Comment se préserver des sorts

1 avril 2025

Le but de cet essai est de clarifier autant que possible les rapports complexes qui existent entre des domaines qu’on met rarement en relation: les sorts, l’obscène, le religieux et la politesse.

Les sorts sont d’une extrême diversité. Ils peuvent être jetés au vu et su de leur cible sous la forme de malédictions, mais ils peuvent aussi se faire en cachette, par exemple en enterrant une tablette, une defixio, attirant des maux sur un ennemi. Il est encore possible de les exhiber anonymement, par exemple en déposant un animal mort sur le seuil de cet ennemi. Ils peuvent être efficaces lorsque la victime sait qu’on lui en a jeté un, qu’il sache qui l’a fait ou qu’il soit obligé de le deviner, car le fait de se savoir haï peut rendre malade.

La religion est loin d’entrer toujours en scène dans l’ensorcellement, mais elle peut s’en mêler, ainsi lorsque la malédiction fait appel à un dieu vengeur, ou encore lorsqu’elle prend la forme d’un compliment excessif pour susciter la jalousie du dieu. Catulle (carmen 7) appelle cela fascinare lingua. Bien entendu, une incantation fait souvent appel à l’aide des démons.

Il n’en reste pas moins que, pour comprendre ce qui se passe, nous commencerons par le cas le plus simple et peut-être le plus commun, le mauvais œil qui ne fait pas appel à la religion.



Le mauvais œil

Tant dans les écrits scientifiques que dans les conceptions courantes, il existe deux théories sur le fonctionnement de l’œil, l’extramission et l’intromission. La seconde l’a finalement emporté et nous concevons l’œil comme un organe passif qui reçoit la sensation. Longtemps, les deux théories ont eu tendance à se combiner. Même Aristote, partisan de l’intromission, admettait qu’une femme tache les miroirs pendant ses règles et que ses yeux émettent donc quelque chose. En fait, le problème est pour lui comme pour l’aristotélisme médiéval d’éviter l’action à distance: toute action suppose l’intermédiaire d’un corps[1]. Le regard émet quelque chose, un rayon ou un spiritus et reçoit l’impression ou l’image (idola), de l’objet regardé. Il est à la fois actif et passif, dangereux et vulnérable. C’est par les yeux que passe la magie, entre autres la magie de l’amour[2].

Le regard est en effet capable de viser une cible et il s’accompagne souvent d’un geste de la main qui le redouble et dont nous verrons l’importance. Ce qui en émane entre dans le corps de la cible par les yeux. La manière la plus simple de se protéger est de baisser les yeux, mais c’est aussi reconnaître la puissance de l’autre et s’y soumettre.

On a beaucoup insisté sur la parfaite unité entre les conceptions scientifiques et vulgaires du mauvais œil de Démocrite jusqu’à la Renaissance[3]. Dès lors, il serait ridicule de parler de superstitions ou de « croyances populaires ». Il y pourtant une faille dans ce bloc monolithique, car il y a toujours eu des incrédules. Plutarque (Sympos. V, 7) est obligé d’admettre leur existence, tandis que Lucien en fait lui-même partie et insiste dans Les amis du mensonge sur la coexistence d’un niveau intellectuel élevé et de cette manière de ce mentir à soi-même. Les histoires de sorcellerie se heurtent à des interlocuteurs incrédules aussi bien dans le Satyricon de Pétrone que dans les Métamorphoses d’Apulée[4]. La situation n’est pas bien différente au Moyen Age. Le courant aristotélicien passé par la philosophie arabe admet le mauvais œil, ainsi saint Thomas d’Aquin (Somme théologique, 1a pars, q. 117, a. 3), mais en 1277, l’évêque de Paris Etienne Tempier censure cette opinion par hostilité envers l’averroïsme[5]. Alors que Thomas et Tempier s’opposent sur des raisons théoriques, l’incrédulité antique n’était pas une réfutation théorique du phénomène, mais reposait plutôt sur l’observation de bon sens qu’il n’existe pas. Le problème est à nouveau le même chez Montaigne. Il fustige la manière dont on prétend expliquer les phénomènes lorsqu’il faudrait mettre en doute leur existence[6].

Et pourtant, il suffit de remarquer le nombre d’amulettes que nous avons conservées, tant de l’Antiquité que du Moyen Age, pour constater qu’on se protégeait contre le mauvais œil ou en tout cas qu’on faisait comme si. Il n’est en effet pas possible de mesurer le niveau de sérieux de ces pratiques. Cela vaut aussi bien pour celles de nos contemporains. Jusqu’à quel point un catholique dont le porte-clés de la voiture est à l’effigie de saint Christophe se sent-il protégé contre les accidents? Même chose lorsqu’un curé de ma ville natale bénissait les voitures des paroissiens avant les départs en vacances. C’est donc sans préjuger de ce que les gens en pensaient que nous allons inventorier les pratiques destinées à se préserver.



Les remèdes

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1. Main de Fatma (stego77)

On peut éviter le mauvais œil en baissant le regard, mais aussi en faisant baisser le regard à celui qui l’a. Mais tout le monde n’en est pas capable et celui qui me regarde a peut-être l’œil plus mauvais que moi. Dans ce cas, il me faut un substitut. L’un des plus courants est l’image d’un œil. Elle peut être portée en amulette, sur une main de Fatma par exemple (ill. 1), ou peinte à la proue des vaisseaux, comme le faisaient les Grecs. Un œil chasse l’autre, le remède est semblable au mal, similia similibus[7]. Ensorceler et désensorceler sont des pratiques identiques, comme l’a bien vu Jeanne Favret-Saada[8]. L’autre moyen le plus courant pour faire baisser le regard est l’obscénité, forme fréquente de l’insulte. Pour cela, on peut aussi se servir de postures, de gestes et d’images. L’inventaire des unes et des autres est resté remarquablement constant depuis l’Antiquité.


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2. Jan van Hemessen, Dérision du Christ, Munich, Alte Pinakothek

L’exhibition des parties sexuelles ou du derrière ne semble pas un charme très répandu en dehors de la littérature, sans doute parce que se déshabiller n’est pas la meilleure réponse à un danger. En revanche, les gestes et les images qui en tiennent lieu sont innombrables. Pour les gestes, ils ont peu varié depuis l’Antiquité et on en trouve une véritable anthologie dans les représentations de la Passion à la fin du Moyen Age, surtout la Dérision du Christ dans le domaine germanique[9]. On identifie facilement la fica (la main fermée et le pouce tendu entre l’index et le majeur, voir – Faire la figue). En revanche, les définitions du cornuto et de la furca sont moins claires. Il semble qu’on désigne comme cornuto l’index et le petit doigt dirigés vers le haut, le majeur et l’annulaire repliés. La furca consisterait plutôt à diriger l’index et le majeur sur quelqu’un. S’y ajoutent les grimaces médusantes, comme d’étirer la bouche avec les index des deux mains, et d’autres signes encore plus suggestifs, comme dresser l’index et le lécher (ill. 2). La victime étant sans défense, on peut aussi lui montrer le postérieur. Il y a pourtant un geste pour lequel il est difficile de trouver une iconographie avant le XXe siècle, le doigt d’honneur, le majeur simplement dirigé vers le haut. Le verbe καταδακτυλίζω a été interprété en ce sens, mais on a montré combien c’est incertain[10]. Que le digitus impudicus serve à des gestes obscènes est sûr, mais il est plus difficile de savoir exactement lesquels à quel moment. Un autre geste dont nous n’identifions pas de représentation directe est la ciconia (cigogne), mentionnée par Perse: O Jane, a tergo quem nulla ciconia pinsit (Satire I, v. 58: « O Janus qu’aucune cigogne ne frappa par derrière »). Mais nous en avons une scholie expliquant que les doigt sont réunis et inclinés à la manière d’un bec de cigogne[11].

Depuis l’Antiquité, les images se substituent aux postures et aux gestes, principalement pour protéger la personne ou l’objet qui les porte, comme on l’a vu pour celle de l’œil. Certaines reproduisent les gestes que nous avons énumérés, comme les mains dans leurs diverses configurations, particulièrement la fica (ill. 3). Les visages menaçants comme les têtes de Gorgones ou de Méduse se peignent sur les boucliers, mais l’image apotropaïque la plus répandue est certainement le phallus. Sous la forme du tintinnabulum muni de clochettes (ill. 4), il est suspendu dans les maisons pompéiennes pour les protéger, mais il existe aussi sous forme d’amulettes portées par les femmes et les enfants. On le retrouve souvent parmi les enseignes de pèlerinage du Moyen Age. Il est courant de distinguer parmi ces badges le religieux et le profane, mais ils finissaient ensemble dans les mêmes dépôts et étaient sans doute vendus dans les mêmes boutiques. Aujourd’hui encore, ce qui se vend dans les pèlerinages est loin d’inspirer toujours la piété.


C:\Users\Wirth\OneDrive\Documents\photos\illustrations\gestes\gestes article\3. $_57.JPG3. Mano fica (en vente) C:\Users\Wirth\OneDrive\Documents\photos\illustrations\gestes\gestes article\4. naples musée archéologique (sailko).jpg4. Tintinnabulum, Naples, Museo archeologico (Sailko)

Deux attributs courants du phallus sont les ailes et les pattes. On trouve déjà le phallus-oiseau chez les Grecs, ainsi sur une amphore attique à figures rouges où une femme en tient un en main et en a toute une provision dans un panier[12]. Rien n’indique dans une telle scène un rôle apotropaïque du phallus. On pense plutôt au moineau de Lesbie chez Catulle. Les phallus-oiseaux sont innombrables à Rome, puis dans les enseignes médiévales. La redécouverte de Pompéi les a rappelés à l’Allemagne, d’où un amusant dessin de Wilhelm von Kaulbach, Wer kauft Liebesgötter ? (ill. 5)[13] Il s’agit en fait de la caricature d’une peinture murale de Stabiae, représentant une marchande d’Amours, les Amours étant remplacés par des phallus-oiseaux. Il est possible que les pattes et les ailes du phallus en fassent un équivalent obscène du petit dieu. Cela dit, l’équivalence entre le pénis et l’oiseau est courante: on trouve cock en anglais, pinto (poussin) et rola (colombe) en portugais, Spatz (moineau) en allemand, langue dans laquelle « faire l’amour » se dit vögeln (oiseler).


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5. Wilhelm von Kaulbach, Wer kauft Liebesgötter? (coll. privée)

L’autonomie du phallus ailé l’oppose au pénis, rivé au corps, au point qu’il doit signifier autre chose, alors même qu’il en est aussi une image. Ne serait-il pas plutôt de caractère spirituel, comme le suggèrent ses ailes? Ce serait alors une émanation de la personne, quelque chose comme un spiritus peregrinus, capable d’inspirer l’amour ou la peur, selon qu’il invite à l’amour ou menace un ennemi. Si c’est le cas, il semble y avoir une contradiction, puisque le pénis est sans cesse traité d’oiseau. Mais, si on traite le pénis d’oiseau, il peut s’agir d’une hyperbole lui supposant l’efficacité magique du phallus.

Menaçant ou protecteur, le phallus partage l’ambiguïté des gestes magiques qui servent aussi bien à agresser qu’à se défendre. Cela n’a rien d’étonnant, compte tenu de l’identité des pratiques destinées à ensorceler et à désensorceler. On guérit le mal par le mal ou, comme on disait, similia similibus.

Le rire enfin est un remède extrêmement efficace contre la fascination, mais il n’est pas à la portée de tous, car il présuppose l’incrédulité. Il est difficile de dire jusqu’à quel point les amulettes phalliques, avec leurs clochettes suspendues au cou, étaient ressenties comme comiques. L’histoire de Baubo faisant rire Déméter éplorée par la perte de sa fille Perséphone, en exhibant son sexe, assure que le plus tabou des organes sexuels pouvait faire rire. Enfin, il est sûr que les gestes insultants que nous avons énumérés sont des signes de dérision: les utiliser face à une menace magique, c’est montrer qu’on n’est pas affecté. Des facéties de Lucien aux fabliaux médiévaux, le rire ne cesse de désarmer tout ce qui peut faire peur, la magie bien sûr, mais tout autant la religion.



Magie et religion

En consultant un catalogue en ligne d’amulettes, on y trouve le symbole chrétien de la croix aussi bien que le phallus, la fica, la furca ou le cornuto. Que vient-il faire là? On n’y pense pas forcément lorsqu’une petite fille bien élevée porte une petite croix en or sur la poitrine, mais la croix est un symbole obscène. Elle évoque le supplice infamant de celui qui y est cloué, exposé nu aux regards. En fait, elle est en bonne compagnie parmi les autres amulettes. Cela pose le problème des relations entre magie et religion. Comme l’a bien montré Henri Hubert, l’une et l’autre occupent largement le même terrain et les Anciens avaient beaucoup de peine à les distinguer[14]. L’Apologie d’Apulée, accusé de magie, est un plaidoyer destiné à prouver qu’il s’agit en fait de religion. La sentence d’Henri Hubert est simple et brutale: « Ainsi, c’est l’autorisation légale qui sépare le religieux du magique ». On ne peut que lui donner raison, mais il laisse tout de même échapper quelque chose. Sous sa forme la plus simple, la magie ne nécessite ni démons, ni dieux. Et il paraît difficile de considérer comme religieuse une pratique dans laquelle ces personnages n’interviennent pas. Cela n’a guère d’importance pour la magie cérémonielle antique qui n’arrête pas d’en invoquer. Dans les procès de sorcellerie de la fin du Moyen Age et de l’époque moderne, c’est généralement à l’aide de la torture qu’on fait avouer aux sorciers réels ou supposés le pacte avec le diable et que la sorcellerie est ainsi assimilée à une religion perverse.

Que la magie puisse se passer de religion n’empêche pas qu’elles occupent le même terrain et utilisent largement les mêmes procédés. Si l’obscénité de la croix n’est plus guère ressentie aujourd’hui, nous avons pu montrer qu’elle était une évidence des débuts du christianisme à la fin du Moyen Age[15]. Avant d’être une consolation, elle était un objet destiné à terroriser, ainsi sur les boucliers de l’armée de Constantin: son ennemi Licinius défendit à ses soldats de s’en approcher et même d’y jeter les yeux (Eusèbe de Césarée II, 16). Selon saint Thomas d’Aquin, les bourreaux du Christ lui ont fait porter la croix pour ne pas avoir à la toucher eux-mêmes. Dans sa polémique antijuive, Guibert de Nogent admet que le culte de la croix est risible, mais reproche aux juifs d’avoir adoré Belphégor, ce qui est encore pire[16]. Mais la croix n’est pas seule en cause.

Malgré leur obscénité, la furca et le cornuto sont homologues, non seulement aux gestes de l’orateur, ainsi chez Quintilien, mais aussi à ceux du prêtre. Saint Pierre bénit avec le cornuto, le majeur rejoignant le pouce, l’index et le petit doigt dressés dans les mosaïques de Monreale par exemple (ill. 6). C’est un geste de conjuration chez Ovide[17], mais aussi celui du jeteur de sorts. Dans le psautier carolingien de Stuttgart (Stuttgart, Württembergische Landesbibl., cod. bibl. fol. 23, fol. 39r), il pointe l’index et le majeur écartés sur le croyant (ill. 7). Dans le cycle de gravures sur bois consacré aux dix commandements par Hans Baldung Grien (1516), le blasphémateur fait le même geste envers le crucifix (ill. 8).


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6. Saint Pierre, mosaïque de la cathédrale de Monreale


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7. Psautier, Stuttgart, Württembergische Landesbibliothek, cod. bibl. fol. 23, fol. 39r


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8. Hans Baldung Grien, illustration du deuxième commandement, gravure sur bois

Malheureusement, les exemples iconographiques ne permettent pas de distinguer le signe de croix de celui de la main tenue immobile, mais le mouvement en forme de croix ne fait que renforcer le geste. Enfin, le crachat qu’on imaginerait facilement destiné à un mauvais coup était utilisé par les mères pour faire un peu de boue avec de la terre ou de la poussière qu’elles appliquaient sur le front des enfants pour les protéger du fascinum. On ne s’étonne donc pas que le Christ ait employé la même mixture pour guérir l’aveugle-né (Jean 9, 1-12).

L’Eglise a pris des précautions contre la possibilité d’une interprétation magique des actes religieux. C’est ainsi que les saints ne font pas de miracles à proprement parler, mais que Dieu les fait pour eux. Le prêtre n’est pas censé jeter des sorts. Plutôt que d’ensorceler un possédé, il l’exorcise en conjurant le démon et le guérit ainsi.

Mais le sens des gestes évolue. Dans les écrits carolingiens, particulièrement dans les Libri carolini, une distinction nette s’opère entre bénir et rendre grâce ou adorer, que les Byzantins sont accusés de confondre[18]. A l’inverse d’adorer, bénir est défini comme un geste du supérieur vers l’inférieur. Cela devient donc essentiellement le geste du prêtre, les laïcs le faisant principalement sur eux-mêmes[19]. La prêtrise étant réservée aux hommes, les femmes ne bénissent généralement qu’en contexte privé, par exemple leurs enfants, ou plus tard leurs soupirants en contexte courtois[20]. De l’inférieur ou supérieur, ce geste est donc devenu une transgression. Une seconde évolution est celle des sacrements qui se limitent à sept à partir du XIIe siècle, les autres bénédictions devenant les sacramentaux. Or, contrairement aux sacramentaux, les sacrements se caractérisent désormais par leur efficacité automatique: ils agissent ex opere operato, du seul fait de leur administration[21]. Ils sont valides quelle que soit la valeur du prêtre et c’est ce que l’Eglise voulait. En même temps, l’intervention divine est neutralisée au profit des pouvoirs du prêtre et il en devient un magicien, ce que les Réformés n’ont pas manqué de remarquer.

Le changement de sens du geste est évident dans l’iconographie. La rencontre d’Abraham et des trois anges est représentée au IVe siècle dans la catacombe de la via latina à Rome (ill. 9) et vers 1200 dans le psautier d’Ingeburge (Chantilly, Musée Condé, fol. 10v; ill. 10). Dans la catacombe, les quatre personnages se saluent du même geste, levant l’index et le majeur, et sont visiblement sur un pied d’égalité. Dans le psautier, le premier des anges salue Abraham de ce geste, mais celui-ci répond les mains jointes en courbant l’échine, dans une posture de soumission. Le geste d’Abraham traduit ainsi le mot de la Vulgate, adoravit eum, tandis que le peintre de la catacombe ne voit aucune différence entre bénir et adorer.

L’opposition entre la bénédiction et le respect exigé de celui qui la reçoit n’assure pas que la domination du prêtre sur le fidèle, mais crée un rapport hiérarchique comparable à l’intérieur du clergé, le pape occupant désormais le pouvoir suprême aux dépens des conciles. Cette pyramide est progressivement édifiée par le droit canon, avec des étapes telles que le Décret de Gratien vers 1140, puis les Décrétales de Grégoire IX en 1234. Le langage ecclésiastique est loin de la révéler. Les actes de sa chancellerie présentent le pape comme le serviteur des serviteurs de Dieu, servus servorum Dei. Dans l’ensemble, le rapport hiérarchique est exprimé par celui de la parenté, chaque dignitaire étant non pas le chef, mais le père de ses subordonnés. En revanche, le système fait l’objet de satires qui exploitent le non-dit et raillent la magie ecclésiastique.


C:\Users\Wirth\OneDrive\Documents\photos\illustrations\gestes\gestes article\9. via-latina-abraham-et-les-trois-anges-catacombe.jpg9. Rome, catacombe de la via latina C:\Users\Wirth\OneDrive\Documents\photos\illustrations\gestes\gestes article\10. MAIITRE_DU_PSAUTIER_D_INGEBURGE_n_i_Hospitalite_d_Abraham_Abraham_49cc4825.jpeg 10. Psautier d’Ingeburge, Chantilly, Musée Condé

Abraham et les trois anges

Les chapitres 45 à 54 du Quart livre de Rabelais en sont l’un des meilleurs exemples. Pantagruel et ses compagnons débarquent successivement dans l’île des Papefigues et dans celle des Papimanes. Jadis, les Papefigues vivaient dans l’opulence, mais, depuis que l’un d’eux a fait la figue (fica) au portrait du pape, les Papimanes ont désolé leur île et se les sont soumis. Les Papefigues ont certes des astuces pour se défendre. Lorsqu’un diable tourmentait son mari, une petite vieille l’a mis en fuite en lui montrant son sexe, le lui présentant comme une blessure infligée par son redoutable mari qui risque de lui en faire autant. Mais les Papimanes adorent un objet bien plus puissant, les « couilles » du pape. Le pape, il est vrai, n’a jamais visité leur île, mais ils veulent baiser les pieds de Pantagruel qui en a vu trois (successivement, car le pape est l’Unique). Pantagruel leur demande ce qu’ils feraient s’ils recevaient le pape en personne et ils lui répondent: « nous lui baiserions le cul sans feuille et les couilles pareillement ».

Comme on le voit, Rabelais dont les sympathies avec le mouvement évangélique sont connues, ramène l’Eglise de son temps à un système de domination dont la tête est un phallus situé au-delà du visible. La « figue » féminine, efficace face à un diable, ne peut que se soumettre face à ce phallus tout-puissant.

Les marges à drôleries des manuscrits médiévaux poussaient encore plus loin la caricature du clergé[22]. Les plus féroces que nous ayons rencontrées sont celles du psautier Douce 5-6 de la Bodleian Library à Oxford, certainement commandé par le comte de Flandre Louis de Nevers pour son épouse ou pour une concubine. Les singes y jouent un rôle majeur, représentant une ou deux fois des Flamands révoltés contre le pouvoir comtal, mais le plus souvent le clergé et les dévots. Ils sont asexués, mais présentent un derrière cambré avec un anus bien visible. Ils s’agenouillent assez souvent devant un dignitaire ecclésiastique humain ou simiesque qui les bénit (Douce 5, vol. 22r, 71r, 117v, Douce 6, fol. 24v, 49v, 123v-124r). Lorsqu’ils ne lui présentent pas le postérieur mais lui font face normalement, il arrive qu’une cigogne ou un autre oiseau les sodomise du bec (ill. 11). On les trouve aussi en train d’oiseler, l’un d’eux sodomisant avec un bâton celui qui le précède (Douce 6, fol. 51r, 99v). La magie ecclésiastique est ainsi reconduite à un schéma très simple par la caricature: la bénédiction entraîne la prosternation qui offre le derrière sans défense, la cigogne se chargeant le plus souvent de pénétrer le soumis. Le long bec de cet oiseau est non moins phallique en contexte hétérosexuel, puisqu’il le met dans la cheminée du foyer (Douce 6, fol. 160v), les marges suivantes montrant les premiers soins du nourrisson. Les cigognes n’apportent pas seulement les nouveau-nés en Alsace.


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11. Psautier, Oxford, Bodleian Library, ms. Douce 6, fol. 24v-25r



Ce qui doit rester voilé

Les marges à drôleries sont loin d’être toujours convenables, mais le psautier de Louis de Nevers tend à dépasser les autres en impertinence: ce prince ne semble pas avoir eu le moindre respect du sacré. Il s’agit cependant d’une commande privée et ses audaces ne concernaient pas la place publique. Pour sa part, Rabelais écrit dans la crise du système qui a engendré la Réforme. La critique virulente de l’Eglise aboutit à des soulèvements qui bouleversent toute la société, avec des révoltes et des guerres civiles. La stabilité sociale exige au contraire des non-dits. Dévoiler ce qui est magique ou obscène, que ce soit réel ou imaginaire, c’est enclencher un cycle de réponses du même type. Du même coup, l’étude des interdits permet de comprendre ce qu’une société peut ou ne peut pas tolérer.

Dans l’Antiquité, on observe une très nette dissymétrie entre les interdits concernant les sexes masculin et féminin. Si les images du pénis et les phallus sont innombrables, il y a un tabou sur les organes sexuels féminins[23]. Sur les statues de femmes, le pubis est à la fois glabre et fermé. Il est peu probable que la polychromie y ait remédié, car la peinture murale n’en montre pas plus. On chercherait également en vain une représentation autonome des organes féminins analogue au phallus. Leur représentation est symbolique et indirecte, ainsi les têtes de Gorgone ou de Méduse (ill. 12). La laideur terrifiante de ces visages suffit à expliquer l’absence de représentation directe de ce qu’elles suggèrent. Les figurines de la déesse Baubo remplacent d’ailleurs le sexe par un visage sur le ventre. De même, les mots pour le désigner sont généralement métaphoriques, ainsi le delta des femmes chez Aristophane. Vulva en latin désigne au sens propre tout l’appareil reproducteur de la femme et évite une dénomination plus précise pour le vagin, à son tour une métaphore puisque vagina veut dire « gaine »[24]. Landica, « clitoris », est certainement le plus obscène des mots: il apparaît rarement en dehors des graffitis. Cela dit, les désignations des organes masculins sont aussi des euphémismes à l’origine, comme penis et cauda qui signifient « queue », mais ils sont tout de même moins obscènes puisqu’on les met directement en image. La dissymétrie des sexes est évidente dans les mots insultants sanctionnant l’homme qui se laisse faire comme une femme, cinaedus et pathicus. En revanche, il n’y a pas de gros mots pour désigner celui qui sodomise et le poète menace volontiers de le faire, ainsi Catulle (carmen 16) :

Pedicabo ego vos et irrumabo

Je vous enculerai et vous donnerai à sucer

Les attitudes changent nettement au Moyen Age avec l’apparition de l’amour courtois qui revalorise la femme. Dans ce contexte, les rapports sexuels sont désignés par des euphémismes, tels que le déduit ou le soulas qui finiront par devenir obscènes à leur tour, puis par disparaître[25]. Mais le style courtois ne s’impose pas comme un carcan. On retrouve aussi chez les troubadours et les trouvères des poèmes très crus. Les fabliaux du XIIIe siècle, puis les contes et les nouvelles donnent une vision démystifiée des rapports sexuels, en s’en tenant généralement aux pratiques considérées comme normales. La représentation du sexe masculin est assez fréquente dans les modillons romans, particulièrement dans le nord de l’Espagne et l’Aquitaine mais, cette fois, celle du sexe féminin n’est pas en reste: les personnages des deux sexes exhibent des parties génitales disproportionnées. Le phallus antique est reproduit ensuite dans les enseignes de pèlerinage, portées comme broches, mais on voit apparaître concurremment le sexe féminin, qu’on désigne sans euphémisme comme le con, lui aussi isolé du corps, mais sans pattes ni ailes. Il existe une enseigne ou des phallus portent une civière sur laquelle il trône couronné à la matière d’une statue-reliquaire (ill. 13). Il profite donc d’une promotion liée à l’amour courtois, fût-ce sur le mode comique.


C:\Users\Wirth\OneDrive\Documents\photos\illustrations\gestes\gestes article\12. Gorgone Tête de - Terre cuite - Syracuse - Musée archéologique régional Paolo Orsi.jpeg12. Tête de Gorgone, Syracuse, Museo archeologico Paolo Orsi C:\Users\Wirth\OneDrive\Documents\photos\illustrations\gestes\gestes article\13. enseigne musée de cluny.jpg13. Enseigne de pèlerinage, Paris, Musée de Cluny

A un niveau plus relevé apparaît, tant dans l’image que dans le vocabulaire, un organe sexuel imaginaire et spiritualisé que possèdent les deux sexes: le cœur[26]. Il gouverne aussi bien l’amour sacré que l’amour profane, depuis le cœur de Jésus jusqu’à celui des amants, transpercés l’un par la lance de Longin, l’autre par les flèches de l’amour.

Le statut de l’homosexualité se modifie aussi complètement[27]. Du point de vue chrétien, elle est condamnée comme une forme de sodomie, c’est-à-dire de sexualité non reproductrice, tout comme la masturbation. Dès lors, la distinction entre un rôle actif et un rôle passif n’a plus de pertinence. La condamnation est assez théorique jusqu’au XIIIe siècle, mais la pression des laïcs qui soupçonnent la chasteté monastique d’y conduire finit par imposer la peine du bûcher. En revanche, ce qu’on peut saisir des pratiques laisse plutôt supposer leur continuité. La poésie homosexuelle, assez développée dans le clergé du XIe-XIIe siècle, est surtout celle de dignitaires ecclésiastiques s’adressant à de beaux jeunes hommes: on y distingue donc clairement la survie de l’éraste et de l’éromène.

Un tabou très puissant concernait les rapports entre le haut et le bas du corps. Jusqu’à la Renaissance comprise, on chercherait en vain des mentions de la fellation ou du cunnilingus. On trouve cependant quelque chose d’assez proche, le baiser sur le derrière, ainsi dans un fabliau comme Bérenger au long cul. Les templiers furent accusés de la pratiquer et, par la suite, les sorciers et les sorcières de baiser celui du diable. Le bûcher sanctionna la gravité de cette perversion imaginaire. L’obscène tend à se réduire au diabolique. On ne parle certes pas à une dame comme à un compagnon de taverne et il y a des niveaux de langage très différents d’un genre littéraire à l’autre. Mais c’étaient certainement les mêmes qui lisaient les romans d’amour et les fabliaux grivois. Les plaisanteries osées qu’on trouve dans les marges à drôleries de psautiers et de livres d’heures offerts à des dames, comme le psautier Douce 5-6, suffisent à l’assurer. En comparaison avec les siècles qui ont suivi, la liberté de ton est évidente.



La transparence du voile

Les formes les plus directes de l’obscénité sont le dévoilement des organes du sexe et de la défécation ou l’exhibition de ces actes, mais aussi les supplices. L’obscénité est particulièrement dévoilée dans le cas de la sorcellerie, qu’il s’agisse de celle des pratiques supposées ou de celle de leur châtiment. Mais le reste du temps, elle est plus ou moins voilée. Les postures sont remplacées par des gestes de la main qui les évoquent, les objets par leur image plus ou moins transposée. Enfin, le langage utilise à cet effet tous les moyens rhétoriques, à commencer par la métaphore, la métonymie et tous les procédés de l’euphémisme.

La valeur des gestes est variable. Au Vietnam, croiser les doigts pour souhaiter bonne chance passe pour un geste obscène évoquant un vagin. En Iran, le pouce tendu est à proscrire, car ce geste est équivalent au doigt d’honneur dans le monde arabe[28]. Ils le sont aussi dans le temps: nous avons vu qu’il n’existe pas d’iconographie ancienne du doigt d’honneur, alors qu’il semble pourtant décrit dans les textes et qu’on ose le photographier aujourd’hui. Nous avons aussi remarqué que les gestes pouvaient être équivoques dans une même culture, ainsi la furca et le cornuto qui servent aussi de bénédiction. Mais la valeur des mots ne varie pas moins. Dans le domaine qui nous occupe, ce que John Orr a appelé « le rôle destructeur de l’euphémie » semble avoir force de loi[29]. La grande majorité des mots obscènes sont au départ des euphémismes, ainsi « baiser » qui signifiait « donner un baiser ». Déjà Corneille doit le remplacer par « flatter » dans les rééditions de L’illusion comique. Il n’y a guère que le marquis de Sade pour utiliser correctement le mot, car il en a de précis pour désigner les rapports sexuels. Le sens correct du mot utilisé transitivement ne survit que dans des expressions fossiles, telles que « baiser le pied du pape ». Lorsque les mots sont devenus obscènes, ils peuvent disparaître. C’est par exemple le cas de « vit », issu du latin vectis signifiant le levier ou la barre, qui n’est plus aujourd’hui qu’un archaïsme inusité. Plus souvent, leur sens se réduit, ainsi pour « saillir » qui ne se dit plus des hommes, ou change complètement, ainsi celui de « foutre » devenu une exclamation, puis un synonyme vulgaire de « faire ».

L’érosion touche même des mots peu connotés sexuellement, comme « demoiselle ». Au Moyen Age, il se dit d’une jeune fille noble, mais dès le XIIIe siècle, il désigne aussi une femme mariée de la petite noblesse ou de la bourgeoisie. Depuis le XIXe siècle, il désigne souvent un statut subordonné, comme celui d’une serveuse de restaurant, tout en gardant le sens de femme non mariée, en particulier dans l’adresse « Mademoiselle ». Cela dit, la distinction entre femme mariée et non mariée a fini par devenir indiscrète, en particulier du fait de l’importance prise par le concubinage, de sorte que le mot ne s’adresse pratiquement plus qu’aux petites filles. « Madame » s’est généralisé malgré les protestations de quelques « vieilles filles » fières de l’être.

Décrire le phénomène comme une érosion du sens des mots est juste, mais un autre point de vue est possible: il s’agit aussi de la résistance de l’obscénité aux manœuvres destinées à la réprimer. En effet, chaque fois qu’un mot disparaît parce qu’il est devenu obscène, un autre devient obscène pour prendre la relève. Le langage des différentes sociétés peut tolérer plus ou moins l’obscénité, mais pas l’éradiquer. Pour prendre un exemple actuel, le mot « sexe » est en train de faire place à « genre » sous nos yeux, mais on peut augurer qu’on finira par menacer quelqu’un de lui mettre son genre quelque part. Bien sûr, les partisans du changement terminologique prétendent avoir de bonnes raisons. Mais, comme ils s’insurgent lorsque leurs adversaires parlent de « théorie du genre », ils admettent eux-mêmes l’absence de raison théorique. On reconnaît ici la déraison de l’euphémisme: l’illusion qu’en changeant les mots on peut changer les choses. Il s’agit de l’une des nombreuses façons de manipuler les signes pour agir sur ce qu’ils représentent. La pensée magique n’est pas l’apanage des sociétés jugées primitives. Elle est aujourd’hui au cœur de nos rapports sociaux. Elle l’est dans la volonté de changer les mots pour changer les choses et elle l’est aussi dans la permanence de l’obscénité, sans laquelle il n’y aurait plus de magie.



 

  1. Béatrice Delaurenti, « La fascination et l’action à distance: questions médiévales (1230-1370), Médiévales, t. 50 (2006), p. 137-154.
  2. Robert Klein, « Spirito peregrino », in: La forme et l’intelligible. Ecrits sur la Renaissance et l’art moderne, Paris, 1970, p. 29-64.
  3. Max Caisson, « La science du mauvais œil (malocchio). Structuration du sujet dans la ʽpensée folkloriqueʼ », Terrain. Anthropologie et sciences humaines, t. 30 (1998), p. 35-48.
  4. Jean Wirth, La sorcellerie et sa répression en Europe, Genève, 2023, p. 12 et s.
  5. Articles 112 et 210 (David Piché, La condamnation parisienne de 1277, Paris, 1999, p. 112 et 144).
  6. Montaigne, Essais, III, 11: éd. Albert Thibaudet, Paris, 1961, p. 1151.
  7. Pour l’usage apotropaïque de l’œil chez les Grecs: Alain Moreau, « L’œil maléfique dans l’œuvre d’Eschyle », Revue des études anciennes, t. 78-79 (1976), p. 50-64.
  8. Jeanne Favret-Saada, Les mots, la mort, les sorts, Paris, 1977.
  9. Deux beaux exemples pour la Dérision du Christ: Wolfgang Katzheimer le Vieux, Winnipeg Art Gallery; Jan van Hemessen, Munich, Alte Pinacothek.
  10. Max Nelson, « Insulting Middle-Finger Gestures among the Ancient Greeks and Romans », Phoenix, t. 71 (2017), p. 66-88..
  11. Ciconiam manu formare solent irrisores, qui unitate colligatos digitos agunt ad inferiorem partem inclinata similitudine ciconini rostri; quo cum praesentant, port tergum motitantes derident quos volunt.
  12. Corpus Vasorum Antiquorum, France 15, Musée du Petit-Palais, Paris, 1944, pl. 12.2–3.6; John Boardman, « The Phallos-bird in archaic and classical Greek Art », Revue archéologique, n. s. t. 2 (1992), p. 227-242.
  13. Gerhardt Dietrich, Wer kauft Liebesgötter ? Metastasen eines Motivs, Göttingen, 2008.
  14. Henri Hubert, art. Magia, in: Dictionnaire des antiquités grecques et romaines, éd. Charles Victor Daremberg et Edmond Saglio, t. 3, 2 (1902), p. 1494-1521.
  15. Jean Wirth, « Qu’est-ce qu’un crucifix? », in: Statue. Rituali, scienza e magia dalla Tarda Antichità al Rinascimento, éd. Luigi Canetti, Florence, 2017, p. 403-416.
  16. Guibert de Nogent, Tractatus de Incarnatione contra Judeos (PL 156, col. 525)
  17. Ovide, Fastes V, v. 433: signaque dat digitis medio cum pollice iunctis.
  18. Jean Wirth, L’image médiévale. Naissance et développements (VIe-XVe siècle), Paris, 1989, p. 132.
  19. Jean-Claude Schmitt, « Un geste rituel. Le signe de croix au Moyen Age », L’homme, t. 247-248 (2023), p. 101-132.
  20. Nous avons traité les exceptions dans « La femme qui bénit » (avec la collaboration d’Isabelle Jeger), in : Femmes, art et religion au Moyen Age, éd. Jean-Claude Schmitt, Strasbourg – Colmar, 2004, p. 157-179.
  21. Sur l’histoire de la notion, Constantin von Schätzler, Die Lehre von der Wirksamkeit der Sakramente ex opere operato in ihrer Entwicklung innerhalb des Scholastik und ihrer Bedeutung für die christliche Heilslehre, Munich, 1860.
  22. Wirth et alii, op. cit., p. 276 et ss.
  23. Georges Devereux, Baubo, La vulve mythique, Paris, 1983.
  24. Excellente synthèse d’une vaste bibliographie dans l’article « latin obscenity » de Wikipedia.
  25. John Orr, « Le Rôle destructeur de l’euphémie », Cahiers de l’AIEF, t. 3-5 (1953), p. 167-175.
  26. Jean Wirth, « L’iconographie médiévale du cœur amoureux et ses sources », in: L’image du corps au Moyen Age, Florence, 2013, p. 129-149.
  27. John Boswell, Christianisme, tolérance sociale et homosexualité, trad. Paris, 1985, p. 267 et ss.
  28. Exemples donnés sur Internet « Attention aux gestes qui choquent à l’étranger », sur le site Reporteurs.com (consulté le 06.01.2025).
  29. Orr, op. cit.

1 Prémisses

11 mars 2025

Ces trois articles sont consacrés aux Résurrections dans lesquelles la tombe du Christ est montrée ostensiblement fermée, de manière à suggérer la traversée miraculeuse de la dalle.

Le premier article étudie les prémisses de cette idée, avant que ne se développe pleinement l’iconographie typiquement germanique de la dalle perméable (à partir de 1437).

Article précédent : Deux Résurrections atypiques



Un précurseur lointain : la Résurrection du Missel de Stammheim

1170 ca stammheim_missal_resurrection Paul Getty Museum, MS. 64, fol. 111Résurrection
Vers 1170, Miissiel de Stammheim (Hildesheim), Getty Museum, MS. 64, fol. 111

Cette composition cruciforme comporte, aux angles, quatre scènes de l’Ancien Testament liés typologiquement à la Résurrection :

  • Élisée ressuscitant le fils de la Sunamite (2 Rois 4:8-36) ;
  • Samson enlevant les portes de Gaza (Juges 16 :3) ;
  • David tuant Goliath (1 Rois 17:51) ;
  • Benaiah tuant le lion [1] (2 Samuel 23 :20) ;

Le registre médian

Le registre médian suit l’iconographie ancienne de la Résurrection :

  • à gauche le soldats endormis
  • au centre l’ange accueillant les deux saintes femmes ;
  • à droite Isaïe pointant du doigt le tombeau vide et disant « son tombeau sera glorieux » (Isaïe 11:10).

On comprend que cette formule inclut obligatoirement la cuve vide, avec son couvercle déplacé sur lequel l’ange est assis :

« Et voici, il y eut un grand tremblement de terre; car un ange du Seigneur descendit du ciel, vint rouler la pierre, et s’assit dessus ». Matthieu 28,2

Malgré le texte de Mathieu, l’art occidental représente très rarement la pierre roulée (voir Deux Résurrections atypiques), et lui préfère la dalle décalée ou brisée.


Le bas et le haut

Les montants verticaux de la croix montrent :

  • en bas le phénix renaissant de ses cendres le troisième jour, prêt à s’envoler vers sa patrie [2] ;
  • en haut, le Christ traversant la coupole pour retourner vers son Père, avec un dialogue extrait du psaume 57,8 : « Réveille-toi, mon âme…. Je me réveillerai à l’aube ».

On voit que cette traversée tout à fait exceptionnelle résulte de la composition d’ensemble :

  • analogie verticale avec l’envol du phénix ;
  • analogie horizontale avec deux scènes miraculeuses, qui évoquent les deux parties du dialogue :
    • le réveil du fils de la Sulamite ;
    • Samson en pleine puissance (matérialisée par ses cheveux), quittant sa prison à minuit.

La porte .de Gaza défoncée, avec son cadre bleu clair et son fond rouge, fait écho au sarcophage décapoté.


En Italie

Impossible dans l‘iconographie ancienne de la Résurrection, la formule de la tombe fermée va devenir possible dans l’iconographie moderne, où l’ange et les saintes femmes sont supprimés, laissant les soldat seuls face au Christ [3] . Elle restera néanmoins extrêmement minoritaire par rapport à la représentation canonique, où le sarcophage est béant.

Le Christ en lévitation

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Two miniatures from a Laudario, by Pacino di BonaguidaColla madre del be(ato gaudiamo), Feuille d’un Laudario de la Compagnia di Sant’ Agnese, Florence
1330-1340 , Fizwilliam Museum, MS 194

Cette page superpose les deux formules de la Résurrection :

  • en bas l’ancienne, avec le tombeau ouvert, les saintes femmes et l’ange assis ;
  • en haut la moderne, avec le tombeau fermé et le Christ lévitant, dans une mandorle rayonnante aspirée par le firmament.

Ce débordement remarquable permet de caser le Christ debout dans un format horizontal (voir 8 Débordements gothiques : quelques cas locaux).


1388, Fragment de Graduel, Don Simone Camaldolese, Resurrection, coll partFragment de Graduel, Don Simone Camaldolese, 1388, collection particulière 1410 ca Lorenzo_Monaco,_Graduale Corali_3,_Biblioteca_Medicea_Laurenziana,_FirenzeLorenzo Monaco, 1410, Graduel Corali 3, Laurenziana, Florence

L’opposition entre les deux scènes et les deux tombeaux n’a rien de systématique :

  • à gauche, ils sont tous les deux ouverts ;
  • à droite, seule la formule moderne est conservée, répartie sur les deux compartiments de la lettre.

1370 Resurrection - Jacopo da Cione National GalleryJacopo da Cione, 1370, National Gallery 1390-1410 Lorenzo di Niccolò coll part fototeca zeriLorenzo di Niccolò, 1390-1410, collection particulière (fototeca zeri)

Résurrection

Autant le Christ en lévitation au dessus du tombeau ouvert est fréquent en Italie, autant la formule avec tombeau fermé est rare. Tandis qu’un couvercle pivoté ou renversé ouvrait des possibilités graphiques innombrables, le formule fermée pouvait passer pour une solution de facilité. Aussi fallait-il l’agrémenter d’un détail pittoresque :

  • dans le premier cas, couvercle en bâtière vu de biais (comme le montent les six motifs du flanc) ;
  • dans le second, scellement par des lanières.


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Le pied sur la margelle (SCOOP !)

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1324-25. Ugolino_di_Nerio._The_Resurrection.__London National GalleryRésurrection
Ugolino di Nerio, 1324-25, National Gallery

La formule où le Ressuscité sort du tombeau en prenant appui d’un pied sur la margelle est courante en Italie.


1371 Lorenzo Veneziano, Résurrection, Milan, Pinacothèque du Château SforzaRésurrection
Lorenzo Veneziano, 1371, Pinacothèque du Château Sforza, Milan

Lorenzo Veneziano lui donne une tonalité toute vénitienne, en couvrant le Christ d’une robe rouge et or, ouverte pour montrer la plaie du flanc, et dont la somptuosité rivalise avec le pourpre du marbre. Les soldats sont tous endormis, sauf un qui se cache les yeux, ébloui par le rayonnement. Deux monts déchiquetées flanquent les bords, l’un portant une ville forte (Jérusalem), l’autre abritant la grotte du sépulcre.


 

1371 Lorenzo Veneziano, San Pietro trittico della sete Accademia VeniseSaint Pierre, Accademia, Venise 1371 Lorenzo Veneziano, Résurrection, Milan, Pinacothèque du Château SforzaRésurrection, Milan 1371 Lorenzo Veneziano, San Marco trittico della seta Accademia VeniseSaint Marc, Accademia, Venise

Trittico della Seta

Le panneau constituait la partie centrale d’un triptyque réalisé pour l’Office de la Soie, ce qui peut expliquer le luxe des tissus, y compris pour les panneaux latéraux :

  • du côté de la ville, et de la main qui bénit, est placé Saint Pierre avec ses clés, tenant un rotulus fermé ;
  • du côté du sépulcre et de l’étendard victorieux est placé Saint Marc tenant ouvert son Evangile à la page de la Résurrection (Marc 16,1-7).

On voit que la composition équilibre subtilement la puissance papale et la puissance vénitienne.


1371 Lorenzo Veneziano, Résurrection, Milan, Pinacothèque du Château Sforza detail
La comparaison avec la cuve ouverte d’Ugolino di Nerio rend évidente une autre subtilité qui n’a pas été relevée : tandis que le tissu rouge et le tissu blanc se replient à droite en se posant sur la margelle, le tissu blanc tombe verticalement sur la gauche. On pourrait à la rigueur imaginer que le bord intérieur de la margelle (ligne pointillé) est masqué entièrement par les tissus : reste que la margelle serait beaucoup trop large pour laisser un vide central suffisant, et de plus son bord arrière est manquant (ligne rouge).

Compte-tenu du caractère très ambitieux de la composition, la maladresse est exclue : c’est donc bien intentionnellement que Lorenzo Veneziano, pour la seule et unique fois en Italie, à représenté le Ressuscité émergeant directement de la pierre.


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Autres Résurrections italiennes avec tombe fermée

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1430 ca Livre de prières (Milan) Michelino (de' Molinari) da Besozzo. Morgan library MS M.944 fol 26v
Livre de prières (Milan), Michelino da Besozzo, vers 1430, Morgan library MS M.944 fol 26v.

Le Christ est ici perché sur un sarcophage en bâtière, sans couvercle et avec chargement frontal. L’ouverture est obturée par un rocher brut, scellée par trois bouts de papier tenus par des points de cire.


1430-35 Antonio_vivarini_e_aiuti,_polittico_della_passione,_13_resurrezione Ca d'Oro VeniseRésurrection
Antonio Vivarini et atelier, 1430-35, Polyptyque de la Passionne, Ca d’Oro, Venise

On trouve ici le même type de sarcophage, sans pommes de pins, et avec quatre bouts de papier et quatre points de cire. Le sigle SPQR, le scorpion et l’aigle sont des symboles péjoratifs qui apparaissent couramment sur les écus ou les oriflammes des soldats païens [4]. Leur position couchée de part et d’autre du Christ triomphant et l’association entre un animal venimeux et un oiseau monstreux font ici probablement allusion à la victoire du Christ sur le mal :

 » Tu marcheras sur l’aspic et sur le basilic » Psaumes 91:13 .


1446-47 giovanni Boccati Montee au calvaire Galleria Nazionale dell'Umbria PérouseMontée au calvaire
Giovanni Boccati, 1446-47 Galleria Nazionale dell’Umbria, Pérouse

On retrouve en tout cas l’association basilic-scorpion en tête de ce cortège tragique.

1440 ca Maestro dell’Osservanza (Sano di Pietro) prédelle du Polittico della Passione Detroit Institute of ArtsRésurrection (prédelle du Polittico della Passione)
Maestro dell’Osservanza (Sano di Pietro), vers 1440, Detroit Institute of Arts

Autre résurrection tout à fait extraordinaire avec ce Christ s’échappant sur un nuage dans une mandorle rayonnante : peu après le coucher du soleil, au milieu d’un paysage noir, la puissante lumière aveugle les soldats et projette sur la colline l’ombre du tombeau intact.



En Catalogne


1398-Pere-Nicolau-Retablo-de-los-siete-gozos-de-la-Virgen-Maria-museo-bellas-artes-BilbaoRetablo de los siete gozos de la Virgen María, 1398, Museo bellas artes, Bilbao 1404 Pere Nicolau Retaule dels Set Gojos de la Mare de Déu, museo bellas artes valenciaRetaule dels Set Gojos de la Mare de Déu, 1404, Museo bellas artes, Valencia

Résurrection, Pere Nicolau

Ces deux compositions proposent deux solutions bien différentes quant à la sortie du tombeau fermé :

  • dans la première, le Christ est simplement posé dessus, sur le biais incurvé du couvercle en bâtière assujetti par six sceaux ;
  • dans la seconde, il flotte en avant du tombeau parallélépipédique, dans une mandorle noire soutenue par deux anges.

1432-34. Jaume Ferrer II Retable de Verdú, La résurrection Musee Episcopal de Vic 1432-34. Jaume Ferrer II Retable de Verdú, La résurrection Musee Episcopal de Vic detail

Résurrection (Retable de Verdú), Jaume Ferrer II , 1432-34, Musée épiscopal de Vic

Jaume Ferrer II retient une solution étrange : il supprime les anges et pose la pointe de la mandorle sur le couvercle plat, vers l’avant. Cependant, le pommeau de l’épée du garde situé à l’arrière masque la mandorle, en faisant un objet optiquement impossible.


1451-54 Jaume Ferrer II Retaule de la Verge dels Paers Paeria de LleidaRetaule de la Verge dels Paers
Jaume Ferrer II,1451-54, Paeria de Lleida

Dans cette version tardive par le même peintre, l’influence du réalisme flamand a fait son chemin, et gommé le surnaturel : le Christ est campé sur le sarcophage tel Sartre sur son bidon à Billancourt, son sang dégoulinant sur la pierre.



A Avignon


1390 Jean de Toulouse et collaborateur bohémien, Missel de Clement VII BNF Lat 848 fol 160rMissel de Clément VII, Jean de Toulouse et collaborateur bohémien, 1390, BNF Lat 848 fol 160r 1384-1398 Jean de Toulouse Missel (Avignon) Cambrai BM 0150 (146) fol 181vMissel, Jean de Toulouse, 1384-1398, Cambrai BM 0150 (146) fol 181v

On a attribué à cet enlumineur avignonnais, actif à la fin du XIVème siècle, une série de manuscrits, dont certains comportent une Résurrection [5]. Ces deux initiales R montrent un Christ debout ou montant sur le tombeau fermé. On remarquera dans le premier cas que le sarcophage est construit en perspective inversée (le point de fuite en avant).


1390-95 Jean de Toulouse Atelier Livre d'Heures (Avignon) Spencer 49 II, fol. 11v New York Public LibraryRésurrection, fol. 11v 1390-95 Jean de Toulouse Atelier Livre d'Heures (Avignon) Spencer 49 II, fol. 12r New York Public LibraryDescente aux Limbes, fol 12r

Livre d’Heures (Avignon) , Jean de Toulouse (Atelier), 1390-95, Spencer 49 II, New York Public Library

Dans ce bifolium pleine page très exceptionnel, la figure du Christ faisant un pas en avant a été utilisée pour la Descente aux Limbes.

Pour la Résurrection, un Christ debout sur le tombeau aurait créé une disproportion de taille : l’enlumineur a donc inventé cette posture très inhabituelle d’un Christ à genoux sur la dalle, se retournant vers le seul soldat réveillé (qui fait le geste de l’éblouissement). Deux grands rubans noirs masqués par le vêtement barrent la route à l’idée que la jambe gauche cachée pourrait être prise dans la pierre : ces scellés très voyants sont à mon avis la preuve que le dessinateur était conscient de l’ambiguïté graphique quant à la perméabilité de la dalle, et a cherché à l’éviter.


1380-1400 Jean de Toulouse Atelier) Livre d'Heures (Avignon) Harley 2979 fol 94v detailLivre d’Heures (Avignon)
Jean de Toulouse (Atelier), 1380-1400, Harley 2979 fol 94v

Cette miniature tout à fait unique dénote le choix inverse : l’arrière de la robe tombe droit et le scellé a été supprimé (on devine encore sa trace). Ne sachant trop comment traiter l’émersion hors de la pierre, l’illustrateur a tracé une sorte de fente tout près du bord, par où se faufile un Christ bidimensionnel.


L’habitude très particulière du tombeau fermé, vu en perspective inversée, a conduit l’atelier de Jean de Toulouse à différentes expérimentations, dont une au moins a voulu développer l’idée du Christ traversant la pierre, mais avec des moyens graphiques insuffisants.



Dans les pays germaniques

A Cologne

 

1403 Conrad von Soest Wildunger Altars Sankt Nikolaus Kirche, Bad Wildungen INVERSEConrad von Soest, 1403, Wildunger Altars, Sankt Nikolaus Kirche, Bad Wildungen (inversé) 1410 Maitre de Sainte Veronique Trityque volet droit Cologne Museum Boijmans Van Beuningen RotterdamMaitre de Sainte Véronique (Cologne), 1410, Triptyque (volet droit), Museum Boijmans Van Beuningen, Rotterdam

La similitude des deux compositions plaide sur une influence de Conrad von Soest, de Dortmund, sur le Maitre de Sainte Véronique, un des artistes marquants de l’école colonaise du début du XVème siècle. Ce dernier a inversé certaines parties de la composition : le tombeau en biais, la jambe gauche du Christ tendue à l’extérieur, les bras croisés du soldat du premier plan. Mais tandis que Conrad von Soest montrait la dalle pivotée, le Maitre de Sainte Véronique l’a supprimée, de manière à gagner de la place dans le format étroit du volet d’un triptyque [6], et à caser le troisième soldat. Mais n’osant pas la suppirmer complètement, il a conservé une demi-dalle à l’arrière-plan, pour que le soldat du fond puisse y poser ses coudes.


1410 Maitre de Sainte Veronique Trityque volet droit Cologne Museum Boijmans Van Beuningen Rotterdam1410, Maitre de Sainte Véronique, Museum Boijmans Van Beuningen, Rotterdam 1415-1430 Maître de Saint-Laurent (Cologne) Wallraf-Richartz, Cologne WRM 00291415-1430, Maître de Saint-Laurent, Wallraf-Richartz, Cologne (WRM 0029)

C’est un élève du Maître de Sainte Véronique qui fit le pas décisif, en refermant la dalle sur la gauche. La solution est un compromis :

  • le manteau repose sur la dalle, comme le montre le revers retourné à l’extrémité gauche ;
  • la jambe invisible ne peut être repliée sous le manteau (le genou droit devrait être au niveau du bord, comme le genou gauche).

C’est donc par pure déduction qu’on comprend qu’elle est encore prise dans la pierre, tandis que le manteau a totalement émergé : on en arrive ainsi à la conception purement théorique d’une dalle perméable à la chair divine, mais imperméable au tissu.


1400-20 Heures à l'usage de Cologne (Cologne) Avignon, BM, 0208 fol 42v IRHTMise au tombeau, fol 42v 1400-20 Heures à l'usage de Cologne (Cologne) Avignon, BM, 0208 fol 43v IRHTRésurrection, fol 43v

Heures à l’usage de Cologne, Peintre colonais travaillant à Avignon, 1400-20, Avignon, BM, 0208 IRHT

Cet illustrateur a bien vu la difficulté : en reculant le corps, il laisse suffisamment de place au genou droit pour se poser sur la dalle. On notera l’influence de Jean de Toulouse :
dans la perspetive inversée du tombeau ;

  • dans le geste du Christ se retournant vers le soldat qui se protège les yeux ;
  • dans le choix de la Résurrection avec tombeau fermé, qui crée ici un contraste marqué avec la miniature précédente, celle de la Mise au Tombeau.

Ce contraste pourrait être une des raisons de l’apparition de cette formule, bien qu’aucun manuscrit conservé de l’atelier de Jean de Toulouse ne présente la même séquence Mise au Tombeau / Résurrection. Par ailleurs, cet artiste prouve l’existence de liens qui ont pu propager, d’Avignon vers Cologne, la formule de la Résurrection avec tombeau fermé.


1420 maitre-de-st-laurent Wallraf-Richartz 1420 maitre-de-st-laurent Wallraf-Richartz WRM 0737 schema

1420, Maître de Saint-Laurent, Wallraf-Richartz, Cologne (WRM 0737)

A Cologne, le Maître de Saint-Laurent essaye cette variante, dont l’intention semble être de laisser au spectateur le choix entre les deux options : dalle imperméable ou dalle perméable. L’inclinaison du corps impose un appui du côté droit, mais le tissu masque aussi bien l’appui du genou replié sur la dalle, ou de la jambe tendue sur le fond.


1430-35 Meister der Passionsfolgen, Leben und Leiden Christi in 31 Bildern, Wallraf-Richartz-Museum Cologne
Leben und Leiden Christi in 31 Bildern (détail), Meister der Passionsfolgen, 1430-35, Wallraf-Richartz-Museum, Cologne

Au final, c’est cette formule indécidable qui s’impose à Cologne, avec un tissu suffisamment couvrant pour offrir les deux possibilités. En masquant le pied posé derrière le soldat, l’artiste a même laissé le choix entre le gauche ou le droit. On notera le couvercle en bâtière et, pour la première fois en Allemagne, l’ajout des scellés rouges, qui étaient omniprésents à Avignon.


A Nuremberg

1430-35 Meister der Passionsfolgen, Leben und Leiden Christi in 31 Bildern, Wallraf-Richartz-Museum Cologne recomposéMeister der Passionsfolgen, 1430-35 (recomposé) vRetable de Deocarus (volet droit), 1436-37, Eglise Sankt Lorenz, Nuremberg (photo Theo Noll).

On peut facilement, en coupant la figure du Christ à la taille, inverser la diagonale du tombeau.

C’est ce qu’on trouve dans le retable de Deocarus, considéré par Schrade comme un des premiers exemples de dalle perméable en Allemagne : mais on peut tout aussi bien considérer qu’il s’inscrit dans la continuité des expériences menées à Cologne depuis une quinzaine d’années, puisqu’il conserve encore l‘ambiguïté sur la jambe masquée : repliée ou traversante.



En Bohème

Le Christ debout

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1380 ca Mise au tombeau maitre de trebon Galerie nationale PragueMise au Tombeau 1380 ca Resurrection_maitre de trebon Galerie nationale PragueRésurrection

Maître de Trebon, retable de Trebon, vers 1380, Galerie nationale, Prague

La Résurrection vient en contrepoint de la Mise au Tombeau, dans deux vues plongeantes très novatrices. La cuve, identique dans les deux vues, se complète d’un couvercle ostensiblement hermétique : bombé, muni de deux anneaux pour le déplacer et scellé aux armes de quatre autorités différentes. Le Christ donne l’impression de descendre de la dalle mais en fait il flotte en avant : seul le bas du manteau prend appui sur la pierre.

Le tombeau fermé donne à la figure du Christ une élongation maximale : c’est donc le choix purement compositionnel d’un artiste exceptionnel, qui ne s’inscrit pas dans une tradition antérieure.

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1410-1420, Graduel de České Budějovice, Musée de Bohême du Sud, České BudějoviceGraduel de České Budějovice, 1410-1420, Musée de Bohême du Sud, České Budějovice 1470, Graduel de Kourim, Bibliothèque nationale tchèqueGraduel de Kourim, 1470, Bibliothèque nationale tchèque
1425-35 Österreichische Nationalbibliothek cod. 485 fol. 69v (c) imareal1425-35 Österreichische Nationalbibliothek cod. 485 fol. 69v (c) imareal 1439-42 Chanoine Friedrich Zollner de Langerzenn, , Bibliothèque de l'Abbazzia di Novacella, BolzanoChanoine Friedrich Zollner de Langerzenn, 1439-42, Bibliothèque de l’Abbazzia di Novacella, Bolzano

Cette composition frappante aura une grande fortune au siècle suivant, en Bohème et dans les régions avoisinantes.


1420 ca Speculum humanae salvationis Boheme Prague, Knihovna Národního muzea, III.B.10 fol 36rSpeculum humanae salvationis, vers 1420, Prague, Knihovna Národního muzea, III.B.10 fol 36r

Ce dessinateur a même osé faire dépasser le tombeau en avant-plan, dans un des très rares débordements du manuscrit. Ainsi est mise en évidence la valeur symbolique des trois sceaux rouges, qui encadrent les deux blessures sanglantes. Il aurait été facile de les fixer un peu plus bas, sur le joint que l’artiste a omis : placés sur l’arête, ils se transforment en gonds et font de la dalle une sorte de porte horizontale : ainsi est confrontée la sortie miraculeuse du tombeau et la sortie fracassante de Gaza.


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Le Christ assis sur le tombeau

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1380-90 Bohemian_School_coll part ancienne collection WaldesAnonyme bohémien, 1380-90, collection particulière (ancienne collection Waldes)

Cette oeuvre bohémienne, contemporaine du retable de Trebon, témoigne d’un autre type de Résurrection présent en Bohème, où le Christ est assis au centre du tombeau (ici fermé), dans une composition très symétrique : deux arbres à l’arrière-plan, et deux soldats au premier plan, l’un endormi et l’autre aveuglé (plus un troisième sur le bord droit).


1360 Prag_Emmauskloster_resurrectionFresque du cloître du monastère d’Emmaüs, Prague

Le Christ en robe blanche est ici placé au centre du tombeau ouvert, la jambe droite passant à l’extérieur.

La symétrie est assurée par les deux anges de l’arrière-plan, Ce motif de remplissage se rencontre assez souvent, avec des attitudes variées : anges en adoration (retable de Quedlinburger, 1270), tenant des encensoirs, des cierges, jouant de la harpe ou du violon, soulevant le linceul du Christ (retable de Schotten, 1385) ou déplaçant le couvercle comme ici (quadriptyque d’Anvers Baltimore, 1380).


1427 Tomas de Kolozsvar (Kolozsvári Tamás) Triptyque du Calvaire de Garamszentbenedek, Esztergom Kereszteny MuzeumVolet droit du Triptyque de Garamszentbenedek
Tomas de Kolozsvar (Kolozsvári Tamás), 1427 , Esztergom, Kereszteny Muzeum

Cette composition de très haut niveau, due à un maître hongrois connu par ce seul triptyque, cumule les singularités.

  1. Le tombeau pourrait être ouvert, puisque le moitié gauche est absente : mais le sceau posé sur le joint nous prouve qu’il est bien fermé.
  2. Les deux anges tiennent chacun un linge blanc : probablement une allusion aux deux linges, les bandes et le suaire couvrant la tête, qui étaient resté à l’intérieur du tombeau (Jean 20,6-7) : ainsi les anges exhibent ce que nos yeux ne peuvent pas voir sous la pierre.
  3. La mandorle rayonnante est ici située à l’arrière-plan : alors que dans toutes les oeuvres avec tombeau fermé qui l’utilisent, elle enveloppe le Christ et sert de véhicule à son échappée hors de la pierre. De forme parfaitement circulaire, elle tangente l’auréole de la tête, et fonctionne comme une seconde auréole autour du torse du Christ.

1427 Tomas de Kolozsvar (Kolozsvári Tamás) Triptyque du Calvaire de Garamszentbenedek, Esztergom Kereszteny Muzeum detail

La jambe visible échappe au regard du soldat aveuglé, de même que la plaie presque refermée échappe à la pointe de son épée. La jambe invisible, du côté du soldat endormi, est indubitablement fusionnée avec la pierre.

Dans une étude récente [7], cette singularité a été utilisée comme argument pour une influence de l’école de Nuremberg : or, comme nous l’avons vu, la première oeuvre avec couvercle fermée est le retable de Deocarus en 1437, qui joue encore la double lecture de la jambe manquante : repliée sur la dalle ou prise dedans. Ici toute ambiguïté est exclue : Tomas de Kolozsvar veut nous faire voir que son Christ est encore pris dans la pierre.


1427 Tomas de Kolozsvar (Kolozsvári Tamás) Triptyque du Calvaire de Garamszentbenedek, Esztergom Kereszteny Muzeum schema

Toute l’oeuvre semble imprégné d’une réflexion sur la vision : les anges montrant les linges, et le Christ en train de se matérialiser au dessus de la dalle nous donnent à voir ce dont les soldats dont incapables, l’un parce qu’il est ébloui par le rayonnement et l’autre parce qu’il dort.


D’où la possibilité d’une oeuvre théorique, illustrant la double nature du Christ :

  • divine et céleste dans sa partie circulaire,
  • humaine et terrestre dans sa partie rectangulaire.

La jambe manquante a pour effet de mettre en exergue la nudité de l’autre jambe, qui est parfois, depuis l’époque gothique, le symbole de l’Humanité du Christ (voir 1 Toucher le pied du Christ : la Vierge à l’Enfant).


1290 The-Resurrected-Christ-Photograph-Wolfgang-Brandis-(C) Kloster-WienhausenRésurrection, 1290, (C) Kloster-Wienhausen, Photo Wolfgang Brandis

En définitive, l’étrangeté de cette nouvelle conception devient toute relative si on la compare, non pas aux représentations picturales de la Résurrection, mais à des groupes sculptés montrant le Christ assis sur un tombeau plein : les conventions de la sculpture justifient le fait que le tombeau ne soit pas évidé, et la jambe manquante ne choque pas : d’autant plus qu’elle concentrait la dévotion des moniales, à l’aplomb de la plaie du flanc et piétinant l’impie, sur le seul pied visible, offert à leurs baisers.

La Résurrection de Tomas de Kolozsvar est ainsi le tout premier témoignage, en peinture, de cette iconographie du Christ unijambiste qui va exploser en Allemagne exactement dix ans plus tard.



Synthèse

DallePermeable_PremissesSchema
Les plus anciens précurseurs de la dalle perméable germanique sont, paradoxalement, méditerranéens :

  • en Italie, l’expérimentation très discrète de Lorenzo Veneziano n’a eu aucune fortune,
  • en Avignon, les essais sont restés cantonnés à un atelier spécialisé dans les Résurrections avec tombe fermée, celui de Jean de Toulouse.

Le cas d’un artiste de cet atelier ayant travaillé pour Cologne permet d’établir un lien fragile avec l’apparition du motif dans cette ville vers 1420, puis de là à Nuremberg une quinzaine d’années plus tard.

Dans l’état actuel du corpus, la version de Tomas de Kolozsvar en Bohême apparaît comme une invention ex nihilo, tout comme l’avait été celle de Veneziano en Italie.



Article suivant : 2 La dalle perméable

Références :

[2] Physiologus latin version Y :

Le troisième jour, on trouvera un grand aigle : et, en s’envolant, il salue le prêtre et se rend à son ancien lieu.

Tertio die inueniet aquilam magnam: Vet evolans, salutat sacerdotem, et vadit in antiquum locum suum.

[3] Tandis que la formule ancienne illustre avec précision des textes évangéliques, la formule nouvelle résulte d’une construction progressive, sans source textuelle claire (un peu comme l’appariton un peu plus tardive de l’iconographie de la Mise au Tombeau, voir 1 Les Mises au Tombeau : quelques points d’iconographie). La question de l’apparition de cette formule nouvelle , au milieu du XIIème siècle à Reichenau [3a], a fait l’objet de nombreux travaux et théories. Pour une synthèse récente , voir Lotem Pinchover « Representations of the Resurrection in the Convents of the Luneburg Heath », Master dissertation, 2012 https://www.academia.edu/38712009/Representations_of_the_Resurrection_in_the_Convents_of_the_Luneburg_Heath_Part1
[3a] Franz Rademacher « Zu den frühesten Darstellungen der Auferstehung Christi » Zeitschrift für Kunstgeschichte , 1965, 28. Bd., H. 3 (1965), pp. 195-224 https://www.jstor.org/stable/pdf/1481590.pdf
[4] Jean Louis Schefer « L’Hostie profanée: Histoire d’une fiction théologique » p 23 et ss https://books.google.fr/books?id=eKmbDwAAQBAJ&pg=PA23
[5] Francesca Manzari, « Harley MS. 2979 and the Books of Hours Produced in Avignon by the Workshop of Jean de Toulouse » Electronic British Library Journal 2011  https://bl.iro.bl.uk/downloads/060e0966-40c1-41ed-ab85-fa9b29d98155?locale=en
Francesca Manzari, « La miniatura ad Avignone al tempo dei papi, 1310-1410 » https://archive.org/details/laminiaturaadavi0000manz/page/220/mode/2up
[7] Zsombor Jekely, « Painting at the Court of Emperor Sigismund: the Nuremberg Connections of the Painter Thomas de Coloswar », Acta historiae artium Volume: 58 Pages: 57-83 2017 https://real.mtak.hu/72067/1/170.2017.58.1.3.pdf

2 La dalle perméable

11 mars 2025

Cette iconographie très particulière naît en Bavière en 1437 et se développe au XVème siècle exclusivement dans les régions germaniques, avant de disparaître à tout jamais. Mon point de départ est le livre d’Hubert Schrade consacré à l’Iconographie de la Résurrection, qui a étudié et nommé ce motif sous le vocable durchsteigen (grimper au travers) [8].

Article précédent : 1 Prémisses

L’irruption de la formule (1437)

Multscher

1437 Hans Multscher (Ulm) eglise de Landsberg am Lech Resurrection Wurzacher_Altars Gemäldegalerie BerlinRésurrection (Wurzacher Altar), Multscher, 1437, Gemäldegalerie, Berlin vRetable de Deocarus (volet droit), 1436-37, Nuremberg

Réalisé par ce peintre d’Ulm pour l’église de Landsberg am Lech, la même année que le retable de Deocarus, ce panneau abandonne radicalement l’ambiguïté encore entretenue par les écoles de Cologne et de Nuremberg : le tombeau est toujours en biais et scellé ostensiblement, mais le Christ ne fait plus mine d’en descendre : il trône au centre du tombeau, la jambe gauche plantée dans la dalle, même si le manteau rouge cache encore la crudité du moignon.

Schrade ( [8] , p 193) met cette innovation audacieuse sur le compte d’une autre, le réalisme flamand que Multscher importe dans l’art de l’Allemagne du Sud : on le ressent dans le traitement des matières (par exemple le métal de la croix ) ou des ombres (celle de la hampe barrant l’aine du Christ), ainsi que dans la brutalité du modelé des chairs et du rendu des blessures. Cependant, ce réalisme matériel va en sens inverse du caractère miraculeux de la dalle perméable, que les artistes précédents avaient toujours évité d’affronter (sauf le lointain Tomas de Kolozsvar). C’est donc plutôt l’esprit novateur de Multscher qui explique ce progrès simultané dans deux directions contradictoires.

L’innovation de la dalle perméable n’allait pas de soi : pour la faire remarquer au spectateur, Multscher a eu l’idée de faire écho à cette posture toute nouvelle du Christ avec ce sarcophage étrange, libéré du rocher du côté gauche, et fusionné avec lui du côté droit.

Une autre étrangeté de la composition est la palissade incurvée, qui ferme l’horizon et contrecarre tout effet de surplomb, bloquant le Christ dans sa position assise. Cette palissade, présente dans de nombreuses Résurrections, trouve sa justification dans le texte de Jean :

« Or, au lieu où Jésus avait été crucifié, il y avait un jardin, et dans le jardin un sépulcre neuf, où personne n’avait encore été mis. C’est là, à cause de la Préparation des Juifs, qu’ils déposèrent Jésus, parce que le sépulcre était proche. «  Jean 19,41-42

Jean Wirth [9] y voit une image du jardin clos marial et l’associe à la dalle traversée : les deux souligneraient l’analogie entre la sortie miraculeuse du tombeau et l’accouchement virginal, qui est développée par plusieurs textes de l’époque. Cependant, cette palissade n’apparaît pas dans toutes les Résurrections à dalle perméable qui vont fleurir en Allemagne.



Les successeurs immédiats de Multscher (1445-1450)

A Nuremberg

1445-50 Tucheraltar Frauenkirche NurnbergTucheraltar, 1445-50, Frauenkirche, Nuremberg

Le maître du retable Tucher marque l’arrivée des influences néerlandaises dans l’école de Nuremberg, jusqu’alors plutôt marquée par les influences bohémiennes [10]. Une dizaine d’années après Multscher, cette composition ne retient que la percée conceptuelle de la dalle perméable, et en tire la conséquence graphique : montrer le mollet sectionné. Les autres caractéristiques n’ont pas été reprises, du fait des contraintes du triptyque :

  • le Christ est décentré, debout à gauche devant le tombeau, puisque tous les panneaux sont bipartis ;
  • le tombeau est incliné en sens inverse (diagonale montante) pour laisser la place aux soldats du premier-plan, dont l’un est assis sur la dalle.


A Munich

1445 Gabriel_Angler (Munich) Resurrection_Tabula_Magna (abbye de Tegernsee originally with brocade background) Berlin, Bodemuseum, Inv. Nr. 1938 1445 Gabriel_Angler (Munich) Resurrection_Tabula_Magna (abbye de Tegernsee originally with brocade background) Berlin, Bodemuseum, Inv. Nr. 1938 schema

Résurrection (Tabula Magna de l’abbaye de Tegernsee )
Gabriel Angler (Munich), 1445, Berlin, Bodemuseum, Inv. Nr. 1938

Le grand peintre bavarois reprend dans ses grandes lignes la composition de Multscher, mais en inventant une nouvelle posture pour le Christ : sa jambe pliée ne se pose pas à l’extérieur, comme dans les compositions antérieures de Cologne et de Nuremberg, mais prend appui sur la dalle.

Sans le paysage (ajouté au XVIIème siècle), l’élan de cette gestuelle est restauré : doublement cerné par les quatre gardes et par la palissade, le Christ s’échappe vers le haut. La dalle perméable coupe le genou droit à mi-rotule, mais de manière suffisamment discrète pour éviter de focaliser le regard sur le moignon.

Les deux anneaux de levage sont un marqueur visuel récurrent dans la formule de la dalle perméable, qui manifeste le paradoxe de sa lourdeur et de sa matérialité.

En aparté : la jambe gauche mobile

Dans pratiquement tous les exemples de dalle perméable, la jambe mobile est cohérente avec la main qui bénit, la droite. La composition d’Angler est la seule, en peinture, où le Christ sort du « mauvais » pied.


1450-1470 master-der-berliner-leidenschaft-die-auferstehung Art Institute Chicago Rhénanie-du-NordRhénanie du Nord, 1450-70, Meister der Berliner Leidenschaft, Art Institute Chicago 1450-1470 master-der-berliner-leidenschaft-die-auferstehung Art Institute Chicago Rhénanie-du-Nord rectifiéeComposition « rectifiée »

Je ne l’ai retrouvée que dans cette gravure rustique, où l’avancée du pied gauche résulte peut être simplement d’une maladresse du graveur, voulant caser tous les orteils.


1488 Epitaphe de Johannes von Winstein Cathedrale de Worms RhenanieEpitaphe de Johannes von Winstein, 1488, Cathédrale de Worms (Rhénanie) 1512 Osnabrück,_Johanniskirche,_Hochaltar_des_Evert_van_Roden Resurrection (Basse Saxe)Retable de Evert van Roden, 1512, Johanniskirche, Osnabrück (Basse Saxe)

On la trouve également dans ces deux sculptures tardives, dont la seconde marque la pointe extrême de l’avancée de la dalle perméable en Allemagne du Nord, a une période où elle est complètement passée de mode dans le Sud. Dans ces deux cas, on voit bien que le « contraposto » entre la main qui bénit et le pied qui avance résulte d’un souci d’équilibre proprement sculptural.



En Silésie

1447 Wilhelm Kalteysen von Oche, Breslauer Barbaraltar Detruit en 1945Résurrection, Breslauer Barbaraltar (pour l’église Sainte Barbe de Wroklaw)
Wilhelm Kalteysen von Oche, 1447, détruit en 1945

Ce retable, dont les deux paires de volets ont été perdus, présentait une Résurrection tout à fait particulière : presque réduit à un homme-tronc, le Christ passait sa jambe visible sur l’arrière du cercueil. Le retable est dû à la collaboration entre un artiste silésien et un artiste rhénan, récemment identifié comme étant Wilhelm Kalteysen von Oche (d’Aix la Chapelle) [11] .


1447 Wilhelm Kalteysen von Oche, Breslauer Barbaraltar detail
Saint Barbe s’échappant de la tour (Breslauer Barbaraltar)
Wilhelm Kalteysen von Oche, 1447, National Museum in Warsaw

Cet artiste avait si bien assimilé le procédé de la dalle perméable qu’il l’a appliqué, de manière tout à fait unique, à Saint Barbe extraite par un ange à travers le rempart de sa prison [12]. Il s’est même payé le luxe de comparer la fluidité de cette fuite à celle du ruisseau traversant le rez-de-chaussée.

La dalle selon la diagonale montante

Les compositions combinant la diagonale montante et la dalle perméable sont mécaniquement plus rares, puisqu’elles rendent difficile la posture du Christ assis : si l’on veut que la jambe libre soit la droite, alors elle est partiellement cachée derrière le tombeau comme nous venons de le voir dans le seul cas connu, celui du Barabaraltar. La diagonale montante impose donc un Christ debout.

1450-60 Meister der Passionsfolgen Andachtsbild mit zwölf Szenen aus dem Leben Christi, Wallraf-Richartz-Museum Cologne1450-60, Meister der Passionsfolgen, Andachtsbild mit zwölf Szenen aus dem Leben Christi, Wallraf-Richartz-Museum 1478-80 Meister von Liesborn (Johann von Soest) Auferstehung für das Klarissenkloster St. Klara, Cologne , GNM Nuremberg Inv.-Nr. Gm33Résurrection pour le Klarissenkloster St. Klara, Cologne, Meister von Liesborn (Johann von Soest), 1478-80, GNM Nuremberg Inv.-Nr. Gm33

Cette composition se contente se conforme à la tradition colonaise du tombeau sur la diagonale montante, modernisée par une dalle perméable discrètement suggérée.


1493 Holbein le Jeune Predelle d'un panneau de la Vie de Marie, nef de la cathédrale d'Augsburg (Baviere), Foto-Leander-Stork 1493-Holbein-le-Jeune-panneau-de-la-Vie-de-Marie-nef-de-la-cathedrale-dAugsburg-Baviere-Foto-Leander-Stork.jpg 11 mars 2025

Panneau 1/4 de la Vie de Marie, Holbein le Jeune, 1493, nef de la cathédrale d’Augsburg (Bavière), Foto-Leander-Stork

La diagonale montante était imposée par l’harmonie avec les deux autres scènes du panneau : tombeau ouvert de la Mise au Tombeau, et l’autel du Sacrifice de Joachim. La solution retenue est de montrer le Christ debout sur la jambe gauche cachée, prenant appui du pied droit sur la dalle.


1495 Altarretabel aus der St. Pankratius ( Kirche in Rothenschirmbach) Kunstmuseum Moritzburg Halle Foto Punctum-Bertram Kober
Retable provenant de l’église St. Pankratius de Rothenschirmbach, 1495, Kunstmuseum Moritzburg, Halle (photo Punctum-Bertram Kober)

La solution est ici l’inverse : le Christ est debout sur la jambe droite visible, extrayant sa jambe cachée, restée en arrière : pour éviter une torsion impossible, l’artiste a fait sortir le Christ par le petit côté, dans le plan du tableau : dans cette configuration très particulière (je n’ai pas trouvé d’autre exemple), le tombeau peut être placé indifféremment sur l’une ou l’autre diagonale.



La dalle selon la diagonale descendante

Les Résurrections avec dalle perméable descendante sont de loin les plus nombreuses : forte présomption en faveur du rôle fondateur de la composition de Multscher.

1450 ca Oberrhein Freiburg-im-Bresgau, Staedtische Museen, AugustinermuseumRhénanie du Sud, vers 1450, Freiburg-im-Bresgau, Augustinermuseum 1450-75 Meister der Berliner Passion Blatt 10 (von 12) Serie Das Leben Christi Niederrhein, Kupferstich-Kabinett, Staatliche Kunstsammlungen DresdeCologne, 1450-60, Meister der Passionsfolgen, Andachtsbild mit zwölf Szenen aus dem Leben Christi, Wallraf-Richartz-Museum, Cologne

Ces deux panneaux reprennent timidement la posture du Christ assis de Multscher, en escamotant sous le tissu la question de la jambe gauche : il devient néanmoins impossible de l’imaginer repliée.


1460 ca _St._Georg Nördlingen (Baviere)
1460, église St. Georg, Nördlingen (Bavière)

Cette compositions combine la dalle de Multscher avec le Christ debout à gauche du Tucheraltar.


1455 Meister des Wolfgangaltars wolfgangsaltar Sankt lorenz nurnberg__foto_theo-nollWolfgangsaltar, 1455, église Sankt Lorenz, Nuremberg (photo Theo Noll) 1448-49 Meister des Wolfgangaltars Zwölf-Boten-Altar (anciennement Lorenz Kirche , Nuremberg), Kolumba Museum, Cologne detailZwölf-Boten-Altar, Kolumba Museum, Cologne

Meister des Wolfgangaltars

La longueur du manteau est réglable, telle celle des jupes dans les sixties, pour montrer plus ou moins du moignon scandaleux. Le même maître a réalisé pour la même église Sankt Lorenz de Nüremberg ces deux variantes (nous reviendrons plus loin sur la formule du tombeau vu de face).


1450-75 Meister der Berliner Passion Blatt 10 (von 12) Serie Das Leben Christi Niederrhein, Kupferstich-Kabinett, Staatliche Kunstsammlungen DresdeMeister der Berliner Passion (Rhénanie du Nord), 1450-75, Feuille 10/12 de la série Das Leben Christi , Staatliche Kunstsammlungen, Dresde 1481 ca spiegel der menschen behaltnis Speyer (Peter Drach d.M.). BSB GW M43020 fol 113r RhenanieIllustration du Spiegel der menschen Behaltnis de Speyer (Peter Drach d.M.), Rhénanie, vers 1481, BSB GW M43020 fol 113r

Ces deux gravures entérinent la popularité de la dalle perméable en Allemagne du Sud, entre 1450 et 1480.


1437 Hans Multscher (Ulm) eglise de Landsberg am Lech Resurrection Wurzacher_Altars Gemäldegalerie BerlinWurzacher Altar, Multscher, 1437 1470 ca Maître d’Uttenheim (Sud Tyrol) La Résurrection, Retable de Saint-Étienne Musee d'Art et d'Archeologie, MoulinsRetable de Saint-Étienne (détail), Maître d’Uttenheim (Sud Tyrol), vers 1470, Musée d’Art et d’Archéologie, Moulins

A quarante ans de distance, cette composition remarquable sonne comme un hommage à celle de Multscher. La sempiternelle vue plongeante est remplacée par une vue de bout très originale, mais les autres idées sont toujours là, et même exacerbées :

  • croix métallique,
  • ombres portées violentes (celle de la hampe et celle du plumet),
  • ellipse ostensible de la jambe prise,
  • posture assise du Christ, à cheval sur l’arête.

A ce Christ ouvrant grand ses bras, au torse dénudé et blessé, s’oppose le soldat assis en contrebas, engoncé dans son armure, replié sur sa masse d’arme.

1470-1480, Pfarrkirche St. Kilian, Wartberg an der Krems, Autriche (c) imareal 1485 Meister von 1477 (Augsburg) Auferstehung, früher Sammlung BeckerMeister von 1477 (Augsburg), 1485, anciennement collection Becker

Ces deux oeuvres sont significatives de la période terminale, où la formule commence à passer de mode : les deux artistes imitent une dalle perméable mais l’un montre le pouce du pied gauche en appui et l’autre le cache, revenant à l’ambiguïté de la période pré-Multscher.



Le tombeau de face

1427 Tomas de Kolozsvar (Kolozsvári Tamás) Triptyque du Calvaire de Garamszentbenedek, Esztergom Kereszteny Muzeum
Volet droit du Triptyque de Garamszentbenedek
Tomas de Kolozsvar (Kolozsvári Tamás), 1427 , Esztergom, Kereszteny Muzeum

Contrairement à la formule avec dalle inclinée inaugurée par Multscher, la formule plus simple inventée par Tomas de Kolozsvar (voir 1 Prémisses) n’a pas eu de postérité directe, ni en Hongrie, ni en Allemagne. Du moins si l’on retient comme traits caractéristiques la posture assise, le manteau blanc découvrant le torse et le bras droit, le genou plié au niveau de l’arête et les anges portant le linceul.


1440-50 maître du Retable de Heisterbach (Cologne) Resurrection Wallraf-Richartz Museum WRM 0762Maître du Retable de Heisterbach (Cologne), 1440-50, Wallraf-Richartz Museum, Cologne (WRM 0762) 1448-49 Meister des Wolfgangaltars Zwölf-Boten-Altar (anciennement Lorenz Kirche , Nuremberg), Kolumba Museum, Cologne detailMaître du Wolfgangaltar, 1448-49, Zwölf-Boten-Altar, anciennement à la Lorenz Kirche de Nuremberg, Kolumba Museum, Cologne

Les deux premières oeuvres à tombeau vu de face apparaissent en Allemagne durant la décennie après Multscher, dans les deux principaux foyers d’expérimentation de la dalle perméable :

  • à Cologne, une solution très radicale, où le Christ est englouti jusqu’au bassin ;
  • à Nuremberg, une version elliptique où le moignon se dissimule et où les soldats sont confinés derrière le tombeau.

1440-50 maître du Retable de Heisterbach, WolfgangsAltar schema
Dans les deux cas, la frontalité du tombeau et le triangle des fuyantes sont exploités pour leur symétrie, au service d’une idée forte : l’émergence vers le haut pour la première, la sortie vers l’avant pour la seconde.

Tout se passe comme si l’innovation de Multscher, en débloquant la question de la perméabilité, avait ouvert aux artistes de nouvelles pistes d’expérimentation graphique.


1455 losel-altar-(chapelle de Rheinfelden) Musée des Beaux-Arts Mulhouse Rhenanie SudLosel altar, 1455, provenant de la chapelle de Rheinfelden (Rhénanie du Sud), Musée des Beaux-Arts Mulhouse 1440 ca South German master Resurrection, woodcut, Budapest, Library of the Hungarian Academy of Sciences, Inc. 242Vers 1440, Allemagne du Sud, Budapest, Library of the Hungarian Academy of Sciences, Inc. 242

La frontalité peut être exploitée, comme chez Tomas de Kolozsvar, pour mettre en place deux angelots symétriques. La similarité des angelots et de la gestuelle du Christ fait supposer que le graveur s’est inspiré du peintre : la gravure, connue en un seul exemplaire trouvé dans la reliure d’un incunable publié à Ulm en 1473, devait donc être postdatée.


1430-40 Auferstehung Gebetsbuch mit 12 Holzschnitt der Passion Cim. 22, Berlin, Kupferstichkabinett1430-40, Livre de Prières avec 12 gravures de la Passion, Cim. 22, Berlin, Kupferstichkabinett 1455-65 Österreichische Nationalbibliothek cod. 1775 fol 1v (c) imareal AutricheAutriche, 1455-65, ONB cod. 1775 fol 1v (c) imareal

La solution sans angelots, très simple, se diffuse par cette autre gravure et est reprise par cet enlumineur autrichien.


1456 Speculum humanae salvationis (allemagne N) Wolfenbüttel, Herzog August Bibliothek, Cod. Guelf. 81.15. Aug fol 60v Warburg database1456 (Allemagne du Nord), Wolfenbüttel, Herzog August Bibliothek, Cod. Guelf. 81.15. Aug fol 60v (Warburg database) 1456 Speculum humanae salvationis (Rhin) Berlin, Staatsbibliothek, germ. fol. 945 fol 40v Warburg database(Rhénanie), Berlin, Staatsbibliothek, germ. fol. 945  fol 40v (Warburg database)

Speculum humanae salvationis

Malgré sa simplicité, on ne la retrouve que rarement dans le Speculum humanae salvationis, où c’est la formule du tombeau ouvert placé en biais qui prédomine.

On notera que le second illustrateur est tellement séduit par son sarcophage magique qu’il applique la perméabilité aux deux jambes, tout en multipliant les sceaux tel un prestidigitateur les cadenas.


