protagonistes, transformant le duel en scène de chasse ?

 

Chasse de Meleagre 170—180 ap JC Doria Pamphili Gallery RomeLa chasse au sanglier de Calydon, 170—180 ap JC, Galerie Doria Pamphili, Rome

Cette scène, une des plus fréquentes sur les sarcophages romains, présente très souvent, à droite du sanglier, un chasseur vu de dos qui bloque l’animal, en pendant du héros, Méléagre vu de face, qui de l’autre côté, porte le coup fatal à l’animal monstrueux.

Cette composition peut être retracée jusqu’à l’art grec du 4ème s avant JC. Ici encore, il ne s’agit nullement d’une recherche de profondeur spatiale : uniquement de clarté narrative.


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La danse

Menades 150 ap JC Sarcophage_au_cortege_dionysiaque_-_Museo_Pio-Clementino_(Vatican)Cortège dionysiaque, 150 ap JC , Museo Pio Clementino, Vatican.

Un des cas fréquents de nu vu de dos, dans l’art antique, est celui de la Ménade dansant avec un satyre. Pour le couple central, la danse face à face crée mécaniquement des postures identiques (jambe droite en avant, bras droit en arrière).


Menade Attic sarcophag Archaeological Museum, Antalya schemaScènes bachiques
Face arrière d’un sarcophage attique, Archaeological Museum, Antalya

Dans ce cortège avançant vers la droite, il n’y pas de couples constitués, simplement une alternance des sexes. Les deux ménades en marche, l’une montrant son dos et l’autre sa poitrine, créent une alternance secondaire.


Sarcophagus_with_Bacchic_scene_S_1884_Roman_early_3rd_century_AD__Musei_Capitolini_-_Rome_Italy schemaSarcophage avec scènes bachiques, début 3ème s ap JC, Musei Capitolini, Rome

Cette frise est construite selon les deux mêmes niveaux d’alternance. La structure statique permet, en plus, une symétrie centrale.


Menade FARNESE SARCOPHAGUS, ABOUT 225 AD Isabella Stewart Gardner Museum Boston schema3Sarcophage Farnèse, vers 225 ap JC, Isabella Stewart Gardner Museum, Boston

Ce sarcophage luxueux présente une succession de six couples satyre/ménade dans des activités variées. Deux ménades sont vues de dos :

  • celle qui est déshabillée, dans le couple 4, danse avec son cavalier ;
  • celle qui est habillée, dans le couple 6, se retourne vers sa voisine pour partager des raisins, cassant l’alternance des sexes.

Apparaissent alors deux couples de figure come fratelli presque parfaites (en blanc), l’un centré sur un satyre, l’autre côte à côte.


En synthèse

Ces exemples suggèrent que l’idée de montrer la même figure recto-verso, naturelle dans la danse face à face (comme dans la lutte), a été exploitée par certains artistes antiques, non pour rivaliser avec la sculpture en ronde bosse, mais comme procédé stylistique permettant de scander de manière sophistiquée une composition en frise.

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Le bain

Hylas et les Nymphes, mosaïque du iiie siècle, Musee de Saint-Romain-en-Gal3ème siècle ap JC, Musée de Saint-Romain-en-Gal Bain Abduction of Hylas by the nymphs, 2eme century AD, from the House of the Procession of Venus in Volubilis4ème siècle ap JC, Maison de la procession de Vénus, Volubilis, Maroc

Hylas enlevé par les nymphes

Le caractère mouvementé de la scène est suggéré par divers artifices : le manteau qui vole d’un côté, le vase qui tombe de l’autre. Mais aussi par le trajet de l’oeil entre la nymphe vue de face et celle vue de dos, qui crée comme une sorte de vortex autour de la figure centrale.

Cet effet de rotation était très conscient au moins dans le premier cas : le mouvement de droite à gauche est souligné le filet d’eau qui s’échappe du vase.


En synthèse

Le seul ancêtre certain d’une figure come fratelli dans l’Antiquité est celui de la mosaïque de Saint-Romain-en-Gal : l’intention est d’impulser un mouvement de rotation, mais nullement d’obtenir un effet de profondeur.



L’invention du motif à la Renaissance

La symétrie hiératique

volume1455 Madonna_del_parto_piero_della_Francesca Monterchi,Madonna del parto, Piero della Francesca, 1455, Monterchi

Le dais et la robe de Marie, tous deux entrouverts, évoquent sa grossesse, et créent une ébauche de volumétrie cylindrique. En revanche les deux anges, qui soulèvent les rideaux dans des gestes parfaitement symétriques (en inversant les bras et les couleurs vert et brun), rabattent la scène dans le plan du tableau. Summers qualifie de « hiératique » ce type très courant de symétrie plane, qui produit une impression de majesté.


Les réticences de Fra Angelico

Chez Fra Angelico, les personnages du premier plan sont le plus souvent vus de face, ou quelquefois tous de dos, lorsqu’il s’agit de figurer des spectateurs de la scène à l’arrière-plan.


Fra Angelico 1450-53 , Armoire d'Argent -Musee San Marco Florence PentecotePentecôte Fra Angelico 1450-53 , Armoire d'Argent -Musee San Marco Florence FlagellationFlagellation

Fra Angelico, 1450-53, Armoire d’Argent, Musée San Marco, Florence

On trouve occasionnellement un couple recto verso, à un emplacement secondaire. Mais lorsqu’il s’agit de figures principales, comme dans la Flagellation, Fra Angelico respecte la symétrie hiératique, quitte à ce qu’un des bourreaux soit gaucher.


Fra Angelico-1438-40 Pala-di-San-Marco-Musee San Marco FlorenceRetable de San Marco (Panneau central),
Fra Angelico, 1438-40, Musée San Marco, Florence

La seule exception est ce panneau où Saint Côme, chapeauté, regarde vers le spectateur tandis que Saint Damien, tête nue, est agenouillé vers la Vierge.

C’est sans doute le caractère gémellaire des deux saints qui a autorisé l’audace de rompre avec la symétrie hiératique, dans l’intention symbolique de montrer les deux faces de la sainteté :

  • l’intercession en faveur du spectateur (côté Côme),
  • l’adoration (côté Damien).


Fra Angelico 1438-40 , Pala-di-San-Marco-Musee San Marco Florence Guérison miraculeuse de la jambe d'un AfricainGuérison miraculeuse du diacre Justinien
Retable de San Marco (Element de la prédelle)

Sortant d’une vapeur, les deux Saints remplacent la jambe gangrenée du malade par la jambe d’un Maure enterré la veille. C’est peut être l’ambiance surnaturelle qui justifie ici l’abandon de la symétrie hiératique ; ou bien le souci de montrer les deux saints coopérant en toute égalité de gestes. Par la taille dégressive de leurs auréoles, ils s’intègrent dans la perspective, mais le but n’est pas d’en accentuer l’effet.


Fra Angelico 1438-40 , Pala-di-San-Marco-Musee San Marco Florence Crucifixion dei_santi_cosma_e_damiano,Crucifixion et lapidation de Saint Côme et Damien
Retable de San Marco (Elément de la prédelle)

Les deux Saints sont crucifiés et lapidés, mais les flèches et les pierres reviennent vers les bourreaux. Les deux lapidateurs du centre, nécessairement vus de dos, ont des gestes parallèles. Pour les deux archers latéraux en revanche, le parallélisme ne permettait pas de viser la même cible tout en tenant l’arc de la main gauche : pour éviter d’en faire un gaucher, Fra Angelico s’est résolu à montrer de face le premier archer (sur la question des archers, voir 3 Les figure come fratelli : autres cas). Mais pour atténuer cet écart à la symétrie, il a camouflé l’archer vu de dos derrière une figure vue de face.

On voit que, vers 1440 à Florence, la formule des figure come fratelli était soigneusement évitée, considérée comme disharmonieuse.


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Les premières figure comme fratelli, chez Filippo Lippi

filippo lippi 1437 saint Frediano et saint Augustin Pala barbadori louvreLa Vierge entre saint Fridien et saint Augustin (Pala Barbadori)
Filippo Lippi, 1437, Louvre

Dans cette Conversation sacrée très novatrice, Filippo Lippi place, comme Fra Angelico, les deux saints à genoux devant la Vierge : mais il remplace le recto-verso symbolique (montrer l’intercession et l’adoration) par une vue de trois quart. Les deux saints n’ont ici aucun rapport gémellaire (l’un est le patron du quartier, l’autre celui de Augustiniens auxquels appartenait l’église Santo Spirito) : il aurait donc été malséant que l’un tourne le dos à la Vierge. Leur seul point commun est celui d’être évêques (de Lucques et d’Hippone). En les plaçant à genoux sous les deux colonnes, et à l’aplomb des deux prédelles qui leur sont respectivement consacrées, Lippi les met sur un pied d’égalité, matérialisé par les deux crosses. Rien n’empêchait de les représenter tous deux en symétrie hiératique, vus de trois quarts arrière : le choix de montrer Augustin de trois quart avant est donc purement plastique : une audace par rapport à la sacro-sainte symétrie florentine.


Annonciation Martelli
Filippo Lippi, 1438-40, Basilique de San Lorenzo, Florence

Pour D. Arasse ( [2], p p 144), les deux anges du panneau de gauche jouent à la fois :

  • un rôle symbolique (ils sont témoins de l’Incarnation alors que les humains ne voient que l’Annonciation, d’où leur place sous la colombe du Saint Esprit) ;
  • un rôle scénographique (ils servant d’admoniteurs au sens d’Alberti, en indiquant au spectateur qu’il doit regarder le panneau droit).

En notant que l’opposition vert et rouge, alternant entre la robe et les ailes, est la même que pour les deux évêques de la Pala Barbadori, on peut considérer que les deux anges sont aussi une nouvelle variation sur les figure come fratelli. En les plaçant non plus frontalement, mais en diagonale, Lippi leur invente une nouvelle fonction : celle d’accélérateur de la profondeur.

Sur ce diptyque très riche, voir aussi  Les donateurs dans l’Annonciation 7-2 …à gauche


volume 1455-60 The Pistoia Santa Trinita Altarpiece Pesellino et Filippo Lippi National GalleryRetable de la Santa Trinita de Pistoia, Pesellino et Filippo Lippi, 1455-60, National Gallery

Deux effets se conjuguent ici au service de l’effet de profondeur :

  • les quatre saints disposés en haie ;
  • les deux anges volant en sens inverse.

Cette innovation agit spatialement mais aussi dynamiquement : elle imprime au registre supérieur un mouvement tournant, autour de la colombe.


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Une courte période de développement

 

volume 1467 Master_E._S._-_Madonna_Enthroned_with_Eight_Angels_-_1948.170_-_Cleveland_Museum_of_ArtMadone trônant avec huit anges
Maître ES, 1467, Cleveland Museum of Art

Le même procédé apparaît, plus timidement, avec les deux angelots recto-verso qui soulèvent les rideaux du dais.


Pontormo,_veronica 1514 Chapelle des Papes, Santa Maria NovellaLa Véronique
Pontormo,1514, Chapelle des Papes, Santa Maria Novella

Quarante ans plus tard, avec ces deux angelots tenant leur flambeau du bras droit, les figure come fratelli ne sont plus qu’un adjuvant à l’effet de profondeur principal créé par la perspective.


Entre ces deux extrêmes, la formule fleurit particulièrement dans un sujet inventé par la Renaissance italienne, les candélabres décoratifs, inspirés des grotesques antiques.


Nicoletto Rosex da Modena Candelabre avec le dieu Mars 1507 ca BNF
Candélabre avec le dieu Mars, Nicoletto Rosex da Modena, vers 1507, BNF

Nicoletto Rosex da Modena l’emploie presque systématiquement pour tous ses candélabres. Ici, dans les trois registres :

  • victoires ailées et chevaux des Disocures autour de « Mars, Dieu des batailles (M PRELIORUM DEUS) » ;
  • amours, chouettes, et figures ailées portant les abréviations D.M. et S.C, à double sens (Divo Marti et Senatus Consulto, Da Modena et SCulpsit)
  • captifs autour de la signature NR.


Nielle attr a Peregrino da cesena 1490-1510 BNFCandélabre avec le dieu Neptune, Nielle, attribuée à Peregrino da Cesena, 1490-1510, BNF

Même utilisation à trois niveaux, dans la technique des nielles, dérivée de l’orfèvrerie.


Ainsi, pour Sanders ([1], p 83), la formule n’a eu qu’une existence transitoire :

« la figure come fratelli doit plutôt être considérée comme un complément à la perspective en tant que moyen de construction ordonnée en trois dimensions, résolvant un problème différent, mais découlant de la même intention de spatialiser les images. C’est en définitive la force du développement de l’imagination spatiale en général qui a conduit à l’abandon de la formule, trop marquées par la symétrie bidimensionnelle, dont elle était issue. L’abandon de la symétrie s’est donc opéré sur différents fronts et, après la Renaissance, la symétrie bilatérale a perdu le caractère nécessaire, général et apparemment inconscient qu’elle avait eue dans les périodes antérieures de l’art européen. »


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Le dépassement du motif, chez Raphaël

 

Raphael_-_Les_Trois_Graces_-_Google_Art_Project schemaLes Trois Grâces
Raphaël, 1504, Musée Condé, Chantilly

Dans Les Trois Grâces, « la Castitas (Chasteté) porte un pagne et n’a point de bijoux autour du cou. Voluptas (Volupté ou Plaisir), à l’opposé, se distingue par son long collier muni d’un joyau. Pulchritudo (Beauté), avec un bijou plus modeste, est la connexion entre les deux allégories les plus extrêmes : elle touche la la Chasteté à l’épaule, mais elle se tourne vers le Plaisir. » [3]

Cette composition très courante, où la femme centrale est vue de dos, remonte à l’Antiquité. Mais Raphaël en fait une sorte de démonstrateur des effets paragoniens.

En reportant le contour de la figure centrale sur les figures latérales, on constate :

  • que Raphaël a légèrement diminué la taille de ces dernières, pour tenir compte de la perspective ;
  • que les trois contours sont suffisamment différents pour éviter une répétition mécanique ;
  • que Chasteté et Beauté sont des figure come fratelli, ce qui fait pencher leur visage en sens inverse et en fait visuellement des opposées ;
  • que Beauté et Volupté sont des figures en miroir, ce qui en fait visuellement des semblables alors qu’elles sont logiquement des opposées (elles tiennent la pomme dans l’autre main).



Raphael_-_Les_Trois_Graces_-_Google_Art_Project theorie
D’un point de vue théorique, la composition nous donne à voir trois instances du Même que permet de manipuler la Peinture :

  • les figure come fratelli (vues recto-verso, la seule que peut produire la Sculpture) ;
  • les figures en miroir (symétriques par rapport au plan frontal) ;
  • les figures hiératiques (symétriques par rapport au plan sagital).

Sur ce panneau et son pendant, voir Les variantes habillé-déshabillé (version chaste) .


Raffaello trinita 1505-08 San Severo PérouseTrinité
Raphaël, 1505-08, San Severo, Pérouse

Dans cette fresque malheureusement très dégradée, Raphaël met au point deux variantes des figure come fratelli :

  • avec rotation d’un demi tour pour les angelots du haut, qui donnent l’impression de tournoyer autour de Dieu le Père ;
  • avec rotation d’un quart de tour pour les anges aux couleurs vert et jaune inversées, qui font écho à la colombe (par leurs ailes) et au Fils (par leur robe).

Ces anges qui ferment les deux rangées de Saints jouent un rôle hiératique, mais modernisé par le dynamisme des figure come fratelli.


Rafael_-_El_Parnaso_(Estancia_del_Sello,_Roma,_1511) schemaLa Parnasse
Raphaël, 1511, Vatican

Très rapidement, Raphaël structure ses compositions en combinant les différentes formes de symétrie, tout en les dissimulant par des écarts à la règle :

  • ainsi Homère et la femme vue de dos (en bleu) sont des figure come fratelli dégradées, puisque de sexe opposé ;
  • les deux femmes assises autour d’Apollon et les deux hommes debout en bas de l’arcade (en vert) sont approximativement des figures hiératiques ;
  • la jeune femme et le vieillard assis de part de d’autre de la fenêtre (en jaune) sont approximativement des figures translatées.



L’apothéose de la formule, chez Michel-Ange (SCOOP !)

L’exemple le plus éminent (et le plus méconnu) de la formule se trouve au centre de la seconde moitié du plafond de la Sixtine, celle qui a été réalisée en dernier par Michel-Ange (octobre 1511, octobre 1512).


The_Creation_of_the_Sun_and_the_Moon,_Michelangelo_(1511-12)Création des végétaux, création du Soleil et de la Lune

Dans l‘ordre du récit de la Genèse, la scène se lit de gauche à droite : Troisième Jour puis Quatrième Jour. Dans la logique visuelle, on a tendance a voir d’abord Dieu créant le Soleil et la Lune, puis se retournant et s’envolant en direction de la Terre.



The_Creation_of_the_Sun_and_the_Moon,_Michelangelo_(1508-1512) schema1
Le Jour 6 (création d’Eve), au milieu de la chapelle, a été peint au début de la dernière campagne ; puis Michel-Ange a progressé à rebours du récit de la Genèse jusqu’au Jour 1 (Séparation de la Lumière et des Ténèbres), du côté de l’autel [3a]. Il se trouve que le panneau du Jour 2 (Séparation des Terres et des Eaux) est mal placé : pour maintenir la continuité chronologique, il faudrait l’intervertir avec le Jour 4 (flèche rouge). On remettrait ainsi dans l’ordre le nombre d’angelots présents sous le manteau divin (trois pour le Jour 2, quatre pour le Jour 4, un grand nombre pour le Jour 6). L’inconvénient serait en revanche de donner à la scène visuellement la plus importante, celle du Jour 4, l’emplacement le plus petit.