1473 Munderkinger Passion Baviere Pfarrkirche St. Dioysius Munderkingen1473, Panneau de la Passion de Munderkinger, Pfarrkirche St. Dioysius, Munderkingen (Bavière)

La centralité de la formule met en valeur le contraste de matière entre les armures et la corolle rouge du manteau, qui attire le regard vers les plaies du torse et de la main gauche. On notera que l’artiste utilise encore la perspective inversée, totalement archaïque dans le cas du tombeau vu de face.


1490 Biblia germanica. Das ander teyl der Bibel, Augsburg Johann SchönspergerBiblia germanica (Das ander teyl der Bibel), Augsburg, imprimée par Johann Schönsperger, 1490

La formule apparaît une dernière fois dans ce frontispice de l’Evangile de Marc. La scène de l’arrière plan lie les deux scènes principale :

  • la porte de Gaza fait écho au pupitre de l’Evangéliste,
  • les deux battants emportés par Samson au bouclier lâché par le soldat.



Une excursion en Espagne

La dalle perméable inventée en 1437 en Allemagne du Sud se diffuse exclusivement dans les régions germaniques… mis à part deux oeuvres aragonaises isolées.

1464-65, Tomás Giner y Arnaldo de Castellnou Iglesia Santa María. Erla (Zaragoza)(Foto de Jesús Díaz)Tomás Giner y Arnaldo de Castellnou, 1464-65, Iglesia Santa María. Erla (Zaragoza) (photo Jesús Díaz) 1450-1500 Maestro de Morata, Iglesia de San Martín de Tours, Morata de Jiloca (Sargosse)Maestro de Morata, 1450-1500, Iglesia de San Martín de Tours, Morata de Jiloca (Saragosse)

Dans la seconde moitié du XVème siècle, la mode des sépulcres fermés touche quelques Résurrections en Aragon : le Christ est debout, soit devant la dalle, soit dessus.

On notera dans la première oeuvre l’intérêt de l’artiste pour la question de l’étanchéité, assurée par deux grosses chaines cadenassées. Le Christ sort miraculeusement par l’avant, en poussant du pied gauche sur le couvercle.

La seconde oeuvre montre un geste très particulier : le Christ plaque de la main gauche la hampe sur sa cuisse, remontant du même coup le manteau pour cacher ses parties honteuses.


1440 ca Resurrection atelier de Blasco de Grañen Maître de Lanaja (Aragon) coll partAttribué à l’atelier de Blasco de Grañen (Aragon), vers 1440, collection particulière 1430-40 Auferstehung Gebetsbuch mit 12 Holzschnitt der Passion Cim. 22, Berlin, KupferstichkabinettVers 1450, Livre de Prières avec 12 gravures de la Passion, Cim. 22, Berlin, Kupferstichkabinett

Cet anonyme aragonais a eu connaissance de la dalle perméable inventée en Allemagne grâce à cette gravure, dont il a repris la posture du Christ et les fuyantes en triangle, tout en dupliquant l’angelot.


1450 ca Mestre de Sant Bartomeu (attr) aragon METMestre de Sant Bartomeu (attr ), vers 1450, MET

Ce panneau peu ordinaire, qu’on a cru d’abord germanique, puis français, est attribué aujourd’hui à un maître aragonais [13]. La gestuelle du Christ est très étrange puisqu’il tient son étendard de la main droite et ne bénit pas de l’autre : cette main gauche semble hésiter entre deux gestes :

  • utiliser la hampe comme une gaffe posée sur le sol, puisque le pied droit ne repose sur rien ;
  • remonter le pan du manteau qui masque opportunément la jambe manquante.

1450 ca Mestre de Sant Bartomeu (attr) aragon MET detail
En fait la main ne fait ni l’un ni l’autre, ce qui rend incompréhensibles et l’équilibre du Christ, et celui de son manteau. On peut imaginer qu’il s’agit :

  • d’une imitation maladroite du geste du Maestro de Morata ;
  • d’un instantané, au moment où la main lâche à la fois la hampe et le manteau ;
  • d’un élément surnaturel, comme si l’artiste avait voulu pimenter la scène sans connaître la solution germanique de la perméabilité de la dalle.



La dalle perméable dans la Biblia pauperum

Il s’agit d’une série d’images typologiques (quelque fois accompagnées de texte) dont l’origine remonterait à l’Allemagne du Sud au XIIIème siècle. Les spécialistes ont classifié et ordonné chronologiquement la soixantaine d’exemplaires connus, bien que les datations précises restent très controversées. Comme la plupart des exemplaires comportent une page consacrée à la Résurrection, la série nous fournit un moyen pratique de confirmer la chronologie de la dalle perméable, tout au long du XVème siècle.

1430-50 Biblia pauperum Resurrection Universitätsbibliothek Heidelberg, Cod. Pal. germ. 148 fol 135r1430-50 (Bavière), Universitätsbibliothek Heidelberg, Cod. Pal. germ. 148 fol 135r 1450 Biblia pauperum resurrection Salzburg, BSB-Hss Cgm 155 fol 19v1450 (Salzburg) BSB-Hss Cgm 155 fol 19v

Biblia pauperum

Ces deux versions manuscrites montrent l’une la figuration la plus courante (tombeau ouvert, vu de face) , l’autre la première apparition d’une dalle perméable placée en diagonale. On pense que le second manuscrit aurait pu être illustré au sein même du couvent St Erentrud : ceci montre que la nouveauté de la dalle perméable s’était diffusée suffisamment, depuis l’Allemagne du Sud jusqu’en Autriche, pour qu’une nonne dominicaine ait l’idée de l’illustrer, d’une manière très atypique puisque la plaie du flanc n’est pas montrée et et que le Christ sort du pied gauche. Ce qui suggère que la dessinatrice n’a pas recopié un modèle existant, mais imaginé comme elle a pu une solution ad hoc.


1455-58 Biblia pauperum resurrection Blockbuch Ostmitteldeutschland Heidelberg, Cod. Pal. germ. 438 fol 129v1455-58 (Blockbuch), Allemagne du Centre-Est, Heidelberg, Cod. Pal. germ. 438 fol 129v 1462 Biblia pauperum resurrection Bamberg, Pfister1462, Bamberg,, imprimeur Pfister

La toute première version imprimée de la Biblia pauperum est peu lisible, du fait du caractère rudimentaire du dessin :

  • la bande à l’avant du sarcophage veut être une margelle, sur laquelle le Christ pose le pied ;
  • la bande coloriée à l’arrière est en revanche la paroi interne d’un tombeau peu profond ;
  • le coloriste a laissé en blanc la margelle arrière, sur laquelle un soldat pose son bras ;

le graveur a oublié de tracer la margelle à droite.

La version de 1462, en revanche, lève toute ambiguïté : il s’agit bien d’une dalle perméable, avec ses deux sceaux et ses deux anneaux réglementaires.


1465 ca Biblia pauperum Netherland blockbuch resurrection British Museum 1845,0809.30Vers 1465 (Blockbuch), Pays-Bas, British Museum 1845,0809.30 1465 ca biblia pauperum EsztergomVers 1465, Esztergom

Peu de temps après sort la version néerlandaise, qui semble avoir été conçue pour organiser l’ambiguïté (peut être parce qu’elle était destinée aux deux clientèles, hollandaise et germanique) : l’arête verticale, à droite, manque aussi bien pour le couvercle que pour la base : la bande supérieure peut donc aussi bien être interprétée comme le flanc d’un couvercle fermé, ou la margelle d’un tombeau ouvert.
C’est d’ailleurs ainsi que l’a comprise celui qui a colorié la version conservée à Esztergom.


1480 Bibliothèque nationale de France - Xylo-5, fol. 39 gallicaVers 1480 (Blockbuch), Pays-Bas, BNF Xylo-5, fol. 39 1472 Biblia pauperum, Blockbuch, Nürnberg München, BSB Xylogr. 26 fol 15r1472 (Blockbuch), Nuremberg, Munich BSB Xylogr. 26 fol 15r, Gallica

La version néerlandaise suivante supprime toute ambiguïté, en montrant l’intérieur du tombeau. L’élément peu lisible, entre la hampe et la banderole rajoutée, n’est pas la jambe manquante, mais la retombée du tissu sur la margelle, déjà présent dans la version précédente.

Entretemps, la version germanique de 1472 a renoncé à la dalle perméable explicite, en montrant simplement le Christ sortant par la face étroite du tombeau.


  • La série des Biblia Pauperum germaniques montre une apparition asses précoce de la dalle perméable (dans un manuscrit de 1450),  reprise dès la seconde version imprimée (1462) et atténuée dans celle de 1472.
  • Les  Biblia Pauperum néerlandaises (à partir de 1465) organisent l’ambiguïté.



Synthèse

DallePermeable_DeveloppementSchema
Ce schéma de synthèse ne présente que les oeuvres-clés pour le développement de la formule.

Le Christ assis de Mutscher à Ulm en 1437 n’a pas été immédiatement recopiée, mais a débloqué le concept de dalle perméable, permettant des expérimentations inconcevables auparavant :

  • en Bavière, le Christ d’Angler, poussant du pied gauche pour s’échapper ;
  • à Cologne, celui du Maître du Retable de Heisterbach, présenté comme un homme tronc.

C’est à Nuremberg que la formule se développe le plus, avec des Christ debout ou assis, et des tombeaux vus en diagonale ou de face.

Après ces deux foyers traditionnels, la formule se diffuse vers :

  • la Silésie, avec le Maître du Babarbasaltar, qui rend perméable dalle et rempart ;
  • le Tyrol du Sud, avec le Maître de Uttenheim, qui pousse à l’extrême les idées de Multscher ;
  • l’Allemagne du Nord, avec un dernier exemple sculpté repéré en 1512 à Halle.

Une gravure permet d’expliquer l’écho lointain de la formule en Aragon, région qui possédait déjà une tradition de la Résurrection avec tombe fermée.



Article suivant : 3 Autres traversées miraculeuses

Références :
[8] Hubert Schrade « Der Aufstieg aus dem geschossenem Grabe in Werken des 15. Jahrhunderts », dans Ikonographie der Chrsitlichen Kunst, vol 1, Auferstehung der Christi, 1932 p 193 https://books.google.fr/books?id=zaBsDwAAQBAJ&pg=PA193
[9] Jean Wirth, Art et image au Moyen-Age, p 342
[11] Agnieszka Patała « Masters without Names in Medieval Silesia: the Master of the Years 1486–1487, the Master of the Gießmannsdorf Polyptych and Wilhelm Kalteysen von Oche » Journal of Art Historiography Number 22 June 2020 https://arthistoriography.wordpress.com/wp-content/uploads/2020/05/patala.pdf
[12] Merci à Raoul Bonnaffé de me l’avoir signalé. Le lien entre les deux traversées a été relevé par Adam S. Labuda, Wort und Bild im späten Mittelalter am Beispiel des Breslauer Barbara-Altars (1447), Artibus et historiae. 1984, Num. V/9, p p 44 https://www.jstor.org/stable/1483168
[13] Guadaira Macías Prieto. « Noves aportacions al catàleg de dos mestres aragonesos anònims, el Mestre de Sant Jordi i la princesa i el Mestre de Sant Bartomeu. » Butlletí del Museu Nacional d’Art de Catalunya 11 (2010), https://www.academia.edu/39209778/Noves_aportacions_al_cat%C3%A0leg_de_dos_mestres_aragonesos_an%C3%B2nims_El_Mestre_de_Sant_Jordi_i_la_princesa_i_el_Mestre_de_Sant_Bartomeu

3 Autres traversées miraculeuses

11 mars 2025

Dans le dernier quart du XVème siècle, le procédé quelque peu brutal de la dalle perméable passe progressivement de mode dans les pays germaniques, sans avoir pris racine ailleurs. Ceci n’a pas empêché quelques artistes de trouver d’autres moyens pour signifier la traversée miraculeuse de la dalle.

Article précédent : 2 La dalle perméable



En Italie : la dalle soufflée

Andrea_Mantegna_-_Jesus_Cristo_descendo_ao_limboLe Christ aux Limbes, Mantegna (attr.), vers 1468 Mantegna 1459 La résurrection Musee des BA ToursRésurrection (Prédelle de San Zeno), Mantegna, 1459, Musée des Beaux Arts, Tours

Mantegna a représenté plusieurs fois la Descente aux Limbes avec le Christ vu de dos (voir 5 Le nu de dos en Italie (1/2) ).

Pour sa célèbre Résurrection, il a choisi d’implanter le sarcophage ouvert dans une arche rocheuse, jouant sur le contraste entre pierre rustique et pierre taillée qu’avaient mis à la mode les palais florentins.

A la suite de ces compositions marquantes, de nombreux peintres italiens s’inspireront de ces modèles.


1491 ca Benvenuto di Giovanni Predelle probable du retable de l'Acension monastère de Sant'Eugenio Sienne, NGA 1952.5.54Descente aux limbes, NGA 11952.5.54 1491 ca Benvenuto di Giovanni Predelle probable du retable de l'Acension monastère de Sant'Eugenio Sienne, NGA 11952.5.55Résurrection, NGA 11952.5.55

Benvenuto di Giovanni, vers 1491, Prédelle probable du retable de l’Ascension du monastère de Sant’Eugenio près de Sienne

Dans un premier temps, le Christ dégonde miraculeusement les portes de l’Enfer (sans abîmer ni le bois, ni le fer des charnières, ni la pierre) et en profite pour écraser le démon qui gardait l’entrée. Le Christ vu de dos – une nouveauté à Sienne – trouve un précédent dans la gravure de Mantegna, ainsi que les battants tombés à terre – mais l’idée paradoxale de les laisser intacts revient à Benvenuto.

Sa Résurrection présente quant à elle quatre miracles simultanés :

  • la dalle verticale qui fermait le tumulus est soufflée de l’intérieur, et retombe sur les soldats ;
  • le sarcophage, passé de l’intérieur à l’extérieur, fait office de marchepied ;
  • le Christ ressuscite en géant ;
  • il ne présente plus de blessures aux membres, et son flanc droit est caché.

Ces originalités s’expliquent peut être par le fait que Benvenuto avait peint, pour le réfectoire du même monastère de Sant’Eugenio, une fresque de la Résurrection beaucoup plus conventionnelle, avec un sarcophage ouvert et le Christ montrant ses plaies [14].


Quoiqu’il en soit, l’invention de la dalle soufflée s’écarte de la lettre des Evangiles (voir Deux Résurrections atypiques), en interprétant la « pierre roulée » comme une dalle renversée : mais elle gagne en symbolique, par l’écrasement des méchants.


1502 Luca Signorelli, Compianto sul Cristo morto particolare Museo Diocesano di CortonaLamentation sur le Christ mort (détail)
Luca Signorelli, 1502, Museo Diocesano, Cortone

Dix ans plus tard, Signorelli place en arrière-plan de sa grande Lamentation une Résurrection assez conventionnelle, avec un sarcophage enfoncé en longueur dans une arche rocheuse et un Christ qui en sort dans une mandorle rayonnante, les pieds sur un nuage. On peut reprocher l’absence de toute pierre déplacée.


1505 Signorelli Fragment de la Pala Matelica collection privee fototeca Zeri
Fragment de la Pala Matelica
Signorelli, 1505, collection privée (fototeca Zeri)

Dans une autre Lamentation aujourd’hui démantelée, Signorelli avait également placé une petite Résurrection en arrière-plan. L’amusant est qu’il :

  • recopie son propre Christ, en remplaçant le nuage sustentateur par des angelots ;
  • recopie partiellement, en l’inversant, son groupe de soldats ;
  • plagie son collègue de Sienne, Benvenuto di Giovanni, tout en rationnalisant ses excentricités :
    • les ombres dans l’encastrement sont désormais réalistes ;
    • le sarcophage est resté à l’intérieur du tumulus ;
    • le Christ est de taille normale ;
    • il montre toutes ses plaies.



En Italie : la dalle escamotée

Mantegna 1492 DescentLimbo_ Barbara Piasecka Johnson Collection Princeton Accademia Carrara BergameRésurrection et Descente aux Limbes, Mantegna, 1492 1500-50 Mantegna (imitateur) National Gallery LondresImitateur de Mantegna, 1500-50, National Gallery, Londres

Cette oeuvre pose un problème insoluble d’attribution et de datation, puisqu’il s’agit clairement d’un pastiche « à la Mantegna ». La spectaculaire contreplongée ainsi que la position astucieuse du Christ, posté à l’extrême bord du sarcophage, conduisent à ce qui pourrait être l’enjeu de la composition, à savoir un sarcophage indécidable :

  • s’il est ouvert, le Christ peut tout à fait trouver un appui stable sur les deux bords de la margelle ;
  • s’il est fermé, l’absence de tranche visible ne prouve pas l’absence d’un couvercle : il peut très bien être encastré, comme dans la Résurrection de 1459.

La presque disparition du rayonnement montre que l’artiste a cherché à éliminer les effets naïvement merveilleux, au profit de la construction rationnelle d’une énigme.



Pays-Bas et Allemagne : le tumulus à dalle verticale

1476 Meister des Ehninger Altars Staatsgalerie StuttgartMeister des Ehninger Altar, 1476, Staatsgalerie, Stuttgart 1480 ca Dirk Bouts (atelier) mauritshuisDirk Bouts (atelier), vers 1480, Mauritshuis, La Haye

Ces deux répliques d’une composition perdue de Dirk Bouts sont centrées sur un tumulus qui, en plus herbeux, rappelle les compositions italiennes que nous venons de voir : mais la dalle, loin d’être soufflée, est doublement maintenue en place : en haut par deux sceaux rouges, en bas par un bloc équarri. Le Christ s’est paisiblement téléporté devant la dalle restée intacte, sans effet spécial merveilleux, et sa matérialité est prouvée par l’ombre qu’il projette sur elle.

On notera le modèle de gonfanon typique des pays du Nord, rattaché par un cordon à la base de la croix et flottant horizontalement.


1480 Hans Memling Die Sieben Freuden Mariens detail Alte Pinakothek MunichLes Sept joies de Marie (détail), Hans Memling, 1480, Alte Pinakothek Munich

Memling, à Bruges, a pu avoir connaissance de la composition de Bouts, à Louvain. Mais son choix du même tumulus établit aussi un contraste bienvenu avec les scènes suivantes, qui se déroulent sous une arche ouverte : la Pentecôte, l’apparition du Christ à Marie et la Mort de Marie : comme si la dalle fermée, loin de clôturer l’histoire, servait au contraire de seuil entre les trois premières Joies de la Vierge et les trois dernières.



1505-07 Jan Joest von Kalkar, Resurrection of Christ St. Nicolai Kirche, Kleve, Nordrhein-Westfalen

Panneau du maître-autel de l’église Saint-Nicolas de Kalkar
Jan Joest von Kalkar, 1505-07, Kleve (Nordrhein-Westfalen)

En reprenant le tumulus fermé néerlandais, Jan Joest ajoute aux deux sceaux intacts une autre preuve que la dalle est restée en place : l’arbalète posée contre elle.


1520-30 Frei Carlos - Resurrection of Christ National Museum of Ancient Art LisbonneFrei Carlos, 1520-30, Musée d’Art Ancien, Lisbonne 1525-1550 Resurrection rei_Carlos_Workshop Museu_Nacional_de_Machado_de_Castro_-_CoimbraFrei Carlos (atelier), Museu Nacional de Machado de Castro, Coimbra

Frère Charles de Lisbonne, moine d’origine flamande, a importé la formule hermétique au Portugal, sans grande originalité. L’atelier a ensuite préféré la version ouverte, en escamotant les deux dalles sans autre forme de procès.

Mais c’est en Allemagne que le tumulus à dalle fermée allait trouver une éblouissante apogée.


1519 Jerg Ratgeb herrenberger altar Staatsgalerie Stuttgart CrucifixionCrucifixion 1519 Jerg Ratgeb herrenberger altar Staatsgalerie Stuttgart ResurrectionRésurrection

Jerg Ratgeb, 1519, Herrenberger altar, Staatsgalerie Stuttgart

Les deux panneaux sont jointifs, mais sans continuité topographique : le sépulcre dans lequel le Christ est déposé n’a rien à voir avec le rocher en pain de sucre, avec une face polie et une dalle découpée dans la même pierre, devant lequel il ressuscite : l’important est que son corps glorieux se substitue, sans changer de place, à son cadavre cloué.



1519 Jerg Ratgeb herrenberger altar Staatsgalerie Stuttgart Resurrection schema
Les diagonales (en violet) divisent très lisiblement le panneau en quatre secteurs.

  • à gauche, les morts sortant du sépulcre, au moment de la mort du Christ, renvoient au panneau précédent ;
  • à droite, est condensée la suite de l’histoire : deux anges descendant dans un rayon de lumière pour indiquer aux saintes femmes que le tombeau est vide, et l’Apparition à Marie-Madeleine.

Le secteur du haut est réservé au Ressuscité, et à une construction géométrique basée sur des cercles :

  • une bulle lumineuse autour de chaque plaie des membres (en bleu) ;
  • un faiceau de lumière sortant de la plaie du flanc, faisant écho au faisceau sortant des nuages (en jaune) ;
  • une grande auréole centrée sur le torse, englobant l’auréole autour de la tête, qui se retrouve en bas à droite autour de celle du Christ jardinier (en blanc) ;
  • un globe impérial de cristal (en vert), portant une croix dorée à laquelle est rattachée un gonfanon trifide, qu’on retrouve également à la croix du Christ jardinier.

Le dernier secteur, avec les trois soldats allongés et contorsionnés, exprime tout le désordre et les vices du monde. Les détails ont été très commentés, sans révéler d’autre signification symbolique : cartes à jouer dispersées, bourse crevée, pièces répandues sur le sol, gobelet et gourde, armements d’époque. A noter un élément rarement mentionné : le soldat de gauche tient une sorte de tromblon primitif (Luntenhandfeuerrohr) dont la mèche est enroulée autour de son épaule, la corne à poudre pendue en bandoulière dans son dos.


A cause du grand halo autour du torse, on a souvent invoqué l’influence de la Résurrection de Grünewald, avec son Christ-torche rayonnant dans la nuit au dessus d’un chaos rocheux. Mais Ratgeb a poussé la gageure plus loin en nous montrant, devant une dalle blanche, un cops lumineux qui se rematérialise en plein jour, aveuglant les soldats et projetant sur le sol des ombres tranchées.



Le tombeau fermé institutionnel

1494-1500 Hans_Holbein_d._Ä.-Graue_Passion Staatsgalerie StuttgartGraue Passion, 1494-1500, Staatsgalerie, Stuttgart 1501 Hans Holbein l'Ancien Staedel Museum Francfort Resurrection)Retable de l’église des Dominicains (détail), 1501, Staedel Museum, Francfort

Hans Holbein l’Ancien

Dans ses trois Résurrections, Holbein l’Ancien utilise le tombeau fermé, vu de bout, pour sa compacité et sa vertu symétrisante. La question de la traversée de la dalle n’est évoquée que pour mémoire, par des sceaux à peine visibles.

Dans la Passion grise, tout l’intérêt se porte sur le contraste entre les contorsions des sept soldats diversement habillés et la verticalité du Christ demi nu.

Dans la Résurrection de Francfort, le tombeau, toujours en position centrale, sert à diviser l’arrière-plan en deux scènes qui s’opposent :

  • à gauche l’ange accueille les trois Saintes Femmes ;
  • à droite un juif grimaçant, avec un arc et une bourse, en pousse deux autres à quitter la scène.


1502 Hans Holbein l'Ancien kaisheimer altar Alte Pinakothek MunichHans Holbein l’Ancien, 1502, Kaisheimer altar, Alte Pinakothek, Munich.

Dans ce dernier opus, le format oblong oblige à décentrer le tombeau, qui sépare les Juifs de l’arrière-plan en deux groupes centrifuges. Les effets spectaculaires (lumière, ébranlement du tombeau, geste d’effroi) n’ont pas lieu d’être : la Résurrection s’effectue incognito au milieu de la foule indifférente, qui ne voit que le tombeau fermé.

Après Holbein l’Ancien, c’est Dürer qui va reprendre cette formule, dans trois gravures canoniques.


1509-10 Durer Petite passion METDürer, 1509-10, Petite Passion MET 1501-04 Albrecht_Dürer_-_Apollo_with_the_Solar_Disc Bristih Museum dessin inverséApollon et le Soleil (dessin inversé), 1501-04,  British Museum

Dans ce premier essai (sur bois), le tombeau est peu exploité : placé en largeur, il montre juste les deux éléments traditionnels de l’étanchéité de la dalle : l’anneau de levage et le sceau.

Ce qui intéresse Dürer est une nouveauté iconographique : le soleil qui se lève derrière les Saintes Femmes arrivant au tombeau, conformément au texte de Marc (16, 12). Cette version aquarellée met bien en valeur la symétrie avec le Christ ressuscité, qui prend une allure de Dieu solaire.

Dürer a probablement repensé à son projet,  quelques années plus tôt, pour une gravure (jamais réalisée) sur le thème d’Apollon et le Soleil. Dans une allusion humaniste, il nous rappelle ainsi que le Jour de la Résurrection, le Dimanche, était pour les Romains le Jour du Soleil .


1510 Dürer_-_Large_Passion_12Dürer 1510, Grande Passion

Dans la version en grand format (toujours sur bois), Dürer opte pour une composition à la Holbein, avec le tombeau vu de bout pour symétriser la composition. Le ciel s’ouvre dans un V qui épouse la silhouette du Christ, écrasant de part et d’autre la troupe réduite à l’impuissance.


1512 Albrecht_Duerer_-_The_ResurrectionDürer, 1512, Passion gravée

Pour la dernière série (sur cuivre), Dürer reprend le schéma en V en supprimant les nuages surnaturels au profit d’effets purement graphiques : l’auréole cruciforme, le ciel rayonnant tout autour et la robe qui se soulève de part et d’autre, préludant à l’envol. La dalle, visible désormais jusqu’au fond, fonctionne comme une expansion immodeste du panonceau signé AD.


Ces trois gravures très diffusées figeront pour longtemps l’iconographie du tombeau fermé, et nous dispensent de suivre la postérité du thème.


Un marqueur religieux

Dans sa Confession de 1528, Luther argumente sur les trois manières d’être présent en un lieu, en prenant comme exemple de présence « definitive » la traversée miraculeuse de la dalle par le Christ [15], tandis que les calvinistes s’y opposeront après 1536. Dès lors, la représentation du tombeau fermé ou ouvert distinguera les deux doctrines (pour un exemple, voir 2 Couvercles coulissants).


En guise de conclusion

1555_Giovanni Capassini_Tournon, Lycee Gabriel FaureTriptyque de la Résurrection (panneau central)
Giovanni Capassini, 1555, Musée de Tournon

Réalisé pour le collège de Tournon, cette oeuvre didactique ressuscite bizarrement le thème en rajoutant, devant le scellé et les deux anneaux, la Mort qui tombe de la dalle et casse sa flèche contre la citation appropriée :

Le Seigneur précipitera la mort pour toujours (Isaïe 25,8)

Praecipitabit dominus mortem in sempiternum


Références :
[14] Aujourd’hui au musée Bardini de Florence. Voir Maria Cristina Bandera, Benvenuto di Giovanni, p 237
[15] Luther, Confession de 1528, XXX, 207 . Voir un résumé dans  Muhammad Wolfgang G. A. Schmidt « And on this Rock I Will Build My Church“. A New Edition of Schaff’s „History of the Reformation 1517-1648 » https://books.google.fr/books?id=SKwyDwAAQBAJ&pg=PA250

1 Toucher le pied du Christ : la Vierge à l’Enfant

15 février 2025

Cette série d’articles étudie le geste de toucher les pieds du Christ, dans trois contextes différents :

  • par Marie, dans les Vierges à l’Enfant ;
  • par Melchior, dans l’Adoration des Mages ;
  • par Marie-Madeleine, dans les épisodes de l’Onction à Béthanie, de la Crucifixion  ou de la Mise au Tombeau.

Nous essayerons de cerner les significations diverses que ces gestes ont pu revêtir, en nous appuyant sur les textes, mais aussi sur le logique interne de quelques oeuvres fondatrices.

Les pieds et la tête du Christ : sources textuelles

La promesse édénique

 

Il s’agit de la malédiction que Dieu adresse au serpent dans Genèse 3,15 . Deux grandes traductions sont possibles [1] :

  • celle de la Vulgate (en latin) :

Je mettrai inimitié entre toi et la femme, entre ta postérité (semen) et sa postérité: elle t’écrasera la tête, et tu lui blesseras le talon.[2]

  • celle de la Septante (en grec) :

J’établirai une haine entre toi et la femme, et entre ta race et sa race. Il surveillera ta tête, et tu guetteras son talon [3] .

Dans la Vulgate, elle (ipsa) se rapporte non pas à postérité (semen, neutre) mais à la femme (mulierem) : on peut donc comprendre que c’est la femme en général, ou Marie en particulier, qui écrasera la tête du serpent : d’où, en Occident, les innombrables représentations de l’Immaculée Conception occupée à accomplir la malédiction.

Dans la Septante, le « il » (autos, masculin) fait clairement allusion à quelqu’un qui n’est ni la femme, ni sa descendance (spermatos, neutre) : d’où l’interprétation, courante en Orient, selon laquelle  « il » signifie le Christ et que l’attaque au talon annonce la Crucifixion. Les commentateurs orthodoxes ont donc tendance à expliquer que, dans les icônes où la Vierge tient la talon de l’Enfant, il s’agit de le protéger de la Crucifixion.


sb-line

Marie-Madeleine composite

 

 L’onction de la tête et/ou des pieds du Christ, racontée dans deux épisodes distincts des Evangiles :

  1. En Galilée, alors que Jésus est à la table de Simon le Pharisien, une pécheresse mouille de larmes ses pieds, les essuie avec ses cheveux, puis les enduit de parfum (Luc 7,37-46).
  2.  A Béthanie, une semaine avant sa mort, alors que Jésus est à table, une certaine Marie :
    • oint ses pieds de parfum et les sèche avec ses cheveux (Jean 12,1-8) ;
    • oint sa tête de parfum (Marc 14,3-9, Matthieu 26,6-7).
    • Jésus conclut que cette onction préfigure celle de son cadavre, le jour de sa sépulture.

Les coïncidences entre ces deux épisodes ont fait que de nombreux commentateurs ont assimilé la pécheresse à Marie de Béthanie, puis à Marie-Madeleine, laquelle est présente lors de la Mise au Tombeau [4].


1260-ca-Psautier-cistercien-Besançon-BM-ms.0054-f007Psautier pour un monastère de cisterciennes (dit de Bonmont), région du Lac de Constance
Vers 1260 , Besançon BM MS 0054 fol 7

Cette « Marie-Madeleine composite » est ici représentée deux fois :

  • une fois dans l’image, habillée en moniale pour verser le parfum sur la tête du Christ ;
  • une fois en débordement, les cheveux dénoués pour essuyer ses pieds (voir 5 Débordements récurrents).


sb-line

Le pied du Christ, symbole de l’Incarnation

Pour Saint Cyrille de Jérusalem, « la tête signifie la divinité du Christ, les pieds son humanité« . ( [5], p 46).


Saint Augustin, un peu plus tard, reprend la même métaphore, en soulignant le caractère temporel de l’Incarnation :

Les pieds du Fils de Dieu se prennent pour son Incarnation, laquelle est soumise à la Divinité, comme les pieds sont soumis à la tête, ou en ce sens que ce n’est que vers la fin du monde que cette même Incarnation a eu lieu. Car de même que par la tête, ainsi que nous l’avons dit, on entend sa Divinité, ainsi par les pieds on entend figurativement son Humanité. [6]


Dans un texte contemporain (fin du 4ème siècle) mais très peu connu, Chromace d’Aquilée rejoute aux dichotomies pieds/tête et Incarnation/Divinité deux autres couples : Temporel/Intemporel et Mère/Père, dans un sermon sur l’Onction à Béthanie :

Elle n’oignit pas immédiatement la tête du Seigneur, mais ses pieds. Les pieds du Christ évoquent le sacrement de son Incarnation, par laquelle il a daigné, au dernier temps, naître d’une vierge. Sa tête, en revanche, nous démontre la gloire de sa divinité par laquelle, en tout temps, il procède du Père. L‘Église vient donc d’abord aux pieds du Seigneur, et par la à sa Tête, car si elle n’avait pas appris l’incarnation du Christ par la Vierge, elle n’aurait jamais pu connaître la gloire de sa divinité, qui est du Père. C’est pourquoi nous lisons, à propos de l’agneau offert dans le mystère du Christ par la Loi, qu’il est écrit : « Tu mangeras la tête tout comme les pieds » (Exode 12,9). C’est-à-dire : croyons aux deux choses au sujet du Christ, parce qu’il est Dieu et homme : Dieu par le Père, Homme par la Vierge. Car sa tête, comme nous l’avons dit, signifie sa divinité, qui vient du Père ; mais ses pieds son Incarnation, qui vient de la Vierge. Nous ne pouvons pas être sauvés sans croire, du Christ, l’une et l’autre chose. Chromace d’Aquilée , Sermon IX [7]


En 590-92, Saint Grégoire le Grand appuie la même dichotomie sur un autre épisode, celui des deux anges assis dans le tombeau du Christ après la Résurrection :

« Pourquoi à la place du corps du Seigneur, voit-on deux anges, l’un assis à la tête et l’autre aux pieds, sinon parce qu’en latin, un ange est appelé messager ? Ainsi il devait être annoncé par sa passion, celui qui est à la fois Dieu avant les siècles et homme à la fin des siècles. » [8]

Dans la suite, Grégoire insiste sur la dichotomie intemporel/temporel en associant les deux anges à deux versets de l’Evangile de Jean :

  • l’ange de la tête à « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu » (Jean 1,1),
  • l’ange des pieds à « Et le Verbe s’est fait chair, et il a habité parmi nous » (Jean 1,14).

A la fin du VIIème siècle, Bède le Vénérable appuie la même dichotomie sur le personnage de Marie-Madeleine composite, en montrant que les trois Maries sont la même personne, à des moments différents :

« N’étant plus une pécheresse, mais une femme chaste, sainte et dévouée au Christ, on découvre qu’elle a oint non seulement ses pieds, mais aussi sa tête : ce qui s’accorde très bien avec les règles de l’allégorie ; car toute âme fidèle, s’étant d’abord humiliée aux pieds du Seigneur, s’incline pour être absoute de ses péchés. Puis, à mesure que les mérites augmentent avec le temps, la flamme de la foi joyeuse remplit, pour ainsi dire, la tête du Seigneur du parfum des épices. Et l’Église universelle du Christ, dans le présent de Son Incarnation – désignée sous le nom de « pieds » – rend un pieux hommage à son Rédempteur en célébrant ces mystères. Mais dans l’avenir elle glorifie à la fois la gloire de son humanité, et l’éternité de sa divinité – car, en regardant de la même manière, la tête du Christ est Dieu – par les louanges perpétuelles des confessions, qui sont comme un pur parfum ». [9]


En synthèse

Tête

Divinité

Intemporel

Père Absolution
Pied

Incarnation

Temporel Mère

Péché

Il résulte de cette chronologie rapide que la double dichotomie tête/pied Divinité/Incarnation est première. Les commentateurs l’agrémentent parfois d‘autres dichotomies ( Intemporel/Temporel, Père/Mère, Absolution/Péché ) et l’appuient sur des épisodes divers : l’onction à Béthanie, l’agneau de l’Exode, les deux anges au tombeau, la rédemption de Marie-Madeleine.

Le trope plus général « les pieds sur terre, la tête dans le ciel «  traduit une vision hiérarchique du corps, dont Leo Steinberg a recensé toute une série d’exemples plus récents ( [5], p 175).


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Le pied du Christ, symbole de la Passion

Vers la fin du XIIème siècle, l’opposition tête/pieds se prête à une interprétation nouvelle, qui n’a guère été soulignée : ainsi le théologien Philippe le Chancelier interprète le même passage de l’Exode différemment : non plus comme l’opposition des deux natures, mais comme le début et la fin de la vie du Christ :

De même que l’Incarnation du Christ est désignée par sa tête, de même sa Passion est désignée par ses pieds, qui en sont la partie la plus extérieure. D’où Ex. 12 : Tu dévoreras la tête avec les pieds et les intestins. La tête est l’Incarnation car elle est le commencement : les pieds sont la Passion. Les intestins, l’intérieur de la Passion elle-même : donc dévorer la tête avec les pieds, c’est se souvenir de l’Incarnation et de la Passion du Christ et des événements individuels qui s’y sont produits. [9a]


Tête

Divinité

Incarnation

Pied

Incarnation

Passion

Ainsi l’ancienne interprétation « tête/pied = Divinité/Incarnation » se renverse, via la dichotomie début/fin, en « tête/pied = Incarnation/Passion ».


Au XIIIème siècle, le dominicain Hugues de Saint Cher entérine cette interprétation moderne à partir des mêmes passages (Exode et onction de Béthanie) :

L’évangéliste nous invite à une investigation diligente des mystères de l’Incarnation et de la Passion du Seigneur. D’où Exode 12. 9 : Tu dévoreras la tête avec les pieds, c’est-à-dire que tu étudieras avec soin le mystère de l’Incarnation et de la Passion. Car Madeleine oint la tête et les pieds du Seigneur, c’est-à-dire que l’Église adore pieusement le mystère de l’Incarnation et de la Passion. On dit qu’elle a versé des larmes, non pas lors de l’onction de la tête, mais des pieds, car la Passion du Christ exige un sentiment de compassion, mais l’Incarnation a plus de joie. [9b]

Nous allons voir dans la suite que, dans quelques oeuvres, le motif rare du pied touché illustre ces deux interprétations, quelquefois l’ancienne, mais surtout la moderne.


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Les gestes symboliques dans les Vierges à l’Enfant

Dans les Vierges à l’Enfant, quelques gestes de l’Enfant ont pu être reliés à une signification symbolique :

Nous nous intéressons ici à un geste bien différent, car il est un des rares  à l’initiative de la Vierge : toucher le pied nu de l’Enfant n’est-il qu’un charmant geste d’intimité, ou est-il quelquefois porteur d’une signification symbolique ?



Le foyer byzantin

Le trio de Dumbarton Oaks

950-1000 The Hodegetria with St. Basil and St. John the Baptist Dumbarton Oaks
Vierge Hodegetria entre saint Basile et Saint Jean Baptiste
950-1000, Dumbarton Oaks

La particularité de cette composition est la présence des deux saints, composant une sorte de triptyque. Le saint évêque de gauche, identifié au départ comme Saint Jean Chrysostome, est désormais reconnu comme saint Basile. Pour Sirarpie der Nersessian ( [11], p 75), le thème sous-jacent est celui de l’Incarnation :

« Jean-Baptiste se tient ici, à gauche de la Vierge, comme le dernier des prophètes et le premier témoin de l’Incarnation, témoin avant même la naissance du Christ »


Vierge entre Zacharie et St Jean Baptiste Ampoule de Bobbio No20 Grabar planche LIIIVierge entre St Jean Baptiste et Zacharie, Ampoule de Bobbio N°20 (Grabar planche LIII )

Un rapprochement est possible avec cette ampoule, qui comporte en bas la Vierge en orante, flanquée [12] :

  • à gauche par Saint Jean Baptiste faisant le geste de l’allocution et tenant un phylactère sur lequel est inscrit « Voici l’Agneau de Dieu, qui ôte le péché du monde » ;
  • à droite par le père de Jean, le prêtre Zacharie.

Voici la conclusion de Sirarpie der Nersessian :

« Le groupe en ivoire de la collection Dumbarton Oaks est un exemple important de la manière dont une conception théologique profonde peut s’exprimer au travers d’une composition apparemment simple. Le symbolisme de l’Incarnation, combiné à celui de la Rédemption, comme sur l’ampoule de Bobbio, est ici illustré d’une manière différente, en rappelant le sacrifice eucharistique. Le rôle de la Vierge comme médiatrice, clairement montré par les gestes d’intercession des personnages qui l’accompagnent, est mentionné de la même manière durant le rite du Proskomide lorsque, en détachant le fragment en l’honneur de la Vierge, le prêtre dit : « Par son intercession, reçois, Seigneur, cette offrande sur ton autel céleste ».

Pour J.Wirth, le fait de toucher le pied est souvent un signe d’humilité. Le fait que la Vierge touche la sandale – emblème de la saleté – marque un surcroît d’humilité, qui serait à interpréter ici comme un geste de supplication ( [13], p 114).


Une thématique temporelle (SCOOP !)

J’ajouterai que les deux trios (celui de l’ivoire et celui de l’ampoule), bien que la position de Saint Jean Baptiste soit inversée, se lisent chronologiquement de la même manière :

  • à senestre de la Vierge, le Passé (Jean Baptiste, Zacharie) ;
  • à dextre (côté honorable), le Futur (Basile, Jean Baptiste).

950-1000 The Hodegetria with St. Basil and St. John the Baptist Dumbarton Oaks schema
Cette idée de chronologie est traduite graphiquement de deux manières :

  • dans la profondeur, par le fait que Saint Basile se situe en avant-plan (sa main gauche passe devant la Vierge) et Saint Jean Baptiste en arrière-plan (sa main droite est masquée par la Vierge).
  • latéralement : un espace sépare Saint Basile de la Vierge (ligne blanche) tandis que la silhouette de celle-ci est contigüe à celle de Saint Jean Baptiste (ligne pointillée).

Le Présent de l’Incarnation est ainsi pris en sandwich entre un Futur lointain, qui le désigne de l’index, et un Passé immédiat, qui le tangente. Le bras droit du Prophète tenant le livre (dans sa manche) anticipe de très peu l’Enfant tenant le rotulus (dans sa chair). Le geste tout à fait exceptionnel de la Vierge tenant le pied de l’Enfant (ellipse bleue) [12a] s’inscrit dans cette thématique temporelle, en donnant l’impression que c’est la main du prophète qui se prolonge dans celle de la Vierge, soutenant immatériellement sa prophétie faite chair.



950-1000 The Hodegetria with St. Basil and St. John the Baptist Dumbarton Oaks triangle
Ainsi les trois mains gauche, celle tenant le Livre fermé et voilé (la prophétie), celle tenant le pied (le Verbe incarné) et celle tenant le rotulus (le Verbe) unissent le Précurseur, l’Enfant et le Dieu dans un triangle mystique. Nous sommes ici très proche d’une illustration de la métaphore de Saint Augustin, de Chromace d’Aquilée et de Bède le Vénérable comparant les pieds de Jésus à l’Incarnation et sa tête à la Divinité. D’autant plus que les pieds chaussés de sandales éloignent toute référence aux clous et à la Passion.


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Une variante de la Vierge Hodegetria

1080-1100 Icône avec la Vierge Kykkotissa (detail) Monastère de Ste Catherine, Mont Sinai detailIcône avec la Vierge Kykkotissa (detail), 1080-1100, Monastère de Sainte Catherine, Mont Sinaï 1204-60 Hodegetria variante Byzantine Museum AthenesVariante de la Hodegetria, 1204-60, Byzantine Museum, Athènes

L’icône de gauche est la copie la plus ancienne disponible  de la Vierge Kykkotissa, type qui se caractérise par le dynamisme de l’Enfant : tandis qu’il attrape de la main droite le rotulus que lui tend sa mère, il se retient de la gauche à son voile ; ses bras et ses jambes sont nus, et il donne un coup de pied de la gauche ; en contrepoint de ces jeux, sa mère porte de côté un regard mélancolique,

La Vierge Hodegetria du musée byzantin comporte de éléments inspirée par la Kykkotissa : les jambes nues de l’Enfant et les « bretelles » (qui apparaissent dans les variantes plus récentes de la Kykkotissa).



1204-60 Hodegetria variante Byzantine Museum Athenes detail
Le croisement des pieds de l’enfant n’est pas aberrant anatomiquement – surtout en tenant compte de la souplesse des jeunes enfants – mais bien peu naturel sans une intention symbolique. La seule qui semble plausible est une référence à la promesse édénique : la Vierge nous montre la talon que menace le serpent, mais qui finira victorieux.

L’hypothèse n’a pas été envisagée dans l’article de référence sur cette icône : Doula Mouriki ( [14], p 406) relève ce motif sans l’interpréter et lui attribue une origine byzantine, puisqu’il pourrait être apparu peu avant les premiers exemples italiens (1230-40). Pourtant, les deux exemples byzantins antérieurs qu’elle fournit sont peu convaincants, comme nous allons le voir


Une question de stabilité

1191 Abside de St Georges de Kurbinovo photo Efkoski Bobi
1191, Abside de St Georges de Kurbinovo (photo Efkoski Bob)

Ici, la composition est si différente (Vierge vue de face et touchant les deux chevilles, enfant allongé calmement, jambes couvertes) que le rapprochement laisse dubitatif. Le fait que l’Enfant soit couché explique largement pourquoi sa mère a besoin de le maintenir contre elle de la main droite.


980-1020 Menologe de Basile II Biblioteca Apostolica Vaticana) Vat. gr. 1613 page 272980-1020, Ménologe de Basile II, Biblioteca Apostolica Vaticana, Vat. gr. 1613 page 272 1080 Adoration of the Magi Daphni1080, monastère de Daphni

Adoration des Mages

La mosaïque de Daphni reprend le même modèle que le Ménologe, avec l’Enfant bénissant et l’Ange central. L’inversion miroir s’explique facilement :

  • dans le livre, le mouvement des arrivants suit le sens de la lecture ;
  • dans l’église de Daphni, la fresque se trouve dans le bas-côté Sud, et la Vierge à l’Enfant est positionnée de manière à se trouver côté choeur [15].

D’autres différences sont plus subtiles :

  • dans le Ménologe, les Mages sont en mouvement, commençant de s’incliner à distance ; l’Ange leur sert de guide jusqu’à la la grotte, en substitut de l’étoile ;
  • à Daphni, les Mages sont arrivés à destination et l’ange prend plutôt la fonction de gardien du trône, au pied duquel les cadeaux vont être déposés.

1080 Adoration of the Magi Daphni detail
Imbriqués l’un à l’autre, ni la Mère ni l’Enfant ne sont en mesure de les prendre en main. Cette pose très sophistiquée, spécifique à Daphni, s’explique à mon avis par la même cause topographique que l’inversion par rapport au sens de la lecture : si l’Enfant avait été assis face aux Mages, il aurait tourné le dos à son image en tant que Christ, dans la coupole. Le concepteur a donc imaginé une solution pour que l’Enfant puisse à la fois bénir les arrivants et s’asseoir face à son futur, grâce à cette extrême torsion du tronc par rapport au bassin : la main de la Vierge posée sur les pieds n’est qu’un effet de bord nécessaire pourque l’Enfant garde son équilibre ; pour la même raison, il prend appui de la main gauche sur la main gauche de sa mère.

La position très en hauteur de la mosaïque exclut d’ailleurs que le détail de la main touchant les pieds ait été introduit en vue d’une méditation spécifique : presque invisible vu d’en bas, il contribue simplement à la perception de cette dynamique inventive.


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Une Kykkotissa occidentalisée

1080-1100 Icône avec la Vierge Kykkotissa (detail) Monastère de Ste Catherine, Mont Sinai detailVierge Kykkotissa (détail), 1080-1100, Monastère de Sainte Catherine, Mont Sinaï 1280-1300 S. Martino à Velletri1280-1300, église San Martino, Velletri

Réalisée à la fin du XIIIème siècle par un artiste italo-byzantin, cette Kykkotissa témoigne de plusieurs évolutions :

  • suppression du rotulus, ce qui libère les mains droites (une spécificité italienne, dont ce serait ici le cas le plus ancien [16]);
  • ajout des bretelles et du gros noeud (un trait chypriote) ;
  • auréoles séparées ;
  • regard direct de la Vierge, qui apparente la scène à une Présentation officielle de l’Enfant plutôt qu’à un instant d’intimité mélancolique.

1285-90 Sinai, Monastery of St. Catherine diptych, Virgin and Child KykkotissaVierge Kykkotissa
1285-90, Monastère de Sainte Catherine, Sinaï

Datant de la même période, ce panneau est la partie droite d’un diptyque de très haute qualité comportant sur le panneau de gauche trois saints guerriers : Saint Procope en grand, saint Théodore et saint Georges en petit sur l’encadrement. Il s’agit d’une oeuvre réalisée à la toute fin des Croisades, dans le syle veneto-byzantin qui fleurit à cette époque en Palestine. Elle été produite au / pour le monastère Sainte Catherine du Sinaï (son encadrement comporte des saints caractéristiques du monastère). Néanmoins, cette Kykkotissa s’éloigne encore d’un cran de son illustre prototype, avec :

  • le pantalon couvrant les jambes de l’Enfant;
  • la posture allongée , qui a pour conséquences :
    • la séparation des visages et des auréoles ;
    • la nécessité d’une prise plus ferme par la main droite de la Vierge, autour du pied gauche de l’Enfant.

Notons que, sur ce pied, le tissu remonte jusqu’aux orteils, évitant le contact entre les peaux : ce pantalon couvrant élimine toute allusion à la Passion. Le détail de la main touchant le pied est donc ici sans signification particulière : c’est un trait italianisant, qui s’inscrit dans la discussion érudite sur l’origine du peintre et du commanditaire (Syrie, Venise ou Chypre) [17].


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Deux Vierges à droite du choeur

1285 ca Eglise de la Pórta-Panagía Pyli pres Trikala
Vers 1285, Eglise de la Porta-Panagía, Pyli (Trikala)

Ces deux icônes fixes, dites proskynetaria , sont placées de part et d’autre du templon (iconostase primitive). Elles présentent trois particularités :

  1. leur position est ici inversée – le Christ au Nord – dans une rarissime infraction à la tradition byzantine [18] ;
  2. Ia Vierge Hodegetria est également inversée, portant l’Enfant du bras droit (type Dexiokratousa) ;
  3. au lieu de désigner l’Enfant comme « le chemin de la vie », sa main gauche effectue ici un geste complexe, passant sous son mollet nu pour agripper l’autre mollet, couvert.

On dit que la raison de la particularité 1) est que le fondateur du monastère de la Grande Porte (Porta Panagia), le prince de Thessalie Jean Doukas, a voulu ainsi honorer la Vierge, envers laquelle il entretenait une dévotion particulière : en effet le pilier Sud est privilégié (on y rencontre quelque fois, à la place du Christ, le Saint patron de l’église). Par ailleurs, le nom de Pily (la Porte) se réfère à la situation géographique du village, dans un défilé entre deux montagnes servant de passage entre l’Epire et la Thessalie. Comme la Vierge est souvent dite Porte du Ciel et que le templon est symboliquement une porte vers le Ciel, on a la situation très remarquable d’un emboîtement de cinq « portes » (la Vierge dans le templon dans le monastère dans le village dans la vallée), qui a pu donner l’idée de valoriser la Vierge en la plaçant du côté privilégié.

Quoiqu’il en soit, la particularité 2) découle directement de la particularité 1) : comme à Daphni, on s’assure ainsi que l’Enfant se situe côté choeur.

La particularité 3) n’a pas été expliquée : on peut invoquer l’influence de l’art italien, possible à cette date. Mais il faut rappeler un autre cas de la même inversion rarissime.


1285 ca Eglise de la Pórta-Panagía Pyli pres Trikala general vers 1285, Eglise de la Porta-Panagía, Pyli (Trikala) 1315-20 Saint Sauveur de Chora (Istanbul Kariye museum) NaosNaos,  1315-20, Saint Sauveur de Chora (Istanbul Kariye museum)

Hodegetria Dexiokratousa

Pour le naos de Saint Sauveur de Chora,  on explique la particularité 1) par la raison inverse qu’à Porta-Panagía : il s’agirait ici de donner la place d’honneur au Christ, en tant que patron de l’église ( [19]).

Dans la mosaïque de droite, la Vierge est une Dexiokratousa comme à Porta Panagía, ce qui confirme bien le lien logique entre 1) et 2).


1315-20 Saint Sauveur de Chora (Istanbul Kariye museum) s_Theotokos

On pourrait considérer qu’elle partage aussi la particularité 3), puisqu’elle touche la cheville droite dénudée de l’Enfant, qui croise les jambes (la gauche sous la droite). Cependant les gestes de l’Enfant sont très différents : au lieu d’être assis de face en tenant un rotulus de la main gauche, il est couché de profil, se rejetant en arrière pour regarder sa mère et levant la main gauche vers elle : le geste de poser la main sur les pieds est donc ici, comme à St Georges de Kurbinovo et à Daphni, une simple question de stabilité.


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Le type Pelagonitissa

1080-1100 Icône avec la Vierge Kykkotissa (detail) Monastère de Ste Catherine, Mont Sinai detailIcône avec la Vierge Kykkotissa, 1080-1100, Monastère de Sainte Catherine, Mont Sinaï 1170-1200 byzantine-museum-athens1170-1200, Byzantine museum, Athènes

Selon Lydie Hadermann-Misguich [20], ce type ce serait constitué à partie de l’enfant agité de la Vierge Kykkotissa : on retrouve les jambes nues, le coup de pied (cette fois de la jambe gauche), les bretelles rouges ; l’Enfant a maintenant saisi complètement le rouleau, rejeté la tête en arrière pour regarder sa mère et lâché le maphorion pour lui toucher le visage.


1316-18 Church_of_Saint_George_in_Staro_Nagorichino,_iconostase_with_Mary_and_Saint_GeorgeIconostase avec la Vierge et Saint Georges
1316-18 Eglise Saint Georges, Staro Nagorichino (Macédoine)

De part et d’autre de la porte de l’iconostase se placent les icônes dites de proskynesis (destinées à recevoir les prières des fidèles ). En pendant de Saint Georges, figure la première apparition du type Pelagonitissa proprement dit, comme le stipule une inscription.

Sur le pilier de gauche, en position de proskynetaria, on retrouve l’habituelle Vierge Hodegetria en pendant du Christ.


1316-18 Church_of_Saint_George_in_Staro_Nagorichino virgin Hodegetria1316-18, Staro Nagorichino 1315-20 Saint Sauveur de Chora (Istanbul Kariye museum) s_Theotokos1315-20, Saint Sauveur de Chora

Hodegetria

La Vierge Hodegetria touche de la main droite le pied nu de l’Enfant, comme dans la Hodegetria Dexiokratousa de Chora qui lui est contemporaine : la différence est que l’Enfant a retrouvé sa posture assise et son rotulus : le geste de tenir son pied ne peut donc plus être ici expliqué par une question de stabilité. Autant la Vierge de Porta-Panagía (1285) était trop précoce pour imputer ce détail avec certitude à une influence italienne, autant à Staro Nagorichino trente ans plus tard, le motif a eu largement le temps de se diffuser de l’Occident à l’Orient.


1316-18 Church_of_Saint_George_in_Staro_Nagorichino virgin HodegetriaHodegetria 1316-18 Church_of_Saint_George_in_Staro_Nagorichino,_ Virgin PelagonitissaPelagonitissa

1316-18, Staro Nagorichino

Pour Bissera V Pentcheva [21], la Pelagonitissa ne représente pas une mère jouant, comme on le lit souvent, mais une mère tragique :

« L’opposition des expressions du corps et du visage, l’amour maternel et la disposition au sacrifice traduisent le drame et la profondeur de la souffrance. L’image de la Vierge à l’Enfant offre une vision du salut humain obtenu grâce au double sacrifice de la mère et de l’enfant. Par le geste de sa main libre, Marie donne son Enfant bien-aimé, tout en réprimant son chagrin de mère. Au même moment, le Christ donne sa vie. L’image de l’amour et du sacrifice est appariée, sur l’iconostase de l’église de Staro Nagoričino, à celle du saint guerrier victorieux « .

Le contraste voulu entre une mère présentant officiellement son fils (Hodegetria, à deux auréoles) et une mère penchée vers lui dans une tendre étreinte (Pelagonitissa, avec une seule auréole pour les deux ) –  soit pour jouer, soit dans la prémonition du sacrifice – prouve que, dans la Hodegetria, le fait de tenir le pied nu n’était pas perçu comme un signe d’intimité. Il n’avait non plus rien à voir avec la Prémonition de la Passion, qui serait plutôt suggéré dans la Pelagonitissa. Le détail est donc ici un pure question stylistique, sans rien de symbolique.


 

1316-18 Church_of_Saint_George_in_Staro_Nagorichino,_ Virgin Pelagonitissa1316-18, Staro Nagorichino
1400-25 Virgin Pelagonitissa Ste Catherine Sinaï1400-25, Monastère Sainte Catherine, Sinaï

Pelagonitissa

Au XVème siècle, les Vierges Pelagonitissa vont suivre le modèle de Staro Nagorichino, avec la position caractéristique de l’enfant vu de dos, la tête rejetée en arrière pour embrasser sa mère, laquelle le maintient fermement en empoignant sa jambe nue : question évidente de stabilité. Un autre détail caractéristique, sur lequel nous reviendrons plus loin, est l’insertion d’un linge bouillonnant au travers de laquelle la Vierge tient son fils.


1270-90 Anonyme florentin coll part Fototeca Zeri1270-90, Anonyme florentin, collection particulière (photothèque Zeri) 1316-18 Church_of_Saint_George_in_Staro_Nagorichino,_ Virgin Pelagonitissa1316-18, Staro Nagorichino

Vierge Pelagonitissa

Un point irritant est que cette Vierge italienne de la fin du XIIIème siècle, avec l’Enfant retourné tenu par la jambe et le linge intermédiaire, précède largement la Pelagonitissa de Staro Nagorichino (1316). Les premiers spécialistes (N.P.Kondakov , N.P. Likhachev ) ont donc soutenu que le motif était d’origine italienne. Cependant la plupart (K. Weigenvesrlt, A. N. Grabar, N. M. Belyaev, P. Milkovic-Pepek, V. N. Lazarev, R. Corrie ) soutiennent désormais l’inverse, notamment depuis que A.Grabar [22] a publié la miniature ci-dessous :

1200-1300 Andre Grabar, L'art de la fin de l'Antiquité et du Moyen-âge pl 139cTétraévangile d’origine macédonienne, vers 1250, Bibliothèque nationale, Belgrade (Grabar, planche 139c)

Quoiqu’il en soit, aucune Pelagonitissa, qu’elle soit orientale ou occidentale, ne montre la Vierge touchant le pied de l’Enfant : ce n’est pas dans ce type qu’il faut chercher l’origine de notre motif.

Il est temps maintenant de remonter un peu le temps et de nous déplacer en Italie, vers 1230-40


Quelques Vierges Nicopeia en Italie

900-950 Virgin Kyriotissa with Saints Hermolaos and Panteleimon The Sinai Icon Collection (Princeton University)La Vierge Kyriotissa entre Saint Hermolaos et Saint Panteleimon, 900-950, The Sinai Icon Collection (Princeton University)

Le type Kyriotissa, apparu au Xème siècle, se caractérise par la vue frontale de la Mère et de l’Enfant, alignés sur une même verticale. La Mère peut être à mi-corps, assise sur un trône ou debout ; l’Enfant tient le rotulus de la main gauche et bénit de la main droite, cette main restant à l’intérieur du torse, comme ici, ou s’écartant à l’extérieur.


1100-20 Vierge Nicopeia St Marc Venise1120-40, Saint Marc, Venise Nicopeia copie XVIe Musee national de RavenneCopie XVIème, Musée national de Ravenne

Vierge Nicopeia

Cette icône dite Nikopoios (qui apporte la victoire), de type Kyriotissa, a accompagné l’empereur Jean II Comnène dans ces campagnes militaires ; après la prise de Constantinople par les Croisés en 1024, elle a été ramenée à Venise comme trophée.

La copie du XVIème siècle restitue les gestes de l’Enfant, soutenu par la main gauche de sa mère et bénissant vers l’intérieur.


1230 ca Maestro_del_bigallo,_madonna_col_Bambino_e_due_angeli UffiziOffices, Florence 1230 ca Maestro del Bigallo Madonna col Bambino, Certaldo, Museo di Arte SacraMuseo di Arte Sacra, Certaldo

Maestro del Bigallo, vers 1230

Ce peintre florentin développe l’icône en version trônante, et choisit la variante où le Christ bénit vers l’extérieur. Ceci oblige à inverser les mains de la Vierge, dont la main droite se retrouve alors proche du pied droit de l’Enfant : juste en dessous ou sur la partie couverte par la robe. On voit que cette gestuelle ne découle pas de l’idée de toucher le pied de l’Enfant, mais de la contrainte qu’impose la bénédiction « par l’extérieur ».


1240-45 margaritone d'a arezzo NGAMargaritone d’Arezzo, 1240-45, NGA

On attribue à cet artiste trois madones pratiquement identiques, où la Vierge entoure de la main gauche le minuscule pied gauche de l’Enfant. Du fait de son style archaïsant, elles sont très difficiles à dater, mais le consensus semble maintenant s’établir en faveur d’une datation haute, avant 1250 [23].


1240-45 margaritone d'a arezzo NGA sch
On voit que Margaritone s’est rapproché de la figuration primitive de l’Enfant dans la Nicopeia de Saint Marc, pieds à la même hauteur, mais en inversant le bas du corps. Il a décalé légèrement la main gauche de la Vierge, pour qu’elle entoure les orteils au lieu de tenir la mappa. La modification la plus importante est l’extension des deux bras vers l’extérieur, à la fois pour bénir et pour tenir le rotulus.


Theotokos from the mosaic of John II Komnenos and Augusta Eirene in Hagia Sophia.
Vierge Kyriotissa, mosaïque de Jean II Comnène et Irène, Sainte Sophie

L’idée était déjà venue à un mosaïste byzantin, chez qui l’orthogonalité du rotulus blanc et de la mappa blanche fait clairement écho à la croix blanche de l’auréole, pour évoquer la Crucifixion. Margaritone n’a pas été aussi loin, puisqu’il a conservé l’oblique du rotulus : mais on ne peut totalement exclure que les bras écartés ne se conjuguent avec le pied nu dans l’idée d’une Crucifixion symbolique.

C’est un peu plus tard, à Sienne, que l’idée va apparaître de manière incontestable.



Le foyer siennois

1261 Coppo_di_marcovaldo,_madonna_del_bordone,_siena,_chiesa_dei_serviMadonna del bordone,
Coppo di Marcovaldo, 1261, Chiesa dei Servi, Sienne

Pour Leo Steinberg, le dénudement des jambes de l’Enfant marquerait le prélude d’un mouvement qui se poursuit tout au long du XIIIeme siècle, allant jusqu’au dénudement complet, dans le but de souligner l’Humanité du Christ ( [5], p 48 et p 176-179 ). Les pieds ne seraient au départ qu’une litote pour les parties génitales. Ce souci d’humanisation serait le facteur-clé de la nudité de l’Enfant, au détriment des « pauvres explications » avancés ordinairement : le souci de naturalisme et l’imitation de l’antique. On peut objecter que la nudité complète va à l’encontre de la dichotomie haut du corps / bas du corps et de la motivation originale : souligner les deux natures du Christ, et pas seulement son Humanité. Par ailleurs, Steinberg ne parle pas du geste spécifique du pied touché.

Dans son premier article de 1991 consacré à la Madone del bordone , Rebecca Corrie aborde le détail avec prudence ( [24], note 9) :

« La signification du geste de tenir le pied n’est pas claire. Par exemple, il pourrait simplement indiquer l’endroit où ira le clou de la Crucifixion. Ce qui semble clair, cependant, c’est qu’il avait une certaine signification pour les Servites et pour Sienne, car il est répété fréquemment au cours des siècles suivants dans les peintures réalisées pour Santa Maria dei Servi et d’autres églises siennoises. »

Avant cette oeuvre novatrice, la Vierge Hodegetria n’était présente en Italie que dans un format à mi-corps. En étendant le format vers le bas, Coppo combine le type occidental de la Majestas avec le type oriental de la Hodegetria, obtenant un type nouveau, bien différent des « Hodegetria debout » byzantines. Comme le remarque Hans Belting en 1994, c’est pour combler l’espace entre le bras tenant l’Enfant et le genou que Coppa a l’idée d’insérer un tissu bouillonnant formant coussin ; mais ce dispositif a aussi une valeur symbolique :

« Ce tissu inhabituel n’a de sens que s’il est mis en relation métaphorique avec la nappe d’autel, ou corporal, sur laquelle l’hostie consacrée (corpus meum) était déposée. Le rouleau rouge sang dans la main de l’Enfant, qui fait référence au Verbe divin sous la forme de chair et de sang humain, est cohérent avec cette signification. Enfin, de manière très personnelle, Marie touche le pied de l’Enfant, au lieu de le désigner du doigt. Peut-être le geste suggère-t-il une supplication par prosternation à ses pieds, mais cela ne peut rester que conjecture tant que nous n’en saurons pas plus sur le langage de ces gestes. » [25]

Dans un second article de 1996 [26], Rebecca Corrie prolonge l’idée de Belting en liant le linge rayé, non plus simplement au corporal de l’autel, mais au linceul du Christ.


1080-1100 Icône avec la Vierge Kykkotissa (detail) Monastère de Ste Catherine, Mont Sinai detailKykkotissa, 1080-1100, Monastère de Sainte Catherine, Mont Sinaï 1192, Church_of_Panagia_tou_Arakos,Lagoudera,_Cyprus_St._Simeon_holding_Christ_ChildSaint Simeon présentant l’Enfant, 1192, Eglise Panagia tou Arakos, Lagoudera (Chypre)

En effet, en Orient, l’Enfant agitant ses jambes nues, qui caractérise la Vierge Kykkotissa, se trouve repris à l’identique dans les bras du vieillard Siméon lors de la scène de Présentation au temple, pendant laquelle Siméon prophétise la future douleur de la Vierge au moment de la Crucifixion :

« Vois, ton fils qui est là provoquera la chute et le relèvement de beaucoup en Israël. Il sera un signe de division. Et toi-même, ton cœur sera transpercé par une épée. » Luc 2,34-35

Pour Rebecca Corrie, il y aurait eu une série d’associations d’idées entre :

  • l’Enfant agitant ses jambes, que la nudité rend vulnérable ;
  • l’Enfant porté par Siméon, lors de la  prophétie de la Crucifixion ;
  • le corps nu posé sur le linceul, au moment de la Lamentation

Coppo aurait eu l’idée de suggérer le linceul, avec le tissu rayé et replié.


1275 Coppo di Marcovaldo Lamentation Crucifix de san Zeno Duomo PistoiaLamentation (Crucifix de san Zeno)
Coppo di Marcovaldo, 1275, Duomo, Pistoia

On voit ici le même tissu rayé utilisé comme linceul.

En résumé ([26]), p 43) :

« L’Enfant aux jambes nues, associé en Orient et en Occident à la Présentation au Temple, souligne l’identification de l’Enfant avec le Christ crucifié et avec l’hostie de l’Eucharistie. Cette interprétation identifie le tissu du tableau de Coppo au linceul du Christ, un motif adapté aux besoins particuliers de l’ordre des Servites ».


1270-ca-Coppo_di_marcovaldo-Maesta-_chiesa_Santa-Maria-dei-Servi-Museo-dellopera-del-duomo-OrvietoMaesta
Coppo di Marcovaldo, vers 1270, Museo dell’opera del duomo, Orvieto

Dans cette réplique réalisée pour l’église Santa Maria dei Servi d’Orvieto, le drap-linceul se développe encore et se constelle de croix, qui renforcent sa signification. La Vierge touche maintenant le pied nu par en dessous, toujours à l’emplacement de la future blessure. En revanche les jambes ne sont plus nues, ce qui éloigne l’allusion à la Crucifixion. Il faut donc faire la part du souci de ne pas se répéter, mais aussi de l’effet « logo » : R.Corrie ([26], p 53) suggère l’hypothèse que le tissu-linceul ait été associé aux Servites, tandis que les jambes nues auraient été une spécialité siennoise.


 

1261 Coppo_di_marcovaldo,_schema comparaison

En ajoutant le tissu-linceul et les jambes nues, et en accentuant le contact entre le pouce  et l’emplacement du clou, Coppo rend explicite, en 1261, la prémonition de la Crucifixion qui était en germe dans la formule de Margaritone.


1265-90 coll part Venturi, Madonna di Arnolfo di Cambio, L'Arte (1934) Volume 37 p 382Arnolfo di Cambio (attr), Collection particulière 1287 ca Arnolfo di Cambio, Monumento a Luca Savelli Chiesa di S. Maria in Aracoeli, RomaMonument à Luca Savelli (détail), Arnolfo di Cambio, vers 1287, Santa Maria in Aracoeli, Rome

On peut verser au dossier cette Madone attribuée par Venturi à Arnolfo di Cambio [27]. Les jambes nues et le pied touché sont peut être des réminiscences de la formation d’Arnolfo à Sienne. L’oiseau dans la main de l’Enfant et l’expression sombre de la Vierge sont deux autres éléments en faveur d’une thématique sacrificielle.


1265-75 Chiesa di S. Giovanni Battista, Pomarance Photothèque Zeri
1265-75, Chiesa di S. Giovanni Battista, Pomarance Photothèque Zeri

La prudence s’impose quant à la généralisation de la symbolique de la Crucifixion à toutes les Madones ultérieures où la Vierge touche le pied de l’Enfant. Comme le remarque R.Corrie ([26], p 52), ce panneau qui recopie l’oeuvre de Coppo supprime le coussin-linceul, et le remplace par une mappa plus neutre. Ajoutons que la Vierge ne désigne plus l’emplacement du clou, mais pince les orteils, et que le pied est chaussé : comme si l’artiste avait voulu délibérément supprimer les références à la Crucifixion, ne conservant que le geste de tendresse.



1261 Coppo_di_marcovaldo,_schema influences,
Ce schéma, qui prolonge les réflexions de R.Corrie, récapitule les influences mutuelles les plus probables, en fonction des oeuvres que nous venons de discuter (en jaune les byzantines, en blanc les italiennes) :

  • le tissu-linceul (flèches vertes) est une invention de Coppo di Marcovaldo, qui est recopiée dans une Pelagonitissa réalisée par un italien. R.Corrie suppose que Coppo a trouvé l’idée dans une Pelagonitissa antérieure, dont il ne reste pas de trace ; on peut donc tout aussi bien imaginer une influence inverse, de l’Occident vers l’Orient ;
  • les jambes nues (flèches bleues) sont d’origine byzantine : elles viennent lointainement de l’Enfant agité de la Kykkotissa, associées à l’idée de jeu ; puis sont comprise à un certain moment comme une allusion à la Crucifixion ;
  • la main de la Vierge tenant le pied, lorsqu’il est associé aux jambes nues (flèche blanche) :
    • est connu en Orient dans une seule oeuvre, la Hodegetria atypique du musée byzantin, où le geste sert à montrer le talon de l’Enfant ;
    • apparaît en Italie chez Coppo di Marcovaldo, puis va fleurir dans toute une série de madones siennoises : la Vierge montre du doigt l’emplacement du clou, et l’Enfant ne porte pas de semelle.

Le geste oriental est compatible avec la version orientale de la promesse édénique, où c’est le talon du Christ qui est associé au serpent (et non celui de Marie comme en Occident). Le geste de Coppa, dont on ne trouve aucun équivalent en Orient, fait référence visuellement à la Crucifixion, sans se référer à un texte.

L’apparition quasi simultanée de ces deux formules montre une évolution similaire des artistes de part et d’autre de l’Adriatique, cherchant à renouveler les formules de la Vierge à l’Enfant par des allusions doloristes à la Crucifixion.


sb-line

La postérité siennoise

Les Vierges touchant le pied de l’Enfant d’une manière ou d’une autre sont particulèrement fréquentes dans la Sienne du Trecento, comme si la Madonne de Coppo avait inauguré une specificité de la ville, que les artistes des générations suivantes déclineront à l’envie.

sb-line

L’Enfant debout

1315 simone_martini_ maesta Palazzo Pubblico de Sienne
Maestà, Simone Martini, 1315, Palazzo pubblico, Sienne

La Maestà de Simone Martini est une fresque civile, qui place la Madone au centre d’une cour céleste parfaitement équilibrée : quinze personnages de chaque côté, échelonnés trois par trois sur cinq niveaux de profondeur. L’innovation la plus spectaculaire est la posture de l’Enfant, debout au centre sur le genou de sa mère : tel l’aiguille d’une balance, l’Enfant vertical tient un phylactère lui-aussi vertical [28]:

Aimez la justice, vous qui jugez la terre. Sagesse 1,1

Diligite justitiam qui judicatis terram


1315 Simone Martini Maestà siena_palazzo_pubblicoSimone Martini, 1315, Sienne 1317 Lippo_Memmi_-_Maestà Palazzo Pubblico San GimignanoLippo Memmi, 1317, San Gimignano

En comparant à la Maestà de Sienne  celle réalisée deux ans plus tard à San Gimignano par Lippo Memmi, le beau-frère de Simone Martini, quelques différences apparaissent :

  • frontalité des deux visages ;
  • diminution de la taille de l’Enfant, qui de ce fait tient le phylactère plus haut (au dessus de sa taille) ;
  • l’Enfant est vêtu seulement d’une tunique, sans manteau posé sur les épaules ;
  • la main gauche de la Vierge, qui remontait le manteau du bout de l’auriculaire dans un geste sophistiqué, rebrousse maintenant la tunique ;
  • au lieu d’être bien détachée, cette main est maintenant à demi masquée par le phylactère ;
  • les mollets sont couverts par une tunique noire ;
  • la main droite de la Vierge, qui soutenait par en dessous le pied droit de l’Enfant, est simplement posée dessus.

Tous ces détails pourraient être mis sur le compte d’un simple souci de variété. Mais il se trouve qu’ils vont tous dans le même sens :

  • Martini cherchait à rendre naturelle cette toute nouvelle position de l’Enfant, tenu en équilibre, comme entre deux crochets, par les deux mains de sa mère ;
  • Lemmi, considérant cette stabilité comme admise (d’autant plus que l’Enfant est de plus petite taille) , développe les aspects symboliques qui auraient pu échapper au spectateur :
    • en plaquant le phylactère sur la main gauche de la mère, il associe cette main à la partie haute du texte avec son premier mot : « Diligite » ;
    • en restreignant la nudité aux pieds seuls, que désigne la main droite de la mère, il associe cette main à la partie basse du texte, et à son dernier mot ‘terram ».

Ainsi le corps de l’Enfant, assujetti entre les deux mains de la Vierge, s’assimile à cette Justice qui joint les deux parties du verset, l’Amour et la Terre.


A noter que la fresque de Memmi présente une autre innovation iconographique : une des toutes premières apparitions d’un donateur à taille humaine qui prend place parmi les personnages sacrés, situation explicitée par un remarquable dialogue entre deux phylactères (voir 6-1 Le donateur-humain : les origines (avant 1450)).


L’Enfant assis

Parmi les innombrables Vierges à l’Enfant à usage de dévotion privée, réalisées en série tout au long du Trecento par les peintres siennois, le geste de toucher le pied est fréquent, mais sans corrélation avec d’autres traits permettant de lui imputer une symbolique univoque :

  • peut être sa valeur de métaphore de l’Incarnation et de la Passion était-elle si bien intégrée à Sienne, depuis Cecco, qu’il était inutile d’insister ;
  • peut-être à l’inverse le motif s’était-il banalisé pour devenir un élément variationnel comme un autre.

 

 

 

 

 

1325-30 Lippo_memmi,_madonna_col_bambino_da_s.clemente_dei_servi pinacoteca sienne1325-30, provenant de San Clemente dei Servi

1325-56 Lippo_memmi,_madonna_col_bambino_e_cristo_giudice,_da_montepulciano Pinacoteca Nazionale Sienne1325-56, provenant de Montepulciano

Lippo Memmi, Pinacoteca nazionale, Sienne

Dans la Madone réalisée pour les Servites, le chardonneret à la tâche rouge bien marquée pourrait renvoyer à la Passion, mais pas les autres détails : la Vierge joint les deux pieds à travers la robe, et le phylactère n’a aucun rapport avec la Crucifixion.

Dans la Madone provenant de Montepulciano, le geste est très différent : l’enfant gigote et sa mère ne tient qu’un seul pied, largement au dessus de l’emplacement du clou. Ce sont ici plutôt les mains de l’Enfant qui servent d’antithèse aux paumes perforées du Crucifié, surgissant du trilobe du pinacle : l’une se fait un doudou avec le voile de sa mère, tout en cherchant protection dans le contact de l’autre main.


1330_ca Lippo_memmi,_madonna_col_bambino,_Berlin GemaldemuseumLippo Memmi, vers 1330, Gemäldemuseum, Berlin 1336 Niccolò_di_segna,_madonna_col_bambino Museo diocesano CortonaNiccolò di Segna, 1336, Museo diocesano, Cortona

Dans cette formule très codifiée de la Vierge à l’enfant à mi-corps, les artistes explorent tous les degrés de liberté possibles :

  • l’Enfant de Memmi s’agrippe au voile et au col, en joignant les pieds ;
  • celui de Niccolò di Segna s’agrippe au voile et remonte de l’autre son manteau, en écartant les pieds.

1340 ca Lippo Memmi METMET 1340-ca-Lippo-Memmi-Louvre-c-RMN-photo-Frank-RauxLouvre (c) RMN photo Frank Raux

Diptyque, Lippo Memmi, vers 1340

Il faut tenir compte aussi du fait que la Vierge à l’Enfant pouvait constituer la moitié d’un diptyque dévotionnel, comme c’est le cas ici :

  • tout le ressenti dramatique se concentre dans le second panneau, celui de la Fin et de la Crucifixion ;
  • le premier porte les thématiques inverses, celles du Début et de l’Incarnation :
    • les lettres sur l’auréole et la manche de Marie, AVE ET GRA(tia), renvoient à l’Annonciation ;
    • saint Jean Baptiste et Saint François dialoguent en miroir, l’un en tant que prophète de l’Incarnation, l’autre, avec ses stigmates, en tant que praticien.

Nous serions ici dans un cas où le geste de la main posée sur le pied fonctionnerait exclusivement en tant que symbole de l’Incarnation, et non de la Crucifixion.

A noter que, dans une sorte de ping-pong chronologique, le premier panneau porte aussi l’idée de Fin ultime, après la Fin de la vie terrestre :

1340 ca Lippo Memmi MET detail
incisés dans la dorure, deux Trônes [29] amènent les deux sièges sur lesquels la Mère et le Fils régneront éternellement dans le ciel.


1360–65 Luca di Tomme MET1360–65, MET 1366 ca Luca_di_Tommè_-_Madona_con_Niño_en_el_trono Museo de Arte de Ponce1366, Museo de Arte de Ponce

Luca di Tomme

Ces deux Madones plus tardives montrent bien la permutabilité des composantes graphiques :

  • texte EGO SUM VIA VERITATIS versus EGO SUM LUX MUNDI ;
  • voile de tissu blanc tantôt enveloppant la tête, tantôt posé sur les genoux ;
  • absence ou présence d’un manteau sur les épaules de l’enfant ;
  • drap d’apparat masquant complètement le trône ou le dévoilant partiellement.

Au milieu de ces transformations, la position de la main gauche enserrant le pied droit reste strictement identique, montrant bien que le motif est devenu un composant variationnel autonome.



Le foyer mosan

Tandis que les Italiens restent tout au long du treizième siècle empêtrés dans la rigidité byzantine, les artistes du Nord abandonnent le style roman pour la liberté et la souplesse des formes gothiques.

1220-1230 Sedes sapientiae, Cathedrale de Liège
Sedes sapientiae, 1220-1230, Cathédrale de Liège

Cette grande Vierge à l’Enfant (130 cm) est atypique par son élongation et son hiératisme encore roman malgré les plissés gothiques. Elle tenait auparavant une pomme dans sa main droite, et présente deux particularités par rapport aux Virges mosanes comparables : le lion sous le pied gauche (à la place du dragon symbolisant le mal que l’on trouve fréquemment) et la jambe gauche dénudée de l’Enfant, sur laquelle elle pose sa main. Comme le remarque Emmanuelle Mercier [30] :

« Ce geste ne répond pas au schéma traditionnel dans lequel la main gauche, en retrait, est appuyée contre le flanc de l’Enfant. Ainsi, la Vierge présenterait, dans une main, la pomme du péché et, dans l’autre, la jambe dénudée de l’Enfant, rappel possible de l’humanité du Christ et de son sacrifice. »


1220-30 Vierge mosane Louvre OA 10925 face (c) RMN photo Maurice et Pierre ChuzevilleVierge mosane, 1220-30 Louvre OA 10925 (c) RMN photo Maurice et Pierre Chuzeville

On attribue à la même région et à la même période cette petite Vierge en ivoire, d’un style gothique beaucoup plus avancé et d’une grande originalité iconographique, favorisée par le caractère privé de l’objet. On retrouve la jambe gauche dénudée, ici par l’Enfant lui-même. Sa mère lui attrape l’autre pied, tandis qu’il se retourne pour la regarder.

D.Gaborit-Chopin [31] voit dans l’ostension de cette chair nue ce qui serait le plus ancien exemple de la symbolique de l’Incarnation.


1220-30-Vierge-mosane-Louvre-OA-10925-c-RMNLouvre OA 10925 (c) RMN 1250-1300 Collection privée (c) Bukowski Auktioner AB 1Collection privée (c) Bukowski Auktioner AB

On connait une autre variante une peu différente, où la main droite de l’enfant touche le menton et non le bord du voile.


1250-1300 Collection privée (c) Bukowski Auktioner AB 2Collection privée (c) Bukowski Auktioner AB

Dans un geste tout à fait exceptionnel [32], la main gauche de cette Vierge triste tire son manteau vers l’avant et nous montre le noeud de tissu : on ne peut que mettre en pendant ces deux mains, la droite tenant le pied nu et le gauche le linge replié, pour évoquer une prémonition de la Mise au tombeau.


1300-25 France Louvre RF 1369 (c) RMN photo Hervé Lewandowski

1300-25 (France), Louvre RF 1369 (c) RMN photo Hervé Lewandowski

L’idée se renforce encore ici par la présence, du côté de l’Enfant souriant, du dragon du Mal et du chardonneret de la Passion, tandis que sa mère tient tristement son pied nu.


1250 Vierge a l'Enfant France du Nord MET

Vierge à l’Enfant (France du Nord), vers 1250, MET [33]

Cependant cette thématique douloureuse reste très rare par rapport à la thématique inverse, celle de la tendresse et du jeu : ici l’Enfant chatouille le menton de sa mère et celle-ci réplique en lui chatouillant le pied [34].



En synthèse

PiedsChrist_Madonne_Schema

Ce schéma replace dans le temps les trois foyers que nous venons de décrire : byzantin (B), italien (I) et mosan (M), en se limitant aux plus anciens exemples du motif de la Vierge touchant le pied de l’Enfant. Ceux pour qui relèvent clairement de la thématique de la Crucifixion sont encadrés en bleu clair. Les autres s’expliquent par d’autres thématiques (en jaune), y compris les influences mutuelles : une fois que le motif est apparu, il est en effet impossible de discerner les causes intrinsèques et l’effet de mode.

En tout état de cause, les cas où le motif peut être associé à la Crucifixion sont très rares, et les trois foyers semblent indépendants : il est impossible par exemple de supposer une influence de la très innovante Vierge mosane M1 sur une rigides peintures toscanes (I1, I2). De la même manière, on peut difficilement imputer les aspects affectifs de notre sculpture mosane à l’influence directe des Vierges de tendresse peintes,  dont aucune à cette époque, que ce soit en Occident ou en Orient, ne présente notre motif.


Le fait que les trois foyers apparaissent dans les années 1220-1260 correspond possiblement à des évolutions différentes :

  • pour les peintres orientaux et occidentaux, autonomie accrue dans les hybridations ou variations des formules antérieures (Hodegetria, Kykkotissa ou Kyriotissa) ;
  • pour les sculpteurs occidentaux, acquisition spectaculaire de capacités tridimensionnelles, aussi bien pour la gestuelle que pour les plissés,  permettant d’échapper au hiératisme de la Sedes sapientiae, au profit du naturalisme.

Du point de vue des sources textuelles, cette période est cohérente avec l’inversion de l’interprétation des pieds du Christ, d’abord métaphore de son Incarnation (Saint Augustin, Saint Chromace d’Aquilée, Bède le Vénérable) puis métaphore de la fin de sa vie terrestre et de la Passion (Philippe le Chancelier, Hugues de Saint Cher).