Ce hiatus gênant a été expliqué par un commentateur de l’époque, Condivi ( [4] , p 49), pour qui la Séparation des Terres et des Eaux représenterait en fait le Jour 5 : Création des animaux de l’Air et des animaux de l’Eau. L’ordre chronologique est rétabli, mais pas la continuité visuelle (1-4-3-5-6). Cette idée, pourtant astucieuse puisque le panneau montre bien le Ciel et la Mer (et non la Terre et la Mer) n’a pas été reprise par les contemporains.

Plus récemment [4], on a proposé une lecture typologique selon les écrits de saint Augustin :

  • la Séparation des Terres et des Eaux symboliserait l’Eglise séparant les croyants et les païens ;
  • la Création du Soleil et de la Lune symboliserait la Seconde venue du Christ (qui implique aussi ces deux luminaires) ;
  • la Séparation de la Lumière et des Ténèbres symboliserait le Jugement Dernier (les Bons et les Mauvais).

L’inconvénient est qu’il n’y a pas de texte de Saint Augustin réunissant ces trois notions.



The_Creation_of_the_Sun_and_the_Moon,_Michelangelo_(1511-12) schema 2
En fait, l’explication est purement formelle, et montre l’extrême distance de Michel-Ange par rapport aux illustrations habituelles et séquentielles du texte :

  • les deux scènes de séparation (Lumière/Tenèbres et Dieu/Homme) sont mises en balance, dans deux rectangles aux diagonales opposés ;
  • deux ignudi vus de dos (les seuls de toute le chapelle) accompagnent Dieu vu de dos (en bleu sombre) ;
  • les trois scènes où Dieu est en vol (2 3 4) tournent autour du soleil [5].

Dans sa description de ces trois scènes, Vasari traduit à sa manière cette sensation de mouvement tournant :

« Dans le même panneau où il bénit la terre et créé les animaux, on voit cette fois une figure volante qui t’escorte : quand tu avances dans la chapelle, elle continue à tourner et se dirige dans toutes les directions ; il en va de même dans l’autre scène, quand il sépare l’eau de la terre : belles figures et acuité d’ingéniosité dignes seulement des mains les plus divines, celles de Michel-Ange. » Vasari, Le Vite Dei Piu Eccellenti Pittori Scultori E Architetti, Vol VI

Ainsi l’inversion chronologique et l’inversion visuelle que constitue la vue de dos se combinent pour interdire la lecture strictement linéaire. Tournant dans un sens ou dans l’autre, ce tourbillon central a pour effet d’inviter le spectateur à deux lectures en sens inverse :

  • de l’autel à la chapelle, dans l’ordre chronologique (approximatif) de la Genèse ;
  • de la chapelle à l’autel, dans une interprétation néo-platonicienne qui va de la Création de l’Homme à sa Perfection, sous la forme de Dieu s’auto-créant [4].

Au centre de la partie la plus sobre, la plus abstraite et la plus sacrée de la chapelle Sixtine, les trois figure come fratelli trouvent leur plus parfaite application, impulsant leur mouvement tournant aussi bien dans l’espace physique que dans celui des interprétations.


volume 1546 ca Michelangelo -Pieta_per_Vittoria_Colonna Isabella Stewart Gardner MuseumPietà (dessinée pour Vittoria Colonna)
Michel-Ange, vers 1546, Isabella Stewart Gardner Museum

A la fin de sa vie, Michel-Ange reprendra la formule, alors totalement démodée, pour les deux angelots surnuméraires de cette Pietà. Ils impriment à la scène un symbolisme rotatif non sans rapport avec celui du « pressoir mystique » [5a], un thème que certains graveurs expliciteront immédiatement :

volume 1547 gravure de Nicolas Beatrizet d'apres Michelangelo -Pieta MET1547, gravure de Nicolas Beatrizet d’après Michel-Ange

Techniquement, comme le note C. de Tolnay, la composition combine deux iconographies : celle de la Piéta et celle du Christ extrait du tombeau, soulevé par deux anges.  Ce qui autorise un effet qui était impossible dans les trois Piétas que Michel-Ange a sculptées : Marie étendant ses bras en forme de croix comme si, malgré la Déposition, elle-même restait crucifiée.

Le vers de Dante sur le montant vertical exprime cette interminable douleur et suggère le thème du pressoir mystique :

Vous ne pensez pas à ce qu’il en coûte de sang

Non vi si pensa quanto sangue costa



Pietà_per_vittoria_colonna_di_firenze
Ce peintre anonyme, en recopiant le dessin, a rajouté des auréoles et la couronne d’épines, mais supprimé la croix, ce qui rend le thème incompréhensible. Il clarifie en revanche plusieurs détails : le cordage blanc, le bandeau de poitrine ornée d’un troisième angelot, et les doigts de l’angelot de gauche qui se glissent sous l’aisselle du Christ.

El Greco Lamentation vers 1570 Philadelphia Museum of ArtLamentation
El Greco, vers 1570, Philadelphia Museum of Art

Comme le note C. de Tolnay, Le Greco fusionne ici deux idées michelangelesques : les anges tournants de la Piéta pour Vittoria Colonna, et l’enveloppe triangulaire de la Piéta du Duomo de Florence.


Michelangelo The Entombment National GalleryMise au Tombeau
Michel-Ange, 1500-01, National Gallery

Pour imaginer ses anges tournant, Michel-Ange s’est probablement souvenu de ce tableau de jeunesse, laissé inachevé : en pleine mode des figure come fratelli, il avait alors voulu appliquer la formule deux fois :

  • pour les personnages soulevant le corps du Christ (Saint Jean et une des trois Maries) ;
  • pour les deux personnages du premier plan : Marie-Madeleine vue de face, et la Vierge vue de dos (d’après un dessin du XVIIème siècle montrant le tableau dans un état moins dégradé [6] ).



L’épuisement décoratif

volume 1531-39 Parmigianino,_arcone_delle_vergine_stolte basilica di Santa Maria della Steccata a ParmaLes Vierges Folles volume 1531-39 Parmigianino,_arcone_delle_vergine_savie basilica di Santa Maria della Steccata a ParmaLes Vierges Sages

Le Parmesan, 1531-39, Santa Maria della Steccata, Parma

Trois Vierges Folles, entre Moïse et Adam en grisaille, tiennent à bout de bras deux lampes éteintes, le vase de lys sur leur tête signalant leur virginité.

De l’autre côté de l’arcade, trois Vierges Sages, entre Eve et Aaron, tiennent deux lampes allumées. La composition, extrêmement étudiée (on possède de nombreux croquis préparatoires) est identique pour les deux panneaux.



volume 1531-39 Parmigianino,_arcone_delle_vergine_savie basilica di Santa Maria della Steccata a Parma schema 2
Les deux Vierges latérales forment des figure come fratelli presque parfaites, mis à part le bras droit, tantôt levé en avant pour tenir une des lampes, tantôt baissé à l’arrière sans rien tenir : ce qui permet d’intercaler la Vierge centrale, le bras droit en arrière tirant la première lampe par en dessous, le bras gauche en avant tenant la seconde lampe par en dessus.


Parmigianino,_autoritratto_con_vergini_della_steccataChatsworth HouseAutoportrait devant les fresques de la Steccata, Chatsworth House Parmigianino Etude pour la Steccata British MuseumEtude pour la Steccata, British Museum

L’autoportrait montre :

  • que Le Parmesan était particulièrement fier de cet arrangement ;
  • que les six femmes étaient initialement conçues comme des danseuses, sans rapport avec les dix Vierges de la Parabole : dans le premier croquis elles n’ont pas de lampe, dans l’autre  elles portent sur leur tête des paniers de fleurs, et non un vase de lys, et échangent une corbeille.

L’idée des Vierges est probablement venue dans un second temps, en raison de la cérémonie de dotation de jeunes filles qui s’effectuait dans l’édifice [6a] . On remarquera d’ailleurs que les lampes, allumées ou éteintes, ne modifient pas les ombres sur les figures : preuve que ce thème était secondaire dans l’esprit du peintre.



volume 1531-39 Parmigianino,_arcone_delle_vergine_savie basilica di Santa Maria della Steccata a Parma schema
Dans la logique de l’orientation de l’édifice, les lampes éteintes ont été rajoutées du côté de l’ombre, côté Nord (en bleu sombre), les lampes allumées côté Sud (en bleu clair). En entrant dans la frise au niveau de Moïse, l’oeil du spectateur suit l’horizontale des deux bras tenant les lampes éteintes, et sort par la figure d’Adam. Celui-ci contemple la fresque du cul de four, réalisée postérieurement mais d’après un dessin du Parmesan. Après Adam, l’oeil rencontre d’abord Marie puis le Christ. Enfin, il rentre dans la seconde frise par la figure d’Eve, suit les lampes allumées des Vierges Sages et sort par la figure d’Aaron, qui le renvoie vers la nef. Ceci fournit un autre argument quant au placement des Vierges : du point de vue de la Parabole, il est logique que les Vierges Sages se trouvent du côté du Christ, puisqu’elles ont allumé leur lampe justement pour l’accueillir. Malheureusement, l’iconographie du Couronnement imposait de placer Marie en position d’honneur, à la droite du Christ : donc du côté des Vierges folles.

Logiquement, Le Parmesan aurait dû choisir de placer Eve de ce côté, en face de la nouvelle Eve, et Adam en face du nouvel Adam. Mais Il a préféré suivre une logique hiérarchique où, dans son parcours continu, l’oeil rencontre d’abord la figure principale des trois couples : Moïse avant son frère Aaron, Marie mère de Dieu avant son Fils, Adam avant son épouse Eve. Ce qui aboutit à placer Moïse du côté de la Folie (on peut le justifier par le fait qu’il brise les tables de la Loi devant la Folie des hommes) mais Eve et Aaron, chacun avec son serpent, du côté de la Sagesse, ce qui constitue pour le moins un impair théologique. Toutes ces incohérences disparaissent si on revient à la conception initiale, des danseuses et non des Vierges. Le fait que les commanditaires n’aient pas protesté suggère que l’idée des Vierges venait probablement d’eux [7].

On voit que, pour Le Parmesan, les considérations décoratives primaient largement sur les considérations religieuses ou supposément ésotériques.


Parmigianino_-_After_-_Two_winged_putti_supporting_a_third,_after_Parmigianino,_1870,0813.904 British MuseumDeux putti en supportant un troisième, d’après Le Parmesan, British Museum (1870,0813.904) parmigianino-attributed-to-three-women-carrying-vessels-1993-378-imorgan libraryTrois femmes portant des vases, Le Parmesan (attr), Morgan Library (1993-378)

En exacerbant sa puissance plastique, le maniérisme tire le motif vers l’épuisement sémantique.



deco aldegrever 1537 British museumFrise décorative
Aldegrever, 1537, British museum

L’alternance recto-verso se réfugie désormais que dans le vocabulaire décoratif .


Article suivant : 2 Les figure come fratelli dans les Flagellations

Références :
[1] David Summers, « Figure come fratelli: A transformation of symmetry in Renaissance painting » ,The Art Quarterly 40 (1977), pages 59-88
[2] D.Arasse, « L’Annonciation italienne »
[3a] Pierluigi De Vecchi, Gianluigi Colalucci , « La Cappella Sistina: il restauro degli affreschi di Michel-Angelo », 1996, p 171
[4] Sur cette lecture « à rebours », voir Charles De Tolnay, « The Sistine Ceiling » https://archive.org/details/sistineceiling0000deto/page/44/mode/1up?q=moon&view=theater
[5] Il ne faut pas y voir une sorte de pré-héliocentrisme : la thèse de Copernic n’arrivera à Rome qu’en 1533, et influencera peut être, selon certains, la fresque du Jugement Dernier (1536-41). Elle est impensable en 1511.
[5a] Selon l’expression de Charles de Tolnay, « Michelangelo . 5 . the final period : last judgment, frescoes of the Pauline chapel, last pietàs », p 62 et ss
[6] Biblioteca Comunale degli Intronati, Siena https://www.nationalgallery.org.uk/paintings/michelangelo-the-entombment-or-christ-being-carried-to-his-tomb
Pour une synthèse récente des controverses concernant le tableau :
Philip McCouat « MICHELANGELO’S DISPUTED ENTOMBMENT » Journal of Art in Society
https://www.artinsociety.com/michelangelos-disputed-entombment.html
[6a] Un livre peint en dessous des Vierges porte les initiales RD. Il pourrait s’agir du Rationale Divinorum Officiorum, de Guillaume Durand, qui décrit (chapitre 39) la cérémonie de consécration des Vierges avec le passage suivant : « nous devons venir à lui triplement, par l’Abdication de la Propriété, par le Voeu de Chasteté, par l’Obéissance de l’épouse ». Ce qui pourrait expliquer pourquoi les vierges vont par trois et non par six, comme dans la Parabole.
[7] Ces contradictions ont poussé certains à intervertir la lecture, voyant les Vierges Sages du côté des lampes éteintes, et réciproquement, en contradiction complète avec la Parabole. Voir Mary Vaccaro, « Parmigianino’s Virgins in Santa Maria della Steccata: Wise or Foolish? » in Belle Arti, Saggi di Storia e di Stile, ed. M. C. Chiusa, Electa, Milan, 2005, pp. 41-47 https://www.academia.edu/15616724/_Parmigianinos_Virgins_in_Santa_Maria_della_Steccata_Wise_or_Foolish_in_Belle_Arti_Saggi_di_Storia_e_di_Stile_ed_M_C_Chiusa_Electa_Milan_2005_pp_41_47

2 Les figure come fratelli dans les Flagellations

18 décembre 2023

Ce deuxième article analyse un cas où la formule répond à une nécessité logique et non purement esthétique : il l’étudie séparément, en dehors de la chronologie générale du motif.

Article précédent : 1 Les figure come fratelli : généralités



Chronologie des formules

La première formule de la Flagellation : des figure come fratelli

Flagellation 800-50 Psautier de Stuttgart Cod.bibl.fol.23 fol 43vFlagellation, 800-50, Psautier de Stuttgart Cod.bibl.fol.23 fol 43v

Cet illustrateur carolingien a choisi la solution naturelle, recto verso, de manière à ce que chaque soldat tienne le fouet de la main droite. Il a déjà l’idée, que nous retrouverons bien des fois, de symétriser chromatiquement les deux flagellateurs : le vert et le rouge s’inversent pour la tunique et les chausses. Les index recourbés dénotent la moquerie.


Flagellation 1020 Pala d'Oro Aix la chapelleFlagellation, vers 1020, Pala d’Oro, Aix la chapelle

L’art othonien pratique encore la même disposition, y compris les index recourbés, mais par respect le Christ est désormais montré habillé, sans blessure ni corde apparente. Il reste ici vu de dos : cette position, la plus réaliste du point de vue du supplice, mais indigne du décorum christique, va bientôt être éliminée au profit d’une composition nouvelle.


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L’édulcoration romane

Flagellation 980 ca Codex Egberti Reichenau Trier HS 24 fol 81vFlagellation, vers 980, Codex Egberti, abbaye de Reichenau, Stadtbibliothek Trier HS 24 fol 81v

Pour supprimer la corde, jugée trop grossière, cet illustrateur a transformé le fouetteur de droite en un aide-bourreau (il est plus jeune que son collègue barbu), qui tient les bras du Christ pour les plaquer sur la colonne.


Flagellation 1025-50 Echternach Pericopes. Bruxelles Bibliotheque royale MS 9428Flagellation, 1025-50, Péricopes d’Echternach, Bruxelles Bibliothèque royale MS 9428

Dans une seconde évolution, le jeune bourreau se décale à gauche, faisant perdre à la composition sa symétrie. Pour éliminer la corde, ce copiste a inventé une solution originale : les mains qui passent par un trou de la colonne.


flagellation 1015-20 Bible de Ripoll Vat Lat 5729 fol 369vBible de Ripoll, 1015-20, Vat Lat 5729 fol 369v flagellation 13eme santa maria ad cryptas fossa13eme siècle, Santa Maria ad Cryptas, Fossa

Pendant la période romane, le Christ est désormais vu de profil, la face contre la colonne, le dos tourné vers Pilate et les flagellateurs [8].

L’aversion pour la vue de dos, qui durera pendant tout le Moyen-Age (sauf pour les damnés, voir 3 Le nu de dos au Moyen-Age (1/2)) explique la disparition des figure come fratelli, qui auparavant paraissait toute naturelle .


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Au Duecento : le renouveau de la symétrie

Rarement représentée ailleurs, notamment dans l’art byzantin, la Flagellation devient très fréquente en Italie à partir du Duecento : sans doute sous l’influence des franciscains et de leurs pratiques de mortification.


Flagellation 1280 Cimabue Frick Collection New YorkFlagellation, Cimabue, vers 1280 , Frick Collection, New York

Le goût est revenu à la configuration symétrique initiale :

  • le Christ au centre, attaché soit devant soit derrière la colonne ;
  • les bourreaux de part et d’autre, vus de face ou de profil, mais pas de dos ;
  • un arrière-plan composé le plus souvent de deux édifices séparés, qui ajoutent à la symétrie.

Cimabue a repris ici l’opposition entre le jeune bourreau et le bourreau endurci inventée par les copistes othoniens. La grande différence est l’idéalisation du corps supplicié, qui reflète probablement un écrit de l’époque :

« Lui, jeune, bien fait, plein de modestie, le plus beau des enfants des hommes, se tient nu aux yeux de tous les spectateurs. Cette chair très-innocente, délicate, très-pure et brillante de beauté reçoit les coups douloureux et sanglants de ces infâmes… On ajoute plaie sur plaie, meurtrissure sur meurtrissure; on renouvelle, on rend plus profonde sa douleur jusqu’à ce qu’enfin les bourreaux et ceux qui les surveillaient étant fatigués, on ordonne de le détacher. » Méditations sur la Vie de Jésus-Christ, Pseudo-Bonaventure


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Les compositions centrées dans le Speculum humanae salvationis

Le « Speculum humanae salvationis » effectue des rapprochements typologiques, quatre par quatre, entre des événements de l’Ancien et du Nouveau Testament. A la Flagellation du Christ sont associés trois épisodes similaires.


Flagellation SHS 1300-50 Speculum humanae salvationis Biblioteca Corsiniana - 55.K.2 (Rossi 17) schemaSpeculum humanae salvationis, 1300-50, Biblioteca Corsiniana – 55.K.2 (Rossi 17)

Cet exemple illustre deux solutions courantes pour traiter, sans recourir à la vue de dos, le problème du fouetteur de droite :

  • soit il tient son instrument à deux mains,
  • soit il est vu de profil, le bras droit levé derrière le gauche.


Flagellation SHS, Alsace 1436, Freiburg (Breisgau), Universitätsbibliothek Hs. 179 fol 53rFlagellation du Christ, SHS, Alsace 1436, Freiburg (Breisgau), Universitätsbibliothek Hs. 179 fol 53r Flagellation SHS, Innsbruck 1432, Lameth battu par deux veuves, Madrid, Biblioteca Nacional de Espana Vit. 25-7 (olim B. 19),fol 20rLameth battu par deux veuves, SHS, Innsbruck 1432, Madrid, Biblioteca Nacional de Espana Vit. 25-7 (olim B. 19),fol 20r.

Malgré leur amateurisme, les illustrateurs du Speculum humanae salvationis ne se trompent pratiquement jamais de bras. Pour la flagellation du Christ et de Lameth, je n’ai trouvé que ces deux erreurs dans toute la Warburg iconographic database


Flagellation SHS, Suisse 1427, Job battu par le diable, Sarnen, Benediktinerkollegium Cod. membr. 8 fol 21rSuisse, 1427, Sarnen, Benediktinerkollegium Cod. membr. 8 fol 21r Flagellation SHS, Mons, 1462, Job battue par la diable Lyon, BM MS 245 fol 140rMons, 1462, BM Lyon, MS 245 fol 140r

Speculum humanae salvationis, Job battu par le diable (warburg iconographic database)

Le cas est un peu plus fréquent pour le diable : sans doute y-a-t-il eu chez certains, après 1420, l’intention délibérée de le montrer gaucher.


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Au 13ème siècle : quelques figure come fratelli qui s’ignorent

Flagellation 1280 Tympan de la Passion du Christ Cathedrale StrasbourgFlagellation, Tympan de la Passion du Christ, 1280, Cathédrale de Strasbourg

Les fouetteurs recto verso réapparaissent ici avant tout comme un truc de sculpteur, permettant d’accentuer l’effet de profondeur du haut-relief. Les deux bourreaux ont des vêtements et des gestes différents (l’un tire même les cheveux du Christ), et utilisent les deux instruments de supplice dont parlent les différents Evangiles : le flagellum et la verge.


Dans la peinture italienne du Duecento, je n’ai trouvé que deux exemples isolés de flagellateurs échappant à la vue de face ou de profil, chez deux artistes florentins.

flagellation 1274 Coppo di Marcovaldo Crucifix de San Zeno Cathedrale de PistoiaDétail du Crucifix de San Zeno, Coppo di Marcovaldo, 1274, Cathédrale de Pistoia

Les jambes sont vues pour l’un de profil, pour l’autre de face, mais les torses ont pivotés d’un demi-tour dans le sens inverse des aiguilles de la montre, de sorte que le flagellateur de gauche montre son dos. Le fouet tenu à deux mains au dessus de la tête des deux bourreaux souligne ce mouvement de torsion très original.


Flagellation 1295 ca Grifo di Tancredi Timken Museum San DiegoDétail de la Madone avec douze scènes de la vie du Christ, Grifo di Tancredi, vers 1295, Timken Museum, San Diego

Les édifices latéraux ont évolué en deux parois, et la flagellation se passe maintenant en intérieur. Cette toute première vue de dos complète ne résulte pas du problème de la main droite, puisque le fouetteur en question brandit son instrument à deux mains : dépassé par son innovation, l’artiste a d’ailleurs eu du mal à caser la tête entre les deux bras.

Il a repris l’opposition entre le bourreau jeune et le bourreau endurci (quoique ici non barbu). Le jeune avance la main gauche en avant du Christ : il s’agit peut être d’une mauvaise compréhension du geste de maintenir le Christ par la hanche (voir Cimabue) ou bien d’une élaboration spécifique, à partir de l’idée du Pseudo-Bonaventure qu’on a battu le Christ jusqu’à ce que les bourreaux eux-mêmes soient fatigués : la main en avant serait un geste du jeune bourreau pour stopper son collègue endurci, dont les vêtements noirs et la vue de dos se cumulent pour signifier la brutalité aveugle.

Cet exemple très isolé de figure come fratelli serait donc le résultat d’une intention complexe, que la maladresse du trait rend difficile de percevoir.


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Au Trecento : la réinvention à Sienne

flagellation 1308-11 Duccio_di_Buoninsegna_-_Flagellation_Maesta Museo dell'Opera del Duomo sienneFlagellation (détail de la Maesta)
Duccio di Buoninsegna, 1308-11, Museo dell’Opera del Duomo, Sienne

Au début du siècle, Duccio utilise l’habituelle composition centrée et illustre une idée nouvelle, celle des Juifs confinés à l’extérieur :

« Ils conduisirent Jésus de chez Caïphe au prétoire: c’était le matin. Ils n’entrèrent point eux-mêmes dans le prétoire, afin de ne pas se souiller, et de pouvoir manger la Pâque. » Jean 18,28

Le Christ est attaché à la colonne d’angle, entre l’espace des Juifs, qui veulent la mort du Christ, et celui des Romains, qui veulent avant tout maintenir l’ordre : tout peut encore basculer d’un côté ou de l’autre. Le moment choisi est celui où Pilate, ayant fait flageller Jésus pour satisfaire les Juifs et lui sauver la vie, finit par céder à la revendication de la foule : aux bras levés des Juifs réclamant la mort répond son bras qui se lève à l’horizontale, en geste de commandement : cette main qui décide de la mort du Christ passe devant la colonne, au mépris de l’exactitude spatiale.

Le bourreau endurci, dont une des verges passe devant la même colonne, et dont le visage, de profil, imite celui de Pilate, est encore en train de frapper. Son jeune collègue en revanche, mêlé à la foule des Juifs, vient de voir la décision de Pilate et laisse son geste en suspens. Duccio donne ainsi une signification nouvelle à la tradition graphique des deux bourreaux d’âge différent : le jeune est celui qui arrête de frapper, non parce qu’il est fatigué, mais parce que la condamnation à mort arrête, de fait, la flagellation.


Flagellation 1320 Pietro_Lorenzetti Basilica inferiore di San Francesco d'AssisiPietro Lorenzetti, 1320, Basilica inferiore di San Francesco d’Assisi Flagellation 1325 Ugolino di Nerio Staatliche Museen berlinUgolino di Nerio, 1325, Staatliche Museen, Berlin

Flagellation du Christ

Dix ans plus tard, Lorenzetti se différencie de la perspective « expressionniste » de Duccio et pratique un étagement rigoureux des plans. Pour accentuer l’effet de profondeur, il décale les deux fouetteurs en avant de la colonne : ce qui impose de montrer de dos celui de droite, (le vieux aux cheveux blancs), afin qu’il puisse atteindre le Christ derrière la colonne.

Un peu plus tard, Ugolino di Nerio, élève de Duccio, conserve la même position pour le Christ, mais décale les fouetteurs dans l’autre sens, en arrière du Christ : dès lors rien n’obligeait le fouetteur de droite à être vu de dos. En adoptant la solution de Lorenzetti, en renonçant à la différence d’âge et en symétrisant les postures et le décor, Ugolino commence à exploiter les figure come fratelli non dans un but narratif, mais pour leur potentiel graphique propre.


Flagellation 1335-40 Master of the Poldi Pezzoli diptych BreraBrera, Milan Flagellation 1335-40 Master of the Poldi Pezzoli diptych Vatican fototeca ZeriVatican (fototeca Zeri)

Flagellation, 1335-40, Master of the Poldi Pezzoli diptych

Ce maître ombrien capitalise sur les acquis siennois précédents, en représentant la Flagellation tantôt sur la colonne d’angle, tantôt en intérieur. Dans les deux cas, il insiste sur la symétrie des fouetteurs recto-verso : même geste, même instrument, et inversion des couleurs entre les chausses et la tunique.

Dans le tableau du Vatican, le souci de symétrie va jusqu’au geste des deux mains gauches qui tiennent les mains du Christ,  geste bien superflu puisqu’elles  sont liées à la colonne.



Flagellation 1430-32 Stefanno di Giovanni , St Antony Beaten by the Devils Pinacoteca Nazionale SienaSaint Antoine battu par les démons
Stefano di Giovanni, 1430-32, Pinacoteca Nazionale, Sienne

Un siècle plus tard, le principe des flagellateurs recto-verso est toujours utilisé à Sienne, même lorsqu’il ne s’agit pas du Christ.


Flagellation 1435-40 Maitre de l'Observance Musee du Vatican.
Maitre de l’Observance (Sano di Pietro), 1435-40, Musée du Vatican

La composition centrée sur une colonne favorise les figure come fratelli : les fouetteurs tendent désormais à se placer en diagonale, l’un en arrière et l’autre en avant, avec des tailles croissantes. L’effet de profondeur est ici construit par les trois enfilades de colonnes.


flagellation 1441 Sano di Pietro Museo delle Biccherne Sienne
Maitre de l’Observance (Sano di Pietro), 1441, Museo delle Biccherne, Sienne

Ce panneau est une « gabelle », dispositif spécifique à Sienne, et destiné à commémorer le souvenir des officiers en charge lors du semestre écoulé [9]. Le format réduit impose de supprimer Pilate et de se limiter à une seule colonne. Une colonne centrale avait été introduite un siècle plus tôt dans certaines Annonciations siennoises, où elle avait « pour fonction de visualiser la suture de l’humain et du divin qui a lieu avec l’Incarnation » ( [2], p 80). La seconde version de Sano di Pietro marque le déplacement du concept, de l’Annonciation à la Flagellation, où elle matérialise plus généralement la double nature du Christ, trait d’union entre le Ciel du plafond bleu et la Terre quadrillée.

La perspective qui, dans la première version, reposait sur les enfilades de colonne, repose ici sur le quadrillage : il permet de placer très précisément les deux fouetteurs, l’un en arrière de la colonne et l’autre en avant, d’où l’impression qu’ils dansent en tournant autour de la colonne.

Ce quadrillage, gage d’habileté et de modernité, est le morceau de bravoure de la composition : ce pourquoi le fouetteur de droite est décalé vers le mur, afin de permettre l’échappée vers l’infini du fond d’or. L’autre manière d’éviter une composition trop symétrique est de différencier les fouetteurs par leurs vêtements.

Nous sommes ici à un stade où les figure come fratelli sont clairement utilisées comme un adjuvant à la perspective et comme un motif graphique puissant, mais ne sont pas encore conçues comme le succédané d’une sculpture.


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L’éclipse florentine

Flagellation 1403-1424 Ghiberti Porte Nord Baptistere FlorencePorte Nord, Baptistère, Florence Flagellation 1403-1424 Ghiberti PorteEtudes de flagellateurs

Flagellation, 1403-24, Ghiberti

Abandonnant la vue de dos qu’il avait envisagée dans ses études, Ghiberti invente une composition très symétrique et cérébrale, où les deux flagellateurs sont vus de face, avec des gestes en miroir. La rotation ne s’effectue plus autour du Christ, mais sur l’axe de chacun, leur torse faisant un demi-tour par rapport aux jambes afin de prendre de l’élan pour frapper.

Cette résistance à la vue de dos, au tout début du Quattrocento florentin, imprègne aussi toute l’oeuvre de Fra Angelico qui, pour sauver la symétrie, ne craint pas en 1450 de montrer un flagellateur gaucher (voir1 Les figure comme fratelli : généralités). Cette résistance est cependant d’arrière-garde.


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La floraison des figure come fratelli

Flagellation 1430-40 Paolo Schiavo Museo de Arte de Ponce, Ponce, Puerto Rico,
Flagellation, Paolo Schiavo, 1430-40, Museo de Arte de Ponce, Puerto Rico

En uniformisant les costumes, le florentin Paolo Schiavo nous montre deux parfaites figure come fratelli orbitant autour du Christ, alors qu’un second couple (les deux personnages barbus en robe rouge) orbite presque autour du flagellateur de droite.


Flagellation 1459-62 Matteo di Giovanni di Bartolo Madonna Cattedrale di S. Maria Assunta, PienzaFlagellation
Matteo di Giovanni di Bartolo, 1459-62, Cattedrale di S. Maria Assunta, Pienza

Chez ce peintre siennois, l’influence antique vient ici enrichir le motif , comme si le Christ était assailli par deux bourreaux romains détachés d’un bas-relief.


Flagellation 1440-70 Bellini British Museum B Flagellation 1440-70 Bellini British Museum A Flagellation 1440-70 Bellini British Museum C

Flagellation, 1440-70, Bellini, British Museum

Dans son carnet de croquis, le vénitien Bellini utilise à plaisir la formule, dans trois Flagellations très symétriques.



Quelques oeuvres-clé

La Mort d’Orphée, de Mantegna à Dürer

Je résume ici, dans les grandes lignes, un problème célèbre sur lequel se sont penchés de nombreux historiens d’art (Charles Ephrussi, Aby Warburg, Panofsky…), et sur lequel la littérature est copieuse.


Les deux Morts d’Orphée de Mantegna

Andrea_mantegna,_camera_degli_sposi,_1465-74,_volta,_pennacchi_03_morte_di_orfeoLa Mort d’Orphée
Andrea Mantegna,1465-74, Chambre des Epoux, Palais ducal, Mantoue

Trois voûtains du plafond montrent des scènes du mythe d’Orphée [10], dont son meurtre par les Bacchantes : deux tiennent leur gourdin d’une main, la troisième le lève des deux mains au dessus de sa tête.



Flagellation 1470 ca Anonyme italien Mort_d'Orphee Hamburger Kunsthalle Foto Christoph IrrgangMort d’Orphée (gravure)
Master of the E-Series Tarocchi:, vers 1470, Hamburger Kunsthalle, photo Christoph Irrgang

La plupart des spécialistes pensent que cette gravure, dont il n’existe que ce seul exemplaire, reflète un original perdu de Mantegna : on retrouve en tout cas les gestes différenciés des deux bacchantes, maintenant organisées en figure come fratelli.

La raison de leur colère était qu’Orphée, suite à la mort de sa chère Eurydice ne s’intéressait plus aux femmes. Cet amour pour les garçons pourrait être suggéré par le putto qui s’enfuit, et qui n’est mentionné dans aucune version du mythe ( [11], p 151).

A noter la présence incongrue d’un luth, à la place de la harpe habituelle.


Une réplique par Zoppo

flagellation 1465-1474 marco zoppo Mort de Pentheus British MuseumMort d’Orphée ou de Penthée (album Rosebery)
Marco Zoppo, 1465-1474, British Museum

Cette page fait partie d’un recueil de dessins dont l’iconographie très originale est encore pour partie mystérieuse [12]. On pense qu’il a été réalisé pour l’usage exclusif d’un mécène ou d’un cercle privé, vu la présence dans plusieurs dessins d‘allusions homosexuelles, contexte qui pourrait justifier la présence de la Mort d’Orphée. On remarquera que le putto, ici, est ailé et participe au meurtre : ce qui en ferait un Cupidon strictement hétérosexuel. Le lion triste, le lapin qui s’enfuit et l’absence de la lyre pourraient signifier que, désormais, Orphée ne pourra plus charmer les animaux [13].

E. Tietze-Conrat [14] a proposé que le dessin représente plutôt la Mort de Penthée, démembré quant à lui par les Ménades qui, dans leur délire, le prenaient pour un lion : Agavé, la propre mère de Penthée, lui coupa la tête, aidée par sa soeur Ino. Cette interprétation pourrait à la rigueur expliquer le lion, mais ni le Cupidon ni le lapin. De plus, dans les rares représentations de la Mort de Penthée, une épée levée ou la tête tranchée servent de signe distinctif, et il n’y a jamais de lion. Cette interprétation apparaît donc aujourd’hui peu probable ([11], p 169, note 127).


La Mort d’Orphée de Dürer

flagellation 1494 Durer_-_Mort_d'Orphee

La Mort d’Orphée (dessin)
Dürer, 1494, Hamburger Kunsthalle

Lors de son premier voyage en Italie, Dürer a recopié soit la gravure qui nous reste, soit plus probablement l’oeuvre perdue de Mantegna : les gourdins ont en effet la même forme caractéristique que dans le dessin de Zoppo, l’écorce éclatée autour de l’aubier, qui ne figure pas dans la gravure. Il a respecté un détail qui en revanche n’apparaît que sur la gravure : la bras gauche d’Orphée protégeant son visage derrière son manteau. De même il a conservé, en le transformant en figuier, l’arbre au dessus de l’enfant qui fuit. Et a explicité la signification de la scène avec l’écriteau « Orfeus der erst puseran » (Orphée, le premier pédéraste). En remplaçant la très mantegnesque ville sur la montagne par un bosquet (hêtre, chêne et saule), il s’est rapproché du texte des Métamorphoses d’Ovide, qui précise que, tandis qu’Orphée jouait de la lyre en haut d’une colline, un bosquet avait poussé [15].