Article suivant : 2 Toucher le pied du Christ : Melchior

 

Références :
[2] Traduction littérale de : Inimicitias ponam inter te et mulierem, et semen tuum et semen illius : ipsa conteret caput tuum, et tu insidiaberis calcaneo ejus.
[4] Pour une compilation récente de l’ensemble des textes associées à cette « Marie-Madeleine composite », voir P.Florian Racine, « Dix gestes d’adoration de Marie-Madeleine «  https://missionnaires-eucharistie.fr/wp-content/uploads/2019/11/10-gestes-de-Marie-Madeleine.pdf
[5] Léo Steinberg, « La sexualité du Christ dans l’art de la Renaissance et son refoulement moderne », 1987
[6] Livre de l’essence de la Divinité, Œuvres complètes de Saint Augustin, Volume 27 p 708 https://books.google.fr/books?id=N9_fAAAAMAAJ&pg=PA708
[7] « Non statim caput Domini unxit, sed pedes. ln pedibus Christi sacramentum incarnatioriis eius ostenditur, qua novissimo tempore ex virgine nasci dignatus est. ln capite vero divinitatis eius gloria demonstratur, in qua ante omnia tempora de Patre processit. Ante ergo Ecclesia ad pedes Domini venit, et sic ad caput, quia ni si incarnàtionem Christi, ex virgine didicisset, numquam divinitatis eius gloriam, quae de Patre est, cognoscere potuisset. Et ideo scriptum legimus de agno qui in myterio Christi offerebatur in lege: Caput cum pedibus simul edetis, id est utrumque de Christo credamus, quia Deus et homo est. Deus de Patre, homo ex virgine. ln capite enim, ut diximus, divinitas eius quae de Patre est significatur; in pedibus vero incarnatio eius quae ex virgine est. Alioquin salvi esse non possumus, nisi utrumque de Christo credamus. » J.Lemarié, Homélies inédits de Saint Chromace d’Aquilée, Revue Bénédictine, 1962-01, Vol.72 (3-4), p.261
[8] Quid est est quod in loco dominici corporis duo angeli videntur , unus ad caput , atque alius ad pedes sedens , nisi quia Latina lingua angelus nuntius dicitur , et ille ex passione sua nuntiandus erat , qui et Deus est ante saecula , et homo in fine saeculorum . Saint Grégoire, Homilia II,25,3. Cité par J.Wirth, [13] p 99 note 11
[9] Non jam peccatrix, sed casta, sancta, devotaque Christo mulier, non solum pedes, sed et caput ejus unxisse reperitur: quod et regulis allegoriae pulcherrime congruit; quia et unaquæque fidelis anima, prius ad Domini pedes humiliata, peccatisque absolvenda curvatur. Deinde, augescentibus per tempora meritis, lætæ fidei flagrantia, Domini quasi caput odore perfundit aromatum. Et ipsa universalis ecclesia Christi, in præsenti quidem incarnationis ejus, quæ pedum nomine designatur, mysteria celebrando, devota Redemptori suo reddit obsequia. In futuro autem et humanitatis ejus gloriam, et divinitatis ejus æternitatem, quia caput Christi Deus, simul intuendo, perpetuis confessionum laudibus, quasi pistica nardo glorificat.
Saint Bede (the Venerable), Opera quae supersunt omnia: nunc primum in Anglia, ope codicem manuscriptorum editionumque optimarum, Volume 11, III, 28 Whittaker, 1844, p 53 https://books.google.fr/books?id=EuXfAAAAMAAJ&pg=PA53
[9a] Vel sicut per caput Christi incarnatio: ita per pedes qui sunt pars extrema, ipsius passio designatur. Unde Ex. 12 Caput cum pedibus et intestinis vorabitis. Caput incarnatio principium: pedes passio. Intestina ipsius passionis interiora: ergo caput cum pedibus devorare est incarnationem Christi et passionem et que in eis contigerunt singula memorare Philippe le Chancelier, Glose sur le psaume 76 https://gloss-e.irht.cnrs.fr/php/editions_chapitre.php?id=phi&numLivre=26&chapitre=26_76
[9b] Invitat nos Evangelista ad diligentem inquisitionem mysteriorum Incarnationis et Passionis Dominicæ. Unde Exod. 12. 9: Caput cum pedibus vorabitis, id est incarnationis et passionis mysterium diligenter inquiretis. Magdalena enim caput et pedes Domini ungit, id est Ecclesia, Incarnationis et Passionis mysterium devote colit. Quæ non in capitis, sed pedum unctione lacrymas dicitur effudisse, quia Passio Christi compassionis affectum exigit, Incarnatio vero magis habet gaudium.
Hugues de Saint-Cher, « De vita spirituali curante », édité par Fr. D. Mézard, 1907, p 47 https://books.google.fr/books?id=UxWzxEOu4eQC&pg=PA4
[10] Perdrizet (Paul), « Maria sponsa filii Dei », Bulletin mensuel de la Société d’archéologie lorraine, 1907, p. 100-108. http://perdrizet-doc.hiscant.univ-lorraine.fr/doc/Perdrizet%201907-Maria%20Sponsa%20Filii%20Dei.pdf
[11] Sirarpie der Nersessian, Two Images of the Virgin in the Dumbarton Oaks Collection, Dumbarton Oaks Papers, Vol. 14 (1960) https://www.jstor.org/stable/1291145
[12] André Grabar, Ampoules de Terre Sainte (Monza-Bobbio) https://archive.org/details/grabar-ampules-compressed/page/43/mode/1up
[12a] Pour la comparaison avec d’autres vierges Hodegetria de la même époque, voir l’article original : Hayford Peirce, Royall Tyler, « An Ivory of the Xth Century », Dumbarton Oaks Papers, Vol. 2, Three Byzantine Works of Art (1941), https://www.jstor.org/stable/1291034
[13] Jean Wirth « L’image du corps au Moyen Age », 2013
[14] Doula Mouriki, « A Thirteenth-Century Icon with A Variant of the Hodegetria in the Byzantine Museum of Athens », 1987, Dumbarton Oaks Papers, vol. 41, https://archive.org/details/DOP41_37_Mouriki/mode/1up
[15]
Daphni monastery dome
L’Annonciation (B), la Nativité (B) et l’Adoration des Mages (C) suivent la même convention de placer Marie du côté de son Fils, au centre du dôme. Dans la Naissance de la Vierge (A), le bébé échappe à cette logique de mère.
[16] Lydie Hadermann-Misguich.La Vierge Kykkotissa et l’éventuelle origine latine de son voile dans Byzantion vol. 62 (1992) p. 5-12.
https://dipot.ulb.ac.be/dspace/bitstream/2013/235009/4/c9bb1d4e-376a-455e-8969-5d2e322a0744.txt
[17] Jaroslav Folda, Crusader Art in the Holy Land, From the Third Crusade to the Fall of Acre, 1187-1291, p 447-454 https://archive.org/details/folda-crusader-art-in-the-holy-land-1187-1291/page/447/mode/1up?view=theater
[18] A partir du Xème siècle, on place la Déésis sur l’architrave (la Vierge à gauche de la Croix, Saint Jean Baptiste à droite) ; à partir du XIIème siècle, les icônes latérales de la Vierge à l’Enfant et du Christ suivent la même disposition (la Vierge à gauche).
Sharon E . J . Gerstel « Thresholds of the Sacred: Architectural, Art Historical, Archaeological, Liturgical and Theological Views on Religious Screens, East and West » (Washington, DC and Cambridge, MA: Harvard University Press, 2007) p 121 https://www.academia.edu/453790/Thresholds_of_the_Sacred_Architectural_Art_Historical_Archaeological_Liturgical_and_Theological_Views_on_Religious_Screens_East_and_West_Washington_DC_and_Cambridge_MA_Harvard_University_Press_2007_
[19] P. Underwood, « The Kariye Djami » ed., Princeton, 1975, vol. 1, p 169 https://archive.org/details/the-kariye-djami-volume-2/THE%20KARIYE%20DJAMI%20VOLUME%201/page/169/mode/1up
[20] Lydie Hadermann-Misguich, « PELAGONITISSA » ET « KARDIOTISSA » : VARIANTES EXTRÊMES DU TYPE « VIERGE DE TENDRESSE » Byzantion , 1983, Vol. 53, No. 1 (1983), pp. 9-16 : https://www.jstor.org/stable/44170789
[21] Bissera V Pentcheva, « Icons and power : the Mother of God in Byzantium » p 100 https://archive.org/details/iconspowermother0000pent/page/100/mode/1up
[22] André Grabar, L’art de la fin de l’Antiquité et du Moyen-âge, p 543-554, pl 139c
[24] Rebecca W. Corrie, « The Political Meaning of Coppo di Marcovaldo’s Madonna and Child in Siena » Gesta, Volume 29, No. 1, 1990 https://www.academia.edu/5129274/ThePolitical_Meaning_of_Coppo_di_Marcovaldos_Madonna_and_Child_in_Siena
[25] Hans Belting, « Likeness and presence : a history of the image before the era of art », 1994, p 390 https://archive.org/details/likenesspresence0000belt/page/390/mode/1up
[26] Rebecca W. Corrie « Coppo di Marcovaldo’s Madonna del bordone and the Meaning of the Bare-Legged Christ Child in Siena and the East, Gesta , 1996, Vol. 35, No. 1 (1996), pp. 43-65 https://www.jstor.org/stable/767226
[27] Venturi, « Madonna di Arnolfo di Cambio », L’Arte (1934), Volume 37 p 382. L’hypothèse que cette Vierge ait fait partie de la Crèche de Saint Marie Majeure (1291) a été contestée par Romanini « Arnolfo di Cambio e lo stilnovo del gotico italiano » p 188 note 252 pour une raison stylistique.
[28] Ce texte n’est en rien une innovation de Martini : le verset était devenu sorte de « slogan des communes italiennes », couramment utilisé dans les sermons. Voir Rosa Maria Dessì, « Diligite iustitiam vos qui iudicatis terram » (Sagesse I,1) : sermons et discours sur la justice dans l’Italie urbaine (XIIe-XVe siècle) » https://www.academia.edu/2172493/Diligite_iustitiam_vos_qui_iudicatis_terram_Sagesse_I_1_sermons_et_discours_sur_la_justice_dans_l_Italie_urbaine_XIIe_XVe_si%C3%A8cle_
[29] La multitude angélique suit rigoureusement la hiérarchie du Pseudo-Denys, cf la notice du MET :
« Au sommet se trouve la première triade : les Séraphins, « ceux qui brûlent », désignés par leurs six ailes ; les Chérubins, signifiant la plénitude de la connaissance ou de la sagesse, tenant des livres ; et les Trônes, le siège de l’exaltation, portant des tabourets. Viennent ensuite : les Dominations, représentant la Justice (ils tiennent des encensoirs) ; les Vertus, pour le courage et la virilité (tenant des ceintures) ; et les Puissances, pour l’ordre et l’harmonie (tenant des bâtons). Et enfin : les Principautés, symbolisant l’autorité (avec des branches de lys) ; les Archanges, emblématiques de l’unité (avec des épées) ; et les Anges, porteurs de révélation (avec des baguettes). » https://www.metmuseum.org/art/collection/search/437063
[30] Emmanuelle Mercier « La Sedes Sapientiae de la cathédrale de Liège : une œuvre atypique entre tradition et modernité » https://www.tresordeliege.be/publication/pdf/033.pdf
[31] Gaborit-Chopin, Danielle ; Alcouffe, Daniel ; Bardoz, Marie-Cécile, Ivoires médiévaux : Ve-XVe siècle p 274-76
[32] De manière peu convaincante, D.Gaborit-Chopin (op.cit) y voit une réminiscence de la mappa circensis, pièce de tissu blanc que les consuls jetaient lors de jeux.
[34] Le fait qu’une même formule puisse avoir deux significations opposées – douloureuse et ludique, – peut surprendre. J.Wirth n’y voit qu’une adaptation de la formule byzantine de la Vierge à l’Enfant joueur : « Le sculpteur a repris à la Kykkotissa le motif de l’Enfant vu de dos, mais en lui faisant regarder sa mère au lieu de détourner la tête. Il s’apprête à saisir son voile de la main droite au lieu de bénir et dénude sa propre jambe de la gauche. On retrouve comme dans tant de madones occidentales les ébats de l’Epoux et de l’Epouse, transposés sur le mode infantile pour éviter l’obscénité. » ([13], p 115)

2 Toucher le pied du Christ : Melchior

15 février 2025

Le développement de cette iconographie a été bien expliqué par les historiens d’art. Ce chapitre en rappelle les grandes lignes, et analyse plus en détail deux oeuvres-clé : une Adoration des Mages de Botticelli, et l’ensemble des Adorations des Mages réalisées pour le duc de Berry.

Article précédent  : 1 Toucher le pied du Christ : la Vierge à l’Enfant

A l’époque romane

Fin XIIe Aguero_Huesca_Iglesia_de_Santiago photo (Josep Maria Viñolas Esteva,Tympan de l’Adoration des Mages
1160-1200, Eglise Santiago de Aguero (Huesca) photo Josep Maria Viñolas Esteva

Le motif du premier Roi baisant le pied de l’Enfant apparaît dans ce tympan roman [35] : à noter que ce baiser est une sorte de récompense en retour, puisque l’Enfant tient déjà dans sa main le présent.

Cet isolat iconographique s’explique difficilement ([35], p 226) :

  • Invention d’un unique artiste (le « Maître de San Jaun de la Pena », dont le corpus est très discuté).

1196 Liber ad honorem Augusti sive de rebus Siculis, Petrus de Ebulo, Richard I Henri VI
Le roi Richard I embrassant les pieds de l’empereur Henri VI après son pardon
Petrus de Ebulo, Liber ad honorem Augusti sive de rebus Siculis, 1196

  • Référence à la Proskynesis impériale : le baisement du pied faisait partie des rites impériaux du Bas-Empire, de l’empereur byzantin ou de l’empereur franc, voire exceptionnellement de l’empereur germanique, comme dans l’image ci-dessus ; mais on comprend mal comment ces rites lointains (dans le temps et l’espace) auraient pu influencer cette contrée reculée, d’autant que les artistes byzantins ou francs n’ont jamais eu l’idée de représenter une Epiphanie avec baisement des pieds ;

 

  • référence à la cérémonie vassalique : le baise-pied est très peu répandu, et pas en Aragon ;

 

  • référence à la pompe papale :
    • dans le Dictatus papae (1075), Grégoire VII stipule que le pontife est le seul homme dont tous les princes baisent le pied ( [36], p 14). ;
    • dans De sacro altaris mysterio (vers 1195), le pape Innocent III justifie quant à lui l’obligation du diacre de baiser le pied du pape par le fait qu’il est le représentant du Christ, celui dont le pied a été baisé par la pécheresse et par les Saintes Femmes ( [13], p 98, note 8).

En théorie, la référence papale s’appliquerait bien au signe d’allégeance des Rois de la terre envers le Roi des Cieux : mais pourquoi l’idée serait-elle apparue en Aragon et pas en Italie, où l’influence papale était directe ?


980-1000 Donateur en proskynese, Byzance ou Italie du Sud, Bayerisches Nationalmuseum München, Inv. MA 162Donateur en proskynèse
980-1000, Byzance ou Italie du Sud, Bayerisches Nationalmuseum München, Inv. MA 162

Dans la majorité des représentations de proskynèse byzantine, le suppliant se présente à plat-ventre, à quelque distance du pied. Les cas de baiser sur le pied sont très rares, tel ce donateur anonyme touchant du bout des lèvres le bout du pied chaussé de la Vierge.


Antependium Bale 1015-22 Cluny_Museum_ParisHenri II et Cunégonde
Antépendium de Bâle, 1015-23, Musée de Cluny (détail)
980-1000 Otton II, Théophano et Otton III Placchetta Trivulzio Milano, Museo del Castello SforzescoFamille impériale (probablement Otton II, Théophano et Otton III), Plaquette Trivulzio, 980-1000, Castello Sforzesco, Milan

C’est seulement dans le cas où le donateur est l’Empereur germanique lui-même qu’il s’aventure à presque toucher le pied du Christ debout, voire même à embrasser le pied nu du Christ trônant. On a du mal à imaginer que ces exemples très rares, signalant une donation impériale, aient pu avoir une influence sur nos tympans aragonais.


1130 ca life of St Edmund. England, Bury St Edmunds, New York, The Morgan Library & Museum, Ms. M.736, fol. 22vApothéose de Saint Edmont (Vie de St Edmond)
1130 ca England, Bury St Edmunds, Morgan Library Ms. M.736, fol. 22v

Un autre cas très particulier est celui du roi Edmond au moment où, sanctifié par sa décapitation (on voit le trait rouge au niveau du cou), les anges du ciel lui rendent son sceptre et sa couronne, et lui confèrent la palme du martyre. Les deux moines baisant les pieds ne sont pas des acteurs de cette apothéose : ils embrassent non pas Edmond au ciel, mais son image sur terre, authentifiant par ce ce geste l‘efficacité de son culte. Dans le cas du tympan d’Aguero, la source la plus probante est aussi celle du culte à un Saint.


13eme siecle san juan evangelista, uncastilloFin XIIIème, église San Juan Evangelista, Uncastillo

Cette fresque, située à une cinquantaine de kilomètres d’Aguero, est plus récente d’un siècle, mais montre une iconographie archaïque  [37] : il ne s’agit pas d’une Majestas Dei (il serait inconcevable que deux pèlerins viennent baiser les pieds de Dieu en majesté dans le Ciel), mais d’une représentation de Saint Jacques le majeur en apôtre tenant l’Evangile : il est montré d’ailleurs dans les deux scènes latérales ((baptisant Hermogène et comparaissant à Jérusalem devant Hérode Agrippa).

L’hypothèse la plus probable est donc que le tympan d’Aguero illustre une association d’idée locale entre les Rois mages et les pèlerins, baisant les pieds de celui qu’ils sont venus adorer.



En aparté : les Meditationes du Pseudo-Bonaventure

Grégoire le Grand (592) nous donne un interprétation précise de ce que signifient baiser et oindre les pieds du Christ [38] :

« Nous baisons donc les pieds du Rédempteur, lorsque nous aimons de tout notre cœur le mystère de son Incarnation. Nous oignons ses pieds d’onguent, lorsque nous proclamons la puissance même de son Humanité en interprétant correctement l’éloquence sacrée. »

Ainsi, tandis que l‘onction traduit un effort intellectuel, le baiser est une émotion. Cette approche effusive est celle que met en avant le Pseudo-Bonaventure dans ses Meditationes, une oeuvre très répandue au Moyen-Age qui semble avoir été écrite en Toscane par un franciscain, dans la seconde moitié du XIIIème siècle [39].

  • D’abord dans le passage qui commente l’Adoration des Bergers :

Et vous qui avez tant tardé, fléchissez aussi le genou, et adorez votre Dieu et ensuite sa Mère, et saluez avec respect le saint vieillard Joseph. Puis baisez les pieds de l’Enfant Jésus, étendu dans la crèche; priez Notre-Dame qu’elle vous le donne ou qu’elle vous permette de le prendre. Recevez-le dans vos bras, considérez et gardez en mémoire les traits de son visage, embrassez-le avec respect et réjouissez-vous en lui avec confiance. Vous le pouvez faire, puisqu’il est venu pour les pécheurs et pour leur salut, qu’il a humblement habité parmi eux, et qu’il s’est enfin donné pour être leur nourriture. Meditationes vitae Christi, chapitre VII, p 91 [40]

Ainsi l’agenouillement est associé à l’adoration, et le baiser est présenté comme un prélude à la manducation.

  • La même séquence de gestes revient dans l’Adoration des Mages.
    • D’abord la génuflexion, qui marque une distance de respect :

« Notre-Dame entend le bruit et le tumulte, et elle saisit son Enfant. Ils entrent dans la pauvre maison, ils fléchissent le genou, ils adorent pieusement l’Enfant Jésus, Notre-Seigneur. Ils l’honorent comme Roi, ils l’adorent comme Dieu ».

    • Puis l’appropriation par le baiser, une fois que les Mages ont parlé avec Marie et contemplé avec émerveillement la beauté de l’Enfant :

« Et, ouvrant leurs trésors et ayant placé devant les pieds de Jésus une riche étoffe ou un tapis, ils lui offrent une grande quantité de ces trois présents, surtout de l’or – autrement, et pour une légère offrande, ils n’auraient pas ouvert leurs trésors, et ils auraient eu assez de ce que leur sénéchal portait dans sa main. Ensuite ils lui embrassent dévotement les pieds. Qu’aurait-ce été si, pour les consoler plus intimement et pour les fortifier dans son amour, il leur avait donné sa main à baiser ? Or il les signa et les bénit. » Meditationes vitae Christi, chapitre IX, p 104 [40]

Le texte traduit un crescendo émotionnel, qui parcourt en accéléré trois natures :

  • matérielle : émerveillés, les mages déballent toutes leurs richesses ;
  • humaine : le baiser d’un homme sur un pied d’enfant ;
  • divine : la bénédiction de la main.



En Italie

Un siècle après l’isolat aragonais, le motif du baiser des Mages ressurgit brusquement en Italie, chez les Pisano [41].

A l’époque gothique

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1265-68 Nicola Pisano Adoration des Mages Chaire Duomo, SienaNicola Pisano, 1265-68, Chaire de la cathédrale, Sienne  1298-1301 Giovanni Pisano Adoration des Mages Chaire Duomo,PistoiaGiovanni Pisano, 1298-1301, Chaire de la cathédrale, Pistoia

Adoration des Mages

Les historiens d’art ( [42], p 248), [43] p 74) attribuent avec raison le baise-pied à l’influence des Méditations du Pseudo-Bonaventure. La succession des événements – l’offrande récompensée par le baiser – est identique, puisque l’Enfant tient  la coupe qui vient de lui être offerte :

  • à Sienne, sa mère l’aide à ouvrir le couvercle,
  • à Pistoia il le fait tout seul.

Dans les deux cas, on remarque le détail pratique de la couronne que le roi a enfilée sur son bras droit avant de s’agenouiller.


1270 ca Guido_da_siena,_adorazione_dei_magi Lindenau museum altenburgAdoration des Mages, Guido da Siena, vers 1270, Lindenau museum, Altenburg

Ce panneau siennois témoigne de l’influence immédiate de la chaire de la cathédrale : le baiser succède au cadeau. En revanche, Guido da Siena n’a pas respecté l’ordonnancement traditionnel des mages par âge croissant, et inventé une anecdote : le roi d’âge moyen se retourne d’un air sévère vers les chevaux qui hénissent. Il a également rajouté le geste respectueux de tenir les cadeaux dans la manche.


1303-05 Giotto Adoration_of_the_Magi Chapelle de l'Arena, PadoueGiotto, 1303-05, Chapelle des Scrovegni, Padoue 1328-38 Taddeo Gaddi Adoration mages detail Chapelle Baroncelli basilique Santa Croce à FlorenceTaddeo Gaddi, 1328-38 , Chapelle Baroncelli, basilique Santa Croce, Florence

Adoration des Mages (détail)

Giotto introduit plus de cérémonie, en évitant le contact direct entre les lèvres et la peau : Melchior, après avoir déposé sa couronne sur le rocher – signe d’humilité supplémentaire – baise seulement le bas du maillot. L’Enfant emmaillotté est bien incapable de prendre en main le présent, et c’est l’ange de droite qui le reçoit à sa place.

Son élève Taddeo Gaddi instaure lui-aussi une distance, en interposant le pan du manteau rouge du roi entre la bouche et le pied.


1375-85 Bartolo di Fredi Adoration des Mages, Sienne, Galerie nationaleAdoration des Mages
Bartolo di Fredi, 1375-85, Galerie nationale, Sienne

Ce panneau est le premier de grande taille consacré au thème en Italie : la caravane des Mages suit un parcours sinueux, rentrant en haut à droite, passant par Jérusalem (représenté comme la ville de Sienne) pour y rencontrer Hérode, puis arrivant en bas à gauche à Bethléem. La crèche, figurée par un portique, isole sous la même arcade deux vieillards égaux en sainteté, Joseph debout et Melchior à genoux.



1375-85 Bartolo di Fredi Adoration des Mages, Sienne, Galerie nationale detail
L’idée est de comparer le cadeau tenu à mains nues par Joseph, et le véritable trésor : les deux pieds de l’Enfant emmaillotté, que Melchior découvre en ouvrant délicatement le manteau.


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En Italie à la première Renaissance

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1403-24 Ghiberti Adoration des mages Porte baptistère FlorenceAdoration des Mages
Ghiberti, 1403-24, Portes du baptistère, Florence

Ghiberti reprend la composition de Bartolo di Fredi (notamment le portique avec colonne suspendue) tout en l’épurant radicalement :

  • élimination de la question des couronnes (plus aucune n’apparaît) ;
  • opposition entre les deux mages debout (qui se fondent avec la foule des serviteurs) et le mage prosterné.

1403-24 Ghiberti Adoration des mages Porte baptistère Florence schema
La composition s’adapte ainsi au format triparti du cadre, en créant deux tranches centrales :

  • la tranche verticale (en bleu) sépare la caravane de la Sainte Famille, cette frontière n’étant franchissable qu’à genoux ;
  • la tranche horizontale (en jaune) met l’accent sur les cadeaux des deux mages debout.

Le cadeau de Melchior étant manquant, on en est réduit – dans une inversion si révolutionnaire qu’elle est passée inaperçue – à lire les gestes à rebours (flèche jaune) : c’est Marie qui tend des deux mains l’Enfant à Melchior, et celui-ci, ambassadeur de l’Humanité compactée, qui reçoit ce présent divin respectueusement dans sa manche.


1430-32 Fra_Angelico Adoration des Mages Predelle de l'Annonciation du PradoPrédelle de l’Annonciation, Fra Angelico, 1430-32, Prado 1435-55, Fra Angelico et Filippo Lippi, Adoration des Mages NGA detail piedFra Angelico et Filippo Lippi, 1435-55, NGA

Adoration des Mages

Toujours à Florence, dans les Adorations des Mages moins ambitieuses de Fra Angelico, puis Filippo Lippi, on revient au baiser direct sur le pied de l’Enfant : on voit que la distance de respect est affaire d’atelier, pas d’époque.

Le roi de Lippi, le front ceint d’une couronne discrète et le crâne sanctifié par une léger rayonnement, s’autorise même à toucher le pied des deux mains.


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Une Adoration de Botticelli

1475 Botticelli,_adorazione_dei_magi_uffiziAdoration des Mages
Botticelli, 1475 , Offices

En revanche, cette Adoration des Mages de Botticelli [44] utilise un dispositif très original de voiles pour transformer la scène traditionnelle en une sorte de cérémonie religieuse, jouée solennellement par les membres de la cour des Médicis. Le panneau a été commandé par le banquier et courtisan Giovanni di Zanobi del Lama, pour sa chapelle funéraire à Santa Maria Novella.


Une Epiphanie eucharistique

Je résume ici l’interprétation de Rab Hatfield ( [45], p 35 et ss).

1475 Botticelli,_adorazione_dei_magi_uffizi detail Pierre, Jean de Medicis
Le geste de tenir un objet sacré au travers d’un linge est courant depuis l’art paléochrétien (traditio legis ou traditio clavis, voir 2 Epoque paléochrétienne) ou médiéval (anges tenant les instruments de la Passion) mais rare pour les présents des Rois Mages, qui sont des richesses terrestres.

La « sacralisation » opérée par Botticelli est particulière, puisque Pierre de Médicis (à gauche) ne tient pas son présent au travers du tissu, mais sous celui-ci : il s’apparente ainsi à un desservant présentant le calice sous son voile. Mais tandis que le voile liturgique sert, lors de la messe, à dissimuler le mystère du sang du Christ [46], Botticelli montre son para-calice au travers d’un voile transparent, qui fait écho au voile de la Vierge sur lequel est posé l’Enfant, juste au dessus.

Le geste de son frère Jean de Médicis, à droite, est partiellement effacé, mais on voit que la main qui tient le calice soulève le voile qu’il porte en écharpe, et dont le bout dépasse en contrebas.



1475 Botticelli,_adorazione_dei_magi_uffizi detail cosme de medicis
Tandis que la Vierge laisse voilé le pied droit de l’Enfant, le père de Pierre et Jean, Cosme de Medicis, touche son pied droit au travers de son écharpe, transformant celle-ci en une sorte d’étole liturgique.

Comme l’explique la Légende dorée, les présents offerts par les Rois symbolisent trois attributs du Christ :

« les trois présents signifiaient la royauté du Christ, sa divinité, et son humanité : car l’or sert pour le tribut royal, l’encens pour le sacrifice divin, la myrrhe pour la sépulture des morts ».

D’où l’interprétation de Rab Hatfield ([45], p 39) :

« Comme le signifient les dons des Mages, l’Enfant est à la fois l’offrande sur l’autel (cet être mortel dont le Corps est le Sacrement), l’agent de son sacrifice (le prêtre) et son destinataire (Dieu). En bref, il est présenté comme l’essence de l’Eucharistie, et l’Épiphanie est faite «figure» de l’oblation sacramentelle. »

Les trois Médicis, le père et les deux fils, sont ainsi magnifiés comme les célébrants de cette Epiphanie eucharistique.


Un pèlerinage virtuel (SCOOP !)

Une interprétation complémentaire serait de rappeler la coutume des « brandea », ces morceaux de tissu mis en contact avec une sainte relique, et que les pèlerins ramenaient. Selon le pape Grégoire le Grand, les brandea acquéraient par ce contact une puissance équivalente à celle de la relique [47].

Que dire alors de l’effet du contact d’un linge avec le corps vivant de Jésus ? Chromace aborde le sujet dans un autre passage de son sermon sur l’onction à Béthanie :

« La femme a essuyé les pieds du Seigneur avec ses cheveux, afin de sanctifier sa propre tête avec ses pieds. En effet, elle a sanctifié en elle tout ce qui a pu toucher le corps du Christ, qui est source de sainteté. » [48]

Outre sa symbolique eucharistique, l’Adoration des Mages de Botticelli met donc en scène un transport des Médicis, dans le temps et dans l’espace, jusqu’à la crèche de Jésus : pèlerinage virtuel dont le chef de famille rapporte son écharpe blanche, sanctifiée par le contact avec l’Enfant.



Le foyer franco-bourguignon

Les premières oeuvres

1280-99 Psautier de Yolande de Soissons (Amiens) Morgan Library MS M.729 fol 275v
Psautier de Yolande de Soissons (Amiens), 1280-99, Morgan Library MS M.729 fol 275

Cette enluminure marque l’apparition de notre motif en France du Nord, peu après sa réinvention par Pisano (1265-68). La différence est que le baise-pied est simultané avec l’offrande du cadeau, et non postérieur.


1355-60, Adoration des Mages (panneau d'un diptyque) école franco-flamande Museo Nazionale del Bargello Florence
Adoration des Mages (panneau d’un diptyque), 1355-60, école franco-flamande, Museo Nazionale del Bargello, Florence

Ce panneau est truffé de détails narratifs originaux :

  • anges à taille d’oiseau posés sur la lucarne ;
  • chevaux s’affrontant, difficilement maîtrisés ;
  • deux mages portant simultanément la main à leur couronne ;
  • Joseph, surpris en train de se réchauffer un pied à un brasero, se décoiffant précipitamment en réponse à leur salut.

1355-60, Adoration des Mages (panneau d'un diptyque) école franco-flamande Museo Nazionale del Bargello Florence detail

Dans un pur morceau de bravoure graphique, sans justification narrative, Melchior dépose sa couronne aux pieds de l’enfant en la tenant dans son manteau, qui laisse deviner la main sous le revers.



1355-60, Diptyque du Bargello école franco-flamande Museo Nazionale del Bargello Florence
Une autre rareté iconographique est que le diptyque confronte directement la scène de l’Adoration avec celle de la Crucifixion. Les deux personnages communs sont Marie, vêtue de la même manière dans les deux panneaux, et  Jésus : depuis le centre du premier panneau, le pied délicatement tenu et baisé de l’Enfant renvoie le regard, au centre du second, vers le pied cloué et sanguinolent du Christ.


Autour de Jean de Berry

1385-90 Jacquemart_de_Hesdin_-_Lat_18014_f42v_The_Adoration_of_the_Magi_from_Les_Petites_Heures_de_Duc_de_BerryAdoration des Mages (Petites Heures du Duc de Berry)
Jacquemart de Hesdin, 1385-90, BNF Lat 18014 fol 42v

Le plus âgé de mages, barbe blanche et crâne dégarni, est à genoux devant l’Enfant : il tend une pièce d’or que sa mère reçoit de sa main droite, laquelle masque le pied droit de l’enfant.

1385-90 Jacquemart_de_Hesdin_-_Lat_18014_f42v_The_Adoration_of_the_Magi_from_Les_Petites_Heures_de_Duc_de_Berry detail

L’artiste a eu du mal avec ce geste de don : la main du roi est une main droite, mais le bras se rattache à son épaule gauche (un second bras gauche, avec une main gauche tenant la couronne, se trouve derrière).

Noter les deux chiens, blanc et roux, dans un nez-à-nez comique avec  les deux animaux de la crèche : rencontre entre domestique qui imite la rencontre entre les maîtres.


1409 Avant Meister_des_Paraments_von_Narbonne_(Umkreis) Grandes Heures du duc de Berry BNF nal 3093 fol 49vAdoration des Mages (Grandes Heures du duc de Berry )
Maître du Parement de Narbonne (cercle), 1390-1404, BNF Nal 3093 fol 49v

Cette composition surenchérit sur la précédente par plusieurs détails très vivants :

  • le roi debout rajuste son col blanc ;
  • le roi penché porte la main à sa couronne ;
  • Joseph s’est inséré au centre pour recevoir le ciboire donné par le vieux roi ;
  • celui-ci a corrigé son anatomie : son bras gauche croise le genou droit pour tenir la couronne par devant, et son bras droit attire l’oeil vers un enchevêtrement de mains extrêmement maniéré :

1409 Avant Meister_des_Paraments_von_Narbonne_(Umkreis) Grandes Heures du duc de Berry BNF nal 3093 fol 49v detail
Du bout des doigts de sa main droite, il touche la menotte gauche de l’Enfant, qui le bénit en retour, en lui touchant le front : on pourrait croire que le roi a glissé une minuscule pièce d’or dans la menotte mais le ciboire fermé le dément : c’est bien pour y déposer un baiser que le roi la tire vers lui, par le majeur. Les mains de la Vierge accompagnent délicatement les gestes de son Fils :

  • sa main droite active, qui avance pour bénir,
  • sa main gauche passive,  rapprochée pour être adorée.

1402 avant Adoration des Mages Très Belles Heures du duc de BerryAdoration des Mages, Heures de Bruxelles (Très Belles Heures du duc de Berry)
Avant 1402, KBR ms. 11060-61 fol 90v

La composition s’inverse en miroir, plaçant paradoxalement l’arrivée des Mages en sens inverse du sens de le lecture. Ceci n’est pas dû à l’emplacement de l’image (elle est au verso, comme les précédentes) mais à une recherche de variété, peut être demandée par le commanditaire. Dans cette configuration, il devenait compliqué de combiner l’agenouillement et le don fait par le bras droit : c’est peut être la raison pour quelle l’illustrateur a opté pour le baiser sur le pied droit du Christ, lequel bénit le roi de la main droite. Après Joseph dans la version précédente, c’est la Vierge qui tient maintenant le calice doré : autre signe de la recherche systématique de variété.


1405-09 Freres Limbourg Belles Heures du duc de Berry MET fol 54vAdoration des Mages, Belles Heures du duc de Berry
Frères Limbourg, 1405-09, MET, fol 54v

Dans le premier manuscrit qu’ils réalisent pour le Duc de Berry, les frères Limbourg introduisent une nouvelle conception : le vieux roi tient encore son présent, un haut récipient à pinacles qui est comme une crèche magnifiée. Ni la Mère ni le Fils ne font mine de le saisir et les jambes de l’Enfant sont couvertes par le manteau, rendant impossible le baiser du pied. Le thème n’est pas ici le don, mais le moment juste avant, celui de la salutation réciproque.


1355-60, Adoration des Mages (panneau d'un diptyque) école franco-flamande Museo Nazionale del Bargello Florence INVERSEE

Adoration des Mages (INVERSEE), 1355-60, école franco-flamande, Museo Nazionale del Bargello, Florence

Cette idée de salutation est soulignée, comme dans l’Adoration du Bargello, par le geste des deux jeunes rois soulevant leur couronne, tandis que le plus âgé l’a déjà déposée à terre.



1405-09 Freres Limbourg Belles Heures du duc de Berry MET fol 54v detail
En réponse, Joseph – qui prend ici une importance qu’il n’avait pas précédemment – a ôté son chapeau pointu [49] pour l’emmancher sur son bras droit. Ainsi, de part et d’autre de l’axe des « couvre-chefs » (couronne, chapeau pointu, auréole du Fils et de la Mère, toit de la crèche), le vieux Joseph et le vieux roi rivalisent en dignité.


1411-16 Freres Limbourg Les Très Riches Heures du duc de Berry Folio 42r detailAdoration des Mages (détail)
Frères Limbourg, 1411-16, Les Très Riches Heures du duc de Berry Folio 42r

Cette composition est la plus complexe de toutes celles réalisées pour le Duc de Berry, puisqu’elle fonctionne en bifolium avec une première miniature montant la rencontre des Rois, dans laquelle Melchior porte un bonnet bleu bordé de fourrure blanche, et les deux autres une couronne dorée ornées de plumes vertes : on retrouve ici les mêmes couvre-chefs, portés par trois serviteurs.

La gestuelle se diversifie à l’extrême :

  • les trois rois ne s’inclinent plus par ordre d’ancienneté, puisque c’est celui d’âge médian qui se prosterne le plus, allant jusqu’à embrasser le sol : pour cela, il a confié son présent à un serviteur, qui le tient dans une étoffe blanche ;
  • le plus jeune  roi tient lui-même son cadeau, dans sa longue écharpe blanche ;
  • c’est Joseph qui tient à main nue le présent du roi le plus âgé, une corne dorée.



1411-16 Freres Limbourg Les Très Riches Heures du duc de Berry Folio 42r detail baiser
On comprend alors le geste de celui-ci : tout en embrassant le bout des orteils du bout des lèvres, il attire vers lui le petit pied au travers de son écharpe, soulignant par là qu’il est plus précieux que l’or. Il n’a pas lieu d’invoquer ici la symbolique eucharistique que Botticelli n’inventera que soixante ans plus tard : simplement l’effet d’une narration particulièrement sophistiquée.



1411-16 Freres Limbourg Les Très Riches Heures du duc de Berry Folio 42r detail guepards
Autre témoin de cette sophistication, la gestuelle des trois guépards qui, non sans un certain humour, mime celle des trois maîtres :

  • en écho au baiser divin, le premier se lèche la patte,
  • le deuxième mord sa cuisse (comme le roi mort le sol),
  • le troisième attend et regarde.


1422 Maitre de Bedford Le Livre d'heures dites de Vienne ONB 1255 fol 70v
Adoration des Mages (détail)
Maître de Bedford, vers 1422, Livre d’heures dites de Vienne, ÖNB MS 1255 fol 70v

Dans ce manuscrit probablement réalisé pour le dauphin (futur Charles VII), le Maître de Bedford, qui avait auparavant travaillé pour le duc de Berry, resserre la composition des Limbourg et la simplifie, en supprimant les effets sophistiqués :

  • on voit bien les trois couronnes (deux sur sur le sol et une portée par un serviteur) ;
  • l’écharpe du vieux roi ne touche plus le pied de l’Enfant, et se distingue du lange de l’Enfant (bordé d’un liseré doré).

Il ajoute aussi des gestes ou des détails amusants :

  • Joseph se gratte la tête ;
  • la main de l’Enfant est attirée par le toupet au milieu du crâne chauve ;
  • le berceau aux pieds de la servante de gauche fait écho à la cassette remplie d’or aux pieds de Marie, nous disant en somme que l’Enfant est le plus précieux des trésors : même métaphore, mais simplifiée, que celle de l’écharpe et du pied chez les frères Limbourg.



En synthèse

 

PiedsChrist_Mages_Schema
La formule où Melchior embrasse le pied de l’Enfant est apparue dans trois foyers :

  1. en Aragon à la fin de l’époque romane, sans doute par une analogie locale avec un rite de pèlerinage ;
  2. en Toscane / Ombrie , à partir de Pisano en 1268, suite à l’influence du Pseudo-Bonaventure ;
  3. dans l’art franco-bourguignon à partir de 1290.

Le premier foyer, limité à cinq églises, n’a pas eu de postérité.

Les témoignages subsistants du troisième foyer sont très rares, avant la floraison à l’époque de Jean de Berry. On ne peut exclure que ce foyer résulte d’une influence italienne, mais les formules sont sensiblement différentes : les deux jeunes rois saluent en soulevant leur couronne, alors qu’ils restent couverts en Italie.

Le plus probable est donc de postuler une cause commune : l’influence des Meditationes du Pseudo-Bonaventure.


Article suivant : 3 Toucher le pied du Christ : Marie-Madeleine


 

Références :
[13] Jean Wirth « L’image du corps au Moyen Age », 2013
[35] Selon Mathieu Béaud, il s’agit d’une motif essentiellement aragonais, dont il a trouvé quatre autres exemples très semblables, du dernier tiers du XIIème siècle. https://epiphania.hypotheses.org/241 . Voir également : Mathieu Béaud « Ces rois mages venus d’Occident », p 224-229
[36] Pierre Bauduin « Autour d’un rituel discuté : le baisement du pied de Charles le Simple au moment du traité de Saint-Clair-sur-Epte » https://books.openedition.org/purh/9960?lang=fr
[37] https://www.romanicodigital.com/el-romanico/imagenes-romanico/pinturas-murales-absidiolo-sur Source : Carmen Lacarra Ducay. Enciclopedia del Románico. Fundación Santa María la Real. Zaragoza-Tomo II, Pag. 690-691. 2010
[38] Osculamur ergo Redemptoris pedes, cum mysterium incarnationis ejus ex toto corde diligimus. Unguento pedes ungimus, cum ipsam humanitatis ejus potentiam sacri eloquii bona opinione praedicamus. Saint Grégoire, Homilia II, 33,6 Cité par J.Wirth, [13] p 100 note 12
[39] Meditations on the life of Christ; an illustrated manuscript of the fourteenth century, edition et traduction Isa Ragusa, Rosalie Green, 1961, p XXII https://archive.org/details/meditationsonlif0000bona/page/n25/mode/1up?view=theater
[40] Les méditations de la vie du Christ par saint Bonaventure traduites en français par Henry de Riancey. 1880 https://archive.org/details/lesmeditationsdelavieduchrist6ed/page/n113/mode/2up
[41] Pour une liste de baise-pieds italiens, voir Hugo Kehrer, « Die Heiligen drei Könige in Literatur und Kunst » t II p 192 note 2 https://archive.org/details/kehrerdieheiligendrei2/page/n213/mode/1up
[43] Raffaele Argenziano, Alessandra Gianni, Maria Corsi « Iconografia evangelica a Siena: dalle origini al Concilio di Trento »
[45] Rab Hatfield, Botticelli’s Uffizi « Adoration » : a study in pictorial content https://archive.org/details/botticellisuffiz0000hatf/page/35/mode/1up
[46] Revue de l’art chrétien: recueil mensuel d’archéologie religieuse, Volume 28, p 59 https://books.google.fr/books?id=5x6aziY3ijMC&pg=PA59
[47] Honoré de Sainte-Marie, Réflexions sur les règles et l’usage de la critique, Volume 3 p 403 https://books.google.fr/books?redir_esc=y&hl=fr&id=swxAAAAAcAAJ&q=brandeum
[48] ln quo tamen magis mulier pedes Domini capillis suis tersit, ut suum caput de eius pedibus sanctificaret. Sanctificavit enim in se totum quicquid corpus Christi tangere potuit, qui fons sanctitatis est. J.Lemarié, Homélies inédits de Saint Chromace d’Aquilée, Revue Bénédictine, 1962-01, Vol.72 (3-4), p 260
[49]1405-09 Freres Limbourg Belles Heures du duc de Berry MET fol 73v detail
Belles Heures du duc de Berry, MET, fol 73v
On retrouve le même chapeau un peu plus loin sur la tête de ce personnage.

3 Toucher le pied du Christ : Marie-Madeleine

15 février 2025

Selon les Evangiles, Marie-Madeleine touche le pied du Christ trois fois. Entre ces épisodes, les artistes médiévaux ont inventé deux autres occasions de contact entre Marie-Madeleine et le Christ.

Article précédent  : 2 Toucher le pied du Christ : Melchior 

Les sources évangéliques

Dans les Evangiles, trois épisodes racontent qu’une femme, assimilée plus tard à Marie-Madeleine, touche le pied du Christ (sur le personnage  de Marie-Madeleine composite, voir 1 Toucher le pied du Christ : la Vierge à l’Enfant) :

  • une première fois durant la prédication du Christ en Galilée, lors du Repas de Simon (relaté seulement par Mathieu) ;
  • une deuxième fois une semaine avant sa mort, lors de l’Onction à Béthanie (relatée par Matthieu, Marc et Jean) ;
  • une troisième fois après sa Résurrection, lors de la découverte du tombeau vide (relaté  par Mathieu et Jean).

Le troisième épisode (version Mathieu)

« Jésus se présenta devant elles (Marie de Magdala et l’autre Marie), et leur dit : je vous salue. Et elles s’approchèrent, et embrassèrent ses pieds, et se prosternèrent ». Matthieu 28,9

Ce dernier épisode énumère trois actions :

  • l’approche ;
  • le contact physique : « lui tinrent les pieds » (tenuerunt pedes ejus, ἐκράτησαν αὐτοῦ τοὺς πόδας)
  • la proskynesis : adoraverunt eum, προσεκύνησαν αὐτῷ.

La séquence de gestes montre bien que la prosternation est la conséquence de la prise de contact physique, qui prouve la résurrection du corps.


1651 Bosio_Antonio Roma_sotterranea p 79Sarcophage disparu, montrant les chairete
Antonio Bosio, Roma sotterranea, 1651, p 79

Ce texte a été illustré, très rarement, a l’époque paléochrétienne.


Le troisième épisode (version Jean)

Il a été supplanté à partir du Xème siècle [50a] par la représentation du « Noli me tangere », le même épisode raconté par Jean, à la fois plus dramatique et plus énigmatique, et qui ne met en jeu que Marie-Madeleine. Un homme qu’elle prend pour un jardinier l’appelle, elle le reconnaît et le nomme : Rabbouni ! :

« Jésus lui dit: Ne me touche pas; car je ne suis pas encore monté vers mon Père ». Jean 20,17


977-993 Noli me tangere, Codex Egberti, Reichenau, Trier, Stadtbibliothek, codex 24,fol 90Noli me tangere
977-993 , Codex Egberti, Reichenau, Trier, Stadtbibliothek, codex 24 fol 90.

Ici, l’arbre émondé qui ponctue les deux épisodes sert à évoquer le jardin, tout en proposant une antithèse fruitière de la Croix. On remarque qu’à défaut d’un contact physique, la main du Christ touche, comme à regret, la dernière lettre du nom MARIA [50b].

L’épisode a fait l’objet d’innombrables illustrations insistant de diverses manières sur l’absence de contact, et d’innombrables gloses, qui soit se gardent de relever la contradiction avec le récit de Matthieu, soit au contraire la résolvent par des raisonnements variés [51].


Entre ces  épisodes, et dans le silence des textes canoniques, les artistes médiévaux ont inventé deux autres occasions de contact entre Marie-Madeleine et le Christ.



Toucher les pieds du mort

1303-05 Giotto Lamentation Chapelle de l'Arena, PadoueLamentation
Giotto, 1303-05, Chapelle des Scrovegni, Padoue

Giotto ne montre aucune inhibition quant au contact avec le cadavre : une sainte femme touche ses cheveux, une autre ses poignets, la Vierge enlace son torse et Marie-Madeleine (reconnaissable à sa chevelure) tient ses pieds.

Cette prédilection pour les pieds sort directement des Meditationes du Pseudo-Bonaventure ( [40], p 503), qui se répand en précisions :

Notre-Dame tenait toujours la tête de Jésus sur son sein, et elle se réserva de l’envelopper. Madeleine était aux pieds, et quand on en fut arrivé là, elle dit : « Je vous en prie, laissez-moi arranger ces pieds près desquels j’ai obtenu miséricorde. » Ils le lui permirent, et alors elle les prit ; et, paraissant défaillir de douleur, elle lava des larmes de sa compassion ces pieds qu’elle avait inondés jadis des pleurs de sa componction. Elle les considérait ainsi blessés, percés , desséchés et sanglants ; et elle pleurait amèrement. Car, selon que la Vérité en a rendu témoignage, elle avait beaucoup aimé… et on peut bien penser que, si elle l’avait pu, elle eût volontiers expiré aux pieds du Seigneur… Elle voudrait, en effet, laver tout le corps, l’oindre de parfums, le disposer parfaitement ; mais ce n’est ni le temps ni le lieu. Elle ne pouvait pas plus, elle ne pouvait pas autre chose : elle fait ce qu’elle peut. Au moins lave-t-elle les pieds de ses larmes; puis elle les essuie dévotement, elle les embrasse, les baise, les enveloppe et les arrange le mieux qu’elle sait et qu’elle peut. »


campin , vers 1425, Triptyque Seilern mise au tombeau courtauld institute
Mise au tombeau (panneau central du Triptyque Seilern)
Campin, vers 1425, Courtauld Institute

Au siècle suivant, le decorum évolue et le toucher devient plus contrôlé. Cette composition en fournit un florilège intéressant :

  • l’ange de gauche tient  dans sa manche la couronne d’épines, mais celui de droite tient dans sa main les clous, objet tout aussi sacré : la différence des gestes se justifie simplement par la nécessité pratique d’éviter de se piquer les doigts ;
  • Marie-Madeleine touche le pied pour l’enduire d’onguent, tandis que la sainte-femme vue de dos, qui lui fait pendant à gauche, ne touche que le suaire ; sa manche empêche le contact direct avec le cadavre ;
  • de même, Marie est empêchée par Saint Jean de baiser le visage de son fils ;
  • derrière elle, Sainte Véronique brandit le prototype-même du linge de contact : le voile qui a essuyé la Sainte face.

Sans devenir une enjeu théologique profond (voir les gestes différents des deux anges), on note qu’au XVème siècle, le toucher est devenu une question qui compte, du moins pour les peintres : le droit au toucher permet d’organiser les personnages selon une hiérarchie affective.


Pieta de Tarascon vers 1457 Musee de ClunyPietà de Tarascon, vers 1457, Musée de Cluny

Dans le formule de la Pietà, le toucher est loin d’être prohibé :  ici tout le monde touche le corps, sauf justement Marie-Madeleine qui effleure la plaie du pied d’une plume trempée dans l’onguent. C’est ici la symétrie entre ce geste précis et celui de Saint Jean, extrayant précautionneusement la couronne d’épines, qui a intéressé l’artiste : symétrie que soulignent le manteau vert et le fermoir doré.


Dijon Hôpital_Général_-_Chapelle_Sainte-Croix_de_Jérusalem mise_au_tombeau

Chapelle Sainte-Croix de Jérusalem, Hôpital Général, Dijon

En sculpture, la structure très codifiée de la Mise au Tombeau (voir 1 Les Mises au Tombeau : quelques points d’iconographie) exclut de toucher le cadavre. On notera ici les cheveux de Marie-Madeleine, qui descendent le plus bas qu’il peuvent.



Marie-Madeleine au pied de la Croix

Cette iconographie omniprésente n’est reliée à aucun texte. Elle a été créée ex nihilo, en quelques étapes qui ont été débrouillées dans un article récent de Daniela Bohde [52]. En voici les grandes lignes.

L’origine de l’iconographie

1255–1260, Croix de l'abbesse Benedetta, Maître de Sainte Claire,Santa Chiara, Assise (detail)Croix de l’abbesse Benedetta, Maître de Sainte Claire, 1255–1260, Santa Chiara, Assise (détail)

Le bas des grandes croix peintes était le lieu privilégié pour la représentation en miniature des donateurs, prosternés et à distance respectueuse du Christ. A partir de 1236, dix ans après sa mort, on y place aussi Saint François. Ici, il est représenté de plus grande taille que les donatrices, autorisé par sa stigmatisation à embrasser le pied et la blessure.


1280-90 Crucifix peint ecole Cimabue accademia Florence
Crucifix peint
Ecole de Cimabue, 1280-90, Accademia, Florence

A partir de 1280, dans la région de Florence, Marie-Madeleine fait son apparition à la même place, embrassant elle-aussi l’orteil géant. A peu près à la même époque, on la trouve au pied de la croix dans de rares panneaux peints.


1270 ca Diotisalvi di Speme ou Guido da Siena, Crucifixion University Art Gallery, YaleDiotisalvi di Speme ou Guido da Siena, vers 1270, University Art Gallery, Yale

Ici, elle ne touche pas le pied de ses mains, mais l’effleure de sa joue. Sa petite taille est compensée par sa robe rouge et or, comme teinte et magnifiée par le sang du Christ :

« Dans le Festin de Simon, elle est associée à deux autres liquides : l’onguent et les larmes. Sous la croix, elle est reliée à la plaie saignante du pied, qui promet la rédemption au pécheur pénitent. » ([52], p 35)


1303-05 Giotto Crucifixion Chapelle de l'Arena, PadoueCrucifixion 1303-05 Giotto Resurrection Chapelle de l'Arena, PadoueRésurrection

Giotto, 1303-05, Chapelle  Scrovegni, Padoue

Dans la chapelle Scrovegni, Marie-Madeleine apparaît dans trois scènes : la Lamentation (voir plus haut), la Crucifixion, et la Résurrection. L’importance qui lui est accordée pourrait être liée, selon Daniela Bohde, à une dévotion particulière de Enrico Scrovegni qui, en tant que riche prêteur, avait comme elle beaucoup à se faire pardonner.

« Bien que la figure de la Madeleine sous la croix ait déjà été introduite occasionnellement, comme dans le panneau de Yale décrit plus haut, Giotto fut le premier artiste à reconnaître pleinement le potentiel de ce motif et à rendre la sainte clairement identifiable. Il fut celui qui transforma la figure dévotionnelle de Saint François en adoration, en un protagoniste en action : la Madeleine.«  ([52], p 26)


1303-05 Giotto Crucifixion Chapelle de l'Arena, Padoue detail photo Steven Zucker
A la différence de Saint François, le geste de Marie-Madeleine inventé par Giotto n’a rien de sanguinolent : le sang a été complètement absorbé par les cheveux qui finissent de caresser le second pied, dans une référence directe à l’onction de Béthanie.

« Grâce à l’invention de Giotto, le geste d’adorer la plaie popularisé par saint François fait désormais également référence à la conversion et au repentir. » ([52], p 29)

Comme la scène de l’onction n’est pas représentée à la chapelle Scrovegni, l’intention de Giotto était probablement de condenser les deux scènes en une seule. Mais le détail très spécifique et peu visible des cheveux essuyant la peau n’a guère été repris dans les Crucifixions ultérieures.


1310–1313 ca Workshop of Giotto, Crucifixion,Assisi, San Francesco, Lower Church, north transept detailCrucifixion (détail)
Atelier de Giotto, 1310–1313 , San Francesco, Basilique inférieure, Assise

Dans un contexte franciscain, les cheveux de Marie-Madeleine reviennent dans son dos et elle se contente de poser le bout des lèvres sur le bord du pied, accompagné par un Saint François pas encore stigmatisé.

Plutôt que le détail du geste, c’est surtout la position spectaculaire et émotionnelle de Marie-Madeleine, relayant le spectateur dévôt au centre de la composition, qui sera exploitée par la suite.


1325-30 Pietro_Lorenzetti,_Crocifissione Pinacoteca Siena
Pietro Lorenzetti, 1325-30, Pinacoteca nazionale, Sienne

C’est ainsi que Lorenzetti place une Marie-Madeleine quasi abstraite, amputée des mains et des cheveux par le manteau rouge qui la recouvre entièrement, en contraste avec la chair blanche et dénudée du crucifié.


1438–1440. Rogier van der Weyden (attr), Crucifixion, Gemäldegalerie Berlin detailCrucifixion (détail)
Rogier van der Weyden (attr),, 1438–1440, Gemäldegalerie, Berlin

Daniela Bohde ([52], p 39) relève une exception notable. Cette Crucifixion, dont l’attribution est très discutée, remplace Marie-Madeleine par la Vierge elle-même, en illustrant la citation de Bernard de Clairvaux inscrite en lettres d’or :

O mon fils, laisse-moi m’approcher et prendre le pied de la croix dans mes mains. Bernard

O fili(us) dignare me attrahere et crucis in pedem manus figere. Bernhardus

Bernard explique que Marie essaye plusieurs fois d’atteindre son fils, cloué trop haut ; elle retombe finalement au sol, le visage tâché de sang. Ce sont ces gouttes, mélangées aux larmes, que nous montre Van der Weyden.

Bien que la tradition de la Vierge interagissant avec son fils sur la croix soit étayée par de nombreux textes, elle a été très rarement représentée : c’est la Marie-Madeleine inventée par Giotto qui a pris le dessus, malgré l’absence de textes, pour des raisons picturales et symboliques :

Une vaste gamme d’émotions et d’états psychiques – le péché, la contrition, la rédemption, l’amour, la tristesse et le désespoir – sont incarnés par la Madeleine aux pieds du Christ crucifié, invitant le spectateur à s’identifier à elle. Ce rôle d' »apostola apostolorum » est très éloigné de celui qui s’esquisse dans les Evangiles. ([52], p 42)


En aparté : embrasser l’image des pieds du Christ

Crucifixion, , fol. 147v Majestas Dei, fol 148r

Missel (Paris), vers 1315, BNF Ms. lat. 861

Au début du XVème siècle, les missels augmentent de taille et comportent systématiquement un bifolium à ouvrir au moment du Canon, image qui s’intègre dans la célébration. Ce missel de prestige, réalisé pour la Sainte Chapelle, précise dans ses rubriques que le prêtre doit ouvrir le missel à l’image de la Crucifixion, la regarder avec dévotion puis embrasser les pieds du Christ crucifié. Kathryn M. Rudy [52a] explique que les représentations en miniature, au centre de la marge inférieure, servaient de cible pour ce baiser, afin d’éviter d’endommager l’image principale (dans d’autres manuscrits, ce sont des croix dorées qui jouaient ce rôle). Ceci n’empêchait pas les prêtres de viser un peu plus haut, comme le montrent, dans ce missel comme dans d’autres, les marques d’usure au niveau du crâne d’Adam, voire même des pieds ou des tibias du Crucifié.



Quelques touchers remarquables de Marie-Madeleine

 

Une épitaphe originale

1459 Vierge au papillon Epitaphe du chanoine Pierre de Molendino.St-Paul's Cathedral, Liege
Vierge au papillon (Mémorial du chanoine Pierre de Molendino )
Attribuée à Antoine le Pondeur, 1459, Trésor de la Cathédrale St-Paul, Liège

De manière très exceptionnelle, Marie-Madeleine en adoration s’inscrit en pendant par rapport au chanoine suppliant, formant comme deux ailes triangulaires de part et d’autre du trône.


1459 Vierge au papillon Epitaphe du chanoine Pierre de Molendino.St-Paul's Cathedral, Liege schema
Pour l’analyse de cette composition remarquable, dominée par la figure du papillon, voir 5-2 Donateur enfant : le développement


Une Lamentation de Botticelli

1490-93 Botticelli Lamentation of Christ Alte Pinakothek, MunichLamentation du Christ (détail)
Botticelli, 1490-93, Alte Pinakothek, Munich

La composition traditionnelle est modifiée ici par le remplacement des deux personnages masculins habituels (Joseph d’Arimathie et Nicodème) par trois saint modernes – Saint Jérôme avec son caillou, Saint Paul avec son épée (le panneau décorait l’église San Paolino de Florence) et Saint Pierre avec ses clés. En bas Marie-Madeleine soutient les pieds du Christ tandis qu’une autre Marie soutient sa tête ; en haut une troisième Marie se cache le bas du visage dans son manteau vert. La disposition du Christ, tête à droite, rend la plaie du flanc presque invisible, pratiquement au centre du tableau.



1490-93 Botticelli Lamentation of Christ Alte Pinakothek, Munich schema
La présence des trois Saint modernes (en gris) casse la symétrie, et permet de montrer l’angle du tombeau. Le groupe évangélique est en revanche très symétrique, et fait de la sainte femme côté tête un alter ego de celle côté pied, qui devrait être Marie-Madeleine : l’absence de son attribut habituel (le vase de parfum) et la chevelure presque aussi abondante pour les deux femmes participent à cette indifférenciation ; d’autant que la femme de droite manifeste une extraordinaire familiarité avec le Christ, baisant presque son visage par derrière.

Au point de de demander si l’idée, sous cette symétrie, n’est pas d’évoquer simultanément les deux gestes de Marie-Madeleine : l’onction des pieds et celle de la tête. On notera par ailleurs le détail subtil de la main de Jean passant la main sous le bras de la Vierge pour soulever un bord du linceul.


1490-93 Botticelli Lamentation of Christ Alte Pinakothek, Munich detail mains
Ce geste sans utilité pratique a une portée symbolique : la main de la Vierge (presque masculine) crée ainsi une jonction entre la peau de son Fils mort, et la main (presque féminine) de Saint Jean, son fils de substitution.



1490-93 Botticelli Lamentation of Christ Alte Pinakothek, Munich detail schema
La symétrie des deux saintes femmes est l’occasion d’un jeu de voilages, d’une grande virtuosité :

  • le linceul du Christ (en bleu clair) serpente de l’une à l’autre, évitant le contact de leurs mains avec la peau du Christ.
  • chacune porte sur sa tête un voile (en blanc) :
    • opaque pour celle de gauche, il évite le contact entre sa chevelure et le pied ;
    • transparent pour celle de droite, il passe sous son bras et se répand sur le sol.

Il n’y a pas lieu de rechercher ici une symbolique profonde, mais l’exercice de style d’un artiste au sommet de son art.


1498-99 Pieta Michel AngePietà, 1498-99, Michel-Ange, Saint Pierre de Rome 1507 Raffaello,_pala_baglioni,_deposizione Galerie Borghese RomeDéposition (pala Baglioni), Raphaël, 1507, Galerie Borghese, Rome

Le même évitement du contact, à titre de de gageure et morceau de bravoure, se voit encore vingt ans plus tard :

  • dans sa Pietà, Michel Ange détache complètement la main gauche de la Vierge, et pose sa main droite sur un pan de linceul ;
  • dans la Déposition de Raphaël, Marie-Madeleine touche la tête du Christ au travers d’une écharpe, et sa main au travers d’un gaze.

Une Pietà aveyronnaise (SCOOP !)

Ces jeux ont dû être largement compris et partagés, puisqu’on en trouve un écho dans une Pietà aveyronnaise du début du XVIème siècle, réalisée par une sculpteur anonyme d’une remarquable ingéniosité :

Pieta 16eme siecle Carcenac SalmiechVierge de Pitié, début 16ème, Carcenac-Salmiech (auparavant à l’église des Cordeliers de Rodez [53] )

Il fait serpenter le linceul (en  blanc) sur toute la longueur du groupe sculpté :

  • en partant de l’épaule de Saint Jean – dont l’encolure porte le début de son prologue, IN PRIN (cipio) ;
  • en évitant le contact entre sa main droite et l’épaule du Christ ;
  • en passant sous le perizonium de celui-ci,
  • puis sous le manteau bleu et or de la Vierge ;
  • puis sous la serviette de Marie-Madeleine (en rose).



Pieta 16eme siecle carcenac salmiech detail serviette
Cette serviette  remonte entre les deux jambes jusqu’à la main droite de la sainte, puis évite le contact entre sa main gauche et le pied, en rebroussant chemin pour finir sous la jambe droite du Christ. Il faut comprendre que Marie-Madeleine a laissé retomber cette jambe droite, et soulève maintenant le pied gauche, en repliant sa serviette pour se garder de le toucher.

Totalement réaliste du point de vue des plissés et totalement anti-naturel du point de vue des postures, ce linceul-serviette propose au regard, en partant de PRIN(cipio), un parcours complet du corps du Christ, entre tête et pieds, entre Jean et Marie-Madeleine, unis dans le même respect envers la chair sacrée du Christ.



Pieta 16eme siecle carcenac salmiech detail main
Au centre, la Vierge, seule à toucher directement cette main perforée qui est aussi sa propre chair, est magnifiée dans sa douleur. A noter l’invention remarquable des deux pouces en contact.


Références :
[40] Les méditations de la vie du Christ par saint Bonaventure traduites en français par Henry de Riancey. 1880 https://archive.org/details/lesmeditationsdelavieduchrist6ed/page/n113/mode/2up
[50] Nektarios Zarras « La tradition de la présence de la Vierge dans les scènes du “Lithos” et du “Chairete” et son influence sur l’iconographie tardobyzantine », Zograf 28 (2000-2001), 113-120. https://www.academia.edu/2342394/La_tradition_de_la_pr%C3%A9sence_de_la_Vierge_dans_les_sc%C3%A8nes_du_Lithos_et_du_Chairete_et_son_influence_sur_l_iconographie_tardobyzantine_Zograf_28_2000_2001_113_120
[50a] Barbara Baert, « The Gaze in the Garden: Mary Magdalene in Noli me tangere ». dans Mary Magdalene, Iconographic Studies from the Middle Ages to the Baroque. https://www.academia.edu/5334085/The_Gaze_in_the_Garden_Noli_me_tangere_and_embodiment_in_the_15th_century_Netherlands_and_Rhineland_in_Body_and_Embodiment_Nederlands_kunsthistorisch_Jaarboek_2007_p_37_61
[50b] « Le Christ – vox – qui appelle Marie, la « touche » en tant que nom. Le miniaturiste exprime ainsi le toucher comme une parole, enrichissant d’un potentiel sonore le régime visuel du regard et de l’image ».
Barbara Baert, Noli me tangere in the Codex Egberti (Reichenau, c. 977-93) and in the Gospel-Book of Otto III (Reichenau, 998-1000): Visual Exegesis in Context, in “Illuminating the Middle Ages: Tributes to Prof. John Lowden, eds. Laura Cleaver, Alixe Bovey, Brill-Leiden, 2020, p. 49 https://www.academia.edu/43093219/Noli_me_tangere_in_the_Codex_Egberti_Reichenau_c_977_93_and_in_the_Gospel_Book_of_Otto_III_Reichenau_998_1000_Visual_Exegesis_in_Context_in_Illuminating_the_Middle_Ages_Tributes_to_Prof_John_Lowden_eds_Laura_Cleaver_Alixe_Bovey_Brill_Leiden_2020_p_36_51
[51] La solution classique est celle de Saint Augustin, pour qui le toucher renvoie à la nature humaine du Christ, et le non-toucher à sa nature divine. Une manière moderne de résoudre la contradiction est de se reporter à la version grecque de Jean 20,17, qui porte la notion d’un geste interrompu : « cesse de me toucher » (traduction Xavier Léon-Dufour Lecture de l’Évangile de Jean, Tome IV, page 223-224 ). Pour certains, c’est par pudeur que Jean aurait fait l’ellipse sur ce contact charnel, qui souligne l’affection physique entre les deux ; pour d’autres (Marshall Brain), c’est par pur sexisme, puisque le contact du doigt de Saint Thomas, une semaine plus tard, ne répugnera pas au Ressuscité.
[52] Daniela Bohde « MARY MAGDALENE AT THE FOOT OF THE CROSS: ICONOGRAPHY AND THE SEMANTICS OF PLACE » Mitteilungen des Kunsthistorischen Institutes in Florenz, 61. Bd., H. 1 (2019), pp. 3-44 (43 pages) https://www.jstor.org/stable/26817868
[52a] Kathryn M. Rudy, « Kissing: From Relics to Manuscripts » dans « Touching Parchment » 2023 https://books.openbookpublishers.com/10.11647/obp.0337/ch4.xhtml
[53] Caroline de Barrau, Pierre Lançon, Sophie-Jeanne Vidal, « Le groupe de Pitié de l’église de Carcenac-Salmiech : histoire, art et techniques. » Etudes Aveyronnaises, 2013, p. 213-230

Les figures de l’Intuition

8 février 2025

 

MODELISATION GEOMETRIQUE DE QUELQUES TYPES DE RAISONNEMENTS

Les « figures de l’intuition »

 

PROJET PERSONNALISE : M. BOUSQUET PHILIPPE

ENSEIGNANT RESPONSABLE : Mme JALLEY

Ecole Centrale Paris, 1981



INTRODUCTION

 

« Des intuitions sans concepts sont aveugles, mais des concepts sans intuitions sont vides. »

Kant.

« Les images se précipitaient, des tours, des cercles les uns sur les autres, un cylindre placé en oblique. Tout est en mouvement, en croissance; les tours s’élèvent de plus en plus, le cercle se creuse et devient cylindre… ». Telles sont les impressions décrites par un patient du psychologue Kretschmer à la lecture d’un passage de Kant sur la question de l’infini sans l’espace[1].Cette floraison déconcertante de figures géométriques, dont les transformations épousent par une nécessité quasi mécanique le développement d’un raisonnement abstrait, relève certes de la pathologie. Mais ne peut-on y voir l’expression exacerbée d’une faculté générale de l’esprit, qui lui permet de se forger des représentations imagées comme support d’un raisonnement, faculté dont l’importance et la presque universalité sont avérées par de nombreux témoignages ?

J.Hadamard, dans son « Essai sur la psychologie de l’invention dans les domaines mathématiques » a rassemblé ceux des principaux créateurs scientifiques de son temps. Le témoignage d’Einstein est justement célèbre : « les mots et le langage, écrits ou parlés, ne semblent pas jouer le moindre rôle dans le mécanisme de ma pensée. Les entités psychiques qui servent d’éléments à la pensée sont certains signes ou des images plus ou moins claires, qui peuvent « à volonté » être reproduits et combinés… » Pour Hadamard lui-même : « 1’aide des images est absolument nécessaire à la conduite de ma pensée, et je ne suis jamais trompé par elles« . Cependant, l’entreprise que s’est fixée ce mathématicien d’étudier les conditions de la création scientifique ressemble fort à une gageure : si elle apporte aux tenants de la pensée non verbale une confirmation essentielle -Schopenhauer n’allait-il pas jusqu’à dire que « les pensées meurent au moment où elles s’incarnent dans les mots »-, elle n’en reste pas moins extrêmement vague sur ce que sont effectivement ces « images » que manipulent si spontanément et si efficacement, à les croire, les savants les plus austères : « le jeu sur les éléments mentionnés vise à être analogue à certaines connexions logiques que l’on recherche… », il semble qu’on ne puisse guère aller plus loin que cette constatation d’Einstein.

Un des rares cas précis cité par Hadamard est celui de sa « vision » personnelle de la démonstration selon laquelle il existe, par exemple, un nombre premier supérieur à 11 :

  • je considère tous les nombres premiers de 2 à 11;
  • je vois une masse confuse.
  • je forme leur produit N = 2x3x5x7x11;
  • N étant un nombre assez grand, j’imagine un point assez éloigné de cette masse confuse;
  • j’augmente ce produit de 1, soit N + 1;
  • je vois un 2° point un peu au delà du premier;
  • ce nombre, s’il n’est pas premier, doit admettre un diviseur premier, lequel est le nombre cherché !!
  • je vois un endroit quelque part entre la masse confuse et le premier point. »

On voit que les images manipulées sont extrêmement élémentaires (amas, points) et que leur mode de signification est basé principalement sur les rapports spatiaux qu’elles entretiennent entre elles, dans un espace intuitif propre à leur créateur. Il semble bien en tout cas qu’il ne s’agisse nullement de perceptions visuelles rémanentes, sinon de manière très lointaine, mais plutôt de schémas abstraits utilisant des éléments géométriques simples, créations instantanées en réponse à un problème précis, ou produits durables de l’élaboration raisonnée d’un « dictionnaire » personnel.

Dans la mesure où, comme le pense Hadamard, « donner de la précision à ces images risquerait de les altérer », la tentative de cet auteur n’en apparaît que plus méritoire; car, bien que cette imagerie mentale constitue sans doute un des fondements essentiels de la création scientifique, elle représente cependant, du fait de son flou nécessaire, de son caractère difficilement communicable à qui n’en a pas l’expérience personnelle, l’opposé d’un objet d’étude scientifique.

Rien d’étonnant donc à ce que les ouvrages achevés, du moins dans leur grande majorité, manifestent une remarquable pudeur à l’égard de leurs sources intuitives (ainsi par exemple les puissantes analogies hydrodynamiques qui ont fourni à Maxwell sa « vision » de l’électromagnétisme, disparaissent entre les travaux préparatoires et le mémoire définitif), ceci d’une manière certes assez légitime (puisque toute formalisation véritable, toute axiomatisation, passe par l’épuration totale de ces résidus intuitifs, foyers d’imprécision et d’erreurs)- mais néanmoins dommageable à une étude épistémologique : les témoignages directs sur les sources d’inspiration des savants sont rares, extérieurs le plus souvent à leur oeuvre scientifique. A.Koestler en a rassemblé quelques-uns dans son livre consacré à la création, « Le cri d’Archimède », qui conclut qu’on a certainement surestimé, depuis le siècle des Lumières, le rôle des processus strictement intellectuels pour la pensée scientifique, au détriment d’une puissance visionnaire pré-verbale commune à tous les grands créateurs.

En résumé, il semble prouvé que des images mentales proches de figures géométriques simples jouent un rôle important dans la pensée scientifique, tant au niveau de la recherche intuitive qui précède l’émergence d’une notion, que dans la conduite même d’un raisonnement. Comme cependant ces images ne sont aucunement nécessaires – voire même nuisibles – à l’expression de la pensée achevée, une étude directe, du type de celle d’Hadamard, semble extrêmement difficile puisqu’elle suppose, envers les notions figurées, le même genre d’intimité que celle de leur créateur.

Cependant, puisque ces images sont liées à une étape de construction des concepts, il semble logique, transposant le problème dans une perspective historique, de rechercher dans les époques pré-scientifiques un matériau plus accessible. Là, dans une pensée qui demeure très souvent métaphorique et analogique, où le raisonnement, faute de formalisation et de mathématisation, émerge à peine du royaume de la suggestion liée aux mots et aux images, il est possible d’observer le recours sans frein à cette faculté imageante. Désireux de nous éloigner le moins possible de la pensée scientifique, nous n’avons pas exploré les domaines spécifiques du mythe et de l’imaginaire, où pourtant on retrouverait sans doute – mais inextricablement liées à des figures plus complexes -, des intuitions géométriques. Nous avons interrogé seulement les auteurs qui, suivant les moyens et les illusions de leur temps, ont recherché la rigueur de la Raison, philosophes et savants dont les conceptions se préfigurent et s’influencent mutuellement, dont les intuitions se ressemblent, si différentes que soient les oeuvres achevées.

Ce présupposé d’une unité profonde des intuitions de base et des processus créatifs doit être considéré comme une hypothèse de travail, sans laquelle cette étude.comparée des principales « figures » intuitives n’aurait aucun sens. Nous n’avons pas cherché à vérifier cette hypothèse, à analyser le détail de ces processus psychologiques : mais seulement à constituer, au travers d’exemples nombreux, un répertoire de quelques unes de ces formes intermédiaires, de ces « signes, soutiens de la pensée intuitive » dont R.Jakobson, dans une lettre à Hadamard, propose la classification suivantes : signes conventionnels d’une part, propres à une société et signes personnels d’autre part, forgés par le seul individu ; parmi ces derniers, certains, épisodiques, correspondent à un acte créateur particulier ; d’autres au contraire semblent constituer un patrimoine commun à plusieurs créateurs, relativement indépendant des circonstances sociales et historiques : ce sont ces formes « stables » de la pensée intuitive que nous avons essayé de repérer et de classer.

Une telle démarche est nécessairement très apriorique :

  • a priori dans le choix de ces formes, puisqu’il ne saurait être question de prétendre à l’exhaustivité. Nous avons retenu celles qui nous semblaient les plus générales, les plus fréquentes, susceptibles d’une traduction en termes géométriques, ou tout au moins de localisation spatiale ; celles, enfin, qui personnellement nous parlaient.
  • a priori dans leur classement, que nous avons pu cru pouvoir faire dépendre du nombre d’objets symbolisés, du nombre d' »actants » en présence.

Ceci nous a conduit, afin de simplifier le langage, à utiliser des formulations telles que « la coupure du cercle figure le passage de l’unitarité à la binarité », sans qu’il faille entendre par ces termes de quelconques essences de l’Un ou du Deux aptes à des transformations mystérieuses : nous avons/simplement voulu rendre compte de certains glissements privilégiés entre figures, certains tombant sous le sens, d’autres, plus subtils, traduisant la mobilité de la pensée intuitive.

  • a priori dans les rapprochements que nous avons essayé d’établir entre des figures dégagées par l’étude de raisonnements préscientifiques ou philosophiques, et leurs correspondants supposés dans les domaines scientifiques : étant entendu que la démarche inverse, bien plus difficile, serait sans doute plus fructueuse ; des figures spécifiques à la pensée scientifique nous ont ainsi échappé, et nous avons privilégié par contre des formes (par exemple l’opposition des contraires) qui y sont relativement secondaires.
  • a priori enfin dans l’abstraction faite de toute référence historique ; nous avons présenté ses formes hors contexte, désincarnées de leur substrat culturel ; nous avons négligé leurs influences mutuelles et leurs évolutions respectives, comme si elles étaient entièrement non-apprises, et réinventées suivant les besoins de chaque créateur.

Cette approximation parait relativement justifiée, par le fait que leur simplicité, leur caractère immédiat, permet à chacun de les extraire de son propre fonds. De plus, la grande extension de leurs emplois, qui résulte de cette simplicité même, rend très difficile le suivi historique de l’une d’entre elles[2].

Nous ne nous dissimulons pas que ces a priori font planer une certaine ambiguïté sur la nature des formes répertoriées : si elles ont certainement quelque analogie avec les images mentales mises en évidence par Hadamard, on ne peut les identifier à elles : en tant que commun dénominateur de pensées créatrices diverses, elles sont en effet trop élémentaires pour se prêter commodément à la représentation de raisonnements élaborés, comme le montrera l’exemple du raisonnement dit « de la diagonale ».

D’autre part, elles ne sont pas réellement homogènes : certaines semblent si profondément enracinées dans les mécanismes de la pensée opératoire et dans la substance même du langage qu’elles ressortissent plutôt d’une étude psychologique et linguistique ; d’autres, qui renvoient à des notions aussi vastes que celles de séparation, d’altérité, de contrariété ou d’unité, relèvent de la philosophie ; d’autres encore, qui confinent à la métaphore, plutôt d’une critique littéraire ; d’autres enfin, restées très proches des objets qu’elles modélisent, d’une critique purement scientifique.

Ces quatre approches possibles, dont parfois toutes sont nécessaires, nous semblent grosso modo être celles des quatre auteurs chez qui nous avons principalement puisé, nous contentant de confronter leurs points de vue :

  1. L’oeuvre de J.Piaget éclaire d’une lumière nouvelle les rapports du logique et du psychologique : la « psychologie génétique » compare la construction et l’évolution des structures de la personnalité et des structures de la Raison, et 1′ »épistémologie génétique » nous montre comment, dans certains cas, les stades de la connaissance scientifique récapitulent ceux de l’acquisition des connaissances par l’individu. Elle fournit donc un cadre remarquable pour la compréhension de ces images mentales qui, jaillies de l’esprit créateur d’un seul, semblent souvent presque universelles.
  2. La « Philosophie des formes symboliques » d’E.Cassirer vise à « élargir le projet épistémologique » : « au lieu de se borner à rechercher a sous quelles conditions générales l’homme peut connaître le monde, il devient nécessaire de délimiter mutuellement les principales formes suivant lesquelles il peut le comprendre… ».[3]Le tome I de cet ouvrage étudie dans quelle mesure le langage est dépendant de ces formes, le tome 2 (que nous n’avons pas utilisé) tente de les retrouver dans le mythe, le tome 3 les décèle au sein des concepts scientifiques. On trouve dans ce dernier tome des indications précieuses sur la « fonction symbolisante », bien que les » formes symboliques » étudiées ne soient pas à proprement parler des figurations géométriques (excepté le point fixe), mais des catégories très générales comme l’espace et le temps.
  3. Chez M.Serres, les formes géométriques deviennent véritablement un objet principal d’étude, passant même avant les notions symbolisées. Ainsi, la « Naissance de la physique dans le texte de Lucrèce » est un essai sur la figure dynamique du tourbillon, de la spirale et de l’écart angulaire. Nous étant limité dès le départ à des figures « statiques », qui représentent un état et non un processus, nous avons surtout utilisé Le Système de Leibniz et ses modèles mathématiques, dont les analyses sur les figures du réseau, de l’étoile et du point ont valeur très générale. M.Serres y déplore incidemment la « pitoyable pauvreté de nos modèles de pensée » : « alors que la science met en évidence des structures ultra-fines, nous philosophons toujours à l’aide de modèles ou de schémas non affinés, au moyen de techniques de raisonnement qui, elles, n’ont guère fait de progrès » [4](4).
  4. Nous avons trouvé dans le court ouvrage de R. Thom, « Morphogénèse et imaginaire », comme une réponse à cette attente. La « théorie des catastrophes » représente une reconnaissance du rôle de l’analogie dans les sciences, puisqu’elle permet une « classification des « logoi archétypes », c’est-à-dire de tous les types possibles de situations analogiques », la validité de cette réduction reposant sur le fait que « 1’esprit et le monde extérieur possèdent les mêmes mécanismes de régulation et de simulation ». Quoiqu’il en soit, la collection des « catastrophes élémentaires » et des figures obtenues à partir d’elles fournit un riche dictionnaire analogique – parfois assez hermétiqu e- qui permettra peut-être, à terme, de renouveler le sempiternel symbolisme des cercles, des droites et des plans.

Citons enfin, dans les domaines de la Poétique et de l’Imaginaire, les oeuvres de G.Durand et de G.Bachelard, qui mettent en évidence des figures analogues; ainsi notamment dans « La poétique de l’espace », les chapitres sur la phénoménologie du rond, la dialectique du dehors et du dedans, la miniature.

Il est temps désormais de débroussailler quelque peu notre terminologie : nous n’étudions pas les images mentales en général, qui peuvent être aussi bien des souvenirs visuels que des schémas construits, et dont certains psychologues[5] ont pensé qu’elles constituaient l’intégralité du fonctionnement cérébral ; mais seulement celles qui semblent exprimables par des formes géométriques simples. Cependant, nous ne les étudions pas en tant que schémas achevés, tels qu’on peut les trouver en marge d’un livre de géométrie, et qui illustrent des raisonnements particuliers. Il s’agit plutôt de formes préalables ou contemporaines au raisonnement, qui sont comme autant de clés intuitives à essayer successivement, puis à affiner peu à peu, et qui servent, non à calculer, mais à visualiser des relations entre éléments, ainsi que le conseille Descartes[6] « L’imagination sera surtout d’un grand usage lorsqu’il s’agira de résoudre un problème non plus par simple déduction, mais par plusieurs déductions sans liens entre elles, dont il faudra ensuite coordonner les résultats après en avoir fait une énumération complète… Nous risquerions d’ oublier des données si nous n’avions pas sans cesse présente à l’esprit l’image de l’objet sur lequel nous raisonnons, qui nous les représente toutes à chaque instant »

A l’aboutissement de ce processus d’adéquation progressive de la représentation à l’objet, se constitue un modèle, qui rassemble et synthétise les différentes propriétés du substrat (« modèle » atomique de Rutherford par exemple). Bien qu’on puisse retrouver dans le modèle telle ou telle des intuitions primitives qui ont servi à son établissement, leurs caractéristiques individuelles s’effacent devant leur rôle nouveau au sein de l’ensemble, qui seul importe. A l’opposé, la métaphore, cette condensation analogique instantanée de deux choses en une, ne vise le plus souvent qu’une seule caractéristique de la figure : le cercle par exemple, figure « sans commencement ni fin », comme métaphore de l’éternité.

La notion que nous essayons de dégager se situe à mi-chemin de ces deux pôles : plus riche que la métaphore, puisque se prêtant le plus souvent à diverses interprétations, mais moins complète que le modèle, qui fige définitivement un grand nombre de rapports, nous avons cru bon de la dénommer « figure de l’intuition », afin de rappeler qu’elle participe à la fois, par sa nature de la « figure géométrique », et par son imprécision nécessaire de la « figure de style ».

Entre l’analyse de l’extension, des propriétés symboliques et des transformations de ces « figures » , et la simple constatation de leur puissance persuasive, nous avons essayé d’ébaucher au mieux une topologie, au pire une rhétorique.



LA FRONTIERE

« Cela pense, devrait-on dire. Nous nous rendons compte de certaines représentations qui ne dépendent pas de nous ; d’autres dépendent de nous, ou du moins nous le croyons ; où est la frontière ? On devrait dire : il pense, comme on dit : il pleut. »

Lichtenberg

Si nous consacrons ce court chapitre introductif à la notion de frontière, qui n’est pas à proprement parler une figure, à peine un linéament, c’est que l’édification de frontières constitue un préliminaire obligé, un moment indispensable à la constitution de toute figure, comme le trait qui débute le dessin.

Ainsi que le remarque Cassirer,

« c’est une des tâches les plus importantes de la critique générale de la connaissance que de formuler les lois selon lesquelles on pose ces frontières dans le domaine théorique, avec les méthodes de la pensée scientifique. Elle montre que l’être « subjectif » et l’être « objectif » ne s’opposent pas dès le départ comme des sphères immuablement dissociées, parfaitement déterminées quant à leur contenu, et que l’un et l’autre n’acquièrent leur précision conceptuelle que dans le procès de la connaissance et en fonction des moyens et des conditions de celle-ci. »[7]

Nous voudrions, en nous inspirant de cette démarche, donner brièvement quelques exemples de l’intervention de frontières dans les domaines scientifiques, afin d’illustrer les principales acceptions de cette notion. Puis, les confrontant avec des conceptions plus générales de la frontière, nous serons conduits à nous interroger sur les conséquences psychologiques de cette pose ou dissolution de frontières, et plus précisément à distinguer, suivant la manière dont le cloisonnement s’effectue, deux grands types de figures intuitives.

Exemples de « frontières » dans les domaines scientifiques

C’est dans la notion d’ ensemble, en mathématiques, que nous devons semble-t-il rencontrer la notion de frontière dans sa plus grande généralité. En effet, la constitution d’un ensemble exige qu’on puisse dire de tout objet de pensée s’il est ou non compris dans l’ensemble, et qu’à « l’extérieur d’un certain cercle fermé de choses délimitables au moyen d’un principe donné, on n’ait plus d’élément de l’ensemble »[8].Si seuls sont définis logiquement l’ensemble et son complémentaire, puisqu’aucun élément ne peut échapper à cette dichotomie radicale, on voit que dans la formulation même de la pensée, dans la représentation intuitive ou graphique, il est nécessaire de recourir à l’image d’un contour délimitant : « à l’extérieur d’un certain cercle fermé », ou tout aussi bien « d’un côté d’une certaine droite ». C’est seulement en topologie, étude des localisations et des formes spatiales, que la frontière est reconnue comme entité à part égale, entre l’objet distingué et le domaine négligé ; cependant elle est conçue comme seconde vis à vis de cet intérieur et de cet extérieur prépondérants, puisqu’elle est définie comme la différence (adhérence de l’ensemble A moins son intérieur) ou encore comme ( complémentaire dans l’ensemble E de l’intérieur et de l’extérieur). Cette notion ne correspond bien à l’intuition que pour les espaces connexes (d’un seul tenant).

Ailleurs peuvent exister des parties à la fois ouvertes et fermées , et qui donc n’ont pas de frontière. La topologie nous a par ailleurs habitués à bien des formes paradoxales, qui n’ont ni « intérieur » ni « extérieur » telle la « bouteille de Klein ». De même, Brouwer a pu construire une courbe frontière entre trois pays, telle que chacun de ses points soit un point triple[9], où là encore l’intuition immédiate est en défaut :


Chaque pays A, B ou C émet un prolongement qui reste à une distance x/n des autres. Pour obtenir la courbe des points triples, on fait tendre n vers l’infini.

Mais c’est principalement en analyse que la frontière vient à jouer un rôle authentiquement positif : la résolution d’une équation différentielle pose en effet un problème de conditions initiales, ou aux limites[10]; le « problème de Dirichlet » est à ce titre particulièrement instructif : il s’agit de démontrer l’existence d’une fonction f de trois variables x,y,z continue de classe C2 et telle que le laplacien de f

soit nul à l’intérieur d’un volume V (la fonction est alors dite harmonique) et telle que f prenne des valeurs données à l’avance sur la frontière S de V. Ce problème régit un grand nombre de cas physiques : on impose par exemple une température donnée sur une enceinte, et on demande la température intérieure, à l’équilibre. Il est clair que la connaissance de la température en tout point intérieur de V ne dépend que de sa position, et des valeurs fixées à la frontière.

A ces fonctions harmoniques est liée la théorie des fonctions holomorphes (si z = x + iy est un nombre complexe de C, une fonction f de C est holomorphe, grossièrement, si elle ne dépend que de z ; c’est donc une fonction à deux variables exprimable en fonction d’une seule variable complexe). Toute fonction harmonique peut être considérée comme la partie réelle d’une fonction holomorphe : on ne s’étonnera donc pas de retrouver chez ces dernières une relation étroite entre frontière et intérieur, qu’exprime la formule de Cauchy :

si f est holomorphe sur l’ouvert 0 de C, si F est une ligne frontière entourant le point a de 0 (homotope à un cercle), alors la valeur de f au point a est entièrement déterminée par le parcours des valeurs de f sur la frontière ; plus précisément, on a :

De par la simplicité de leur détermination, les fonctions harmoniques constituèrent pour les physiciens du XIX siècle une sorte d’idéal. Des techniques furent trouvées en analyse vectorielle, permettant également de ramener une étude sur un domaine à une étude sur sa frontière, basées sur les formules

  • de Stockes :
  • de Green-Ostrogradski :

le flux du rotationnel d’un vecteur E à travers une surface fermée S est égal à la circulation de E sur la frontière C de la surface

L’intégrale de la divergence de E sur un volume V est égale au flux de E à travers la frontière S

Le choix des conditions aux limites ou initiales est donc fondamental pour la résolution de toute équation différentielle. Si dans certains cas, comme nous l’avons vu, la donnée des conditions aux limites suffit à déterminer globalement la fonction dans tout son domaine d’existence, il est d’autres cas où on peut la déterminer seulement au voisinage de ses conditions initiales[11].

Pour illustrer cette importance des conditions aux limites, citons en cosmologie l’équation poissonnienne qui lie le potentiel de gravitation à la densité locale de matière. Ce type d’équation nécessite une solution globale, et donc suppose de définir des conditions aux limites. Pour tourner la difficulté lorsqu’on l’applique à l’univers entier, Einstein, dans son premier modèle cosmologique d’univers « cylindrique », a supposé a priori que l’espace est une figure fermée, analogue à une sphère de dimension 3 dans un espace euclidien fictif de dimension 4 (il ne s’agit nullement du continuum espace-temps à 4 dimensions, qui lui est réel)[12]. Comme la sphère habituelle de dimension 2 dans l’espace de dimension 3, cette sphère fictive est à la fois figure de clôture, délimitant un monde intérieur fermé, et figure, sur sa frontière, d’un monde où un déplacement indéfini est possible.