Les figure come fratelli ont été reprises telles quelles : c’est donc Mantegna qu’il faut créditer d’avoir eu l’idée d’appliquer la formule aux bacchantes flagellantes, à une date aussi précoce que 1455 [16].


En synthèse : l’enchaînement probable

Le schéma ci-dessous récapitule l’enchaînement qui semble le plus probable, dans l’état actuel de la littérature.



flagellation 1494 Durer_-_Mort_d'Orphee schema
Vers 1455, le jeune Mantegna crée une première version de la Mort d’Orphée, probablement une gravure très proche de la copie qui nous reste. Le jeune enfant effrayé montre que l’intention est de fustiger (promouvoir ?) la pédérastie, sous-texte indispensable à la compréhension de l’oeuvre et de sa postérité.

Quoiqu’il en soit, l’innovation formelle est le mouvement tournant que permet la formule des figure come fratelli (en vert). Pour être cohérent avec le sens de la lecture, ceci impose d’inverser la posture d’Orphée (à genoux, un bras protégeant sa tête), par rapport à celle que Mantegna a pu voir dans dans certains vases grecs (flèche bleu clair).



Andrea_mantegna,_camera_degli_sposi,_1465-74,_volta,_pennacchi_03_morte_di_orfeo detail
Bien plus tard, pour la fresque de Mantoue, il s’autocitera en conservant le geste caractéristique des bacchantes tenant les massues (à une main et à deux mains), mais fusionnées dans le haut du triangle.

Dans son dessin à usage privé, Zoppo remodèle la composition pour l’adapter au format portrait (qui est celui de tous les dessins de l’album) et en changer la dynamique : groupées sur la gauche, les bacchantes tiennent cette fois leur massue à deux mains (en vert sombre), encadrant Cupidon, pour attaquer en parallèle Orphée acculé contre la montagne (flèche bleu sombre) : piège dont seul le lapin vénusien peut s’enfuir. Deux détails signent l’influence de l’oeuvre de Mantagna : les massues écorcées (en rose) et les oiseaux qui volent en V (en jaune).

Tout en recopiant fidèlement la composition de Mantegna (détails en vert et en rose), Dürer en explicite le sens avec le panonceau, et accentue la dynamique des figure come fratelli en ajoutant le bosquet sur l’axe de rotation.


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La Flagellation de Piero della Francesca

Flagellation 1440-72 Piero_della_Francesca Galleria Nazionale delle Marche Urbino schemaFlagellation, Piero della Francesca, 1440-72, Galleria Nazionale delle Marche, Urbin

Il n’a aucun consensus ni sur la date, ni sur la signification de cette oeuvre ultra-commentée. La grande difficulté est que Piero a repris l’idée d‘opposer l’intérieur et l’extérieur du prétoire, mais que :

  • les trois personnages à l’extérieur, vêtues de manière très tranchée, ne sont manifestement pas des Juifs, et ne s’intéressent aucunement à la Flagellation ;
  • il y a un oriental (vue de dos) à l’intérieur du prétoire : le grand prêtre Caïphe, le roi Hérode ?

La clé de lecture réunissant les deux scènes est probablement l’inscription aujourd’hui effacée, « Convenerunt in unum », extraite du Psaume 2,2 :

Les rois de la terre se soulèvent et les princes se liguent avec eux contre l’Eternel et contre son oint.

adstiterunt reges terrae et principes convenerunt in unum adversus Dominum et adversus christum eius diapsalma

Ce psaume a été souvent associé à la Flagellation, les rois et princes pouvant être identifiés à Pilate ou Hérode. Mais isolés de leur contexte, les trois mots « convenerunt in unum » peuvent aussi être pris au sens propre, « ils se retrouvent au même lieu » voire même au sens symbolique : « ils se rassemblent dans l’Un » [17]. Pour compliquer encore le tableau, la même citation peut provenir d’un autre texte :

« Les pharisiens, ayant appris qu’il avait réduit au silence les sadducéens, se rassemblèrent dans un même lieu » Mathieu, 22,34

Ce qui pourrait expliquer les costumes différents de la triade externe : on voit que le champ interprétatif reste très ouvert [18].


Flagellation 1440-72 Piero_della_Francesca Galleria Nazionale delle Marche Urbino schema
Du point de vue qui nous occupe, à savoir le petit bout de la lorgnette, on notera que les six personnages du prétoire forment trois couples :

  • deux barbus vus de profil (en vert),
  • deux personnages sacrés vus de face , le Christ auréolé et le Dieu païen doré (en jaune),
  • deux personnages vus de dos (en bleu).

Ces trois couples sont cohérents avec trois éléments du décor :

  • la porte ouverte,
  • la colonne centrale
  • la porte fermée.

Comme si les personnages vus de profil étaient venus de l’arrière-décor et ceux vus de dos de l’avant-plan, pour converger en un seul point (convenuerunt in unum). A la manière des personnages de la triade externe, qui se rencontrent eux-aussi autour du jeune homme.



Flagellation 1440-72 Piero_della_Francesca Galleria Nazionale delle Marche Urbino detail
Même si la raison profonde de cette projection d’une scène dans l’autre est probablement indécidable, on conclura que Piero a exploité avec science la formule des figure come fratelli, choisie ici pour représenter deux pôles opposés de la triade : autour d’un Christ divinisé, sans blessure ni corde (ce pourquoi il faut le maintenir d’une main), les deux bourreaux brandissent en haut leur fouet comme un seul homme, tout en se se distinguant par leurs jambes, tandis qu’un autre personnage vu de dos vient oblitérer cette trop parfaite construction


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Quelques figure come fratelli, de 1480 à 1530

Flagellation 1480 ca Signorelli-Luca--Pinacoteca-di-Brera-MilanEtendard, vers 1480, Pinacoteca di Brera, Milan Flagellation 1502 Signorelli-Luca-Lamentation-1502--Museo-Diocesano-di-Cortona-predellaPrédelle du retable de la Lamentation, 1502, Museo-Diocesano, Cortone

Flagellation du Christ, Luca Signorelli

La première Flagellation, avec la statue à la boule en haut de la colonne, s’inspire de celle de Piero della Francesca, le maître de Signorelli, sans reprendre les figure come fratelli. Dans les deux compositions, les flagellateurs sont vus de dos, dans des poses tantôt en parallèle, tantôt en miroir.


Flagellation 1505 _Luca_Signorelli Galleria Franchetti, Ca' d'Oro, VeniceFlagellation du Christ,
Luca Signorelli, 1505, Galleria Franchetti, Ca’ d’Oro, Venise

Lorsqu’il adopte la formule des figure come fratelli, Signorelli différencie les gestes des bras pour éviter la symétrie, et campe les deux fouetteurs sur le même plan que le Christ, ce qui bloque l’effet de rotation.


flagellation Bartolomeo di Giovanni 1480 - 1510 Accademia Carrara BergameBartolomeo di Giovanni, 1480 – 1510, Accademia Carrara, Bergame
Flagellation Serie de la Vie du Christ et de la Vierge 1490-1500 Florence BNFSérie de la Vie du Christ et de la Vierge, 1490-1500, Florence, BNF

Dans ces deux compositions, l’idée commune est de souligner la co-responsabilité de Pilate et d’Hérode dans la Passion : la symétrie du décor n’est rompue que par le tapis qui décore la loge du procurateur romain. De par la logique héraldique, ce tapis figure du côté le plus honorable, à gauche, ce qui vient renforcer le contraste Vue de face/Vue de dos.


flagellation Bartolomeo di Giovanni 1480 - 1510 Accademia Carrara Bergame schema Flagellation Serie de la Vie du Christ et de la Vierge 1490-1500 Florence BNF schema

Ce contraste est maximal dans le tableau, soutenu par des inversions chromatiques et par la symétrie du contour des deux bourreaux. Dans la gravure, en revanche, ceux-ci ont été recopiés sur une gravure de Pollaiuolo, célèbre pour ses deux lutteurs centraux qui forment des figure come fratelli parfaitement symétriques (voir 3 Les figure come fratelli : autres cas) : il est remarquable que notre graveur anonyme ait choisi de n’en recopier qu’un seul.

Ainsi, au service de la même idée (la co-responsabilité de Pilate et d’Hérode), les deux artistes ont abouti à deux solutions graphiques opposées, le peintre accentuant la symétrie et le graveur la variété.


flagellation 1510 Sodoma Prdelle de la Deposition Museum of Fine Arts, BudapestSodoma, 1510 , Prédelle de la Déposition, Museum of Fine Arts, Budapest flagellation 1510-57 Bacchiacca the_flagellation_of_christ_1952.5.81 NGABacchiacca, 1510-57, NGA

Flagellation du Christ

Chez Sodoma, les jambes en V des fouetteurs bloquent l’effet de rotation, d’autant plus qu’ils sont proches du Christ et qu’un troisième soldat s’insère dans le groupe.

En aérant le centre et en éloignant les fouetteurs, Bacchiacca en fait presque des éléments d’architecture.


flagellation 1532 Baccio Bandinelli e (Bartolomeo Brandini) Flagellation Musee OrleansBaccio Bandinelli, 1532, Musée d’Orléans

Tout à son imitation de la statuaire antique, Bandinelli ajoute au second soldat une armure et un bouclier, qui ne gênent en rien le mouvement tournant : tout est définitive affaire de jeu de jambes.


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La double application du motif dans la chapelle Borgherini

Une réalisation prestigieuse

Flagellation 1524 with St Peter and St Francis Sebastiano_del_Piombo Borgherini Chapel San_Pietro_in_Montorio bisTransfiguration et Flagellation du Christ avec Saint Pierre et Saint François
Sebastiano del Piombo, 1524, chapelle Borgherini, San Pietro in Montorio, Rome

Cette chapelle a été très étudiée, car les dessins préparatoires et probablement la conception de l’ensemble sont dus à Michel-Ange. Par ailleurs, la même église contenait la célèbre Transfiguration de Raphaël, ce qui complexifie l’analyse en rajoutant une dimension de collaboration et de concurrence entre trois très grands artistes.


Un programme iconographique unique

Les spécialistes se divisent sur la raison d’être de cette iconographie unique, qui juxtapose deux épisodes qu’aucun texte ne rapproche :

  • dans la Transfiguration, Jésus s’isole en haut d’une montagne avec les trois disciples Pierre, Jean et Jacques ; son visage et ses vêtements deviennent lumineux et les prophètes Moïse et Elie apparaissent, ce qui révèle sa divinité ;
  • la Flagellation est le premier épisode de la Passion.

Le problème est que chronologiquement, la composition doit se lire de haut en bas alors que visuellement, l’oeil a tendance à monter, de la partie sombre avec des personnages en pied, à la partie lumineuse avec des demi-figures. Les deux scènes sont totalement séparées par la corniche : seul le Christ debout au centre assure une certaine unité, passant de nu à habillé, de captif à libre, d’humilié à victorieux.

Selon les spécialistes, il pourrait s’agir ( [20], p 90 et ss) :

  • d’une métaphore de l’Eglise, « flagellée par les Turcs » et finalement victorieuse ;
  • des tribulations de l’Eglise qui précèdent le second Avènement du Christ, selon l’Apocalysis nova ;
  • d’une vision de la mystique Arcangela Panigarola.


flagellation 1516 Michelange Flagellation British MuseumLa Flagellation, dessin préparatoire, Michel-Ange, 1516, British Museum.

La seule chose certaine est que la scène de la Flagellation devait initialement se développer, de manière panoramique, sur toute la largeur de la chapelle, avec à gauche Pilate sur son trône. C’est le commanditaire Pierfrancesco Borgherini qui imposa la présence de ses saints patrons Pierre et François de part et d’autre, à la fureur de Michel-Ange qui écrivit que cela allait gâcher l’ensemble. Saint Pierre étant également le saint patron de l’édifice, il n’était pas illogique qu’il figure dans les deux registres.

La colonnade du Palais d’Hérode fut donc reculée vers l’arrière, comme vue à travers une porte.


Flagellation 1524 with St Peter and St Francis Sebastiano_del_Piombo Borgherini Chapel San_Pietro_in_Montorio schema
Les six colonnes, en vue frontale, tentent de restaurer une certaine continuité entre les quatre acteurs de la Flagellation et les deux Saints imposés (en rose). Les figure come fratelli sont utilisées deux fois (flèches blanches) :

  • en bas pour imprimer une mouvement de rotation (en vert), accentué par la forme de l’hémicycle ;
  • en haut pour bloquer cette rotation et amorcer une dynamique radiale (en jaune), congruente avec la forme du cul de four.

La colonne du Christ, plus large et sans chapiteau, sert en bas d’axe de rotation, tout en invitant le regard à s’ajouter, en haut, à ceux des spectateurs de la Transfiguration (en bleu).

On notera que les deux figure come fratelli du haut servent aussi la narration : c’est pour se protéger de la lumière divine que Pierre tourne le dos au Christ, et que Jacques, qui le regarde, protège ses yeux derrière un coin de vêtement.


Une Résurrection suggérée (SCOOP !)

1499-1502-Rafael-attrr_-_resurrection-sao-paulo. 1499-1502 Rafael attrr_-_resurrection sao paulo schema

Résurrection
Raphaël (attr), 1499-1502, Sao Paulo

Structurellement et narrativement, le dispositif est homologue à celui de certaines Résurrections, où les soldats allongés devant le tombeau sont également des figure come fratelli. On notera que, dans cette composition très étudiée, les quatre soldats sont comme encagés dans les quatre secteurs délimités par le couvercle pivoté.


Flagellation 1524 with St Peter and St Francis Sebastiano_del_Piombo Borgherini Chapel San_Pietro_in_Montorio schema 2

En définitive, c’est cette Transfiguration cachant une Résurrection qui assure la double lecture chronologique, de haut en bas puis de bas en haut (en bleu).

L’analyse se complexifie encore lorsqu’on veut rendre compte :

  • des deux figures prophétiques au dessus de l’arc, l’une tenant un livre et l’autre un rouleau (les spécialistes ne s’accordent pas sur ler identification) ;
  • du thème de l’Ecrit, omniprésent dans tous les registres (en jaune) [21] ;
  • du cartel qui s’échappe du livre en dessous de l’autel : « qu’il soit ouvert en son temps ».

Ce titre identifie ce dernier livre comme étant l’Apocalypsis nova, un écrit prophétique découvert et ouvert à San Pietro in Montorio [22]. Sans aller plus avant dans ces interprétations complexes, je remarquerai seulement que le verbe « qu’il soit ouvert » s’applique aussi très bien au tombeau invisible de cette Résurrection suggérée (en gris).


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La postérité de la formule

flagellation Peterzano Caravage (autrefois Giulio_Romano)_-_La_flagellation_du_christ sta prassedeLa flagellation du Christ
Peterzano ou Caravage , 1595-1605, Santa Prassede, Rome

Autrefois attribuée à Jules Romain, cette oeuvre a été ensuite attribuée à Peterzano, le maître romain de Caravage, sur la foi d’une indication documentaire. La qualité exceptionnelle de l’oeuvre (noter les reflets sur le marbre, les gouttes de sueur sur le front du Christ) la fait maintenant considérer par certains comme une oeuvre de jeunesse de Caravage [19].


 

Flagellation 1524 with St Peter and St Francis Sebastiano_del_Piombo Borgherini Chapel San_Pietro_in_Montorio detailSebastiano del Piombo, 1524, chapelle Borgherini, San Pietro in Montorio, Rome flagellation Peterzano Caravage (autrefois Giulio_Romano)_-_La_flagellation_du_christ sta prassede

Plastiquement, par ses ombres marquées et son décor marmoréen, la composition peut être vue, trois quart de siècles plus tard, comme un hommage à Sebastiano del Piombo et, par là, à Michel-Ange lui-même. Iconographiquement, on peut l’analyser comme un retour aux figure come fratelli sous leur forme originale, avant l’évolution maniériste : accentuation de la symétrie entre les deux flagellateurs (mêmes gestes, pagne similaire), effet de rotation bloqué par la pose statique ses jambes : un retour aux sources, modernisé par le clair-obscur.


Flagellation Trinita dei Monti Cesare Nebbia 1590-99 Capella Borghese Rome beniculturali.itCesare Nebbia, 1590-99, Capella Borghese, beniculturali.it Flagellation Trinita dei Monti 1817 Leon Pallieres Cappelle OrsiniLéon Pallières, 1817, Cappelle Orsini

Trinita dei Monti, Rome

Il est amusant de noter que Léon Pallières, prix de Rome, a rendu hommage, dans la chapelle Orsini, à la fresque qui depuis deux siècles ornait la chapelle Borghese.


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Les Flagellations à trois

Flagellation 1475 ca avec pavement ecole de Mantegna NGAAvec pavement, NGA Flagellation 1475 ca sans pavement ecole de Mantegna VandASans pavement, Victoria and Albert Museum

Flagellation, école de Mantegna, vers 1475

Ces deux gravures ont été probablement faites d’après un dessin de Mantegna, avec quelques minimes différences (les jambes du personnage à l’arrière-plan, entre celles du fouetteur central, sont vues tantôt de face, tantôt de dos). L’effet d’inachevé de la scène d’intérieur est probablement voulu, comme dans d’autres gravures du Maître.