Nous n’en dirons pas plus sur ces différentes interventions de la notion de frontière dans les domaines scientifiques. Si elle se révèle absolument indispensable à la pensée opératoire, puisque la solution d’un problème dépend avant tout du domaine sur lequel on l’envisage, elle n’en reste pas moins souvent, lorsqu’on ne peut en faire abstraction, une source de difficultés multiples, une irritante discontinuité : le bord d’une figure n’est-il pas, au sens de R. Thom, un « fermé des catastrophes » ?

Exemples de « frontières » hors des domaines scientifiques

Hors du domaine spécifiquement scientifique, la notion de frontière, de limite, de bord, voit s’accentuer cette double nature figure à la fois créatrice : «  sans limite il n’y a pas de forme, sans forme il n’y a pas de perfection [13]», protectrice, matricielle, elle est en même temps borne, restriction à la liberté investigatrice de l’esprit.

Pour Parménide, dont la cosmologie est avant tout une méditation sur la sphère, 1’Etant

« est cette masse pareille à une sphère harmonieusement ronde, qui partout s’écarte également de son centre ; il n’est pas non plus de non-étant qui l’empêche de s’étendre en proportions égales…du centre jusqu’à son extrême achèvement rayonne son être homogène, souverainement…[14] »

Il n’est donc pas ici question de frontière, puisqu’elle séparerait l’Etant du Non-Etant, c’est à dire de rien. L’Etant n’est cependant pas libre d’une expansion illimitée, il est nécessaire d’informer cette masse rayonnante :

« la puissante nécessité le maintient étroitement dans des limites qui l’enserrent de toute part. Par conséquent, il n’est pas possible que l’Etre soit infini. En effet il ne lui manque rien, et s’il était infini il manquerait de tout. [15]« 

Dans ces deux fragments apparaît tout l’embarras – qui culmine dans le paradoxe final – de l’esprit confronté à cette notion de frontière, à la fois atteinte à la perfection idéale, et condition de cette perfection ; seule la figure de la sphère permet de concilier logiquement (la puissante Nécessité) ces deux exigences d’une liberté (expansion harmonieuse, en proportions égales) et d’une forme (qui se crée en quelque sorte de manière purement interne, sans qu’il soit nécessaire de la contraindre par une quelconque barrière).

Figure d’enfermement, mais aussi de protection, telle apparaît la frontière dans la cosmologie d’Empédocle, sphérique elle-aussi [16]:

Lors de l’Age d’Or, le monde de la Lutte est au-dehors, le monde de l’Amour au dedans. Mais la barrière n’est pas étanche, et progressivement la Lutte s’infiltre et s’échappe 1’Amour, jusqu’à ce que plus tard le mouvement s’inverse, en un cycle éternel.

Nous n’irons pas plus loin dans ce dialogue du dedans et du dehors, de l’intérieur et de l’extérieur, aux si profondes résonances affectives, et dont Bachelard a montré le rôle essentiel, notamment dans les conceptions alchimiques[17].

Comme dernier exemple du compromis entre une pensée nécessairement cloisonnante et une intuition unificatrice, qui s’exprime dans la notion de frontière, nous voudrions nous attarder quelque peu sur une démonstration de Spinoza (12)[18] : tandis que chez Parménide une Nécessité contenait assez mystérieusement l’Etant à l’intérieur d’une limite, aucune raison logique ne s’oppose, chez Spinoza, à la libre expansion de la substance divine. Dans le Livre I de l’Ethique, supposant au départ une multiplicité de substances conçues comme des entités cloisonnées, absolument disjointes, il montre comment l’une d’entre elles, Dieu, se développe irrésistiblement jusqu’à annuler les autres. Dans la démonstration qui nous occupe, l’existence de Dieu est prouvée par l’inexistence d’une raison qui l’empêcherait d’exister (on pourrait dire tout aussi bien de s’étendre). Cette démonstration constitue comme le négatif de l’argument ontologique (voir Annexe III : La méthode de la diagonale et la construction de cercles vicieux) selon lequel l’existence est interne à l’idée de Dieu :

Il est clair que toute la démonstration avec cette curieuse conception d’une raison comme localisée, est sous-tendus par des images spatiales où la notion de frontière – quoique devant être finalement répudiée – joue un rôle prépondérant.

La puissance et l’universalité de cette problématique de l’intérieur et de l’extérieur font soupçonner d’importantes bases psychologiques, qui ont été étudiées notamment par les psychologues Rubin et Britsch : pour ce dernier, la condition primordiale de la pensée visuelle est que « quelque chose de voulu se détache d’un milieu non voulu (apeiron) au moyen d’un contour délimité »[19].

Peut-être faut-il chercher la genèse de cette notion de frontière dans la construction progressive de la personnalité « à partir d’un « absolu indifférencié de moi et d’environnement », d’une « conscience protoplasmique » – selon le mot de Piaget – de symbiose avec l’univers. Pour Freud :

« A l’origine,l’ego inclut tout, plus tard il détache de lui-même le monde extérieur. Le sens du moi que nous avons à présent n’est donc que le vestige retréci d’un sens beaucoup plus large – sens qui embrassait l’univers et exprimait une connexion inséparable de l’ego avec le monde extérieur. Si l’on peut supposer que ce sens primitif de l’ego a été préservé dans une mesure plus ou moins grande dans l’esprit d’un grand nombre d’hommes, il coexisterait comme une sorte de contrepartie avec le sens de l’ego de la maturité,plus étroit et plus nettement dessin, et son contenu idéationnel serait précisément la notion d’étendue sans borne et d’unité avec l’Univers.[20]« 

Ce « sentiment océanique » est-il la contre-partie du cloisonnement inhérent à la pensée opératoire ? Il flotte en tout cas, associée à l’idée de frontière, comme la nostalgie d’une intimité perdue, qui s’exprime magnifiquement dans ce passage de Cassirer, à propos de l’intuition bergsonnienne :

« La pensée n’a son objet qu’en le « projetant » devant elle à une certaine distance où elle le considère. Toute union avec l’objet, si proche soit-elle, y signifie donc de ce fait une séparation de lui; toute conjonction devient une extériorité. Si on veut en venir à une unité véritable, au sein de laquelle être et savoir, au lieu de rester simplement face à face, s’interpénètrent vraiment, il faut qu’il y ait une forme première du savoir qui ait surmonté ce procédé de la spatialisation, de la mise à distance. Peut seule s’appeler métaphysique…la connaissance qui, libérée des contraintes du symbolisme spatial, se tient et se maintient au centre de l’étant par une pure vision intérieure, au lieu de chercher à capter cet étant au moyen de métaphores et d’images empruntées à l’espace.[21]« 

Est-il vraiment possible de s’abstraire de ce symbolisme spatial ? Les figures de l’intuition que nous allons maintenant décrire semblent prouver le contraire. Il nous a semblé possible de les séparer en deux grandes classes, suivant justement leur rapport à la notion de frontière : de nombreux auteurs considèrent que le passage à l’époque moderne a été marqué par la rupture épistémologique entre la conception médiévale d’un espace centré, borné, et l’infinité homogène de l’espace cartésien. Ainsi, G. Canguilhem fait remarquer que

« dans le succès du terme « milieu » (en biologie), la représentation de la droite ou du plan indéfiniment extensibles, l’un et l’autre continus et homogènes, sans figure définie et sans position privilégiée, l’emporte sur la représentation de la sphère ou du cercle, formes qui sont encore qualitativement définies et, si l’on ose dire, accrochées à un centre de référence fixe.[22]« 

Nous avons essayé de reprendre cette distinction, suivant le présupposé qu’une frontière « fermée » (cercle, sphère), séparant le champ réflexif en deux parties inégales, l’une infinie et l’autre finie, et apte à toutes les contractions et dilatations, ramène à l’idée de l’Un, ou du Tout indifférencié ; et qu’au contraire une frontière « ouverte » (ligne droite, plan) induit une coupure irrémédiable entre deux parties égales, adverses ou contraires, ce qui en fait la figure privilégiée de toute dualité.

La frontière devient alors dans le premier cas la contrainte à l’expansion de l’objet voulu, qu’il s’agit de lever ; dans le second cas, la barrière nécessaire entre deux expansionnismes équivalents.



FIGURES DE L’UN : LE CERCLE, LA SPHERE

 

D’une manière très générale, tout contour fermé, si complexe soit-il, concentrant l’attention sur un domaine clos au détriment d’un extérieur que l’on néglige, peut être considéré comme une représentation de l’Un[23]. Cependant la sphère ou le cercle (d’un point de vue intuitif, il n’y a pas lieu de distinguer les deux cas) reviennent à ce titre, du moins dans la tradition occidentale, avec une fréquence particulière. Nous nous limiterons donc à cette figure sphérique ou circulaire, le point (point fixe, centre…) en constituant un cas limite.

Les raisons d’une telle. hégémonie sont diverses : symétrie parfaite, simplicité maximale, commodité de représentation, analogies nombreuses avec des phénomènes naturels : nous en donnerons un inventaire rapide.

Quelques exemples de métaphores classiques, parfois de véritables modélisations basées sur la sphère illustreront ensuite l’importance de cette figure pour la pensée intuitive.

Nous consacrerons un paragraphe à des cas où interviennent la dilatation ou la contraction de la sphère, comme figuration du passage du local au global, du discret au continu.

Enfin,dans un dernier développement, nous verrons que cette figure (par emboîtements successifs, juxtaposition et imbrication), ou plus spécialement sa forme « duale », l’étoile, se prêtent particulièrement bien à l’expression de la multiplicité : il semble que l’Un et le Multiple soient deux notions très voisines du point de vue de la représentation intuitive, sans doute du fait de leur commun caractère d’indifférenciation : homogénéité interne à l’Un ou indiscernabilité entre éléments du Multiple.

Pourquoi la sphère ?

L’Univers est sphérique :

« soit parce que cette figure est la plus parfaite, soit parce qu’elle donne la plus grande capacité et par conséquent convient le mieux pour ce qui doit contenir toute chose ; soit encore parce que toutes les parties de l’Univers qui sont parfaites, le soleil, la lune et les étoiles sont ainsi formées ; soit encore parce que toutes les choses ont tendance à prendre cette forme, comme on le voit par les gouttes d’eau et des corps liquides en général [24]« .

Telles sont, exposées par Copernic,les principales raisons – d’ordre à la fois logique et analogique – du choix si fréquent de la sphère comme figure de 1’Un, c’est-à-dire d’une totalité indifférenciée.

Reprenons brièvement cette liste, et complétons-la :

  • figure parfaite, elle est l’image de
    • la simplicité (symétrique par rapport au centre et à tout plan passant par le centre) ;
    • la permanence, au même titre que la spirale logarithmique, avec qui elle partage la propriété remarquable de se transformer en elle-même par un groupe continu de rotations (cette propriété merveilleuse inspira l’épitaphe de Bernouilli, le découvreur de la seconde figure : « eadem mutata resurgo ») ;
    • l’équilibre, la stabilité, du fait de l’égale longueur de tous ses rayons : cette régularité, interdit toute transformation autre que l’expansion ou la rétraction isotrope autour du centre, lequel est généralement perçu comme immobile.
  • figure maximale : elle représente à la fois la plus grande indétermination (puisque possédant toutes les symétries) et se détermine justement comme un maximum (plus grand rapport volume/surface, par exemple).[25]
  • figure de clôture :

« Il donna à l’ensemble un arrondi externe, une surface parfaitement finie et lisse. Le monde n’avait pas besoin d’yeux, puisque rien de visible n’était laissé au dehors. Ni d’oreilles, puisqu’il n’y avait rien d’audible au dehors. » Platon, Timée[26].

  • figure du cycle : conciliation des extrêmes temporels :

« Dans la circonférence d’un cercle, le commencement et la fin se confondent ». Héraclite.

« Toujours et partout, le vrai symbole de la nature est le cercle, parce qu’il est le schéma du retour périodique[27]« . Schopenhauer.

Métaphores et modèles sphériques

La coordination de telle ou telle de ces intuitions immédiates, ou la prise en compte d’une seule caractéristique privilégiée, ont donné naissance à une grande diversité de constructions intellectuelles qu’il serait vain de vouloir épuiser et classer ; en voici quelques exemples épars, qui vont de la simple métaphore au modèle véritable.

Le cercle,métaphore de l’éternité

« Un point donné de la circonférence, bien qu’indivisible,ne coexiste pas cependant avec tous les autres points, car l’ordre de succession constitue la circonférence ; mais le centre, qui est en dehors de la circonférence, se trouve en rapport immédiat avec quelque point donné que ce soit… L’ éternité ressemble au centre du cercle ; bien que simple et indivisible, elle comprend tout le cours du temps, et chaque partie de celui-ci lui est également présente[28]« . St Thomas d’Aquin.

Le cercle est ici utilisé classiquement pour représenter le temps (la sphère ne permettrait pas de figurer un ordre de succession), mais son caractère cyclique n’est pas développé. Le centre est conçu – nous en verrons d’autres exemples – comme point relié à tous les éléments d’une multiplicité.


La sphère, figure trinitaire

Pour Kepler,

« L’image du Dieu en trois personne réside dans la surface sphérique : ce qui signifie que le Père se trouve au centre, le Fils à la surface extérieure et le Saint Esprit dans l’égalité du rapport qui unit le point à la circonférence.[29]« 

On sait, de l’aveu même de Kepler, qu’une analogie entre Dieu le Père et le soleil, le premier agissant par l’intermédiaire du Saint-Esprit, le second par l’intermédiaire d’une force physique, est à l’origine de ses conceptions astronomiques :

« j’ai cru d’abord, et très fermement, que la force motrice d’une planète était une âme. [30]« .

Cependant, ce recours à la sphère comme figure de la Trinité, presque un poncif du mysticisme, recèle des possibilités de variation notables :

St Thomas d’Aquin Nicolas de Cues, Kepler Jacob Boehme
centre la créature insignifiante Dieu Fils
rayons Saint Esprit Saint Esprit[31]
surface externe Dieu Fils Dieu.

Ces inversions et flottements montre que si les auteurs chrétiens choisissent la sphère comme métaphore trinitaire, c’est moins parce qu’elle se prête à une tripartition qui manque apparemment d’évidence intuitive, que pour reprendre une tradition mystique presque universelle de représentation du divin.

Ainsi Plotin, qui dissèque pourtant la sphère en ses éléments constitutifs d’une manière semblable, n’introduit aucune ternarité. L’utilisation plotinienne de la sphère, dont l’image hante les Ennéades, mérite que nous nous arrêtions ; car elle révèle toute une mécanique interne à la figure et qui semble mener la pensée plutôt que lui servir simplement d’illustration on peut donc parler proprement d’un modèle sphérique chez Plotin:

  • la sphère elle-même représente l’Univers ;
  • ses grands cercle, les êtres animés ;
  • ses rayons, les intelligibles ;
  • son centre représente en tant que :
    • centre de grand cercle, une âme individuelle ;
    • extrémité d’un rayon, une intelligence ;
    • centre de toute la sphère,l’Un.

Il y a un centre au bout de chaque rayon, mais tous coïncident : en l’Un se confondent toutes les intelligences et les âmes individuelles. Mais surtout, de l’Un rayonnent toutes choses :

« le centre n’est point les rayons ni le cercle : il est leur père et il leur donne une trace de lui-même. Restant en son immobilité, il les engendre par une force qui est en lui et ils ne se séparent point de lui ».

Ainsi successivement le centre engendre les rayons, les rayons les grands cercles et les grands cercles la sphère tout entière. Il contient donc toute la sphère en puissance[32].

La sphère sénaire d’Abellio.

Dans son ouvrage La structure absolue, le philosophe et ésotériste R. Abellio propose un modèle universel d’explication basé sur la sphère.

La quaternité –« quatre pôles répartis en deux couples antagonistes, qui engagent le mouvement dialectique par deux rotations en sens inverse » – est le fondement des phénomènes. La « structure absolue » prend ainsi l’image d’une sphère dont les quatre premières polarités, disposées en croix, occupent le cercle équatorial, tandis que les deux dernières figurent l’axe vertical de la rotation d’ensemble ». On obtient la figure de la sphère sénaire, qui permet la combinaison de deux rotations et de deux translations en sens inverse[33].

Le « module cosmique » de G.Lacroix

On a encore une structure quaternaire. Les modules cosmiques (4 types sont possibles) sont basés sur la rotation de deux sphères autour de deux axes orthogonaux[34].

:Une étude plus large des différentes et innombrables constructions basées sur la sphère, s’influençant les unes les autres ou constamment réinventées, permettrait de mieux cerner la part exacte de l’intuition. Mentionnons simplement qu’un aperçu historique est donné dans les « Métamorphoses du cercle », de G.Poulet, surtout d’un point de vue de critique littéraire. Selon cet auteur, l’âge médiéval serait celui des emboîtements hiérarchiques de sphères, l’âge baroque celui des interpénétrations et le XVIII° siècle celui de l’indépendance des sphères :« monde d’atomes non crochus condamnés à voltiger… sans jamais former un vrai monde ». De plus, le sujet de la métaphore aurait subi à cette époque un renversement, passant de Dieu à l’Homme : « L’homme au XVIIIe siècle n’embrassera plus du regard la sphère de Dieu, mais la sphère des connaissances scientifiques. L’encyclie divine deviendra une simple encyclopédie ».

Dilatation et contraction

Une homothétie centrée sur C, C étant le centre de la sphère, écarte ou rapproche de C tous ses points à la même vitesse, quelle que soit la direction. Cette propriété de « dilatation isotrope » constitue un dynamisme particulier à la sphère, et en fait une figure privilégiée du passage du local au global.

La tradition mystique est riche en métaphores utilisant ce dynamisme :

  • pour Giordano Bruno, tout dans la nature est centré. La naissance d’un être est analogue. à l’expansion d’un cercle, la mort à sa contraction[35].
  • Johannes Scheffler, mystique allemand du XVIIe siècle, écrit : « lorsque Dieu reposait, caché, dans les entrailles d’une vierge, le point contenait le cercle », et compare la dissolution de l’homme en Dieu à l’élargissement du centre vers la circonférence[36].

Il est curieux de mettre en regard de ce texte le schéma mathématique, courant au début du XIX s siècle, qui visait à établir un paradoxe sur les infinitésimaux par le moyen de la dilatation et de la contraction simultanées de deux cercles 1 et 2.

On a en effet, par construction, égalité des surfaces hachurées. Lorsqu’on fait tendre PR vers AD, la « surface » du point P se trouve être égale à la « surface » de la ligne circulaire de rayon AD, ce qui semble absurde[37].

Dans les deux cas, le passage paradoxal entre deux quantités incommensurables, le point et la ligne, ou 1’homme et Dieu, est rendu possible par le recours à la métaphore sphérique.

Cette coïncidence n’a rien de très remarquable, car la dilatation ou la contraction du cercle, par sa simplicité, est couramment utilisée en mathématiques. Pour seul exemple nous citerons, en analyse, les lemmes de Jordan, qui permettent d’annuler l’intégrale sur un arc de cercle d’une fonction de la variable complexe, en faisant tendre le rayon de ce cercle vers l’infini : cette propriété est à la base du calcul d’intégrales par la méthode des résidus.

Plus généralement, on retrouve la notion de dilatation / contraction, en topologie, dans la notion d’homotopie : deux applications continues sont homotopes lorsqu’on peut passer de l’une à l’autre par une transformation continue. Ainsi, l’espace R, ou toute boule de cet espace, ont le « type d’homotopie » d’un point.

Citons enfin, en mathématique de la morphogenèse, la notion de « centre organisateur » dont R.Thom voit l’analogie, en physique, dans la théorie de l’explosion originelle, et en biologie dans le comportement exploratoire de l’embryon :

« je verrais volontiers l’Urbild de la spatialité, l’archétype fondamental de la notion d’espace, dans l’image d’un point-centre organisateur, qui s’étoile en une configuration sous-tendant tout un espace associé.[38]« 

Nous reviendrons dans le paragraphe suivant sur cette notion d’élément rayonnant et de polycentrisme.

Concluons seulement que l’expansion du point en sphère, puis, par passage à la limite et abandon de la fixité du point, en « une sphère de rayon infini et dont le centre est nulle part[39] » est un moyen privilégié de passage d’un espace radial à un espace cartésien, d’un espace pointé à un espace homogène, et finalement peut-être, « d’un monde clos à un univers infini ».

L’Un et le Multiple

Emboîtements

L’expansion ou la rétraction de la sphère, non de manière uniforme, mais par pas discontinus, donne naissance à la figure des sphères concentriques emboîtées, dont on connaît l’importance pour toutes les cosmologies intuitives :

Modèle képlerien des orbites planétaires, entre lesquelles s’inscrivent les cinq solides parfaits

Une hiérarchie de mondes « gigognes » s’établit, entre lesquels jouent parfois des rapports subtils de proportionnalité : ainsi dans le « Phédon » de Platon, la Terre sphérique sur laquelle nous vivons est conçue comme un « creux » d’une Terre supérieure, notre ciel étant pour celle-ci une mer. Ceci explique le caractère corrompu des choses de ce monde, dont nous trouverions plus haut les correspondants plus purs, dans le même degré que l’air s’éloigne de l’eau et l’éther de l’air[40].

Ainsi donc, derrière la figure des sphères concentriques – cette itération indéfinie d’un Même – se profile souvent l’idée d’une ressemblance, d’une isomorphie entre étages : moins qu’une figure du Multiple, les sphères gigognes apparaissent encore comme une figure des modalités de l’Un[41].

Cependant, l’emboîtement peut être plus complexe : ainsi Leibniz utilise la figure de l’emboîtement trois par trois de sphères non concentriques, comme modèle de sa théorie préformationniste de l’emboîtement des germes[42].

La projection sur un plan de cette construction donne une juxtaposition de cercles séquants, qui se « croisent sans se détruire » comme si l’on avait jeté dans de l’eau plusieurs pierres à la fois. M.Serres[43] y voit une figuration du polycentrisme leibnizien, fondement de la monadologie (voir notre Annexe I : La monade et ses avatars ): la monade est en effet définie comme un point de vue local, enfermée qu’elle est dans la sphère de ses perceptions, qui recoupe plus ou moins confusément celle des monades voisines. Cette figure des sphères juxtaposées et imbriquées préfigure assez exactement la notion moderne d’espace topologique, dans lequel tout est défini par des ‘relations de voisinage, c’est-à-dire des intersections de boules.

Un autre emboîtement du même type est le modèle d’univers pentadique de Fournier d’Albe (1907), proposé afin de résoudre la paradoxe d’Olbers (« ciel de feu »). On l’obtient à partir de cinq points disposés en croix, qu’on intrapole en remplaçant chaque point par le schéma entier, ou qu’on extrapole en considérant les 5 points comme un seul point du schéma. Quoique ne faisant pas appel à la figure plus élémentaire des sphères emboîtées, ce modèle mérite d’être cité car il répond à la même volonté intuitive d’hiérarchisation homogène[44].

Une conception leibnizienne du monde, en réaction contre tout monocentrisme, semble avoir inspiré nombre d’auteurs contemporains, dans des domaines très divers : le zoologiste Von Uexküll insiste sur les caractéristiques perceptives propres à chaque animal (perception des couleurs, du temps…): « tout animal est entouré par son milieu spécifique rempli des caractéristiques auxquelles il est sensible, comme par une bulle de savon[45]« ; par analogie avec les comportements animaux, le sociologue E. T. Hall développe pour l’homme la même conception d’une bulle invisible, qui représente « notre distance personnelle, notre espace intime et vital[46]« ; on connaît enfin, en psychologie, les images de l’autisme ou de la schizophrénie comme « enfermement dans une coquille »

Mais la limitation de cette figure des sphères juxtaposées tient à ce qu’elle suggère une collusion d’individus isolés, de noyaux durs se choquant les uns aux autres comme dans un chaos moléculaire, plutôt qu’une communauté d’unités compénétrantes, dont nous visualisons mal les imbrications. Lorsque c’est l’aspect relationnel entre ces diverses unités qui doit être souligné, l’intuition aura plus volontiers recours à une nouvelle série d’images.

Etoile

C’est encore à Leibniz que nous nous référerons, en reprenant les résultats, à valeur générale, de l’étude de M. Serres.

Une figuration privilégiée de la monade est en effet celle du point rayonnant, intersection d’un faisceau de droites, point focal, étoile. C’est en quelque sorte la figure duale, orthogonale de la sphère, que nous avons vu apparaître déjà chez Plotin. M.Serres dégage de cette figure deux propriétés intuitives:

  • l’angle entre deux rayons restant fixe, elle est l’image d’une « information » qui se transmet sans changement de zéro à l’infini. Elle traduit « l’itération infinie (dans la similitude) d’une relation qui se propage d’un côté vers le monde, autant qu’on veut, de l’autre jusqu’à la limite centrale et ponctuelle » [47];

  • d’autre part, elle permet de visualiser tous les angles possibles autour d’un point, donc « une multiplicité infinie d’itérations et de propositions analogues autour du point central, siège indivisible d’écartements en nombre infini »[48].

Nous voudrions mentionner un développement inattendu de ce schéma[49] pour expliquer qualitativement l’existenced’un rayonnement de freinage pour une particule chargée, .

On peut représenter un électron par ses lignes de champ rayonnantes. Dans le cas d’un électron suffisamment rapide, l’effet relativiste peut être visualisé par un resserrement latéral des lignes de champ.

L’électron se déplace à une vitesse uniforme v. Au temps t0, on l’immobilise (freinage instantané) au point A. A l’instant t, il se trouverait en B si le mouvement uniforme avait continué. A l’intérieur d’une sphère de rayon ct, qui se dilate au cours du temps, on a le rayonnement isotrope d’une particule arrêtée. A l’extérieur, le rayonnement relativiste de l’électron avant l’arrêt. La discontinuité à la surface traduit l’existence d’un champ transversal intense, le rayonnement de freinage.

Réseau

Ces étoiles, facilement composables, se rassemblent dans la figure du réseau : M.Serres[50] oppose la conception cartésienne de la chaîne « qui concrétise pour l’imagination l’unicité de la progression et la liaison des raisons » à la conception leibnizienne du « réseau à plusieurs chaînes concourantes, qui préserve de multiples entrées et entrecroisements: tapisserie, tissage, broderie… » Il semble. que ces deux conceptions n’aient pas cessé de coexister à l’intérieur de la pensée scientifique, la première étant officiellement professée et la seconde constituant un idéal, une référence fascinante.

Ainsi R. Thom, dans son ouvrage sur l’imaginaire mathématique[51], brosse un remarquable tableau de la conception « magique » du monde, comme « ensemble finement réticulé » de sphères locales, le mythe précisant la « concaténation spatiale de ces sous-domaines, marqués chacun d’un centre à caractère sacré », la magie proprement dite traduisant la possibilité d’une action à distance entre ces différentes sphères. Le mathématicien C. Bruter[52], témoigne d’une image mentale personnelle qui semble se référer également à la figure du réseau :

« imaginez une Tour Eiffel, en modèle réduit, dont l’armature se compose de fils de verre qui laissent passer une lumière blanche, intense et diffuse, qui enveloppe la construction. Voilà la sensation, l’image curieuse que me laisse la géométrie ».

Dans un autre ouvrage[53], il définit la notion de « centre organisateur » en ces termes:

« le champ de force qui rayonne autour d’un germe de glace et transforme petit à petit des gouttelettes d’eau en cristaux est appelé champ morphogénétique. On dit qu’il rayonne ou se déploie à partir du centre organisateur. »

Ces exemples partiels font présager que la pensée mathématique (du moins certaines écoles) peut tirer son inspiration de figurations mentales très générales, qui hantent depuis toujours la pensée intuitive : monde magique de fils reliant tout à tout, toile d’araignée où tout se répercute à l’infini, où « tout est conspirant » selon l’expression de Pythagore, monde d’harmoniques et de correspondances. A l’image mentale révélée par C.P. Bruter semble répondre cette impression d’enfance de Lanza del Vasto, déterminante à ses yeux pour toute sa philosophie future[54]: après un matin de gel,

« devant moi, chaque pierre s’était changée en étoile, et des fils luisants la laient à la terre. Et je compris que le monde est un grand cristal qui se renvoie la lumière de facette en facette ».

La figure du réseau, comme forme désincarnée de la réalité, comme abstraction se déployant à un niveau supérieur, est particulièrement développée dans les deux réflexions suivantes, que sous-tendent clairement de puissantes représentations mentales :

  • C.G.Hempel[55], dans une métaphore très poussée, insiste sur la dualité des niveaux, et les modes de correspondance entre eux :

« une théorie scientifique peut être comparée à un réseau spatial complexe : ses termes sont représentés par les noeuds du réseau, tandis que les fils qui relient ces derniers correspondent en partie aux définitions, en partie aux hypothèses primitives ou dérivées que renferme la théorie. Le système tout entier flotte pour ainsi dire au-dessus du plan d’observation, où il se trouve ancré au moyen de règles d’interprétation. On peut comparer ces règles à des chaînes qui n’appartiennent pas au réseau,mais en relient certaines parties à des régions déterminées du plan d’observation. Grâce à ces relations, qui servent à interpréter, le réseau peut remplir sa fonction de théorie scientifique : étant donné certains faits d’observation, nous pouvons remonter, par l’intermédiaire d’une chaîne d’interprétation, à un point précis du réseau théorique, et de là, par l’intermédiaire des définitions et des hypothèses, nous diriger vers d’autres points d’où une nouvelle chaîne d’interprétation nous permettra de regagner le plan d’observation ».

  • chez Cassirer,la relation entre la notion d’abstraction et la figure du « réseau flottant » est presque systématique. Témoin ce passage[56] où l’entité abstraite, le signe, est perçu comme totalement détaché de ses points d’ancrage terrestres :

« La formule chimique abstraite…ne contient plus rien de ce que l’observation directe et la perception sensible nous font connaître de ce corps; mais au lieu de cela, elle place le corps particulier dans un réseau de relations extraordinairement riches et finement articulées, dont la perception en tant que telle ignore encore tout 1’ensemble des réactions, des rapports causals possibles, régis par des lois universelles… C’est la totalité de ces associations régulières que la formule de constitution chimique unit avec l’expression de la singularité… Le signe sert à créer une médiation qui permet de passer de la simple « matière » de la connaissance à sa « forme » spirituelle. C’est parce qu’il apparaît sans masse sensible propre, parce qu’il flotte en quelque sorte dans le pur éther de l’activité signifiante qu’il possède la faculté de mettre en scène, au lieu de simples détails de la conscience, le réseau complexe de ses mouvements. »

L’influence leibnizienne est sensible dans tout ce développement (multiple dans l’un, signe conçu comme élément d’un espace métaphysique, d’un « pur éther » ..) ; et c’est encore vers Leibniz que nous allons nous tourner pour découvrir un nouveau thème lié à l’intuition réticulaire : celui du point fixe.

Point fixe

Si les monades tissent bien un réseau entre elles, dans le plan de leurs perceptions réciproques, elles n’en restent pas moins selon une autre perspective radicalement incommunicantes. Leibniz utilise comme représentation de ce monde monadique un faisceau de droites parallèles, passant chacune par une monade, le parallélisme symbolisant à la fois la séparation (incommunicabilité) et l’identité de nature des monades. En un point à l’infini concourent toutes ces droites parallèles, c’est-à-dire coïncident les points de vue respectifs de toutes les monades. Ce point particulier est analogue au point géométral situé au sommet d’un cône, depuis lequel on ne voit plus la diversité apparente des corbes coniques, puisqu’on reconnaît leur nature commune d’intersection d’un plan avec le cône. Pour Leibniz, Dieu est ce point à l’infini depuis lequel le parallélisme des monades se change en perspective conique, et se restaure l’unité fondamentale du monde. Dieu est le « géométral de tous les points de vue » (30)[57]

Derrière la complexité analogique de cette construction s’exprime une intuition finalement assez simple : la figure du réseau, ensemble d’étoiles interreliées, fournit globalement l’image d’un monde homogène, parcourable en toute direction. Pourtant, vu en son lieu particulier, chaque noeud est un point distingué, qui entretient avec l’ensemble des relations uniques, individuelles. L’intuition d’un point fixe résulterait donc de la volonté de concilier en un seul lieu le point de vue local (on arrête le parcours indéfini du réseau par un point courant) et le point de vue global (le point géométral rassemblant néanmoins en lui, en image, les divers éléments de la multiplicité).

C’est l’artifice du « point à l’infini » qui permet la conciliation de ces intuitions géométriques contradictoires : c’est ce qui transparaît notamment chez Kant, dans la description d’une idée transcendantale. Elle a pour usage

« de diriger l’entendement vers un certain but, qui fait converger les lignes de direction suivies par toutes ses règles en un point qui, pour n’être il est vrai qu’une idée (focus imaginarius), autrement dit un point d’où les concepts de l’entendement ne partent pas réellement – puisqu’il se situe entièrement hors des bornes de l’expérience possible – sert néanmoins à leur procurer la plus grande unité avec la plus grande extension[58]« .

En résumé, il semble bien que le sentiment profond d’une liaison universelle des choses incline l’esprit à se représenter cette diversité de relations sous forme d’une entité abstraite, dépouillée de toute consistance sensible, d’un réseau qui flotte au dessus du plan des objets jusqu’à parfois s’en détacher complètement ; la figure du réseau conduit ensuite à particulariser un point fixe d’où une vision globale est possible. Un dernier exemple synthétise ces intuitions successives : pour Cassirer, il faudrait que la philosophie puisse « découvrir un point fixe qui

serait situé au-dessus de toutes ces formes (les différents aspects de la culture spirituelle), mais non pas cependant absolument au-delà d’elles: un point fixe d’où l’on pourrait les embrasser toutes d’un seul regard, et qui cependant ne donnerait à voir que les rapports purement immanents que toutes ces formes entretiennent en elles, et nullement leur rapport à quelqu’être ou quelque principe extérieur et transcendant[59]« .

Ainsi partant de l’Un figuré par la sphère, nous l’avons itéré au sein de multiplicités abstraites, pour revenir finalement à l’Un sous la forme d’un point à l’infini, d’un centre, d’un point géométral contenant toutes choses en lui. Il est clair que l’aspiration au point fixe que révèle cette progression particulière a un caractère bien plus général. M.Serres[60], au travers d’une longue analyse des travaux scientifiques de Pascal, démontre qu’ils sont tous parcourus par l’obsession du point fixe, la quête d’un centre pour l’homme, irrémédiablement au-delà de ses possibilités d’appréhension. Souvent le problème du point fixe recoupe celui, si longtemps débattu, du maximum d’une suite ordonnée :

  • pour Platon, pour Saint Anselme, l’existence de choses justes ou bonnes impose l’existence de la Justice, ou du Bien souverains ;
  • pour Bossuet, l’idée d’imparfait impose celle d’un Etre parfait ; car on ne conçoit pas qu’une comparaison entre les termes de la suite soit possible sans un point de référence fixe, situé à une extrémité, au-delà de notre perception, dans un infini actuel.

Sur les racines profondes de cette notion de point fixe – que l’on a peine à qualifier de figure tant elle est élémentaire, et en même temps certainement fondamentale pour de nombreux processus psychologiques, nous ne pouvons que renvoyer à une hypothèse de Cassirer[61] :1’étude clinique de l’aphasie (perturbations du sens spatial, de la capacité d’additionner des nombres…) démontre pour cet auteur la nécessité absolue de définir un point de départ, une origine stable, inhérente à certains de nos fonctionnements cérébraux.

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FIGURES BINAIRES

 

« Les uns disent que c’est un caillou. Les autres disent que c’est un oiseau. En effet, c’est un oeuf. »

Lanza del Vasto, Principes et Préceptes du retour à l’évidence, p122.

 

« Dans l’oeuf il y a deux forces, celle qui tend à ce qu’il reste un oeuf et celle qui tend à ce qu’il devienne poussin. L’oeuf est donc en désaccord avec lui- même, et toutes choses sont en désaccord avec elles-mêmes. »

G.Politzer, Principes élémentaires de philosophie, p 185

Tandis que les figures de l’unité ou de la multiplicité, ainsi que nous l’avons vu, peuvent atteindre une certaine complexité géométrique, les figures de la binarité semblent beaucoup plus pauvres en représentations visuelles. Au contraire, du point de vue linguistique, la proportion est inversée, et une débauche de termes aux nuances très subtiles s’emploient à désigner les divers modes de la confrontation : les contradictoires, les contraires,les opposés, les inverses, les pôles, les complémentaires, les duaux, les extrêmes, les distincts, les différents… L’aspect « rhétorique » de la notion de figure prend nettement le pas sur son aspect « topologique ». Cependant, ici comme auparavant, nous aurons pour parti-pris de faire abstraction des racines linguistiques des concepts binaires, tout en restant conscient du caractère souvent arbitraire de cette discrimination.

Ainsi par exemple, selon le jugement de Cassirer, « le style de la langue d’ Héraclite et le style de sa pensée se déterminent réciproquement »: puisque dans le langage, tout sens est corrélatif à son contraire, de même la réalité, pour être exprimable, doit se trouver structurée en systèmes de couples antagonistes.

Nous ne tenterons donc pas de donner un sens précis aux divers termes énumérés plus haut, que des usages abusifs ont souvent malmenés et confondus. Témoin par exemple, ce raisonnement de Xénophane visant à prouver que Dieu est inengendré :

  • ce qui naît doit naître soit du semblable, soit du dissemblable ;
  • par raison de symétrie, le semblable ne peut pas naître du semblable. Car « il n’y a pas plus de raisons pour que l’un plutôt que l’autre engendre ou soit engendré ».
  • d’autre part, si l’Etre naissait du dissemblable, il naîtrait par définition de ce qui n’est pas, ce qui est absurde.

Le caractère sophistique de l’argument provient évidemment de la confusion entre le contraire (Etre, Non-Etre) et le différent (dissemblable). Cependant cette erreur élémentaire est révélatrice d’une réelle difficulté conceptuelle : le « contraire » peut être en effet défini « le dissemblable en tout ». Sitôt que, dans un premier moment de la réflexion, l’esprit se limite à envisager une seule propriété binaire, la distinction entre différence et contrariété s’efface. C’est seulement par un processus d’induction portant sur la totalité des propriétés d’un objet que se constitue celle-ci à partir de celle-là.

Des difficultés de ce type rendent illusoire une formalisation de ces catégories, dès lors qu’elles fluctuent si largement au gré des convictions et des intentions de qui les utilise. Nous nous contenterons donc de définitions minimales, d’après l’intuition spatiale dont elles nous semblent relever :

  • une séparation tranchée ( deux points distincts, plan coupant l’espace en deux parties) pourra dénoter les contraires ou les duaux (idée de symétrie) coexistant simultanément ;
  • les complémentaires impliquent l’idée d’un balancement, d’un mouvement de va-et-vient entre les termes qui révèle la nécessité d’une saisie alternative ;
  • les pôles, les extrêmes expriment une idée de continuité entre les termes (extrémités d’un segment par exemple)

Il semble parfois envisageable de distinguer la coupure gauche/droite, plutôt liée à la notion de symétrie[62], et la coupure haut/bas qui introduit une distinction de niveau. De même, en conformité avec une intuition physique évidente, la direction horizontale semble privilégier l’idée de continuité, de rapprochement ou d’extension sans rupture, tandis que la direction verticale impose un saut qualitatif, le « passage au plan supérieur », le « dépassement » d’une contradiction irrémédiable au niveau des termes initiaux[63]. (2)

Résultantes de perceptions physiques diffuses (la ligne d’horizon, la latéralité gauche-droite, la réflexion par un miroir, par un plan d’eau) et d’anisotropies inscrites au sein même de notre appareil sensoriel, ces figures ont un caractère complexe, mêlé, comparé à la clarté intuitive des figures unitaires. Car s’il est facile d’observer dans la nature des tendances au centrisme, au regroupement, à la forme sphérique, les phénomènes purement binaires y sont rares (miroirs, aimants, reproduction sexuée) et chargés de mystère. D’où des hésitations, des confusions, des superpositions fréquentes entre les figures qu’ils inspirent, plus ou moins indirectement.

C’est par contre le langage, ce monde où sans entrave se créent des paires de contraires, s’agglomèrent des racines en de nouvelles unités, qui fournit à la pensée binaire son principal matériau, son terrain d’expériences, sa source privilégiée d’analogies. A ce niveau d’abstraction supérieur, une construction intellectuelle se surajoute nécessairement aux intuitions immédiates : par là, la binarité ressortit avant tout d’une étude psychologique. On connaît les thèses de Wallon sur la préexistence des structures binaires, sur leur rôle essentiel dans la pensée relationnelle. De même Piaget a montré que, par exemple, le schème polaire action/résistance est un des premiers moments organisateurs de l’intelligence ; ou bien, étudiant comment de jeunes enfants reconstituaient la moitié cachée d’un objet, a mis en évidence la spontanéité de la notion de symétrie.

Nous ne pouvons développer l’exposé de ces recherches passionnantes. Qu’il nous suffise ici d’avoir mentionné ces deux déterminations fondamentales – linguistique et psychologique – de la pensée binaire et d’avoir marqué que celle-ci se situe, vraisemblablement, à un niveau différent de la pensée unitaire , plus abstrait, plus opératoire, moins instinctuel : si l’Un est le matériau du Mythe, le Deux est 1’instrument des Systèmes.

La binarité pure
.

Il est paradoxalement assez difficile de trouver des exemples de systèmes où se. confrontent uniquement des couples de principes, tant est forte la contamination du troisième terme et la tentation de l’échappée sur un autre plan. Le paradigme de la binarité pure pourrait être, bien sûr, la pensée d’Héraclite – si fragmentaire et difficile à saisir qu’elle nous soit parvenue – où l’énumération de couples de contraires, jointe à l’affirmation de leur identité profonde, prend presque rang de figure de style :

  • « le chemin qui monte est le même que le chemin qui descend » (frag. 60)
  • « Dieu est jour et nuit, hiver et été, guerre et paix, satiété et faim. Il se transforme comme le feu mêlé d’aromates: chacun le nomme à sa guise. » (fr. 67)

Ainsi l’harmonie repose sur la lutte, les transformations mutuelles et la confusion des contraires, dans le brasier qui est le principe universel. Cependant, nous retiendrons surtout de la pensée héraclitéenne cette magnifique image de l’harmonie par la tension interne:

  • « Ils ne comprennent pas comment ce qui lutte avec soi-même peut s’accorder : mouvements en sens contraires comme pour l’arc et la lyre. » (fr. 51)

Peut-être pouvons nous retrouver, dans la définition de la polarité par Schopenhauer[64], cette même intuition d’un couple qu’une liaison élastique unit, vibrant sans cesse dans des alternatives de rapprochement et de séparation à la manière d’un dipôle électrique :

« …phénomène d’une activité se décomposant en deux moitiés qui se conditionnent mutuellement, qui se cherchent et tendent à se réunir à nouveau…Leur séparation se manifeste le plus souvent aussi dans l’espace par un mouvement dans deux directions opposées. »

Profondément enracinée dans l’intuition d’un équilibre physique, comme le montre l’exemple d’Héraclite, cette idée d’une oscillation entre les contraires a reçu très tôt une interprétation d’ordre logique. Ainsi Platon, dans le Phédon, expose la théorie de leur génération réciproque : le « plus grand », par exemple, ne peut se concevoir que par accroissement à partir du « plus petit » ; on peut donc dire que le « grand » naît de son contraire, et réciproquement. Cette découverte de la continuité entre termes liés par une telle relation, et de la nécessité, afin que la nature ne soit pas « boiteuse », que tout parcours dans un sens soit compensé par un parcours en sens inverse, « comme si les choses qui existent accomplissaient un parcours circulaire », fournit immédiatement un argument contre l’irréversibilité de la Mort il faut que, par contrepoids, existe le passage inverse : revivre.

Aristote, dans sa théorie de la matière, reprend cette idée de symétrie nécessaire: tout objet, avant d’être, pouvait être indifféremment ce qu’il est ou son contraire. C’est le mouvement, ou le désir, qui le faisant passer de la puissance à l’acte, le fige dans l’une ou l’autre forme, qui dès lors s’excluent.

Par ce mécanisme de saut entre deux niveaux, on évite la collusion des contraires dans une même entité : ils deviennent proprement des complémentaires, en ce sens que seule la réunion des deux termes permet d’expliquer l’Univers, mais que sitôt que l’un apparaît, l’autre s’efface, à la manière de ces dessins géométriques qui apparaissent tantôt en creux, tantôt en relief, suivant la manière dont on les regarde.

Nous devons à Stéphane Lupasco d’avoir réorganisé ces intuitions aristotéliciennes à la lumière des découvertes de la physique contemporaine. On sait comment la dualité onde-corpuscule, en mécanique quantique, a pu inspirer le besoin d’une nouvelle logique propre aux phénomènes microphysiques ; on connaît égaiement l’introduction par Bohr du principe de complémentarité, selon lequel ces deux descriptions, quoique étant nécessaires toute deux à une explication totale, s’excluent néanmoins l’une l’autre dans l’expérience.

Nous ne mentionnons ce débat[65], qui semble d’ailleurs relativement passé de mode en physique, que parce qu’il est à la base de la problématique de Lupasco : ne pourrait-on en effet concevoir ce chassé-croisé des deux descriptions en termes de potentialisation/actualisation ? Actualisation de la particule potentialisant le champ sous forme d’onde de probabilité, actualisation du champ électro-magnétique potentialisant la particule sous forme de photon[66]. Plus généralement, toute réaction chimique, biologique, revient au passage d’un état potentiel à un état actuel, en potentialisant ce qui s’y opposait auparavant dans l’actualité. Ce balancement nécessite qu’à tout dynamisme corresponde un dynamisme en sens inverse : c’est le principe d’antagonisme.

On voit donc comment se trouvent réunies dans cette conception l’exigence de compensation de Platon, et la distinction de niveaux d’Aristote. Cependant, rien n’empêche ici que dans leur passage simultané d’un état à l’autre, les deux contraires ne se rencontrent dans un même état intermédiaire entre l’actualisation et la potentialisation. Le principe aristotélicien du Tiers-Exclu n’est plus valable, ce qui compte est la considération dans un même tout des deux antagonismes symétriques. De même, Lupasco ne manque pas de prendre ses distances vis à vis de la dialectique hégélienne : ici,pas de troisième terme synthétique ; on peut simplement définir un « système » englobant plusieurs couples antagonistes, auquel s’opposera à son tour un système antagoniste, au sein d’un système de systèmes »[67]. Inutile également de chercher à échapper à la contradiction par passage au plan supérieur :

« La vie est carnage, l’âme est tourment. Et c’est dans la non-transcendances de cette contradiction, infiniment expansible, que s’engendre cette conscience de la conscience et cette connaissance de la connaissance qui se confondent avec sa nature même.[68]« 

D’Héraclite à Lupasco se perpétue la même poésie tragique de l’opposition irrésoluble, de la contradiction source à la fois de Mort et de Vie. Cependant la recherche systématique de telles contradictions semble parfois manquer de pertinence : champ et particules, par exemple, représentent deux aspects distincts de la réalité, et il est difficile de les penser comme s’excluant l’un l’autre. Un exemple de système – ou plutôt de mise en forme assez humoristique – mettant en évidence le rôle créateur de la seule différence pourrait être le processus de « bissociation » qu’Arthur Koestler propose comme base de l’activité inventive :

« Lorsque deux matrices indépendantes de perception et de raisonnement interfèrent, le résultat sera :

  • soit une collision aboutissant au rire (réaction HAHA),
  • soit leur fusion en une nouvelle synthèse intellectuelle (réaction AHA),
  • soit leur confrontation dans une expérience esthétique (réaction AH).[69] »

Si donc, dans une certaine mesure, le processus inventif provient du rapprochement de deux termes auparavant disjoints (ainsi que le suggère le schéma ci-contre, emprunté à A.Koestler), l’efficacité d’un raisonnement dépend à l’inverse de la discrimination exacte des domaines sur lesquels il agit : c’est, à l’orée du raisonnement déductif, le principe de la méthode dichotomique. Mettant l’esprit, à chaque palier d’itération, face à deux possibilités qui s’excluent absolument, elle l’amène à définir, par emboîtements successifs,le statut exact d’un objet complexe. Ainsi que le montrent les exemples fameux du « Sophiste », c’est donc avant tout une méthode de classification et de clarification, qui permet de passer du général au particulier.

Remarquons qu’elle n’ajoute rien à l’objet initial: elle se contente de déployer au dessous de lui 1’arborescence de ses parties; Lue dans le sens ascendant, elle constitue une hiérarchie. Par là, elle est également une méthode relationnelle, en ce sens que, saisissant l’un dans le filet des sous-classes de l’autre, elle permet de montrer la dépendance de deux objets, et de donner une image de leur degré d’éloignement. Pour rappeler d’ailleurs cette inclusion constante dans le terme initial, Michel Serres[70] (9) propose de représenter la dichotomie sous forme d’une spirale se refermant sur elle-même, et convergeant vers l’objet recherché :

Cependant, il n’y a dans ces propriétés taxinomiques rien qui soit lié absolument à la binarité : on peut parfaitement concevoir plus de deux termes à chaque niveau, à condition qu’ils soient disjoints. Un exemple de l’emploi du procédé dichotomique en mathématiques nous aidera à saisir le caractère moteur de cette binarité :

Nous nous proposons de démontrer que tout segment S0 = [a,b] de l’axe des nombres réels est compact. Supposons S0 non compact, ce qui signifie par définition qu’il existe un recouvrement O = Ui Oi de S0 par une infinité d’ouverts, dont on ne peut extraire aucun sous-recouvrement fini ( O est par exemple la réunion d’une infinité de boules recouvrant entièrement le segment S0). Divisons S0 en deux parties [a, c] et [c, b]. L’une au moins de ces deux parties n’est pas recouvrable de manière finie dans O (sinon leur réunion [a,b] serait recouvrable de manière finie dans O, contrairement à l’hypothèse) . Notons S1 cette partie. En réitérant cette opération, on obtient une série de segments emboîtés S0, S1, S2… Une propriété de ces segments dans l’ensemble des réels est qu’il existe un nombre x appartenant à leur intersection. Puisque x appartient à S0, il appartient également à une boule Ok du recouvrement O. On voit donc, puisque tous ces segments sont en quelque sorte centrés par x, qu’il existera un segment S, suffisamment petit pour être recouvert par la seule boule Ok. Or d’après leur choix, tous ces segments sont non-recouvrables de manière finie dans O. On aboutit donc à une contradiction, qui prouve la fausseté de l’hypothèse initiale.

La démonstration repose clairement sur deux propriétés de la dichotomie compatibles avec celles intrinsèques des objets manipulés : le rétrécissement du domaine difficile, qui permet de le « centrer » puis de l’enclore, d’après des propriétés connues par ailleurs ; et une condition d’additivité, se propageant de proche en proche (si les parties étaient recouvrables de façon finie, la somme le serait également).

Cependant en dernière analyse, c’est la disjonction des classes qui est essentielle : l’étanchéité de la frontière garantit que, postérieurement à une étape donnée, les parties laissées de côté n’influeront pas sur la partie circonscrite.La binarité pure ne tient donc pas tant ici à la division par deux (la plus simple et la plus naturelle[71]) qu’à la distinction, à chaque étape, entre la partie négligée et la partie choisie. La dichotomie apparaît donc proprement comme une méthode raisonnée de concentration de l’esprit.

Le moyen terme

Si la dichotomie s’avère un instrument simple pour convaincre, pour ordonner, pour démontrer parfois, elle ne saurait rien nous apprendre sur le monde, puisqu’elle est la simple émanation de l’activité cloisonnante de l’esprit : Aristote, déjà, lui reproche cette stérilité. De plus, ce découpage en parties indépendantes, dont la somme est toujours égale au tout, apparaît bien sommaire: ainsi que le remarque Jean Rostand, « lorsqu’il s’agit de se représenter un phénomène naturel, la première démarche de l’esprit est souvent de pratiquer sur le réel d’illusoires dichotomie ». Ce caractère primitif de la division en classes disjointes est corroboré par la psychologie génétique : les jeunes enfants ne réussissent pas à rassembler des classes ayant un domaine commun, pour lesquelles la propriété d’additivité n’est pas conservée. L’introduction du « ou inclusif » en logique permet de lever la difficulté, mais introduit une propriété d’idempotence ( A ou A = A) moins familière à l’esprit[72] ; de même, Piaget a montré que l’acquisition de la transitivité, c’est à dire la constatation d’un dynamisme entre deux relations binaires juxtaposées, nécessitait un âge minimal.

Il semble bien que l’invention du syllogisme en logique corresponde à une extension de la méthode dichotomique suivant ces deux axes psychologiques :

  • « horizontal » : passage des classes disjointes aux classes imbriquées ;
  • « vertical » : considération de trois étapes successives.

Cette origine hybride explique certainement la complication excessive et l’hypertrophie de la syllogistique, avant que la représentation graphique des relations d’inclusion due à Euler, et les progrès de la logique formelle, ne l’aient réduite à peu de chose. Pas plus que la dichotomie, le syllogisme ne découvre rien sur le monde : il clarifie et explicite des rapports contenus dès le départ dans le petit terme et le grand terme. Cependant, tandis que la dichotomie divise arbitrairement, le syllogisme rapproche, réunit des idées distinctes comme par un dynamisme interne, ce qui est, nous l’avons vu, beaucoup plus proche du processus d’invention :

« lors donc que la seule considération de deux idées ne suffit pas pour faire juger si l’on doit affirmer ou nier l’une de l’autre, l’esprit a besoin de recourir à une troisième idée, et cette idée s’appelle moyen[73] »

Le moyen terme, qui s’efface dans lá conclusion du syllogisme est donc le pivot de la méthode, parce que lié des deux côtés aux termes à rapprocher.

Par là, on peut se demander s’il n’appartient pas à cette catégorie générale des « mixtes » qu’ Albert Lautman[74], reprenant le concept de schème transcendantal de Kant –  » troisième terme homogène d’un côté à la catégorie et de l’autre au phénomène  » – considère comme essentiel dans l’évolution des mathématiques :

 » le rôle médiateur de ces mixtes va résulter de ce que leur structure imite encore celle du domaine auquel ils se superposent, alors que leurs éléments sont déjà du genre des êtres qui naîtront de ce domaine. »

L’introduction d’un troisième terme intermédiaire apparaît donc assez naturelle lorsqu’on se propose de relier deux notions avoisinantes. Remarquons, pour conclure ce paragraphe, qu’il peut aussi se glisser, à titre de frontière, à l’interface de deux domaines que l’on désire garder séparés. Prenons par exemple la problématique du dualisme absolu esprit-matière, telle qu’elle se posait au XVIIe siècle :

  • soit, par le système des causes occasionnelles, on admettait que Dieu à tout instant accordait les pensées de l’âme et les mouvements du corps (solution « par en haut » ) ;
  • soit, avec Leibniz, on expliquait cette apparence d’influence mutuelle par l’harmonie préétablie des monades (solution « par en bas » );
  • soit enfin avec Descartes[75], on se résignait à l’existence d’un point de contact, la glande pinéale, suspendue au centre du cerveau, et dont les menues oscillations permettaient de boucher alternativement les canaux correspondants aux diverses passions ( solution « par le milieu » ).

Il est curieux de constater comment l’intuition physique et la nécessité logique se mêlent étroitement dans le choix de cette glande : puisque les organes des sens sont doubles, et que nous n’avons qu’une seule perception sensible à la fois, il faut nécessairement qu’avant d’être transmises à l’âme, elles s’assemblent en un même point ; c’est à l’heureuse circonstance d’avoir été unique au milieu d’un cerveau dont toutes les parties sont doubles, que la glande pinéale doit d’être restée comme un des exemples les plus baroques d’introduction d’un terme intermédiaire.

L’échappée dans l’ailleurs.

Lorsqu’il semble impossible d’intercaler un terme intermédiaire, tampon, entre les deux termes d’un système binaire, et que néanmoins cette binarité, perçue comme contradiction, est jugée insupportable, l’esprit a tendance à s’évader hors de la région conflictuelle, à la recherche d’un « ailleurs » où un arbitrage, une fusion, une synthèse s’avérera possible. Nous ne nous dissimulons pas la grande diversité de ces démarches intuitives, et leur irréductibilité à un même schéma de pensée : seule les rapproche cette commune volonté d’évasion.

L’échappée « spatiale »

La contradiction doit être résolue de manière permanente, par la recherche « topographique » d’un lieu où elle perdra son caractère absolu. L’un des moyens de cette échappée est le recours à l’infini. Ainsi un des exemples de « coincidentia oppositorum » donné par Nicolas de Cues, est celui du mouvement et de l’immobilité : il suffit de considérer un corps se mouvant sur une trajectoire circulaire, à une vitesse infinie ; l’égalité des contraires est réalisée dans un monde idéal, où le recours à l’incommensurable est licite. Plus généralement, l’idée maîtresse de Nicolas de Cues semble être que les termes extrêmes d’une relation d’ordre sont « en dehors » des termes de cette relation, et par là même, assez mystérieusement, nécessairement égaux[76]. C’est donc l’ « étirement » indéfini de la contradiction qui fait apparaître son caractère contingent.

On peut également rechercher un point d’union externe, situé sur un plan »d’autant plus élevé que l’écart entre les termes est plus grand » : l’image du triangle s’impose alors, dont deux côtés sont parallèles dans le cas d’une antinomie ne pouvant se résoudre qu’en Dieu[77].

En ce point géométral,les contrariétés s’effacent, et c’est ensuite pour l’âme, selon l’expression de Giordano Bruno, « une grande et profonde magie que de tirer les contraires après avoir trouvé le point de l’union. »

Cependant, cette intuition d’un »plan supérieur » n’est pas l’apanage des seuls mystiques. Elle s’introduit par exemple en logique, dès lors qu’un processus d’abstraction est en jeu sous peine d’antinomie, il est impossible de considérer l’objet abstrait (relation, classe, fonction…) comme homologue aux termes qu’il unit, comme du même ordre : nous reviendrons sur cette notion dans Annexe III : La méthode de la diagonale et la construction de cercles vicieux. Mentionnons seulement ici, pour illustrer la puissance intuitive de cette ascension indéfinie, la magnifique image due à Lanza del Vasto[78] d’un monde comme pyramide de relations, accrochées les unes aux autres à la manière de balances oscillantes :

« le nombre de termes diminue dans la mesure où ils s’élèvent et gagnent en fixité, donc en consistance, en être La pyramide aboutit par conséquent à une seule relation, dont les autres dépendent et qui ne dépend d’aucune. »

L’échappée temporelle : la dialectique.

« Entre les aspects de la contradiction, il y a à la fois unité et lutte, c’est cela même qui pousse les choses et les phénomènes à changer » Mao Tsé Toung

Il ne s’agit plus maintenant de rechercher, où qu’il se trouve, « 1’Un original, homogène et simple, et d’où serait sortie par différentiation la multitude complexe des contraires[79]« ,mais au contraire de reconnaître le rôle moteur de la contradiction, de lui restituer sa dimension historique. Il ne nous appartient pas ici d’exposer, ne serait-ce que sommairement, en quoi consiste la ou les méthodes dialectiques, ni de déterminer dans quelle mesure le troisième terme, la synthèse, efface les deux précédents ou les confond dans une unité d’ordre supérieur. Qu’il nous suffise ici, d’un point de vue intuitif, de remarquer qu’il se situe à la fois « ailleurs », puisqu’il est d’une nature nouvelle, émergente; « au-dessus » comme le suggère le terme de Aufhebung ; mais surtout « après »: la première triade de Hegel, l’Etre, le Non-Etre et le Devenir, illustre bien ce déploiement nécessaire de la contradiction sur l’axe temporel.

Le trois triomphant.

 

« Le monde est parfait parce qu’il contient des corps ; le corps est parfait parce qu’il a trois dimensions ; les trois dimensions sont parfaites parce que trois sont tout ; et trois sont tout parce qu’on ne se sert pas du mot de tout quand il y a une chose ou deux, mais seulement quand il y en a trois. »

Ce raisonnement d’Aristote, cité par la Logique de Port-Royal comme exemple de sophisme, montre combien la ternarité peut être à la fois fascinante et pernicieuse. Nous l’avons vue naître, impérieuse et multiforme, dans l’idée d’un mixte, d’un terme synthétique nous avons vu se multiplier dans des pyramides dialectiques ; comme si la pensée, confrontée à la binarité seule, se trouvait bancale, déséquilibrée, contrainte à fuir vers des lieux plus stables.

Nous nous arrêterons à l’orée de cette ternarité triomphante. Car plus que du raisonnement et de la recherche intuitive, elle relève de la croyance et du mythe. Voire même du style et de la musicalité : pourquoi ces périodes temaires si fréquentes, dans une énumération, une classification, ou une démonstration ? Pourquoi attendons-nous inconsciemment, après le « toc, toc », le « et toc » péremptoire qui marque l’achèvement ? Réminiscence du syllogisme, habitude de la dissertation en trois points ? Faute de réponse, nous présenterons ci-après quelques échantillons de systèmes ternaires, voire trinitaires, dont la mise en parallèle nous semble suggestive.

Quelques divisions ternaires de l’Histoire :

Auguste Comte Age théologique

causes surnaturelles

Age métaphysique

causes abstraites, scholastique

Age positif

science

Korzybski Période préscientifique

Seul compte l’observateur

Période classique

Seul compte l’objet observé

Période scientifique

interaction observateur-observé

Althusser[80] Continent mathématique

Grèce

Continent physique

Descartes, Galilée

Continent histoire

Marx, matérialisme dialectique

L.Mumford[81] Age éotechnique

énergies faibles

Age paléotechnique

charbon, bois

Age néotechnique

énergies transportables

Quelques divisions ternaires de la nature, ou par analogie avec la nature :

Korzybski Végétal

relie entre elles des énergies

Animal

en plus, relie des points de l’espace (locomotion)

Homme

en plus, relie des moments du temps (mémoire)

Lupasco matière macrophysique

homogène

mat. vivante

hétérogène

mat. microphysique, pensée homogène et hétérogène
Schleicher[82] langues isolantes

relation et signification s’expriment de manière indifférenciée

agglutinantes

sons exprimant la relation différents des sons signification

à flexion
analogues à : cristal plantes organisme animal
A.Virel[83] sur l’évolution de l’imaginaire: phase cosmogénique

indifférentiation, éternel présent

phase schizogénique

séparation du milieu, temps cyclique

phase autogénique

être centré, se construisant lui-même.

analogues à : énergie matière inorganique matière vivante

Ces quelques exemples n’ont d’autre but que de montrer la complexité des analogies et des recoupements corrélatifs à la division par trois. Il semble que la considération d’une propriété ternaire, ou de trois objets liés par une même propriété, suffise à provoquer la mise en parallèle d’autres séquences apprises, d’autres modèles triadiques. L’impression de « compréhension » proviendrait de la reconnaissance de ces schèmes familiers.

Citons encore, faute de pouvoir conclure, les systèmes de deux trinitaristes avérés :

  • celui du mathématicien américain Ch.S.Peirce, qui célébrait la ternarité comme le fondement logique de la Création : « la structure ternaire est si prolifique que l’on peut facilement concevoir que toutes les structures multiples de l’Univers en découlent[84]« . Peirce distinguait trois catégories :
    • la primarité, existence d’une chose en elle-même : par exemple la couleur rouge, indépendamment de tout objet rouge.
    • la secondarité, une chose dans ses relations avec d’autres : par exemple une pomme rouge.
    • la tertiarité, deux objets mis en relation par un troisième : par exemple l’idée d’une pomme rouge.
  • Lanza del Vasto et son système de triades[85], certainement l’un des plus achevés, avec ses trois triades isomorphes du Vrai, du Beau et du Bien :

La binarité déchue. Passage au continu.

La voie que nous avons explorée jusqu’à présent, qui conduit de la binarité pure à la ternarité par adjonction d’un mixte, d’un terme transcendant ou synthétique, ne remet jamais en cause l’intuition duale originelle, ne cherche pas à contester la contradiction,mais seulement à l’amender, à en canaliser les aspects positifs par des constructions additionnelles.

Nous allons présenter dorénavant une seconde démarche, qui s’interroge avant tout sur le bien-fondé de la binarité initiale et qui conclut au non-lieu soit parce que le passage au continu entre les pôles s’avère possible, soit parce que la généralisation à l’extérieur des termes conduit à relativiser le rapport qu’ils ont entre eux. Cette seconde démarche paraît moins spéculative, moins hâtive, plus soucieuse d’expérimentation et de quantification que la première, qui sacrifie parfois la rigueur de l’analyse au prestige tragique d’une irréconciliable dualité. Si, comme le remarque J.C.Bruter à propos des mathématiques, « l’étude du discret a toujours précédé l’étude du continu », on pourrait voir ici un cas particulier de cette règle qui situerait l’intuition de la continuité à un niveau psychologique plus élaboré, en tout cas second, par rapport à celui de l’intuition dichotomique[86].

Le choix entre principes contraires et pôles de continuité, entre le oui ou non et le plus ou moins, se retrouve à tous les stades de l’évolution des connaissances. Ainsi, pour Anaxagore, s’il existe bien des contraires irréductibles, l’apparence des choses est due à l’élément prédominant : « toutes choses, si petites qu’elles soient, contiennent des portions de tous les contraires, tels que le chaud et le froid, le blanc et le noir ». Tandis que l’intellect nous présente l’eau, par exemple, comme noire en tant que noumène, nous percevons la neige comme blanche en tant que phénomène [87]. Aristote reprend cette intuition en ce qui concerne le poids : la lourdeur ou la légèreté d’un corps résulte de la proportion de terre ou de feu qu’il contient.

Cependant le grand introducteur du principe de continuité dans la pensée occidentale est bien sûr Leibniz: « la différence entre deux états (la vie ou la mort) n’est jamais que du plus au moins, un saut d’un état à l’autre infiniment différent ne pouvant être naturel.[88]« . Si ce principe de variation continue des grandeurs a contribué à son invention du calcul différentiel, de même la découverte du calcul binaire, c’est-à-dire que tout nombre est exprimable en proportion de deux contraires fondamentaux 0 et 1, a profondément influencé la physique de Leibniz, notamment sa théorie des couleurs : aucune ne serait primitive, mais toutes seraient produites par le mélange du blanc et du noir en diverses proportions, c’est-à-dire de la lumière et de l’ombre. Comme le remarque Michel Serres, opposant Leibniz à Descartes : »la loi proportionnelle du peu et du tant remplace la loi d’exclusion du tout et du rien [89]« 

Durant le XVIII° siècle, tandis que les progrès des sciences de la nature tendaient à faire se rejoindre les trois règnes minéral, végétal et animal, cette intuition de la continuité devint la coqueluche de la pensée ; c’est, notamment, le « Ruban du Père Castel » du Rêve de d’Alembert:

« il n’y a aucune qualité dont aucun être ne soit participant… et c’est le rapport plus ou moins grand de cette qualité qui le fait attribuer être exclusivement à un autre »

Le débat se poursuivit en physique même, du Fay postulant l’existence de deux types contraires de fluide électrique, et Franklin expliquant la polarité par la surabondance ou l’insuffisance d’un seul et même fluide[90]. Il serait trop long de montrer comment les théories modernes de la conduction réconcilient en quelque sorte ces deux savants, tandis qu’une contrariété, pour l’instant irrésolvable, s’est instaurée ailleurs, entre particules et antiparticules. Remarquons seulement que jusqu’à un certain point, une des constantes de la méthode scientifique est justement de suspecter sous des qualités discrètes la variation d’un principe continu. Un exemple curieux nous est fourni, en biologie, par l’hypothèse de Wilhelm Ludwig[91] visant à expliquer la dissymétrie des pinces d’une espèce de homard : il suppose que deux agents D et G sont distribués dans l’organisme selon un certain champ de gradient, et tel que la concentration de ces agents varie de gauche à droite en sens inverse. L’agent dominant serait responsable de la structure de la pince.

Cependant il semble bien, en physique tout au moins, que la mécanique quantique ait sonné le glas d’une prétention universelle à la continuité. Terminons ce rapide survol en citant à l’encontre de Lupasco l’opinion d’Hermann Weyl sur le rôle unificateur de la relativité einsteinienne, cette apogée de la physique classique :

« un dualisme de la matière et du champ naquit ainsi (au cours du XIX° siècle), éther et matière formant deux essences distinctes et séparées qu’une interaction constante réunit cependant 1’une à l’autre. Puis la relativité abolit ce dualisme: la matière cesse d’apparaître comme une existence physique à côté du champ pour se ramener à ce dernier et former un produit du champ.[92]« (31)

Nous nous proposons maintenant, à travers deux exemples dans le domaine de la logique, d’examiner de manière plus précise les modalités de ce passage au continu:

L’analytique et le synthétique

Sans prendre position dans un débat de plus en plus inextricable, « dans la mesure où on tient à une séparation radicale au lieu de considérer l’analytique et le synthétique comme deux pôles reliés par tous les intermédiaires », ainsi que le juge Piaget[93], nous voudrions tenter d’en présenter les données initiales et l’évolution, qui nous semble significative du mouvement vers le continu que nous avons essayé de définir. Considérons l’énoncé « un célibataire n’est pas marié ». Il est analytique en ce sens qu’il lie deux termes dont le second est contenu » dans la signification du premier ; il résulte d’une nécessité interne aux termes en présence. Si par contre nous disons « Untel n’est pas marié », l’énoncé est synthétique en ce sens que la qualité « n’être pas marié » apporte une précision nouvelle, indépendante du premier terme.

Une distinction tranchée entre ces catégories est d’importance: ainsi par exemple, selon que l’on place le syllogisme dans l’un ou l’autre camp, on est en droit de le considérer soit comme simple moyen de liaison entre termes, soit comme authentique instrument de découverte.

Cependant, une seconde dichotomie vient se greffer en parallèle à la dichotomie analytique/synthétique celle de l’ « a priori », connaissance qui découle des seules nécessités internes de l’esprit, et de l’ « a posteriori » qui implique une expérience sur le monde. Là encore la distinction est fondamentale : le statut à attribuer aux mathématiques en découle.

Ces deux dichotomies, dont le premier terme de chacune se réfère à l’intuition de clôture sur soi, d’autonomie, et le second dénote l’ouverture vers l’extérieur, la génération d’un être nouveau, semblent assez facilement superposables. Kant s’avisa le premier que leurs frontières ne coïncidaient pas :

Il existe donc une catégorie supplémentaire, le « synthétique a priori » dans laquelle nous pouvons par exemple classer les mathématiques : le jugement 5+7=12 comporte bien la formation d’une entité nouvelle, le nombre douze, et cependant à partir de règles inhérentes à notre seul esprit. Ainsi entre deux dichotomies absolues, formes modernes sans doute du dualisme platonicien, s’intercala une catégorie originale, dont l’influence fut déterminante au cours du XIX siècle : le 50ème axiome d’Euclide par exemple, en tant que synthétique a priori, devait être vrai dans l’absolu, sans expérimentation possible. La longue résistance aux géométries non-euclidiennes fut pleinement levée seulement lorsque la Relativité permit de déplacer, dans la catégorie des « synthétiques a posteriori », le postulat des parallèles.

Cependant, des considérations de nature sémantique contriburtent peu à peu à jeter le doute sur la suffisance de la construction kantienne. Soit l’énoncé : « un prêtre n’est pas marié » .Le considérer comme analytique ou synthétique nécessite évidemment une exacte définition du domaine linguistique de référence, et une recension complète des différentes significations du premier terme dans ce domaine. Soit donc, comme les empiristes logiques, on s’emploie à sauvegarder la distinction initiale, quitte à devoir multiplier de manière pénible le nombre de catégories ; soit au contraire on se résigne à une continuité entre analytique et synthétique, qui ôte à ces notions une grande partie de leur intérêt. Ainsi Piaget : »cette distinction n’est pas tenable, et il s’agit d’une simple illusion de perspective[94]« .

Logiques multivalentes.

La logique occidentale semble être le lieu d’élection de la pensée binaire. Certains ne se font pas faute d’opposer à son principe du Tiers-Exclu, qui met en demeure l’esprit de se déterminer entre seulement deux termes, la moindre rigidité de la pensée orientale : ainsi le bouddhisme zen admet un terme d’indifférence, le « mu », qui s’impose lorsque le contexte d’une question est trop réduit pour répondre. D’autres, impressionnés par l’étrangeté des découvertes de la mécanique quantique, ont conclu de manière plus ou moins hâtive à la caducité de la logique traditionnelle. Toute polémique en la matière apparaît désuète, devant les divers développements qu’ont inspirés aux logiciens eux-même les évidentes limitations de la logique bivalente : nous voudrions en esquisser un panorama rapide (dans la mesure où leur caractère souvent très technique se laisse pénétrer), et montrer qu’ils s’inscrivent dans le processus naturel de passage au continu que nous avons déjà observé[95].

Logique trivalente (Post, Lukasiewicz, 1920)

Cette logique reprend le vieux problème d’Aristote sur le statut à attribuer à une proposition du type « il y aura demain une bataille navale », potentiellement vraie et actuellement fausse. On considérera cette proposition comme neutre, et on introduira donc, entre le 1 et le 0 de la logique classique, une valeur de vérité 1/2 désignant cet état. Le problème est de définir pour les opérateurs logiques des tables de vérité conduisant à une structure intéressante, et permettant une axiomatisation. On aura ainsi, pour la conjonction et la disjonction :

Il y a donc extension, sans les modifier, des règles valables pour la logique bivalente. Le principe du Tiers-Exclu est remplacé par un principe du Quart-Exclu.

La structure déterminée par ces deux opérations est le « treillis de Post ». Il diffère du treillis de Boole de la logique bivalente, distributif et complémenté, par le fait que l’élément 1/2 n’a pas de complément (p est le complément de q si p et q = 0, p ou q = 1). La distributivité est conservée, ainsi que les règles de dualité entre et et ou. Cette logique s’applique notamment dans le cas de réseaux électriques possédant trois états de commutation.

Lukasiewicz a étendu cette méthode à des logiques à quatre, cinq, voire une infinité dénombrable (analogue à celle des entiers naturels) de valeurs de vérité.

Passage au continu.

Il s’agit d’attribuer à toute proposition p une valeur V(p) variant continuement dans l’intervalle S = [0, 1]. Deux voies doivent être distinguées:

1) la logique du probable (Keynes 1921, Reichenbach 1934) utilise les lois de composition arithmétiques de S. On définit ainsi :

  • V(p et q) = V(p).V(q)
  • V(p ou q) = V(p) + V(q) – V(p).V(q)

La « probabilité » de p est définie en fonction de ces valeurs de vérité. On a ainsi :

Prob (p et q) = Prob(q).Prob(p/q), ce dernier facteur désignant la probabilité d’avoir p, q étant réalisée. Cette logique n’est donc pas une logique intentionnelle (chaque opérateur exprimable par des tables de vérité), puisque le degré de « couplage » entre p et q intervient.

2) la logique « floue » (Zadeh) nécessite seulement que S soit un ensemble totalement ordonné. On définit deux opérations :

  • V(p) ˄ V(q) = Min(V(p), V(q))
  • V(p) V V(q) = Max(V(p), V(q) )

Muni de ces deux opérations, l’ensemble des V(p) est encore un treillis distributif non complémenté. Les lois de dualité entre ces deux opérations sont valables : elles correspondent au changement de V(p) en 1- V(p), soit à une inversion de l’ordre dans le segment [0,1]. En vertu de cette dualité, toute fonction de V(p) peut être exprimée sous forme d’un polynome en « ou » ou en « et », dont il existe une forme canonique (i.e. tous les monômes sont minimaux). Cependant l’énumération des formes canoniques est plus difficile qu’en logique bivalente, du fait qu’il n’existe pas de table de vérité pour permettre la simplification des expressions ; au lieu de 16 opérations binaires, on en dénombrera 166.

On constate que ces deux logiques du probable et floue se ramènent bien à la logique bivalente ordinaire, lorsqu’on restreint S à {0, 1}. Cependant la généralisation floue apparaît la plus naturelle. En effet, les valeurs logiques attribuées aux variables doivent être purement conventionnelles : il est équivalent de les noter V et F ou 1 et 0. Le passage au continu s’effectue en identifiant l’ensemble des valeurs possibles avec le segment [0, 1],mais dont les propriétés arithmétiques n’ont pas à intervenir ; seul importe le repérage mutuel des valeurs de vérité c’est à dire le caractère totalement ordonné de S.

Ainsi, par l’introduction progressive d’un troisième terme d’indifférence, puis d’autrestermes discrets, puis finalement par passage au continu se construit une « analogie » numérique qui les contraires Vrai/Faux en pôles PlusVrai/PlusFaux. Cependant, si cette généralisation, très cohérente, retrouve et développe les structures de la logique bivalente, elle en perd la clarté intuitive. Quelle est en effet l’interprétation exacte de cette quantification : probabilité, extension de la fonction caractéristique d’appartenance à un ensemble, en ce qui concerne la logique floue ?

La logique trivalente seule a donné le jour à des interprétations allant de pair avec son développement formel, afin de tourner certaines difficultés conceptuelles nées de la théorie des quantas. Nous voudrions reprendre brièvement une interprétation due à Mme Destouches-Février (1937), sous le nom de logique de la complémentarité. On sait qu’en mécanique quantique, les « questions » se posent par l’intermédiaire d’opérateurs (position, quantité de mouvement…), la réponse étant forcément une des valeurs propres (en nombre fini ou infini) de cet opérateur. Ainsi, la structure mathématique de l’opérateur permet d’exclure a priori, sans faire de mesures, toute une série de valeurs qui sont donc « absolument fausses » (A) ; la mesure permet ensuite de déterminer quelle valeur est vraie (V), les autres valeurs propres devenant dès lors simplement « fausses » (F)·


!La logique trivalente de Lukasiewicz, qui peut être considérée comme l’extension modale d’une logique bivalente, s’applique bien à cette situation :

  • « 1 »= nécessaire (V)
  • « I/2 » = valeur possible, mais contingente (F)
  • « 0 » = absurde (A)

Cependant, l’existence des inégalités de Heisenberg fait apparaître l’impossibilité d’appliquer cette logique à toute paire de propositions expérimentales. Soit en effet les deux propositions :

  • P : « la composante px (quantité de mouvement) a la valeur p0 à l’instant t0« 
  • Q : « la coordonnée x a la valeur x0 à l’instant t0« 

Les opérateurs p et x étant liés par la relation de Heisenberg

il est impossible de déterminer simultanément la valeur de vérité des deux propositions ; si P est V ou F, Q est indéterminée : on posera qu’elle est absolument fausse. Dès lors la conjonction, par exemple, sera donnée par :

La logique de la complémentarité, qui doit définir des lois différentes pour ces deux sortes de paires de propositions, n’est donc pas une logique formelle : car les opérations ne sont pas définissables indépendamment de la nature des propositions à composer.

Ce manque d’universalité a conduit à conserver, en mécanique quantique[96], les lois de la logique classique, moyennant une restriction de la « disponibilité » des propositions formulables : il suffit de poser que, tant qu’une mesure n’est pas effectuée, aucune prévision n’a de sens (non-distinction du faux-contingent et du faux-absolu).

Ces diverses tentatives prouvent qu’il est abusif de taxer la logique de manichéisme coupable, de déplorer son principe du « tout ou rien » : la dichotomie Vrai/Faux n’a rien de répressif ni de pervers, mais est seulement la rançon de l’universalité. Quant au principe du Tiers-Exclu, il est plus affaire de commodité que de dogme. Les logiques multivalentes constituent une généralisation naturelle, quoique difficile à interpréter et à appliquer.

Si donc le passage au continu est admissible en droit, il faut bien reconnaître qu’il n’épuise pas la puissance intuitive de la binarité initiale. Nombre d’auteurs ne s’en déclarent pas satisfaits (Lupasco, Abellio…) et tentent de proposer des constructions moins austères (logique du contradictoire, quaternité…), que nous renonçons à exposer dans le cadre de ce rapide survol[97].

Comme nous venons de le voir, une certaine tendance de l’esprit et spécialement de la pensée scientifique , est de combler les lacunes entre des termes qu’une première démarche avait cru séparés, en fournissant contre-exemples et intermédiaires. Lorsque cependant la binarité initiale s’avère irréductible, une itération permet de diminuer son importance relative, de dénaturer ce que le hiatus pouvait avoir de désobligeant. Cet état d’esprit nous paraît par exemple être celui de Bertrand Russell, définissant le nombre comme « classe de classe », s’interrogeant sur la construction des ensembles d’ensembles, comme si par ce double chevauchement, il était possible de résorber la distinction fondamentale de l’élément et de l’ensemble. Nous ne prétendons pas bien sûr que tout besoin de généralisation découle d’une fuite devant la binarité, mais seulement que certains cas de passage du deux au trois permettent, suivant qu’ils s’effectuent plus ou moins facilement, de tester la nature exacte d’une binarité que l’approche directe est impuissante à réduire. Ainsi, lorsque le même Russell s’attache à définir les propriétés d’une relation ternaire, par exemple « a est entre b et c [98]» (37), par rapport à celles des deux relations binaires « a ≤ c » et « b ≤ a », c’est avant tout pour essayer de comprendre la remarquable hégémonie de celles-ci, et les limites de la pensée relationnelle.

Un problème similaire s’est posé en mathématiques, à propos des nombres complexes, qui réalisent en une seule entité la synthèse de deux variables réelles (z = a + ib). Peut-on imaginer, sous une forme comparable, la synthèse de trois ? Hamilton, par la découverte des quaternions, a montré que pour conserver la structure de corps, la généralisation devait comporter quatre termes .(q = a + iu + jv + kw, avec ij=k, jk=i, i2 =j2 =k2 ). Le nombre q permet alors de décrire une rotation dans l’espace, de même que le nombre z décrivait une rotation dans le plan. Mais il a fallu au passage renoncer à la commutativité de la multiplication.

Nous voyons ici comment une volonté de généralisation se heurte à une contrainte « spatiale », indépendante de cette volonté. D’autres exemples sont aisés à trouver : ainsi, tandis que dans le plan toutes les formes de polygones réguliers sont possibles, dans l’espace ne peuvent exister – on connaît les implications philosophiques cette situation, de Platon jusqu’à Kepler – que cinq polyèdres réguliers. Le problème obsessionnel de la trisection de l’angle, à l’aide d’une règle et d’un compas, fournit un autre exemple de résistance à la généralisation, dû à une contrainte algébrique cette fois.

Ces exemples épars ne prouvent rien, mais on peut espérer qu’une étude systématique de ces transitions du binaire au ternaire aiderait à distinguer ce qui revient à 1’esprit (aptitude à la généralisation indéfinie, mais difficulté à concevoir des relations entre plus de deux objets) et ce qui revient au monde.

La dualité et ses paradoxes.

Nous nous sommes intéressés aux relations entre binarité et ternarité, entre le deux et le continu, entre le deux et le multiple. Mais pas encore au passage entre lle deux et le un.

Un exemple en physique est le passage continu du monaire au binaire dans le phénomène de Van der Pol : d’un cycle non marqué, on passe progressivement à un cycle d’hystérésis à deux paliers[99].

Ce passage revêt souvent un caractère paradoxal dès lors que les propriétés d’additivité auxquelles nous nous attendons ne sont pas respectées.

D’un point de vue logique, il semble que ceci tienne à la difficulté de concevoir une relation d’idempotence du type «  A = A ou A », tandis que nous sommes habitués à des relations du type « A = A/2 + A/2 ». Un paradoxe célèbre, dirigé soit contre l’idée de substance infinie, soit contre l’idée de substance divisible, est basé sur cette incompréhension de l’idempotence, la division en deux parties infinies conduisant à l' »absurdité »: « infini = infini + infini [100]».

Mais ces paradoxes dépassent largement le domaine de la seule logique. Ainsi, un aimant coupé en deux redonne deux semblables, mais plus petits ; un ruban de Moebius, un semblable deux fois plus long. Le caractère énigmatique n’apparaît bien sûr que si l’on se concentre sur les caractères de ressemblance, au détriment des différences de dimension : on a alors « aimant = aimant + aimant » ; « ruban / 2 = ruban ».

Combien le cas de coupures non additives est étranger à notre intuition immédiate, est illustré par la mésaventure du biologiste H.Drietsch qui, découvrant qu’en divisant l’oeuf d’oursin en deux blastomères, on obtenait deux gastrulas complètes (quoique plus petites) et non deux moitiés, expliqua le phénomène par l’intervention d’entéléchies renouvelées d’Aristote, qui ruinèrent sa réputation scientifique[101]. Le fait que ce passage entre deux et un soit analogiquement lié aux grands mythes de la reproduction sexuée ou pas scissiparité ajoute encore à l’obscurité de l’intuition. En outre, la moindre ressemblance entre la partie divisée et le tout ramène inévitablement aux modèles troublants de l’emboîtement et du multiple dans l’un.

Nous n’en dirons pas plus sur ces exemples où l’intuition se brouille, hésitant entre plusieurs figures . Il nous semble plus positif de dégager, corrélativement, la notion de dualité. Dans l’annexe II, nous illustrons par des exemples mathématiques cette figure, liée aux idées de symétrie, et d’inversion d’un sens de parcours. Qu’il nous suffise ici d’invoquer la double dichotomie de La République de Platon, dans laquelle 1’intuition duale est manifeste :

Cette hiérarchie très subtile est basée sur une série de proportions, à deux niveaux : les reflets sur les objets sont aux objets réels ce que les mathématiques sont à la dialectique, mais aussi ce que la totalité du monde visible est elle-même au monde intelligible. Ainsi, chaque unité se dédouble en deux moitiés symétriques, dont l’ensemble à son tour est symétrique d’un autre.

Telles sont, nous semble-t-il, les caractéristiques de la dualité : le monde est séparé en deux moitiés symétriques, se réfléchissant l’une l’autre. Cependant, l’une des deux suffit à reconstituer le tout, et la dualité s’abolit dès lors que nous parvenons à nous convaincre que le reflet coïncide avec l’original.

Le circulaire et le linéaire.

Zeus : « je m’en vais en effet, poursuivit-il, couper par la moitié chacun d’eux… ainsi ils marcheront tout droits sur leurs deux jambes »

Le mythe du Banquet, où l’on voit les hommes déchus de leur perfection circulaire par une division ignominieuse, voire menacés d’aller à cloche-pied s’ils s’obstinent dans leur orgueil, n’est qu’une boutade d’Aristophane. Mais le parallélisme unité/dualité et circularité/linéarité qu’il suggère ne serait-il pas plus profond ? Dans la physique aristotélicienne, les éléments dont sont composés tous les objets sublunaires bougent en ligne droite vers leur place propre, feu et air vers le haut, terre et eau vers le bas. Car

« les éléments ont des contraires, dont ils s’éloignent par leur mouvement ; et tout mouvement en ligne droite …implique l’existence d’un tel contraire. Mais les corps célestes se meuvent en cercle, c’est ainsi que leur mouvement prouve qu’ils sont sans contraires. Et ce qui n’a pas de contraire doit être exempt de génération et de corruption physique puisque, selon Aristote, tous les objets procèdent de leur contraire et sont à nouveau corrompus en leur contraire.[102]« (41)

Dans ce passage de St Thomas d’Aquin se trouvent synthétisées nombre de figures intuitives que nous avons rencontrées jusqu’ici :

  • mouvement linéaire en sens inverse entre les contraires, qui les oblige à chaque extrémité à inverser leur nature afin que la compensation soit possible ;
  • unité et permanence de l’objet en mouvement circulaire.

Le schéma linéaire suggère l’idée d’un choc, d’une compétition à mi-chemin, tel un équilibre chimique ; le schéma circulaire illustre la conservation de soi-même à travers les transformations, à l’image d’un cycle thermodynamique.

En termes mathématiques, la droite est homéomorphe au cercle privé d’un point. C’est cette coupure qui est fondamentale, faisant apparaître deux lèvres que toutes les tentatives de coïncidence des contraires se devront de rapprocher.

C’est cependant transposé dans le domaine temporel que ce schématisme s’est vu le plus souvent développer. Nous n’entrerons pas dans la casuistique de l’histoire cyclique ou linéaire[103]. Signalons simplement que Michel Serres a tenté de démontrer[104] que seuls six modèles géométriques du progrès étaient possibles, par composition de mouvements circulaires et linéaires :

« la droite figure un temps monodrome et un progrès accumulatif illimité ; ou, inversement, une décadence continue, une constante régression. Le cercle, à son tour, est figure de stabilité globale devenir cyclique, il combine un progrès temporaire et une régression égale au progrès, mais en sens inverse[105] ».