L’introduction de ce fouetteur central, entre les deux figure come fratelli, renouvelle la formule et lui donne un nouveau dynamisme, qui n’est plus celui du tounoiement, mais celui du mouvement décomposé : tandis que les deux figure come fratelli prennent leur élan pour frapper, le troisième a déjà porté son coup, puisque ses bras sont dirigés vers la droite. Les verges tenues à deux mains évoquent les fléaux des batteurs de blé, dans une métaphore visuelle probablement délibérée. Les trois soldats en armure, immobiles au premier plan, contrastent avec l’agitation des trois bourreaux, tout en administrant au spectateur une magistrale leçon de perspective.


flagellation 1480 ca Martin_Schongauer,_The_Flagellation NGAMartin Schongauer, NGA Flagellation 1480 Israhel_van_MeckenemGravure inversée, Israhel van Meckenem

Flagellation, vers 1480

Il est probable que la gravure de Mantegna soit pour quelque chose dans l’apparition, au Nord des Alpes, de ces compositions à trois fouetteurs. La gravure de Schongauer reprend en tout cas la position du trio par rapport au Christ, en rajoutant l’idée de le tenir par les cheveux.

Ce détail laisse penser qu’Israhel van Meckenem s’est inspiré, en l’inversant, de la gravure de Schongauer ; il a également décalé au premier plan le bourreau confectionnant la couronne d’épines, en lui donnant une tâche similaire : réparer son fouet.


Flagellation 1490-92 Giovanni Canavesio Chapelle de Notre-Dame des Fontaines de la BrigueFlagellation, Giovanni Canavesio, 1490-92, Chapelle de Notre-Dame des Fontaines de la Brigue

La diffusion des gravures et l’accroissement général des compétences techniques rend illusoire de suivre les influences mutuelles. Chez cet artiste particulièrement exubérant, l’idée du bourreau réparant son fouet vient de la gravure de van Meckenem mais toutes les poses sont de son cru, y compris celle acrobatique du bourreau de droite, debout sur un seul pied et faisant claquer son fouet dans le vide, comme pour rythmer la frappe des autres.


Flagellation 1772 Tiepolo PradoFlagellation, Tiepolo, 1772, Prado

Concluons avec cette composition virtuose où le bourreau de droite, en contreplongée, prend appui de l’autre pied sur la cuisse du Christ.



Article suivant : 3 Les figure come fratelli : autres cas

Références :
[2] D.Arasse, « L’Annonciation italienne »
[8] Gabriel Millet, « Recherches sur l’iconographie de l’ěvangile aux XIVe, XVe et XVIe siëcles » p 652 https://archive.org/details/RECHERCHESSURIICONOGRAPHICDEIEVANGILE/page/n902/mode/1up?view=theater
[9] STEPHANE MENDELSSOHN « Maestro dell’Osservanza’ (?), « La Flagellazione » » 2022
https://provincedesienne.com/2022/04/06/sano-di-pietro-flagellazione/
[10] On a pensé que ce sujet était en lien avec l’Orphée de Politien, représenté à Mantoue en 1472. Mais la date de cette représentation est désormais postdatée en 1480.
[11] A. Roesler-Friedenthal, ‘Ein Porträt Andrea Mantegnas als alter Orpheus im Kontext seiner Selbstdarstellungen’, « Römisches Jahrbuch der Bibliotheca Hertziana », XXXI, 1996, p. 179, https://journals.ub.uni-heidelberg.de/index.php/rjbh/article/view/91147
[13] Il existe plusieurs représentations de la Mort d’Orphée comportant un lion. Dans la salle de la frise de la Farnésine (1502), le lion mord le mollet d’Orphée, montant par là que sa férocité est revenue.
[14] E. Tietze-Conrat, ‘Intorno ad un disegno « Già attribuito ad Andrea Mantegna »‘, « Bollettino d’arte » , IV, October-December 1958, pp. 341-2 http://www.biblioarti.beniculturali.it/opencms/multimedia/BollettinoArteIt/documents/1482241022059_08_-_Tietze-Conrat_341.pdf
[16] Datation proposée par A. Roesler-Friedenthal, en conséquence de son hypothèse passionnante et très argumentée que le visage d’Orphée est un autoportrait de Mantegna, et que Dürer le savait ([11], p 170).
[17] Pour un résumé de l’interprétation triadique récente de Franck Mercier, dans « Piero della Francesca, une conversion du regard », voir https://www.cineclubdecaen.com/peinture/peintres/pierodellafrancesca/flagellationduchrist.htm
[18] Rosa Maria Dessì « Convenerunt in unum dans l’exégèse et les images : La Flagellation du Christ avec triade de Piero della Francesca », dans « Images, signes et paroles dans l’Occident médiéval » pp.281-348, 2022 https://www.academia.edu/106870420/Convenerunt_in_unum_dans_l_ex%C3%A9g%C3%A8se_et_les_images_La_Flagellation_du_Christ_avec_triade_de_Piero_della_Francesca
[19] Maurizio Calvesi « Caravaggio: un caposaldo » Storia dell’arte, Nº. 140, 2015, págs. 8-20 https://www.storiadellarterivista.it/shop/articoli/caravaggio-un-caposaldo/
[20] Costanza Barbieri, « Visionaria e monumentale: Sebastiano, Michel-Angelo, e la cappella Borgherini in San Pietro in Montorio » Artibus et Historiae; Cracow N° 74, (2016): 79-101, https://www.jstor.org/stable/44972571
[21] Marsha Libina « False Prophecies, »Scripture, and the Crisis of Mediation in Early Modern Rome: Sebastiano del Piombo’s Borgherini Chapel in S. Pietro in Montorio », 2018, I Tatti Studies in the Italian Renaissance 21, no. 1 https://www.academia.edu/36544681/_False_Prophecies_Scripture_and_the_Crisis_of_Mediation_in_Early_Modern_Rome_Sebastiano_del_Piombo_s_Borgherini_Chapel_in_S_Pietro_in_Montorio?email_work_card=title
[22] Josephine Jungić « Joachimist Prophecies in Sebastiano del Piombo’s Borgherini Chapel and Raphaël’s Transfiguration » Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, Vol. 51 (1988), pp. 66-83 https://www.jstor.org/stable/751263

3 Les figure come fratelli : autres cas

18 décembre 2023

Article précédent : 2 Les figure come fratelli dans les Flagellations

Ce troisième article parcourt d’autres cas particuliers et les replace dans la chronologie d’ensemble.

 

Le cas des archers

archers 1100-90 Chiesa di San Lorenzo in Palatio ad Sancta Sanctorum, Roma fototeca zeriAnonyme, 1100-90, Chiesa di San Lorenzo in Palatio ad Sancta Sanctorum, Rome (fototeca Zeri) archers 1366 Saint Sébastien Nelli Pietro chiesa San Lorenzo Signa beniculturali.itPietro Nelli, 1366, chiesa San Lorenzo, Signa (photo beniculturali.it)

Martyre de Saint Sébastien

Dès la période romane, des artistes italien ont adopté la composition où Saint Sébastien se trouve au centre, avec les archers au premier plan. Pour que tous puissent tendre la corde de la main droite, la plus puissante, la solution évidente consiste à montrer de dos ceux qui se trouvent à droite.


archers 1370-75 Giovanni del Biondo Florenz, Museo dell'Opera del DuomoGiovanni del Biondo, 1380-90, Museo dell’Opera del Duomo, Florence archers Pietro di Miniato, 1390-99, fresque chiesa sant ambrogio florence fototeca zeriPietro di Miniato, 1390-99, Chiesa sant Ambrogio, Florence (fototeca Zeri)

Cette composition simple permet en outre de séparer les deux groupes d’archers par une figure d’intérêt, l’officier ou le donateur. Elle se multiplie à Florence à la fin du 14ème siècle, jusqu’à l’éclipse que nous avons observée chez Fra Angelico, en 1440 (voir 1 Les figure comme fratelli : généralités ): comme si, trop usée, la formule attendait un renouvellement.


Benozzo Gozzoli Saint Sebastien 1464, fresque San Giminiano Duomo
Martyre de Saint Sébastien
Benozzo Gozzoli, 1464, Duomo de San Giminiano

Benozzo Gozzoli revient au recto-verso, mais fait varier le nombre d’archers : trois à gauche et un seul à droite, derrière l’officier : il oppose ainsi le monde terrestre, désordonné et violent, au monde céleste, entre la tête auréolée du Saint et Dieu le Père, où règne une symétrie strictement hiératique.


archers-1475-Antonio_Pollaiuolo-Martyre-de-saint-sebastien nationalgalleryMartyre de Saint Sébastien
Antonio Pollaiuolo, 1475, National Gallery

Pollaiuolo innove à nouveau avec cette vue plongeante, qui permet de placer les archers sur deux niveaux, dans une composition pyramidale très étudiée :

  • les deux habituels archers latéraux deviennent de véritables figure come fratelli, qui s’apparient par l’inversion des couleurs vert et bleu ;
  • au centre s’ajoute un second couple de figure come fratelli, les deux arbalétriers qui se penchent recto verso pour retendre leur arme, morceau de bravoure qui promeut manifestement ses compétences de sculpteur :

« Prises ensemble, deux ou plusieurs de ces formes donnent corps à une réalité équivalente à la sculpture. Cela était vrai d’un point de vue théorique mais aussi d’un point de vue simple et pratique. On a déjà noté que des modèles tridimensionnels ont probablement été nécessaires pour dessiner les deux archers chargeant leurs arbalètes dans Saint-Sébastien de Pollaiuolo, et la sculpture a en effet joué un rôle essentiel dans les débuts de la symétrie tridimensionnelle. » ([1], p 64)

L’intention de montrer la maîtrise du volume se voit encore dans les deux couples de cavaliers à l’arrière-plan, vus de face et vus de dos.

Les deux soldats placés derrière le saint et près du centre, un arbalétrier et un archer, peuvent quant à eux tirer en vue de face, avec des gestes parallèles.

Le retable apparaît donc comme un compendium des cas d’emploi des figure come fratelli :

  • obligé pour les archers situés en avant de la cible ;
  • superflu pour ceux situés en arrière ;
  • avantageux pour promouvoir la double compétence du peintre et du sculpteur.


archers 1498 Signorelli Città di Castello, Pinacothèque MunicipaleMartyre de Saint Sébastien
Signorelli, 1498, Pinacothèque Municipale, Città di Castello

Vingt ans après Pollaiuolo, cette toile en prend le contrepieds en remplaçant la vue plongeante par une contreplongée, qui développe à droite une sorte d’anamnèse : depuis les trois arbalétriers, par la rue d’une ville contemporaine, jusqu’au cirque antique et, tout en haut, au Créateur.



archers 1498 Signorelli Città di Castello, Pinacothèque Municipale schema
Réciproquement, on descend à gauche de l’époque romaine (2) aux temps modernes (3), en passant par l’arc de triomphe et les deux archers nus.

Signorelli a remplacé la symétrie trop apparente des figure come fratelli de Pollauiolo par une construction purement intellectuelle, qui explique comment le Saint antique vient se faire martyriser par les hommes d’aujourd’hui, puis retourne à l’Eternité du Père.


archers 1471–81 Michael Pacher, La Tentative de lapidation du Christ,St._Wolfgang_kath._PfarrkircheLa Tentative de lapidation du Christ
Michael Pacher, 1471–81, Pfarrkirche, St. Wolfgang

Michel Pacher combine ici deux effets spatiaux : celui des figure come fratelli et celui de la diminution des tailles imposé par la perspective centrale : deux innovations italiennes que Pacher avait ramenées dans le Nord [23]. Les deux lanceurs accroupis rappellent les deux arbalétriers de Pollaiulo, mais dans une intention différente, que l’on pourrait qualifier de pré-cinématographique :
archers 1471–81 Michael Pacher, La Tentative de lapidation du Christ,St._Wolfgang_kath._Pfarrkirche schemaEn regardant les six porteurs de pierre comme la décomposition d’un seul mouvement, on peut les voir successivement se baisser pour la ramasser et se redresser pour la lancer.

Le but est d’insiter sur la multiplicité des pierres, qui est au coeur de cet épisode rarement représenté :

En ce temps-là, de nouveau, des Juifs prient des pierres pour lapider Jésus. Celui-ci reprit la parole : « J’ai multiplié sous vos yeux les œuvres bonnes qui viennent du Père. Pour laquelle de ces œuvres voulez-vous me lapider ? Jean 10, 31


Canavisio 1485-90 chapelle St Sebastien St Etienne de TineeGiovanni Canavisio, 1485-90, chapelle St Sébastien, St Etienne de Tinée

Très influencé par l’art germanique, cet artiste italien superpose, à la scène de la bastonnade, celle de la sagittation de saint Sébastien. Les figure come fratelli s’inversent d’un registre à l’autre (la vue de dos devenant une vue de face et réciproquement), de manière parfaitement délibérée.


archers 1505 Pietro_Perugino San Sabastiano PanicaleMartyre de Saint Sébastien
Le Pérugin, 1505, Panicale

Le Pérugin prend la structure en deux registres de Gozzoli, devenue habituelle en Italie :

  • le céleste obéissant à la symétrie hiératique ;
  • le terrestre sous l’emprise de la variété :
    • couple d’archers recto verso,
    • couple mixte arbalétrier-archer,
    • vêtements d’époque et antiques ;
    • décomposition didactique du mouvement (avant et après le tir).


archers 1512 Galatea_Raphael FarnesineFresque de Galatée, Raphaël, 1512, Farnésine

L’année même où Michel-Ange termine son Dieu tourbillonnant au plafond de la Sixtine (voir 1 Les figure comme fratelli : généralités), Raphaël réplique avec ce trio d’angelots, en approche tournante au dessus de Galatée. La sempiternelle contrainte du recto-verso pour les archers est ici intégrée et dépassée, dans un dynamisme gracieux.


archers 1545 Combat de Raison et Amour Salamanca d'apres Bandinelli RijksmuseumCombat de Raison et Amour
A. de Salamanca d’après Baccio Bandinelli, Rome, 1545, Rijksmuseum

La vieille formule se trouve ici reprise au centre d’une allégorie néo-platonicienne, expliquée par les distiques en latin : Apollon (« la divine Raison ») affronte Cupidon (« la répugnante Concupiscence humaine« ), sous l’arbitrage de la « généreuse Intellligence » [24]. La Raison semble mal barrée, puisqu’elle a déjà tiré alors que Cupidon a encore sa flèche, plus les deux que Vénus lui tend et celles que forge Vulcain.

L’intérêt est que les figure come fratelli sont ici exploitées dans une optique morale, la vue de face signifiant le positif et la vue de dos le négatif.


archers 1535–1540 Simon_Bening_(Flemish_-_The_Martyrdom_of_Saint_Sebastian_METMartyre de Saint Sébastien
Simon Bening, 1535–40, MET

Simon Beining en revanche applique mécaniquement le procédé , sans variété ni dynamisme.



Le cas des lutteurs

Pour tenir leur épée de la main droite, ils sont soumis à la même contrainte que les archers. Cependant, l’absence de cible centrale en fait un cas limite des figure come fratelli.

 

Les lutteurs de Pollaiuolo

combat 1465-75 antonio_pollaiuolo_battle_of_the_nudes Albertina inverseeCombat de dix guerriers nus
Antonio Pollaiuolo, 1470-95, Albertina, Vienne

C’est encore Pollaiuolo qui, en tant que sculpteur, explore le premier la question (pour une analyse détaillée de ce combat, voir 5 Le nu de dos en Italie (1/2)).

« Léonard a écrit que deux points de vue diamétralement opposés suffisaient pour rendre compte de l’ensemble d’une sculpture ; ces points de vue se rencontrant – idéalement parlant – sur leur contour identique. Le peintre, en montrant ce contour deux fois, montrait tout ce que la sculpture était capable de montrer et ce, simultanément – un effet que la sculpture ne pouvait espérer égaler… Il convient également de noter que l’accent mis sur le contour… est parfaitement cohérent avec la pratique ancienne et encore vivante du dessin et le puttoinversé. » ( [1], p 65)


combat 1465-75 antonio_pollaiuolo_battle_of_the_nudes Albertina schema 1
Les deux guerriers centraux, qui se tiennent par une chaîne unique, ont ici pratiquement le même contour.


Les lutteurs de Zoppo

Personne ne sait s’il y a une logique d’ensemble parmi les cinquante dessins sur velin de l’album Rosebery, que ce soit dans l’ancienne numérotation (1er chiffre) ou l’actuelle (second chiffre). Toujours est-il que le thème de la lutte, en particulier entre puttis, y revient de manière très obsessionnelle.

combat 1465-1474 A07 N19 marco zoppo two putti fighting British MuseumN° 7-19 combat 1465-1474 A09 N03 marco zoppo puttis fighting British MuseumN° 9-3 combat 1465-1474 A15 N11 marco zoppo putti falling British MuseumN° 15-11

Combat de six puttis, Album de Marco Zoppo, 1465-74, British Museum

Ces trois dessins de combats de rue sont composés de la même manière :

  • à l’arrière-plan un couple statique vu de face monte la garde, avec des armes variées (bouclier/lance, massue/rien, lance/lance) ;
  • en bas deux porteurs habillés et armés d’un gourdin :
  • en haut deux enfants plus petits, nus sauf le ruban qui serpente ou forme cercle, armés d’un gourdin et d’un bouclier.