Mais revenons désormais sur le mouvement dans l’espace, car le schématisme linéaire / circulaire y induit des difficultés d’ordre logique dont nous voudrions faire état.

C’est encore vers Aristote que nous nous tournerons d’abord, dans sa preuve classique de l’existence du « moteur immobile ». Tout mouvement impose la présence simultanée d’un moteur, d’un mobile et d’un intermédiaire qui participe de l’un et de l’autre. Mais la chaîne causale ne peut être infinie, ce qui serait absurde. Elle doit avoir un bout : si cet ultime moteur est mobile, c’est donc qu’il se meut lui-même, ce qui est absurde. Il faut donc que ce moteur. soit immobile.

Ce qui nous semble significatif ici, c’est que nous sommes mis en demeure d’échapper à deux types de prétendues absurdités : la première tenant une propagation linéaire indéfinie, la seconde résultant d’un « noeud » dans la chaîne causale, perçu comme un cercle vicieux.

Un autre exemple typique de cette alternative est le raisonnement de Gassendi prouvant l’impossibilité du plein[106] :

s’il n’y avait pas de vide, pour que A se meuve, il faudrait qu’il prenne la place de B. Ainsi :

  • soit nous aurions une régression à l’infini, absurde (B → C, C → D, …) ;
  • soit il faudrait supposer un bouclage de la chaîne, à un certain point.Mais pour que A se meuve, il faut auparavant que E se soit déplacé, et réciproquement : on a donc un cercle vicieux

Descartes, retournant ce raisonnement et partant au contraire du présupposé de 1′ »horreur du vide » en déduit que « dans chaque mouvement il doit y avoir tout un cercle ou un anneau de corps qui se meuvent ensemble[107]« . La théorie des tourbillons, et des lacunes entre les sphères de matière immédiatement compensées par des « raclures » malléables, découle directement de cet argument.

Il est remarquable de voir comment à travers ces trois réflexions sur le mouvement, de parti pris et de conclusions radicalement différents, la même alternative nous est finalement imposée entre régression à l’infini et cercle vicieux. Combien ces deux figures sont intimement liées, l’esprit n’échappant à l’une que pour se soumettre à l’autre, c’est ce que nous allons essayer de montrer en approfondissant quelque peu ces deux notions.

Sous le nom de diallèle, le cercle vicieux fut élevé par les sceptiques au rang de trope, c’est à dire de construction logique capable d’imposer à la pensée la suspension de jugement : il consiste à remarquer que « tout ce qui sert à prouver une proposition a besoin pour être prouvé de cette proposition elle-même ». L’existence de diallèles démontre pour les sceptiques 1’impossibilité d’une connaissance certaine, de même que pour Kant, l’existence des antinomies proclamera la vanité de toute métaphysique déductive.

Prenons deux exemples de diallèles tirés des Esquisses Pyrrhonniennes de Sextus Empiricus, oeuvre où la pensée, avec un parti-pris évident, est constamment placée entre ces Charybde et Scylla que sont la régression et le cercle :

  • faut-il accorder la vérité aux choses sensibles, aux concepts, ou aux deux ? Soit une chose sensible ; pour la confirmer, nous avons besoin ou bien d’une autre chose sensible (impossible, car régression), soit d’un concept. Mais ce concept lui-même nécessite une chose sensible ou un concept pour être prouvé, d’où un cercle. (I, XV)
  • « il fait clair »(A) est signe qu’ « il fait jour »(B). Mais il est impossible de déduire B de A sans avoir auparavant induit A de B. Le signe et le phénomène sont deux choses corrélatives, ne peuvent être saisies que simultanément : dès lors, le signe perd tout intérêt, ne « révèle rien » de la chose qui n’ait été précédemment connu. Il faut donc conclure à son « absurdité ». (II, XI)

Comme dans la démonstration de Gassendi,le cercle vicieux est avant tout ici question d’antériorité, de préséance ; la simultanéité, seule échappatoire, est conçue comme perte de sens, puisqu’elle abolit toute distinction entre les termes.

Dans ce diallèle épistémologique, entre ces deux protagonistes que sont le monde et sa représentation, l’esprit est conduit à tourner perpétuellement sur lui-même à la recherche d’un terme premier qui se dérobe, tel le serpent mythique ouroboros 1’autophage[108] (47)

Un autre diallèle, plus terrifiant peut-être parce que plus intime, est lié au pouvoir de thématisation de l’esprit, à sa capacité de prendre pour sujet d’une pensée une pensée elle-même. Alors, le cercle vicieux ne révèle plus seulement la vanité d’une connaissance certaine, mais dénie au sujet pensant lui-même toute réalité stable. C’est le paradoxe du « moi en spirale », selon l’image d’A.Koestler[109]:

Mais qui prouve que la spirale se referme vers un « je » asymptotique ? Ne faut-il pas craindre plutôt, là encore, la linéarité d’une régression à l’infini ?

Aussi Plotin, contre Aristote qui définissait Dieu: la « pensée de la pensée », interdit le dédoublement du moi cogitant : penser ne se distingue pas de « penser que je pense ».

Un argument plus convainquant que ce monisme universel pourrait être celui du rasoir d’Occam, de la simplicité maximale : ainsi Husserl est amené à établir une distinction unique, sans régression, entre ce qu’un acte contient à titre de partie réelle et ce qu’il met en représentation idéelle. Car sinon

« la copie entendue comme un élément réel dans la perception, conçue elle-même comme réalité naturelle psychique, serait à son tour une réalité naturelle, réalité qui fonctionnerait comme image pour une autre. Or cela ne se pourrait que grâce à une conscience de copie, au sein de laquelle quelque chose devrait d’abord.apparaître une fois, et ainsi nous aurions une première intentionnalité ; mais ce quelque chose à son tour fonctionnerait dans la conscience comme objet-image pour une autre chose, et il faudrait alors recourir à une deuxième intentionnalité fondée sur la première .Or il n’est pas moins évident que chacun de ces deux modes de conscience requiert déjà la distinction entre objet réel et objet immanent, et ainsi recèle le même problème que celui que sa construction devait résoudre.[110] ».

Cependant, sous l’influence de la cybernétique, les idées de rétroaction et de régulations ont entraîné une interprétation nouvelle du cercle vicieux, moins éprouvante pour l’esprit. Ainsi Edgar Morin, à propos du Cogito :

Cette découverte d’un rôle créateur du cercle vicieux détermine chez cet auteur une profession de foi enthousiaste :

« Briser la circularité, éliminer les antinomies, c’est là précisément retomber sous l’empire du principe de disjonction/simplification auquel nous voulons échapper. Par contre, conserver la circularité, c’est refuser la réduction d’une donnée complexe à un principe mutilant, c’est refuser l’hypostase d’un concept-maître.le discours linéaire avec point de départ et terminus, c’est refuser la simplification abstraite.… il faut passer du cercle vicieux au cercle vertueux [111]».

Nous revenons plus longuement, dans l’annexe III, sur cette figure du cercle vicieux dans les sciences formelles (mathématiques et logique). Concluons ce paragraphe par un dernier exemple du parallélisme linéarité/circularité et dualité/unité qui a le mérite de présenter la construction délibérée d’une analogie suivant ces schémas : il s’agit de la modélisation par R. Thom, dans le cadre de la théorie des catastrophes, du comportement de prédation. La difficulté provient du caractère évidemment irréversible du processus, qui doit pourtant se répéter, devenir cyclique, afin de maintenir la stabilité métabolique du prédateur [112].

Le modèle utilisé est la catastrophe de Riemann-Hugoniot (la fronce), dont la projection dans le plan des deux paramètres de contrôle a l’allure ci-dessous :

Sans chercher à pénétrer la signification mathématique précise de ce schéma, retenons simplement qu’il décrit l’évolution d’un processus à singularités, tel que le passage de la partie hachurée à la partie non- hachurée corresponde au passage entre un processus à deux « actants » et un processus à un seul actant.

Considérons donc un parcours circulaire coupant cette figure en deux points J et K. Deux interprétations de ce parcours sont possibles:

  1. il y a deux actants entre J et K. Alors,un prédateur P décrivant la circonférence à partir de K devient en J la proie d’un autre prédateur P, et ainsi de suite. On obtient une image de la « pyramide écologique », d’une hiérarchisation pouvant se propager à l’infini. C’est l’interprétation duale et linéaire du modèle.
  2. il y a un seul actant, mais soumis à des transformations périodiques. Si l’axe v représente l' »énergie » du prédateur, on constate que de A en B cette énergie diminue; c’est la faim. Au minimum de v, le prédateur, obnubilé par sa proie, s’assimile mentalement à elle, s’aliène en son image ; il « devient » proprement sa proie. En J, reconnaissant une proie extérieure, il projette sur elle cette image, et redevient prédateur. De J en K, c’est la poursuite ; en K, la capture. Là, il y a fusion entre prédateur et proie, réduits à un seul actant. C’est la digestion, l’énergie augmente, puis le cycle recommence.

Si acrobatique que puisse paraître cette seconde interprétation, magnifique métaphore ou véritable modèle, elle traduit bien la volonté de privilégier l’unité ( évolution à l’intérieur d’un Même, quitte à introduire la dualité affaiblie de l’être et de sa représentation ) et la circularité paradoxale, dans l’assimilation cyclique du prédateur et de sa proie.

Ainsi se renouvelle et culmine en complexité la vieille alternative sceptique.



Annexe I : La monade et ses avatars

 

A la monade, dans l’oeuvre même de Leibniz, est associé un grand nombre de figures géométriques, dont nous avons mentionné par ailleurs les plus frappantes : point, étoile, noeud d’un réseau …). Michel Serres, en les prenant pour point de départ de sa brillante reconstruction de l’édifice leibnizien, a montré la richesse de ces représentations imagées et la complexité de leurs articulations. Dans ce vaste corpus de métaphores, tout ceux qu’a influencés la Monadologie n’ont pas manqué de puiser. Ainsi, on pourrait noter par exemple l’imprégnation du style de Cassirer par des images telles que le point focal, le point de vue, l’intersection de faisceaux, et plus précisément sa conception du symbole comme une sorte de monade « flottante ». Cependant, il nous a semblé intéressant, dans cette annexe, de dépasser le niveau de la simple figure, et d’étudier la monade véritablement comme modèle. Après en avoir esquissé les caractéristiques primordiales, il nous sera facile de présenter quelques exemples où l’application de ce modèle à des domaines scientifiques s’est révélée féconde, ainsi que certains cas où semble s’être produit une réincarnation spontanée de cette intuition monadique.

Origines de la monade leibnizienne

Giordano Bruno, dans son De Triplici Minimo a été le premier à rassembler, comme fondement d’un système, les trois images élémentaires de la monade[113] :

  • image arithmétique (le chiffre 1), en relation avec la Science de Dieu ;
  • image géométrique (le point), en relation avec la Science de l’Ame ;
  • image mécanique (l’atome), en relation avec la Science de l’Univers.

Il semble bien que la monade leibnizienne tire son origine de trois inspirations similaires, bien qu’on ne puisse aucunement la réduire à l’une d’entre elles :

  • plutôt que le chiffre I, les nombres premiers, sans parties par rapport à la division, et qui engendrent la totalité des entiers par agrégation de facteurs ;
  • le point en tant que centre, géométral, foyer, étoile rayonnante, qui symbolise la liaison de l’Un et du Multiple ;
  • 1’atome, au sens de substance indivisible, close sur elle-même, qui permet également par agrégation de reconstituer la diversité des corps.

Mais la monade leibnizienne, synthèse et abstraction de ces trois sources, représente un modèle d’une originalité radicale.

Caractéristiques du modèle monadique

  • 1) La monade se situe ailleurs, dans un espace métaphysique inaccessible à 1’observation. Aussi, elle est pour nous sans étendue, sans figure et sans parties.
  • 2) Elle est éternelle, sans transformation ni corruption possible. Car elle n’a ni trou ni porte » par où communiquer avec les autres monades.
  • 3) le monde monadique est « dense » dans notre monde : « Il y a des âmes partout » :
  • 4) La monade n’a d’être qu’en tant qu’elle perçoit et qu’elle représente le monde. Cette fonction purement spirituelle lui confère un espace et un temps particuliers :
  • spatialement, elle est liée à tout l’univers monadique, qu’elle résume en elle :

« or cette liaison et cet accommodement de toutes les choses créées à chacune, et de chacune à toutes les autres, fait que chaque substance simple a des rapports qui expriment tous les autres, et qu’elle est par conséquent un miroir vivant perpétuel de l’univers[114] ».

Cette multitude de miroirs constitue l’espace perspectif de la vision divine :

« comme une même ville regardée de différents points de vue parait toute autre, et comme multipliée perspectivement ; il arrive de même que par la multitude infinie des substances simples, il y a comme autant de différents points de vue qui ne sont pourtant que les perspectives d’un seul, suivant les différents points de vue de chaque monade[115] ».

  • temporellement, elle est douée de mémoire totale :« ce qui est arrivé une fois à l’âme lui est éternellement imprimé[116]« , et possède comme un pressentiment confus de toutes les perceptions futures.
  • 5) La fermeture de chaque monade sur son espace intérieur (pas de communication des substances) et la nécessité de leur « conspiration universelle », impose la doctrine de l’harmonie préétablie, chaque monade étant un mécanisme, remonté de toute éternité, qui joue en accord avec les autres sa propre scénographie, sa propre représentation du monde :

« chaque monade a reçu une loi particulière, elle n’est qu’une variation de la loi générale qui règle l’univers[117] ».

  • 6) La diversité du monde, composé uniquement de monades, impose que celles-ci se différencient de manière intrinsèque, suivant le caractère plus ou moins confus de leur perception du monde. Au stade le plus élevé, la monade n’est autre que l’Ame, 1″entélechie » associée à un être vivant.
  • 7) La monade – mais ce point est plus obscur – semble répondre à une nécessité dynamique ; en effet, le mouvement doit être une propriété intrinsèque des corps, inscrite au dedans d’eux : car sinon, tout mouvement ne serait que la simple transposition d’un Même, et se réduirait, d’après le Principe des Indiscernables, à l’immobilité.

Reprenons ces divers points de manière plus synthétique

  • les points I) et 2) se réfèrent à la nature « corpusculaire » de la monade, et notamment à sa clôture radicale. (figure correspondante : la sphère.)
  • les points 3) et 4) définissent les modalités de la conjugaison du multiple et de l’un, (figure du réseau), et plus précisément de la réflexion du multiple dans l’un (figure de l’étoile, du point géométral). Ainsi que le souligne A.Lautman[118] (6), celle-ci repose sur « la réduction des rapports que la monade soutient avec toutes les autres monades en propriétés internes, enveloppées dans l’essence de la monade individuelle ». C’est cette réflexion de l’extrinsèque dans l’intrinsèque qui semble la propriété capitale de la monade. Il faut semble-t-il en distinguer deux phases :
    • dans une première phase, la monade, passive, est un miroir du monde, un point de vue c’est 1’aspect perspectif de la monadologie.
    • le point 5) évoque la seconde phase: la monade, active, joue sa propre vision du monde, conformément à la loi qui est inscrite en elle : elle est proprement un automate.
  • les points 6) et 7) sont des conséquences du Principe des Indiscernables. Le premier point manifeste la nécessité d’un principe différenciateur entre monades appartenant à des corps « macroscopiques » différents : car d’une multiplicité d’individus identiques ne pourrait pas émerger la diversité des choses observables. Le second point tient, lui aussi,à l’explication du « macroscopique » par le « microscopique » un effet, énigmatique à notre échelle (le mouvement) doit pouvoir s’éclairer en lui supposant des agents cachés.

Après ce rapide inventaire des propriétés monadiques, nous pouvons essayer d’analyser quelques exemples de systèmes se rattachant plus ou moins directement à ce modèle.

L’éon de J.E. Charon

Si, assez anachroniquement, nous commençons par exposer la très récente oeuvre métaphysique de ce physicien[119], c’est qu’elle nous semble présenter des analogies presque point par point avec le modèle leibnizien. La distinction tranchée, dans l’oeuvre de J.E. Charon, entre la partie purement scientifique où est exposée sa théorie de la Relativité Complexe, et la partie plus philosophique où se développe une conception néognostique du monde nous autorise à nous limiter à cette dernière, sans porter de jugement sur le bâti théorique qui l’étage. Cette distinction s’opère d’elle-même par les termes, lorsque l’électron se transforme en « éon ».

La Relativité Complexe postule un dédoublement des quatre axes de notre espace-temps, chacun en une partie réelle et une partie complexe.Il se crée ainsi un deuxième monde, qui est à notre univers ce que le dedans est au dehors. Une autre image est celle de 1’Océan : dichotomie entre matière -dans notre monde – et esprit – dans le monde complexe – les électrons étant comparables à de « petites bulles d’air » qui flottent surface des eaux[120]. Si l’électron appartient à notre monde par ses effets (champ électrique,masse…), son caractère ponctuel, évanescent, prouve bien que sa réalité est « ailleurs » : dans le dedans de l’univers, il est une « sphère pulsatrice à mémoire cumulative ». Clos sur lui-même par un mécanisme d’effondrement gravifique comparable à celui des trous noirs, il contient un gaz de photons très énergétiques, soumis à un temps propre périodique, et qui constitue proprement le substrat de l’esprit. Ajoutons que bien qu’il puisse être créé ou annihilé dans des circonstances exceptionnelles, l’électron doit être considéré comme éternel.

Ainsi l’électron charonnien récapitule de manière frappante les propriétés « corpusculaires » de la monade. Le panpsychisme est retrouvé de manière évidente, puisque tout corps résulte d’une combinaison réglée d’électrons, ou d’éons, et les grands courants qui parcourent et bouleversent la matière assurent le brassage de leurs expériences propres, et la vaste solidarité de l’univers. Car si l’éon, au départ, est une « tabula rasa » vide d’informations, il retient ensuite comme des « paysages » des divers milieux où il a baigné[121], qui constituent la partie inconsciente de notre psyché, la partie consciente consistant uniquement en ce que les éons qui nous constituent ont mémorisé depuis notre naissance.

Il nous faut maintenant nous pencher sur ce mécanisme de la mémorisation, qui est le principal point de divergence avec la Monadologie alors que chez Leibniz, les monades sont incommunicantes entre elles, en dialogue seulement avec Dieu, les éons de Charon sont mutuellement liés par des « échanges de photons virtuels ». Ainsi que M. Serres l’a montré[122], l’harmonie préétablie chez Leibniz correspond à une exigence d’économie de relations, à un principe de simplicité maximale. Chez Charon au contraire, un foisonnement d’interactions assure l’accord instantané des éons, et l’harmonie se construit sans plan préétabli. Cette marche vers l’harmonie croissante est à sens unique car l’espace intra-éonique étant à néguentropie croissante, aucune perte d’information n’est possible.Le mécanisme, d’ailleurs, est décrit avec un luxe de précisions par addition d’états de spin, les photons internes se corrèlent avec les photons d’un autre électron, et le codage de l’information s’effectue de manière binaire (spins positif ou négatif), ce qui amène l’auteur à supposer, d’ailleurs, que l’électron a suggéré à l’homme le principe de l’ordinateur[123]. On connaît 1’importance du calcul binaire pour Leibniz : image symbolique de la création divine, composée de néant (0) et de tout (1); il est remarquable de retrouver chez Charonune telle convergence de « style » : ainsi, l’image du « treillis de Boole »de la Connaissance », qui unit le 0 (le moi) au 1 (1’Etre, Dieu)[124].

Pour terminer ce long parallèle, signalons qu’un principe de différentiation existe également chez Charon : « c’est le niveau de conscience de chacun des éons individuels participant à un organisme qui s’élève avec la complexité ». On passe ainsi du végétal – à l’animal et à l’homme, la part de l’Esprit augmentant toujours (néguentropie croissant) jusqu’à un point oméga renouvelé de Teilhard de Chardin.

Bien que cette perspective évolutionniste soit absente de la monadologie leibnizienne, on ne peut qu’être frappé par l’ensemble des convergences qui se manifestent entre la monade et l’éon. Il semble cependant qu’il s’agisse moins d’une influence leibnizienne directe que de la redécouverte,à partir des mêmes intuitions fondamentales, d’un modèle similaire.

Les exemples que nous allons maintenant présenter ne révéleront pas un parallélisme aussi complet, reprenant ou développant plutôt tel ou tel aspect de la monadologie.

La monade comme point de vue.

On ne peut bien sûr invoquer la monadologie à propos de toute construction se référant à une mise en perspective. Les exemples suivants manifestent cependant une inspiration monadique explicite :

  • selon Humbold, « ce qui distingue les langues, ce ne sont pas les sons et les signes,mais les visions du monde elles-même ». Cassirer commente ainsi cette réflexion : « d’une manière tout à fait semblable (à la monade), chaque langue singulière devient un de ces points de vue individuels et la totalité de ces perspectives constitue le seul aspect possible pour nous d’objectivité[125] » .
  • la construction logique de l’objet, par Russell, est ouvertement inspirée de la Monadologie. Constatant que toute chose est avant tout le faisceau des perceptions que nous en prenons suivant différents points de vue, et que son existence indépendante est assurée par la continuité entre ces diverses perceptions, il identifie l’objet avec la « classe de ses apparences ». Le monde matériel est alors défini de manière purement externe, comme un monde de perspectives[126].

la vision einsteinienne du monde, enfin, en attribuant à chaque observateur une indépendance radicale (critique de la simultanéité), l’accord entre les différentes perceptions étant réglés par les grands principes d’invariance, a pu faire dire à M.Merleau-Ponty :« nous retrouvons donc, d’une certaine façon, la monade de Leibniz, plus la communication effective des monades, la géométrie moderne et le concept de l’invariance, de quoi transformer en théorie mathématique une construction métaphysique[127]« .

La monade comme Multiple dans l’Un

  • la manière la plus radicale de concentrer le Multiple dans l’Un consisterait à décrire les propriétés de l’espace (multiplicité virtuelle de positions) en termes de propriétés intrinsèques à un objet qu’il contient. Dans une analyse que nous ne tenterons pas de résumer, A.Lautman[128] montre comment on peut retrouver cette volonté dans les théorèmes de dualité de Poincaré, en Topologie « le polyèdre jouit ainsi de certaines des propriétés de la monade leibnizienne » ; en effet, les nombres de Betti d’un complexe Q qui servent à le caractériser, sont reliés aux nombres de Betti de l’espace complémentaire Rn – Q par une formule duale (voir annexe II) qui « permet de prévoir à l’avance le résultat de cette action de Q sur R (1’introduction d’un complexe au sein d’un espace change les propriétés topologiques de cet espace par la connaissance de la structure propre de Q »… « Le terme même d’analysis situs, dû à Leibniz, exprime bien cet espoir de déterminer ce qui concerne la « situation » par une « analyse » des propriétés internes de la figure ».
  • cependant, au-delà du niveau de l’analogie, certains auteurs n’hésitent pas à attribuer à la monade un statut de véritable modèle, encore valable pour la science d’aujourd’hui. Ainsi ce théorème », énoncé par I.Prigogine et I.Stengers[129] : « tout système intégrable admet une représentation monadique ». Résumons leur argumentation: tout au long du XIX siècle, la dynamique s’est attaché au problème du choix de variables canoniques adéquates pour décrire un système d’objets en mouvements (la position et la quantité de mouvement par exemple). Par un changement approprié de ces variables, on peut en effet dans certains cas transformer l’expression de l’hamiltonien H (somme de l’énergie potentielle et de l’énergie cinétique du système) en une expression où l’énergie potentielle, qui exprime les interactions entre objets, n’apparaît plus. Le système d’équations est alors facilement résoluble, car on obtient :

« un ensemble d’unités évoluant en mouvement pseudo-inertiel, sans interactions les unes avec les autres. Chaque « unité monadique » n’est plus déterminée dans chacun de ses mouvements par les interactions dans l’agrégat, chacune déploie sa propre loi pour son propre compte, seule dans un système dont elle est intrinsèquement un reflet puisque sa définition même le suppose et le traduit dans tous ses détails »

  • le même problème se retrouve en mécanique quantique, lors de la diagonalisation de l’hamiltonien dans une base de fonctions propres : « l’état stationnaire des électrons orbitaux (théorie de Bohr) constitue l’exemple-type d’état monadique ». En effet, les électrons se trouvent en quelque sorte isolés dans leur espace propre, chacun cependant « résumant » l’état du système complet puisque la diagonalisation. dépend de l’ensemble du système[130]. Ajoutons que depuis Poincaré (démonstration de la non-intégrabilité d’un système de trois corps en interaction gravitationnelle), la notion de « système monadique » a perdu toute généralité en physique. Cette notion épistémologique se dégage donc au moment même où, dans l’esprit de ses introducteurs, elle doit être dépassée.
  • des analogies monadiques ont été tentées au sujet de théories physiques récentes, qui mettent en question la notion de particule indépendante. Dans un article intitulé « la monadologie de Chew[131]«  (physicien auteur d’une de ces théories), G. Gale s’attache à montrer – şi tant est que la difficulté et la nouveauté des matières traitées permettent une analyse précise – que le « bootstrap des hadrons » peut s’interpréter en termes monadologiques. Selon cette théorie,les hadrons devraient être regardés comme des particules composées d’autres particules, chacune figurant à son tour « paradoxalement » parmi les composantes de ses propres composantes : « chaque particule aide à engendrer d’autres particules, qui l’engendrent en retour ». Ainsi, chacune doit à l’ensemble d’exister, et son existence implique l’existence des autres, ce qui interdit à l’univers hadronique toute évolution, les relations entre particules étant fixées depuis l’origine. L’image du réseau s’impose comme le suggère le mot bootstrap : lacet de bottine. Si nous retrouvons bien ici l’interdépendance des monades, il s’y ajoute une idée de « self-inclusion » absente de la monadologie de Leibniz : toute monade réfléchit toutes les autres monades, qui la réfléchissent en retour ; ainsi, par ce jeu complexe de miroirs, chacune doit se réfléchir, se contenir d’une certaine manière elle-même. Cet aspect « paradoxal » de la monade se rattache au schéma général de la représentation du Tout par la partie[132] (voir annexe III) .

La monade comme palimpseste

« Nous ne percevons pas le monde, nous tirons tout de notre propre fond, tabula gravée dès l’origine, exhaustive par le savoir…,mais illisible à livre ouvert parce que les caractères en sont recouverts, effacés, défigurés…Notre entendement est, à la vérité, un palimpseste[133]« .

Cette formule de M. Serres, ainsi qu’il le fait lui-même remarquer par ailleurs, nous invite à rechercher quelque analogie monadique dans le domaine de la génétique contemporaine. Là aussi le gène, cette entité difficile à cerner, porte un message inscrit en langue primitive comme une Caractéristique Universelle que nous ne saurions pas déchiffrer, qui résume,à notre insu, ce que nous sommes et ce que nous avons en commun au sein de la multiplicité humaine. Cependant, l’analogie ne semble pleinement justifiée que pour une tendance très particulière de la génétique moderne, qui retrouve, et outrepasse même, le modèle monadique.

Dévoiements de la monade.

Par ce titre nous voulons indiquer que nous sommes conscients de quitter la piste des analogies immédiates que nous avons suivie jusqu’ici, mais aussi que le modèle monadique comporte en lui une possibilité de dérive assez dangereuse, dont nous voudrions faire état.

Il semble en effet que la frontière soit aisée à franchir entre une explication globalisante, à l’aide d’un élément fondamental unique qui traduit l’intuition d’une profonde unité de l’univers, et une forme de réductionnisme assez stérile, qui vise en dernière analyse à dénier à l’homme tout ou partie de son libre arbitre.

C’est déjà à cet écueil qu’achoppait le modèle leibnizien, et Voltaire n’a pas manqué d’ironiser sur cette insistance assez lourdaude à nous faire résigner à notre propre bonheur, arrangé pour nous par des substances qui nous dépassent. Mais si Dieu, auteur de la scénographie monadique, ingénieur d’un monde optimal, restait chez Leibniz le garant de la subordination des monades, il semble que nous assistions désormais à une émancipation de leur part, qui ne laisse pas d’être assez ridicule.

Ainsi, pour une certaine « sociobiologie », le gène serait la seule réalité fondamentale :

« Au sens darwinien,l’organisme ne vit pas pour lui-même. Sa fonction première n’est pas de reproduire d’autres organismes, il reproduit des gènes et leur sert de support temporaire[134] ».

Ces gènes, dont le caractère « éternel » semble surestimé par rapport aux possibilités de mutation, se livrent à travers nous à une guerre féroce : ils sont « altruistes », « égoïstes » ou « malveillants », ces sentiments, à notre échelle, n’étant que des illusions délibérément entretenues par eux. De la même façon que pour Leibniz le mouvement restait incompréhensible sans l’hypothèse monadique, le comportement humain sans entités sous-jacentes est pour le sociobiologiste une énigme.

De même, pour J.E. Charon, « l’homme.est un organisme qui a été inventé par les éons pour accroître le niveau de conscience des éons eux-même[135]« . Ce sont eux qui à travers les quatre interactions fondamentales, la Réflexion, la Connaissance, 1’Amour et l’Acte (dont les interprétations en termes de matrices de spin nous sont fournies dans le détail) animent le grand orchestre de l’Univers. Si désobligeant que soit pour nous cet anthropocentrisme d’un nouveau genre, il a pour contrepartie de nous assurer une pérennité rassurante : « Mort, voici ta défaite » s’écrie Charon, puisque nos éons nous survivent et nous perpétuent, transportant aux confins de 1’univers le souvenir de cet assemblage éphémère que nous fumes.

Nous sommes proches ici des conceptions de Schopenhauer sur l’amour et sur la mort, considérés comme des illusions, tandis que c’est le bon plaisir de l’espèce, de l' »archée », seule réalité stable au travers des individus fugitifs, qui s’exprime par nos transes [136]. A l’opposé, l’Egoïsme Absolu de son contemporain Stirner, cet autocratisme du Moi[137] (25) conduit à la même dénonciation comme illusion simplette de nos sentiments : c’est toujours, en définitive, pour son Moi que l’on se sacrifie, de son Moi que l’on est amoureux.

Nous voici parvenus très loin de notre point de départ. La pure monade métaphysique s’est peu à peu muée en une entité agressive, jalouse, que nous ne reconnaissons pas. Que nous en soyons composés, ou que nous la composions, ou que nous la recélions en nous à la manière d’un corps étranger, elle a pour effet de nous déposséder d’une partie de notre liberté, de jeter sur nos actes une présomption d’illusion, de nous interdire en tout cas une connaissance totale puisque nous nous heurtons à son langage caché, à cette Caractéristique que nous brûlons de saisir afin d’apprendre la vérité sur nous-même.

Noyau dur enkysté à l’intérieur de l’être, la monade relève d’une philosophie de l’invariance et d’une poétique de l’extranéité. Puissent ces charmes conjugués ne pas nous faire oublier que nous sommes nous aussi, nous avant tout, la première monade.



Annexe II : La dualité en mathématiques.

 

Le terme de dualité, de concept dual, apparaît dans de nombreuses branches des mathématiques. Nous en présentons ici rapidement quelques exemples. Dans le cadre de cette étude, il ne nous a pas été possible de déterminer si cette dualité se réduit, de manière plus ou moins détournée, à une notion mathématique unique. Des analogies apparaissent entre ces diverses formes de la dualité, qui militent en faveur d’une telle réduction. Et la dualité au sens des treillis et au sens de la théorie des catégories, que nous examinons en fin de chapitre, sont des notions suffisamment larges et puissantes pour englober un grand nombre de phénomènes.

A.Lautman, dans son article sur la « Symétrie et dissymétrie en mathématiques et en physique », définit la dualité comme :

  1. Le dédoublement d’un être complet en deux parties distinctes de l’une de l’autre par l’inversion de leur orientation.
  2. L’existence d’une relation involutive entre un objet O et un objet O* tel que O soit à O* ce que O*est à O, soit O = (O*)*

Dans un certain nombre de cas, seul le second aspect apparaît clairement :

Polygone dual

la transformation géométrique « par polaire réciproque » permet d’associer à une partie A d’un espace vectoriel une

On définit ainsi une dualité pour les 5 polyèdres réguliers : si n est le nombre de côtés d’une face et m le nombre d’arêtes ayant un sommet commun,le polyèdre dual de (m, n) est (n,m). Le centre des faces de l’un devient alors les sommets de l’autre.

Matroïde dual

Nous empruntons ces exemples à C.P.Bruter (1973). La représentation duale du tétraèdre, le plus simple des matroïdes de l’espace, est :

dans le plan, on a par exemple :

Dualité en topologie

Elle transforme par exemple la boule en fuseau :

Pour C.P. Bruter, une interprétation symbolique est possible : « ainsi l’objet est double : boule et fuseau. Le fuseau mâle, actif, créateur par l’information qu’il transporte, assure la régulation et la pérennité de la boule qui, femme, recèle le centre mystérieux et organisateur de la vie[138]« 

Réseau dual

Le réseau dual, utilisé notamment en physique du solide, est tel que ses vecteurs sont reliés à ceux du réseau direct par la transformation de Fourier.

Nous ne préciserons pas les conditions que doit respecter a pour que (a*)* = a, qui sont assez restrictives et font de cette « dualité » un cas très particulier. Nous voudrions insister sur son application en physique quantique. Pour un corpuscule isolé, la fonction d’onde s’écrit :

où p est l’impulsion du corpuscule. La « dualité onde-corpuscule » s’exprime justement par le fait que, dans cette formule, le vecteur 2Π/h p joue le rôle exact du vecteur d’onde k dans l’expression d’une onde plane. Une démonstration de l’inégalité de Heisenberg découle directement des propriétés de l’intégrale de Fourier : on calcule en effet, pour un train d’onde, la fonction :

qui apparaît donc comme la transformée de Fourier de a(p). On démontre alors que :

Ainsi donc, alors que pour la mécanique classique les coordonnées d’espace x et l’impulsion p étaient des variables indépendantes, elles apparaissent en mécanique quantique comme les deux variables d’une transformation de Fourier, et comme telles liées par une relation de type Heisenberg. Dès lors une seule de ces variables suffira à décrire le réel, qui apparaît donc « dual », c’est-à-dire susceptible de deux descriptions équivalentes.

Dualité en logique bivalente.

Le principe de dualité établit que si A est une assertion vraie du calcul des propositions, -comprenant les opérations « et » et « ou »,l’assertion obtenue en intervertissant ces opérations est aussi une assertion vraie. Cette transformation revient à changer chaque variable logique p en sa négation p ; on comprend que, les valeurs 0 ou 1 étant purement conventionnelles, leur interversion ne doit pas modifier la validité des lois logiques. Tout se passe donc comme si la logique bivalente résultait de la fusion de deux structures parallèles, l’une en « et » et l’autre en « ou », le point de jonction étant l’opération de complémentation (négation). Comme cette opération aboutit à « changer le sens » de l’implication: (p ⇒ q) → (q ⇒ p), on peut y voir une analogie avec une symétrie. Cette dualité a des conséquences complexes: toute fonction logique peut en effet être réduite soit sous forme de polynome en « et » (^) : (…v…)^(… )^(…), soit de polynôme en « ou » (v). Certaines expressions sont « autoduales », par exemple (p v q)^(p v r)^(q v r). Mais dans le cas général, la forme minimale en « et » ne coïncide pas avec la duale de la forme minimale en « ou ». On peut interpréter graphiquement ceci, en associant à l’opération « et » la notion de :

La dualité sur les polynômes revient alors à la dualité sur les graphes planaires, chaque « triangle » étant transformé en une « étoile » : on voit que cette dualité est complexe, puisqu’elle ne conserve pas le nombre de points du graphe.

Il n’y a pas de méthode générale, sinon cette interprétation graphique, pour passer de la forme minimale en « ou » à celle en « et ». Il va de soi que le dual du dual d’un réseau est ce réseau lui-même

Dualité dans les treillis

Un treillis est un ensemble muni de deux opérations ^ et v, chacune associative et commutative, et telles que a ^ (a v b) = a et a v (a ^ b) = a .

On voit que ces axiomes sont symétriques en ^ et v. Tout treillis est un ensemble ordonné (partiellement) par la relation a≤b <=> a ^ b = a . Ainsi a ^ b apparaît comme le Min de a et b, et a v b comme le Max. On obtient le « treillis dual » d’un treillis donné par « inversion » de l’ordre. En tant que treillis de Boole, c’est-à-dire distributif et complémenté, la dualité en logique bivalente classique se ramène à la dualité dans les treillis.

Dualité en géométrie projective.

L’espace projectif associé à un espace vectoriel E est l’ensemble P(E) des droites vectorielles de E ; en dimension trois, l’espace décrit par l’espace projectif est de dimension deux : c’est donc un plan P. Les coordonnées homogènes d’un point M de P sont les coordonnées de tout point M’ situé sur la droite OM:

Considérons la formule :

D . Si nous considérons les ui comme fixés, nous avons l’équation d’un plan vectoriel coupant P .Ils représentent donc une droite D de P, les coordonnées homogènes de cette droite étant les xi . Si par contre, nous fixons les xi comme coordonnées homogènes d’un point de P, la formule représente toutes les droites de P passant par ce point. L’espace P peut donc être décrit en géométrie projective soit comme un ensemble de points, soit comme un ensemble de droites, et tout énoncé vrai de la géométrie projective est encore vrai en intervertissant les mots de « droite » et de « point ». Plus généralement, en dimension n pour l’espace projeté, la dualité intéresse les points et les hyperplans (dim n-1 ). Cette propriété découle directement du fait que les variétés linéaires projectives d’un espace projectif forment un treillis. Cependant, cette dualité est également liée à la dualité au sens des formes linéaires, dans la mesure où l’ensemble des hyperplans d’un espace E s’identifie à l’espace projectif P(E) de son dual.

Dualité au sens des formes linéaires.

Soit E un espace vectoriel sur le corps K.Le dual de E, E*, est l’ensemble des formes linéaires de E vers K. C’est aussi un espace vectoriel sur K, de même dimension que E dans le cas où elle est finie. On peut ensuite de la même manière définir in bidual E** En dimension trois, soit f la forme :

Du fait de la double linéarité en xi, et en ui , on va pouvoir interpréter cette expression de deux manières :

Cette duplicité de l’expression provient bien sûr de la linéarité, et du fait que tous ces espaces vectoriels sont sur le même corps K. Si l est une application linéaire entre deux espaces vectoriels E et F sur K, on peut définir l’application transposée de l, tl, par le schéma suivant :

On voit que là encore il y a lors du passage de E à son dual une « inversion » du sens des flèches. Il s’agit ici d’un type très particulier de réflexion en dimension infinie, on a un morphisme injectif de E dans E** : le bidual n’est donc pas égal au dual, mais plus « large ». C’est seulement en dimension finie que le reflet du reflet s’identifie à l’original. Quant aux relations entre l’original et le monde reflété, on a un isomorphisme non canonique (donc dépendant de la base duale choisie) : c’est donc seulement dans le cas le plus simple (base duale, dimension finie) que des symétries intéressantes s’introduisent, du type :

Le grand intérêt de ces notions est qu’il s’agit sans doute de l’unique cas (lorsque toutes les conditions de simplicité sont remplies) où la connaissance d’un ensemble E s’identifie à la connaissance des fonctions appliquées à E. Cette analogie de structure entre l’argument et la fonction – entre ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous – découle à la fois de la linéarité, qui permet la double lecture d’une expression comme , et de la référence à un corps K unique qui sert en quelque sorte de charnière permettant de rabattre l’un sur l’autre (cf. schéma), deux mondes qu’il est habituellement interdit de confondre (voir Annexe III : La méthode de la diagonale et la construction de cercles vicieux).

Dualité dans la théorie des catégories.

Le principe de dualité (métamathématique) énonce que le dual de tout théorème démontrable sur les catégories est également démontrable.

Le formalisme des catégories fait apparaître des symétries entre concepts mathématiques : ainsi les notions d’épimorphisme et de monomorphisme, duales pour les catégories, expliquent la symétrie des propriétés des injections et des surjections, dans le cas où les objets sont tout simplement les ensembles.

On peut as socier une catégorie à un ensembles préordonné E, en prenant pour objets les éléments de E, et

Alors les notions de produit et de coproduit, duales pour les catégories, s’identifient dans ce cas à inf(x,y) et sup(x,y). Dans ce cas, la catégorie duale correspond à l’ensemble E avec inversion de la relation d’ordre. Nous ne savons pas si la dualité pour les treillis peut être déduite de même de la dualité catégorielle, mais cela semble vraisemblable.

On peut de même associer une catégorie à tous les espaces vectoriels Vk sur K, dont les morphismes sont les applications linéaires de ces espaces vectoriels. On peut alors définir un « foncteur dual »

qui à un espace V associe son dual (au sens des formes linéaires) et à l’application linéaire l associe sa transposée. La dualité au sens des formes linéaires peut donc être déduite de la dualité catégorielle.

Conclusion sur la dualité

En résumé, la dualité en mathématiques traduit d’abord une certaine symétrie entre propriétés, dans une formule ; cette symétrie conduit à distinguer deux objets qui se correspondent par une transformation. Lorsque cette transformation est involutive, il y a toutes chances pour qu’on puisse se ramener à la dualité des treillis, et au delà, à celle des catégories,mais en perdant ce qui fait la spécificité de l’objet.



Annexe III : La méthode de la diagonale et la construction de cercles vicieux

 

Les deux grandes catégories de cercles vicieux dont nous avons donné des exemples par ailleurs se retrouvent en mathématiques et en métamathématiques : le diallèle épistémologique, qui consiste à inclure dans l’hypothèse la conclusion d’un raisonnement, est l’ennemi de toute axiomatisation. Des exemples célèbres et controversés de tels cercles se trouveraient facilement, dans l’histoire notamment de la théorie des ensembles : définition du nombre par Russell (selon Hilbert), axiome de choix et bon ordre chez Zermelo (selon Borel)… Nous nous intéresserons ici exclusivement au second type de diallèle, lié au pouvoir de thématisation de l’esprit, à travers les exemples des paradoxes de Russell et du théorème d’incomplétude de Gödel. Il ne s’agira pas bien sûr de restituer tout l’appareil mathématique et logique dont ils découlent ou qu’ils ont suscité ; nous voudrions simplement montrer comment la construction effective d’un cercle vicieux – importune dans le premier cas, délibérée dans le deuxième – découle d’un même mouvement de l’esprit, matérialisé par le raisonnement dit « de la diagonale ».

Si,par leur rigueur formelle, ces constructions contribuent à clarifier les origines et le mécanisme du diallèle, elles n’en restent pas moins redevables aux approches antérieures, dont elles reprennent le panorama intuitif. Nous verrons que le « vice », la difficulté à en dominer pleinement les tenants et aboutissants, provient justement de l’imbrication des intuitions primitives à l’intérieur de cette figure complexe. Avant de commencer directement son analyse, il convient donc de présenter séparément quelques thèmes qui lui sont intimement liés.

Thématique du cercle vicieux.

Dualité

Platon, dans un-passage du Parménide, remarque que s’il y a un nombre tel que 1, alors 1 a une existence. Mais 1 est différent de l’Etre. Un et l’Etre sont deux, deux et l’Etre sont trois, et ainsi de suite. Russell, qui cite ce passage[139], s’interroge sur sa validité. En effet, à supposer qu’il n’y ait aucun objet dans le monde, la considération de l’ensemble {Ø} (ensemble dont le seul élément est l’ensemble vide), puis de l’ensemble {Ø,{Ø}} et ainsi de suite, permet de construire un ensemble de cardinal aussi grand que l’on désire (donc rend inutile l’introduction d’un axiome de l’infini). Il s’agit là, selon lui, d’une illusion due à la confusion des types, l’ensemble et l’élément – ou l’Etre et le nombre chez Platon – ne pouvant être réunis impunément en une entité synthétique.

Cependant, Von Neumann et Bernays ont construit les nombres ordinaux finis selon ce procédé, définissant pour tout ensemble x un « successeur » x+ = x U {x}, et identifiant 0 à l’ensemble vide, le nombre 1 au successeur de 0, etc…. (l’axiome d’infinité devient, dans cette optique : il existe un ensemble A contenant 0 et contenant le successeur de chacun des éléments de A).

Ces considérations n’ont d’autre but que de présenter le domaine de prédilection du diallèle : il se situera toujours à cheval entre deux Mondes, 1’un plus « abstrait » que l’autre, résultant de l’intervention d’un Deus ex machina immanent : le passage de х à {x},du nombre à la constatation de son existence, révèle l’irréductible intrusion d’une entité classante, ou observante.

Formation d’un mixte autonome

Ayant donc constaté la dualité des domaines de l’être et de l’idée, l’esprit s’inquiète de trouver un terme charnière, participant de l’un et de l’autre. La preuve ontologique est l’exemple-type de cette exigence : il s’agit de définir Dieu comme une entité autonome, à la fois vis à vis des contingences du monde réel et de l’arbitraire des concepts, une entité « close » sur elle-même, « enveloppant » dans son essence la nécessité de son existence. Dans le paradoxe de l’Epimenide, à l’inverse, on forme un énoncé renfermant en lui-même la preuve de sa propre fausseté. Cependant, les deux démarches ont le commun souci d’établir une liaison forcée entre deux mondes auparavant indépendants, par l’intermédiaire d’une entité maximale : Dieu, qui est le « plus grand » ou le « plus parfait », ou le menteur, qui ment toujours.

Analysons, en le développant beaucoup, le fonctionnement de la preuve dite de Saint Anselme.

Dans le monde des idées, il y a deux domaines:

  • D1, ensemble des idées correspondant à un être réel ;
  • D2, ensemble des idées purement fictives (le triangle rond).

Définissons une « chose maximale » (C.M.) par « chose telle que l’on n’en puisse concevoir de plus grande. » Il nous faut démontrer que de la seule définition de l’idée (C.M.) découle son existence ; en d’autres termes, que (C.M.) appartient à D1 .

A priori, une telle chose maximale (C.M.) peut exister (C.M.)1 ou ne pas exister (C.M.)2 . Cependant, nous « pouvons concevoir » une (C.M.)1 qui possède la propriété d’exister, et appartient donc à D1 (même si nous ne savons rien sur la validité de cette assertion). Nous avons donc l’idée d’une idée (C.M.)1 « plus grande » que (C.M.)2  , puisque (C.M.)1 = (C.M.)+ existence, ce qui signifie que (C.M.)n’est pas une chose maximale, ce qui contredit sa définition. Donc il n’y a pas de chose maximale dans D2. Donc elle est dans D1. Donc elle a un correspondant réel.

Ce raisonnement est exemplaire tant par les diverses difficultés qu’il brasse inextricablement que par les critiques qu’il a encourues : le point faible est évidemment une « confusion des types » platonicienne dans la considération de l’existence comme un terme additionnable. La correction par Descartes du « plus grand » en « plus parfait » vise à rendre moins brutale cette assimilation. Mais Gassendi ne s’y trompe pas : l’existence n’est pas une perfection, c’est une forme ou un acte, quelque chose d’un niveau supérieur à celui des simples propriétés de l’objet. Kant mêmement dénonce cette confusion :« cent thalers réels ne contiennent rien de plus que cent thalers dans l’esprit » car sinon, la pensée ne serait plus « adéquate » à l’être.

Cependant, au niveau non formalisé où nous nous plaçons, cette querelle syntaxique n’apparaît pas déterminante. Pourquoi ne pourrait-on définir un langage où l' »existence » signifierait, sous une quelconque forme, un « accroissement » de l’objet?

Le moment crucial du raisonnement réside plutôt dans le « pouvoir concevoir » de la définition, expression remarquablement ambigüe. Car si en effet nous « pouvons concevoir » une (C.M.) appartenant à D1 , nous pouvons aussi concevoir, en vertu de la même liberté de thématisation, une (C.M.) appartenant à D2. Or le raisonnement, considérant seulement la première possibilité, démontre l' »absurdité » de la seconde que nous « pouvons concevoir » pourtant au même titre que la première. Le « pouvoir » est donc entendu en deux sens : l’un, explicite, désigne la capacité illimitée de l’esprit à former des concepts, sans se préoccuper de leur validité (le triangle rond) ; l’autre exige du concept créé une cohérence logique, par rapport à un système syntaxique non défini explicitement.

Cette absence d’une référence normative stable ôte au raisonnement toute pertinence. Comme le remarque très justement Leibniz, il prouve seulement que si la notion de « chose parfaite » n’est pas contradictoire et si on admet que l’existence est une perfection, alors la chose parfaite existe. Quant à la première condition, la seule importante, elle est occultée dans la démonstration de St Anselme par une fausse dichotomie, puisqu’on ne définit pas le domaine D3 des concepts « absurdes ».

La preuve ontologique nous offre, à l’état brut, un résumé des difficultés que nous allons rencontrer constamment, ce qui justifie ce développement un peu long :

  • définition d’une « chose maximale » comme dans le 1° paradoxe de Russell,
  • confusion des types comme dans le 2°,
  • nécessité d’un système de référence garantissant la validité des propositions, comme dans le théorème de Gödel.

Il apparaît déjà que la résolution des paradoxes passera sans doute par la limitation du pouvoir de thématisation de l’esprit.


Réflexion et emboîtement

Un dernier thème intimement lié à la nature du cercle vicieux est celui de la réflectivité. En effet, le deuxième monde (ensembles, propositions, idées) nous donne une représentation du premier (éléments, faits, objets réels). Dès lors que nous construisons un mixte homogène à ces deux mondes, cette entité distinguée devient en quelque sorte la représentation d’elle-même. Ce problème de l' »autoréference », très difficile à cerner, semble à lui seul paradoxal.

Royce fait remarquer qu’une carte visant à tout représenter devrait se contenir elle-même à une échelle réduite, et ainsi de suite à l’infini : même régression vertigineuse qu’entre deux miroirs face à face.

De même, Cantor affirme se figurer un ensemble « comme un abîme » : l’ensemble des nombres pairs ne constitue-t-il pas une sorte de réflexion interne, une carte des nombres naturels, puis l’ensemble des multiples de quatre, de six, etc [140]?

C’est Dedekind qui poussera le plus loin l’axiomatisation de cette construction « en abîme » en introduisant le concept de « chaîne » : Φ étant une application interne d’un ensemble, une partie M telle que Φ(M) reste incluse dans M est une chaîne, cette inclusion conditionnant un emboîtement descendant. Le caractère de chaîne permet de retrouver les principaux résultats de la théorie des nombres cardinaux, et fournit notamment une caractérisation originale d’un système infini S comme devant être semblable (i.e. lié par une injection) à une de ses parties propres (distincte de S). La démonstration d’existence d’un tel ensemble infini se réfère directement au problème de la thématisation qui nous occupe : l’exemple exhibé est en effet

« l’ensemble S de toutes les choses qui peuvent être objet de ma pensée… Car si s désigne un élément de S, la pensée s’ que s peut être objet de ma pensée, est elle-même un élément de S. Si l’on considère le même élément s’ comme l’image Φ(s) de l’élément s, l’application de S ainsi définie a la propriété que l’image S’ est une partie propre de S… car il y a dans S des éléments (par exemple mon moi) qui sont distincts de toute pensée s’ de ce genre.[141]« 

Pour conclure ce catalogue thématique, ajoutons que l’on peut considérer le diallèle, avec R. Thom[142], comme exprimant un paradoxe de l’identité :

  • identité locale, liée au lieu spatial, de l’être considéré comme un objet matériel.
  • identité sémantique, délocalisée, de l’être considéré comme un objet abstrait.

C’est du conflit entre ces deux critères d’identité, de la duplicité de l’objet, que naîtrait, dans le cas qui nous occupe, le cercle vicieux ; et plus généralement, l’imaginaire…

La méthode de la diagonale

La méthode de la diagonale fut introduite par Cantor en 1890[143] pour la démonstration de la non-dénombrabilité du segment réel [0, 1].

Si [0, 1] était dénombrable (pouvait être mis en correspondance biunivoque avec l’ensemble N des entiers naturels), on pourrait ordonner tous les réels, exprimés par leur développement décimal, en une suite indexée par N : x1, x2… xn. Inscrivons la liste de ces nombres, avec toutes leurs décimales :

Considérant la diagonale du tableau, nous pouvons former un réel x = 0,a1a2 … an … tel que pour tout n, an soit différent de cnn (et an ≠ 0). Il est clair que ce réel x, par construction, ne peut figurer nulle part dans la suite x : l’hypothèse d’une correspondance biunivoque est donc fausse.

Nous voyons apparaître d’ores et déjà dans cet exemple très simple les moments essentiels de la méthode de la diagonale : raisonnement par l’absurde, liaison universelle supposée entre deux collections ; puis, à partir d’une totalité d’objets considérée comme donnée (ici, la suite des xn, dont on ne nous dit aucunement comment la construire), on construit, cette fois explicitement, un nouvel objet x n’appartenant pas à cette totalité [144].

Une autre démonstration de Cantor va nous permettre de voir se déployer plus complètement les caractéristiques de cette méthode.

On désire montrer qu’un ensemble quelconque E et l’ensemble de ses parties PE ne peuvent être mis en correspondance biunivoque (en d’autres termes, le cardinal – nombre d’éléments – de PE est strictement supérieur au cardinal de E, proposition évidente dans le cas d’ensembles finis, mais qu’il s’agit d’étendre aux ensembles infinis).

Supposons qu’il existe une telle bijection, qui à tout élément x de E associe une partie Px ,et réciproquement. Nous allons, à partir de cette seule hypothèse, construire une partie D qui ne sera l’image d’aucun élément d.

Première étape : construction de D. Nous allons nous aider d’un schéma, qui ne joue aucun rôle dans la démonstration, mais permet de justifier intuitivement le terme de « diagonale ».

Convenons de représenter E par un segment, et de relier deux points x et y si x appartient à l’image de y (x ϵ Py ).

Il peut se faire que certains éléments soient tels qu’ils appartiennent à leur propre image (x ϵ Px ) Leurs points représentatifs figureront sur la diagonale. Les points manquants sur la diagonale définiront donc 1’ensemble D des points n’appartenant pas à leur image :

Deuxième étape : D étant une partie de E, on doit par la bijection définie sur toutes les parties lui faire correspondre un élément d tel que D = Pd. Demandons nous alors si d appartient à Pd . On obtient alors le cercle vicieux suivant, qu’on peut lire dans les deux sens :

Ainsi, on doit conclure que d ne peut être trouvé, puisqu’il conduit à une absurdité. Il n’y a donc pas de bijection entre E et PE ce qui termine la démonstration.

Mais il nous faut étudier de plus près la nature de ce cercle : nous venons de construire une proposition indécidable « d appartient à D » dont la valeur de vérité oscille lorsqu’on parcourt le cercle.

Supposons que nous ayons posé plutôt :

Se demander si un élément x appartient ou non à D impose de parcourir toute l’extension de l’ensemble Px, supposé accessible. Si maintenant pour x nous prenons d, se demander si d appartient à D revient à parcourir l’extension de Pd ,c’est à dire de D, afin de déterminer si d appartient à D. Dans ce cas également, nous obtenons donc un cercle « épistémologique », moins « vicieux » peut-être que le précédent, puisqu’il n’introduit pas de contradiction, mais qui interdit néanmoins de conclure faute de point de départ :

Dans l’un ou l’autre de ces cercles, deux types d’implication apparaissent :

  • l’implication (1) est liée à une définition « externe » de D, comme élément de l’ensemble des parties PE  : D = {…}
  • l’implication (2) tient à une définition « interne » de D : tous les x tels que

Nous pressentons donc que la circularité tient à une double nature de D, qu’il convient de préciser.

Qu’en est-il de l’ensemble PE ? Nous savons qu’il existe, car nous avons en tête des procédés pour le construire, tout au moins dans le cas d’ensembles finis. Cependant, la définition externe (1) de D n’utilise en rien cette constructivité : il suffit que nous reconnaissions D comme un élément de PE (c’est à dire comme une image par bijection), sans pour autant énumérer les autres éléments de PE. En d’autres termes, PE apparaît ici comme une totalité actuelle, sans que nous en connaissions explicitement le contenu.

Par contre, la définition interne (2) impose que nous parcourions effectivement toutes les parties Px de PE , afin de déterminer si x appartient ou non à Px . PE est donc visé ici à titre de totalité potentielle.

En d’autres termes :

  • la définition (1) pose D1 comme élément d’une totalité non définie, dans laquelle il est immergé.
  • la définition (2) présente D2, au contraire, comme un objet « surplombant », dont l’existence est seconde par rapport à celle du substrat PE.
  • D1 = partie de PE
  • D2 = objet dont l’existence découle de la considération de toutes les parties de PE

Le cercle vicieux s’établit dès lors que nous forçons l’objet D2 à s’incarner en un objet D1 (i.e. nous lui supposons un antécédent bijectif). Car, étant défini en dépendance de toutes les parties, il devient défini en quelque sorte à partir de lui-même ; nous reviendrons plus loin sur cette question de la non-prédicativité.

Avant de quitter cette démonstration, où nous avons vu jouer les mécanismes essentiels de la méthode de la diagonale, remarquons que sa conclusion « d n’existe pas puisque son existence conduit à un cercle vicieux » est discutable. Ne peut-on imputer l’origine de cette contradiction au présupposé d’une bijection dont on ne sait rien, sur l’ensemble non explicitement déterminé PE ? C’est ce caractère d’actualité (ce « moment extra-syntaxique » selon l’expression de J. Toussaint-Desanti) qui, pour les mathématiciens intuitionnistes, invalide toute démonstration basée sur la méthode de la diagonale.

Les paradoxes de Russell

Il n’est pas dans notre propos de rappeler le déroulement de la « crise des fondements » en mathématiques, ni le rôle que les « antinomies » ont joué dans l’abandon de la théorie naïve des ensembles. Nous voudrions simplement présenter le schéma de deux paradoxes célèbres, généralement attribués à Russell, et qui découlent directement de la méthode cantorienne de la diagonale.

« L’ensemble de tous les ensembles »

La démonstration précédente prouve que l’inégalité stricte du nombre des éléments et du nombre des parties d’un ensemble peut être étendue aux ensembles infinis.

Or l’ensemble de tous les ensembles, s’il existe, contient toutes ses parties (qui sont des ensembles) à titre d’éléments : il ne peut donc avoir plus de parties que d’éléments, contrairement à l’inégalité précédente. (2n > n).

Nous ne nous attarderons pas sur ce paradoxe, qui repose sur le cercle déjà étudié. Montrons simplement comment le troisième axiome de Zermelo, dit axiome de sélection (Aussonderung) permet d’éliminer la contradiction. Selon cet axiome :

« si une proposition S(x) est « définie » pour tous les éléments d’un ensemble A, A possède toujours une partie B constituée par tous les éléments x de A pour lesquels S(x) est vraie[145] ».

Autrement dit, seul peut être nommé ensemble un système d’objets qui sont par ailleurs éléments d’un ensemble A déjà reconnu comme tel. Cette restriction « descendante » permet de démontrer que, pour tout ensemble A, il existe toujours un ensemble B qui n’appartient pas à A (donc impossibilité d’un ensemble de tous les ensembles)

« L’ensemble des ensembles qui n’appartiennent pas à eux-même « 

Exposons les différentes étapes de ce paradoxe :

  • un principe « d’abstraction » postule qu’à toute fonction propositionnelle S(x), il est possible d’associer un ensemble, celui dont les éléments vérifient S.
  • soit . . Donc, d’ap rès le principe ci-dessus, il existe un ensemble D tel que, pour tout x,
  • or x étant libre dans cette expression, on peut prendre justement x = D. D est l’ensemble des ensembles qui n’appartiennent pas à eux-même.

Ici encore, le cercle peut être parcouru dans les deux sens.

L’équivalence (1) est purement tautologique.

L’équivalence (2) se réfère à la définition « interne »

L’intérêt de ce paradoxe réside principalement dans la diversité des tentatives de résolution qu’il a inspirées. Reprenons brièvement les principales. On voit que le point crucial du paradoxe est la formation de la fonction

  • Une première idée peut être d’interpréter la négation dans une logique plus faible que la logique classique[146]. Elle ne semble pas conduire à des résultats intéressants.
  • On peut chercher à limiter le principe d’abstraction, de façon à ce qu’il ne corresponde aucun ensemble à la fonction . C’est la voie classique de résolution du paradoxe, qui a prévalu jusqu’ici (Zermelo, Von Neumann…). Reprenant l’idée de l’axiome de sélection, elle conduit à distinguer classe et ensemble : une fonction propositionnelle S(x) définit toujours une classe. Par contre, B est un ensemble si et seulement si il existe une classe A telle que B ϵ A. Une classe n’a donc pour éléments que des ensembles ; tout ensemble est lui même une classe ; par contre, il existe des classes qui ne sont pas des ensembles. La classe D définie plus haut est de ce type : si D était un ensemble, alors on aurait :

Du fait de la conjonction dans le second membre, on évite la contradiction précédente : il suffit de conclure : il n’existe pas de classe A telle que D ϵ A.

  • Cependant, cette solutio n, si elle lève le paradoxe, ne pouvait manquer de paraître très artificielle à un logicien aussi profond que Russell. Pour lui, la faute était à rechercher dans la formation de la fonction propositionnelle S(x). Il doit y avoir des expressions interdites, comme , l’élément n’étant pas « du même ordre » que l’ensemble. La formalisation de cette intuition duale conduit à la redoutable « théorie des types », exposée dans les Principia Mathematica, et que les difficultés de notation et de compréhension ont fait peu à peu tomber en déshérence. Ainsi :
    • les fonctions d’ordre 1 ont pour argument des individus ;
    • les fonctions d’ordre 2 des propositions d’ordre 1 ;
    • les fonctions d’ordre 3, des individus, des propositions d’ordre 1, ou deux propositions d’ordre 2…, chaque ordre n se subdivisant en 2n-1 types [147]. Quoi qu’il en soit, cette théorie conduit à n’appliquer le principe d’abstraction qu’à des expressions stratifiées, l’argument à gauche du signe ϵ devant être d’ordre (ou de type) inférieur à celui de l’argument de droite.

Nous avons donc ici un nouvel exemple où la rupture de la circularité passe par l’établissement d’une hiérarchie, c’est-à-dire d’une régression à l’infini.

  • Remarquons que les développements de la logique combinatoire (Curry, 1958) éclairent d’un jour nouveau ce paradoxe. Dans cette logique, on peut en effet construire un combinateur paradoxal Y, qui permet de dériver toute proposition et son contraire.Pour éviter la contradiction, on définit des catégories, à l’intérieur desquelles on limite certains axiomes[148].

Pour en terminer avec ce paradoxe de Russell, nous voudrions en exposer une interprétation moins technique. Gonseth[149] utilise à cet effet l’analogie avec un « catalogue de catalogues » :

un catalogue peut citer un ouvrage (relation A) ou ne pas le citer (relation B). En particulier, il peut se citer lui-même (cas a) ou ne pas se citer (cas b).

Soit c le catalogue des catalogues qui ne se citent pas eux-même, c’est à dire que c a la relation A avec tous les objets qui ont avec eux-même B, et réciproquement. On en conclut que c a avec lui-même les deux relations A et B simultanément.

Or, si dans le cas général, il n’y a aucun inconvénient à imaginer un nombre quelconque de relations d’un objet envers lui-même, dans le cas qui nous occupe les relations A et B sont choisies pour être incompatibles. Gonseth en conclut qu’ «  on n’est pas libre de décider arbitrairement que telles ou telles de ces relations doivent s’exclure ou s’accompagner nécessairement l’une l’autre ».

Si nous comprenons bien cet auteur, son opinion semble être que dès lors qu’un système d’objets est fixé (donc les relations entre eux), on n’est plus libre de décider arbitrairement des relations entretenues par un nouveau terme, puisque celui-ci doit forcément appartenir au système initial. Le cercle vicieux ne serait donc que la réponse désespérée du système à l’intrusion d’un terme qui n’y a pas sa place. Pour clarifier ceci, une nouvelle – et dernière- forme du paradoxe de Russell est plus adéquate : c’est le casse-tête connu du «  barbier qui rase tous ceux qui ne se rasent pas eux-même ».

Tout homme est susceptible de raser (relation R) ou d’être rasé (relation ER) Nous pouvons de répartir les hommes du village en deux classes: ceux qui se rasent, et ceux qui sont rasés par autrui, tout autre cas étant exclu.

Mais cette dichotomie s’avère fausse dès que nous considérons le cas intermédiaire du barbier, qui peut à la fois raser et être rasé. Le paradoxe se crée lorsque nous forçons le système binaire des villageois à s’incorporer un terme non prévu pour lequel il n’est pas structuré.

En deçà des développements techniques qu’il a inspirés, le fonctionnement du paradoxe de Russell semble bien être analogue à celui de ces exemples simplets. Dans tous les cas, on trouve une relation à la fois « passive » et « active » : être contenu/contenir ; être rasé/raser (transitive ou non-transitive d’ailleurs). Cette structure permet évidemment à la relation d’être « pronominale » : se raser

R1 : contenir autrui

R2 : être contenu par autrui

R3 : contenir et être contenu, se contenir.

On voit que les relations binaires R1 et R2 ne sont que les deux composantes d’une relation « ternaire » R3 ,liant à égalité trois objets. Il est clair que lorsque ces trois objets sont différents, aucune contradiction n’apparaît :

O2 peut parfaitement ne pas contenir O1 et être contenu par O3 .

Le paradoxe intervient lorsque les trois objets sont égaux et que nous essayons d’interpréter la relation ternaire en terme de deux relations binaires : on obtient évidemment O contient O et O ne contient pas O.

Si donc dans la grande majorité des cas la pensée binaire suffit, on peut construire une configuration où, faute de reconstituer l’intégralité de la relation ternaire, on s’oblige à ne percevoir que deux moitiés contradictoires de la réalité. Remarquons que cette relation ternaire, quoique plus adéquate, n’est encore qu’une restriction ne permettant pas d’envisager des cas comme :

Seule la considération d’une relation n-aire éliminerait tout paradoxe.

Comment ne pas penser ici au concept de holon introduit par A. Koestler, cette entité à faces de Janus tournées l’une vers la passivité, l’autre vers l’action[150] : seule la prise en compte simultanée des deux est susceptible de conduire à une perception correcte de la hiérarchie qu’elles composent.

Du paradoxe du menteur au théorème de limitation de Gödel

Les paradoxes que nous avons examinés au paragraphe précédent sont corrélatifs aux premières tentatives d’axiomatisation de la théorie des ensembles, au début du XX° siècle. A la même époque furent construites des « antinomies » mettant en jeu une dimension sémantique, qui précédaient l’émergence de la notion de système formel. Les plus connues sont celle de Berry et celle de Richard, dont le théorème de Gödel constitue l’explication et le développement logique.

Le paradoxe de Berry

Il repose sur la formation d’un énoncé du type de D : « d est le plus petit entier non définissable de manière unique par une phrase française de moins de 1000 lettres. » Or l’énoncé D lui-même définit l’entier d visiblement en moins de 1000 lettres, d’où la contradiction.

Une critique immédiate (voir par ex. Gonseth, op. cit.) porte sur le « de manière unique ». Peut-on vraiment classer les entiers par le nombre de lettres de leur définition en langage non-formalisé ? Mais, admettant même que ceci soit possible, l’objection majeure reste celle de Poincaré :

«  la classification des nombres peut être fixée seulement après que la sélection des définitions soit complète, et la sélection des définitions peut être complète seulement après que la classification soit terminée, de sorte que ni la classification ni la sélection ne sont jamais terminées.[151] »

Le paradoxe provient donc de la forme même de D : D donne d’une part une définition « interne » de d, qui suppose d’avoir nettement séparé, de manière actuelle, les entiers définissables d’une certaine manière de ceux qui ne le sont pas. Or il se trouve que D, par sa forme « externe », est justement une définition d’entier d. Pour savoir si d appartient à l’une ou l’autre classe, il faut donc parcourir l’extension potentielle de E, afin d’y trouver D qui, justement n’a de sens qu’une fois achevé ce parcours. Même dualité donc entre infini actuel et infini potentiel que celle que nous avions décelée dans l’argument de la diagonale.

Ainsi, pour Poincaré, D est une proposition « imprédicative », c’est-à-dire dont la valeur de vérité est altérée par l’introduction de nouveaux éléments dans le système E qu’elle régit. En particulier, la valeur de vérité de D est altérée lorsqu’on injecte D elle-même, en vertu de sa forme externe, dans le système E. En termes leibniziens, D représente d’une certaine manière le multiple réfléchi dans l’un ; et la liaison monadique universelle qu’elle entretient avec les autres propositions « atomiques » devient paradoxale lorsqu’on s’avise qu’elle s’applique en particulier à D elle-même.

Le paradoxe de Richards

Il concerne les expressions en langue anglaise qui sont les définitions de propriétés d’entiers[152]. Elles sont donc en nombre dénombrable, et nous pouvons les ordonner en une suite P1, P2… Pn (par exemple d’abord suivant le nombre de lettres et ensuite suivant l’ordre lexicographique, dans les cas d’égalité de ce nombre.)

Pour un entier x donné, on a en général « x possède la propriété Py« , ce que nous noterons : Py(x). Définissons maintenant la propriété D : »n n’a pas la propriété Pn » , ce qui se note D(n) = non Pn(n). D étant une propriété d’entiers, il existe un rang d tel que D=Pd. Soit, pour tout n, D(n)= Pd(n) . Prenant n = d, on obtient : D(d) = Pd(d) alors que par définition : D(d) = non Pd(d).

On voit que ce raisonnement est exactement calqué sur la méthode de la diagonale, mais appliquée ici non aux objets mathématiques eux-même (les entiers), mais aux propriétés de ces objets, exprimées dans un formalisme qui se cherche (ici, la langue naturelle, l’anglais). La propriété D dépend de la manière d’ordonner toutes les propriétés des entiers, posées comme données ; c’est donc une propriété purement métamathématique.

Le progrès décisif effectué par Gödel va être de trouver le moyen d’exprimer des propriétés métamathématiques dans un langage identique au domaine-objet (1’arithmétique), ce qui élimine l’objection de Gonseth.

Ce théorème central de Godel prélude à une série d’autres résultats fondamentaux portant sur les limitations des systèmes formels (Church, Kleene, Tarski…) et clôt en même temps l’histoire complexe des interrogations sur la validité des langages naturels, que la rencontre fortuite de paradoxes avait pu susciter. Avant de l’aborder directement, il nous semble intéressant de donner un exemple de ces paradoxes naturels, afin de nous situer d’abord sur un terrain plus familier.

La paradoxe du menteur

Il s’agit du célèbre paradoxe du menteur, dit encore du Crétois ou de l’Epiménide, sur lequel nous allons nous livrer à une tentative de mise en forme certes inutile eu égard à la simplicité du paradoxe, mais qui va nous révéler sa profonde similitude – la rigueur en moins -, avec l’idée de base de la démonstration de Gödel.

Le paradoxe dénonce la proposition « D » : « je suis un menteur » comme étant indécidable. Nous voudrions montrer que cette proposition, si immédiatement claire, peut être considérée comme le résultat d’un procédé diagonal implicite.

Soit O le domaine-objet constitué par les locuteurs, et L le domaine linguistique des propositions portant sur ces objets. Soient a et b deux tels objets, à savoir des locuteurs. Nous pouvons définir Pa(b) : proposition énoncée par a sur b. Définissons l’objet m, le menteur, par :

« pour toute proposition Pm et tout argument b, Pm(b) est fausse ».

La définition du menteur, comme celle de l’ensemble E ou du prédicat D dans la méthode de la diagonale, repose à la fois sur une propriété négative et sur la considération d’un ensemble actuellement infini (ici,la richesse du langage naturel oblige à considérer une double infinité, celle des locuteurs et celle des propositions qu’ils énoncent ).

Nous pouvons maintenant fixer successivement les deux variables :

  • choisir la proposition Pm(b)=m, par laquelle m dit : « b est un menteur »
  • puis choisir comme argument b le locuteur m : m dit « m est un menteur », soit « je suis un menteur ».

.

Montrons que cette proposition « D1» est indécidable, en notant D1 le fait réel : je suis un menteur.

On voit que le cercle vicieux traduit une oscillation permanente entre le plan L du langage et le plan O du domaine-objet. Cependant, ainsi que nous l’avons déjà remarqué, les deux transitions sont de natures très différentes :

  • l’implication (1) (L→O) traduit la « bijection canonique » qui est supposée exister afin que la représentation L de O soit valide : à un énoncé vrai doit correspondre un fait réel.
  • l’implication (2) (O→L) découle de la définition de m, qui ne dépend que de la liberté de former des énoncés consentie au système linguistique.

Il nous est possible de préciser maintenant ce que nous entendions par dualité interne / externe :

  • interne signifie « à l’intérieur d’un système de représentation », ici le langage L, ailleurs l’ensemble des parties PE (on peut en effet comprendre PE comme l’ensemble des prédicats s’appliquant aux objets de E[153] ).
  • externe signifie « en tant qu’objet, sans signification sémantique ».

Il est clair que si ces deux points de vue peuvent coexister en « D1», c’est du fait de sa nature de proposition de proposition qui résulte de la construction diagonale : la liberté de thématisation permet à D1/« D1» de revendiquer l’appartenance alternativement aux domaines O et L.

La particularité de ce cercle par rapport à ceux précédemment obtenus, est qu’il ne peut visiblement être parcouru que dans un seul sens, puisqu’il n’utilise la bijection canonique que dans la transition L→O .

On peut s’amuser à construire un cercle « tournant » en sens inverse, par exemple le casse-tête bien connu du condamné à mort qui sera pendu s’il énonce une proposition fausse et brûlé si elle est juste. Le condamné choisit D2 : « je serai pendu »

Le théorème central de Gödel

Nous pouvons désormais nous intéresser directement au théorème central de Gödel[154].

Selon une définition de J.Lardrière, un système formel est « une entité idéale qui fait apparaître (sous forme de « théorèmes ») toutes les conséquences qui découlent selon des critères déterminés (les « règles » du système) d’un certain corps de propositions (les « axiomes » du système). » C’est une entité close, autonome, dans laquelle tout est explicite, construite en vue de représenter une théorie intuitive aux énoncés de laquelle nous attribuons les qualités « vrai » ou « faux » ; aux énoncés « vrais » de la théorie intuitive doivent correspondre les « théorèmes ».

Le théorème de Gödel s’applique à tout système formel S, non contradictoire (impossibilité de dériver à la fois une proposition et sa négation), contenant une représentation de l’arithmétique, et satisfaisant certaines conditions d’effectivité. Il affirme que dans un tel système, il existe au moins une proposition indécidable, D, que nous allons maintenant construire.

Considérons dans S les expressions qui sont les définitions de propriétés d’entiers (prédicats à un argument entier). Ces expressions consistent en systèmes finis de signes (variables et constantes logiques et mathématiques) dont chacun peut être remplacé par un nombre entier arbitraire (choisi judicieusement). On a alors une correspondance entre une expression w mathématique et une suite finie d’entiers.

D’autre part, toute suite finie d’entiers peut être représentée par un nombre entier unique, son nombre de Gödel : par exemple en utilisant la décomposition en facteurs premiers

Tel est le principe schématique de la méthode d’arithmétisation de la métamathématique inventée par Gödel, qui permet donc d’établir une correspondance biunivoque entre les expressions de S et les nombres entiers. C’est cette « duplicité » du nombre entier, à la fois argument (objet) et signe qui va rendre possible l’établissement d’un énoncé autoréférentiel D :

  • Soit Pn le prédicat dont le nombre de Gödel est n.
  • Soit la proposition (a) : « p ne possède pas la propriété P» ; autrement dit, P(p) est fausse au sens de l’arithmétique intuitive. Dans l’optique du langage formalisé, cette proposition devient (b) : « Pn (p) n’est pas dérivable dans S » (i.e. n’est pas déductible des axiomes, conformément aux règles définies à l’intérieur de S). Sous certaines conditions, on vérifie qu’il est possible d’associer à la proposition (b) une expression du système formel, donc un nombre de Gödel, noté Φ(n,p)
  • Soit enfin T l’ensemble des nombres de Gödel correspondant à des propositions dérivables (théorèmes) de S.

Considérons maintenant le prédicat: « P (n) n’est pas dérivable dans S », équivalent à

D : (b’)

Le prédicat D correspond à un nombre de Gödel d, car il représente une propriété d’entiers.

Faisons maintenant le dernier pas : appliquons D à lui-même.

D(d) signifie, d’après (b’): dont le contenu intuitif est « D(d) non dérivable dans S » .

D(d) est donc une expression qui affirme d’elle-même sa propre « fausseté » (dans la théorie intuitive).

Une proposition de S est dite décidable dans S si on peut, soit y dériver cette proposition, soit y dériver sa négation, tout autre cas étant exclu. Montrons que D(d) est indécidable dans S :

Il serait facile, on le voit, de rapprocher les deux branches et fermer le cercle. Mais sous cette forme, la conclusion du théorème et l’origine du cercle apparaissent clairement :

Il n’y a pas de parallélisme complet entre le système formel et le système intuitif, mais une inadéquation irréductible, du fait de l’existence obligée de telles propositions indécidables.

Cependant, une proposition indécidable à l’intérieur d’un système formel S peut être rendue décidable à l’intérieur d’un système plus fort S’, sans qu’on arrive jamais à une représentation parfaitement adéquate[155].

Cet état de fait impose, pour Piaget

« ou bien de concevoir la hiérarchie de toutes les théories possibles comme déjà actualisée en une pyramide d’Idées platoniciennes, mais dont l’inconvénient … est qu’elle est alors, non pas posée sur sa base mais suspendue par son sommet (et l’on ne voit pas trop à quoi, puisqu’il s’agit d’une progression sans fin), ou bien de concevoir cette progression des théories de rang n,n+I, etc, comme appuyée sur un devenir historique [156]

Cette esquisse rapide d’un problème logique aussi complexe et aussi protéiforme que celui du cercle vicieux, si éloigné de nos habitudes de pensée, n’avait d’autre ambition que de montrer, derrière l’unité des procédés de construction, la grande diversité des stratégies déployées par l’intuition afin de le saisir : images du serpent, du noeud, du miroir figures la dualité, du multiple dans l’un, de la régression, de l’emboîtement, interviennent toutes dans cette lutte angoissante pour cerner l’autoréférence. Pour conclusion, nous ne pouvons que faire nôtre celle de J.Lardrière, dans son magistral article sur Les limites de la formalisation : on y verra combien ces figures sont indispensables à l’expression précise de la pensée :

« ce qui est autoréférentiel comporte une dualité irréductible entre l’acte d’expression et le contenu qui est visé dans cet acte ; il est impossible de rendre le reflétant homogène au reflété, de conférer toute l’actualité d’une opération effective à ce qui n’est que l’index d’une opération virtuelle…

L’acte de thématisation est actuel, il appartient au présent. Mais il vise un terme qui n’est pas actuel, il vise un champ virtuel. Il rabat en quelque sorte sur le présent le champ infini dans lequel ce présent est plongé. Il est donc autoréférentiel en ce sens qu’il reflète dans le présent le présent lui-même…

Mais cette opération autoréférentielle a ses limites : lorsque nous thématisons, nous finitisons l’infini, nous enfermons dans le présent comme domaine déterminé, comme figure fermée, l’extension indéterminée, l’espace illimité d’un horizon. La pensée opératoire est donc incapable d’une réflexion totale : elle ne parvient pas à ressaisir le présent à la fois dans sa limitation et dans son infinité…

elle laisse échapper ce qu’il y a de proprement illimité dans l’infini, tout en conservant cependant quelque chose de cette puissance mystérieuse par laquelle l’infini transgresse irrésistiblement toute limite. »

CONCLUSION

Nous avons dans l’introduction exprimé des réserves quant à la cohérence de la notion de figure de l’intuition que nous nous proposions de dégager. A l’issue de ce travail, les réserves demeurent : s’il existe en effet une certaine analogie entre par exemple la figure du diallèle sceptique et le modèle de prédation de R. Thom, entre le dualisme platonicien et la dualité en mathématiques, il est clair pourtant que ces diverses constructions n’appartiennent pas au même niveau de la pensée, et ce qui les sépare est finalement plus intéressant que ce qui les rapproche. Dès lors, que gagne-t-on à confronter de force aux concepts scientifiques des formes de pensée qui leur sont désormais étrangères, à rappeler à la science des origines parfois douteuses que tout son effort a été justement de répudier ? Nous voudrions en conclusion présenter quelques réflexions rapides sur le statut à attribuer à ces figures intuitives dont la cohérence, en définitive, découle moins de ce qu’elles sont effectivement que du rôle commun qu’elles sont appelées à jouer.

Comment l’homme peut-il connaître de façon certaine le monde, puisqu’il est lui-même partie de ce monde à connaître ? On peut voir plusieurs manières de réfuter ce diallèle épistémologique, par delà le simple fait de l’existence patente de la science.

  1. Premièrement, nous ne posons jamais au réel une question unique, pour laquelle nous ne pourrions évidemment jamais, dans la réponse, déterminer ce qui provient du monde ou de nous-même ; nous posons une multiplicité de questions, et entre les réponses des corrélations parfois apparaissent. « Tu connaîtras, autant qu’il est possible à un mortel, que la Nature est en tout semblable à elle-même ». Tel est, formulé par Platon, le « principe d’analogie » qui constate ces corrélations et rend possible la science et son avancement, puisque celui-ci procède par englobement au sein de concepts plus vastes, et donc plus justes, de notions auparavant séparées. Les mathématiques sont l’outil par excellence de cette recherche d’analogies, puisqu’elles permettent de cerner, avec quelle efficacité, le minimum commun sous-jacent à la diversité des apparences. Cependant, les figures intuitives que nous avons recensées, à une échelle plus modeste, manifestent le même souci de traquer le semblable sous les espèces du divers. On peut d’ailleurs penser, d’accord avec l’idonéisme de F.Gonseth, qu’il y a continuité entre ces formes plus immédiates de la pensée et les constructions logico-mathématiques, qui en constituent l’aboutissement et la quintessence.
  2. Deuxièmement, il arrive que des analogies débordent le cadre du monde-objet et semblent impliquer l’esprit lui-même : ainsi, à l’aube de la pensée, la découverte que la nature pouvait être, de la même façon que le langage, structurée en couples de contraires, a pu faire croire à la possibilité d’une influence des mots sur les choses, l’exploration des lois propres au langage remplaçant l’expérimentation directe sur le réel, et le verbe devenant proprement une « formule », au sens d’objet d’une recherche et de sujet d’un calcul. Les figures intuitives marquent l’étape transitoire où la métaphore, déjà détachée du domaine linguistique, n’a pas encore atteint à la pureté du concept scientifique ; Cassirer a magnifiquement décrit ce processus nécessaire d’épuration des concepts :

« ce qui doit prendre vie dans la pensée logique est condamné à mort et à l’engourdissement dans la pensée du langage ; ce qui est pensé ne peut devenir concept qu’en quittant l’état larvaire de sa pré-vie linguistique et en rejetant sa défroque de chrysalide ».

Cependant, de même que le mot et plus tard le concept mathématique, la figure de l’intuition est un signe commun à l’esprit et au monde, puisqu’on ne peut déterminer absolument s’il résulte d’une problématique abstraction à partir des phénomènes, ou de la cristallisation d’une pensée pure qui, inexplicablement, serait adéquate au réel, Analytique ou synthétique, le langage des mots, des formes intuitives ou des formules mathématiques ? On peut rêver en tout cas sur les effets de « moiré » qui se produisent lorsque nous superposons à la trame du monde la trame de nos représentations, sources peut-être de cette esthétique cachée qui guide les grands créateurs ; on peut s’interroger sur les isomorphismes qui rendent nos structures internes aptes à « refléter » assez fidèlement les structures externes : pour R.Thom, c’est aux mathématiques revenues à leur rôle de génératrices d’analogies qu’il appartient d’en élucider la nature :

« c’est à cette tâche d’analyse interne par la modélisation de phénomènes extérieurs que devrait s’attacher la philosophie naturelle. Il y a là une belle partie à jouer pour la science et la philosophie enfin réconciliées ».

Mais les figures intuitives, autre « mixte » commun à l’esprit et au monde, sont peut-être également une clef du réel.

  1. Car – et ce sera le troisième point de la réfutation du diallèle épistémologique – toute interrogation du réel, toute transaction entre ces deux pôles nécessairement séparés par le procès de la connaissance que sont le monde objectif et l’esprit observant, est à double sens. Construire une théorie explicative, c’est établir entre des faits déjà observés et un modèle mathématique ou logique une analogie que l’expérimentation, lorsqu’elle est possible, doit ensuite valider ou infirmer : si rien ne vient contrecarrer cette analogie, si même celle-ci au contraire en vient à s’étendre sur un plus grand nombre de faits, on considère qu’on a appris quelque chose de nouveau sur le monde ; si par contre un fait résiste à l’englobement, cela remet en cause, non l’édifice mathématique qui reste, dans l’absolu, exempt d’erreur, mais les règles de correspondance, hors formalisation, qui le reliaient au réel observé. Si un simple réajustement du domaine de validité de la théorie ne permet pas de lever la difficulté, il faut en venir à un examen approfondi de ces règles de correspondance, descendant parfois jusqu’à la critique de leurs bases intuitives implicites : le type même de ce processus, assez rare heureusement dans les annales de la science, est bien sûr le bouleversement relativiste. Il arrive alors, ce faisant, que nous apprenions quelque chose sur nous-même et les formes de notre pensée.

Ce processus concerne également les embryons de modélisation que sont les figures de l’intuition, dans la mesure où certaines visent à constituer des systèmes d’explication globale qu’il est donc possible de confronter au réel. Nous pensons ici en particulier aux figures binaires dont le champ explicatif, depuis Héraclite,n’a cessé de rétrécir : si ces figures gardent leur sens en ce qui concerne les phénomènes spécifiquement humains, historiques ou sociaux, si on peut penser les appliquer avec succès à certains phénomènes biologiques de régulation et d’antagonisme, il apparaît qu’elles ne régissent plus grand chose dans les domaines physico-mathématiques :

  • en mathématiques, nous avons vu que la notion de dualité ne semble pas réductible à un schéma unique, à moins de perdre tout l’intérêt qui réside justement dans la rigoureuse différenciation des concepts ;
  • en logique, les logiques multivalentes ont sonné le glas de la croyance en une dichotomie nécessaire du vrai et du faux : rien dans les lois de l’esprit ne s’oppose à la généralisation, bien que son sens puisse nous échapper ;
  • en physique enfin, seules restent marquées du sceau de la binarité des notions difficiles sur les particules élémentaires, qui se diluent de plus en plus au sein d’une effrayante complexité.

Si donc le pouvoir explicatif des figures binaires dans ces domaines semble désormais nul, il n’en reste pas moins crucial de déterminer comment cette vision binaire des choses s’est introduite où elle n’avait pas sa place, pourquoi notre esprit ne peut manipuler commodément que des logiques binaires, pourquoi l’immense majorité des opérations et des relations mathématiques sont binaires, quelles sont les propriétés émergentes ou évanouissantes lors de la généralisation d’un concept binaire. Désormais, l’objet d’étude ici n’est plus le monde,mais l’esprit de l’homme.

Ainsi donc, le diallèle épistémologique sous sa forme brutale n’est plus recevable, mais il n’y a pas d’interrogation infructueuse : les erreurs ou les apories apportent autant que les démonstrations sans faille, à condition de savoir renverser l’objet de l’interrogation. Nous n’en voulons pour exemple que la figure justement du cercle vicieux, devenue après des siècles de répulsion un objet propre d’étude, qui a permis la naissance de la difficile théorie des modèles et l’évaluation des possibilités de formalisation de l’esprit.

Cependant, l’intérêt principal des figures de l’intuition ne réside plus dans le progrès de la connaissance, puisque les formes plus performantes des concepts mathématiques les ont désormais remplacées : il est dans l’approfondissement de notre compréhension. De plus en plus en effet, on voit se distinguer le connaissable et le compréhensible. La science sur son erre découvre constamment des phénomènes que nous ne saisissons plus que de très loin, au travers d’instruments physiques ou mathématiques complexes, au prix d’une discipline intellectuelle contraignante. Nous les connaissons, mais seuls des individus exceptionnels peuvent prétendre à la compréhension à leur égard, dans la mesure où comprendre signifie « faire sien ». Comme le remarque Cassirer à propos du concept scientifique, « ce qui manque à cette formule en proximité de vie et en plénitude universelle, elle le remplace de l’autre côté par l’universalité de son extension et par sa validité générale « . Ainsi, au fur et à mesure que nous nous rapprochons d’une appréhension plus exacte du monde, devons-nous en quelque sorte « chosifier » notre pensée, l’astreindre à des tâches qui ne lui sont pas familières.

Les figures de l’intuition sont à l’opposé, sur cette chaîne de la connaissance qui se tend entre le monde et l’esprit : du côté de l’homme. Elles sont les formes sous lesquelles il lui est habituel et commode d’analyser le réel. Cependant, il semble judicieux d’éviter d’employer à leur égard le terme de « structure », qui sous-entendrait quelque chose de figé, d’inhérent à la conformation même de notre entendement : elles sont plutôt la résultante complexe et changeante, certes de certains mécanismes intellectuels, mais aussi d’habitudes éducatives, de réminiscences d’impressions vécues, d’influences reçues : qui pourrait nier par exemple que certains esprits sont fascinés au delà du raisonnable par l’idée de l’opposition binaire des choses, tandis que d’autres aspirent à une harmonie universelle, certainement tout aussi étrangère au réel. Les figures de l’intuition sont véritablement des figures de style, de style de pensée, qui comme telles peuvent verser dans une rhétorique stérile lorsqu’on en vient à préférer l’élégance des formes à la consistance des faits, mais tout aussi bien procurer d’éblouissants éclairs de compréhension véritable. Elles sont ce qu’il y a de plus humain dans le processus de la connaissance puisque, métaphores, elles appartiennent au langage commun ; puisque, figures géométriques simples, elles appartiennent au fonds imagier le plus universel.

Par là, elles sont appelées à jouer un rôle capital pour la compréhension : on peut en effet avancer que celle-ci passe le plus souvent par des figures de ce stype – abandonnées ensuite au profit d’autres plus élaborées et plus performantes – mais qui restent toujours un recours : il est significatif de voir comment dans les domaines où la science se heurte à un cruel défaut de données expérimentales, comme par exemple en cosmogonie, les modèles d’univers proposés dépendent tous, à la base, de telles figures intuitives : temps cyclique ou linéaire[157], espace en dilatation/contraction ou en expansion indéfinie… De même, les difficultés apparues dans l’étude des particules élémentaires pourraient, selon certains, être levées au prix de la révision d’une notion aussi immédiate que celle de séparabilité, c’est-à-dire de frontière[158].

Quoiqu’il en soit, il apparaît que si, pour les progrès de la connaissance elle-même, on peut généralement ignorer les figures de l’intuition, il n’en est pas de même lorsqu’une étape de compréhension s’impose : lors de la constitution de concepts scientifiques nouveaux, ou lors de l’acquisition par l’individu de connaissances nouvelles, pour lesquelles il doit forger sa propre représentation. A cet effet, une meilleure utilisation des principales figures, en liaison avec les acquis de la psychologie génétique, pourrait sans doute jouer un rôle pédagogique important.

Mais ne risque-t-on pas, ce faisant, de ressusciter une gnose ou une scholastique funeste, une forme brumeuse du savoir pour ceux qui ne pourraient pas jusqu’au bout parcourir la chaîne du connaître ? Nous pensons que ce danger est moindre que de voir une science délaisser l’explication pour la description, et les non-scientifiques renoncer à comprendre ce qu’ils ne peuvent savoir absolument. Car comprendre est un besoin de l’esprit qui, non satisfait, mène à la crédulité et à la superstition; qui, trop bien satisfait, stérilise la pensée ; mais qui, convenablement satisfait, pousse l’esprit à apprendre davantage.

Le Descartes des Principes de la philosophie pouvait prétendre avoir « compris » le monde, au sens d’avoir « éteint son doute ». Bien que la science ultérieure ait fort peu retenu de son système, il n’en a pas moins sa place au sein de l’histoire des idées, en tant que construction dont on sait qu’elle est inexacte, mais riche en pouvoir de séduction et en enseignements possibles. Car si l’exactitude, c’est-à-dire l’adéquation au réel, est un idéal unique, la compréhension, c’est-à-dire l’intégration du monde au sein de soi, est affaire avant tout de convenance personnelle : cette non-univocité des modes de compréhension est sans doute la leçon fondamentale de la philosophie de Leibniz : il n’y a qu’un seul monde et une seule vérité, mais à chaque monade en est échue, par sa nature propre, une compréhension différente.

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Table des matières

INTRODUCTION 2

LA FRONTIERE 8

Exemples de « frontières » dans les domaines scientifiques 9

Exemples de « frontières » hors des domaines scientifiques 12

FIGURES DE L’UN : LE CERCLE, LA SPHERE 16

Pourquoi la sphère ? 17

Métaphores et modèles sphériques 18

Le cercle,métaphore de l’éternité 18

La sphère, figure trinitaire 18

La sphère sénaire d’Abellio. 20

Le « module cosmique » de G.Lacroix 20

Dilatation et contraction 21

L’Un et le Multiple 23

Emboîtements 23

Etoile 25

Réseau 26

Point fixe 28

FIGURES BINAIRES 30

La binarité pure . 32

Le moyen terme 36

L’échappée dans l’ailleurs. 38

L’échappée « spatiale » 38

L’échappée temporelle : la dialectique. 39

Le trois triomphant. 39

La binarité déchue. Passage au continu. 43

L’analytique et le synthétique 44

Logiques multivalentes. 46

Logique trivalente (Post, Lukasiewicz, 1920) 46

Passage au continu. 47

La dualité et ses paradoxes. 50

Le circulaire et le linéaire. 52

Annexe I : La monade et ses avatars 58

Origines de la monade leibnizienne 58

Caractéristiques du modèle monadique 59

L’éon de J.E. Charon 60

La monade comme point de vue. 62

La monade comme Multiple dans l’Un 62

La monade comme palimpseste 64

Dévoiements de la monade. 64

Annexe II : La dualité en mathématiques. 67

Polygone dual 67

Matroïde dual 67

Dualité en topologie 68

Réseau dual 68

Dualité en logique bivalente. 69

Dualité dans les treillis 70

Dualité en géométrie projective. 70

Dualité au sens des formes linéaires. 71

Dualité dans la théorie des catégories. 72

Conclusion sur la dualité 72

Annexe III : La méthode de la diagonale et la construction de cercles vicieux 73

Thématique du cercle vicieux. 73

Dualité 73

Formation d’un mixte autonome 74

Réflexion et emboîtement 75

La méthode de la diagonale 76

Les paradoxes de Russell 79

« L’ensemble de tous les ensembles » 80

« L’ensemble des ensembles qui n’appartiennent pas à eux-même  » 80

Du paradoxe du menteur au théorème de limitation de Gödel 84

Le paradoxe de Berry 84

Le paradoxe de Richards 84

La paradoxe du menteur 85

Le théorème central de Gödel 87

CONCLUSION 90

BIBLIOGRAPHIE 94

11

  1. Cité par Koestler, Le cri d’Archimède, p 306.
  2. En fait de monographie sur l’une de ses figures, nous avons trouvé seulement : D.Mahnke, Unendliche Sphäre und Allmittelpunkt, Halle 1937 et G.Poulet, Les métamorphoses du cercle. Flammarion 1979
  3. Cassirer, Philosophie des formes symboliques, Tome I, p 7.
  4. Serres, Le Système de Leibniz et ses modèles mathématiques, p 286.
  5. Par exemple Binet, La psychologie du raisonnement, 1886.
  6. Descartes, Regulae ad directionem ingenii.
  7. Cassirer, tome I, p 32.
  8. Cassirer, tome II, p 411; d’après Fraenkel, « I° leçon sur les fondements des mathématiques ».
  9. Construction donnée dans Kasner-Newman,p 202.
  10. D’un point de vue terminologique, « limite » met l’accent sur l’aspect potentiel (f « tend » vers une limite) de la notion que nous évoquons, et « frontière » sur son aspect actuel (f prend une valeur sur la frontière, effectivement atteinte).Ces deux aspects coïncident lorsque f est supposée continue sur le domaine considéré, ce qui est le cas le plus fréquent pour l’intuition.
  11. Sur cette question du point de vue local ou global en analyse, voir Lautman,p 38
  12. M.Merleau-Ponty. Cosmologie du XX° siècle, NRF 1965,p 35.
  13. Lanza del Vasto, Principes et Préceptes du Retour à l’Evidence, p 39.
  14. Cité par Russell, Histoire de la Philosophie Occidentale
  15. Cité par Voilquin, p 95
  16. Cité par Russell, Histoire de la Philosophie Occidentale, p 75
  17. Bachelard, Formation de l’esprit scientifique,p 98
  18. Spinoza, Ethique, I, prop XI
  19. Cité par Arnheim, p 96
  20. Freud. Civilisation and its discontents, p 13. Cité par A.Koestler, Cri d’Archimède, p 275, qui voit dans ce sentiment océanique l’expression de la « tendance à l’intégration » du holon (voir note 150).
  21. Cassirer, tome III,p 50
  22. G. Canguilhem, Connaissance de la vie, p 167.
  23. Nous pensons notamment aux études de Jung sur les mandalas hindoues, considérées comme des figurations unitaires de la psyché.
  24. Cité par Cohen, Les origines de la physique moderne, Payot, p 124.
  25. Sur cette conjonction dans la figure de la sphère de l’indétermination et de la détermination par un maximum, voir le développement de M. Serres, p 201.
  26. Cette conception du cosmos comme une sphère reprend celle de Parménide.
  27. Schopenhauer, Métaphysique de l’amour, métaphysique de la mort. Ed. 10/18, p 116.
  28. St Thomas d’Aquin. Cité par Poulet, p 28.
  29. Kepler. Cité par R. Arnheim, p 291. Les métaphores qui suivent sont également empruntées à cet ouvrage.
  30. Sur cette analogie, voir A.Koestler, Le cri d’Archimède, p 111
  31. Cette intuition d’une sorte de rayonnement (le Saint Esprit) occupant l’espace entre centre et surface extérieure, se retrouve dans la conception de Halley selon laquelle la Terre serait un système solaire en miniature, possédant un noyau intérieur et une coquille externe ; entre les deux régnerait un fluide lumineux, éclairant d’un côté les êtres vivants à la surface du noyau, et s’échappant de l’autre par les pores de la coquille en effluves lumineuses : les aurores boréales. Cité par A.Koestler, Le cri d’Archimède, p 395.
  32. D’après R.M.Mosse-Bastide, Pour connaître la pensée philosophique de Plotin,p 61,114. Il existe cependant chez Plotin une conception trinitaire, la triade de l’Un, de l’Intelligence et de l’Ame. Le rayonnement qui émane de l’Un, se retourne vers lui et devient l’Intelligence, qui rayonnant et se convertissant à son tour devient l’Ame. Mais cette ternarité ne semble pas explicite dans le modèle de la sphère.
  33. R. Abellio, La structure Absolue. Citations p 22. Schéma p 47.
  34. G.Lacroix, Théorie de la dialectique cosmique. Lauzeray international, 1979.
  35. Giordano Bruno, De triplici minimo, I, III. Cité par M.Serres.
  36. Arnheim, p 291. Poulet, p. 38.
  37. Cité par Kasner et Neuman,
  38. R. Thom, p 77.
  39. Pour l’historique de cette métaphore, :voir Dietrich Mahnke, Unendliche Sphäre und Allmittelpunkt, Halle, 1937.
  40. Cette curieuse conception de l’air comme l’océan d’un monde supérieur a été reprise notamment par l’écrivain fantastique américain Ch. Ford, Le livre des Damnés.
  41. La propriété mathématique qui semble prépondérante ici est celle d' »homothétie interne », la figure étant semblable à elle-même par un ensemble d’homothéties.
  42. Tout comme celle des sphères gigognes, cette figure se caractérise par des homothéties internes. Il semble qu’il existe une liaison intuitive forte entre cette ressemblance interne de la figure avec ses parties, et la reproduction indéfinie du semblable qui caractérise les phénomènes vitaux. Ainsi, trois siècles après Leibniz,le mathématicien Cesaro retrouve des accents préformationnistes dans sa description de la courbe de Von Koch (cité par Mandelbrot, Les objets fractals, p 29 : « c’est cette similitude entre le Tout et la partie,même infinitésimale, qui nous porte à considérer la courbe de Von Koch comme une ligne merveilleuse entre toutes. Si elle était douée de vie, il ne serait pas possible de la supprimer d’emblée, car elle renaîtrait sans cesse des profondeurs de ses triangles, comme la vie dans l’univers ».
  43. Serres, p 370. 
  44. Voir le schéma et la légende de Fournier dans B.Mandelbrot, Les objets fractals, Flammarion 1975, p 79 https://archive.org/details/lesobjetsfractal0000mand/page/79/mode/1up : « ce diagramme est utile car il montre qu’une hiérarchie infinie d’univers peut exister sans que le « ciel soit de feu » Si les plus petits points visibles représentent les atomes de l’inframonde, la figure entourée d’un cercle représentera une étoile de l’infra-monde, c’est-à-dire un atome du nôtre. Le cercle A correspondra à une étoile de notre-monde… » (Remarquons que la projection de cette figure sur un de ses axes donne un ensemble de points analogue au discontinu de Cantor. Voir notre chapitre III, note 10.).
  45. Cité par Von Bertalanffy. Théorie générale des systèmes, p 233.
  46. Cité par A. de Benoist, Vu de Droite, p 162.
  47. Serres, p 751 et suivantes.
  48. La figure de l’étoile est bien sûr utilisée en optique, pour symboliser une source de lumière ponctuelle isotrope. Bachelard (Activité rationaliste de la Physique contemporaine,p 88) fait remarquer que la figure complète se compose de deux figures duales, les droites des rayons et les sphères orthogonales des fronts d’onde, qui se propagent vers l’extérieur.
  49. Berkeley, Cours de physique, t 2, p 165
  50. Serres, p 14
  51. Thom, p 77.
  52. C.P. Bruter, Sur la nature des mathématiques, p 35
  53. C.P. Bruter, Topologie et perception, p 37.
  54. Lanza del Vasto. Enfances d’une pensée, p 19.
  55. C.G.Hempel, International Encyclopaedia of unified science. Vol 2, N°7. Chicago, 1952. cité par A.Koestler,Le cri d’Archimède.
  56. Cassirer, t I, p 53
  57. Nous résumons le paragraphe : Relations multiple-un, Serres, p 151 et suivantes. La construction leibnizienne d’ailleurs ne s’arrête pas là. Rabattant en quelque sorte l’axe de la vision divine parmi le réseau des perceptions intermonadiques (puisque Dieu est lui-même une monade), on doit conclure que ce point unique, ce point géométral, est en réalité « partout situé » dans le réseau. L’espace métaphysique des monades, polycentrique, continu homogène de points de vue hétérogènes, est désormais complètement constitué.
  58. Kant, Critique de la Raison Pure ,p 453. Cité par Cassirer,p 526.
  59. Cassirer, t I,p 23.
  60. Serres, paragraphe : Le paradigme pascalien, p 648 et suivantes.
  61. Cassirer, t III, chapitre 6.
  62. Pascal voyait dans la latéralité de l’homme l’origine de la notion de symétrie.
  63. Des expériences de psychologie ont montré l’anisotropie des directions horizontales et verticales dans l’espace perspectif et visuel humain (Von Allesch, Skramlik…….).
  64. Schopenhauer. Théorie des couleurs. Cité par Frisch,p 24
  65. L’exclusion mutuelle des deux descriptions est, on le sait, très controversée. Louis de Broglie a d’ailleurs contesté en son temps le caractère pertinent de la notion de complémentarité : « elle ne constitue aucunement une explication et les extrapolations qu’on a cherché à en faire en dehors du domaine de la microphysique paraissent extrêmement périlleuses. » (Les représentations concrètes en microphysique, in Piaget ,1969, p 713 ). Exemple d’extrapolation oiseuse : alternative entre observer un animal vivant (biologie) ou mort (biochimie).
  66. Lupasco 1979, p 31 .Le physicien et philosophe américain A. Shimoni propose lui aussi un retour à la terminologie aristotélicienne pour décrire les phénomènes microphysiques.
  67. Lupasco 1970, p 172.
  68. Lupasco 1970,p 89. Pour compléter ce résumé très incomplet de la néo-scholastique de Lupasco, ajoutons qu’elle s’organise autour d’un autre couple de notions : homogénéisation et hétérogénéisation, la première liée au Second principe de la Thermodynamique la seconde au Principe d’Exclusion de Pauli. Il en résulte la trichotomie :matière macrophysique, correspondant à l’homogénéité

    matière vivante, correspondant à l’hétérogénéité

    matière microphysique, correspondant à un intermédiaire

    L’originalité est que le « troisième terme » (microphysique), plutôt que de surpasser et de « coiffer » les deux autres, est au contraire le substrat, l’étoffe commune aux deux.

  69. Koestler, Le cri d’Archimède ‚p 32.
  70. Serres, 1968, p 121
  71. Citons par exemple le procédé de construction du « discontinu de Cantor », par trichotomie : on divise en trois l’intervalle [0, 1], dont on ôte la partie centrale ]1/3, 2/3 [ ; on opère de même sur chacun des intervalles restants, et en itérant indéfiniment, on aboutit à un ensemble de points discontinus, les nombres triadiques. Une autre application très particulière de la division par trois est la démonstration de la non-dénombrabilité du segment réel [0, 1] : supposons que tous ces réels puissent s’ordonner en une suite X = x1, x2… xn. Divisons [0, 1] en trois et choisissons parmi les trois intervalles celui qui ne contient pas x1 , soit [p1, q1]. En itérant cette opération, on obtient une infinité de segments emboîtés [pn, qn] convergeant vers un nombre x, qui par construction n’appartient pas à la suite X. Cette démonstration constructiviste est antérieure à belle par la méthode de la diagonale que nous présentons en Annexe III : La méthode de la diagonale et la construction de cercles vicieux. La division par trois est impérative : dans le cas d’une division par deux, il pourrait être impossible de choisir un intervalle ne contenant pas x , lorsque celui-ci se situerait sur la frontière.
  72. Pour Boole, la réunion ne pouvait être définie que dans le cas de classes disjointes. Voir Piaget, 1969, p 159.
  73. Logique de Port-Royal III,I
  74. Lautman, p 106.
  75. Descartes, Traité des Passions de l’âme. Art 31,32.
  76. Koyré. Du monde clos à l’univers infini.
  77. Lanza del Vasto. La trinité spirituelle, p 182.
  78. Lanza del Vasto. Enfances d’une pensée, p 104.
  79. Bitsakis, p 195.
  80. Althusser, Sur le rapport de Marx à Hegel.
  81. L.Mumford, Technique et civilisation.
  82. Schleicher, Sprachvergleichende Untersuchungen (1848). Cité par Cassirer,t I,p 114. Schleicher pensait que sa classification n’était pas seulement analogique,mais émanait objectivement de l’essence même du langage.
  83. A.Virel, Histoire de notre image.
  84. M.Gardner. Pour la science. Sept 78, No 11
  85. Il est passionnant de suivre, depuis « Enfances d’une pensée » jusqu’à « La trinité spirituelle » le développement de cette intuition trinitaire, dont la précocité et la permanence prouvent qu’elle préexiste à toute construction rationnelle.
  86. A l’appui de cette thèse, citons cette opinion parallèle de S.Petrement (in Le dualisme chez Platon, les Gnostiques et les Manichéens, PUF 1947) : « c’est toujours par quelque théorie d’apparence dualiste que la philosophie s’éveille, tandis que les systèmes monistes viennent toujours un peu plus tard, comme un apaisement, une conciliation qui est aussi, dans une certaine mesure, un affaiblissement et le commencement d’une décadence. »
  87. Cité par Russell, Hist. Philo. Occid. p 83.Voir aussi J.P. Dumont, Le scepticisme et le phénomène.p 233.
  88. Leibniz. Essais, avant-propos.
  89. Serres p, 128.
  90. Koestler. Le cri d’Archimède.P 396.
  91. Exposé par H.Weyl, p 45.
  92. H. Weyl, Raum, Zeit, Materie, 1918.
  93. Piaget, 1969 p 90.
  94. Piaget, 1969, p 427.Sur le problème analytique/synthétique : en faveur de la distinction, Carnap,Les fondements philosophiques de la physique,p 249. contre la distinction: Quine, Two dogmas of empiricism. Pour un exposé récent du problème J.Largeault. Enigmes et controverses. Aubier 1980 p 25.
  95. Mentionnons, à l’intérieur de la logique bivalente, un autre type de généralisation exposé dans Piaget. Essai sur les transformations des opérations logiques. PUF 1952. Il existe 4 opérations uninaires s’appliquant à une seule variable logique p, qui lui associent respectivement p, p (non p), 0 ou 1 (p ou p). Lorsqu’on passe à deux variables p et q, on dénombre 16 opérations binaires lesquelles on peut définir certaines transformations ( I, R, N, C) formant, entre autres propriétés, un groupe commutatif. C, par exemple (Corrélative) consiste à permuter les « et » et les « ou » dans l’expression de l’opération. Peut-on généraliser ces résultats aux 256 opérations ternaires, c’est à dire prenant en compte dans leur expression trois variables logiques ? On constate d’abord que ces opérations sont décomposables en produit de deux opérations, soit uninaire-binaire, soit binaire-binaire. Quant aux transformations de ces opérations, elles forment des structures beaucoup plus compliquées que le groupe IRNC, notamment des treillis. Piaget rappelle que si la notion de groupe est psychologiquement liée à la notion de réversibilité ( x + (-x) = 0 ), la structure de treillis se réfère aux notions de classification et d’inversion d’un ordre. Le passage des opérations binaires aux opérations ternaires confirme donc cette « double parenté » de la pensée logique.
  96. Von Neumann et Birkhoff ont cependant montré que la structure des propositions quantiques, contrairement à la logique classique, est un treillis non-distributif. Voir par exemple Lautman, p 251.
  97. Nous n’avons pas mentionné, parmi les logiques s’affranchissant du principe du Tiers-Exclu, les logiques intuitionnistes : on sait que certains mathématiciens ont renoncé à attribuer une valeur vraie ou fausse à des énoncés pour lesquels il n’était pas possible de construire, de manière finie, une règle effective de décision. Pour ces mathématiciens constructivistes, des démonstrations telles que celles basées. sur le raisonnement de la diagonale (voir Annexe III : La méthode de la diagonale et la construction de cercles vicieux), qui impliquent la considération d’un infini actuel et une preuve par l’absurde, ne sont pas valides : le principe du Tiers Exclu, défini uniquement pour des collections finies, ne saurait s’appliquer à de telles situations.
  98. Russell, Principles of Mathematics, p 205, paragraphe 194.
  99. Voir R.Thom, p 48.
  100. Voir par exemple Spinoza. Ethique. Livre I, prop.15.
  101. H. Weyl, p 43.
  102. St Thomas d’Aquin. Summa theologica II,85,6.
  103. Pour un exposé polémique de ces thèmes, voir par ex. A. de Benoist. Vu de droite, p 298.
  104. Serres,p 226.
  105. Signalons encore, à propos.de ce schématisme, l’étude de Bachelard (Matérialisme rationnel,p 193-206) sur l’ordre des couleurs du spectre. Tandis que la physique impose un ordre linéaire, les conditions biologiques de la perception, basées sur les trois couleurs fondamentales, conduisent à un ordre circulaire.
  106. Discuté et réfuté dans la Logique de Port-Royal, III chap. 19.
  107. Descartes. Principes de la philosophie. II, 33.
  108. Le chimiste Kékulé, découvreur de la structure cyclique du benzène, assure que l’idée lui en vint lors d’un rêve, ou l’ouroboros se manifeste dans une curieuse réminiscence : « Les atomes continuaient de gambader devant mes yeux de longues rangées parfois étroitement ajustées, le tout avec des ondulations et contorsions de serpent. Mais soudain, que se passe-t-il ? L’un des serpents a saisi sa queue, et la forme s’est mise à tourbillonner de façon moqueuse sous les yeux. Comme en un éclair, je m’éveillai. Apprenons à rêver, messieurs. » Cité par Koestler, Le cri d’Archimède.
  109. Koestler, La corde raide p 106.
  110. Husserl. Idées directrices pour une phénoménologie p 312.Cité par Cassirer, t III, p 224.
  111. E.Morin.La méthode ti,p 18, 19.Le parti-pris de la circularité revêt parfois dans cet ouvrage un caractère obsessionnel : voir notamment le paragraphe « La grande roue »: « tout ce qui est existence, tout ce qui est organisation active fait la roue »
  112. R.Thom.p 43. On trouvera également une comparaison de ce modèle de prédation avec les catégories dégagées par G. Durand dans ses « Structures anthropologiques de l’Imaginaire ».
  113. Voir Serres,p 209.
  114. Leibniz, Monadologie, paragraphe 56.
  115. Leibniz, Monadologie, paragraphe 57
  116. Leibniz, A Sophie.
  117. Serres, p 747.
  118. A.Lautman,p 49.
  119. D’après J.E. Charon, L’esprit, cet inconnu, A.Michel ,1977   et Le monde éternel des éons, Stock, 1980.
  120. Charon, 1977.p 95.
  121. Charon, 1980, p 146.
  122. Serres, p 448 et suivantes.
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  124. Charon, 1980, p 83.
  125. Cassirer, t I, p 107.
  126. Pour l’exposé rigoureux de cette théorie logique, et le parallèle avec la Monadologie, voir J.Vuillemin, La logique et le monde sensible,p 108.
  127. Merleau-Ponty. Cosmologie du XX siècle, NRF 1965, p 187.
  128. Lautman, p59.
  129. I.Prigogine et I.Stengers, La dynamique de Lucrèce à Leibniz, Critique, 1979.
  130. Pour un exposé plus technique de ces notions, voir Prigogine, Physique, temps et devenir, Dunod 1980, p 41 et 69.
  131. G.Gale. Chew’s monadology. Journal of History of Ideas, vol. XXXV, apr-jun 74, p339-348.
  132. On connaît l’influence croissante sur certains physiciens contemporains, confrontés à ces difficiles problèmes de la non-séparabilité, de la pensée orientale. Ainsi F. Capra (Colloque de Cordoue, 1980, p 52) cite à l’appui de sa conception du monde ce passage, typiquement monadologique, d’un texte sacré hindou : Dans le ciel d’Indra se trouve, dit-on, un réseau de perles, arrangé de telle sorte que lorsqu’on en regarde une, on voit toutes les autres qui se reflètent en elle. Semblablement chaque objet dans le monde n’est pas seulement lui-même, mais comprend chacun des autres et est en fait tous les autres. »
  133. Serres, p 104.
  134. Wilson, Sociobiology, the new synthesis. Harvard, 1975. Cité par P.0.Hopkins, La Recherche, No 75.
  135. Charon, 1980, p 197.
  136. Schopenhauer, Métaphysique de l’amour,métaphysique de la mort. Ed. 10/18.
  137. M.Stirner, L’Unique et sa propriété.
  138. C.P. Bruter ,1973, p 119.
  139. Russell, 1928
  140. Russell, 1928
  141. Dedekind, Les nombres; que sont-ils et à quoi servent-ils?, Omnicar. Théorème 66. voir aussi Cavaillès,p 125.
  142. Thom 1978,
  143. Une démonstration antérieure (1873) de Cantor utilisait uniquement les propriétés de densité et de compacité du continu réel, en construisant des intervalles emboîtés convergeant vers un élément extérieur à la suite initiale. Voir Cavaillès,p 74,et notre chapitre FIGURES BINAIRES .
  144. Dedekind emploie ailleurs une méthode de « fusionnement » : à partir d’une série de fonctions Ψn(n) déterminées de manière univoque pour chaque entier n, il construit sur N la fonction Ψ définie par Ψ(n)=Ψn(n), pour chaque n. Cavaillès (p 133) y voit l’analogue de la méthode de la diagonale : « dans les deux cas, on définit une nouvelle fonction d’après l’ensemble des valeurs des fonctions d’une série pour l’argument égal à leur numéro d’ordre, ici (fusionnement) unissant toutes les fonctions, là distinctes d’elles toutes. »
  145. Ce qu’il faut entendre par « définie », et les améliorations à cet axiome apportées ultérieurement sont exposées par Cavaillès, p 114 et suivantes.
  146. Recherches de Botvar, Fitch. Voir Piaget 1969, p 237
  147. Selon Chihara,p 20.Pour A.Mostowski, au contraire (in « La pensée scientifique, ed. Mouton, 1978, Unesco), les ordres sont définis à l’intérieur des types, de manière à échapper à chaque niveau à des cercles vicieux.
  148. Si α et β sont les catégories de x et y, alors par définition la fonction f : x→ y appartient à une catégorie du système, notée fα β .On trouvera une introduction à ces notions dans la contribution de J.Lardrière in « L’explication dans les sciences », Flammarion 1973,p 41.
  149. Gonseth, p 255.
  150. A.Koestler, 1968, p 58.L’activité et la passivité sont deux déterminations approchées : plus exactement « la tendance à l’affirmation de soi du holon exprime la totalité et la tendance à l’intégration en exprime la parcelléité. »
  151. Cité par Chihara,p 141.
  152. Nous donnons ici la variante du paradoxe due à A.Mostowski. On trouvera dans Chihara,p 139,le même paradoxe obtenu par application de la méthode de la diagonale aux décimaux entre 0 et 1, classés selon leur définition en anglais. Dans Kac et Ulam, Mathématiques et logique, on lit un paradoxe semblable, s’appliquant aux fonctions « calculables » f(n), c’est à dire telles qu’il existe une proposition contenant un nombre fini de mots qui permet le calcul de f(n) par un nombre fini d étapes.
  153. Piaget,p 328 ; J.Lardrière, Les limites de la formalisation. 1969.
  154. Nous suivons ici la démonstration simplifiée donnée par Mostowski, op. cit.
  155. Le seul moyen d’assurer l’adéquation parfaite du système formel est de considérer tous les modèles qui lui sont associés, et non un seul comme dans le théorème de Gödel. Ceci démontre, selon l’expression de J.Lardrière « une sorte de surdétermination du système formel, qui le rend susceptible d’une grande variété d’interprétations, qui le rend donc incapable de représenter adéquatement la démarche de la pensée intuitive » (p323)
  156. Piaget, p 117, 1969. Cette image est sans doute inspirée de celle du Songe de Théodore chez Leibniz, qui présente la pyramide des mondes possibles, mais suspendue en haut au Meilleur des Mondes Possibles. Trois siècles séparent ces deux visions, 1’une qui appelle de ses voeux un point culminant, un point fixe, l’autre qui pense sans effroi la régression à l’infinie, conçue désormais comme une Histoire.
  157. Gödel, en dehors de ses recherches métamathématiques, a proposé un modèle d’univers « paradoxal »‚ à temps circulaire
  158. Allusion à l’intrication quantique, qui sera prouvée par l’expérience d’A.Aspect en 1982, un an après la rédaction de ce mémoire.

Sur la méthode historique (inédit)

17 janvier 2025

La muse Clio écrivant l’Histoire
Franz Ignaz Günther, vers 1763, Wallraf-Richartz Museum, Cologne



Introduction

En 1972, le rapport du club de Rome décrivait assez exactement ce qui était en train de se passer. Le rythme soutenu de la croissance, qui ne faisait que s’accélérer, ne pouvait se poursuivre indéfiniment dans un monde fini. Nous étions en train de saccager les ressources naturelles et de rendre le monde invivable. Dans les pays industriels, cette croissance bénéficiait alors à toute la population: c’était la période des vaches grasses et la mauvaise nouvelle fut reçue avec le plus grand scepticisme. On se demandait même s’il ne s’agissait pas d’une désinformation perfide pour enlever aux travailleurs les fruits de la croissance. On savait certes qu’il y avait des problèmes, comme celui des déchets atomiques, mais on faisait confiance à la technologie pour les résoudre. Cinquante ans plus tard, les problèmes sont devenus bien plus graves et on attend toujours la solution technologique qui ne vient pas. Suite à la catastrophe de Fukushima, on se contente donc de rejeter les déchets atomiques à la mer. Aujourd’hui, les conséquences fatales d’une croissance échevelée qui ne profite plus guère qu’aux actionnaires des grosses entreprises sont devenues évidentes, à commencer par le dérèglement climatique dont il est devenu grotesque de nier les causes humaines. Pour pouvoir espérer nous sauver du pire, il faudrait des mesures radicales qui n’épargneraient personne et qui seraient politiquement suicidaires. On tente donc de continuer le plus possible comme avant.

Autour de 1972, l’histoire s’écrivait comme une théodicée du progrès. Les guerres effroyables du XXe siècle, telles qu’on n’en avait jamais vues, n’étaient qu’une aberration momentanée et le nazisme un mauvais souvenir. L’histoire racontait la manière dont nous avons surmonté nos limites mentales et dont nous sommes sortis plus forts de toutes les crises. Maintenant que les Trente Glorieuses ne sont plus les prémices d’un futur heureux, qu’elles relèvent à leur tour du passé et que la misère et la violence s’étendent toujours davantage dans le monde, il serait temps d’écrire l’histoire autrement.

Mais en sommes-nous capables ou continuerons-nous à croire aux progrès de l’esprit humain? On se propose ici d’entreprendre une réflexion sans complaisance ni tabou sur les exigences que l’histoire devrait satisfaire pour se démystifier. Il s’agit d’abord – et ce sera notre première partie – d’analyser les biais qui réduisent le travail de l’historien à une contribution aux idéologies ambiantes, lui assurant un succès éphémère, puis un discrédit durable.

Mais on attend ici une objection: pour être plus qu’une contribution à l’idéologie, l’histoire devrait être une science. Or, les événements ne se répétant jamais à l’identique, elle s’occupe par définition du particulier et il n’y a pas de science du particulier. En plus, faute de pouvoir reproduire un événement, elle ne possède aucun caractère expérimental. La réponse à ces objections sera le sujet de notre seconde partie.

L’histoire est celle des hommes. On parle bien d’histoire du climat ou d’histoire des animaux, mais il s’agit en fait de l’histoire des hommes en rapport avec le climat ou les animaux, sans quoi ce serait de la climatologie ou de la zoologie. En dehors de l’histoire la plus contemporaine, les hommes dont elle s’occupe ne nous sont plus accessibles qu’à travers les textes et les objets qu’ils nous ont laissés. Comment comprendre la signification de ces textes et le sens de ces objets? Sommes-nous condamnés à une « herméneutique » subjective et proche de la divination, changeante au gré des préoccupations de chacun et plus encore de celles de chaque génération? C’est sans doute aujourd’hui l’opinion dominante, mais nous essayerons de montrer qu’il y a mieux à faire dans la troisième partie.

En allant à la rencontre des hommes du passé, l’historien est souvent abusé par une fausse familiarité, comprenant ce qu’ils disent et ce qu’ils font à travers le sens actuel des mots et l’exemple de nos propres comportements. Lorsqu’il a surmonté l’obstacle de l’assimilation anachronique, il risque de situer leurs discours et leurs actes dans une altérité

irréductible. Ce qu’ils disent est alors dévalorisé face au savoir de l’historien qui parle à leur place de ce qu’ils ne peuvent savoir sur eux-mêmes. Mais il ne s’agit pas là d’une spécificité de l’histoire, car c’est aussi bien le problème de l’ethnologue, mais finalement aussi du sociologue et du psychanalyste qui recherchent ce qui est supposé échapper à la conscience dans leur propre société. Il s’agit en somme d’un même problème qui fera l’objet de la quatrième et dernière partie. La conclusion portera sur l’éthique de l’historien.



Histoire et idéologie

Il va de soi que les historiens du passé présentaient des biais idéologiques, qu’ils écrivaient pour légitimer un prince, un groupe social ou une religion, que leur visée relevait de l’apologie et de l’eschatologie. En ce qui concerne les historiens contemporains, les mêmes reproches sont souvent faits à ceux dont on ne partage pas les convictions. Or, l’historien du passé affichait généralement ses choix: ses ouvrages pouvaient s’ouvrir par une lettre de dédicace à un prince ou à un autre puissant protecteur. Encore au XXe siècle dans les pays communistes, les avant-propos des historiens attestaient leur fidélité plus ou moins spontanée au marxisme-léninisme. En général, l’historien d’aujourd’hui ne gage son propos que sur sa compétence réelle ou supposée, laquelle le dispense d’expliciter ses présupposés. Lorsque ceux-ci ne sont pas assez partagés, il se marginalise. Mais il s’agit le plus souvent d’opinions établies qui passent pour des évidences et qu’il n’est pas facile de dénoncer, pour autant qu’on soit parvenu à les mettre en doute. En effet, le vocabulaire étiquette spontanément la contestation d’une opinion établie, non pas comme son contradictoire, mais comme son contraire, faute d’attention au carré des oppositions. Il n’est peut-être pas inutile de rappeler que le contraire du blanc est le noir, mais que son contradictoire, le non-blanc, recouvre toutes les couleurs autres que le blanc. Et pourtant, il était difficile, au temps de la guerre froide, de dénoncer la responsabilité de l’anticommunisme dans l’instauration de dictatures sanglantes et de polices parallèles, sans se faire soupçonner de sympathies communistes. Il n’est pas plus facile aujourd’hui de dénoncer le génocide des Palestiniens sans passer pour antisémite. Cet essai critique – entre bien d’autres choses – le progressisme des historiens. Il y a fort à parier qu’il sera jugé réactionnaire, au sens que le XIXe siècle a définitivement donné à ce mot. Mais on prendra le risque de faire confiance au lecteur.

Progressisme

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La notion de progrès au sens premier du mot, le progrès de ceci ou de cela, n’est pas en cause. On peut mettre en doute certains progrès de la médecine, mais pas ceux de la chirurgie qui sont une évidence. On est en droit de déplorer le progrès des armements, mais il serait stupide de le nier. Ce qui est en cause ici est le sens absolu du mot « progrès », au singulier, pour désigner une évolution globale des techniques et de la société, considérée a priori comme idéale. Comme l’avaient déjà compris Langlois et Seignobos, « la théorie du progrès nécessaire et continu » n’est qu' »une hypothèse métaphysique » et un succédané de la providence[1]. Elle apparaît avec les prémices de la société industrielle et le Trésor de la langue française la repère dès 1756 chez Victor Riquetti de Mirabeau, le père du député Honoré Gabriel Mirabeau[2]. Durant tout le XIXe siècle, elle a servi d’étendard aux courants républicains, libéraux ou socialistes pour révolutionner à la fois l’Etat, les modes et les rapports de production; elle se confondait pratiquement avec le rationalisme. Au siècle suivant, deux guerres mondiales insensées n’ont pas réussi à discréditer la notion. Plus exactement, elle l’a été par nombre de philosophes, de sociologues et d’écrivains. Elle est parfois camouflée sous d’autres appellations, telles que développement ou croissance, sans parler du paradoxal développement durable aujourd’hui à la mode. Mais, en fait, les décennies d’expansion économique qui ont suivi la seconde guerre mondiale ont inscrit le sentiment du progrès dans l’histoire personnelle de toute une génération qui voyait se généraliser l’utilisation de l’automobile, du réfrigérateur, de la machine à laver le linge et de la télévision.

Il s’en est suivi une inconscience fatale dont nous sommes loin d’être sortis, face au désastre écologique. Le propos n’est pourtant pas d’évaluer les conséquences politiques et sociales du progressisme, mais d’analyser son impact sur la manière d’écrire l’histoire, car les historiens ont largement montré sur ce point leur aveuglement.

On pourrait, par souci d’équité, se livrer au même genre d’exercice sur les historiens réactionnaires, mais leur contribution à l’idéologie est aujourd’hui beaucoup plus secondaire (pour autant qu’on parle bien des historiens et non des auteurs de biographies plus ou moins romancées). Le cas de Roland Mousnier (1907-1993) peut servir d’exemple. Il avait soulevé beaucoup d’émoi à la fin des années 1960, en niant l’existence de classes sociales avant l’époque industrielle et en attribuant à l’époque moderne (XVIe-XVIIIe siècles) une « société d’ordres » qui aurait été structurée de manière fondamentalement différente. En effet, l’économie ne constituait pas une force dominante et la propriété des moyens de production n’était pas le principal facteur de l’organisation sociale. Sa démarche reposait aussi sur une attention soutenue à la manière dont les sociétés se conceptualisaient et sur le rejet des analyses socio-économiques, marxistes ou prétendues telles, qui cherchaient la vérité d’une société en dehors et en dessous de ce qu’elle disait d’elle-même. A première vue, on pourrait lui attribuer une forte influence, entre autres chez les médiévistes qui ne parlent plus beaucoup de classes sociales dans leur domaine. En fait, son attention à la « superstructure » (comme disaient les marxistes) devait certainement beaucoup à un Lucien Febvre, par exemple. Elle venait aussi de l’anthropologie dont l’influence n’a fait que croître depuis chez les historiens. Il s’ensuit qu’il s’insérait dans une évolution méthodologique qu’il conduisait d’autant moins que ses prises de positions politiques rendaient difficile de se recommander de lui.

Le progressisme est né au XVIIIe siècle de la volonté de révolutionner la société, en disqualifiant comme héritage d’un passé honni tout ce qui restait des structures féodales. A une conception du changement historique comme une succession de variations accidentelles succédait alors une eschatologique profane interprétant les changements survenus et à survenir depuis la fin du Moyen Age comme l’avènement d’une ère de liberté et de prospérité. Les structures économiques, sociales et politiques en cours de destruction furent assimilées à une injuste oppression et l’idéologie qui les légitimait – celle de l’Église – à l’obscurantisme, c’est-à-dire à l’exploitation de l’absence d’instruction et de la crédulité. En soi, ce tableau n’était pas entièrement faux. A bien des égards, les Lumières et la Révolution pouvaient légitimement se prévaloir d’un gain de rationalité et l’invention des Droits de l’Homme témoigne d’une haute notion de l’éthique. Mais il en résulta une disqualification du passé qui affaiblit la réflexion critique sur le présent.

Le passé lointain fut en effet reconstruit sur une série d’anachronismes, en l’assimilant à l’ordre social qu’on était en train d’abolir, comme s’il ne s’était rien passé entre le Moyen Age et les Lumières. Alain Guerreau l’a bien montré, tant pour la projection de la notion moderne de propriété sur le système féodal que pour celle d’un catholicisme minable sur le christianisme médiéval[3]. Les hommes des Lumières ne pouvaient pas ne pas savoir que pratiquement tous les penseurs médiévaux appartenaient à l’Église et qu’il était difficile de citer beaucoup de penseurs d’envergure qui lui aient appartenu depuis la Renaissance, mais ils n’y virent qu’une raison de plus de ridiculiser les penseurs médiévaux. De fait, leur entreprise enthousiaste de transformation de la société était incompatible avec la lecture empathique d’une pensée radicalement différente que leurs adversaires revendiquaient sans la comprendre d’avantage.

La revalorisation de l’Église médiévale par les milieux réactionnaires du XIXe siècle n’a pas arrangé les choses. Elle n’était en fait qu’une conséquence de l’adhésion au catholicisme et ne faisait que confirmer la projection de cette attitude confessionnelle moderne sur le Moyen Age, auquel la fraîcheur naïve de la foi aurait donné le respect de l’autorité, lui épargnant ainsi les fractures sociales et la dissolution des mœurs. Mis à part les jugements de valeur, il s’agissait pour l’essentiel de la même image du passé dans les deux camps.

L’histoire progressiste bénéficiait cependant d’un avantage. Sensible aux changements et les pensant comme irréversibles, elle pouvait difficilement se contenter d’une vision statique des sociétés et cherchait à mettre en évidence des évolutions. Les historiens issus de la bourgeoisie étudièrent la constitution progressive de leur classe sociale et les étapes de son ascension triomphante, sans hésiter à la faire commencer dans les temps obscurs. Il s’ensuivit une nouvelle projection sur le passé, celle de structures sociales de leur époque. Friedrich Engels, par exemple, utilisait les notions anachroniques de grande et de petite bourgeoisie pour analyser la Guerre des Paysans de 1525[4]. En France, la naissance des communes – en particulier celle de la commune de Laon grâce au superbe récit de Guibert de Nogent – devint le premier acte de l’émancipation de la bourgeoisie[5]. Eugène Viollet-le-Duc interprétait les cathédrales gothiques comme l’expression artistique de cette émancipation, ce qui justifiait largement leur savante étude et leur restauration par cet architecte anticlérical.

Dès le milieu du XIXe siècle, le rapport au passé se complique, car son rejet et l’admiration qu’on lui porte ne font plus véritablement le partage entre progressistes et réactionnaires: il est devenu ambivalent du fait de la brutalité des changements provoqués par l’industrialisation. Il est en effet significatif que les styles historicistes, avec toute la nostalgie dont ils témoignent envers un environnement qui se dégrade, tendent à se généraliser. La montée du nationalisme, une mystique dans laquelle les deux camps finissent par communier, entraîne la sacralisation d’ancêtres qu’on aime malgré leurs défauts. A la suite des historiens, les romanciers et les peintres décrivent un passé d’une fascinante méchanceté, avec ses rois fainéants, ses inquisiteurs et ses intrigues de cour, tandis que le décor et le mobilier des maisons permet de se croire au temps de la Pompadour, sous Henri II, voire dans des châteaux-forts médiévaux. Car le passé est un héritage.

Les mêmes transformations brutales renouvellent le regard sur les perdants. L’étude de la paysannerie qui subit l’exode rural est supposée nous apprendre quelque chose sur ce que nous avons été. Pour autant que les colonisés ne soient pas congénitalement inférieurs aux Blancs, ils témoignent eux aussi d’un stade antérieur de l’humanité. Le folklore et l’anthropologie se développent donc dans l’hypothèse d’un monde à deux vitesses dans lequel la résistance au Progrès manifeste à la fois l’absence de maturité et le charme de l’enfance.

Les avatars de ces attitudes n’ont pas disparu au XXe siècle. On pense aux temporalités différentes imaginées par Fernand Braudel, mais aussi à l’opposition entre culture savante et culture populaire ravivée dans les années 1970 par la traduction du livre de Mikhaïl Bakhtine sur Rabelais[6]. On croyait avoir trouvé, sous la culture ennuyeuse des lettrés, une culture populaire orale beaucoup plus intéressante, car transgressive, qui renversait les valeurs du haut et du bas, tant corporel que social, et dont le carnaval était une manifestation privilégiée. On pensait parvenir à la restituer grâce aux bribes que la culture savante nous en aurait parcimonieusement transmises et auxquelles se limiterait son intérêt. Mais on avait oublié que le renversement du haut et du bas est un thème central du christianisme, lettré ou non, ce qu’aurait épargné aux historiens la lecture de Nietzsche ou tout simplement l’audition du Magnificat.


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Du nationalisme à la xénophobie

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A l’exaltation du progrès qui n’empêche pas la nostalgie de l’innocence primitive, se joint au cours du XIXe siècle une seconde tâche fondamentale pour l’historien, celle de glorifier la nation. Le cadre national devient la scène historique par excellence et la nation une héroïne qui traverse les siècles depuis nos lointains ancêtres les Gaulois, ceux du voisin, les Germains, ou les Huns en Hongrie. La nation date de la protohistoire, puisqu’elle existait avant de posséder une langue écrite, et pourtant ne cesse de se constituer, ce qui lui donne une certaine parenté avec l’Église, déjà en germe chez les patriarches et les prophètes et qui ne s’accomplira totalement qu’à la fin des temps.

Il est inutile de s’étendre sur les méfaits du nationalisme, qu’il s’agisse des guerres atroces qu’il a rendu possibles, des falsifications de l’histoire qu’il a provoquées ou de ses résurgences dans les populismes d’aujourd’hui. Tout cela est bien connu et évident – on l’espère – pour la plupart d’entre nous. Pour l’instant, le nationalisme semble régresser chez nos historiens au profit des attraits de la mondialisation et de la construction européenne. Mais les inconvénients de l’une et les incertitudes de l’autre entraînent des problèmes comparables. Les biais chauvins qu’on peut repérer actuellement chez nous concernent surtout l' »héritage chrétien » de l’Occident et la supériorité qu’il est censé lui donner. Un ouvrage polémique de Sylvain Gougenheim prétendant démystifier le rôle des Arabes dans la transmission à l’Europe chrétienne de la pensée grecque est caractéristique de cette tendance qui suscite encore l’indignation des historiens compétents[7]. Le christianisme a remplacé la nation chez Gougenheim comme détenteur d’une supériorité intellectuelle et morale. La dévalorisation de l’autre, mise ici au service du choc des civilisations, caractérisait déjà l’histoire des mentalités au temps du colonialisme.


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Cadres mentaux

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C’est le sociologue français Lucien Lévy-Bruhl qui a introduit la notion de mentalité dans les sciences humaines, publiant en 1910 Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures et en 1922 La mentalité primitive. Il s’agissait pour lui de parvenir à décrire et à expliquer des formes de pensée qu’il considérait comme radicalement différentes de la rationalité. Les primitifs auraient un comportement prélogique qui se caractériserait par l’ignorance du principe aristotélicien de non-contradiction. Au lieu de donner aux objets une identité exclusive, ils les concevraient en termes de participation, une attitude qui serait liée à la domination du groupe sur l’individu.

A la fin de sa vie, Lévy-Bruhl a compris que le clivage entre la mentalité prélogique des autres et la rationalité dont nous jouirions depuis Aristote était intenable. Il essaya de définir une mentalité mystique qui serait plus développée chez les primitifs mais également présente en nous et qui suspendrait en quelque sorte l’exercice de la pensée rationnelle[8]. Les discussions avec des anthropologues plus jeunes, comme Marcel Mauss et Edward Evans-Pritchard, ont joué un rôle dans cette évolution, car ceux-ci ont assez rapidement compris l’impasse dans laquelle menait le clivage. En revanche, les historiens se sont rués sur son œuvre antérieur pour importer la notion de prélogique, une filiation parfaitement explicite chez Lucien Febvre: « Hier, notre maître Lucien Lévy-Bruhl recherchait en quoi, et pourquoi, les primitifs raisonnent autrement que les civilisés. Mais ceux-ci, par partie, sont demeurés longtemps des primitifs »[9]. Le problème est donc de savoir comment se comportaient nos ancêtres avant d’être civilisés. J’ai fait depuis longtemps la critique de ses thèses et de celles de ses émules[10]. On se contentera d’en répéter ici un exemple pour montrer à quel point sa reconstitution des « cadres mentaux » du XVIe siècle est confuse et arbitraire: « Le sens intellectuel par excellence, la vue, n’avait pas encore conquis la première place, distancé tous les autres. Mais c’est qu’‘intellectuel’ et ‘intelligence’, ce sont là des mots qui demandent à être sinon définis, du moins datés. Et, lecteurs des beaux livres de Lévy-Bruhl, nous n’avons pas besoin qu’on nous le démontre péremptoirement »[11]. Ce serait donc le sous-développement du sens de la vue qui rendrait Léonard de Vinci et ses contemporains moins intelligents que nous, ce que traduirait l’absence du mot « intelligence » dans leur vocabulaire. Febvre semble en effet vouloir dire que le mot n’avait pas le sens moderne au XVIe siècle (en fait le Trésor de la langue française le repère dès le XIIe siècle) et que les gens n’avaient donc même pas la notion de la chose, en confondant selon son habitude les mots et les notions qu’ils traduisent. Mais on aimerait pouvoir lui demander quelle est sa notion de l’intelligence, car il propose de dater la notion qu’il confond avec le mot et ne définit pas, ce qui est méthodologiquement une double ineptie.

Le clivage entre la rationalité que nous possédons et l’irrationalité des autres ne sépare pas que les civilisés des primitifs et le présent du passé, mais aussi l’ »élite » du « peuple ». A nouveau, les notions forgées par l’anthropologie ont été empruntées par les historiens au moment où elles commençaient à poser problème dans cette discipline. Les anthropologues avaient baptisé « acculturation » les transformations qui surviennent dans une culture au contact d’une autre, sans trop s’inquiéter au départ des inconvénients d’une catégorie qui comprenait aussi bien l’introduction d’une denrée culinaire qu’un génocide: il s’agissait surtout d’évaluer la soumission des colonisés ou des immigrants et d’expliquer leurs résistances pour pouvoir les briser[12]. Et c’est bien le modèle colonial que des historiens français, principalement Pierre Chaunu et Jean Delumeau[13], ont plaqué sur l’évolution sociale de l’Europe dès les années soixante, c’est-à-dire en pleine décolonisation. La Réforme et la Contre-Réforme auraient difficilement triomphé des résistances d’une population majoritairement rurale, illettrée et superstitieuse, mais que les « élites » auraient finalement réussi à acculturer.

En fait, l’appel à une anthropologie dépassée ne faisait que légitimer une manière de réserver aux notables le rôle de sujets de l’histoire qui n’était ni neuve, ni spécifiquement française. En Allemagne, la sociologie historique d’un Norbert Elias donnait aux cours la même mission civilisatrice[14], tandis qu’un historien anglais comme Hugh Trevor-Roper opposait naïvement les lumières de l’érasmisme à la social pressure du peuple en parlant de la chasse aux sorcières à l’époque moderne, à peu près comme le français Robert Mandrou[15]. Si on voulait remonter plus loin dans l’historiographie, on s’apercevrait qu’à travers bien des médiations, le clivage a pris son origine dans la conception que l’Église se faisait de sa propre mission, luttant contre les « superstitions » païenne au nom de la vraie religion. L’historien peut ainsi se reposer sur les sources chrétiennes pour dresser un tableau pittoresque de l’état intellectuel et moral de ses ancêtres.

A la religion du peuple, crédule et conservatrice, s’oppose toujours l’affranchissement des « élites », qu’elles soient supposées plus ou moins déniaisées ou qu’on leur attribue une religion plus évoluée, car les historiens des mentalités sont souvent chrétiens. Il en résulte que la religion est toujours déjà là et que le fait religieux apparaît donc comme premier. C’est ainsi qu’un progressisme hérité de la volonté démystificatrice des Lumières se mue en obscurantisme, faisant cesser toute interrogation sur la production du fait religieux que l’époque moderne analysait encore à travers la problématique sulfureuse des inventeurs de religions.

Ces préjugés sont particulièrement évidents dans l’histoire économique et sociale française où on a l’impression qu’y rajouter une couche de mentalités était censé la convertir en histoire totale. Les paysans de Languedoc d’Emmanuel Le Roy Ladurie en donne un bon exemple[16]. L’analyse socio-économique méticuleuse, typique des grosses thèses françaises de l’époque, est au-dessus de tout reproche et donne une vue précise de l’évolution des prix, de la production, de la démographie et des propriétés qui tantôt se concentrent, tantôt se morcellent. A des phases de relatif bien-être succèdent des périodes d’oppression et de misère qui conduisent à des révoltes suivies d’impitoyables répressions. Jusque-là, on ne peut que louer le travail accompli.

On admettra avec l’auteur que le comportement humain n’est pas une réponse mécanique à ces évolutions, mais est-ce une raison pour faire entrer en scène des mentalités supposées a priori ? Prenons l’exemple du comportement des gros propriétaires terriens qui cherchent l’ascension sociale vers la noblesse plutôt que d’investir[17]. Est-ce vraiment dû à une absence d’esprit d’initiative ? Le Roy Ladurie avait pourtant clairement montré deux choses. D’une part, les blocages de nature matérielle, tels que la mauvaise qualité d’une grande partie des sols, rendaient difficile ou impossible une augmentation de la production. D’autre part, l’esprit d’initiative se portait très bien dans l’industrie textile, laquelle avait des opportunités d’expansion et d’exportation. Dès lors, plutôt que de faire état d’hypothétiques mentalités, l’historien ferait mieux de se demander ce qu’il aurait fait à leur place, à plus forte raison lorsqu’il estime appartenir à une élite contemporaine, dégagée d’une mentalité primitive.

Lesquelles mentalités primitives sont à leur comble chez les paysans. L’auteur n’arrête pas de qualifier leur attitude en termes désobligeants : balourds, stupidité, obscurantisme, arriérés, etc.[18]. Comme ils sont superstitieux, une vague de diabolisme les submerge, d’où l’expansion de la sorcellerie[19]. Il suffit, pour arriver à cette conclusion, de se servir d’aveux arrachés sous la torture. Il serait tout-de-même plus prudent de se demander si la sorcellerie progresse ou si les juges inventent et font confesser des méfaits imaginaires, tels que le déplacement dans les airs pour se rendre au sabbat et y baiser le derrière du diable[20]. Mais l’auteur poursuit sur sa lancée en assimilant les révoltes paysannes à une forme de sabbat. Concluons que l’appel aux mentalités a empêché toute réflexion sérieuse sur les stratégies mises en œuvre dans les différents groupes sociaux pour modifier les situations ou pour s’y adapter.


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Optimisme technocratique et histoire

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Si la certitude que nous sommes plus civilisés que nos ancêtres a joué un rôle essentiel dans l’histoire des mentalités, elle n’était pas la seule raison de son succès. Il est significatif que l’héritage de Lucien Febvre ait été explicitement revendiqué par Michel Foucault dans son ouvrage sans doute le plus influent, Les mots et les choses, paru en 1966. Or ce philosophe, à l’inverse de l’historien, avait une vision extrêmement critique du présent, du moins du point de vue éthique. Mais lui aussi croyait pouvoir définir le cadre contraignant dans lequel la pensée se serait enfermée à chaque palier de son évolution. C’est à nouveau le XVIe siècle qui sert de point de départ, caractérisé par une pensée strictement analogique qui se serait effondrée au siècle suivant pour faire place à des systèmes classificatoires, pensés en termes de représentation – voire de théâtre – du monde. Les observations justes ne manquent pas et Foucault a livré de bonnes pages sur la magie naturelle de la Renaissance, comme sur l’utopie de la langue naturelle et la pratique exubérante du commentaire qui sont incontestablement très caractéristiques de la période. D’autres révolutions épistémologiques sont parfaitement saisies, comme le rôle dominant que prend l’histoire au XIXe siècle dans l’organisation du savoir ou encore la constitution sous l’effet des sciences humaines d’une figure de l’homme tout à la fois comme objet d’un savoir empirique et comme sujet transcendantal, ce qu’il appelle le « doublet empirico-transcendantal ».

Or, toujours selon Foucault, l’évolution récente des sciences humaines nous laissait espérer qu’elles nous débarrasseraient de cette figure contradictoire en se déplaçant vers l’étude du langage et en y découvrant des structures formelles agissantes à l’insu de la conscience du sujet. Tout en effet semblait converger vers cette conclusion dans les années 1960, aussi bien l’analyse des structures de parentés, puis des mythes chez Claude Lévi-Strauss que l’hégémonie prêtée au « Signifiant » chez Jacques Lacan, le triomphe du formalisme dans la linguistique diachronique traçant une voie dans laquelle la science positive semblait valider une conception mystique du langage dont Mallarmé et Heidegger étaient les prophètes. Maintenant que les linguistes ont à peu près cessé de chercher la structure profonde du langage comme une pierre philosophale et qu’ils pratiquent avec pragmatisme une discipline auxiliaire de l’informatique et de la pédagogie, nous pouvons à la fois sourire de cet optimisme épistémologique et regretter l’élan qu’il avait momentanément donné à nos recherches.

La dimension eschatologique du grand livre de Foucault – tendu vers l’émergence d’une nouvelle positivité – est responsable d’énormes simplifications, à commencer par l’opposition entre la pensée analogique de la Renaissance et la pensée de la représentation à l’époque classique, comme si l’idéal du livre comme miroir, comme speculum, n’était pas déjà caractéristique du Moyen Age. La réduction de la pensée du XVIe siècle à ses formes les plus pittoresques, comme la magie naturelle et l’herméneutique sans garde-fous, lui a fait oublier la résistance de la scolastique, sans laquelle il serait difficile de comprendre la formation de Spinoza ou de Leibniz et certainement celle de Descartes. Les « socles épistémologiques » imaginés par Foucault l’ont amené très logiquement à faire naître l’organisation du savoir par ordre alphabétique, celle des dictionnaires et des index, à l’âge classique, alors qu’une vérification élémentaire lui aurait montré qu’elle était courante au Moyen Age. Un ouvrage comme l’Histoire de la folie, qui est aussi une réussite à bien des égards, manifestait déjà la même recherche illusoire d’un point de départ qui permettrait de faire naître progressivement la modernité par contraste, en l’occurrence un Moyen Age où les fous étaient bannis au lieu d’être enfermés. Il suffisait pour cela de confondre les Narren, les fous de carnaval mis à la mode par Sebastian Brant comme symboles des vices de son temps, censés voyager sur le Rhin, avec les aliénés mentaux qui ont toujours été enfermés lorsqu’on les jugeait dangereux. La sympathie dont Foucault faisait preuve envers le passé ne l’a pas empêché de rejoindre Febvre dans une sorte de darwinisme épistémologique.

Il ne suffit pas de dénoncer ce qui nous paraît inacceptable, du point de vue de la méthode, dans la conception de l’histoire des générations précédentes: il faut aussi essayer de comprendre ce qui donnait à des contrevérités l’allure de l’évidence. Que Foucault ait revendiqué l’héritage de Febvre et s’en soit inspiré est à première vue paradoxal. Autant l’historien se laissait aller à l’intuition psychologique et aux approximations lyriques, autant le philosophe pensait en termes de systèmes articulés. L’acceptation enthousiaste par Febvre des anciennes thèses de Lévy-Bruhl sur les « primitifs » est assez caractéristique de l’époque coloniale, tandis que Foucault a vécu sans traumatisme la décolonisation et s’en est certainement réjoui.

La leçon essentielle que Foucault tirait de Febvre était sans doute la thèse que les hommes d’une époque déterminée sont dans l’impossibilité radicale de penser en dehors d’un cadre épistémologique bien balisé par les limites d’un « outillage mental », que chaque époque a son « impensé ». Ce n’est pas entièrement faux: on voit mal comment le XVIIe siècle aurait pu raisonner sur les microparticules ou sur la radioactivité. Le problème est que l’ »impensé » en question ne contient forcément pour l’épistémologue que les connaissances qu’il possède et qu’il suppose à tort ou à raison étrangères à l’époque étudiée, car il pourrait difficilement connaître son propre « impensé ». Ce biais serait acceptable si l’on supposait que les connaissances progressent indéfiniment, que nous possédons aujourd’hui tout ce qu’il pouvait y avoir de valide dans les savoirs du passé et si ce que nous avons perdu méritait toujours de disparaître. Un épistémologue que Foucault admirait et qu’on continue à encenser a formulé cette thèse sans nuances: « On voit alors la nécessité éducative de formuler une histoire récurrente, une histoire qu’on éclaire par la finalité du présent, une histoire qui part des certitudes du présent et découvre, dans le passé, les formations progressives de la vérité. Ainsi la pensée scientifique s’assure dans le récit de ses progrès »[21].

Il est probable qu’une telle thèse soit encore majoritaire aujourd’hui dans l’opinion, mais il est sûr qu’elle est, en un demi-siècle, devenue désuète dans des pans considérables de la recherche et des autres pratiques sociales. Les différentes disciplines se mettent à interroger leur histoire, non plus toujours pour opposer les certitudes du présent aux égarements du passé, mais de plus en plus pour s’interroger sur la validité de leur trajectoire, pour retrouver les pistes abandonnées à tort, à la manière de la médecine qui a repris l’enseignement des techniques d’auscultation après les avoir considérées comme dépassées. Chez Foucault, la mise en question du présent en est restée au niveau éthique. Il appartenait encore à une génération dont les conceptions épistémologiques ne mettaient pas en cause la subordination de la science à la technocratie.


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Structuralisme

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Les progrès de la formalisation en linguistique avaient soulevé un immense espoir dans les sciences humaines. Les rapports étant étroits entre le langage articulé et la pensée (peut-être moins qu’on ne l’a cru et ne le croit souvent encore), la pensée elle-même pouvait se formaliser, ce qui aurait comblé le fossé entre les sciences de l’homme et celles de la nature, plus prestigieuses parce que supposées exactes. Le développement encore balbutiant de l’ordinateur ne pouvait qu’encourager cet espoir. Or le formalisme linguistique ne parvenait à se construire qu’en séparant artificiellement la synchronie de la diachronie, en oubliant que la langue vit dans une transition jamais achevée d’un état à un autre. Il supposait un système stable et clos dans lequel, selon la leçon de Ferdinand de Saussure, la valeur sémantique de chaque terme était donnée par ses relations à tous les autres, ce qui est vrai des langages formels de la logique, mais inimaginable dans un système en perpétuel renouvellement. Quoi qu’il en soit, la présentation formaliste des structures de parenté, puis des mythes par Claude Lévi-Strauss, directement influencé par le linguiste Roman Jakobson, ouvrait des perspectives entièrement neuves. Il s’agissait en même temps d’un défi pour l’histoire dont on n’élimine pas facilement la diachronie. Une histoire structuraliste de stricte obédience n’est sans doute même pas pensable. Inversement, l’entreprise emblématique de Lévi-Strauss s’accommodait parfaitement du présupposé que les peuples qu’il étudiait n’avaient pas d’histoire.

Néanmoins, le structuralisme a eu des répercutions globalement positives sur le travail des historiens, en favorisant une plus grande attention aux interactions synchroniques. Une société forme un tout composé de milieux qui ne vivent pas en autarcie. Les cloisonnements érigés par l’histoire des mentalités entre les « élites » et le « peuple », entre religion savante et populaire, et aussi bien les temporalités différentes dans lesquelles vivraient les uns et les autres selon Fernand Braudel devinrent suspects[22]. La notion de survivance, proche de celle de superstition, qui permettait d’expliquer par la référence au passé les archaïsmes réels ou supposés des classes sociales dominées, apparut comme contestable. Pour qu’une représentation survive, il faut qu’elle ait retrouvé un sens dans son nouveau contexte et c’est ce sens qu’il faut découvrir, au lieu de recourir au mythe des origines. En retour, la conception de la diachronie s’en trouve modifiée. Elle apparaît non plus comme un continuum, mais comme une succession de ruptures, isolant autant de synchronies successives. C’est d’ailleurs ainsi que se présente la succession des « socles épistémologiques » de Foucault qui ne se voulait pas structuraliste, mais se trouvait de fait au point de jonction entre le structuralisme et l’histoire.

Or la projection du modèle linguistique sur toutes sortes de structures a engendré une grave confusion entre la signification d’un message et le sens d’un acte, y compris d’un message qui est un acte de parole. Se servir d’un marteau pour planter un clou est une conduite rationnelle et toute conduite rationnelle a un sens. Mais planter un clou n’est pas produire un message et toute conduite rationnelle n’a donc pas nécessairement une signification. Inversement, je comprends immédiatement la signification d’une phrase comme « Paul aime les mirabelles », mais, hors d’un contexte particulier, elle n’a absolument pas de sens. La confusion entre sens et signification entraîne celle du message intentionnellement produit et du symptôme non intentionnel, nous y reviendrons. Dans le structuralisme, elle détourne l’attention de la production du message par un locuteur, comme si le code produisait le message. Elle peut s’appuyer sur la thèse freudienne de l’inconscient, en tout cas dans sa version lacanienne qui fait de l’inconscient un langage. D’où le succès rencontré par la célèbre formule de Lévi-Strauss: « Nous ne prétendons donc pas montrer comment les hommes pensent dans les mythes, mais comment les mythes se pensent dans les hommes, et à leur insu »[23].

L’ampleur et l’intérêt des Mythologiques de Lévi-Strauss ne sont pas en cause. S’il est un reproche à lui faire, c’est d’avoir érigé en principe théorique une difficulté méthodologique. En travaillant de seconde main sur les mythes récoltés par les ethnologues, il ne pouvait analyser la production de ces mythes et, même en travaillant de première main, ce n’était pas forcément possible. Il pouvait déceler des transformations entre un récit mythique et un autre, mais ni dire lequel est à l’origine de l’autre, ni à plus forte raison explorer les raisons de la transformation, tout au plus les corréler à des différences entre les cultures de deux groupes (ce qui est déjà un beau résultat). Mais ce n’était pas une raison pour nier que ces récits aient été pensés par les hommes qui les ont produits et pour imaginer qu’ils leurs sont tombés dessus comme une bosse sur le front.

Le structuralisme se donne comme une sémiologie avec une conception souvent radicale du signe. La linguistique de Ferdinand de Saussure, très influente dans les années soixante, délaissait le référent, c’est-à-dire l’objet dénoté par le signe. Le signe étant réduit au face à face du signifiant et du signifié dont la valeur se confond avec sa relation aux autres signifiés, le langage ne s’articulait plus sur le monde extérieur et devenait solipsiste, ou encore les signifiés se substituaient aux référents. Pour la même raison, les recherches sur l’image d’Umberto Eco ou de Nelson Goodman niaient la ressemblance, c’est-à-dire l’articulation de la représentation sur les objets du monde extérieur, comme si les images étaient des tableaux abstraits[24]. Il y a des objets représentés derrière les représentations et il est nécessaire de confronter les uns aux autres. Comme Pierre Bourdieu l’avait remarqué en étudiant le mariage préférentiel chez les Kabyles, ceux-ci tenaient un discours sur les structures de parenté qui ne correspondait pas à la réalité des pratiques[25]. Quelles que soient les avancées qu’il représente, le structuralisme a eu la faiblesse de gommer à la fois la production des discours et leur capacité à représenter la réalité ou à la dissimuler.


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Le point de vue du consommateur

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Si le structuralisme s’est théorisé en France, l’histoire de la réception est un apport allemand. Alors que le structuralisme tourne le dos à la phénoménologie, l’histoire de la réception s’en inspire et lui doit le rôle central accordé à l’interprète qui fait évoluer le sens des œuvres et détermine ainsi leur place dans l’histoire[26]. Or, malgré leurs origines distinctes et même opposées, les deux courants évacuent de manière comparable la production de l’œuvre. En effet, pour autant que l’œuvre ne persiste pas dans un statut ontologique stable, mais se reconstitue à chaque moment de la diachronie comme un nouveau nœud de relations contextuelles, son histoire tend à se confondre avec celle de ses réceptions successives, ce qui évacue le problème de sa production. Plus exactement, tout se passe comme si sa production se confondait avec ses interprétations successives, les intentions du producteur n’étant elles-mêmes qu’une interprétation comme les autres.

En soi, l’intérêt pour les réinterprétations successives des œuvres – littéraires, philosophiques et artistiques dans le cas de l’histoire de la réception – est plus que légitime. Il n’en va pas de même de la tendance à les diluer dans leurs interprétations, à réduire leur existence à leur perception par des sujets, à en dissoudre la signification dans celles qu’on leur a données. L’inspiration phénoménologie de l’histoire de la réception et cette histoire elle-même ne peuvent être globalement accusées de ce travers, mais elles semblent lui servir trop souvent d’alibi. En fait, dans la mesure où les réinterprétations d’une œuvre la transforment, il importe de connaître cette œuvre dans son authenticité, sans quoi on connaîtra le produit transformé, mais pas la nature de la transformation, autrement plus révélatrice du nouveau contexte. On peut désigner l’attitude contraire comme le point de vue du consommateur.

On comprend facilement le succès auprès des intellectuels d’une démarche qui valorise au plus haut point le critique ou l’exégète aux dépens de l’artiste ou de l’écrivain, le commentateur aux dépens de l’auteur. On s’étonne à première vue que la lourdeur de la manœuvre passe si facilement inaperçue. Mais une réflexion rapide sur la consommation des œuvres du passé permet de comprendre que cela arrange beaucoup de monde. La relativisation du sens des œuvres est au cœur de notre rapport avec le passé, particulièrement de notre rapport esthétique à ces œuvres. Elle fonde leur décontextualisation par le musée qui atteint ses sommets lorsque les œuvres anciennes et contemporaines sont confrontées dans les mêmes salles, avec le présupposé qu’elles s’éclairent réciproquement. Elle fonde la « mise en scène » anachronique des opéras du passé, en légitimant les contresens destinés à les rendre actuels. Elle fait système avec la transformation des édifices anciens aux dépens de leur restauration et avec le traitement des monuments sur le mode du Disneyland. On sait bien que le passage du temps fait perdre aux œuvres leur fonction première et modifie la perception que nous en avons. Mais le problème est de savoir si ce qui nous intéresse en elles est ce que nous en avons fait ou ce qu’il leur reste d’altérité. Éviter de se confronter à l’altérité, c’est détruire l’histoire. Du reste, les mêmes réflexions doivent se faire sur l’évolution récente de l’ethnologie, entre autres dans les musées, avec son repli sur le quotidien et le familier, sur le moulin à café de nos grand-mères.


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Culture matérielle

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L’histoire des mentalités n’articule pas sérieusement les phénomènes psychiques qu’elle prétend dégager sur la réalité sociale. C’est ainsi que le religieux, qui y occupe une forte place, est toujours un héritage qui ne sert guère qu’à expliquer les comportements jugés irrationnels et, si on se soucie de son origine, c’est pour supposer qu’il la prend dans la peur que les forces de la nature inspiraient aux hommes qui ne les maîtrisaient pas encore. Le structuralisme, tout comme l’épistémologie foucaldienne, est trop préoccupé par l’étude interne des phénomènes culturels pour les articuler davantage sur les transformations du contexte économique et social. Par ailleurs, ces différentes approches et à plus forte raison l’histoire de la réception ont en commun de ne guère se servir que des textes et des images. Cela finit par créer une béance, particulièrement sensible aux archéologues. La mauvaise réponse consista à accepter le partage et à inventer un domaine de recherche complémentaire: la culture matérielle.

Si la culture matérielle en question est autre chose que le résultat d’un mauvais partage des tâches, on aimerait en avoir une définition, mais apparemment, elle est difficile à trouver[27]. Si matériel s’oppose à immatériel, l’histoire de l’art appartient à la culture matérielle, mais il doit plutôt s’agir des formes socialement inférieures ou des formes triviales de l’existence. Matériel semble bien s’opposer à spirituel, mais alors il faudrait savoir si une hostie, voire un vulgaire bénitier, appartient à l’une ou à l’autre des deux cultures. Appliquée à l’histoire de l’alimentation, la culture matérielle risque de concerner la food plutôt que la cuisine. N’a-t-on pas pu croire qu’on réglerait le problème de la faim en nourrissant les sous-développés de soja comme les bestiaux? Plus généralement, on a à nouveau l’impression qu’une difficulté méthodologique est transformée en système. En effet, l’archéologie, surtout celle des peuples sans écriture, ne donne guère accès à l’ordre symbolique dans lequel s’insèrent les objets : on fait donc de ce qu’on parvient à étudier la culture matérielle. Bien entendu, un certain nombre de spécialistes se rendent compte du problème et veulent le régler en collaborant avec d’autres historiens ou des anthropologues, un peu comme un médecin appelle le psychologue à l’aide.

Finalement, on a l’impression que les rapports entre l’âme et le corps sont projetés sur l’histoire, non pas dans la perspective aristotélicienne et thomiste où l’âme est la forme substantielle du corps, mais plutôt dans celle du platonisme qui en fait des substances distinctes. Qu’est-ce en effet que la cuisine, sinon la forme substantielle de la nourriture humaine ? Elle est donc de nature spirituelle et ceux qui mangent ou veulent faire manger n’importe quoi on perdu l’esprit. Ou, pour le dire autrement, on ne peut séparer l’étude des objets, des plus triviaux aux plus sophistiqués, de celle de la pensée qui les organise. La seule légitimité d’une approche indépendante de l’objet est la détermination de ses caractères objectifs, tels que son âge, sa composition chimique et son état de conservation. Si l’archéologue a plus d’ambitions, il lui faut renoncer à la chimère de la culture matérielle.

En fait, les spécialistes de la culture matérielle à la fois ne se pressent pas de la définir et prétendent souvent ne pas séparer l’étude des objets de celle de leur appréhension. Dont acte. Ils nous disent aussi qu’ils s’intéressent plus particulièrement aux aspects triviaux de l’existence sur lesquels il n’y avait pas beaucoup de recherches, par opposition à l’histoire de l’art par exemple. Mais qu’est-ce que ces aspects triviaux, une fois admis que la cuisine n’est pas l’alimentation et même qu’elle est solidaire du système religieux ? A supposer qu’on parle d’histoire de la culture matérielle pour dire que le point de départ de la recherche est l’interrogation sur des objets de la vie quotidienne, cela peut se comprendre de la part du préhistorien ou de l’archéologue des sites villageois du haut Moyen Age qui sont bien obligés de se contenter de ce qu’ils ont et qui n’ont parfois pas grand-chose de plus. Mais la pénurie d’information ne constitue pas un domaine de recherche et ne justifie pas davantage le nom qu’on prétend lui donner. L’intérêt des travaux concernés n’est pas forcément en cause, mais plutôt l’aversion des historiens envers la réflexion abstraite.


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L’histoire asservie

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Certes, « l’histoire est fille de son temps ». Si cette sentence vise à déplorer les limites de nos interrogations, elle n’est que trop juste. S’il s’agit de s’en accommoder, elle justifie le confort de l’ignorance. La valeur d’un historien se mesure en effet à sa capacité de s’abstraire des fausses évidences idéologiques de sa propre société par la connaissance de sociétés qui se sont pensées et organisées différemment.

Il n’est pas juste de déplorer le poids des idéologies chez les historiens du passé, lorsqu’on les subit au même degré. Que les historiens des anciens Pays de l’Est aient été obligés de se conformer à l’idéologie marxiste est une évidence. Du moins, cette contrainte était loin d’être toujours intériorisée. Dans certains de ces pays, comme en Pologne, en Tchécoslovaquie et même en Allemagne de l’Est, si on ne touchait pas à une question politiquement trop sensible, il était possible de s’en tirer en affichant son conformisme dans l’introduction et dans la conclusion des travaux. Si la censure est inexcusable, elle n’empêche pas de penser, contrairement aux fausses évidences partagées par l’historien et son public. Il n’est pas nécessaire de développer davantage ce point, puisque toute cette partie du livre est consacrée aux fausses évidences dont beaucoup, à commencer par le progressisme, étaient des dogmes à l’Ouest autant qu’à l’Est.

Un phénomène que François Hartog a baptisé le « présentisme » est de nature à rendre les fausses évidences inévitables[28]. Le constat que les interrogations des historiens sont largement suggérées par les problèmes de leurs temps s’est transformé en injonction, pour l’histoire, de répondre aux problèmes que les gens se posent. Il s’agit probablement d’un cas particulier dans un phénomène plus général: à travers les choix imposés par les bailleurs de fonds, l’ensemble des sciences est soumis à un utilitarisme à courte vue, indifférent aux questionnements épistémologiquement légitimes. A titre d’exemple, on plaisante en Suisse, dans les milieux concernés, sur le moyen de décrocher un gros subside de recherche en sciences sociales : le meilleur moyen d’y parvenir est de proposer quelque chose sur les jeunes en Suisse ou sur les vieux en Suisse. Dans le cas de l’histoire, il s’agit essentiellement de manipuler la mémoire, d’où l’importance prise par les commémorations qui articulent directement la recherche sur les intérêts immédiats. Le comble du phénomène est probablement l’exploitation touristique du patrimoine qui transforme les monuments en vaches à lait, en les défigurant au lieu de prendre les mesures nécessaires à leur conservation. Sa manifestation la plus perfide est sans doute l’enseignement de l’histoire « par problèmes » qui exclut toute vision plus ou moins cohérente d’une autre société, tout en projetant sur le passé les problèmes à la mode.

Cela dit, le « présentisme » n’est pas seul à coucher la recherche historique dans un lit de Procuste. Que l’histoire du droit soit pratiquement un monopole des juristes, celle du calvinisme des calvinistes et celle du judaïsme des juifs, il y a à cela des raisons plus ou moins acceptables qui vont de la technicité du domaine à l’esprit de chapelle. Mais que l’histoire de l’homosexualité soit à peu près dans le même cas ne peut s’expliquer par une quelconque technicité. Cela semble montrer que chacun, appartenant ou non à la communauté considérée, pense qu’elle possède son histoire en propre et que ceux qui n’en sont pas n’ont pas à s’en mêler.

Le cas de l’histoire religieuse est devenu particulièrement problématique. Auteur d’un ouvrage sur Luther, je reçus un jour un courrier à la faculté de théologie protestante de l’Université de Strasbourg, comme s’il fallait être un théologien protestant pour s’intéresser au Réformateur. Autour de 1900, il était fréquent d’aborder les religions encore pratiquées d’un point de vue laïque ou encore d’un point de vue confessionnel hostile à la confession étudiée. La cinquième section de l’École Pratique des Hautes Études avait été créée en France pour promouvoir le point de vue laïque et personne n’aurait pu imaginer alors qu’elle abriterait dès la seconde moitié du XXe siècle un important pourcentage de chercheurs appartenant à la confession qu’ils étudient. Certaines recherches d’inspiration anthropologiques, comme en Allemagne celles de Hermann Usener, abordaient les religions sans fausse familiarité. Usener était un spécialiste des religions antiques, mais il a beaucoup apporté à la compréhension du christianisme médiéval et moderne grâce à sa démarche de comparatiste, avec une lucidité qui ne serait plus aujourd’hui si facilement acceptée. Dans un essai comme Heilige Handlung, il analysait la bénédiction des fonts baptismaux comme on le ferait des rites d’une religion à mystères de l’Antiquité, mettant en évidence un symbolisme sexuel totalement explicite dans le texte latin du missel, mais non moins totalement ignoré[29]. Il a fortement influencé l’histoire et la sociologie religieuses dans un premier temps, y compris chez les durkheimiens, mais ses émules ont préféré réserver ses méthodes aux religions exotiques ou disparues.

Les historiens confessionnels pratiquant la polémique doivent être lus avec beaucoup de méfiance, mais ils ont plus d’une fois fait surgir de vrais problèmes, camouflés par les apologistes des confessions qu’ils agressaient, avant qu’on ne cesse de les lire au nom de l’œcuménisme. A titre d’exemple, il serait difficile d’avoir une idée exacte de la trajectoire et de la doctrine de Luther sans avoir lu le dominicain Henri Denifle et le jésuite Hartmann Grisar, aujourd’hui considérés comme « dépassés »[30]. A l’intérieur d’une même confession, il arrive que la polémique débouche sur des ouvrages de valeur. On doit au dominicain Yves Congar, l’un des principaux inspirateurs du concile Vatican II, une belle étude sur l’histoire de l’ecclésiologie, précisément parce qu’il contestait celle qui était en vigueur[31]. On peut même trouver chez un historien catholique, une manière de déjouer la censure digne des anciens Pays de l’Est. Le jésuite Henri de Lubac est en effet parvenu à prouver que la notion de surnaturel n’est pas antérieure au XIIIe siècle, tout en affirmant en introduction qu’elle est consubstantielle à l’esprit humain[32]. La subordination de l’histoire à une cause reste un vilain défaut, mais rien n’est pire que la volonté de réconcilier tout le monde à ses dépens, à laquelle au moins ces savants avaient échappé.

Si l’histoire a été beaucoup tributaire au cours du XXe siècle de l’appartenance des historiens à des mouvements politiques, souvent vécue à la manière d’une appartenance religieuse, ce militantisme a régressé dans la seconde moitié du siècle au profit d’une attitude pragmatique et insidieuse, le lobbying. Cela s’explique facilement par l’échec des utopies sociales: faute d’espérer changer la société, il reste la possibilité d’obtenir des avantages de la société existante. Un lobby cherche à influencer avec des arguments divers, soit en prétendant que l’intérêt particulier qu’il défend se confond avec l’intérêt général, soit en réclamant la réparation d’un préjudice, les deux attitudes ne s’excluant pas. Le « présentisme » et la manipulation du point de vue historique sont donc deux ingrédients du lobbying.

Les gender studies constituent peut-être l’exemple le plus répandu aujourd’hui de l’histoire comme lobbying. C’est déplorable, car elles occupent un domaine, certes mal délimité, mais dont l’intérêt n’est pas douteux et même essentiel. On constate sans difficulté la conformité entre chaque théorie en présence et les préoccupations immédiates d’un groupe plus ou moins large, qu’il s’agisse de l’émancipation des femmes, des droits des homosexuels ou du statut des transsexuels. Il en résulte un flou remarquable sur la délimitation du domaine.

Il y a trois ou quatre ans, l’édition française de Wikipédia donnait la définition suivante:  » Le genre est un concept utilisé en sciences sociales pour désigner les différences non biologiques entre les femmes et les hommes ». C’était clair, mais limitatif, puisqu’il n’était pas question des différences de rôles sexuels à l’intérieur d’un même sexe, par exemple entre classes d’âge dans la pédérastie antique. Il s’agissait donc uniquement du point de vue féministe. La version anglophone était nettement plus compliquée: « Le genre est l’ensemble des caractéristiques appartenant à la masculinité et à la féminité et les différenciant. Selon le contexte, ces caractéristiques peuvent inclure le sexe biologique (c’est-à-dire le fait d’être mâle, femelle ou une variante intermédiaire qui peut compliquer l’assignement du sexe), des structures sociales fondées sur le sexe (incluant les rôles de genre et d’autres rôles sociaux), ou l’identité de genre »[33]. Elle commençait par éviter l’écueil d’une limitation aux rapports entre sexes différents, les notions de masculinité et de féminité s’appliquant indifféremment aux deux, puis devenait franchement confuse. On ne comprend pas bien le sens de gender role, car gender désigne entre autres ce qu’on nommait « rôle sexuel » il y a quelques décennies et qu’il s’agirait donc ici d’un rôle de rôle. Enfin, la possibilité d’inclure timidement le sexe biologique dans les caractéristiques du genre invite à se poser sérieusement la question: les Américains, auraient-ils fini par redécouvrir le sexe sans s’en apercevoir, en le baptisant gender?

En effet, si on accepte cette inclusion, on voit mal quelle différence il y aurait entre le genre et le sexe au sens large, à la fois biologique et culturel, excédant de toute part la génitalité, comme le comprenait Freud. Il est totalement imbriqué dans les rapports sociaux, à commencer par la parenté et les hiérarchies, que les pulsions sexuelles s’y soumettent ou qu’elles leur résistent. En même temps, on ne voit pas bien à quoi ressemblerait une sexualité humaine « naturelle », purement biologique[34].

Mais alors, pourquoi s’évertue-t-on à distinguer le genre et le sexe ? Il semble y avoir trois raisons:

  1. Il s’agit évidemment de mettre en évidence la composante culturelle du rapport entre les sexes, pour faire face à sa négation par ceux qui le veulent régi par Dieu ou par la nature. Mais c’est subordonner la recherche à l’apologétique, un peu comme si les paléontologues n’avaient rien d’autre en tête que de réfuter le créationnisme.
  2. Les gender studies constituent la part de la sexualité qui intéresse les « littéraires », abandonnant le reste aux « scientifiques », mais ce partage n’a pas la moindre valeur euristique.
  3. Il vaut mieux parler du sexe sans y toucher. Gender studies, cela fait tout de même mieux que sex studies, surtout pour obtenir des subventions.

Le troisième point n’est pas anecdotique, car le mot « genre » est tout simplement en train de prendre le relai du mot « sexe », un peu comme « sein » a remplacé « mamelle » ou « pis » au XVIIe siècle, de sorte qu’il a cessé de désigner le ventre. Prenons un exemple dans les journaux du 4 juillet 2020.

Le Parisien: « Le sexe des citoyens néerlandais ne sera plus mentionné sur leur carte d’identité d’ici quelques années, annonce la ministre de l’Éducation, de la Culture et de la Science Ingrid van Engelshoven ».

Le Monde: « Le genre des citoyens néerlandais ne sera plus mentionné sur leur carte d’identité d’ici quelques années, une inscription jugée ‘inutile’ par la ministre de l’éducation, de la culture et de la science, Ingrid van Engelshoven ».