Lus dans l’ancienne numérotation, ces trois dessins, quoique non consécutifs, semblent illustrer trois phases de la rencontre :

  • le défi , où les quatre lutteurs tiennent leur arme en main, ce qui impose leur disposition en figure come fratelli ;
  • la mêlée, où ils ont lâché leur arme et s’empoignent par les cheveux ;
  • la victoire, où l’un des couples se renverse sur l’autre.



combat 1465-1474 A26 N09 marco zoppo putti fighting British Museum detail
Chaque dessin contient un détail égrillard (gourdin phallique, main baladeuse, bouche bée) qui ne laisse guère de doute sur l’orientation érotique de la série. Tous ces lutteurs sont à la fois des petits Hercules et des puttis à ruban (autrement dit des figures pédérastiques, voir plus haut la lectue de Wind). La formule suggestive du petit garçon nu enfourchant un grand garçon habillé devait être suffisamment excitante pour mériter la répétition.


combat 1465-1474 A18 N24 marco zoppo two centaurs fighting British MuseumCombat de deux centaures, N° 18-24
Album de Marco Zoppo, 1465-74, British Museum

Magnifique figure come fratelli pour ces deux centaures, armés l’un d’un gourdin, l’autre d’une pique. Appliquée à la partie cheval, elle permet de mettre au premier plan une croupe fessue et boursue, hypertrophie des reins et fantasme de la même farine. Les carquois, en l’absence d’arc, indiquent que la phase courtoise du combat amoureux est terminée : nous en sommes au corps à corps. Les deux animaux antagonistes, cerf et chien, proie et chasseur, sauvage et domestique, sont probablement, dans cette métaphore, une allusion qui nous échappe aujourd’hui.


combat 1465-1474 A20 N20 marco zoppo two fighters British Museum
Deux lutteurs, N° 20-20

La prise debout est une raison, autre que l’arme tenue à main droite, de justifier la figure come fratelli : les deux lutteurs sont pratiquement identiques (mis à part un bas qui manque). A l’arrière-plan, deux gentilhommes bien habillés (l’un à la moderne, l’autre à l’antique), mettent en valeur leur dague et leur pique, sous une tour triomphale. Ils lorgnent un autre couple composé d’un chauve en toge, d’âge mur, qui protège derrière lui un jeune éphèbe chevelu : peut être l’enjeu du combat.


combat 1465-1474 A26 N09 marco zoppo four putti fighting British Museum

Combat de quatre puttis, N°26-9

L’album se termine (dans l’ancienne numérotation) avec une composition qui est substantiellement la même, sinon que les deux lutteurs ont été remplacés par quatre puttis ailés.



combat 1465-1474 A26 N09 marco zoppo four putti fighting British Museum detail
Le jeune homme de l’arrière plan, entre les deux gentilhommes vêtus à l’antique et à la moderne, est probablement l’enjeu du combat.
Pour un autre dessin très clairement homosexuel de l’album, voir 1-3a Couples germaniques atypiques.


Les lutteurs de Van Heemskerck

Ici les figure come fratelli sont utilisées pour leur caractère didactique : montrer le même geste sous deux angles.


combat Maarten van Heemskerck 1552 serie Fencers and Wrestlers Cod.I.6.2o.5 fol 43vfol 43v combat Maarten van Heemskerck 1552 serie Fencers and Wrestlers Cod.I.6.2o.5 fol 44rfol 44r

Maarten van Heemskerck, 1552, série Fencers and Wrestlerse, Cod.I.6.2o.5

Ces deux poses ouvrent une série de quatre consacrées au combat à l’épée longue. On voit ici l’ouverture puis la première parade du combat, entre deux adversaires facilement identifiables : un jeune imberbe et aux cheveux ras, un vieux barbu et chevelu.

L’amusant est que, malgré l’effet de continuité recherché, un faux raccord crève les yeux : le cache-sexe change de propriétaire d’une image à l’autre. Ce détail montre le caractère purement conventionnel de l’accessoire : un peu comme une zone qui se superpose à l’image, mais dont tout le monde comprend qu’elle n’en fait pas partie.



En aparté : Hercule, de Pollaiulo à Dürer

Je résume ici une des plus tonitruantes interprétations de Panofsky en 1930 [25], suivie de sa réfutation par E.Wind en 1939 [25a], bien moins connue mais qui est un régal de finesse et d’érudition. Suivie encore par une réplique cinglante de Panofsky en 1945 [26].


Un Hercule perdu de Pollauiolo

flagellation 1495 Durer -rape-of-the-sabine-women-1495 Musée Bonnat, BayonneLe Rapt des Sabines
Dürer, 1495, Musée Bonnat, Bayonne

Selon Panofsky ( [26a], p 245), Dürer a recopié ici un dessin perdu de Pollauiolo, lequel aurait quant à lui eu sous les yeux une statue antique d’Hercule soulevant le sanglier d’Erymante (voir 7 Le nu de dos chez Dürer). Outre le fait que les références antiques fournies ne sont guère convaincantes, il est absurde de penser que le recto-verso provienne ici de la copie d’une statue : puisque les deux femmes ont des poses complètement différentes, et que le porteur fléchit tantôt la jambe gauche, tantôt la droite : comme si l’un était l’image de l’autre dans un miroir.



flagellation 1495 Durer -rape-of-the-sabine-women-1495 Musée Bonnat, Bayonne schema
Summers ([1], p 66), qui a remarqué cette impossibilité, pense que le dessin a été construit en translatant (plutôt qu’en inversant) le contour : ce qui n’est pas exactement le cas (en bleu).

La raison d’être de ces fausses figure come fratelli me semble être un double jeu sur le recto-verso, à visée anatomique et possiblement érotique : l’homme dont le sexe est caché porte une femme qui montre le sien, et réciproquement.


Hercule à la croisée des chemins (Panofsky)

flagellation 1498-99 Albrecht_Dürer_-_Hercules NGAHercule, dit Hercule à la croisée des chemins
Dürer, 1498-999, NGA

On sait, par le journal de voyages de Dürer, que celui-ci appelait cette gravure « mon Hercule », bien qu’elle ne corresponde à aucun épisode connu de la mythologie. Panofsky a imposé depuis 1930 son interprétation : le Choix d’Hercule entre le Vice – la femme nue dans les bras d’un faune – et la Vertu qui la combat.


Concertation virtutus cum voluptate Sebastien Brandt La nef des Fous Geoffroy de Marbet Paris 1498 fol 130vLe combat de la Vertu contre la Volupté (Concertatio virtutus cum voluptate) ou le Songe d’Hercule
Sébastien Brandt, La nef des Fous La nef des Fous (Stultifera navis) Bâle, 1498, vue 264, BNF Gallica

Or le plus souvent, le sujet est traité de manière symétrique : le héros entre les deux femmes et deux chemins, l’un facile et l’autre rocailleux. Panofsky passe sous silence le fait qu’ici Hercule n’est pas équidistant des deux, mais en plein du côté du Vice. Et que si le paysage est moralisé, il l’est à rebours : la « forteresse de la Vertu » est côté Vice et la vallée plaisante côté Vertu.



flagellation 1495 Durer abduction-of-a-woman-rape-of-the-sabine-women-1495 schema
On a depuis longtemps remarqué que la gravure est un patchwork :

  • Hercule reprend presque à l’identique l’homme vu de dos du dessin perdu de Polllaiuolo, sauf la jambe fléchie ;
  • la Vertu est une des deux bacchantes de la gravure perdue de Mantegna, ici coiffée d’un voile pudique ;
  • de même le putto effrayé, ceinturé d’un ruban, est celui de la gravure d’Orphée, avec en plus un oiseau dans une main ;
  • le Vice reprend un groupe de divinités marines d’une autre gravure de Mantegna, la femme étant désormais affublée de tresses voluptueuses.


Hercule gallicus (Wind)

Tandis que l’interprétation binaire de Panofsky s’avale en deux coups de cuillère, l’interprétation subtile et bien plus complète de Wind nécessite d’être dégustée à petites bouchées. L’analyse se focalise sur trois détails passés sous silence par Panosfky : la forme étrange de la massue, le casque très original d’Hercule, et la présence du putto.



flagellation 1498-99 Albrecht_Dürer_-_Hercules NGA detail mains
Wind remarque que Dürer a conservé très exactement le geste des mains de l’Enlèvement des Sabines, totalement inadapté pour tenir fermement la massue, qui est ici, bizarrement, le tronc arraché d’un arbuste. Il faut, selon Wind, lire le geste symboliquement : les doigts ouverts et les racines serpentines évoquent la multiplicité des Vices, le poing fermé et le tronc droit l’unicité de la Vertu. L’horizontalité du bâton et la stabilité des deux jambes montrent qu’Hercule essaie, par ses paroles (il a la bouche ouverte) d’établir une concorde entre le Vice et la Vertu.

Dans une analyse comparative impossible à résumer, Wind explique la présence du coq sur le casque par une fusion, d’actualité à l’époque, entre Mercure (avec son caducée) et Hercule (avec sa massue) en un « Hercule gallicus », qui est une figure de l’Eloquence.

Je rajouterai ici un détail que Wind a oublié, mais qui va dans son sens : les deux personnages masculins portent l’un un symbole de l’Eloquence (le coq), l’autre de la Stupidité (la mâchoire d’âne).



flagellation 1498-99 Albrecht_Dürer_-_Hercules NGA detail enfant
Pour Wind, le putto effrayé a dans la gravure d’Hercule la même signification que dans le dessin d’Orphée (car selon certaines traditions l’un était aussi pédéraste que l’autre), aggravée par la symbolique sexuelle du petit oiseau (voir L’oiseau licencieux) : le putto nous montre ce que les fesses d’Hercule nous cachent.

Les deux oeuvres, Orphée et Hercule, moqueraient la dérive de l’orphisme, inauguré quinze ans plus tôt par les oeuvres de Politien et de Pic de la Mirandole, en une mode intellectuelle prétendant viser la Pureté et ignorer les Passions. Ici Hercule, en rêvant d’équilibrer la Pureté vertueuse et la Passion amoureuse, se retrouve sans l’une ni l’autre :

« La dépravation, selon Dürer, se cache sous les nobles rêveries du nouvel Orphée, comme sous les artifices oratoires de l’Hercule gaulois. S’il est un champion ambigu de la Pureté, c’est parce ses propres pulsions amoureuses diffèrent des instincts des hommes normaux. Tandis qu’il s’attaque avec une indignation morale à une Passion qu’il ne connaît pas, il tente de conjurer les coups d’une Vertu qu’il n’est pas capable de suivre. » ([25a], p 216)


La réplique de Panofsky

En 1945, Panofsky s’élève vigoureusement contre Wind, sans le nommer ([26], p 74). Pour sauver l’interprétation moralisée, il dénue au putto toute signification pédérastique : c’est simplement l’enfant du couple, effrayé par la bagarre. La couronne de lauriers ne récompense pas l’éloquence supposée d’Hercule, mais sert seulement de contraste avec la couronne de feuille de vigne du Dieu marin. Quant au coq, il ne fait nullement référence à Hercule gallicus :

flagellation Durer 1496-98 Apocalypse Le Dragon à sept têtes et la Bête aux cornes de bélier detailApocalypse, Le Dragon à sept têtes et la Bête aux cornes de bélier (détail)
Dürer 1496-98

Dans cette gravure de la même époque, Dürer coiffe un soldat du même type de casque. Or le coq blanc, dans les bestiaires du Moyen-Age, était le seul animal que le lion craignait. Le casque dans l’Apocalypse s’explique par la patte de lion de la Bête, juste au dessus ; celui d’Hercule par une allusion au tout premier travail qui va suivre l’épisode du Choix, à savoir le Lion de Némée. Ce qui explique également (mais Panofsky n’y pense pas) l’absence de la massue, qui d’après Apollodore l’Athénien sera coupée par Hercule dans les bois de Némée, donc après le Choix.


En synthèse

Pour ma part, je trouvent que ces remarques judicieuses complètent l’interprétation de Wind plutôt qu’elles ne la réfutent : Dürer a pu vouloir à la fois évoquer l’Hercule Gallicus (pour son public cultivé) tout en respectant scrupuleusement, par l’absence de massue et la présence annonciatrice du coq, la chronologie des Travaux d’Hercule.




Le cas du Choix d’Hercule

Le principe du sujet est de conserver le suspense : la Vertu et le Vice sont presque toujours montrés de face, équidistants du héros, comme sur les plateaux d’une balance en équilibre, et rappelant d’ailleurs, par leur emplacement (la Vertu à main droite du héros), la structure des Jugements derniers. Cet effet de balance dans le plan du tableau se trouverait contrarié par l’effet de rotation, en dehors du plan du tableau, qu’impulsent les figure come fratelli. Ces cas sont donc très rares, et d’autant plus intéressants à étudier [27].

En Italie

Cristofano Robetta 1500-20 Le choix d'Hercule Florence BNF
Hercule entre la Vertu et le Vice,
Cristofano Robetta, 1500-20, Florence, BNF

Panofsky ([25], p 104) considère cette gravure comme un fatras maladroit, où le graveur a accumulé dans le désordre quatre amours en vol, les trois déesses du Jugement de Pâris, et le Choix d’Herule entre la Vertu – la femme vénusienne vue de face – et le Vice – la femme « asexuée » vue de dos.

Si en revanche on accepte l’évidence – à savoir que ce nu de dos est masculin – s’impose une interprétation inverse de celle du vertueux Panofsky, pour qui le nu de dos – la Vertu – « semble semble repousser de sa main droite la main de Voluptas qui se tend vers le jeune homme. » Bien au contraire, c’est la femme vue de face, la Vertu, qui intercepte la main du Vice, que le vue de dos et l’habituel putto à ruban désignent clairement comme un Pédéraste.

Les Amours en vol, selon moi, donnent la clé de lecture :

  • ceux au dessus des trois déesses désignent l’amour hétérosexuel (celui du Jugement de Pâris), auquel Hercule tourne le dos ;
  • ceux au dessus du couple, devant lequel Hercule se gratte la tête,  apportent chacun une couronne : c’est à Hercule de décider celui ou celle qu’il choisit (voire les deux).

Carracci 1596 Le choix d'Hercule Capodimonte Naples
Hercule entre la Vertu et le Vice
Carrache, 1596, Capodimonte, Naples

Cette composition célèbre sera  très souvent reproduite (je laisse de côté les oeuvres qui en découlent). Carrache à eu l’idée de flanquer Hercule par des figure come fratelli, la Vertu habillée et vue de face, le Vice plutôt déshabillé et vu de dos. L’effet de rotation, ici, est bloqué par la posture statique des deux femmes, chacun désignant du bras, aux deux extrémités de la diagonale descendante, les récompenses promises :

  • au plus haut à gauche, Pégase, le cheval céleste, emblème de la famille Farnèse [29] ;
  • au plus bas à droite, les plaisirs du jeu, de la musique et de la comédie.

Cette invention, très admirée par les contemporains, a été décrite en détail par Bellori [30] : on sait ainsi que le personnage couronné de lauriers est un poète tout prêt à chanter la gloire d’Hercule, s’il suit la Vertu dans l’escalier. A l’autre extrémité de la diagonale montante, il n’y a rien qui ait retenu l’attention des commentateurs…

Voyez-vous quelque chose ?



Hercule Carracci 1596 Le choix d'Hercule Capodimonte Naples detail parazonium
Bellori désigne l’objet rare que tient la Vertu comme étant un parazonium, qui n’a pas été commenté alors qu’il est une des clés de la composition : par un ingénieux contrapposto, les deux mains gauches tiennent en parallèle, l’une vers le haut et l’autre vers le bas, le glaive honorifique et la massue herculéenne : comme s’il ne tenait qu’au héros de transformer l’une en l’autre.


Batoni Pompeo 1742 Hercule a la croisee des chemins Palais Pitti Florence1742, Palais Pitti, Florence Hercule Pompeo_batoni 1748 Hercules_at_the_crossroads Musee Lichtenstein Wien1748, Musée Lichtenstein, Vienne

Hercule entre la Vertu et le Vice, Pompeo Batoni

La première version est très inspirée de Carrache : pour la Vertu, même geste de l’index et même couleurs rouge et bleu ; pour le Vice, mêmes attributs des plaisirs. Mais ici celle-ci ne montre pas plus que la poitrine, et c’est la Vertu qui est vue de dos. L’effet figure come fratelli est moins sensible, du fait que seule la Vertu est debout. Ces recompositions par rapport à Carrache s’expliquent par des contraintes spécifiques, le tableau fonctionnant en pendant avec un Hercule au berceau (voir Les pendants rhétoriques de Batoni).

Dans la seconde version, autonome, Batoni a corrigé les détails scabreux : la poitrine trop nue ainsi que le mufle et la rose mal placés, juste à l’aplomb du pipeau.


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En Suisse

Hercule Cristoph Murer 1595 Le choix d'Hercule etude pour un vitrail Kunsthaus ZurichAux armes de la famille Hirzel, 1595, Kunsthaus, Zürich Hercule Cristoph Murer 1590-1606 Le choix d'Hercule etude pour un vitrail METAux armes de la famille Murer, 1590-1606, MET

Le choix d’Hercule (étude pour un vitrail), Cristoph Murer

Dans cette version germanique, on note l’influence de Sébastien Brandt (le Vertu tenant une quenouille, voir plus haut) et celle de la Melencolia de Dürer (les objets des Arts répandus autour d’elle). L’effet de rotation de l’ensemble est ici annulé par le fait que les deux figure come fratelli sont assises :

  • la Vertu, vue de dos, est habillée ;
  • le Vice, vu de face et la poitrine nue, tient une coupe et un luth ; dans la second version, elle se déshabille un peu plus et une table la masque, d’où le geste compliqué des bras.

Dans les deux versions, Hercule reluque la buveuse dénudée tout en tenant son gourdin du côté de la vertueuse lectrice, comme s’il entendait, plutôt que de choisir, profiter des charmes des deux femmes.


Hercule Cristoph Murer 1611-1614 Le choix d'HerculeLe choix d’Hercule, Cristoph Murer, 1611-14 [28].

Cette oeuvre terminale évite toute hésitation en supprimant le gourdin et en « dandyfiant » Hercule, qui apparaît ainsi comme choisissant plutôt d’être l’homme de peine, derrière sa main droite, que l’homme du monde, que sa main gauche ignore. Le symbolique des deux femmes est également améliorée, puisque la vertueuse montre son côté face et la vicieuse son côté pile, ce qui lui permet de passer en avant de la table tout en simplifiant le geste des bras.

On mesure ici le caractère pratique de la vue de dos, à la fois plus obscène et moralement verrouillée, puisque les « parties honteuses » sont invisibles (pour un dialogue d’époque sur ce sujet, voir Angélique se cache de Roger, de Billvert, dans A poil et en armure).


Christoph_Murer,_Design_for_a_Window_(Hunting_Scene),_1579,_NGA_52602Scène de chasse
Christoph Murer, 1579, NGA

Il est amusant de noter que le tout premier dessin précède d’un an la composition de Carrache, sans influence mutuelle possible : Murer a eu l’idée d’appliquer au Choix d’Hercule les figure come fratelli, pour une raison purement décorative, comme il l’avait déjà fait pour les deux piquiers latéraux de ce projet de vitrail


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Mis à part ces exemples (et les oeuvres qui découlent directement de la composition de Carrache), il n’y a guère d’autre cas de figure come fratelli autour d’Hercule….


Hercule Paul Rahilly 1999 sentinelsSentinelles, Paul Rahilly, 1999, collection privée

…sauf ce détournement malicieux où Hercule se réincarne en boeuf, entre la Vertu sous sa citadelle (nue, blonde et occidentale) et le Vice (habillé, brune et asiatique) avec ses attributs (les fleurs jaunes et les deux poires suggestivement disposées).



Synthèse chronologique

A l’issue de ces trois articles, il convient de replacer dans une chronologie d’ensemble les différents cas de figure que nous avons parcourus séparément.


Figure come fratelli chronologie schema 1Les périodes en bleu clair sont celles où la formule est attestée, en bleu sombre celles où elle disparaît.

Il existe des figure come fratelli dans l’Antiquité, dans les cas obligés des archers et des lutteurs, mais aussi dans d’autres scènes centrées telles que le bain ou la danse. Leur rareté rend peu probable une transmission directe : la première flagellation recto-verso apparaît à l’époque carolingienne, les archers recto-verso sont réinventés au 12ème siècle. A ces dates précoces, ces proto-figure come fratelli sont utilisés comme solution naturelle au problème de la main droite, mais aussi pour leur qualité graphique propre, sans qu’il soit pour autant question d’une rivalité avec la sculpture. On note au début du Quatrocento à Florence une courte éclipse de ces formule, notamment chez Fra Angelico, sans doute par aversion envers la vue de dos. La seule exception, pour les saints Côme et Damien, tient à une raison symbolique et au caractère gémellaire des deux saints.



Figure come fratelli chronologie schema 2
A la Renaissance, les premiers exemples de figure come fratelli inventés pour des raisons plastiques apparaissent chez Filippo Lippi dès 1437 : il s’agit à ce stade d’une variante de la symétrie hiératique. C’est seulement progressivement, avec une apothéose chez Raphaël et Michel-Ange, que la formule s’inscrit dans le débat sur le paragone.

Dans le cas particulier de la Flagellation en revanche, la formule traverse le temps et sera encore utilisée au XVIIème siècle, sous l’influence d’oeuvres célèbres telle celle de Sebastiano del Piombo.

Pour les archers et les lutteurs, c’est essentiellement Pollauiolo, qui relance la formule vers 1470-75, la plaçant de fait dans la question du paragone, de par sa double qualité de peintre et de sculpteur.

La conclusion de Summers mérite donc d’être sérieusement nuancée :

La « figure come fratelli » s’élaborait comme un mode particulier d’embellissement pictural, ou comme un élément du débat sur le paragone ; d’une manière ou d’une autre, ces figures, visibles simultanément recto et verso, étaient des exemples de contrapposto, eux-mêmes un moyen majeur pour réaliser la varietà. ([1], p 68)

En fait les figure come fratelli préexistent largement, du moins dans les cas obligés de la Flagellation et des archers, au moment où certains novateurs, tels Filippo Lippi vers 1430, se sont préoccupé d’« embellir » la symétrie hiératique. C’est dans un second temps, à la suite de Pollaiulo, que la figure a pu s’imposer progressivement comme un même paragonien, culminant en popularité au tout début du XVIème siècle. Elle disparaît ensuite durant le maniérisme (sauf chez un artiste très particulier de l’Ecole des maniéristes du Nord, Cornelis Cornelisz van Haarlem, voir 8 Le nu de dos dans les Pays du Nord), dépassée par des formules plus mouvementées, et ne sera pratiquement plus utilisée par la suite, sauf par quelques rares artistes qui feront l’objet du chapitre suivant.

Le cas très particulier des Larrons recto-verso mérite une étude à part, du fait que la lourde codification des polarités dans les Crucifixions prime largement sur les innovations esthétiques. Inconcevables en Italie, les Larrons formant des figure come fratelli apparaissent sur ses marges, dans une icône très singulière de la Renaissance crétoise (voir 1 Les larrons vus de dos : calvaires plans).



Article suivant : 4 Les figure come fratelli : postérité

Références :
[1] David Summers, « Figure come fratelli: A transformation of symmetry in Renaissance painting » ,The Art Quarterly 40 (1977), pages 59-88
[23] On pense que l’influence de Pollauiolo s’est exercée via un dessin perdu. Voir Nicolò Rasmo, Michael Pacher, 1971, p 144
[24] La gravure est analysée par E. Panofsky, « Studies in iconology; humanistic themes in the art of the Renaissance », 1962, p 149
https://archive.org/details/studiesiniconolo00pano/page/149/mode/1up?q=bandinelli
[25] Erwin Panofsky, »Hercule à la croisée des chemins et autres matériaux figuratifs de l’Antiquité dans l’art plus récent« , trad. fr. D. Cohn 1999
« Hercules am Scheidewege und andere antike Bildstoffe in der neueren Kunst » 1930 https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/panofsky1930/0196/image,info#col_text_ocr
[25a] Edgar Wind « Hercules’ and ‘Orpheus’: Two Mock-Heroic Designs by Dürer » Journal of the Warburg Institute, Vol. 2, No. 3 (Jan., 1939), pp. 206-218 https://www.jstor.org/stable/750098
[26] Panosfsky, « The life and art of Albrecht Dürer », 1945
http://s3.amazonaws.com/arena-attachments/2204056/34d872b156869cdd93c4556909039d9e.pdf?1526887229
[26a] Erwin Panofsky, « Meaning in the visual arts: papers in and on art history »
https://archive.org/details/meaninginvisuala00pano/page/n342/mode/1up
[27] Pour de nombreux exemples du Choix d’Hercule
https://www.ds.uzh.ch/wiki/Allegorieseminar/index.php?n=Main.HeraklesAmScheideweg
ainsi que le livre classique de Panofsky [25]
[28] Cette gravure, réalisée par Murer pour illustrer une pièce qu’il écrivait, ne sera éditée qu’en 1522, huit ans après sa mort, dans un Livre d’emblèmes Voir « Dürer and Beyond: Central European Drawings, 1400–1700 », 2012, N°41, p 102-104 https://www.metmuseum.org/art/metpublications/Durer_and_Beyond_Central_European_Drawings_1400_1700
[30] Giovanni Pietro Bellori « Le Vite de’ pittori, scultori ed architetti moderni » edition de 1728, p 10
https://books.google.fr/books?hl=fr&id=MJBZAAAAcAAJ&dq=bellori+%22Vite+dei%22&q=carracci#v=snippet&q=carracci&f=false

4 Les figure come fratelli : postérité

18 décembre 2023

Ce dernier article donne quelques exemples de la postérité de la formule à l’époque moderne.

Article précédent : 3 Les figure come fratelli : autres cas

Chez William Blake

Dans son oeuvre immense et obsessionnelle, Blake a dessiné des vues de dos par dizaines : il était donc inévitable que certaines voisinent avec des vues de face. Nous allons voir que les véritables figure come fratelli sont rares, relativement tardives, et que Blake les a utilisées en toute connaissance de cause, au service d’iconographies novatrices.

Milton a poem in 2 books [31]

Blake Milton a poem in 2 books 1804-10 Copy D planche 4
1804-10, Copy D, planche 4

Pour Blake, les trois dolmens sont une figure négative : forme druidique des potences de Tybur, et aussi évocation des trois croix du Golgotha. Les deux femmes tenant une quenouille et le fuseau de l’existence humaine sont situées l’une sous les dolmens, à côté d’un humain en pleur, et l’autre au dessus.

La vue de dos a donc, comme souvent chez Blake, une signification positive : celle de l’échappée vers le ciel.


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Le Paradis perdu, de Milton [32]

 

Blake Milton's Paradise Lost 1807 , Satan, Sin, and Death, Satan Comes to the Gates of Hell huntington1807 Blake Milton's Paradise Lost 1808 , Satan, Sin, and Death, Satan Comes to the Gates of Hell1808

Satan, Péché et Mort (Satan devant les portes de l’Enfer), planche 2 (Livre II)
Blake, Huntington Library [33]

Le Péché, à la fois fille et épouse de Satan, s’interpose entre lui et la Mort, en lui révélant qu’il est son fils. Les trois têtes de Cerbère, gardant la clé de l’Enfer, qui sortent du ventre du Péché, ainsi que la couronne sur la tête de la Mort, viennent du texte de Milton. La chaîne centrale (qui permet de manipuler la herse) se trouve déjà dans un tableau de Hogarth. C’est à Blake en revanche qu’on doit la trouvaille de caractériser la Mort par un corps transparent (et non par une squelette, comme ses prédecesseurs), ce qui est très fidèle au texte de Milton :

« L’autre figure, si l’on peut appeler figure ce qui n’avait rien de distinct en membres, jointures, articulations, ou si l’on peut nommer substance ce qui semblait une ombre. »

L’idée de montrer la Mort de dos n’était pas donc pas nécessaire à la narration, mais elle fait partie de diverses améliorations :

  • sexe écaillé de Satan désormais visible de face,
  • têtes de serpents en symétrie au bout des deux queues ( « elle finissait sale en replis écailleux, volumineux et vastes, en serpent armé d’un mortel aiguillon » ) ;
  • quatrième tête de chien,
  • absence de barbe pour la Mort,
  • dard de celle-ci moins enflammé.

Ces évolutions vont toutes dans le même sens : symétriser les deux adversaires pour en faire de véritables figure come fratelli. Blake renoue ici avec la tradition d’utiliser la formule dans les scènes de lutte, mais ajoute une intention personnelle :

  • créer entre les deux figures vues de face une solidarité de fait, illustrant leur lien conjugal ;
  • suggérer que Satan et la Mort, vus recto-verso, forment une entité unique, illustrant leur lien de filiation.


William Blake 1807 Milton's Paradise Lost, Satan Spying on Adam and Eve and Raphael's Descent into Paradise
Satan épiant Adam et Eve et Raphaël descendant du Paradis (Livre IV, Livre V)
Blake, 1807, Huntington Library

Cette planche illustre deux moments consécutifs :

  • Satan épiant Adam et Eve au Paradis (Livre IV) ;
  • Raphaël envoyé par Dieu pour avertir Adam et Eve (Livre V)

La vue de face révèle la nature commune des deux archanges, l’un déchu et l’autre obéissant à Dieu. La vue de dos exprime l’ignorance du couple humain.

Considérés comme deux couples de figure come fratelli, Adam apparaît comme le revers de Raphaël posé sur terre, tandis qu’Eve, de plein pied avec Satan, est sa victime désignée.


Blake Milton's Paradise Lost 1808 Livre XII ,Michael Foretells the Crucifixion
L’archange Michel prédit à Adam la Crucifixion (Livre XII)
Blake, version de 1808

Tandis qu’Eve est endormie, Michel explique à Adam ce qui va arriver : le clou qui traverse la tête du serpent illustre littéralement : « cet acte brisera la tête de Satan, écrasera sa force par la défaite du Péché et de la Mort, ses deux armes principales, enfoncera leur aiguillon dans sa tête ».  La Mort est l’homme couronné et le Péché la femme aux trois têtes de Cerbère.

Les figure come fratelli que sont Saint Michel et Adam collent à la narration : présentateur contre spectateur, tout en créant une solidarité entre le Saint et le Christ.


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On the Morning of Christ’s Nativity, de Milton [34]

Blake On the Morning of Christ's Nativity The Flight of Moloch 1809 Thomas set Whitworth Art Gallery1809 (Thomas set), Whitworth Art Gallery Blake On the Morning of Christ's Nativity The Flight of Moloch 1815 Butts Set Huntington Library1815 (Butts set), Huntington Library

Le vol de Moloch

Dans la première version, les fidèles tournent autour de l’idole dan le sens des aiguilles de la montre, dévotes vues de dos à gauche, dévots barbus vus de face à droite, brandissant au dessus de leur tête des tambours et des trompettes. Au premier plan un père et une mère, éplorés, tiennent leur enfant devant les flammes.

Dans la seconde version, Blake fait tourner les fidèles dans l’autre sens, et inverse du même coup mère et père, qui sont désormais figurés recto-verso.

Comme dans le cas précédent, les modifications ont toutes la même intention :

  • en invisibilisant les barbes, créer une affinité entre les dévots et la mère, vus de face et habillés ;
  • en montrant le père de dos, créer une affinité entre lui et les dévotes.

L’intention est narrative : en entrant ainsi dans la danse, la mère et le père s’intègrent de fait au groupe des dévots (d’ailleurs ils ont lâché leur enfant). Mais elle est aussi plus sournoise, comme souvent chez Blake : car en s’intégrant au groupe, mère et père changent de sexe.


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Comus, de Milton

William Blake 1815 Milton's Comus The Brothers Seen by Comus Plucking GrapesComus voit les Frères cueillant du raisin William Blake 1815 Milton's Comus The Brothers Meet the Attendant Spirit in the WoodLes Frères rencontrent dans le bois l’Esprit protecteur, habillé en berger

Blake, 1815

« J’ai vu deux êtres pareils, à l’heure où le bœuf, ayant fini son travail, revenait du sillon, les traits traînant à terre, et que le paysan fatigué était assis et soupait; je les ai vus sous le manteau vert d’une vigne qui grimpe le long de cette petite colline; ils cueillaient des grappes mûres sur leurs tendres rameaux ».

Dans ces deux images, les figure come fratelli servent à exprimer la gémellité des Frères.


William Blake 1815 Milton's Comus The Brothers Driving Out ComusLes Frères chassant Comus

Dans la troisième image où ils apparaissent, c’est cette fois la duplication de la vue de profil qui sert la même idée, tout en permettant aux deux Frères de tenir leur épée de la main droite.


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Le Paradis reconquis, de Milton

Blake Paradise Regained 1816-18 pl 2 Christ_Tempted_by_Satan_to_Turn_the_Stones_to_Bread
Première tentation (Le Christ tenté par Satan de transformer les pierres en pain), planche 2 (Chant I)
Blake, 1816-18

Alors que le Christ a faim, venant de jeûner quarante jours dans le désert, Satan se manifeste sous la forme d’un vieillard affamé qui l’implore, puisqu’il est le fils de Dieu, de transformer une pierre en pain : solution doublement satisfaisante. D’où le geste de ses mains, qui montrent la pierre et la bouche.

« Il se tut, et le Fils de Dieu reprit : Penses-tu que le pain soit si nécessaire ? N’est-il pas écrit (car je discerné en toi un autre être que tu ne le sembles) n’est-il pas écrit que l’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole sortie de la bouche de ce Dieu dont la manne nourrit nos pères dans le désert ? »

D’où le geste de ses mains, qui montent le ciel et la bouche.

Le recto-verso traduit magistralement la situation : une même faim (la main droite) mais deux solutions opposées, ciel et terre (la main gauche).

De plus, Blake exploite l’antagonisme implicite que suscite la marche en sens inverse : le spectateur s’identifie avec la figure vue de dos, celle qui est vue de face représentant l’obstacle à l’avancée, l’adversaire.


Blake Paradise Regained 1816-18 pl5 Satan in Council,Satan en conseil , planche 5 (Chant I) Blake Paradise Regained 1816-18 pl11 Christ Ministered to by Angels,Deuxième tentation : le Christ assisté par les anges, planche 11 (Chant II)

Dans la planche de gauche, Satan « assemble en conseil tous ses puissants pairs, sombre consistoire qui siège entouré de dix couches d’épaisses et noires nuées ».

La planche de droite illustre un passage de la Deuxième tentation : à Satan qui lui montre une table couverte de mets somptueux, le Christ répond ainsi :

« je puis, à mon gré, n’en doute pas, aussi promptement que toi, me faire dresser une table dans ce désert, et appeler de rapides essaims d’anges couronnés de gloire prêts à me servir et à me présenter ma coupe. »

Les deux planches, non consécutives, montrent que Blake a parfaitement assimilé la sémantique de la symétrie, pour les couples du premier plan :

  • pour les deux beaux démons, figure come fratelli (le recto-verso signifiant ici une forme de duplicité) ;
  • pour les deux anges porteurs de coupe, symétrie hiératique (signifiant ici l’Unicité dans la Multiplicité).


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La Divine comédie, de Dante

Blake Dante's Divine Comedy 1827 Agnolo Brunelleschi Attacked by a Six-Footed Serpent National Gallery of VictoriaAgnolo Brunelleschi attaqué par un serpent à six pieds
Blake, 1827, National Gallery of Victoria

Dans le chant XXV des Enfers, Cianfa de Donati, sous l’apparence d’un serpent à six pattes, attaque le voleur florentin Agnolo Brunelleschi et leurs deux corps se confondent en un seul.