Si « genre » est autre chose ici qu’un euphémisme pour « sexe », il faut espérer que Le Monde se trompe, sans quoi l’état-civil néerlandais serait bien renseigné sur la vie privée des citoyens. En fait, on peut se demander combien de décennies passeront encore avant qu’on ne s’aperçoive que le gender n’est qu’un sous-produit du puritanisme anglo-saxon.



L’histoire comme science

Le procès de la scientificité de l’histoire s’expédie souvent en quelques mots. Lorsqu’un chercheur scientifique suppose une loi, il en fait l’hypothèse puis la vérifie par une expérience. Lorsque l’expérience est positive et reproductible, la loi est vérifiée. Or nous ne pouvons pas reproduite expérimentalement un événement historique: on ne va pas refaire la révolution française en costumes d’époque. Donc l’histoire n’est pas une science. Mais les choses ne sont aussi simples ni du côté de l’histoire, ni du côté des sciences en général.

Scientificité de l’histoire ?

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Parmi les rengaines les plus rabâchées qui prétendent mettre en doute la scientificité de l’histoire, il y a le couplet sur le vécu, l’individuel ou l’individuel vécu qui en serait l’objet. Et, comme on l’admet depuis Aristote, il n’y a pas de science de l’individuel. Passons sur les confusions entre d’une part l’individuel et d’autre part l’individu au sens de personne humaine, avec un vécu, une sensibilité, etc. Si on admet que l’objet de l’histoire n’est pas des personnes, mais des faits, le problème est celui de l’individualité du fait qui est toujours unique et ne se reproduit pas à l’identique. Mais qu’est-ce qu’une reproduction à l’identique ? Il s’agit toujours de l’identité selon une série de critères jugés pertinents, qu’on soit dans les sciences de l’homme ou de la nature. Les tours de main de l’artisan, par exemple, constituent un objet historique et sont par nature hautement répétitifs. Considérer que l’un de ces gestes, répétés des milliers de fois par des milliers de personne est à chaque fois unique n’aurait aucun sens. De même, on sait depuis Héraclite qu’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, mais cela n’intéresse pas spécialement l’hydrographie. La géologie étudie l’histoire de la terre et donc des faits individuels non reproductibles, mais personne ne doute de son caractère scientifique[35]. Objectera-t-on que l’histoire humaine est constituée de faits nettement plus complexes ? Mais si la simplicité des faits étudiés était un critère de scientificité, la physique des particules serait nettement moins scientifique que la phonologie par exemple.

L’objection de l’individuel vise souvent le caractère supposé non expérimental de l’histoire, le fait historique étant individuel au sens où il serait impossible dans la plupart des cas de le répéter expérimentalement. Mais cela vaudrait aussi bien pour la géologie: étudie-t-on les failles tectoniques en en provoquant? L’objection est d’autant plus curieuse que l’historien expérimente lorsqu’il le peut et le fait même de plus en plus dans un domaine comme l’archéologie, pour reconstituer les techniques du passé. C’est ainsi que des archéologues taillent des silex pour comprendre comment on procédait.

Que l’histoire s’occupe du vécu, individuel ou pas, est une objection encore plus étonnante à sa scientificité[36]. Cette objection vaudrait d’ailleurs pour l’ensemble des sciences humaines. Dans le cas de la médecine, on admet effectivement que ce n’est pas une science, mais un art. En revanche, la médecine légale est une science assez proche de l’histoire. Comme le médecin légiste, l’historien s’occupe du vécu après coup, une situation moins risquée. Mais l’objection du vécu peut viser autre chose: la recherche des intentions, d’une part l’intention d’exprimer ou de communiquer quelque chose, d’autre part ce qui, y compris dans un message, relève d’une autre intention, éventuellement de cacher quelque chose. Il y a bien là une originalité et une difficulté propres aux seules sciences humaines, dès lors qu’on n’imagine pas la nature comme une création divine, porteuse d’intentions providentielles. Pour étudier des actes intentionnels, il faut s’armer de méthodes bien différentes de celles de la

physique ou de la chimie par exemple, ce qui ne veut pas dire qu’elles soient moins scientifiques. Nous verrons lesquelles le moment venu.

Mais tout d’abord, il est réducteur de faire comme si l’histoire, parce qu’elle s’occupe d’actes intentionnels, se confondait avec celle des intentions des hommes. Cela suppose qu’elle s’intéresse au pourquoi des événements plutôt qu’au comment et que le pourquoi se confonde avec les intentions de sujets individuels comme les souverains ou de sujets collectifs comme une classe sociale. Des pans entiers de l’histoire échappent à ces problématiques. S’il est parfaitement légitime de se demander pourquoi le potier fait tel type de pot, pour une destination utilitaire ou cultuelle, par exemple, il ne l’est pas moins de se demander comment il le fait, quels sont les procédés qui permettent le résultat. Et cette question ne porte pas sur une intention. Si on étudie les conséquences d’une peste sur une population, on sait bien que les gens ont l’intention de se protéger, qu’ils s’en vont lorsqu’ils le peuvent, mais ce qu’on étudie n’est pas cette intention évidente: ce sont plutôt les vecteurs de la contagion et les méthodes prophylactiques. On multiplierait sans difficulté les exemples concernant l’histoire et les autres sciences humaines.

Le problème des intentions semble redoutable, parce que nous ne voyons pas ce qui se passe dans la tête des gens et pilote leurs actes. En fait, dans l’immense majorité des cas, l’intention se déduit de l’acte, comme lorsque les gens fuient devant la peste. Lorsqu’on s’aperçoit qu’une charte est falsifiée, il suffit de la lire pour comprendre quel avantage le faussaire comptait en retirer. Dans une partie d’échec, le sacrifice d’une pièce est souvent incompréhensible dans l’immédiat, mais les deux ou trois coups suivants font comprendre ce que voulait le joueur. Il y a bien sûr des cas où l’intention présidant à l’acte est impossible à déterminer. C’est évidemment le cas lorsque l’acte lui-même est insuffisamment documenté, mais alors c’est l’impossibilité de comprendre l’acte qui est le problème. Le problème n’est spécifiquement celui de déterminer l’intention que si l’acte est ou paraît irrationnel dans son contexte.

L’irrationnel en question ne doit être confondu ni avec les simples erreurs, ni avec les comportements symboliques. Il va de soi qu’une décision peut être malencontreuse sans être irrationnelle: elle ne manifeste qu’une information insuffisante ou de l’ignorance. Quant aux comportements symboliques, nous verrons qu’ils cohabitent avec les comportements rationnels dont ils sont une suspension, au lieu d’être produits par quelque mentalité archaïque. En définitive, les comportements authentiquement irrationnels sont quantité négligeable et ne posent pas plus souvent de problèmes en histoire que dans la vie quotidienne.


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Une fausse démarcation

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Le sociologue Max Weber a sans doute été le promoteur le plus influent du partage entre les sciences de la nature et les sciences humaines, en opposant aux lois scientifiques les assertions sur les faits humains qui relèveraient d’une interprétation (Deutung) et seraient seulement plausibles[37]. On est là aux origines d’une « herméneutique », toujours très vivante en Allemagne et très influente en France. La thèse de Weber a été reprise par le sociologue Jean-Claude Passeron pour prouver que la réfutabilité, critère proposé par Karl Popper pour distinguer ce qui est scientifique et ce qui ne l’est pas, n’est pas applicable aux sciences humaines[38]. Pour Popper, la scientificité d’une théorie est le fait de se prêter à la réfutation si elle est fausse, à la manière dont la proposition universelle « Tous les cygnes sont blancs » est réfutée par la découverte d’un seul cygne noir. Selon Passeron, les assertions des sciences humaines ne sont jamais qu’approximativement universelles, l’état initial du phénomène étudié n’étant jamais entièrement déterminable, de sorte que la découverte d’une exception ne les réfute pas. Ce ne sont donc pas des lois scientifiques, mais simplement des assertions plus ou moins plausibles.

L’ouvrage de Passeron est un bon exemple, à la limite de la caricature, de la vision scientiste des « sciences dures » qui règne chez les « littéraires ». On a l’impression en le lisant que la crise du fondement de l’arithmétique n’a jamais eu lieu et que l’optimisme scientiste du XIXe siècle n’a pas pris une ride. Or, l’opposition entre réfutabilité et plausibilité laisse échapper le problème des raisonnements probabilistes qui n’a rien de spécifique aux sciences humaines[39]. Pour que l’opposition ait un sens, il faut la fonder sur la théorie des probabilités dite « fréquentiste » qui distingue la probabilité de la plausibilité et réfuter la théorie bayésienne rivale qui incorpore la plausibilité dans la probabilité. Or il ne semble pas que cette question théorique soit tranchée. Au contraire, la théorie bayésienne connaît une faveur croissante, depuis que l’ordinateur a annulé le handicap que constituait la complexité des calculs[40].

Les probabilités fréquentistes mesurent le pourcentage de chances qu’un événement se produise et les probabilités bayésiennes la validité d’une prédiction, en fonction des données dont on dispose, d’où le choix assez malheureux de parler de probabilités « subjectives », la subjectivité n’étant ici que la limite des connaissances pertinentes, laquelle n’a rien de spécifique aux sciences humaines[41]. D’un point de vue bayésien, la distinction entre réfutabilité et plausibilité ne permet pas la démarcation entre deux types de sciences. Il en va de même de la distinction entre les lois que produiraient les sciences « exactes » et les modèles dont se serviraient les sciences humaines, comme les idéaltypes de Weber, l’utilisation de modèles étant courante dans les premières[42].

En outre, on oublie habituellement de remarquer que le célèbre exemple de Popper n’est pas ce qu’on appelle une loi scientifique. Que tous les cygnes soient blanc est un constat empirique banal et on imagine mal un programme de recherche destiné à le valider par l’expérimentation. Ce que dit Popper concerne la logique des propositions la plus élémentaire: une seule exception contredit une proposition universelle, qu’elle formule ou non une loi scientifique. Et l’exemple est heureux dans sa banalité, car on ne peut réduire la science à la seule formulation de lois sur la base de l’expérimentation. Un constat empirique correct peut avoir le plus grand intérêt scientifique, justement parce qu’il se prête à réfutation.

Le problème est donc en fait de savoir si le critère de réfutabilité fait la démarcation entre ce qui est science et ce qui ne l’est pas dans l’ensemble des disciplines, y compris l’histoire. Or, on a sérieusement douté de son efficacité et même de son bon sens[43]. En effet, il semble mettre radicalement en cause la validité de l’évidence. Si nous considérons l’assertion que le soleil se lèvera demain comme non réfutable, nous sommes condamnés à la considérer comme non-scientifique. Mais il faut noter d’abord que l’exemple est assez mal choisi car il s’agit autant d’une tautologie que d’une proposition sur le monde. La notion même de lendemain s’articulant sur la régularité du cours des astres, on voit mal ce que demain peut signifier d’autre que le jour du prochain levé de soleil. Si le soleil ne se lève pas demain, c’est parce qu’il n’y a pas de demain.

D’autres objections opposent au critère de Popper la réalité concrète des pratiques scientifiques. La réfutation des lois scientifiques une à une n’est pas possible, vu le nombre de celles que présuppose chacune d’elles. De plus, on aurait bien tort d’abandonner une bonne théorie pour une seule observation qui semble la réfuter et on a eu raison de ne pas mettre en cause celle de Newton, lorsqu’il a été observé que l’orbite de la planète Mercure la contredisait. Mais le critère de Popper n’est pas une description de la pratique scientifique et ne dit pas qu’il faut réfuter une théorie à la première observation gênante: il se contente d’écarter les théories qui ne se prêtent à aucune procédure de réfutation. En outre, l’adhésion à ce critère n’implique pas de cautionner globalement le positivisme logique de son auteur.

Au risque de passer pour rétrograde, on maintiendra le critère de réfutabilité qui définit clairement la scientificité en histoire. Il n’est pas nécessaire de s’arrêter à des objections plus grossières, ainsi celle qui consisterait à mesurer la scientificité au degré de formalisation. La formalisation est un outil puissant qu’il faut l’utiliser chaque fois que c’est possible et utile, mais nous savons depuis les travaux de Kurt Gödel et d’Alfred Tarski que ni l’arithmétique, ni la logique ne peut formaliser ses propres présupposés. On trouvera nettement plus de raisonnements formalisés dans les histoires de la logique ou de la physique que dans celles des institutions ou de la peinture, mais cela ne leur assure pas un fondement dont les autres seraient privées. Un raisonnement exprimé en langage naturel peut être aussi valide qu’un raisonnement formalisé.

Tout cela pour dire que la démarcation entre les sciences humaines, dont l’histoire, et les autres, n’est que le produit de la surestimation de ces dernières chez ceux qui ne savent rien de leurs problèmes. Et encore, nous n’avons pas fait mention du plus grave: la privatisation progressive de pans entiers de la recherche dans les sciences dites dures, les États cédant à de puissants groupes privés une part croissante de son financement et donc de ses orientations ou les subventionnant pour faire la recherche qu’ils veulent. Si les objectifs de recherche favorisés par les États sont loin d’être toujours acceptables, ceux de groupes industriels et commerciaux ont toutes les chances de n’être dictés que par la seule considération du profit. Lorsque les États prennent comme experts les promoteurs d’une technologie dangereuse pour certifier son innocuité, on connaît d’avance le résultat. Or les sciences humaines ne sont pas celles qui intéressent le plus les opérateurs privés et l’histoire, tournée vers le passé, pourrait bien être celle qui les intéresse le moins. Dans de telles conditions, parler de l’histoire comme d’une discipline n’accédant pas à l’objectivité des sciences de la nature, c’est se tromper de siècle. Il y a bien sûr des conflits d’intérêts en histoire, mais ils sont proportionnels aux enjeux financiers et donc incommensurablement plus faibles.


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La pire des solutions

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A l’encontre de la recherche d’une démarcation entre l’histoire et la science, Lucien Febvre (encore lui!) prétendait remettre l’histoire à l’unisson des sciences exactes. Selon lui, ses prédécesseurs « positivistes » étaient des fétichistes des faits. Ceux-ci prétendaient les ramasser (en réalité les établir) et les disposer à leur convenance, comme dans les tiroirs d’une commode. Ému par les bouleversements scientifiques de son siècle, à commencer par la théorie de la relativité, il proposa une autre conception des faits. Parmi ses nombreuses tirades sur le sujet, on voici une de particulièrement révélatrice:

Un historien qui refuse de penser le fait humain, un historien qui professe la soumission pure et simple à ces faits, comme si les faits n’étaient point de sa fabrication, comme s’ils n’avaient point été choisis par lui, au préalable, dans tous les sens du mot choisi (et ils ne peuvent pas ne pas être choisis par lui) — c’est un aide technique. Qui peut être excellent. Ce n’est pas un historien[44].

Il est à craindre que beaucoup de monde souscrive aujourd’hui aux assertions de ce genre qui se répètent dans ses textes programmatiques. Elles posent pourtant quelques problèmes. Que n’importe quel chercheur choisisse les faits à étudier n’est pas une découverte et n’importe quel positiviste conviendra volontiers qu’il n’étudie pas tout et n’importe quoi. Mais on glisse un peu vite de l’idée de choisir les faits à celle de les fabriquer. Voulait-il dire que ses mentalités du XVIe siècle ne sont rien d’autre que son invention? Il faut plutôt supposer qu’il s’est laissé emporter par son pathos, car on dit plus couramment que les faits sont construits par le chercheur et c’est sur ce poncif qu’il faut s’interroger.

Il n’est pas difficile de comprendre ce qu’on veut dire par là. L’établissement d’un fait scientifique suppose une multitude de connaissances préalables, un dispositif expérimental, souvent des manipulations et ainsi de suite. Mais cela n’enlève rien à l’étrangeté de la formule qui repose sur la confusion entre la connaissance et l’existence du fait, comme si les faits n’existaient pas avant d’être « construits » par le chercheur, comme si la terre ne tournait pas autour du soleil avant qu’on le sache[45]. Or cette formule ne choque pas grand monde et il faut se demander pourquoi.

La raison en est dans la confusion entre science et technologie. Gaston Bachelard, qui a beaucoup fait pour transformer la confusion en dogme, semble éviter la formule, mais en trouve de très comparables. Dans la chimie selon lui, « le réel n’est plus que réalisation […] On s’exerce aussi à ne penser dans le réel rien autre chose que ce qu’on y a mis »[46]. La chimie n’est pas prise en exemple par hasard, car depuis l’origine, c’est peut-être la discipline où le rapport entre science et technologie est le plus étroit et où la découverte du réel est la plus dépendante de sa transformation. Il aurait été sensiblement plus difficile de tenir le même raisonnement sur l’astronomie par exemple. Mais peut-on croire que le tableau de Mendeleïev qui sert d’exemple à Bachelard aurait le moindre intérêt s’il n’était pas une description correcte d’un réel préexistant aux découvertes de la chimie ?

Ce qui donne une apparence de raison aux formulations aberrantes de Bachelard et de Febvre, c’est certainement l’idée que la science, pensée comme technologie, améliore le monde, que le problème n’est plus de le découvrir, mais de le remplacer par un monde meilleur. Or cette attitude persiste en pleine crise écologique, peut-être parce qu’on attend de la technologie qu’elle répare les désastres qu’elle a provoqués.

Mais il y a maldonne. Si la technologie a transformé le monde en poubelle, c’est parce que notre espace vital n’est pas infini, parce qu’il y a des limites qu’il importait non pas de construire, mais de découvrir, car elles sont un aspect de la résistance du réel et donc des faits. Bien sûr, l’écologie s’exprime avec le langage de la science et ces faits se découvrent à l’aide de calculs très complexes, mais cela n’en fait pas des inventions humaines. Laissons aux climato-sceptiques le soin de fabriquer les faits et contentons-nous de les découvrir. A supposer que nos technologies puissent nous aider à nous en sortir, ce ne sera qu’en affrontant un réel qui leur préexiste et découvrir ce réel est la tâche de la science.

Cela ne veut pas dire que la science, y compris la science historique, ne construise rien du tout. Mais ce qu’elle construit, ce sont des hypothèses et des théories, non pas des faits. Du point de vue poppérien que j’assume, une théorie n’est jamais vérifiée par les faits, mais cela ne l’empêche pas d’être satisfaisante. En considérant que le soleil tournait autour de la terre, on se trompait dans l’absolu, mais cette théorie rendait suffisamment compte de l’alternance régulière des jours et des nuits et a permis de construire les calendriers: on aurait eu bien tort de s’en passer. En revanche, ce sont les faits qui font abandonner les hypothèses et détruisent les théories. La physique des particules a découvert le caractère aléatoire des mécanismes quantiques, alors que ce n’est pas ce qu’elle cherchait. Ce n’est pas de gaîté de cœur qu’elle a renoncé à une explication déterministe de ces phénomènes. Elle n’a pas construit les faits qui ne s’y prêtaient pas : ils lui sont tombés dessus. De même, Frege n’a pas cherché le fondement de l’arithmétique pour découvrir qu’il n’y en avait pas et il a encore fallu un demi-siècle pour qu’on découvre qu’il ne pouvait pas y en avoir.


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Conditions de scientificité

Le problème n’est pas de savoir si l’histoire est scientifique ou non, mais de faire une histoire conforme aux exigences scientifiques, en prenant en considération ces exigences au lieu de prétendre que la science construit les faits. Il nous faut donc examiner un certain nombre de difficultés qui ne sont pas propres à l’histoire, mais qui peuvent se présenter de manière particulière dans cette discipline.

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Régularités

Il n’y a pas de lois de l’histoire ou, s’il y en a, personne ne les a découvertes. Il y a par contre des régularités en abondance, dues ou non à des initiatives humaines. Prenons un objet historique tel qu’une langue. Pour fonctionner, une langue suppose un nombre énorme de conventions plus ou moins bien respectées. Certaines sont des inventions humaines, à commencer par les noms de baptême affectés aux individus pour leur vie entière. Mais la plupart d’entre elles n’ont pas été décrétées: personne n’a jamais décidé que le verbe actif se placerait en français entre le sujet et les compléments ou encore que les substantifs seraient précédés d’articles. Elles ont été découvertes et plus ou moins codifiées après coup. Or elles ont toutes en commun de rendre la communication possible. Certes, elles sont constamment violées par des fautes de syntaxe ou d’orthographe et toutes sortes d’usages impropres. Mais les connaître permet de comprendre une langue.

Il y a un demi-siècle, certains structuralistes à la mode, comme Roland Barthes, assimilaient n’importe quelle pratique sociale à un langage, ce qui était abusif. En effet, toute pratique sociale ne vise pas à communiquer, ni même à exprimer quelque chose. En revanche, une pratique sociale met en œuvre aussi bien des règles imposées que des régularités ignorées des acteurs, tout comme un langage. Pour la comprendre, l’historien doit découvrir les unes et les autres. Comme elles ne sont pas des lois universelles et comptent des exceptions, leur application relève du probable.

L’impossibilité de mesurer les probabilités en question dans la plupart des cas peut passer pour un problème, mais qu’il ne faut pas surestimer. Nous n’aurions pas l’idée de sortir avec un parapluie en pleine canicule, même sans avoir consulté un bulletin météorologique. Un type de raisonnement que les historiens sont loin d’utiliser aussi fréquemment qu’il le faudrait permet, non pas de quantifier la probabilité qu’on événement ait eu lieu, mais de dire avec assurance qu’un événement a plus probablement eu lieu qu’un autre. En effet, quelle que soit la probabilité de p et de q, celle de p et q à la fois est moindre si ces propositions sont indépendantes et si la probabilité d’aucune d’entre elles n’est nulle, à plus forte raison celle de p et q et r. Inversement, si p et q et r sont vrais à la fois, une thèse qu’ils impliquent tous trois en reçoit une forte probabilité. C’est simple et approximatif, mais cela permet de résoudre des problèmes compliqués. Voyons deux exemples.

A partir de 1999, je me suis opposé avec des arguments de ce genre à la datation des églises majeures auvergnates dans la première moitié du XIIe siècle, considérant qu’elles avaient un demi-siècle de plus, en arrivant à la conclusion suivante:

La datation tardive des églises majeures repose […] sur la violation de trois principes probables:

  1. Il ne devrait pas s’écouler des décennies entre la fondation ou la donation d’une église et son éventuelle reconstruction.
  2. Les chapiteaux ont toutes les chances d’être contemporains de la partie de la construction dans laquelle ils se trouvent.
  3. Ce sont les petites églises qui imitent les grandes et non l’inverse.

Il est toujours possible qu’une chronologie violant l’un ou l’autre de ces principes soit néanmoins juste, mais il est très improbable qu’elle le soit si elle les viole les trois à plusieurs reprises. Il est raisonnable d’en conclure que les églises majeures datent bien du XIe siècle[47].

En fait, des doutes s’étaient déjà manifestés sur chacun de ces points et sur d’autres encore, mais ils n’avaient pas été réunis en faisceau de probabilités, de sorte que la chronologie établie n’en avait pas été ébranlée.

Il arrive également qu’une théorie de bon sens soit contredite à coup d’arguments ad hoc. Dans le cas de la cathédrale de Chartres, un article de Jan Van der Meulen en donne un exemple qui n’est pas à suivre[48]. Cet auteur met en doute la mise en service du chœur, et donc du chevet, en 1221, malgré le règlement des droits du chantre à disposer les chanoines dans les stalles selon un protocole très exact rédigé en janvier de cette année. On y apprend que « de nouvelles stalles de forme inusitée ont été posées dans le chœur de notre église selon une disposition nouvelle ». Selon Van der Meulen, il pouvait s’agir d’une disposition provisoire, en attendant la fin des travaux. Cela n’est pas totalement impossible, mais il faudrait qu’on ait eu des raisons sérieuses de faire un travail sur mesure dans un emplacement occupé par le chantier de construction et qu’on ait disposé pour cela de plans exacts, ce qui n’était pas évident à cette date. En outre, on comprendrait mal l’impatience à disposer d’un règlement des va-et-vient dans un lieu non encore disponible. Mais admettons provisoirement l’argument.

La datation de plusieurs vitraux du chevet avant 1221 s’accordait avec cette date selon la plupart des auteurs. Van der Meulen s’est appliqué à démonter l’argument, en faisant d’abord remarquer qu’un vitrail peut avoir été produit bien avant ou bien après la fenêtre qu’il occupe. S’il est incontestable qu’un vitrail puisse s’être fait attendre, il aurait été très délicat de le faire d’avance. En effet, les fenêtres sont loin d’avoir toutes les mêmes dimensions et les méthodes de travail de l’époque ne garantissaient pas une haute précision. Ce qui serait aisé dans les ouvertures rectangulaires et parfaitement identiques d’un mur de béton ne l’aurait pas été dans des arcs et des roses sculptés. Il est donc sinon certain, du moins très probable, que les vitraux ne précèdent pas la construction et donc que celle-ci n’est pas en retard sur les vitraux.

Notre auteur n’est pas pour autant à court d’arguments, car certains vitraux pourraient avoir été datés trop tôt. Pour ses collègues, la mort d’un personnage représenté en donateur est généralement considérée comme un terminus ante quem pour un vitrail, ainsi celle du chancelier Robert de Bérou en 1216, celle de Thibaut VI, comte de Chartres, en 1218 ou celle d’Alix de Thouars en 1221. Mais il objecte que ces donations ont très bien pu avoir été réalisées plus tard par des tiers, comme d’autres l’ont proposé avant lui: une confrérie de pèlerins pour Robert de Bérou, les moines bénéficiaires d’une donation du comte dans les deux fenêtres où il est représenté, Pierre Mauclerc, veuf d’Alix de Thouars, pour celle de cette dernière. C’est possible, encore que les donateurs préfèrent en général se mettre en valeur eux-mêmes. Au final, c’est l’accumulation d’objections ad hoc dont aucune prise isolément n’est totalement vaine qui rend le raisonnement absurde. Multipliées les unes par les autres, les probabilités des divers arguments finissent par devenir dérisoires.

Comme on le voit à ces deux exemples, les régularités qui gouvernent les pratiques humaines connaissent des exceptions. L’historien est loin de pouvoir toujours les traiter statistiquement, ce qui ressemble fort aux situations de la vie courante. Mais il suffit de voir se multiplier les facteurs rendant une hypothèse probable ou improbable pour obtenir, sinon une certitude, du moins une conclusion raisonnable. Ce résultat est nettement plus scientifique que les tentatives de quantifier ce qui n’est pas quantifiable.


L’impact de l’observateur

C’est certainement dans le cas de la physique quantique que l’impact de l’observateur sur le phénomène étudié a suscité le plus de questions. On s’est en effet aperçu de l’impossibilité de mesurer l’état initial de certains phénomènes sans les perturber, ce qui rendait probabiliste le résultat de l’expérimentation. En physique classique, un tel problème ne se pose pas : les appareils de mesure n’affectent pas sérieusement le phénomène et son état initial est donc suffisamment connu. En revanche, l’impact de l’observateur existe dans les sciences humaines et préoccupe aussi bien les psychologues que les sociologues ou les anthropologues. Dès lors que l’observateur est en situation de dialogue avec ceux qu’il observe, dès lors même que ceux-ci perçoivent sa présence silencieuse, cela affecte leurs réponses. Pour ne prendre qu’un exemple banal, un sondage a toutes les chances de sous-estimer les intentions de vote en faveur d’un candidat sulfureux.

En dehors de l’utilisation de témoignages en histoire contemporaine, l’historien a l’avantage de ne pas perturber le comportement de ceux qu’il étudie, ce qui ne signifie pas que son intervention soit sans conséquence sur l’objet de sa recherche. La fouille archéologique constitue un cas limite, un peu comparable à celui de la physique quantique, car elle détruit l’état initial du lieu en progressant. Une fois un objet retiré du sol, sa localisation dans la stratigraphie n’est plus garantie que par les relevés et la parole du chercheur. La parade consiste à ménager des « banquettes » intactes entre les carrés de fouille, de manière à permettre un jour une nouvelle exploration du site, confirmant ou infirmant les conclusions précédentes, ce qui corrige partiellement le caractère inévitablement destructeur de la fouille. La restauration d’œuvres d’art connaît des dilemmes comparables. Lorsqu’une statue de culte a connu sept ou huit polychromies successives, on ne peut accéder à ses états antérieurs qu’en détruisant les couches qui les camouflent, mais c’est aussi détruire une partie de son histoire. Cela dit, l’immense majorité des recherches historiques n’affecte pas ou très peu l’état des objets étudiés.

Les procédures de recherche qui n’affectent pas l’état de l’objet, mais compromettent les résultats défient en revanche l’énumération. Elles sont trop nombreuses et diverses, mais il faut être conscient qu’on ne peut les éviter toutes. Du fait même qu’aucune science ne peut formaliser ses fondements, le raisonnement le plus rationnel, formalisé ou non, dépend toujours en dernier lieu de présupposés implicites ou insuffisamment explicités. Cela dit, c’est justement la conduite rigoureuse du raisonnement qui rend possible la découverte et la critique de ces présupposés. Un exemple de ce qu’il ne faut pas faire peut aider à comprendre a contrario. Dans l’intelligentsia parisienne, il est coutumier de prétendre expliciter une notion par la formule « au sens de » suivie du nom d’un maître à penser, du genre « l’indicible au sens de Didi-Huberman ». Il serait plus économique pour un lecteur qui a autre chose à faire que de lire les maîtres à penser qu’on explicite ce « sens », lequel, du reste, n’est jamais que le produit d’une exégèse de l’œuvre du maître. Malheureusement, la tâche d’expliciter devient rapidement une toile de Pénélope, surtout lorsqu’on s’aperçoit que les notions courantes posent souvent encore plus de problèmes que celles qu’on croyait nécessaire de définir.

Le mieux pour exposer ce point est de se servir de son expérience personnelle. J’ai longtemps utilisé un mot comme « croyance » en imaginant qu’il désigne univoquement quelque chose de facile à appréhender, avant que la lecture d’un penseur comme Ludwig Wittgenstein, puis une discussion avec un anthropologue, Reiner Tom Zuidema, ne m’ouvrent les yeux et ne m’amènent à étudier l’histoire de la notion pour en montrer l’inconsistance[49]. De fait, il suffit de constater qu’on parle en général des croyances des autres, mais plutôt de sa foi, pour comprendre qu’il y a un problème. Il en va de même des mentalités qui caractérisent les primitifs, les gens du Moyen Age et les épiciers, mais rarement les « élites » dont les historiens font bien entendu partie. L’usage dissymétrique de ces notions trahit leur vacuité.

La notion d’atelier en parlant des chantiers médiévaux a moins d’implications éthiques et semble à première vue d’une parfaite neutralité. Je l’ai utilisée comme tout le monde sans y voir le moindre problème, avant de remarquer qu’elle impliquait un présupposé anachronique sur l’organisation du travail avant le XVe siècle : autour d’un maître se serait trouvé un groupe d’élèves ou de disciples dont la production serait parfois difficile à distinguer de la sienne. En fait, selon toute vraisemblance, les sculpteurs et les peintres étaient des maîtres, chacun possédant son style, et ils n’étaient secondés pour les tâches auxiliaires que par un ou deux apprentis et des valets[50]. Dès lors, parler du style d’un atelier, c’est attribuer à un groupe imaginaire ce qui caractérise un individu et cautionner l’idée sotte que l’individu serait né à la Renaissance.

Prise isolément, chacune des erreurs de ce type est évitable, mais il faut se demander combien de notions douteuses échappent encore aujourd’hui à notre vigilance, en rendant caduques des pans entiers de nos raisonnements. Il est impossible qu’il n’en soit pas ainsi.

Malgré leur apparente objectivité, les données quantifiées peuvent poser des problèmes insurmontables. Je n’en ai jamais aussi bien fait l’expérience qu’en étudiant avec une petite équipe les marges à drôleries des manuscrits gothiques entre 1250 et 1350 sur une zone assez homogène: la France du Nord, l’Angleterre et l’actuelle Belgique[51]. Un corpus de 12000 fiches informatiques recensant les drôleries de 80 manuscrits, semblait satisfaire largement au raisonnement statistique. La première idée était d’en tirer la variation des thématiques durant la période par décennies. Un problème est rapidement apparu : certains manuscrits contiennent des enluminures sur à peu près chaque page avec des centaines de drôleries, tandis que seule la page initiale est enluminée dans d’autres. Dans ces conditions, les particularités d’un seul manuscrit affectent le raisonnement général. C’est ainsi que l’un d’eux, le Psautier de Louis le Hutin (Tournai, Trésor de la cathédrale), est abondamment illustré, l’enlumineur ou son commanditaire ayant une prédilection pour les singes. Il s’ensuit que les thèmes simiesques semblent connaître un succès exceptionnel dans la décennie 1310-20, plus exactement en 1316. On ne corrige que très partiellement le biais en passant à la double décennie et, si on choisit un découpage encore plus large et non moins arbitraire, il devient trop lâche pour saisir les évolutions.

Dans ce cas, les chiffres absolus sont donc trompeurs, mais les pourcentages ne valent pas mieux. En effet, dire d’un manuscrit dont une seule page est enluminée de deux drôleries qu’elles sont chacune présente dans 50 % du décor du manuscrit est à la fois correct et absurde. Pour obtenir des résultats significatifs, il a fallu abandonner l’approche quantitative et se contenter d’observer la présence ou l’absence, totales ou presque, d’un thème avant ou après une date, dans un type de manuscrit et pour un type de destinataire (homme ou femme, religieux ou laïc). Cette approche binaire a donné des résultats inattendus et significatifs. C’est ainsi que les drôleries de caractère obscène se répartissent également entre les manuscrits qu’on sait destinés à des hommes ou à des femmes. En revanche, on épargne aux femmes la vue d’animaux répugnants au poil sombre, comme l’ours et le sanglier, tandis que les concerts peu mélodieux de râteaux et autres ustensiles leur sont réservés à une exception près concernant un évêque et restant inexpliquée.

Il y a bien sûr des évolutions chronologiques. Il apparaît par exemple que les concerts discordants apparaissent vers 1300, comme d’ailleurs la pratique du charivari, tandis qu’au même moment se multiplient les scènes de la vie quotidienne, ce qu’on appellera plus tard les scènes de genre, alors qu’elles étaient presque inexistantes auparavant. Mais, contrairement à la répartition des thèmes selon le sexe du destinataire, ce sont là des choses visibles à l’œil nu.

Il ne s’agit pas de renoncer aux recherches quantitatives, mais d’être conscient de leurs limites. D’une part, la fixation des seuils dans un continuum tel que la chronologie relève de l’arbitraire du chercheur et ne peut s’ajuster que sur des considérations pratiques. D’autre part, la quantification exige beaucoup de données homogènes pour permettre des résultats significatifs.

Des différents problèmes que pose l’impact de l’observateur aux sciences, celui de la modification de l’état initial ne concerne donc l’historien que dans des cas limites, comme celui de l’histoire orale. Il est en revanche concerné par l’impact inévitable de ses préconceptions et du découpage qu’il propose de la réalité, y compris lorsqu’il utilise des méthodes quantitatives.


La causalité est-elle une superstition?

Il est banal de le dire: l’historien ne se contente pas de raconter les événements, il en cherche les causes. Mais la causalité n’a pas bonne presse. Elle a été critiquée au moins de trois points de vue.

  1. Auguste Comte y voyait un glissement de la science à la métaphysique et opposait la recherche du comment à celle du pourquoi. La limite entre le pourquoi et le comment n’est certainement pas facile à tracer, mais on peut supposer que Comte craignait la régression du pourquoi au pourquoi du pourquoi, de la cause à la cause de la cause, laquelle mène rapidement assez loin de la science.
  2. L’empirisme, en particulier chez David Hume, mettait déjà la causalité en doute, à partir du constat que l’observation répétée d’une relation entre deux événements ne prouve jamais qu’elle soit nécessaire. Effectivement, rien ne prouve que le soleil se lèvera demain (du moins au sens qu’il n’y aura peut-être pas de demain).
  3. L’impossibilité d’établir un lien causal dans certaines expériences de physique des particules obligerait à ranger la causalité dans le tiroir des accessoires démodés.

Ces objections ont un caractère hyperbolique dont on n’est pas toujours assez conscient. De fait, un savant cherche des causes à partir d’un état initial, plus ou moins correctement appréhendé. Les causes de cet état initial sont une autre histoire. Le cas particulier de la physique des particules tient à l’impossibilité de mesurer cet état, pas forcément à son inexistence. Surtout, les objections empiriste et positiviste ne valent que si on demande à la Science d’énoncer la Vérité (avec des majuscules, bien sûr), plutôt que de nous donner des certitudes suffisantes, d’excellentes probabilités. On pourrait faire l’histoire de cette prétention qui s’enracine certainement dans le conflit entre science et religion à l’époque moderne, la lutte contre le dogmatisme de cette dernière entraînant chez les savants l’ambition de s’y substituer comme détenteurs de la Vérité. Inversement, une épistémologie sceptique s’était mise en place à la fin du Moyen Age, prenant appui à la fois sur l’arbitraire divin et sur les illusions des sens pour relativiser le savoir profane et éviter qu’il ne mette en cause des dogmes comme la conception virginale ou la résurrection du Christ. Dans cette perspective, le fait que les vierges tombent rarement enceintes et qu’on n’assiste pas fréquemment à une résurrection ne prouve rien du tout. Dans la nôtre, celle d’une science qui ne prétend pas détenir la Vérité, mais s’approcher de la vérité de manière probabiliste, cela nous donne une certitude raisonnable que de tels événements n’appartiennent pas à la réalité historique. Comme on l’a dit plus haut, il n’y a pas lieu de se comporter autrement que dans la vie courante: on ne se promène pas avec un parapluie en pleine canicule, bien que les prédictions météorologiques ne soient pas infaillibles.

Si on veut comprendre en quoi la causalité est un problème, il vaut mieux constater qu’on ne peut pas formaliser la conception que nous en avons dans le calcul des propositions et se demander pourquoi. Soit deux propositions:

  1. Si Napoléon n’était pas mort à Sainte-Hélène, Louis XIV ne serait pas mort dans son lit.
  2. Si Napoléon n’avait pas été vaincu à Waterloo, il ne serait certainement pas mort à Sainte-Hélène.

L’une et l’autre sont des renversements de l’implication et peuvent se noter: – p > – q. Du point de vue de la logique des propositions, l’une et l’autre sont correctes et signifient une relation telle entre p et q que la fausseté de p entraîne celle de q. Et pourtant, la première semble absurde et la seconde de bon sens. En fait, dans l’univers formalisé du calcul des propositions, il n’y a ni plus ni moins de relation entre deux faits qui semblent indépendants qu’entre deux faits que nous croyons dans un rapport causal. La vérité d’une proposition dépend de celle de toutes les autres. Cela peut vouloir dire que la causalité n’existe pas dans un tel système ou bien encore, que tout y est cause de tout.

Nous n’abordons pas le monde empirique de cette manière. Il est certes impossible d’affirmer qu’il n’y a pas une relation cachée entre la mort de Louis XIV et celle de Napoléon, mais non moins difficile d’imaginer laquelle. Nous considérons donc soit les deux événements comme indépendants soit comme liés par un réseau causal que nous ignorons. En revanche, on voit mal comment Napoléon aurait pu être exilé à Sainte-Hélène s’il avait mis en déroute la coalition de ses ennemis, de sorte que nous considérons sa défaite comme la cause de son exil.

L’apparente contingence du rapport entre la mort des deux souverains peut s’interpréter en termes ontologiques ou épistémologiques. En termes ontologique, nous présupposons le hasard et nous considérons que l’univers n’est pas entièrement déterminé. En termes épistémologiques, nous supposons que les deux événements, tout en n’étant pas la cause l’un de l’autre, sont déterminés par un réseau causal trop complexe pour que nous puissions en rendre compte. Les deux conceptions, indéterministe et déterministe, s’affrontent sans vainqueur ni vaincu, particulièrement dans l’interprétation de la physique quantique. L’une et l’autre ont été formalisées dans des logiques modales qui affaiblissent le calcul des propositions, mais ne semblent pas avoir une grande utilité pratique.

Il ne saurait être question de sous-estimer le problème, mais on peut se demander si la solution change quelque chose au travail de l’historien. Du fait des incertitudes, à commencer par celles qui sont dues aux lacunes des sources ou à leur manque de fiabilité, ce travail sera toujours probabiliste. Il le serait même si l’historien, impressionné par les critiques hyperboliques de la causalité, refusait de dire « parce que ». Le simple récit de faits successifs dont l’enchaînement serait traité comme aléatoire dépendrait encore d’une interprétation des sources disponibles, forcément probabiliste.

Pour comprendre ce qu’on entend par cause, on peut partir de l’opposition entre synchronie et diachronie. Il est raisonnable d’étudier un système en synchronie, dans la mesure où on peut faire abstraction de ses transformations. Les éléments qui le constituent s’expliquent les uns par les autres. S’il fait sombre la nuit, c’est parce que la terre tourne autour du soleil. Jusqu’à Copernic, il était clair que c’était le contraire, que le soleil tournait autour de la terre, mais les deux systèmes expliquent suffisamment l’obscurité nocturne. Or l’approche synchronique ne vaut que pour un système suffisamment stable, car elle fait abstraction de toute évolution. La notion de cause cède le pas à celle d’interdépendance dans un tel système. Mais, si le système était tel qu’il est représenté, il ne changerait jamais, une objection sans conséquence dans l’explication du jour et de la nuit, mais plus dérangeante en linguistique, par exemple.

A contrario, la causalité est ce qui fait passer d’un état de chose à un autre: c’est le moteur de l’histoire. C’est précisément pour cela qu’elle n’a pas cours dans un système formalisé. Or les systèmes formalisés représentaient l’idéal de la connaissance scientifique. Lorsque Gödel pour l’arithmétique, puis Tarski pour la logique, ont prouvé l’impossibilité pour un système de formaliser ses propres présupposés et donc de se clore sur lui-même, cet idéal s’est révélé inatteignable et l’impossibilité de formaliser la causalité ne se révéla plus qu’un aspect de l’impossibilité de tout formaliser. Non seulement l’historien ne peut pas se passer de la notion de causalité, mais il n’a plus de raison de le faire.

Il est rare qu’un historien réfléchisse sur la causalité. Marc Bloch l’a fait à la fin de son livre inachevé sur le métier d’historien[52]. Il est possible que les défaillances de ce texte auraient été au moins en partie surmontées s’il avait eu l’opportunité de le terminer. Il oppose les causes aux conditions du phénomène comme les conditions les plus caractéristiques et par opposition aux conditions qui peuvent rester identiques avant ou après l’événement. On dira qu’une chute en montagne a été provoquée par un faux pas, plutôt que par les lois de la pesanteur, le relief ou le tracé du chemin. Puis il se réfère à François Simiand pour dire que c’est aussi une question de point de vue. Une épidémie aura pour cause le virus selon le médecin, la malpropreté et la mauvaise santé dues au paupérisme pour le philanthrope.

En fait, ce qu’il entend par point de vue pourrait aussi être désigné comme biais. Si on attribue aux dysfonctionnements du système communiste l’accident de Tchernobyl, au tsunami celui de Fukushima, et celui qui risque un jour où l’autre d’arriver en France à une grève, on peut continuer à prétendre que le nucléaire est une technologie maîtrisée. Lors de la pandémie de covid, les médecins la désignaient volontiers comme cause de la mort, ce qui se ressentait dans les statistiques. De fait, la grande majorité des victimes étaient des personnes âgées au système immunitaire défaillant et la cause de leur mort était au moins autant celle-ci que celle-là. Il vaut en effet mieux avoir un bon système immunitaire lorsque circule ce virus qu’un système immunitaire affaibli par l’âge lorsqu’il ne circule pas.

Le plus curieux dans la réflexion de Marc Bloch est l’absence de la définition la plus banale de la cause, à savoir la condition nécessaire et suffisante à la modification de l’état de choses, plus exactement la condition ou la somme de conditions nécessaire et suffisante. C’est ainsi que dans l’exemple précédent, la cause de la mort est la conjonction de la faiblesse immunitaire d’une personne et d’un contact contagieux.

Toujours dans cet exemple, le produit des facteurs définit le moment et le lieu de la cause qui est aussi celui de la modification de l’état de choses, le passage à la maladie mortelle. Autrement dit, il possède les dimensions spatiales et temporelles du phénomène étudié. Il s’agit ici d’un cas individuel, mais si on raisonne sur l’ensemble des contaminations mortelles dues à la pandémie, il s’agit de trouver le produit des facteurs qui correspond à son extension, car il ne se rencontre ni avant, ni après, ni ailleurs.

Pour déterminer la cause d’un phénomène, on observe donc d’abord des corrélations, mais corrélation n’est pas raison. On utilise souvent un exemple plaisant pour l’expliquer: il y a, paraît-il, une forte corrélation entre l’obtention du prix Nobel et la consommation de chocolat, ce qui ne veut pas dire qu’il faut manger du chocolat pour devenir intelligent. En revanche, si on s’interroge sur la corrélation, qui est sans doute l’indice de quelque chose, on fera par exemple l’hypothèse que le nombre de prix Nobel par habitants et la consommation de chocolat dépendent l’un et l’autre du niveau de vie. L’hypothèse vaut ce qu’elle vaut, mais elle est réfutable si elle est fausse.

Ces remarques qui relèvent du simple bon sens obligent à s’interroger sur la délimitation des sujets de recherche par les historiens, entre autre sur les études de cas. Il n’y a pas de raison de les fustiger a priori, car il faut bien prendre un matériau par un bout et analyser méticuleusement un dossier bien délimité peut être un bon point de départ pour embrasser un problème plus général. Cela dit, la solution du problème ne peut guère apparaître que par la confrontation du dossier avec d’autres, de sorte qu’il faut ouvrir beaucoup de dossiers pour en comprendre un seul. Isoler un cas sans s’assurer qu’on ne le sépare pas de ce qui le détermine et de ce qu’il détermine est certainement la manière la plus sûre d’échouer. Bien sûr, on peut s’appuyer sur la littérature secondaire consacrée aux dossiers voisins, mais s’il s’agit aussi d’études de cas, le résultat risque d’évoquer la parabole des aveugles.

Un exemple suffira, en l’occurrence un problème de chronologie dont la solution ne repose pas tant, comme dans le cas auvergnat, sur la multiplication de probabilités négatives que sur la restitution d’un réseau de relations causales. Travaillant sur le jubé de la cathédrale de Strasbourg, j’avais toutes les raisons de le supposer achevé en 1252, comme d’autres l’avaient établi. Par ailleurs sa sculpture dépendait de celle des portails de la façade occidentale de la cathédrale de Reims, ce dont personne ne doutait. Or cette façade était désormais datée après 1252 dans un beau consensus des spécialistes. Cela m’amena à reprendre progressivement le dossier rémois, lourd et complexe. En fin de compte, je parvins à dater l’achèvement de l’édifice en 1234, sauf les quatre premières travées de la nef et la façade, soit une vingtaine d’années plus tôt qu’on le supposait, et le début de la construction de la façade en 1240, soit une quinzaine d’années plus tôt[53]. Cette conclusion a été rendue possible par l’examen d’un bon nombre d’autres dossiers, mais aussi en m’appuyant sur quelques excellents travaux qui auraient déjà dû semer le doute. Voici la liste très hétérogène des principaux constats successifs qui, de 1998 à 2017, me permirent cette révision:

  • La datation tardive de la façade se fondait sur une erreur de diplomatique, celle de prendre un vidimus pour le renouvellement d’un bail, alors qu’il n’est qu’une copie conforme de ce bail.
  • La datation tardive de la façade de la cathédrale d’Amiens qui entraînait celle du chantier rémois était également fondée sur une mauvaise lecture des textes.
  • Celle du jubé de la cathédrale de Bourges avait déjà été corrigée par la bonne lecture d’un texte.
  • A Reims, les fouilles archéologiques ont démenti la conservation de l’ancienne façade au-delà des années 1220 et donc la supposition que le choix de la remplacer était tardif.
  • C’était la sculpture du portail Saint-Étienne à Notre-Dame de Paris qui dépendait de Reims et non l’inverse.
  • Il avait été remarqué que la décision de donner au chevet un volume considérable supposait d’y placer le maître-autel, tandis que l’allongement de la nef supposait qu’on avait changé d’avis. La volte-face ne pouvait guère s’expliquer que par la mort de l’archevêque Henri de Braine en 1240 et l’interrègne qui a suivi, donnant tout le pouvoir aux chanoines.
  • Il était impossible de croire que la révolte des bourgeois en 1234 n’avait pas interrompu le chantier, d’autant plus qu’on venait de démontrer grâce à la pétrographie que des tailleurs de pierre rémois s’étaient alors rendus sur le chantier de Noyon avec des matériaux qui provenaient du leur.

Comme on le voit, plusieurs de ces constats donnaient des doutes sur une chronologie trop facilement acceptée, mais c’est l’établissement de nouvelles relations causales à l’intérieur d’un large ensemble qui a permis de lui en substituer une autre. Autrement dit, la causalité est un réseau complexe qui chevauche à la fois les limites monographiques qu’on voudrait donner à un sujet et celles des disciplines.


Inter- et pluridisciplinarité

Dans l’exemple précédent, les disciplines mises à contribution sont, en dehors bien sûr de l’histoire de l’art, la diplomatique, l’archéologie, la pétrographie, la liturgie, l’histoire générale. Aurait-il été possible d’obtenir le résultat en organisant l’un de ces colloques interdisciplinaires qui sont à la mode? C’est peu probable, car pour inviter les spécialistes nécessaires, il aurait fallu savoir avant d’avoir fait ces constats où pouvaient se trouver les réponses, connaître, par exemple, l’étendue exacte des fouilles, penser que le problème liturgique de l’emplacement du maître-autel était pertinent, se douter que des tailleurs de pierre rémois ont pu se rendre à Noyon. Or ce sont des questionnements qui apparaissent l’un après l’autre durant la longue maturation d’une recherche. On ne peut qu’être frappé par la faible fécondité des colloques interdisciplinaires où les différents spécialistes ont le plus grand mal à s’appuyer les uns sur les autres et parviennent à des résultats disparates, comme s’ils ne s’étaient pas rencontrés. La rareté des références croisées montrant qu’un chercheur s’est appuyé sur la communication d’un autre témoigne plutôt d’une tendance au solipsisme.

L’organisation même des colloques encourage cette attitude. Les communications ne sont découvertes par les collègues que lorsqu’elles sont prononcées, puis discutées à chaud de manière forcément superficielle. On considère comme allant de soi qu’elles aient été terminées en dernière minute, éventuellement dans l’avion la veille au soir. Le simple bon sens voudrait pourtant qu’elles puissent être livrées à chacun des participants un mois auparavant, sous peine que leurs auteurs s’excluent du colloque. On voit mal comment de véritables échanges pourraient avoir lieu sans cette obligation.

Il n’en resterait pas moins qu’il est difficile d’éviter aussi bien un excès de méfiance que de crédulité envers les résultats d’une discipline qu’on ne domine pas. Généralement, la crédulité croît à mesure qu’on s’approche des sciences de la nature et la méfiance en sens inverse. En général, la confiance est totale envers la dendrochronologie et les exceptions sont bien rares. Rejetant dans une note les deux datations successives et contradictoires qu’elle a données de la galilée de l’abbatiale de Tournus, Alain Guerreau l’estime non fiable pour les objets antérieurs au XVIIe siècle, se fondant sur la complexité et l’opacité des calculs probabilistes mis en œuvre, et laisse espérer qu’il donnera une analyse plus poussée de ses méthodes[54]. Un groupe d’archéologues travaillant sur plusieurs vestiges romains à Tours a fait appel à la dendrochronologie et obtenu des datations présentant un écart d’un demi-siècle environ avec les leurs[55]. Ils organisèrent une table-ronde avec les dendrochronologues concernés, laquelle ne permit de déceler aucune faille méthodologique ni d’un côté ni de l’autre, puis eurent l’excellente idée de faire connaître la situation par un article.

Quel que soit le bien-fondé du verdict radical d’Alain Guerreau, on notera qu’il est rendu possible par une familiarité exceptionnelle chez un historien avec les méthodes du calcul des probabilités. Autrement dit, un scepticisme raisonné envers les résultats d’une autre discipline demande un certain degré de compétence pluridisciplinaire. Plus généralement, le bon usage de l’interdisciplinarité suppose le plus souvent ce degré de compétence, ce qui est généralement incompris, parce que l’interdisciplinarité est pensée comme un remède à l’incompétence. Il ne s’agit pas là d’une erreur propre aux sciences humaines. On en a eu un bel exemple récent, lorsque la prestigieuse revue The Lancet publia, puis dut retirer, un article prétendant dénoncer les méfaits de l’hydroxychloroquine dans la thérapie du covid-19[56]. Les auteurs s’appuyaient sur une base de données en trompe-l’œil fournie par une société spécialisée dénommée Surgisphère. Entretemps, les recherches de l’Organisation mondiale de la Santé concernant ce traitement avaient été interrompues sur la foi de cet article et il avait été interdit en France. L’utilisation si fréquente dans les sciences de banques de données dont on ne contrôle pas la production n’est légitime que si l’on est en mesure d’en évaluer le sérieux.

Il est vrai également qu’on est obligé dans certains cas de faire confiance, car l’effort que demanderait la compréhension de certaines disciplines deviendrait énorme. Dans l’exemple proposé plus haut de la cathédrale de Reims, il va de soi que je ne maîtrise pas les techniques de la pétrographie. Mais je n’ai aucune raison de douter qu’elle parvient à identifier la carrière dont les pierres sont tirées.

Les découvertes se font le plus souvent au croisement des disciplines. Lorsque les spécialistes ont tiré ce qu’ils pouvaient sur un problème dans le domaine qu’ils maîtrisent, il y a toutes les chances que ce qui leur échappe soit là. Or, lorsqu’on s’adresse au spécialiste voisin, celui-ci aurait bien des éléments de réponse s’il comprenait exactement ce qu’on cherche, alors qu’on ne le sait souvent soi-même que confusément. La rencontre entre disciplines permettant de résoudre le problème ne peut se faire qu’à deux conditions. Soit on connaît soi-même suffisamment les deux disciplines pour se passer de collaborations ; soit deux spécialistes en savent assez l’un sur la discipline de l’autre pour se faire comprendre et pour comprendre l’autre. Il ne peut y avoir d’interdisciplinarité sans un minimum de pluridisciplinarité. Bien entendu, cela concerne toutes les sciences.


La vérification des références

Qu’il s’agisse d’obtenir des renseignements dans sa spécialité ou dans une autre, le travail de base de l’historien est d’abord de lire les sources et la littérature secondaire. Les notes de bas de page en portent témoignage, pour autant qu’il s’agisse de références bibliographiques exactes et éventuellement de commentaires critiques sur les ouvrages consultés, non pas des adjonctions au texte principal du genre: « j’ai oublié de vous dire que… ». Ce sont elles qui rendent le travail de l’historien reproductible et permettent donc de le vérifier, à la manière dont la publication de l’ensemble des manipulations réalisées permet de reproduire une expérience. Elles sont donc pour la scientificité de l’histoire à la fois une exigence et une garantie.

Qu’on n’objecte pas qu’il s’agit là d’une conception « positiviste » de l’histoire, que l’histoire est interprétation et que les notes ne garantissent donc pas sa validité. Les sciences « exactes » interprètent aussi les phénomènes et, dans l’interprétation des données, les questions sont les mêmes: est-ce que leur récolte est fiable? est-ce que face aux données fiables, l’interprétation proposée est la meilleure possible?

Quant à la fiabilité des données, il s’avère que la vérification des notes est pratiquement toujours féconde, y compris dans les travaux réputés sérieux. Il s’agit là d’un travail tatillon et il ne saurait être question de vérifier une à une le millier de notes que peut contenir une thèse de doctorat. Cela n’a de sens que pour les allégations qu’on voudrait accepter ou réfuter. L’expérience m’a appris qu’on y avait facilement 10 % de surprises. Plus encore, l’absence de références adéquates pour soutenir une affirmation factuelle, lorsque le reste est correctement référencé, indique fréquemment une difficulté et suffit à rendre l’affirmation suspecte. Lorsque la note cite une source dans une langue ancienne, ou qu’en remontant d’une publication à l’autre, on finit par trouver cette source, le nombre de contresens est parfois étonnant. C’est rarement du temps perdu.

Un aspect plus subtil de la vérification consiste à se demander pourquoi un auteur dit ceci ou cela. Passons sur les cas triviaux, ainsi lorsqu’il s’agit d’un préjugé nationaliste ou d’un chauvinisme provincial. Dans le cas de la cathédrale de Reims, comme je l’ai dit, la supposition que la révolte des bourgeois n’avait pas affecté le chantier était franchement bizarre. Comment le chantier n’aurait-il pas été interrompu, alors que l’archevêque, le chapitre et les bourgeois n’ont cessé de s’affronter de 1234 à 1240, les bourgeois contre l’archevêque et le chapitre qui ont dû s’exiler, puis le chapitre et les bourgeois contre l’archevêque? Mais cette question en amène une autre : quelle raison les auteurs favorables à la datation tardive pouvaient avoir à prétendre cela ?

Lorsqu’un chantier s’arrête, les tailleurs de pierre et les maçons sont bien obligés d’aller trouver du travail ailleurs et, lorsqu’il reprend, il faut reconstituer une équipe. Cela se marque dans le monument par un changement de style : les nouveautés apparues sur d’autres chantiers apparaissent soudainement dans le monument. Dans le cas de Reims, il y a une grande continuité stylistique dans le plus gros de la nef et une rupture évidente sur la façade Est et dans les quatre premières travées de la nef qui lui sont contemporaines. Or cette rupture était située selon ces auteurs après 1252. Il ne pouvait donc être question pour eux d’admettre l’interruption du chantier en 1234, car elle explique la rupture stylistique et dément leur chronologie. C’était finalement l’interrogation sur la négation aussi paradoxale que péremptoire de cette interruption qui menait à la solution du problème.


Croissance de la documentation et exhaustivité

L’exhaustivité bibliographique est une notion qu’on peut comprendre de diverses manières et qui est toujours relative. Il va de soi qu’elle est impensable pour une étude très générale, du genre « Politique et religion au XVIIe siècle ». Mais, même dans une telle étude, il est souhaitable d’explorer toutes les sources et toute la littérature secondaire pertinentes sur les cas particuliers jugés décisifs, par exemple sur l’évolution des idées religieuses de Louis XIV.

L’une des limites à l’exhaustivité bibliographique est due à la croissance de la documentation dans certains domaines. Elle est extrêmement variable. Le cas le plus monstrueux que j’ai rencontré concernait Luther, déjà dans les années 1970. Il était le plus souvent impossible de savoir si un ouvrage méritait l’attention. La grande majorité d’entre eux mêlaient de la pire manière l’histoire à la théologie et à l’apologétique. Les plus récents le faisaient autant que les plus anciens, mais généralement avec une moindre compétence historique. Dans l’impossibilité de tout lire, j’étais passé à côté d’un petit livre de qualité qui m’aurait été bien utile, celui de Peter Blickle sur la Guerre des paysans[57].

Une autre limite à l’exclusivité des bibliographies est leur caractère non cumulatif. Il est normal qu’on ne cite pas tout, qu’on écarte de sa bibliographie les ouvrages qu’on juge insignifiants, voire totalement dépassés. Mais, comme on l’a vu à propos de Luther, il arrive aussi qu’un ouvrage soit supposé dépassé parce qu’il ne plaît plus, dans ce cas ceux de Heinrich Denifle et de Hartmann Grisar, pourtant fondamentaux. C’est ainsi qu’un texte non moins fondamental m’avait échappé jusqu’à une date récente. L’ouvrage d’Arthur Kingsley Porter, Romanesque Sculpture of the Pilgrimage Roads (qu’on ne lit plus, mais qu’on consulte pour les photographies et les notices) s’ouvre par un exposé de ses principes méthodologiques dans l’étude de l’art roman[58]. Il y remarque qu’on se plaint de la rareté des édifices datés par des textes, mais qu’on ne tient pas compte des dates que ceux-ci nous livrent, les trouvant généralement trop précoces par rapport au style du monument et considérant soit que le chantier avait traîné, soit qu’elles concernent une construction antérieure. Cela s’explique par une réaction contre l’historiographie locale et sa tendance à vieillir exagérément les monuments, une attitude qui passe donc pour vertueuse, alors qu’elle met en œuvre une théorie implicite selon laquelle il y aurait eu un progrès artistique linéaire. Il est stupéfiant de constater que, malgré la correction de certaines dates, la situation décrite par Porter est toujours actuelle et que j’ai été amené à répéter sans le savoir, parfois mot pour mot, le constat du savant américain, ce qu’aucun de mes contradicteurs n’a relevé[59].

Quels que soient les dangers qu’il fait courir à la société, le développement d’Internet a au contraire eu des conséquences positives sur la discipline par l’apparition de moteurs de recherche qui, loin d’être faits pour l’historien, lui rendent néanmoins de gros services. Certaines recherches sont certes difficiles, lorsqu’elles portent, par exemple, sur un personnage dont le nom se confond avec celui d’un joueur de football. Mais, si on cherche en revanche un bout de phrase en latin, il y a beaucoup de chances de trouver une référence utile, soit la source, soit une utilisation dans la littérature secondaire.

Par ailleurs, la numérisation des ouvrages vieux de plus d’un siècle a progressé rapidement de manière exponentielle pour le plus grand bonheur de l’historien. Lorsqu’il cherche les œuvres d’un érudit bénédictin de l’Ancien Régime, il est à peu près certain de les trouver. La masse globale des ouvrages anciens étant dérisoire par rapport à ce qu’on a écrit depuis, c’est tout bénéfice. Le temps gagné par rapport à la consultation dans les bibliothèques les mieux fournies est énorme. Il est encore démultiplié par l’indexation électronique des contenus. Lorsqu’on travaillait, il y a une trentaine d’années, sur les plus de deux cent volumes de la Patrologie latine de Jacques-Paul Migne avec ses index malcommodes, il était quasiment impossible de faire une recherche tant soit peu exhaustive sur l’évolution d’une notion ou d’une idée. Aujourd’hui, c’est enfantin.

En bref, l’apport d’Internet est un changement dans le travail de l’historien qu’on peut juger sans restriction comme positif. Il rend dans bien des cas disponible l’ensemble des sources et de l’ancienne érudition concernant le sujet traité.


Ce survol du problème de la scientificité de l’histoire nous a permis de nous débarrasser des positions de principe qui prétendent l’exclure des sciences et de passer à une question plus pertinente: quelles sont ses conditions de scientificité? Cela nous a menés à des remarques de plus en plus triviales sur l’interdisciplinarité, les notes de bas de page et la vérification des résultats supposés acquis. Mais une interrogation comparable sur les sciences dites dures aurait pu se conduire dans le même ordre, car leur principale faiblesse aujourd’hui est la rareté des vérifications consistant à recommencer les expériences pour voir si elles sont reproductibles, un travail moins gratifiant que l’invention de théories aussitôt qualifiées de vérités scientifiques, mais indispensable. Dans le cas de l’histoire, la vérification des notes et l’élargissement de la base documentaire sont aussi une manière de tester les théories à travers ce qui y tient lieu d’expériences.



L’histoire comme sémantique

On ne peut réduire l’histoire à l’étude des textes ou de l’ensemble des documents, textuels ou non. Elle comprend en tout cas l’archéologie. Mais l’étude des documents en reste l’essentiel. Ces documents, images comprises, possèdent une syntaxe et une sémantique. En utilisant une forme de langage, ils délivrent intentionnellement un contenu, ce qui n’est pas le cas des indices laissés involontairement à l’archéologue par les hommes du passé. Une charte s’adresse à des destinataires pour leur dire quelque chose. Le contenu d’un dépotoir nous livre des informations non moins précieuses, mais ne s’adresse ni à ses contemporains, ni à nous. Il ne témoigne d’aucune autre intention que de se débarrasser d’objets détruits ou dépourvus de valeur.

Le problème qui nous occupe ici n’est pas psychologique, comme le mot « intention » pourrait le laisser entendre. Avant de se demander dans quelles intentions est produit un objet, il s’agit de se demander s’il a une signification intentionnelle, s’il est un document. Les objets produits par l’homme ont évidemment une organisation intentionnelle, mais l’intention n’est pas toujours de signifier, d’envoyer un message. On n’enfonce pas un clou avec un marteau sans intention, mais ce n’est pas celle de signifier quelque chose. L’archéologue restitue l’organisation d’un édifice et lui donne une certaine signification: cela ne veut pas dire que l’édifice a été conçu pour signifier. Il arrive que ce soit le cas. C’est ainsi que le décor de l’opéra Garnier utilise des motifs de lyres pour que les archéologues du futur devinent sa fonction[60]. Mais il s’agit là d’une intention peu probable avant le développement de l’archéologie. En revanche, un document est produit pour être compris, organisé pour que le récepteur retrouve aussi exactement que possible la pensée de l’émetteur. Il convient donc de définir un document par une organisation signifiante a priori, en l’opposant à des indices qui n’ont d’organisation signifiante qu’à travers l’interprétation a posteriori de l’archéologue.


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Signification et sens

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Les sémiologues ne se sont jamais mis d’accord sur la manière de définir la signification et le sens et sur ce qui les distingue[61]. Je propose les définitions suivantes:

  1. La signification d’un message hors contexte. Si je lis l’énoncé « Paul aime les mirabelles » hors contexte, sans savoir de qui on parle, il est incomplet, mais il dénote quelqu’un que je ne connais pas et des fruits familiers, à l’aide de deux termes mis dans une relation signifiante. Néanmoins, je n’en comprends pas le sens, car je ne sais ni à qui il s’adresse, ni pourquoi. Même un énoncé dont la signification est complète, comme « il vaut mieux être riche et en bonne santé que pauvre et malade », n’a pas de sens hors contexte. Il peut s’agir d’une affirmation très générale, d’une allusion à la situation d’une personne que je ne connais pas ou tout aussi bien, comme dans ce texte, être livré comme exemple d’énoncé valide hors contexte. En pratique, l’historien et l’archéologue peuvent se trouver devant des inscriptions dont la lecture ne pose pas problème, mais dont le sens intentionnel leur échappe, alors que le contexte le rendait évident aux contemporains.
  2. La signification en contexte peut être qualifiée de sens intentionnel. A moins que les éléments du contexte soient immédiatement disponibles, le locuteur livre ceux qui sont nécessaires à la compréhension du message, soit de manière linguistique, par exemple en utilisant un pronom pour renvoyer au sujet de la phrase précédente, soit par des procédés non linguistiques, comme la monstration d’un objet du doigt pointé pour donner la référence d’un pronom. Les anaphores et les déictiques qu’il a mis en œuvre sont des signes intentionnels, directement compréhensibles si le locuteur et le récepteur du message sont compétents, à supposer que le locuteur souhaite être clair, car un message peut aussi relever de l’euphémisme, de l’insinuation ou même de la devinette. Les déictiques par lesquels ce locuteur désigne un contexte peuvent certes être qualifiés d’indices, mais doivent être bien distingués des indices non intentionnels. Les traces du gibier dans la neige peuvent être aussi claires que des signes intentionnels, mais elles n’en sont pas, car le gibier ne les fait pas pour faciliter la tâche aux chasseurs. En revanche, le chasseur qui désigne du doigt les traces les indique intentionnellement à ses compagnons.
  3. Le sens non intentionnel est celui que le locuteur ne cherche pas à livrer. C’est l’interprétation que nous faisons à tort ou à raison du message, par exemple comme un mensonge ou une vantardise, de la même manière que nous interprétons à tort ou à raison les nuages comme annonciateurs de la pluie.

Il importe de distinguer clairement le sens intentionnel, celui d’un message quelles que soient par ailleurs les intentions du locuteur, du sens de l’indice non intentionnel. La bonne réception d’un message intentionnel bien construit n’est pas une interprétation, comme le veulent les courants herméneutiques, à moins bien sûr que le message soit sibyllin, c’est-à-dire construit pour exiger des interprétations. Même une devinette ne demande pas d’interprétation lorsqu’elle possède une solution unique, alors que les interprétations sont par nature multiples. Rien ne montre mieux la différence entre la réception d’un message et son interprétation que l’objection du locuteur lorsqu’on comprend autre chose que ce qu’il veut dire, car il reproche précisément à son interlocuteur d' »interpréter » ce qu’il a dit.

Bien entendu, la distinction entre recevoir un message et l’interpréter n’est pas toujours évidente dans une situation pratique, qu’il s’agisse d’une conversation dans un lieu bruyant ou de la lecture d’un texte dont nous ne connaissons qu’imparfaitement la langue. La compréhension d’un texte du passé pose en principe plus de problèmes que celle d’un texte contemporain. Mais cela ne justifie ni la confusion, ni l’amalgame entre ce qui est de l’ordre de la réception d’un message et de son interprétation au nom d’un prétendu cercle herméneutique. Lorsque le sens intentionnel d’un texte nous est inaccessible pour des raisons accidentelles, ce n’est pas une raison pour faire comme s’il n’existait pas. Un texte quel qu’il soit possède un sens intentionnel irréductible aux interprétations qui ont pu se greffer sur lui.

La rhétorique des textes est certainement ce qui donne le plus de fil à retordre à l’historien. Faut-il prendre un énoncé au sens littéral ou au sens figuré? La réponse est souvent évidente, mais pas toujours, car il peut y avoir une double entente, grâce à laquelle son auteur dit une chose et en suggère une autre. Il faut parfois supposer une intention humoristique à des énoncés ordinairement pris au sérieux. C’est ainsi que l’humaniste Henri Cornelius Agrippa a écrit un ouvrage sur la supériorité du sexe féminin dans lequel il utilise volontiers des arguments équivoques[62]. On y apprend par exemple que les femmes sont plus pudiques que les hommes, parce qu’elles tombent toujours sur le dos! De deux choses l’une : ou bien Agrippa ne s’est pas rendu compte de l’équivoque, ou bien il a fait intentionnellement un double sens obscène. Le goût du paradoxe qui domine ce genre de littérature depuis l’Eloge de la folie d’Erasme nous fait choisir la seconde solution. Or il ne s’agit pas de deux lectures également légitimes. Même sans savoir laquelle, on peut affirmer que l’une des deux est la bonne.

Ce qui est dit ici des textes vaut aussi pour les images. On reconnaît en effet dans la distinction du sens intentionnel et non intentionnel les deuxième et troisième niveaux de la méthode iconographique d’Erwin Panofsky[63]. Le premier niveau est purement descriptif. Le deuxième correspond à la compréhension de ce que l’artiste exprime et donc à la lecture de l’œuvre qu’il approuverait. Le troisième n’est pas prévu par l’artiste. Il s’agit cette fois d’interpréter l’œuvre pour la situer historiquement, entre autres pour en dévoiler les intentions. Panofsky utilise avec raison le mot de symptôme pour désigner ce qu’on cherche alors dans l’œuvre.


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Langage, métalangage et anachronisme

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L’histoire ne répète pas et ne pastiche pas les textes du passé, mais elle les cite, les analyse et en tire des renseignements. Dès lors, elle travaille sur un langage avec son langage à elle. Il y a donc lieu de parler du langage-objet, celui des documents étudiés, et d’un métalangage, celui de l’historien. C’est là faire un usage assez large de la notion de métalangage, puisqu’il s’agit ici d’un langage qui est au mieux peu formalisé, mais on ne voit pas comment appeler autrement le langage avec lequel on en étudie un autre.

Le métalangage contient nombre de termes qui n’ont pas d’équivalents dans le langage-objet, comme les termes techniques de la paléographie, de la diplomatique ou des statistiques chez le médiéviste. Mais il en contient plus encore qui sont identiques, certains avec la même signification, d’autres avec une signification différente, d’autres enfin dont le sens ancien survit dans l’une de leurs acceptions. C’est ainsi qu' »épée » n’a pas changé de signification, alors que « faire l’amour » signifiait « faire la cour » et que le sens médiéval de « religion » survit dans « entrer en religion ». Les mots ne sont pas des concepts, de sorte que le même mot renvoie à des concepts plus ou moins différents selon le contexte et d’une époque à l’autre.

L’utilisation du métalangage n’est pas l’anachronisme. La notion de classe sociale n’apparaît qu’au début du XIXe siècle et semble progressivement disparaître dans la seconde moitié du XXe, mais cela ne veut pas dire qu’il n’y avait pas de classes sociales avant et qu’elles ont disparu depuis. Il est aussi possible qu’elles n’aient jamais existé. Tout dépend de ce qu’on entend par classe sociale. Si cela suppose une conscience de classe, une solidarité totale à l’intérieur de cette classe et un antagonisme frontal avec les autres, il s’agit sans doute d’un objet rare. Si on la définit simplement par rapport à la possession des moyens de production, il s’agit de quelque chose d’assez commun et d’une notion qui garde tout son intérêt. Il serait en effet absurde de ne pas voir de différence de statut social entre un laboureur, c’est-à-dire un paysan possédant sa terre, un fermier et un métayer.

Sans parler de langage et de métalangage, Marc Bloch distingue clairement les deux niveaux de langage d’un texte historique[64]. Il note d’abord l’instabilité du langage-objet, avec des exemples comme servus, désignant tour à tour l’esclave et les formes les plus variées de servage, de sorte que leur substitution au langage de l’historien est impossible. Mais ce langage-ci est aussi un héritage historique et il est difficile de donner une définition univoque de mots comme « féodal » ou « capitalisme », chargés de sens divers, mais aussi de trop de connotations. L’historien n’a pas la possibilité de recourir, comme le chimiste, à des symboles issus d’un consensus entre savants. Mais il faut aussi remarquer que les physiciens, par exemple, ont un problème comparable dès qu’ils s’expriment en langage naturel: un atome est supposé indivisible par son étymologie, mais ils n’arrêtent pas de les disséquer. Enfin, si on suppose un langage suffisamment purifié, il reste une difficulté qui mène à l’anachronisme. C’est ainsi que dans l’étude du servage, Bloch relève que des mots comme « demi libre » en viennent à remplacer l’analyse. De fait, les hommes étaient libres ou ne l’étaient pas: il s’agissait toujours d’une dichotomie et c’est la notion de liberté qui était fluctuante.

Sur ce point, la distinction implicite entre le langage-objet et le métalangage est en défaut chez Marc Bloch. Il n’y a en fait anachronisme que si on prête la notion de « demi libre » au langage-objet et, à supposer que cette notion soit utile dans le métalangage, il serait facile de régler le problème en précisant que ce qu’on appelait « liberté » n’était parfois qu’une demi liberté. En revanche, dès qu’un mot prend une couleur un peu technique, il y a effectivement des risques sérieux qu’il se substitue à l’analyse. L’exemple déjà signalé d' »acculturation » est typique.

La confusion entre les deux niveaux de langage, occasionnelle cher Bloch, est devenue assez générale ces derniers temps, comme en témoigne la fausse querelle sur l’anachronisme. Au départ, comme l’explique Nicole Loraux, il y a une réaction contre la fausse proximité avec le passé, due à la fiction d’un éternel humain qui nous permettrait de comprendre spontanément les Anciens[65]. Cette réaction se manifestait, par exemple chez un helléniste comme Jean-Pierre Vernant, par une tendance à truffer ses textes de mots grecs transcrits. Au lieu de traduire métis par « intelligence rusée » ou peithô par « persuasion », on se mit à utiliser le mot grec pour bien montrer que ce n’était pas exactement la même chose. Nicole Loraux plaide au contraire pour l’intérêt des similitudes en prenant l’exemple de l’amnistie. Qu’il s’agisse de celle d’anciens collaborateurs français des nazis ou celle qui a suivi en 403 avant J.-C. la chute du régime oligarchique des Trente à Athènes, il s’agit au fond de la même chose, du choix de la paix civile plutôt que du châtiment des crimes. Ces réflexions débouchent sur un éloge de l’anachronisme.

Notons d’abord que le choix entre peithô et « persuasion » n’est guère qu’un problème de rhétorique, une fois explicitées les différences éventuelles entre la conception grecque du phénomène et la nôtre. Il n’en va pas toujours de même. Il paraît difficile de se satisfaire du mot « amour » pour parler de l’éros ou de l’agapè, car le Moyen Age a réuni les deux notions, tant celle d’amour charnel que celle d’amour du prochain ou de Dieu, et nous a transmis l’équivoque. Avec l’exemple de l’amnistie, Nicole Loraux soulève un vrai problème. Y a-t-il dans ce cas une différence essentielle entre le comportement des Grecs et le nôtre? Bien sûr, l’histoire ne se répète pas à l’identique, mais les différences de comportement dans un tel cas pourraient bien n’être qu’accidentelles. Après avoir vénéré l’éternel humain, les historiens ne sont-ils pas devenus dévots du changement perpétuel ? Il est inutile de trancher sur le problème de l’amnistie pour en arriver à une conclusion sûre. Ou bien des différences significatives existent entre le phénomène passé et celui d’aujourd’hui, auquel cas la confusion des deux est anachronique et condamnable; ou bien il n’y en a pas et ce sont alors les distinctions inutiles qui constituent l’anachronisme. Lorsque Lucien Febvre prétendait que le sens de la vue était moins développé au XVIe siècle qu’il ne l’est aujourd’hui, c’est lui qui commettait ce qu’il appelait « le péché des péchés entre tous irrémissible: l’anachronisme »[66].

Nicole Loraux n’est pas seule à partir d’une conception malheureuse de l’anachronisme, léguée par des historiens de la génération précédente, pour qualifier d’anachronisme ce qui ne l’est pas. Georges Didi-Huberman, dont il ne serait pas question ici s’il n’arrivait que des historiens le prennent au sérieux, part de l’évidence que l’œuvre continue à vivre loin de son contexte originel et change de sens en changeant de contexte[67]. Dans ces conditions, l’anachronisme serait inévitable et constituerait même la condition d’existence d’un discours sur l’image ou sur l’art. L’œuvre vivrait dans l’achronie. Ici encore, on est épouvanté par les confusions de quelqu’un qui passe pour philosophe. Sa notion d’anachronisme mêle en effet au moins trois problèmes différents:

  1. Il est absurde de parler d’anachronisme lorsqu’un œuvre s’inspire de celles d’un passé même lointain. Il n’y a rien d’anachronique dans l’imitation de l’Antiquité au Moyen Age ou à l’époque moderne, car l’anachronisme est, jusqu’à nouvel ordre, une erreur relative au passé. Il y a par exemple anachronisme lorsqu’on croit une œuvre inspirée par une autre qui lui est postérieure, ce qui arrive souvent lorsque la chronologie est mal assurée. Autant dire qu’il y a un ordre implacable du temps dans lequel les œuvres s’inscrivent, mais il est plus difficile de dater les œuvres que de disserter sur l’achronie.
  2. Il n’y a rien d’anachronique dans les décalages culturels ou techniques. Il faut bien que les innovations prennent un certain temps et tous les ménages du XXe siècle n’ont pas bénéficié de la machine à laver en même temps.
  3. Lorsque les étranges zones colorées que Fra Angelico dispose dans ses retables rappellent Jackson Pollock à Didi-Huberman, il n’y a pas plus d’anachronisme que dans n’importe quelle association d’idées plus ou moins farfelue. L’anachronisme commence lorsqu’il interprète ce que dit Denys l’Aréopagite des images dissemblables comme une incitation à pratiquer l’art abstrait[68]. Il suffisait de lire cet auteur avec un minimum de sérieux pour s’apercevoir qu’il parlait d’images figuratives, de sorte que son influence sur l’art encourageait la figuration du divin. On peut qualifier d’image dissemblable le taureau ailé qui sert de symbole à saint Luc, en aucun cas un jeu de tâches colorées.

« Anachronisme » est un mot du métalangage de l’historien. Le Trésor de la langue française le fait remonter à Gabriel Naudé qui est précisément un historien, en tout cas un érudit, et le définit comme le fait de placer un fait, un usage ou un personnage dans une époque autre que la sienne. Il mentionne aussi un usage du mot par extension au XXe siècle, celui d’un décalage culturel ou technique. Mais la confusion du sens originel et du sens dérivé est le meilleur moyen de rendre le métalangage inopérant. Les podologues ne soignent pas les pieds des tables.


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La logique de l’historien

L’historien est loin de toujours disposer de données formalisables en termes mathématiques, comme le langage des probabilités, et plus rarement encore en termes logiques, en dehors précisément de l’histoire de la logique. Mais cela ne met pas l’historien à l’abri des problèmes logiques et il en rencontre parfois de très ardus, le plus souvent sans les voir.

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Le rejet de l’implicite

C’est souvent dans l’implicite que se cachent les problèmes, principalement dans l’absence de définitions claires. On sait bien que l’historien ne peut pas définir chaque mot qu’il emploie et, en fait, la plupart des imprécisions sont sans conséquences. Pour dire que Philippe Auguste a gagné la bataille de Bouvines, il n’y a pas besoin de fixer le champ de bataille sur une carte. Au contraire, l’abondance de précisions non pertinentes est une faute qui dilue le raisonnement lorsqu’il y en a un. Le problème, nous l’avons vu, est d’abord celui des notions mal définies qui se substituent à l’analyse ou la polluent, comme « croyance » ou « mentalité ». Contentons-nous ici de l’exemple simple d' »apotropaïque », assez à la mode aujourd’hui avec sa coloration anthropologique. Il suffit d’ouvrir un dictionnaire pour s’apercevoir qu’on ne sait pas très bien de quoi on parle. Selon le Larousse, cela « se dit d’un objet, d’une formule servant à détourner vers quelqu’un d’autre les influences maléfiques ». Le Robert a mis le temps à accepter le mot et le définit simplement comme « ce qui conjure le mauvais sort ». Enfin Wikipedia fait plus ou moins la synthèse: « ce qui conjure le mauvais sort, vise à détourner les influences maléfiques ».

Les deux premières définitions peuvent être utilisables si on se tient à l’une ou à l’autre. La première inclut des images effrayantes comme les têtes de Gorgones, obscènes comme le phallus, ou encore celles d’un objet de supplice comme la croix, lorsqu’on les porte sur soi pour renvoyer le mauvais œil à l’expéditeur. Elle inclut aussi des rituels, comme l’exorcisme par Jésus du possédé de Gérasa dont il chasse les démons dans un troupeau de cochons (pour autant qu’un cochon soit « quelqu’un »). La seconde définition se cantonne au monde particulier de la sorcellerie et ne pourrait s’appliquer au christianisme que lorsqu’il reconnaît l’existence des sorts. Or ce sont plutôt les châtiments que les conjurations qu’il utilise dans ce cas. La troisième définition est totalement inconsistante, car, s’il suffit de « détourner les influences maléfiques » pour être apotropaïque, elle inclut la totalité des systèmes religieux. Malheureusement, elle reflète assez bien l’usage inconséquent des grands mots chez trop d’historiens.

Comme on l’a dit, une autre manière d’éviter de définir est de se référer à l’usage d’un terme tel que l’utilise tel ou tel. En général, l’autorité sollicitée est plus ou moins philosophe. Dans ce cas, il vaudrait mieux répéter la définition du maître à penser, s’il en a réellement donné une, au moins pour montrer qu’on l’a comprise. Mais il y a fort à parier que cela se ferait si la définition était limpide.


L’assertion d’existence

Une description d’objet n’est pas une définition. Elle énonce des propriétés de l’objet, pas forcément toutes celles et rien que celles qui seraient nécessaires pour le définir. Mais une définition est une description d’objet qui obéit en plus à ces deux conditions. Dans la logique aristotélicienne, la définition porte sur des qualités substantielles nécessaires et suffisantes : l’homme, par exemple, se définit comme animal rationnel et mortel, sans qu’il soit opportun d’ajouter qu’il possède des mains et des pieds. Aujourd’hui, nous ne parlons plus guère de substances et d’accidents et nous disons que certains traits sont pertinents et que d’autres ne le sont pas, mais ça revient pratiquement au même. La description d’objet s’utilise plutôt pour identifier des individus. Que Philippe Auguste ait gagné la bataille de Bouvines était en partie accidentel, mais « le vainqueur de Bouvines » suffit, non pas certes à le définir, mais à l’identifier.

L’assertion d’existence se fait à partir d’une description d’objet, souvent aussi à partir d’un nom propre lorsqu’il s’agit d’un individu. Elle répond à des questions telles que: « Y a-t-il des habitants sur Mars? » ou « Homère a-t-il existé? ». Mais elle porte aussi sur des événements ou sur les notions de l’historien. « La réforme grégorienne a-t-elle existé? ». En général, on répond oui à condition d’appeler ainsi un phénomène qui commence bien avant Grégoire VII.

L’assertion d’existence est d’autant plus risquée que la description d’objet est plus précise et plus circonstanciée. Prenons un exemple simple : « Y avait-il un comte Roland à l’époque de Charlemagne ? ». La réponse est « oui ». « Était-il le fils naturel de Charlemagne et de sa sœur Gisèle ? ». Il faudrait pour cela que la légende corresponde à la réalité par un hasard exceptionnel. « A-t-il péri en combattant les Sarrazins ? ». Non, mais leurs ennemis, les Navarrais. Pour autant que la Vita Caroli d’Eginhard qui nous renseigne soit crédible – et elle l’est sans doute – cela ne pose pas problème.

La question de l’existence de Roland n’a vraiment de sens que si on parle de la victime des Navarrais ou de celle des Sarrazins. Mais il est des cas où la confusion est soigneusement entretenue, en général lorsqu’il y a un gros enjeu idéologique. Le plus caricatural est certainement celui de l’existence de Jésus. Lorsque quelqu’un pose la question, il est bon de savoir s’il parle d’un dieu né d’une vierge et ressuscité ou d’un rabbi plus ou moins subversif qui aurait prêché en Palestine au Ier siècle et dont les évangiles nous auraient rapporté quelques maximes. Face à la seconde hypothèse, la réponse la plus sensée est sans doute de remarquer qu’il y en a sans doute eu plus d’un. La confusion n’épargne pas les historiens. C’est ainsi que Henri-Irénée Marrou considère comme aussi aberrant de douter de l’existence de Jésus que de celle de Descartes[69]. Dès lors qu’on ne dit pas de quel Jésus on parle, il ne vaut même plus la peine de comparer la crédibilité des sources. Imaginons néanmoins que Descartes n’ait rien écrit et qu’il ne soit question de lui qu’une vingtaine d’années après la date supposée de sa mort. Tiendrions-nous son existence comme un fait historique incontestable?

Sans atteindre ce niveau d’absurdité, une des naïvetés les plus fréquentes en histoire consiste à postuler des nations sans très bien savoir sur quels critères. Le nationalisme d’il y a un siècle n’a plus bonne presse, mais l’effroi qu’ont suscité ses conséquences ne semble pas avoir produit suffisamment de réflexion sur ces critères. Peut-on appeler « nations » des ensembles de territoires que les rois peuvent échanger à l’occasion de traités? Lorsque la cantatrice américaine Jessye Norman vint à Paris chanter la Marseillaise lors des festivités de 1989, on put l’entendre dire à la radio qu’on fêtait « les deux cents ans de la France ». Il s’agissait bien sûr d’une bourde, mais qui contenait une part involontaire de vérité.

Sans remonter à « nos ancêtres les Gaulois », que signifie une expression comme « la France de Philippe Auguste » ? En étudiant les vitraux de la cathédrale de Chartres, on peut s’apercevoir où mène le présupposé implicite sur lequel elle repose. C’est ainsi qu’un historien (pourtant) anglais, John Buslag, parle du « nationalisme » des chanoines chartrains et fonde son interprétation d’un vitrail (116 dans la numérotation du Corpus vitrearum) sur ce contresens[70]. Il est vrai qu’une part importante des vitraux ont été commandés par la famille royale et son entourage, mais faut-il rappeler que deux des ensembles les plus importants sont dus respectivement à Pierre de Boulogne dit Mauclerc et à Philippe Hurepel, fils plus ou moins légitime de Philippe Auguste, que l’un et l’autre ont participé ensuite à la révolte des barons, et que le premier a été jusqu’à se mettre au service du roi d’Angleterre ? Une conséquence presque comique du présupposé implicite d’un cadre national a été l’impossibilité d’identifier le commanditaire du vitrail signé Colinus de camera regis (114). Il n’y avait en effet aucun Colin parmi les officiers de la chambre des comptes. En fait, le personnage apparaît deux fois dans une autre chambre des comptes, le Grand Échiquier de Normandie à Caen, autrement dit chez Richard Cœur-de-Lion, en 1195 et 1198[71]. Le vitrail datant vraisemblablement de 1220 environ, Colin était encore en vie. Il n’était plus au Grand Échiquier, supprimé après la conquête de la Normandie par Philippe Auguste, et, comme il avait gardé son titre, il s’était vraisemblablement replié à Westminster. On voit bien ce qui empêchait une identification pourtant facile : l’existence supposée d’un cadre national impliquait que le roi non spécifié ne pouvait qu’être le roi de France.