La main droite aux doigts écartés vers le bas est comme celle de Dante (en rouge devant Virgile), du côté des vivants. Tandis que la main gauche tournée vers le haut, exprime la même terreur que les deux autres damnés.

Celui qui est vu de face, aux traits féminins, est probablement Buoso degli Abati, qui va être mordu au nombril par un serpent et se transformer lui-aussi. Le troisième est Puccio Scanciato, qui échappera à la métamorphose. La vue de dos sert ici d’élément différenciateur au service de la narration, et joue le rôle symbolique de protection contre la morsure du serpent.


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Jérusalem The Emanation of The Giant Albion

Blake a travaillé à cette oeuvre immense entre 1804 et 1820. Les planches, difficiles à interpréter, font l’objet de débats entre spécialistes. J’ai suivi ici les interprétations de l’ouvrage de référence d’Erdman [35]. Les images sont celles de la version E, du Yale Center for British Art, imprimée en 1821.


Blake Jerusalem The Emanation of The Giant Albion Copy E (Printed c. 1821) p18 From every-one of the Four RegionsVala et Jérusalem, planche 18

Un homme ailé couronné de lys, vu de dos, s’oppose à une femme ailée vue de face, couronnée de roses. Ils tiennent un couple plus petit, composé d’une femme vue de dos embrassant un homme vue de face. Chaque figure ailée soutient donc le sexe opposé, sou un croissant de lune qui s’inverse. Cette imbrication complexe de deux figure come fratelli illustre la phrase : « Car Vala a produit les corps, Jérusalem a donné les âmes ».

Si la figure suit l’ordre du texte, le couple interne représente le corps (féminin) et l’âme (masculine) et les figures externes Vala (masculin) et Jérusalem (féminine). Ce qui est cohérent avec un passage de la page suivante :

« Il trouva Jérusalem sur les rives de sa Cité, reposant doucement dans les bras de Vala, s’assimilant avec lui, Vala, le lys de Havilah ».


Blake Jerusalem The Emanation of The Giant Albion Copy E (Printed c. 1821) p19 dancing daughtersplanche 19 Blake Jerusalem The Emanation of The Giant Albion Copy E (Printed c. 1821) p21Hand poursuivant les filles d’Albion Cordelia, Sabrina et Conwenna, planche 21

Ces deux planches forment probablement pendant.

En haut de la première, trois femmes au cheveux longs et un homme forment une chaîne de figure come fratelli, symétriques par rapport au centre : ainsi l’homme en queue de chaîne apparait comme le recto de la femme qui mène la danse.

En bas de la seconde, le mouvement s’est arrêté et la différenciation sexuelle s’est opérée : les trois femmes à la chair pâle forment une masse unique, soumise aux coups de fouet de Hand.


Blake Jerusalem The Emanation of The Giant Albion Copy E (Printed c. 1821) p46 Leaning against the pillars.Leaning against the pillars, Planche 46 Blake Jerusalem The Emanation of The Giant Albion Copy E (Printed c. 1821) p81« I have mockd those…. », Planche 81

Dans la première planche, Vala, à côté de l’église Saint Paul, prépare un voile pour envelopper la nudité de Jérusalem et de ses trois filles, à côté de l’Abbaye de Westminster. La vue de dos de Vala, qui cache ainsi son sexe masculin, est cohérente avec celle de la planche 18.

Beaucoup plus loin dans le texte, la même composition confronte cette fois Gwendolen à sa soeur Cambel, accompagnée des dix autres filles d’Albion. Gwendolen cache un « objet mensonger » dans sa main gauche (un pomme ?) et montre de l’autre un texte en écriture miroir :

Au Ciel, la seule manière de vivre
C’est oublier et pardonner
Surtout à la Femelle

In Heaven the only Art of Living
Is Forgetting & Forgiving
Especially to the Female

Ce message « officiel » est amendé par une seconde partie, cachée dans l’ombre :

Mais si sur Terre tu pardonnes
Tu ne trouveras pas où vivre.

But if you on Earth Forgive
You shall not find where to Live

Encore une fois chez Blake, la figure vue de dos, aux cheveux sagement tressés, représente la Vertu, face à l’impudicité de la femelle vue de face.


Blake Jerusalem The Emanation of The Giant Albion Copy E (Printed c. 1821) p69 Then all the Males.Then all the Males, planche 69

« Une orgie de torture explose au bas de cette page. Sous une lune mince et quatre étoiles tombantes, de tailles très inégales, deux filles ivres brandissent des couteaux au-dessus d’une victime abasourdie dont les poignets sont menottés. Les prêtresses nues portent les scalps d’autres victimes pendant à leurs poignets gauches. L’une tient « l’image sombre d’un visage écorché » (W) dans sa main gauche. » ([35], p 348).

L’autre, vue de face, tient dans la même main une coupe, offert en libation à un dolmen et un menhir.

Les figure come fratelli servent ici à apparier les deux couteaux, et les deux offrandes (la face écorchée et la coupe de sang). La femme vue de face, au sexe ouvert, est délibérément placée du côté du menhir phallique (on sait que Blake avait dessiné toute une oeuvre érotique, que son épouse a détruite à sa mort).


Blake Jerusalem The Emanation of The Giant Albion Copy E (Printed c. 1821) p75 And Rahab Babylon the GreatTirzah et Rahab embrassant les dragons, Planche 75 Blake Jerusalem The Emanation of The Giant Albion Copy E (Printed c. 1821) p76 Albion before ChristAlbion devant le Christ crucifié sur l’arbre de la connaissance du Bien et du Mal, Planche 76

Tizah et Rahab sont deux femmes bibliques que Blake a détournées pour en faire des figures négatives, synonymes d’asservissement [36]. L’une utilise la fausse pudeur pour arriver à ses fins, l’autre est une prostituée flamboyante, mais toutes les deux sont des dragons. Rien ne les distingue dans l’image, sinon la vue de dos et la vue de face.

Dans la planche suivante, le recto-verso est utilisé à nouveau pour figurer l’égalité de deux figures, positives cette fois. Albion s’identifie au Christ, tandis que le soleil naturel se couche à gauche pour laisser place, au centre, au soleil au zénith de l’Imagination.


William Blake 1804 Jerusalem Plate 100 (Bentley Copy E)Los entre deux deux de ses formes, Planche 100

Los le forgeron est vu de face, entre deux personnages vus de dos : la femme de droite, dans une ambiance nocturne, est l’« émanation » de Los, Enitharmon. L’homme de gauche, dans une ambiance solaire, est probablement Urthona, la contrepartie masculine de Enitharmon, dont Los est la forme déchue.

Les figure come fratelli sont ici utilisées pour signifier l’identité entre Los et ses deux transformations.



Chez László Hegedűs

Hegedűs László 1899 Kain and Abel Hungarian National Gallery
Caïn et Abel
László Hegedűs, 1899, Hungarian National Gallery, Budapest

En général le couple est traité de manière dissymétrique, Caïn debout dominant Abel allongé. Hegedűs est le seul à les représenter par des figure come fratelli : Caïn est identifié par sa chevelure rousse et par la fumée de son sacrifice dirigée vers le bas, puisque refusé par Dieu. Nous sommes donc non pas au moment du meurtre, mais au moment où la jalousie s’empare de Caïn. La vue de dos, bras et jambes serrées comme les troncs de l’arrière-plan, est ici synonyme de violence obtuse.


Hegedűs László 1890-1911 Hercule a la croisee des chemins coll partLe choix d’Hercule, 1890-1911, collection particulière

A l’inverse, la vue de dos, avec son voile pudique, représente ici la Vertu ; la vue de face, associée à la rousseur de la femme fatale et aux fleurs du chemin facile, le Vice.


Hegedűs László 1909 Sur la voie étroite Coll partSur la voie étroite, 1909, collection particulière

Dans le même ordre d’idée, le héros voit ici son chemin barré par une vue de dos écarlate, tandis que quatre autres femmes l’entourent et lui proposent leurs faveurs.



Chez Eugène Laermans

Eugene Laermans 1899 Perversite coll partiPerversité, Eugène Laermans, 1899, collection particulière

Ce triptyque fait partie d’une série de six huiles réalisées la même année, sous l’influence des Fleurs du Mal de Baudelaire. En voici la description par Eggermont [36a] :

« Le panneau central du triptyque affronte, debout sur un socle, entourées de la multitude de squelettes, deux femmes nues. L’une triomphe. Déjà la supplantée écarte ses bras aux mains crochues, sa tête diabolique se rejette en arrière. Elle est maigre et efflanquée. Elle perd l’équilibre et, bientôt, tombée du piédestal, elle deviendra squelette parmi les squelettes. La pleine lune ajoute sa clarté aux lueurs de l’incendie. La femme rouge, victorieuse, trône sur le socle des panneaux latéraux, dominant les roseaux, les gibets et les croix. A ses pieds se couchent tantôt le cochon, tantôt le bouc. Des oiseaux noirs traversent le ciel. »

Si l’on en croit les animaux emblématiques et les sources lumineuses, le Recto est pornographique et terrestre (le porc sur fond d’incendie) tandis que le Verso est satanique et céleste (le bouc sous le croissant). Au centre, leur combat est cosmique : l’urne enflammée est supplantée par le soleil rougeoyant.

La Perversité consiste donc en ce combat du même avec le même, le Recto attaqué par le Verso, lequel à la fin reste seul, contemplant une mer vide.



Chez Franz von Stück


Les danseuses serpentines

Franz-Von-Stuck 1896 -Dancers-coll part1896, collection particulière Franz-Von-Stuck 1898 Dancers-Salle de Musique Villa Von Stuck photo dalbera1898, Salle de Musique, Villa Von Stuck (photo dalbera)

Franz Von Stuck, Danseuses

Dans le style art nouveau impulsé par la Sécession de Munich, Von Stuck rhabille le vieux couple de bacchantes endiablées (voir 1 Les figure comme fratelli : généralités) avec la robe serpentine de la danseuse à la mode, Loïe Fuller. La brune sérieuse, qui montre sa croupe fait pendant à la rousse joyeuse, qui montre sa poitrine, de sorte que tout le monde est content.

La version en bas-relief, qui décore plusieurs pièces la Villa von Stuck, retravaille le motif en style grécoromain, et sera largement diffusé par des plâtres ou des bronzes.


Franz von Stusck 1897 18 septembre Jugend18 septembre 1897 Franz von Stusck Jugend 1898 1 octobre1 octobre 1898

Franz von Stuck, Couverture de Jugend

La promotion est assurée par la couverture de Jugend, où c’est désormais la rousse qui fait la gueule, face à une brune exubérante.

L’année suivante, Stuck reprend l’idée des figure come fratelli dans une composition « art and craft », qui montre la Peinture et l’Art décoratif partageant les mêmes lauriers.


Une flagellation détournée

Flagellation 1496 ca Durer Albertina PassionFlagellation, (Passion Albertina) Dürer, vers 1496, Albertina, Vienne Franz-Von-Stuck 1907 The Duel frye art museumLe Duel, Franz Von Stuck, 1907, Frye art museum

Dix ans plus tard, Von Stuck transpose la plus symétrique des Flagellations de Dürer en une scène de genre à l’espagnole, où deux prétendants se défient au couteau dans une salle voûtée. Comme souvent chez les symbolistes germaniques, le tragique flirte délibérément avec le comique. Le schématisme des figure come fratelli vient à l’appui de cette esthétique « coup de poing ». Souriant devant sa colonne, la femme fatale ajoute, pour les connaisseurs, un zeste de profanation christique.


Un combat amélioré

Franz-Von-Stuck 1908 Medusa Galleria di Ca Pesaro Venise
Medusa
Franz Von Stuck, 1908, Galleria di Ca Pesaro, Venise

Le thème des lutteurs à l’épée est efficacement mélangé avec celui de la Gorgone qui paralyse. Les figure come fratelli permettent de superposer, au centre, la main droite qui tient la tête et celle qui lâche le glaive.


Franz-Von-Stuck 1928 The Temptation of St. Antony coll part
La Tentation de Saint Antoine
Franz Von Stuck, 1928, collection particulière

Von Stuck revient une dernière fois aux figure come fratelli en coinçant un Saint Antoine en bure entre une rousse et une brune en déshabillé de velours. Comme dans Le duel, le côté primaire de la formule sert l’outrance du propos.



Chez Georgette Agutte


Georgette Agutte 1910 ca No3 Lutteuses fibrociment Musée de l’Hôtel-Dieu Mantes-la-JolieLutteuses
Georgette Agutte, vers 1910, penture sur fibrociment, Musée de l’Hôtel-Dieu, Mantes-la-Jolie

Georgette avait commencé par la sculpture, en tant qu’élève de Louis Schroeder. Devenue peintre, elle invente vers 1910 la peinture sur fibrociment, dans une série de trois tableaux de nus féminins [37]. Le troisième, très symétrique, renoue avec l’origine sculpturale des figure come fratelli.


Georgette Agutte 1911 Musee Paul Dini Villefranche sur SaoneDanseuses
Georgette Agutte, 1911, Musée Paul Dini, Villefranche sur Saöne

Dans la même veine, elle en vient naturellement à l’autre figure obligée, les Danseuses.


Georgette Agutte 1910-12 Les Femmes à la coupe d'oranges Musee de GrenobleLes Femmes à la coupe d’oranges
Georgette Agutte, 1910-12, Musée de Grenoble

De manière plus originale, elle féminise Adam dans cette transposition malicieuse du Péché originel.



Chez Alfons Walde

Connu pour ses paysages tyroliens, ce peintre a gardé pour son usage privée une production érotique dans laquelle abondent les figures recto-verso.

Vues recto-verso

1956 ca Les Soeurs Kessler photo Levin Sam alfons Walde 1919 ca Akt mit Haube coll priv superosition

Nu au bonnet
Alfons Walde, vers 1919, collection privée

Comme au tout début des figure come fratelli, les deux vues sont obtenues par décalque.


alfons Walde 1919 ca Nu biface vers 1919 recto coll part alfons Walde 1919 ca Nu biface verso coll part

Vers 1919, dessin biface, collection privée

Très influencé par Schiele , Alfons Walde est à ses débuts un adepte de l’érotisme du trait.


 

alfons Walde 1919 ca Femme aux bas biface recto coll part alfons Walde 1919 ca Femme aux bas biface verso coll part

Vers 1919, dessin biface, collection privée

Ici, le retournement achève le déshabillage.



alfons Walde 1922 Fünf Akte bei der Gymnastik coll partCinq nus à la gymastique
Alfons Walde, 1922, collection privée

Ces études servent d’alibi à une jouissance sous tous les angles.


Figures come fratelli

Alfons Walde 1919 ca Deux dames se deshabillant coll partDeux dames se déshabillant, vers 1919 Alfons Walde 1920 ca Tänzerinnen coll partDeux danseuses, vers 1920

Alfons Walde, collection privée

L’usure de la vue recto verso conduit mécaniquement vers la jouissance, non pas de deus points du vue sur une seule femme, mais de deux femmes sous un même point de vue.


Alfons Walde 1922 ca um Kirchweg coll partSur le chemin de l’Eglise (um Kirchweg), vers 1922 Alfons Walde 1935 ca um Kirchgang coll partEn allant à l’église (um Kirchgang), vers 1935

Alfons Walde, collection privée

C’est sans doute avec une secrète ironie que Walde rhabille ses figure come fratelli pour les envoyer à la messe.



v

Rêves d’hiver (Winterträume), 1925
Alfons Walde, collection privée

Elles commencer à émerger de la neige, sous un prétexte onirique…


 Alfons-Walde-1925-ca-Tanzende-im-SchneeDanseuses dans la neige (Tanzende im Schnee), vers 1925 Alfons Walde 1926 ca Badende im Schwarzsee COLL PARTBaigneuses dans le lac Noir (Badende im Schwarzsee), vers 1926

Alfons Walde, collection privée

…puis s’ébattent joyeusement à la patinoire ou au lac.


Alfons Walde Frühlingserwachen coll partRéveil printanier (Frühlingserwachen) Alfons Walde Lichtgestalten coll partFigures de lumière (Lichtgestalten)

Alfons Walde, date inconnue, collection privée

Les mêmes en version symboliste…


Alfons Walde 1928 Liebesspiel mit PeitscheJeu d’amour au fouet (Liebesspiel mit Peitsche), 1928 Alfons Walde 1935-50 Zwei strenge Damen coll partDeux femmes sévères (Zwei strenge Damen) 1935-50

Alfons Walde, collection privée

…ou en version flagellante.



Alfons Walde 1937 Erotische-Szene-mit-Badenden-Freikorperkultur coll partScène érotique avec des nudistes au bain (Erotische-Szene-mit-Badenden-Freikorperkultur)
Alfons Walde, 1937, collection privée

Terminons par ces doubles figure come fratelli, où le couple se prépare en vue de dos, puis triomphe en vue de face.



Plus récemment

1956 ca Les Soeurs Kessler photo Levin SamLes Soeurs Kessler
Vers 1956, photo de Sam Levin

 

Références :
[35] David V.Erdman « The Illuminated Blake », 1974
[36] June Sturrock « BLAKE AND THE WOMEN OF THE BIBLE », Literature and Theology , March 1992, Vol. 6, No. 1 (March 1992), pp. 23-32 https://www.jstor.org/stable/23925234
[36a] A.Eggermont, La vie et l’oeuvre d’Eugène Laermans, Peintre pathétique des Paysans (1864-1940), Bruxelles, 1943