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L’inconsistance dans le langage-objet

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En admettant que l’historien ait purifié son langage, il lui reste une difficulté, car il ne peut pas purifier le langage-objet. Il parle constamment de notions qu’il n’admet pas, comme l’influence des astres, de personnages qui à ses yeux n’existent pas, comme le chien Cerbère qui garde les enfers ou Méduse, décapitée par Persée. Or, du point de vue de la logique formelle, il est impossible de parler de telles choses autrement que pour les nier. Concrètement, la proposition: « Si Cerbère est un chien, alors Méduse est un écureuil » est vraie. Comme l’a montré William Quine dans un article célèbre, il y a une différence essentielle entre nommer et signifier[72]. Le mot « Cerbère » ne nomme (ou, si on préfère : ne dénote) rien du tout, mais signifie. Le problème est alors de savoir ce qu’il signifie et, pour cela, il faudrait pouvoir décrire l’objet. Or, dans un langage formel, on ne peut donner la description d’un objet sans affirmer son existence. Il est donc impossible de montrer que Cerbère qui n’existe pas n’est ni Persée, ni Méduse qui n’existent pas davantage. Tout ce qu’on peut admettre, c’est que l’idée-de-Cerbère est distincte de l’idée-de-Méduse.

Une autre solution, équivalente quant aux résultats, mais modélisant mieux l’approche historique, est de distinguer des univers de discours, comme le font Robert Martin ou Gilles Fauconnier en proposant des formalisations de cette démarche[73]. Elle permet de décrire un univers ou « le chien Cerbère garde les enfers » est vrai et « Méduse est un écureuil » faux, sans pour autant que le métalangage décrivant l’univers réel n’accepte l’existence de l’un ou de l’autre.

On objectera que le rigorisme logique de ces remarques équivaut à l’utilisation d’un fusil pour tuer une mouche, car les historiens se débrouillent très bien avec les fictions sans avoir besoin de la logique formelle, mais les choses sont un peu plus compliquées.

Il faut d’abord remarquer avec Quine que tout système, aussi formalisé qu’il soit, possède des fondements indécidables, ce qu’on a expérimenté à travers les paradoxes de Russell et qui a été prouvé quant aux mathématiques par Gödel, quant à la logique formelle par Tarski. La complétude d’un système est toujours bornée par des axiomes que le système ne peut justifier. Il est donc inacceptable d’opposer notre rationalité à l’irrationalité des systèmes qu’on étudie.

Mieux encore, un système consistant peut contenir des monstres qui valent bien Cerbère, mais doivent être distinguées des passages au-delà du principe de non-contradiction. Partons d’un problème bien connu, le paradoxe du barbier. L’affirmation bien naturelle que les hommes qui ne se rasent pas eux-mêmes se font raser par le barbier est contradictoire, car elle implique à la fois que le barbier se rase lui-même et qu’il ne se rase pas lui-même. Le problème sous-jacent oblige la théorie des ensembles à stipuler que les ensembles ne sont pas une somme d’élément, qu’ils n’appartiennent pas à la même catégorie que les éléments et que le rapport entre ensembles et éléments n’est pas définissable. Cette règle n’a aucun sens intuitif, mais elle rend le système non-contradictoire. On pourrait aussi bien introduire l’existence de Cerbère dans un système, mais pas celle du cercle carré, lequel est intrinsèquement contradictoire. Il est vrai que pour axiomatiser une mythologie, il faudrait contrevenir au principe d’économie des axiomes, car il en faudrait beaucoup. Néanmoins, on peut déduire de tout cela que, même lorsqu’on respecte le principe de non-contradiction, la validité d’un système est toujours relative.

Dans un système formalisé, il n’y a pas de doute possible sur ce qui est contradictoire et ce qui ne l’est pas. Dans le langage naturel, les choses sont plus compliquées et nous avons tendance à parler de contradiction dans des cas où la logique n’est pas en cause. Prétendre que le minotaure a existé défierait les lois de la biologie et non celles de la logique, professer la conception virginale ne contredit que la gynécologie. Le dogme de la transsubstantiation, de la transformation du pain en vrai corps du Christ par les paroles sacramentelles du prêtre, violait en fait la définition aristotélicienne des substances, c’est-à-dire une construction métalogique qui n’a plus beaucoup d’adeptes, mais viole aussi nos conceptions des lois de la nature. Il n’y a guère que le dogme de la Trinité, proclamant à la fois la distinction des personnes divines et l’unicité de Dieu, qui soit contradictoire au même titre que le cercle carré.

Boèce, l’auteur de la Consolation de la philosophie et du principal commentaire de l’Organum aristotélicien, a aussi écrit un De Trinitate moins connu. Il considère Dieu « qui est celui qui est » comme l’unité du multiple. A sa différence, les créatures ne sont pas ce qu’elles sont, car elles sont composées de forme et de matière, le principe d’identité régissant pour sa part le monde spirituel. Il s’agit là d’un platonisme absolument cohérent avec une pensée qui se détourne du monde physique pour s’intéresser aux idéaux, en particulier aux propriétés des nombres, en somme d’une forme radicale de « platonisme mathématique ». Pour Boèce, le Trinité est non-contradictoire et c’est le monde physique qui repose sur une contradiction. Mais est-ce plus fou que de considérer la relation entre un ensemble et ses éléments comme indéfinissable?

De tels cas obligent à se défaire, en abordant des systèmes plus ou moins cohérents et différents des nôtres, de tout ce qui reste du partage entre des mentalités logiques et prélogiques. Il n’y a pas de rationalité absolue et il y a plutôt, derrière les comportements humains, une forme de rationalité à découvrir, ce qui est plus intéressant que de sous-estimer les autres et le passé. Il ne s’agit pas de les réfuter, mais de les comprendre. De ce point de vue, les exemples que nous avons pris et qui appartiennent au domaine qu’on définit approximativement comme religieux se caractérisent par un caractère hyperbolique et une suspension du sens commun qui n’exclut pas un comportement rationnel le reste du temps.

On connaît l’exemple célèbre du sacrifice du concombre chez les Nuer, analysé par Evans-Pritchard[74]. Lorsqu’ils ne peuvent sacrifier un bœuf, les Nuer utilisent un concombre en considérant qu’il s’agit d’un bœuf, ce qui fait évidemment penser à l’eucharistie. Mais, dans la vie courante, ils ne confondent pas plus les concombres et les bœufs que les catholiques le pain et la chair du Christ. Qu’il s’agisse des actes liturgiques ou des mythes et des dogmes qui peuvent les sous-tendre, l’écart avec le sens commun n’est pas dû à une déficience intellectuelle, car il est systématiquement hyperbolique pour exiger une soumission respectueuse de la part de la raison. Le cas du réalisme eucharistique permet de le montrer[75]. Saint Augustin ne croyait pas aux lois de la nature, car la toute-puissance divine faisait ce qu’elle voulait. Pourtant, sa doctrine eucharistique est symbolique, plus proche de celle des calvinistes que du réalisme eucharistique qui triompha entretemps: il comprend la formule évangélique et liturgique « ceci est mon corps » comme « ceci signifie mon corps ». Cette doctrine reste dominante dans le haut Moyen Age, à un moment d’étiage des sciences physiques. Or c’est en 1215, au quatrième concile du Latran, alors que l’idée aristotélicienne d’un monde régit par des lois physiques s’est imposée, que fut proclamé le dogme de la transsubstantiation, faisant définitivement de l’eucharistie un véritable sacrifice avec consommation de la chair et du sang de l’Homme-Dieu. Il s’agit donc de tout sauf de la survivance d’une mentalité primitive. En fait, l’acceptation des lois de la nature oblige la religion à se placer au-dessus d’elles.


Ce parcours des problèmes sémantiques qu’affronte l’histoire s’est ouvert sur la distinction entre la signification intentionnelle et intrinsèque du document et le sens que lui donne l’interprétation que nous en faisons. C’est le refus de cette distinction qui fait de l’histoire une vague herméneutique qui noie son objet dans un bavardage sans fin. Une seconde confusion est celle du langage des documents et du langage de l’historien, du fait qu’ils utilisent souvent les mêmes mots, tantôt avec la même signification, tantôt avec une signification différente. Elle semble assez fréquente, comme en témoigne le flou qui entoure actuellement la notion d’anachronisme, qu’il s’agisse de dénoncer comme anachronique un raisonnement qui ne l’est pas ou de faire l’éloge de l’anachronisme en le croyant constitutif de la réalité historique. En fait, une source d’anachronismes particulièrement fréquente est l’utilisation de notions dont la définition reste implicite, facilitée par le fait que l’historien s’exprime normalement en langage naturel, de sorte qu’il est impossible de s’en débarrasser totalement. On peut tout de même limiter beaucoup cet inconvénient en évitant de conférer l’existence à des objets non définis. Cela dit, les inévitables limites de la consistance du discours historique, comme des autres discours scientifiques, doivent nous prévenir contre une disqualification hâtive des discours que nous étudions dont la validité ne peut, pas plus que celle du nôtre, être absolue. Il reste maintenant à étudier une autre manière de déposséder le passé de sa rationalité en lui retirant cette fois la conscience de ses actes.



L’histoire comme anthropologie

Comme on l’a vu, ce sont des anthropologues qui ont compris les premiers que la notion de mentalité était inconsistante, tandis que les historiens s’en emparaient pour raconter des tissus de balivernes sur la religion des paysans, l’acculturation des « masses » par les « élites » ou la peur en Occident. Les mentalités tendent à passer de mode, même en histoire, mais un autre présupposé permet de retirer aux hommes leur rationalité, celui de l’inconscient. En revanche, il est nettement plus difficile de s’en défaire, car il rend bien compte de quelque chose et il va falloir se demander de quoi.

Le présupposé de l’inconscient

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Que les gens ne sachent pas ce qu’ils font n’est pas une idée neuve. Dans les évangiles, Jésus demande à son Père céleste de pardonner à ses bourreaux pour cette raison (Luc, 23, 34). Les prêtres ne manquent pas de compassion pour les pécheurs qui se damnent en refusant la Vérité et les déniaisés plaignent les bigots maintenus dans l’ignorance par les prêtres.

Un savoir – sacré ou profane – portant sur le monde extérieur, taxe forcément ses adversaires de méconnaissance. Lorsqu’il s’agit de la méconnaissance de soi, cela devient l’inconscience. Si les hommes comprenaient ce qu’ils font, la sociologie ne serait pas très utile. L’un de ses pères fondateur, Emile Durkheim, s’accorde avec Marx pour expliquer la vie sociale « non par la conception que s’en font ceux qui y participent, mais par des causes profondes qui échappent à la conscience »[76].

Ce présupposé culmine dans les sciences humaines des années 1960 par la conjonction du marxisme, de l’économisme, du structuralisme et de la psychanalyse. La tâche du chercheur est alors de découvrir les puissants mécanismes qui gouvernent l’idéologie et le comportement à l’insu des sujets et de leur révéler leur « inconscient ».


Inconscient et habitus

Il n’en reste pas moins que le présupposé de l’inconscient ne va pas de soi pour tout le monde. Les historiens ont longtemps eu tendance à analyser les événements comme les actes intentionnels des rois et des grands de ce monde et ce point de vue reste très présent dans les biographies destinées au grand public. L’économie classique continue à présupposer des acteurs rationnels dont les choix sont déterminés par l’intention de maximiser leurs profits. Ces points de vue ont été souvent critiqués à bon droit, mais la notion d’inconscient présente également des difficultés.

En effet, si les hommes n’étaient pas vraiment conscients de ce qu’ils vivent, comment pourraient-ils progresser? On ne parle pas ici du Progrès avec un grand P qui est une fiction, mais des progrès qui sont bien réels, tout comme les régressions. Autant en effet, une régression peut donner le spectacle d’hommes qui n’ont aucun contrôle sur leur destin, autant un progrès est difficile à imaginer dans cette situation. Le progrès des techniques au cours du Moyen Age répond à des déterminismes bien connus: la fin de l’esclavage, par exemple, a suscité un progrès technique compensant le coût de la main-d’œuvre, avec des innovations comme le collier d’attelage, la charrue et le moulin à eau. Mais ce n’est pas le coût de la main-d’œuvre qui invente et innove. Il faut bien faire intervenir quelque part des stratégies rationnelles, quitte à ce qu’elles visent autre chose que le profit.

En fait, il ne s’agit pas de nier la conscience, en dehors de formulations extravagantes comme celle de Lévi-Strauss lorsqu’il prétend que les sauvages ne pensent pas leurs mythes, que ce sont les mythes qui pensent. Ni Freud ni Marx ne nie l’existence d’une vie consciente et la possibilité de rendre conscient ce qui ne l’est pas. Le principe durkheimien vise la vie sociale, non pas la pensée technologique, voire scientifique. Il peut en effet y avoir de fortes discordances entre les deux, ainsi lorsqu’un savant comme Pasteur « laisse ses convictions au vestiaire » en entrant dans son laboratoire. De ce point de vue, la notion d’habitus que le sociologue Pierre Bourdieu emprunta à la scolastique par l’intermédiaire de l’historien de l’art Erwin Panofsky, est bienvenue, car elle assigne ces manières de penser et de faire à des domaines d’activité:

Les conditionnements associés à une classe particulière de conditions d’existence produisent des habitus, systèmes de dispositions durables et transposables, structures structurées disposées à fonctionner comme structures structurantes, c’est-à-dire en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente de fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre, objectivement « réglées » et « régulières » sans être en rien le produit de l’obéissance à des règles, et, étant tout cela, collectivement orchestrées sans être le produit de l’action organisatrice d’un chef d’orchestre[77].

La notion a l’avantage de pouvoir concerner l’ensemble des pratiques, des plus triviales à la pratique scientifique, mais, telle que la présente Bourdieu, elle entraîne à son tour un problème. Non seulement, son habitus n’est pas conscient, mais il produit la méconnaissance de sa propre existence, assurant ainsi sa pérennité. Aussi résiste-t-il aux informations suggérant d’autres comportements possibles: « … l’habitus tend à assurer sa propre constance et sa propre défense contre le changement à travers la sélection qu’il opère entre les informations nouvelles, en rejetant, en cas d’exposition fortuite ou forcée, les informations capables de mettre en question l’information accumulée et surtout en défavorisant l’exposition à de telles informations »[78].

Il n’y a aucune raison de douter qu’il existe quelque chose comme des habitus, qu’il s’agisse des comportements routiniers ou des préjugés sociaux et qu’on se défend contre leur remise en cause. Mais cet habitus qui se défend lui-même à l’insu de ceux qu’il habite ressemble beaucoup à un deus ex machina destiné à sortir de l’alternative entre l’explication des comportements par la conscience du sujet et l’appel à un déterminisme totalement passif[79].


Les paradoxes de la méconnaissance

Il semble parfois y avoir de la confusion dans les débats sur l’inconscient entre différentes formes de méconnaissance, de limites de la conscience, de non-conscient ou d’inconscient. Il y a d’évidentes ressemblances entre ce que Bourdieu traite plus ou moins d’inconscient dans le fonctionnement de l’habitus et l’inconscient freudien. Dans les deux cas, il s’agit de quelque chose qui agit indépendamment des intentions du sujet et qui refoule ce qui ne lui plaît pas. Mais la notion d’habitus recouvre beaucoup de comportements banals dont la conscience n’a pas beaucoup d’intérêt et qu’il n’y a aucune raison de refouler. J’aurais bien du mal à dire quelle partie exactement de mes plantes de pieds touchent le sol en premier lorsque je marche, mais cela ne relève ni de la psychanalyse, ni de la sociologie et, si je demande à un podologue de me l’apprendre, je n’en tirerai aucun profit tant que je marche sans difficulté. Je sais ce que je fais lorsque je mange chinois avec des baguettes et je peux expliquer à quelqu’un d’autre comment on fait, parce que je l’ai appris adulte, mais j’aurais plus de mal à expliquer précisément à un Chinois ce que je fais lorsque je mange avec un couteau et une fourchette. Une grande partie des habitus d’un individu n’ont aucun besoin de résister à la conscience pour persister, car il n’y a aucune raison d’en changer ou même d’en avoir conscience. Inversement, lorsqu’on a conscience d’un habitus et qu’on aimerait le vaincre, le problème devient banal et rentre dans la catégorie chère aux économistes des choix stratégiques conscients. J’aimerais arrêter de fumer, car ça nuit à la santé, mais le désagrément que cela me causerait est tel que je continue, en espérant mourir un jour d’autre chose.

Le problème de Bourdieu se réduit donc aux habitus méconnus dont la transformation serait une bonne chose: il y en a sans aucun doute plus d’un. Mais est-il vraiment nécessaire de transformer l’habitus en deus ex machina pour expliquer la résistance? Il y a ceci de commun entre la sociologie de Bourdieu et l’économisme le plus classique que l’information nécessaire ici à la conscience de l’habitus, là au choix économique, est pensée comme disponible, comme s’il s’agissait de la ramasser dans la rue. En réalité, s’informer est un gros travail: tout chercheur sait que cela ne consiste pas à faire confiance au dernier qui a parlé. Une information doit être vérifiée et c’est loin d’être toujours facile. Ce ne l’est pas pour le chercheur dont c’est pourtant le métier et à bien plus forte raison pour les autres. En plus, le chercheur est payé pour ça[80], alors qu’un cordonnier qui arrêterait de réparer les chaussures comme il l’a toujours fait pour se familiariser avec une technique prétendue plus efficace risquerait rapidement de perdre son revenu pour un gain aléatoire.

Les comportements routiniers qui relèvent de l’habitus économisent de la réflexion et du temps : je marche sans avoir à réfléchir à chaque pas lorsque le chemin est plat. Un cadre français élevé dans la tradition catholique de droite n’a aucune raison de la mettre en cause, tant que son salaire est élevé, sa femme fidèle, ses enfants bien éduqués et obéissants, ses loisirs somptueux. La reproduction des mêmes conditions d’existence se profilant à la génération suivante, on voit mal pourquoi il se poserait des questions et quelle force inconsciente serait nécessaire pour que l’habitus subsiste. Pour qu’il y ait des raisons de se poser des questions et donc de se fatiguer, il faut une crise, par exemple un burnout, l’infidélité de l’épouse ou encore la révolte des enfants. Dès lors, la vie cesse d’être un long fleuve tranquille.

Si une telle crise se produit, on peut supposer, outre des causes matérielles, une situation psychologique malsaine. Le cadre avait refusé de voir son propre épuisement, son manque d’égard pour son épouse ou son autoritarisme maladroit envers ses enfants. Les aspects névrotiques du système religieux seront peut-être mis en cause. Tant que tout se passe bien, un psychanalyste freudien considérera que la religion n’est dans ce cas qu’une névrose bénigne qui ne mérite pas d’être traitée. Sinon, l’habitus se confond plus ou moins avec l’inconscient freudien et les problèmes que posent l’un et l’autre pourraient bien être les mêmes.


Les paradoxes de l’inconscient

La théorie freudienne de l’inconscient a en effet soulevé des critiques. Que des actes du sujet puisse échapper à sa conscience n’est pas le problème, car c’était quelque chose de généralement admis bien avant Freud. Contemporain de Freud et proche de lui par son milieu, Ludwig Wittgenstein critique le passage de l’adjectif au substantif, de l’idée que quelque chose puisse ne pas être conscient à celle que l’inconscient soit quelque chose et qu’il puisse se comporter comme un agent efficace et rusé. Dès lors, il s’agit de plus que d’une réification, d’une personnification: « Imaginez un langage dans lequel, au lieu de dire ‘Je n’ai trouvé personne dans la pièce’, on dirait ‘J’ai trouvé M. Personne dans la pièce’ »[81].

Une autre critique, déjà présente chez Wittgenstein, consiste à se demander s’il y un sens à parler d’un contenu inconscient. Il y en a en tout cas un lorsqu’une personne fait un lapsus sans s’en rendre compte: elle n’est pas consciente de ce qu’elle a dit. En outre, n’importe qui, lorsqu’il ne dort pas seul, a pu remarquer que la personne auprès de lui s’agitait et parlait même dans son sommeil, mais souvent, ne se souvenait de rien au réveil. Il doit bien y avoir alors un scénario qui échappe à la conscience. Mais cela ne signifie pas nécessairement qu’il y a, dans le récit d’un rêve par exemple, un contenu latent sous le contenu manifeste. Et, lorsque l’interprétation d’un rêve est considérée comme la découverte de cet autre message, il pourrait bien y avoir un contresens.

Prenons un cas simple qu’on rencontre assez facilement. Une personne ayant eu une éducation puritaine a besoin pour éprouver la satisfaction sexuelle de s’imaginer contrainte, voire violée. Il s’agit d’une histoire qu’elle se met dans la tête au moment de l’acte, mais qui n’implique pas une accusation de viol, car elle sait qu’elle laisse aller son imagination. Il est bien probable que le fantasme de viol lui permette de mettre en veilleuse ses scrupules moraux en apaisant son sentiment de culpabilité. Cela peut aussi faire l’objet d’un rêve, mais, dans un cas comme dans l’autre, il n’y a aucune raison de parler d’un contenu latent. L’interprétation correcte n’est pas la découverte d’un message sous-jacent selon lequel la personne commettrait l’acte sexuel de son plein gré, lequel est inexistant dans le rêve et n’a pas à être recherché dans la situation réelle où le consentement est évident. Il s’agit simplement d’expliquer pourquoi le fantasme est tel qu’il est.

Les Ecrits de Jacques Lacan sont pleins de calembours qui se substituent au raisonnement, mais ils contiennent une forte intuition : le supposé contenu inconscient n’est pas enfoui dans les profondeurs de l’âme humaine comme des vestiges archéologiques, mais se situe plutôt, bien visible, au ras du langage, de sa rhétorique et même parfois des calembours. Il n’appartient pas à l’historien de juger sa conception de l’analyse et ses effets thérapeutiques, mais elle peut lui inspirer une bonne manière d’aborder les symbolismes en se détournant d’une impasse. Freud est loin, en effet, d’avoir donné un exemple à suivre dans son essai sur un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci. Il voyait dans la Sainte Anne un contenu caché : le contour des personnages dessinerait secrètement la silhouette d’un vautour qui témoignerait d’un traumatisme survenu durant l’enfance. Il s’agit là typiquement du genre de trouvailles qu’on ne peut ni confirmer, ni réfuter, et qui n’a donc aucun intérêt. Freud est mieux inspiré en analysant le Moïse de Michel-Ange, lorsqu’il commente l’instabilité des tables de la Loi sous son bras gauche. Sont-elles sur le point de lui échapper et de tomber à terre ? On peut en discuter, mais la question se pose réellement, car il n’aurait vraiment pas été compliqué pour l’artiste de poser les tables bien à plat et non pas en équilibre instable sur un angle. En plus, la chute des tables de la Loi existe dans la tradition iconographique. La statue de la Synagogue les laisse en effet échapper à la cathédrale de Strasbourg et de manière encore plus incontestable à la cathédrale de Bamberg. Autant le vautour de la Sainte Anne aurait été un contenu caché, autant l’instabilité des tables de la Loi est manifeste.

Que le pain et le vin eucharistiques soient le corps et le sang du Christ n’est pas un secret bien caché, mais le contenu littéral des paroles évangéliques reprises par le prêtre lors de la consécration. Les nombreuses images médiévales de la crucifixion où l’Église recueille le sang du Crucifié qui jaillit de la plaie du côté pour le donner à boire au fidèle ne sont pas moins explicites. Que le jardin clos, fréquent dans l’iconographie de la fin du Moyen Age, représente l’utérus de la Vierge Marie, clos par la virginité, est affirmé dans les commentaires mariaux du Cantique des cantiques, déjà chez saint Ambroise, car il est écrit « Tu es un jardin clos, ma sœur, mon épouse, une fontaine scellée » (Cantique 4, 12). Il n’y a pas besoin de faire appel à la psychanalyse pour découvrir le symbolisme anthropophagique ou sexuel dans le système religieux. Si un dévot vous demande où vous avez trouvé tout ça, vous pouvez répondre que c’est explicite : les chrétiens mangent leur dieu et les mystiques lui sucent la plaie du côté. Mais l’expérience montre qu’il ne sera pas forcément convaincu.

Qu’on me permette de rapporter ici un souvenir personnel. Faisant il y a quelques décennies une conférence, je montrais que, dans l’iconographie de la fin du Moyen Age, les peintres donnaient très fréquemment au Crucifié un périzonium transparent révélant l’absence de sexe. On aurait pu y voir une forme de pudeur, mais la solution pudique consiste en réalité à rendre le périzonium opaque, comme on le faisait avant 1300 et comme on le fait à nouveau depuis 1430 environ. Quelques temps plus tard, je rencontre l’épouse d’un collègue qui me raconte qu’elle s’était rendue depuis au Musée des Beaux-Arts de la ville et y avait vu un nombre appréciable d’exemples, mais se plaignait que ma conférence avait fait travailler son imagination et laissait entendre qu’il s’agissait d’une illusion !

Comment expliquer cette attitude ? Il peut tout simplement s’agir du refus de dire qu’on est passé des centaines de fois devant quelque chose sans l’apercevoir. Il peut aussi s’agir d’éviter une complication intellectuelle. Nous avons une certaine idée du christianisme médiéval. Une observation qui la contredit devrait nous obliger à mettre en doute ce que nous croyions savoir. La tentation est alors très grande de refuser l’observation, car c’est du travail en moins. Mais il peut y avoir plus : concevoir la religion comme un domaine éthéré où ne peut entrer aucune représentation liée à la sexualité, pour ne rien dire du cannibalisme, et ne pas vouloir souiller ce havre de paix par des pensées impures.

Quelle que soit la bonne solution, il apparaît que la reconnaissance d’un état de choses perturberait l’économie du sujet et qu’il préfère encore nier l’évidence. De manière infiniment plus grave, le refus d’admettre le réchauffement climatique pour sauver les bénéfices immédiats qu’apporte la destruction de l’environnement est une réaction du même type. En somme, la réalité met le sujet dans une situation dérangeante et, à partir de là, on rencontre tous les phénomènes que Freud a si bien mis en valeur: l’oubli de ce qui dérange, son refoulement par dénégation, sa déformation par déplacement ou condensation dans le retour du refoulé, et ainsi de suite.

Mais en quoi cela obligerait-il à faire état d’un contenu inconscient ? Ne serait-ce pas plutôt les mécanismes de défense qui ne sont pas conscients ? L’idée de contenu inconscient n’est peut-être rien d’autre que la contrepartie de la notion indistincte de Deutung dans laquelle l’herméneutique confond lecture et interprétation d’un discours. Lorsqu’un discours névrotique cache quelque chose, il ne nous adresse pas deux messages dont l’un serait caché dans l’autre. Le contenu de ce discours est manifeste, mais il reste à comprendre pourquoi son auteur dit cela plutôt qu’autre chose. Autant la comparaison entre les mécanismes du rêve ou du fantasme et ceux du mot d’esprit est intéressante et féconde, autant l’assimilation de l’un à l’autre est une erreur fatale. Le mot d’esprit, lui, est réellement construit à partir d’un discours préexistant et caché qu’il s’agit de deviner. Prenons un exemple chez Freud. Deux associés ont fait faire leurs portraits et offrent une réception pour les inaugurer. Un journaliste présent remarque qu’on aurait dû mettre un crucifix entre les deux. La compréhension du mot d’esprit suppose une déduction : dans une crucifixion, le Christ est entouré de deux larrons. Il y a donc un contenu latent, mais conscient et intentionnel de la part de son auteur, qui est que les deux hommes d’affaire sont des larrons. Ne pas le trouver, c’est ne pas comprendre son message.

Dans le cas d’un processus inconscient, ce qui est déformé n’est pas un message du sujet, mais la réalité à laquelle il est confronté. Il peut s’agir aussi bien d’un stimulus, comme un bruit qui menace le sommeil et qui est réinterprété par le rêve pour permettre de continuer à dormir, que d’une information déplaisante. Cela peut éventuellement être un message, celui qui lui parvient de quelqu’un d’autre et qu’il préfère mal comprendre. Il peut encore s’agir d’une réalité intérieure, car le sujet est rarement dépourvu de contradictions, entre ses désirs et la moralité par exemple. Ce que les chrétiens appellent une pensée impure n’est pas quelque chose qui échappe à la conscience, mais une représentation qu’elle ne peut pas refouler et subit malgré elle. Ce qui est oublié n’est pas quelque chose de caché qui agit en nous ; c’est l’oubli et donc la disparition du message qui porte à conséquence. Enfin, un secret de famille est bien un contenu caché, mais il ne l’est pas à l’intérieur du sujet puisque ce sont les parents qui le cachent. Ce qui perturbe le sujet est alors un malaise à l’intérieur de la famille dont il souffre, mais dont il ne connaît pas l’origine.

Alors, qu’y a-t-il éventuellement d’inconscient ? C’est le processus mis en œuvre par le sujet et cela n’a rien d’anormal. On parle avant d’avoir conscience de le faire, ou sans avoir conscience de le faire, comme dans les rêves. On pratique les formes grammaticales et logiques avant même de savoir qu’elles en sont et il n’y a pas besoin de fonder l’arithmétique pour compter. Les opérations de l’esprit ne sont pas explicites tant qu’elles n’ont pas été explicitées et on n’attend pas de les comprendre pour s’en servir. Comprendre et expliciter sont des travaux qui peuvent être extrêmement difficiles, parfois impossibles à mener à bout, comme de fonder l’arithmétique. Ces opérations sont donc des habitus qui guident notre pratique que nous en ayons conscience ou non. Il n’y a pas besoin de faire intervenir un deus ex machina pour le comprendre.

Parler sans connaître la grammaire expose à des fautes et seule une conscience réflexive de la logique empêche les paralogismes. Les limites de nos connaissances et de notre conscience ne sont évidemment pas la cause de fantasmes, lesquels sont des tentatives pour concilier la réalité et nos désirs, mais elles les rendent plus ou moins crédibles. Dans le rêve, nous les prenons pour la réalité, dans un demi-sommeil ou sous l’effet de psychotropes, la conscience est suffisamment émoussée pour leur donner libre cours. Dans la vie courante éveillée, nous évaluons normalement la probabilité d’un événement de manière approximative, mais généralement suffisante, de sorte, comme on l’a déjà dit, qu’on ne prend pas son parapluie pour sortir par beau temps. Mais il y a des exceptions, comme l’excès de précaution caractéristique de la névrose obsessionnelle, et là aussi, le fantasme l’emporte. Et nous avons remarqué que l’envie de justifier son hypothèse à tout prix conduit trop souvent un chercheur à défier le bon sens.

Faire un rêve ou un mot d’esprit sont deux activités radicalement différentes du sujet, puisqu’il manipule consciemment un contenu pour le rendre latent en faisant un mot d’esprit, tandis qu’il déforme la réalité dans le rêve. Mais ce qui justifie leur comparaison est l’identité des processus mis en œuvre, comme le déplacement ou la condensation. A première vue, cette remarque paraît contradictoire avec ce qui vient d’être dit : s’il y a déplacement ou condensation, cela suppose un contenu déplacé ou condensé, car déplacer ou condenser du réel relèverait de la magie. L’assimilation par Lacan de l’inconscient à un langage et, sous l’influence du linguiste Roman Jakobson, du déplacement à la métonymie et de la condensation à la métaphore ne peut que rendre l’objection plus vigoureuse.

Prenons le cas d’une métaphore. Lorsque je traite quelqu’un de vipère, je n’entends pas qu’il s’agit d’un reptile, mais qu’il est tout aussi dangereux par sa perfidie. Mon interlocuteur n’a pas à proprement parler un travail d’interprétation à faire, à moins d’être idiot (ou belge si on en croit les blagues). En revanche, si je rêve que cette personne est une vipère, ma réaction n’est pas de me protéger, par exemple, contre ses calomnies, mais de chercher un gros caillou pour l’écraser. Il n’y a pas un contenu latent qui serait sa perfidie, mais une transformation fantasmatique du réel dans un état d’inconscience. Le réel est bien condensé et déplacé, mais seulement dans le fantasme. Cela n’empêche pas le langage d’y être pour quelque chose. Il est en effet probable que si le cobra y servait de métaphore à une personne perfide, le rêve concernerait un cobra. En somme, la rhétorique, le mot d’esprit et le rêve sont des activités bien distinctes, mais elles s’apparentent par les procédés mis en œuvre, car ces procédés régissent tous les univers symboliques.

Le point de départ de cette réflexion était la fragilité de la notion d’inconscient qui rend bien compte de quelque chose, mais pas de manière satisfaisante, car elle suppose un contenu latent lorsqu’il n’y en pas, comme l’avait parfaitement vu Wittgenstein. Il y a pourtant bien quelque chose qui échappe souvent à la conscience ou plus simplement à la connaissance, ce sont les processus que nous mettons en œuvre pour saisir la réalité ou pour ne pas la voir. Les univers symboliques reposent sur ces processus.


Les univers symboliques

On ne peut comprendre un univers symbolique sans étudier la rhétorique, explicite ou pas, qui lui donne sens. Plaquer sur lui une herméneutique passe-partout n’entraîne que des contresens, tandis que sa rhétorique propre engendre un symbolisme plus ou moins intentionnel. Pour prendre l’exemple dans un domaine qui m’est familier, l’image médiévale recourt constamment à un procédé que j’ai désigné comme le littéralisme[82]. Cela consiste à représenter un objet ou une notion par le référent du mot pris au sens littéral, voire étymologique. C’est ainsi que le sein (au sens de ventre ou d’utérus) se désigne par le latin sinus, originellement la courbe du vêtement sur le ventre. Aussi, pour figurer la métaphore biblique du Sein d’Abraham qui abrite les âmes des justes, les peintres représentent-ils le patriarche tenant devant lui un drap formant une courbe dans lequel les âmes sont représentées comme de petits enfants nus, parce que la mort est une seconde naissance et qu’elles ne sont plus « vêtues » de chair. Un mourant est censé « expirer », de sorte que son âme, ainsi représentée, sort par sa bouche. Le siège (sedes) d’une institution peut se représenter comme un trône à baldaquin, couronné de formes architecturales évoquant une ville, une église ou un château, ainsi celui sur lequel trône la Vierge Marie, elle-même symbole de l’Église. Et ainsi de suite.

Les procédés symboliques sont probablement universels, mais ce n’est le cas ni de la valeur, ni des fonctions qu’on leur attribue. Ils peuvent être censés manifester un savoir prophétique. La ressemblance entre le mot virgo (« vierge ») et virga (« branche ») est au XIIe siècle à l’origine du thème iconographique de l’arbre de Jessé, un arbre qui sort du bas-ventre du patriarche endormi et représente sa descendance, jusqu’à la Vierge à l’Enfant, ce qui montre que la prophétie d’Isaïe, « une branche sortira de la racine de Jessé… » (Isaïe 11, 1) s’applique à l’Incarnation. Le mot virga a déjà pris le sens anatomique au Moyen Age et le calembour visuel substituant l’arbre au sexe du patriarche est transparent. Mais Apollinaire a écrit un roman érotique, Les onze mille verges, où le jeu de mot utilisant le sens anatomique de « verge » permet une allusion bouffonne aux onze mille vierges qui auraient connu le martyre à Cologne. Il va de soi que la similitude des procédés ne rend pas l’iconographie de l’arbre de Jessé blasphématoire et ne fait pas du roman une méditation théologique.

Les univers symboliques n’obéissent pas aux lois de la raison. Les analogies y jouent un rôle majeur, conduisant à des contradictions: A est B, B est C, mais A n’est pas C. Il s’agit souvent d’identifier le propre au figuré et inversement, ce qui rend la contradiction inévitable. Les littéralismes donnés plus haut en exemples ne permettent pas la consistance. La nudité représente ici la perte du corps, mais dans d’autres contextes la perte ou le dépouillement des biens de ce monde (« suivre nu le Christ nu »), parfois la perte de la raison, ainsi dans certaines représentations de l’insensé du psaume 52. Lorsqu’il s’agit d’Adam et d’Eve au paradis, elle ne possède aucune de ces valeurs: en l’absence de travail, les vêtements n’étaient pas encore inventés. Cela n’est pas propre aux systèmes iconographiques. Le pain eucharistique est le corps du Christ et la communauté des chrétiens l’est aussi, mais il ne s’ensuit pas que le pain eucharistique soit la communauté des chrétiens. Bien entendu, le mot « est » peut être pris dans un sens plus ou moins symbolique. Il suffit de penser aux discussions sur la nature de l’eucharistie à propos de la parole du Christ: « Ceci est mon corps ». Mais, si on ne comprend pas « est » dans un sens un petit peu plus que symbolique, on sort du système religieux.

Les analogies comprennent les homologies. En gros, le système social sert de modèle à la représentation des dieux, ce qui contribue à la rendre crédible, et, en retour, le modèle divin légitime le système social. Pour en rester au Moyen Age chrétien, Dieu et les saints forment une cour céleste. Comme il se doit, ces courtisans sont le plus souvent de très haute naissance. On adresse ses suppliques au Seigneur par l’intermédiaire des saints qui servent volontiers d’intercesseurs lorsqu’ils reçoivent suffisamment d’offrandes. Dit autrement, c’est le système du piston et des pots-de-vin. Parmi les saints, Notre Dame est celle qui a le plus facilement l’oreille du Seigneur qui l’aime et ne peut rien lui refuser. Les fidèles du Seigneur auront la récompense suprême, accéder à la cour et le voir face à face, alors qu’il leur a été inaccessible de leur vivant.

Pour opérer, le système répond à des désirs, à commencer par celui d’une vie heureuse et sans fin à la cour. Il est érotisé au cours du Moyen Age: Marie devient la plus belle des dames et reste toujours jeune. Les images donnent à la plupart des saints des tenues somptueuses, symboles de la gloire qu’ils ont acquise, en légitimant indirectement le luxe aristocratique. S’agit-il là de quelque chose dont les contemporains ne pouvaient pas se rendre compte? Il suffit de lire des auteurs hussites pour s’apercevoir que c’est justement ce qu’ils dénoncent[83].

Autre caractéristique fréquente des univers symboliques: leurs utilisateurs interdisent ou esquivent les questions qui mettraient en cause leur légitimité. Ils comportent donc un non-dit. S’il est affirmé que A est B et que B est C, le rapport entre A et C n’est ni affirmé, ni nié, mais tu. Ou bien on n’y a pas pensé, ou bien on préfère ne pas y penser.

Mais il n’est pas impossible d’y penser, car les adversaires du système ou ceux d’une partie du système le font. C’est évidemment le cas des hérétiques, plus exactement de ceux qui sont déclarés hérétiques parce qu’ils le font, comme les cathares qui opposent la pauvreté évangélique au mode de vie du clergé. Lorsque la doctrine change, le respect de la Tradition peut finir par devenir hérétique. Le développement du réalisme eucharistique, de la doctrine selon laquelle le pain consacré est (au sens le plus fort du mot) le corps du Christ en donne un bon exemple. Une majorité de théologiens a fini par l’accepter aux XIe et XIIe siècles, mais ceux qui défendaient l’ancienne doctrine ont posé les questions qu’il implique pour en prouver l’incohérence. Ils ont donc demandé si une souris ayant mangé une hostie consacrée en était sanctifiée, ce qu’il arrivait au corps du Christ dans le cadavre d’un pendu ou tout simplement si ce corps finissait dans les latrines des chrétiens. Mais la mise en cause de cette évolution doctrinale est devenue hérétique. Les catholiques ont conservé la doctrine réaliste et ne se sont plus guère posé ce genre de questions après le Moyen Age. Pour les éviter, on ne dit plus qu’on mange le corps du Christ, mais qu’on le reçoit.

Il est aussi possible dans certains cas de poser des questions gênantes sans se faire exclure. Au début du XIIe siècle, l’abbé Guibert de Nogent s’est attaqué aux reliques douteuses avec une verve comparable à celle des Réformés du XVIe siècle, demandant, par exemple, si saint Jean Baptiste était bicéphale, puisqu’on conservait sa tête aussi bien à Saint-Jean d’Angély qu’à Constantinople, ou remarquant que la Vierge Marie était juive et qu’une mère juive ne conserverait pas un dent de lait de son fils[84]. La doctrine hylémorphique de Thomas d’Aquin est incompatible avec le culte des reliques et on le lui a beaucoup reproché, mais il a finalement échappé au sort des hérétiques et est même devenu un saint. En outre, la pratique de la dispute quodlibétique, une joute verbale caractéristique de la scolastique, se tournait volontiers vers les sujets scabreux, du genre: faut-il vénérer les vers issus du cadavre d’un saint ?[85] Mais il est plus prudent d’éviter ces questions.

L’euphémisme est en effet fréquent dans le système religieux, précisément pour détourner les esprits des déductions gênantes. Il repose sur le respect qui interdit d’utiliser le même mot pour la même chose selon qu’elle est profane ou sacrée. « Enterrer un cadavre » se dit « inhumer une dépouille mortelle » dans le langage des faire-part; on ne dit pas le cadavre du saint, mais ses reliques corporelles. Cela n’est pas propre au système religieux mais caractérise les idéologies les plus diverses. Parmi les exemples contemporains les plus caricaturaux, les États qu’on appelait jadis les « valets de l’impérialisme » sont souvent devenus la « communauté internationale ». Le métalangage de l’historien peut devenir précieux pour mettre de l’ordre, non pas en faisant de « cadavre » le contenu latent de « dépouille mortelle », puisque ces mots sont synonymes, mais en appelant un chat un chat.

Inversement, il arrive aussi que ce soient les plus engagés dans l’univers symbolique qui l’utilisent de la manière la plus transparente. On l’a dit pour la signification sexuelle du jardin clos. Les commentaires du Cantique des cantiques qui l’expriment ouvertement sont produits à l’intérieur du milieu monastique, car c’est là que la spiritualité offre un érotisme de substitution. Il y a encore une catégorie de textes qui pousse l’univers symbolique dans ses implications les plus gênantes, les œuvres comiques. Si on hésite à constater l’intention de représenter les crucifix asexués, il suffit de lire les fabliaux et autres nouvelles qui leur sont consacrés, comme Le prêtre crucifié[86]. Un prêtre libidineux est surpris par un sculpteur auprès de sa femme et va se cacher dans l’atelier où il se tient immobile les bras en croix, afin d’être pris pour un crucifix. Le sculpteur l’aperçoit, se dit qu’il devait être saoul pour avoir donné un sexe au Crucifié et châtre le prêtre. Les choses sont claires à défaut d’être expliquées et, pour trouver l’explication, il faut encore prendre en considération les textes théologiques qui, depuis saint Augustin, retirent au Christ la puissance d’engendrer[87].

Il y avait en fait une difficulté: le fabliau du Prêtre crucifié, qui pourrait être le plus ancien sur le thème, ne porte pas de date, mais sa langue fait supposer le début du XIIIe siècle, alors que les crucifix asexués n’apparaissent pas avant la fin du siècle. La solution était donc dans la théologie qui donnait déjà son sens au fabliau, avant de permettre et de justifier le motif iconographique.

Les exemples que nous avons donnés pour caractériser les systèmes symboliques vont de simples manières de parler ou de peindre, en somme du langage imagé, à des dogmes religieux dont le refus pouvait être criminel, ce qui peut donner l’impression de tout mélanger. Mais il suffit de constater que l’interprétation littérale des formules eucharistiques, « Ceci est mon corps », « ceci est mon sang », n’a pas toujours été un dogme et n’est guère plus qu’une manière de parler dans le protestantisme le plus sécularisé. Bien sûr, toutes les religions n’ont pas mis en place une dogmatique élaborée et il s’agit plutôt d’un trait caractéristique du christianisme, mais il est évident qu’il y a aussi des choses à ne pas dire dans les autres religions.

Plutôt que de considérer comme une absurdité l’ambivalence du symbolique, il faut remarquer qu’elle donne du jeu au système religieux et permet de le faire évoluer. Prenons l’exemple des conceptions du diable chez les chrétiens. Cela varie d’une entité psychologique à une présence physiquement constatable. Pour les hommes d’Église carolingiens, le diable, c’est l’erreur, la superstition voire la bêtise. A partir du XVe siècle, lorsque la répression de la sorcellerie se met en place, il commence à laisser des traces. Jeanne d’Arc prisonnière avait été accusée de sorcellerie. Aussi appela-t-on un médecin pour vérifier sa virginité. Lorsqu’il l’eut confirmée, l’accusation de sorcellerie fut retirée et on se contenta de l’hérésie, qui la conduisit aussi facilement au bûcher. Tout cela parce que désormais, les démonologues associent au pacte le coït avec le diable qui laisse forcément des traces. S’agit-il d’un changement de mentalité ? Pas du tout, car au temps de la chasse aux sorcières, les partisans de l’ancienne doctrine sont restés nombreux et, toujours aujourd’hui, beaucoup de bons chrétiens ne croient pas à l’action physique du diable et considèrent la persécution de la sorcellerie comme un crime.


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La rationalité dans l’histoire

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Dans les pages qui précèdent, nous avons souvent mis sur le même plan la rationalité du passé et la nôtre, montrant que les raisonnements des uns n’étaient pas plus paradoxaux que ceux des autres. Le lecteur nous accusera peut-être de « fixisme » en trouvant dans cette attitude une négation du changement historique. Après avoir lu avec enthousiasme dans notre jeunesse les travaux de Lévi-Strauss, de Foucault et de tant d’autres, nous serions revenus à une conception antérieure de l’histoire, celle d’un ‘ »éternel humain » invariable.

La critique de l’histoire évolutionniste de la rationalité, nous l’avons faite et il ne reste qu’à la résumer. Le point de départ est la confrontation de Lévy-Bruhl avec les « sociétés inférieures ». Pour lui, la rationalité occidentale est là depuis Aristote et il n’y a donc pas à en faire l’histoire. En revanche, elle nous distingue clairement de ces sociétés qui ne connaissent pas le principe d’identité. Le problème devient historique avec l’histoire des mentalités qui projette sur nous-mêmes l’opposition entre la pensée primitive qui aurait été la nôtre et la rationalité que nous aurions progressivement acquise. Le changement de paradigme se durcit encore dans le structuralisme qui tend à enfermer chaque société dans une synchronie autarcique. Du coup, la présente d’héritages du passé, non pas des prétendues survivances primitives qui ont été suffisamment dénoncées, mais d’œuvres de la pensée et de l’art transmises avec respect, devient l’anachronisme chez des historiens qui ne comprennent même plus ce que le mot veut dire. Il est donc temps de poser clairement la question: la rationalité, a-t-elle une histoire?

Constatons d’abord que le problème est généralement conçu comme global. La rationalité serait une, présente ici dans tous les comportements et totalement absente là. Or nous avons vu assez d’exemples de rationalité partielle, tant dans le passé que dans le présent pour considérer ce point de vue comme erroné. Qu’on pense par exemple à l’attitude des catholiques et des Nuer d’une part dans la vie courante et d’autre part dans le contexte sacrificiel où le pain se fait chair et le concombre bœuf. Souvent, ce sont les présupposés du raisonnement que nous jugeons faux chez les théologiens scolastiques, alors que sa conduite est d’une logique implacable.

Le problème se simplifie dès qu’on se demande de quel domaine on parle. En matière scientifique, les changements sont colossaux. Pensons simplement à l’arithmétique. L’Antiquité et le Moyen Age possédaient un système de chiffres peu maniables jusqu’à l’introduction des chiffres arabes. Le zéro n’existait pas. Il était compliqué de faire une soustraction en chiffres romains et la division ne pouvait être correcte faute de prise en considération des nombres irrationnels. Le développement des langages formels, à commencer par l’algèbre (encore un apport arabe), a multiplié les possibilités du calcul. De découvertes en découvertes, notre univers est devenu déterministe jusqu’à ce que la physique des particules mette le déterminisme en échec.

La transformation de la science en technologie au cours du XXe siècle, à travers un subventionnement utilitariste et une privatisation rampante n’est évidemment pas un progrès, mais il s’agit aussi d’un changement décisif. On voit mal comment une découverte comparable à celle des lois de la relativité serait désormais possible.

En revanche, un progrès incontestable est la liberté d’expression, consacrée en 1789 par la Déclaration des droits de l’homme. Elle est aujourd’hui en net recul dans le monde et même en France où elle est progressivement rognée, avec toutes sortes de bons prétextes. Mais elle a modifié sensiblement la nature des textes, principalement des textes publiés, la manière d’écrire et de lire. Lorsque nous lisons un texte antérieur à sa proclamation, nous nous demandons constamment si nous sommes en face de ce que pense vraiment l’auteur. Les exégètes de Montaigne en sont un bon exemple, car certains en font un athée, d’autres un catholique fervent. Une pensée philosophique et politique révolutionnaire comme celle de Marx n’aurait jamais pu s’exprimer sans la liberté d’expression. Il est même probable qu’elle n’aurait pas pu être conçue.

Il est inutile de continuer à énumérer les changements qui affectent l’exercice de la rationalité et font que nous avons parfois de la peine à la déceler dans les pensées du passé. Mais il faut se demander pourquoi nous pouvons encore admirer des pensées que ces changements nous ont rendues étrangères. La réponse en est dans l’invariabilité des principes logiques essentiels. Une fois compris que les entorses au principe d’identité chez les catholiques et les Nuer ne les affectent pas, que ces entorses n’auraient d’ailleurs aucun sens si ce principe n’existait pas, il faut se demander pourquoi ce principe est universel. Il l’est parce que le langage humain ne pourrait fonctionner sans lui. La dénomination des objets composant le monde doit être assez univoque pour qu’on puisse s’entendre. L’univocité du langage naturelle est certes bien moindre que celle des langages formels. C’est ainsi qu' »appeler un chat un chat » n’a rien de tautologique, puisque le chat qu’on appelle ainsi est le sexe de la femme. L’humour de l’expression vient justement de la transgression d’une règle de langage. Mais lorsqu’on dit « le chat est sur le tapis », il n’y a généralement pas de double sens. Un langage dans lequel « chien » vaudrait pour « chat » et inversement ne pourrait pas fonctionner. Lorsque quelqu’un transgresse le principe d’identité sans faire exprès, on dit qu’il se contredit. La contradiction est une faute de langage.

Le principe d’identité n’est pas seul à être inhérent au langage et universel. Il y a aussi l’usage de catégories. Ces catégories sont hautement variables: c’est ainsi que celles de substance et d’accident, fondamentales dans la logique aristotélicienne, ne le sont plus dans la nôtre. Mais nous utilisons toujours un empilement des désignations comparable à celui des genres et des espèces d’Aristote: les chats (au sens propre du mot) se divisent en chartreux, siamois, maine coon, chats de gouttière, etc. Cela vaut pour la géologie comme pour la vie courante. La copule « est » telle que nous l’utilisons pour dire « le chat est un animal » (sauf emploi métaphorique) n’équivaut pas exactement à la copule « ɛ » du langage formel russellien, mais celle de Stanisław Leśniewski a exactement le même sens dans son langage formel concurrent, preuve qu’elle est formalisable. Cela ne met pas le langage naturel sur le même plan que les langages formels. Contrairement au langage naturel, les langages formels ont l’avantage d’interdire la contradiction. Mais personne n’est obligé de se contredire lorsqu’il utilise le langage naturel. Surtout, le langage naturel peut énoncer une contradiction et dire pourquoi c’en est une. Lui seul permet la critique de l’irrationnel et, quelle que soit la valeur des langages formels, il leur est supérieur de ce point de vue.

On distinguera donc des rationalités, diverses comme les systèmes scientifiques auxquels elles appartiennent, d’un fond commun de rationalité qui est inscrit dans le langage et que, de tout temps, on a appelé la raison. En prenant position sur la sémantique, nous avons distingué la réception d’un message de son interprétation. Lorsque le message et celui qui le reçoit sont compétents, la réception est objective et ne constitue pas une interprétation. En revanche, lorsque nous nous demandons pourquoi ce message plutôt qu’un autre, nous en cherchons non plus la signification, mais le sens s’il en a un, car le considérer avec raison comme l’œuvre d’un insensé est aussi une possibilité. Lorsque l’interprétation du message confirme son bien-fondé, il nous délivre une connaissance, qu’il vienne d’un pays ou d’un passé lointain. Et c’est la raison pour laquelle nous ne sommes prisonniers ni de notre village, ni de la synchronie. La raison rend ainsi possible aux textes de franchir les siècles en gardant leur intelligibilité.



L’éthique de l’historien

En prétendant pouvoir juger de la raison ou de la déraison des textes du passé, nous rejetons la condescendance, voire l’indifférence, de l’histoire des mentalités envers ces textes. Mais alors, nous ne pouvons échapper à une autre tâche qui est celle de juger d’un point de vue éthique.

Il est arrivé plusieurs fois ces dernières décennies que des historiens jouent un rôle d’expert au tribunal, en particulier des spécialistes de la période contemporaine face aux agissements des nazis et de leurs collaborateurs. L’historien de l’architecture des époques antérieures peut aussi être amené à jouer un rôle d’expert, lorsqu’il s’agit de savoir si tel monument mérite d’être classé. Dans les deux cas, on leur demande des renseignements aussi factuels que possible à partir desquelles prendre une décision. Cela pose un problème assez général dans l’expertise.

Il ne s’agit pas ici du problème le plus classique, celui de l’industriel de l’amiante chargé de se prononcer sur ses méfaits ou de l’architecte-bétonneur sur la conservation d’un monument ancien, mais du passage de l’exposé de faits à la formulation d’un jugement. En général, tout se passe comme si la connaissance des faits et du droit rendait ce passage automatique. Du point de vue du droit positif, Maurice Papon et Paul Touvier ont agi conformément aux lois de leur pays au moment des faits, ils sont donc innocents. L’autre point de vue est celui du droit naturel, sur lequel se fonde la notion de crime contre l’humanité. Elle entraîne forcément l’imprescriptibilité de ces crimes, sans quoi même le procès de Nuremberg aurait été impossible, mais il serait difficile de nier que c’est une loi rétroactive qui entraîne non moins mécaniquement la condamnation. J’omets ici bien des aspects du problème de la collaboration (continuité de l’État, obéissance à l’occupant, légitimité de l’État Français, et ainsi de suite) pour ne retenir que l’opposition des deux grandes conceptions du droit.

Dans cette alternative, un troisième terme est absent : les mentalités. Heureusement ! Trop de monde s’est empressé et s’empresse toujours de justifier les crimes de guerre, mais il serait inacceptable d’expliquer le nazisme par une mentalité nazie, à la manière dont l’histoire des mentalités donne aux massacres d’un passé plus lointain l’excuse de la croyance.

Il reste donc le choix entre droit positif et droit naturel. L’historien ne peut pas, à proprement parler, juger le passé selon le droit positif, car il ne s’agirait pas d’un jugement, mais d’un constat : un acte était légal lorsqu’il n’était pas interdit par la loi, illégal sinon. Il peut en revanche juger en termes de droit naturel : il s’agit alors d’un jugement de valeur. Marc Bloch lui demande de renoncer à de tels jugements, tout en admettant que les actes humains peuvent être présentés comme des réussites ou des échecs. Pourtant, l’historien s’expose souvent autant en les présentant ainsi. Y a-t-il une réponse objective à cette autre question dans le cas de la révolution française ? En outre, il est souvent impossible d’éviter les jugements implicites. D’une étude sur Robespierre, il ressortira implicitement qu’il était soit un héros, soit un criminel sanguinaire, éventuellement les deux.

Le jugement de l’historien est très différent de celui du juge. En justice, on peut être présumé coupable, mais il n’y a pas de présumé innocent : si la culpabilité n’est pas établie, on est innocent. L’historien a parfaitement le droit de dire sur de simples indices d’une personne qui vivait autrefois qu’elle était probablement coupable ou innocente, car son jugement n’a aucune conséquence pour cette personne. En définitive, le problème est éthique et non juridique.

Il a deux mauvaises solutions, le relativisme et son contraire : le jugement du passé selon les normes d’aujourd’hui. Le relativisme enferme chaque société dans sa bulle, interdisant aussi bien d’en reconnaître les faiblesses que les accomplissements les plus enviables. Faire de la nôtre la norme interdit de se mettre en question. L’histoire des mentalités réussit même à combiner les deux travers en supposant la rationalité des autres inférieure à la nôtre tout en refusant de la déconsidérer. Selon un présupposé plus ou moins implicite, leur rationalité était encore dans l’enfance et méritait donc l’indulgence des adultes que nous sommes. Mais il est possible d’éviter le dilemme en prenant de la distance par rapport à la société dans lesquelles on vit et rien mieux que l’histoire et l’anthropologie ne peut nous apprendre à le faire. Il en va de même pour les normes esthétiques. Va-t-on juger Michel-Ange à l’aune de Jeff Koons ? Ne serait-ce pas plutôt la connaissance des arts du passé qui conduit à se poser des questions sur l' »art » contemporain ?

Parmi les pionniers d’une approche du passé radicalement opposée à l’apologie du présent, il y a un historien du droit : Ernst Kantorowicz (1895-1963). Prussien de naissance juive, mais d’extrême droite, il comprit l’inconfort de sa position lorsque les nazis vinrent au pouvoir et sut se dégager de ses convictions. Exilé aux États-Unis, il apprit à nouveau à ses dépens qu’il ne s’agissait pas du « pays de la liberté » lorsqu’il fut poussé à la démission de son poste à Berkeley par la « chasse aux sorcières » du maccarthysme, refusant de signer un serment anti-communiste an nom de la liberté d’expression. L’originalité de son œuvre est de faire de l’histoire non pas pour montrer comment nous sommes devenus intelligents, mais pour y chercher les étapes qui mènent au totalitarisme contemporain, en somme comment nous sommes devenus si serviles[88].

Une autre approche, également en rupture totale avec l’histoire condescendante du passé, est bien moins connue: celle de Desmond Paul Henry (1921-2004). Philosophe de formation, il est surtout mentionné comme pionnier du computer art. Son apport à l’histoire de la logique est pourtant capital[89]. Il analyse les problèmes essentiellement sémantiques que discute la scolastique médiévale en se servant d’algèbres logiques, comme celle de Stanisław Leśniewski (1886-1939) et en démontrant leur parfaite actualité. Il parvient surtout à évaluer le degré exact de consistance des systèmes médiévaux et à en situer les apories qui ne sont pas si éloignées des nôtres. Ses recherches ne sont pas à la portée de tous les historiens et c’est dommage, parce qu’elles leur permettraient de réviser quelques a priori sur l’histoire de la rationalité. Si la sémantique des scolastiques n’égale pas la nôtre, c’est largement, comme l’a montré Henry, parce qu’ils ont dû se contenter d’un latin semi-formalisé, là où nous disposons d’une algèbre. Cela dit, nos capacités de calcul logique n’ont dépassé les leurs que depuis Gottlob Frege et leur niveau était misérable entretemps.

Des exemples aussi différents que ceux de Kantorowicz et de Henry illustrent un principe qui guidait leurs travaux, sans y être explicite, le principe de réciprocité. En étudiant l’un des textes juridiques, l’autre des traités logiques, ils se sont visiblement aperçu qu’ils nous interrogeaient sur nous-mêmes autant que nous les interrogions sur leur époque. Ce principe a été longtemps difficile à admettre, du fait de la tendance à considérer les catégories des autres et les nôtres comme irréductibles. Il fallait effectivement en finir, par exemple, avec la fiction de l’homo oeconomicus: anthropologues puis historiens ont compris que les Mélanésiens et les hommes du Moyen Age n’avaient rien à faire de la loi de maximisation du profit et que projeter sur eux les préoccupations du capitaliste idéal était absurde. Mais assez tôt, les esprits les plus lucides se sont demandé si l’homo oeconomicus n’était pas une fiction non moins incapable de rendre compte du monde dans lequel nous vivons. Dès 1949, Georges Bataille considéra le plan Marshall comme une forme de potlatch[90]. C’était assez inexact, mais il y avait cela de juste que nos mœurs n’étaient pas incomparables à celles des sociétés les plus exotiques.

Un exemple plus tardif marque un tournant radical: l’étude de la parenté occidentale. Les systèmes de parenté des « primitifs » ou des « sauvages » passait jusque-là pour une caractéristique de leurs cultures auxquels l’histoire nous avait fait échapper. Claude Lévi-Strauss, auquel ces études doivent beaucoup, a été explicite à ce sujet : il y aurait des sociétés chaudes, douées d’une capacité de changement, qui s’évadent des systèmes de parenté et des sociétés froides qui ne se transforment pas et dans lesquelles ces systèmes sont immuables[91]. Par la suite, il a beaucoup nuancé cette vue simplificatrice, proposant que les sociétés puissent se réchauffer ou se refroidir à travers l’histoire et admettant que cette alternance touchait aussi la société occidentale[92]. Cette nouvelle attitude procédait d’un mouvement plus général, aboutissant à un développement fructueux des travaux sur la parenté occidentale de l’Antiquité à aujourd’hui.

La capacité de nous dépayser jusqu’à la mise en cause de nos propres catégories a été longtemps liée à l’espace, de la découverte de l’Amérique et du « bon sauvage » à l’anthropologie du XXe siècle, mais le filon tend à s’épuiser. En effet, la mondialisation tue l’altérité et transforme en même temps le sentiment d’altérité en haine identitaire de l’autre. Rien ne se ressemble plus qu’un islamiste radical et un chrétien évangéliste, mais ils ne risquent ni de le comprendre, ni de se comprendre. La reconversion de beaucoup d’anthropologues vers l’étude de notre quotidien risque d’affadir la discipline et de la faire tourner en rond. Il revient désormais à l’histoire de reprendre le flambeau en étudiant l’altérité du passé. Autant l’historien a pu la négliger, en prêtant aux rois du passé les préoccupations de ceux de son temps, voire des hommes politiques et des hommes d’affaire qui les ont remplacés, en imaginant la religion médiévale sur le modèle des religions confessionnelles qu’il connaissait, autant il a fini par croire que le passé et le présent n’avaient rien d’autre en commun que de concerner un bipède sans plumes. Face à ces impasses, on parle beaucoup d’anthropologie historique depuis quelques décennies. Ce qu’il reste à faire est de se donner les moyens d’accomplir au mieux ce beau programme, en mettant en question nos propres catégories. Face à la crise écologique dont nous sommes responsables, il est grand temps d’avoir la modestie de le faire.



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  1. Charles-Victor Langlois et Charles Seignobos, Introduction aux études historiques, Paris, 1898, p. 233.
  2. Victor Riquetti de Mirabeau, L’ami des hommes ou traité de la population, Avignon, 1756.
  3. Alain Guerreau, L’avenir d’un passé incertain. Quelle histoire du Moyen Age au XXIe siècle, Paris, 2001, p. 23 et ss.
  4. Friedrich Engels, Der deutsche Bauernkrieg, Hambourg, 1850.
  5. A partir d’Augustin Thierry, Lettres sur l’histoire de France, Ponthieu, 1827, principalement la lettre XVIII, p. 271 et ss.
  6. Mikhaïl Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance, trad. Paris, 1970.
  7. Sylvain Gougenheim, Aristote au Mont Saint-Michel, Paris, 2008. Voir entre autres les réactions de Philippe Büttgen et alii, Les Grecs, les Arabes et nous. Enquête sur l’islamophobie savante, Paris, 2009.
  8. Frédéric Keck, Le problème de la mentalité primitive. Lévy-Bruhl entre philosophie et anthropologie (thèse, Lille III), 2003 (accessible sur Internet).
  9. Lucien Febvre, Le problème de l’incroyance au XVIe siècle. La religion de Rabelais, rééd. Paris, 1968, p. 17.
  10. A partir de 1977. Cf. les articles repris dans: Sainte Anne est une sorcière et autres essais, Genève, 2003.
  11. Febvre, Le problème de l’incroyance, p. 404.
  12. Jean Wirth, « Contre la thèse de l’acculturation », in: Sainte Anne est une sorcière, p. 177-198.
  13. Pierre Chaunu, Le temps des réformes. Histoire religieuse et système de civilisation, Paris, 1975; Jean Delumeau, La peur en Occident, Paris, 1978.
  14. Norbert Elias, La civilisation des mœurs, Paris, 1973 (1ère éd. allemande, 1939).
  15. Hugh Trevor-Roper, The European Witch-Craze of the Sixteenth and Seventeenth Centuries and Other Essays, New York, 1969; Robert Mandrou, Magistrats et sorciers en France au XVIIe siècle, Paris, 1968.
  16. Emmanuel Le Roy Ladurie, Les paysans de Languedoc, Paris, 1966. Nous utilisons la réédition abrégée de 1969, suffisamment longue et répétitive.
  17. Id., p. 355 et s.
  18. Comme le déplore l’ethnologue Mariel J. Brunhes-Delamarre dans son compte rendu du livre (Ethnologie française, n.s., t. 2 (1972), p. 383-385.
  19. Le Roy Ladurie, op. cit., p. 237 et ss.
  20. Jean Wirth, La sorcellerie et sa répression en Europe, Genève, 2023.
  21. Gaston Bachelard, L’activité rationaliste de la physique contemporaine, Paris, 1951, p. 26.
  22. Cette heureuse réaction est particulièrement évidente dans les articles que Jean-Claude Schmitt a réunis sous le titre: Le corps, les rites, les rêves, les temps. Essais d’anthropologie médiévale, Paris, 2001.
  23. Claude Lévi-Strauss, Le cru et le cuit, Paris, 1964, p. 20.
  24. Umberto Eco, La structure absente. Introduction à la recherche sémiotique, trad. Paris, 1972 (1ère éd. italienne, 1968); Nelson Goodman, Langages de l’art. Une approche de la théorie des symboles, trad. Nîmes, 1990 (1ère éd. anglaise, 1968).
  25. Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Paris, 1980, p. 271 et ss.
  26. Hans Robert Jauss, Pour une théorie de la réception, Paris, 1978 (traduction d’une série d’essais).
  27. Voir l’embarras de Jean-Michel Poisson, « Archéologie médiévale et Histoire de la culture matérielle: quarante ans après », Palethnologie [https://journals.openedition.org/palethnologie/285], t. 9 (2017), pour la définir.
  28. François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expérience du temps, Paris, 2003.
  29. Hermann Usener, Kleine Schriften, Leipzig, 1913, p. 429-435.
  30. Heinrich Denifle, Luther und Luthertum in der ersten Entwicklung, Mayence, 1904-1909, 5 vol.; Hartmann Grisar, Martin Luther, sa vie et son œuvre, trad. Paris, 1931.
  31. Yves Congar, L’ecclésiologie du haut Moyen Age, Paris, 1968.
  32. Henri de Lubac, Surnaturel. Etudes historiques, Paris, 1946.
  33. Gender is the range of characteristics pertaining to, and differentiating between, masculinity and femininity. Depending on the context, these characteristics may include biological sex (i.e. the state of being male, female or an intersex variation which may complicate sex assignment), sex-based social structures (including gender roles and other social roles), or gender identity. La définition s’est encore modifiée pour traiter moins allusivement les autres catégories: Most cultures use a gender binary, having two genders (boys/men and girls/women); those who exist outside these groups fall under the umbrella term non-binary or genderqueer. Some societies have specific genders besides « man » and « woman », such as the hijras of South Asia; these are often referred to as third genders (and fourth genders, etc.) (28/03/2021).
  34. La critique et le refus raisonné de l’opposition sex / gender sont parfaitement compatibles avec un féminisme lucide, comme le montre, par exemple l’ouvrage de Marie-Blanche Tahon, Sociologie des rapports de sexe, Ottawa – Rennes, 2003.
  35. La remarque a déjà été faite dans Langlois et Seignobos, op. cit,, p. 201.
  36. On pense entre autres à l’essai confus de Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire. Essai d’épistémologie, Paris, 1971, impeccablement réfuté dans le compte rendu de Claude Dubar, Revue française de sociologie, t. 14 (1973), p. 550-555.
  37. Max Weber, Economie et société. t. 1 Les catégories de la sociologie, Paris, 2007 (1ère éd. allem. 1922).
  38. Jean-Claude Passeron, Le raisonnement sociologique. L’espace non-poppérien du raisonnement naturel, Paris, 1991.
  39. Comme l’a montré Francesco Di Iorio, « L’Espace poppérien du raisonnement historique: trois critiques contre le dualisme méthodologique de Jean-Claude Passeron », Nuova Civiltà delle macchine, t. 25-2 (2007).
  40. Philippe Gréa, « Probabilités et statistiques en psychologie et en linguistique », Texto!, t. 22-2 (2017).
  41. Sur le problème dans le cas de la physique, cf. Hans Reichenbach, « Les fondements logiques du calcul des probabilités », Annales de l’I. H. P., t. 7 (1935), p. 267-348, en particulier p. 271 et ss.
  42. Di Iorio, op. cit.
  43. Certaines de ces critiques sont acceptées dans l’excellent livre d’Alain Sokal et Jean Bricmont, Impostures intellectuelles, Paris, 1997, p. 60 et ss., qui admet finalement le bien-fondé du critère. Le malaise des auteurs tient peut-être au fait que la physique des particules s’en affranchit volontiers.
  44. Lucien Febvre, Combats pour l’histoire, Paris, 1992, p. 116.
  45. Comme l’ont clairement exposé Sokal et Bricmont, op. cit., p. 94 et ss.
  46. Gaston Bachelard, La philosophie du non, Paris, 1966, p. 56.
  47. « Fondations, donations et chronologie des chantiers: le cas des églises d’Auvergne », repris dans: Art et image au Moyen Age, Genève, 2022, p. 375-401.
  48. Jan Van der Meulen, « Recent Literature on the Chronology of Chartres Cathedral », The Art Bulletin, t. 49 (1967), p. 152-172.
  49. « La naissance du concept de croyance (XIIe-XVIIe siècles) », repris dans: Sainte Anne est une sorcière, Genève, 2003, p. 113-176.
  50. La datation de la sculpture médiévale, Genève, 2004, p. 146 et ss.
  51. Les marges à drôleries des manuscrits gothiques (1250-1350), Genève, 2008.
  52. Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien, Paris, 2e éd. 1952, p. 99 et ss.
  53. La sculpture de la cathédrale de Reims et sa place dans l’art du XIIIe siècle, Genève, 2017.
  54. Alain Guerreau, Saint-Philibert de Tournus. La société, les moines, l’abbatiale, Tournus, 2019, p. 14.
  55. Alain Ferdière et alii, « Discordances chronologiques à Tours aux Ier et IIe s. apr. J.-C.: questions posées à l’archéologie et à la dendrochronologie », Archéosciences. Revue d’archéométrie, t. 38 (2014), p. 151-163.
  56. Hervé Morin, « The Lancet annonce le retrait de son étude sur l’hydroxychloroquine », Le Monde, 5 juin 2020. Mais il y a peut-être plus grave. Comme le dit ce journaliste: « Reste désormais à analyser comment Surgisphere, une petite société inconnue il y a quelques semaines encore, aura pu s’associer à des chercheurs de renom… ».
  57. Peter Blickle, Die Revolution von 1525, Munich, 1975.
  58. Arthur Kingsley Porter, Romanesque Sculpture of the Pilgrimage Roads, Boston, 1923, vol. I, p. 3-17. Je dois à Alain Guerreau la connaissance de ces pages.
  59. En particulier La datation de la sculpture médiévale, Genève, 2004 et « Fondations, donations et chronologie des chantiers: le cas des églises d’Auvergne », repris dans: Art et image au Moyen Age, Genève, 2022, p. 375-401.
  60. Charles Garnier, Le nouvel opéra, Paris, 1678-1881, t. 1, p. 75 et ss.
  61. Il faut préciser que « signification » et « sens » ne traduisent pas l’opposition frégéenne entre Sinn et Bedeutung qu’on a traduit par « sens » et « dénotation ». Cf. Gottlob Frege, « Sens et dénotation », in: Ecrits logiques et philosophiques, trad. Claude Imbert, Paris, 1971, p. 102-126.
  62. Henri Cornelius Agrippa, De nobilitate atque praecellentia foeminei sexus, rééd. La Haye, 1603, p. 17.
  63. Erwin Panofsky, Essais d’iconologie, trad. Paris, 1967, p. 13 et ss.
  64. Bloch, op. cit., p. 79 et ss.
  65. Nicole Loraux, « Eloge de l’anachronisme en histoire », Espace Temps, t. 87-88 (2005), p. 127-139.
  66. Febvre, Le problème de l’incroyance, p. 15.
  67. Georges Didi-Huberman, Devant l’image. Questions posées aux fins d’une histoire de l’art, Paris, 1990.
  68. Cf. sa réfutation par Cyril Gerbron, Fra Angelico. Liturgie et mémoire, Turnhout, 2016, p. 141 et ss.
  69. Henri-Irénée Marrou, De la connaissance historique, Paris, 1954, p. 137.
  70. James Buslag, « Ideology and Iconography in Chartres Cathedral: Jean Clément and the Oriflamme », Zeitschrift für Kunstgeschichte, t. 61 (1998), p. 491-508.
  71. Grands Rôles des échiquiers de Normandie, éd. Amédée-Louis Léchaudé d’Anisy, Paris, 1845, p. 46; Magni rotuli scaccarii Normandiae sub regibus Angliae, pars secunda, éd. Amédée-Louis Léchaudé d’Anisy et Antoine Charma, Caen, 1852, p. 78.
  72. Willard V. O. Quine, « On what there is? », Review of Metaphysics, t. 2 (1948), p. 21-38; voir aussi Id., Méthodes de logique, trad. Paris, 1984, p. 225 et ss.
  73. Robert Martin, Pour une logique du sens, Paris, 1983; Gilles Fauconnier, Espaces mentaux. Aspect de la construction du sens dans les langues naturelles, Paris, 1984.
  74. Edward E. Evans-Pritchard, Nuer Religion, Oxford, 1956, p. 128 et passim.
  75. Les historiens catholiques se sont acharnés à nier l’évolution de la doctrine eucharistique, en dehors d’Henri de Lubac qui la montre fort bien tout en la niant (Corpus mysticum. L’eucharistie et l’Église au Moyen Age. Etude historique, Paris, 1944). Voir aussi l’étude non biaisée de Marta Cristiani, Tempo rituale et tempo storico. Comunione cristiana et sacrificio. Le controversie eucaristiche nell’alto medioevo, Spolète, 1997.
  76. Emile Durkheim, Compte rendu d’Antonio Labriola, Essais sur la conception matérialiste de l’histoire, Revue philosophique, t. 44 (1897), p. 643-655, en particulier p. 643 et s.
  77. Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Paris, 1980, p. 88 et s.
  78. Id., p. 102.
  79. Pour une analyse serrée des thèses de Bourdieu: Alain Dewerpe, « La ‘stratégie’ chez Pierre Bourdieu », Enquête [En ligne], t. 3 (1996).
  80. Malheureusement, ce n’est plus toujours le cas. Dans les sciences rentables, les recherches si nécessaires consistant à vérifier des expériences prétendues concluantes ne sont guère financées.
  81. Cité d’après Jacques Bouveresse, Philosophie, mythologie et pseudo-science. Wittgenstein lecteur de Freud, rééd. Paris, 2015, p. 82 et s.
  82. « L’emprunt des propriétés du nom par l’image médiévale », repris dans: Art et image au Moyen Age, Genève, 2022, p. 85-118.
  83. Bon aperçu de ces critiques dans Jan Lavićka, Anthologie hussite, Paris, 1985.
  84. Guibert de Nogent, De sanctis et eorum pigneribus, éd. Robert B. C. Huygens, Tunhout, 1993 (Corpus christianorum. Continuatio mediaevalis, 127, p. 79-175).
  85. Jean Wirth, « Le cadavre et les vers selon Henri de Gand (Quodlibet, X, 6) », repris dans: L’image du corps au Moyen Age, Florence, 2013, p. 153-166.
  86. Nouveau recueil complet des fabliaux, éd. Nico van den Boogaard et Willem Noomen, Assen, 1983-2001, t. 4, n° 27, p. 106 et s.
  87. Jean Wirth, L’image à la fin du Moyen Age, Paris, 2011, p. 153 et ss.
  88. Cette entreprise sous-tend aussi bien Les deux corps du roi (1957) que Laudes regiae (1946). Elle est encore plus évidente dans la série d’articles dont Pierre Legendre présente la traduction sous le titre Mourir pour la patrie (Paris, 1984).
  89. Desmond Paul Henry, The Logic of Saint Anselm, Oxford, 1967; That Most Subtle Question (Quaestio Subtilissima), Manchester, 1984; Medieval Mereology, Amsterdam – Philadelphie, 1991. Il est significatif que le long article qui lui est consacré en anglais sur Wikipedia ne mentionne pas ces œuvres. Notons par ailleurs que déjà Ernest A. Moody avait utilisé une algèbre pour analyser celle des logiciens médiévaux (Truth and Consequence in Mediaeval Logic, Amsterdam, 1953).
  90. Georges Bataille, La part maudite, Paris, 1949.
  91. Claude Lévi-Strauss, Entretiens avec Georges Charbonnier, Paris, 1961.
  92. Claude Lévi-Strauss, « Un autre regard », L’Homme, t. 126-128 (1993), p. 7-11.

Qu’est-ce qu’une oeuvre d’art ?

17 janvier 2025

chardin-Le singe peintre-1740 Musee des Beaux Arts chartres

Introduction

L’histoire des mots n’est pas celle des choses et inversement. Selon les époques, des choses semblables sont désignées différemment et le même mot change de signification. L’histoire de l’art fait partie des domaines où le problème est le plus sensible. Notre discours sur l’art aurait été incompréhensible à d’autres époques et beaucoup d’objets qui sont qualifiés aujourd’hui d’œuvres d’art n’auraient pas été reconnus jadis comme tels. Le présent essai concerne approximativement ce qu’on a appelé les beaux-arts et les arts appliqués, en somme les arts qui visent le beau, par opposition à l’art militaire, par exemple, dont ce n’est pas la fin essentielle. Mais il se trouve que « beaux-arts » et « arts appliqués » sont devenu désuet et qu’on parle aujourd’hui d’art, tout simplement, pour subsumer une bonne partie du contenu hétéroclite de nos musées.

Trivium et quadrivium 1508De l’Antiquité à la Renaissance, il n’y a simplement aucun mot pour ce que nous appelons l’art. Le mot « art » désigne les arts libéraux et par « artiste », on entend au Moyen Age un diplômé de la faculté des arts, par exemple un logicien ou un géomètre. Il désigne aussi les arts mécaniques, par exemple la cordonnerie ou l’agriculture. On lit souvent que l’art au sens moderne du mot appartenait à ces derniers au Moyen Age, mais, outre que la distinction entre arts libéraux et mécaniques n’était pas rigide, l’architecture, la sculpture et la peinture faisaient appel à l’art libéral de la géométrie pour se valoriser. En fait, aucun mot avant « beaux-arts » n’a réuni ces trois disciplines dans un concept commun les distinguant de la logique ou de l’art militaire. Jusque-là, les finalités technique et esthétique étaient indissociables. Rien ne distinguait l’architecte de l’ingénieur et la tâche du cordonnier était de faire de belles chaussures. Le problème est comparable pour ce que nous appelons la littérature: l’importante production de poésie scientifique correspond mal à la notion que nous en avons.

Lorsque nous parlons du passé, nous devons faire la distinction entre un langage-objet, celui des textes que nous étudions et un métalangage, le nôtre, que nous avons la responsabilité de rendre cohérent, pour désigner par les mêmes mots les choses comparables à travers le temps. Se contenter du langage-objet en disant que l’art n’existait pas de l’Antiquité à la Renaissance comprise ne fait pas que heurter le sens commun, mais interdit de comprendre quoi que ce soit. Dans ce cas, on pourrait aussi dire que le soleil tournait alors autour de la terre. En plus, comment dire que l’art et la technique étaient indissociables en utilisant le même mot, technê ou ars, pour désigner les deux? Mais dès lors, nous sommes responsables d’une définition cohérente de l’art, ce qui nous mène directement à un dilemme.

Spontanément, on est tenté de dire que l’œuvre d’art se définit par sa valeur esthétique et donc que l’art est la capacité de produire le beau. Or, depuis le siècle dernier, la référence au beau s’est éclipsée du discours sur l' » art  » contemporain et du discours contemporain sur l’art. Même l’histoire des arts du passé n’utilise pratiquement plus la notion, sauf au second degré en parlant de la réception des œuvres comme belles ou laides. Cette référence serait intempestive. Alors, faut-il s’en passer et définir l’art comme ce que font les artistes? C’est certainement la solution à la mode. Les épistémologues tendent en effet de plus en plus à définir la science comme ce que font les scientifiques. Mais alors, il faudrait pouvoir définir l’artiste ou le scientifique, ce qui ne serait pas plus facile. Faute de cela, tout point de vue véritablement critique disparaît et tant l’esthétique que l’épistémologie mène la politique du chien crevé au fil de l’eau. Du reste, c’est peut-être bien ce qu’on leur demande de faire. Faut-il donc revenir au point de vue spontané? On objectera sans doute qu’on risque ainsi d’exclure l’art contemporain de notre définition de l’art. Mais ce serait faire un mauvais procès. Il appartient en effet à ceux qui se veulent artistes de savoir si leurs œuvres obéissent ou non à la même définition que celles des Anciens, dont le caractère artistique n’est guère contesté. S’ils s’y refusent, ils proclament ou bien la mort de l’art, ou bien sa naissance récente. On objectera encore qu’au-delà de la référence au beau, il peut y avoir d’autres dénominateurs communs entre les deux catégories. Mais alors, il faudra en trouver un qui les recouvre toutes deux et rien qu’elles, sans quoi il ne s’agirait pas d’une définition de l’art.

On objectera enfin que cela suppose de définir le beau et donc qu’il n’y a pas grande différence entre substituer la définition de l’artiste à celle de l’art et lui substituer celle du beau. Mais il y en a une d’essentielle. L’art et l’artiste sont deux notions solidaires, car il n’y a ni art sans artiste ni artiste sans art, alors que le beau ne saurait se limiter aux productions artistiques. Pour autant qu’il soit permis de dire que quelque chose est beau, cela se dit aussi bien d’une personne ou d’un coucher de soleil que d’un tableau. Le problème est donc de savoir si c’est légitime ou s’il s’agit d’une confusion, car il est possible que ce que nous appelons un beau coucher de soleil ne soit rien d’autre qu’un coucher de soleil ressemblant à ceux des peintres. C’est donc la définition du beau qui va nous occuper dans une première partie. Une fois que nous en aurons proposé une, il sera possible de définir l’art par rapport au beau sans nous enfermer dans un raisonnement circulaire. La seconde partie sera consacrée à l’évolution du système artistique et donc de la définition de l’art, pour en arriver à la situation d’aujourd’hui, où le beau en a été évacué. Il faudra enfin essayer de saisir la manière dont nous appréhendons les arts du passé.



Le beau

Trois types d’objets peuvent être qualifiés de beaux. On parle de beau naturel pour ceux qui ne sont pas dus à la main de l’homme. Cela correspond à l’ancienne acception du mot « nature », censé désigner plus ou moins la création divine. Au beau naturel s’oppose le beau artistique, celui d’œuvres humaines qu’on peut diviser en mimétiques et abstraites. Les œuvres mimétiques sont celles qui imitent l’aspect d’objets naturels ou d’œuvres humaines. On qualifiera d’abstraites les œuvres humaines non-mimétiques, comme le sont normalement l’architecture (abstraction faite de son décor figuratif) et la musique. Il existe bien sûr des exceptions, comme la musique imitative.

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Les trois formes du beau

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Le beau naturel est le parent pauvre de l’esthétique depuis Hegel. Il suffit de voir la manière dont il s’en débarrasse pour s’en convaincre. La réflexion des scolastiques sur le beau, ce que nous appelons leur « esthétique » mais qui ne formait pas une spécialité, était au contraire centrée sur le beau naturel et n’abordait que très rarement le beau artistique. La différence de conception s’explique facilement. Les scolastiques, faisant de la nature l’œuvre de Dieu, la donnaient en modèle de perfection, tandis que Hegel assimilait le beau à un produit de l’esprit et de sa liberté qui transcenderait une nature mécanique. Nous verrons que les principaux problèmes de l’esthétique se posent déjà en fait au niveau du beau naturel. La réticence à l’aborder pourrait bien tenir aux intérêts primaires qu’il met en jeu directement, comme ceux qui sont liés à la sexualité, alors que la représentation met une distance entre le spectateur et l’objet: dans un salon, la présence d’un nu féminin ne fait pas le même effet que celle d’une femme nue. La meilleure manière de déjouer le puritanisme de l’esthétique est de prendre autant en considération les intérêts les plus primaires que les autres.


Le beau naturel

Nous parlons du beau naturel comme de ce que les hommes trouvent beau dans les objets qu’ils n’ont pas façonnés. A supposer que cette beauté soit objective, ce ne serait pas au sens où elle serait belle indépendamment d’un point de vue humain, mais où elle serait reconnue ou devrait l’être par l’humanité entière. Qu’il s’agisse du beau naturel ou artistique, il est aujourd’hui plus à la mode d’insister sur les variations du goût que sur les constantes et même de nier qu’il y ait quelque constante que ce soit. Il semble cependant possible pour un esprit non prévenu de dégager prudemment quelques formes universelles ou presque du comportement esthétique, ce qui ne nous empêchera pas de relever des variations non moins évidentes, voir des déviations.

La beauté est liée à l’intégrité physique et donc à la santé, à la force et à la jeunesse. On parle bien d’un beau vieillard, mais il s’agit alors d’un vieillard en bonne santé. Le choix n’est pas moins sélectif pour les animaux ou les plantes. Des peintures pariétales de la préhistoire aux remarques sur les animaux de Karl Rosenkranz[1], disciple de Hegel, la préférence porte sur les animaux puissants et agiles, aux dépens des batraciens et des insectes par exemple. Il s’agit souvent d’animaux dangereux, mais pratiquement jamais de petits animaux nuisibles, gluants ou noirâtres. Le goût des fleurs fanées serait assez paradoxal.

La durabilité, sous la forme de la permanence ou du renouvellement semble également entrer dans les catégories esthétiques. On ne peut expliquer l’attrait de l’or par son prix, largement dû à cet attrait. Il ne répond qu’accessoirement à des besoins pratiques, mais il est inaltérable. L’amour des fleurs semble à peu près universel, alors qu’elles n’ont pas d’intérêt pratique dans un vase et sont éphémères. En revanche, elles conviennent à un usage momentané et on peut les renouveler régulièrement.

Theorica_musice_Franchini_Gafuri_laudeLes conceptions de l’harmonie sont très variables, car les différentes musiques divisent l’octave différemment, mais les fondements de l’harmonie sont universels, ainsi la satisfaction provoquée par les consonances, riches en harmoniques. Nous distinguons un son d’un bruit, y compris face aux musiques les plus exotiques et jugeons les chants de différents oiseaux comme plus ou moins harmonieux. En général, nous préférons le chant du rossignol au croassement du corbeau. Il en va de même pour les rythmes et les intensités sonores: le bruit léger et régulier d’un ruisseau est plus agréable que des claquements soudains et imprévisibles.

Ce qui est vrai du son l’est certainement des proportions en général. Il est normal que les plus simples soient jugées les plus harmonieuses, comme la répétition d’une unité, la symétrie, la succession de grandeurs croissantes ou décroissantes, des dispositions dont la nature donne suffisamment l’exemple et qui satisfont chez l’homme un besoin d’ordre et de mesure.

Cette énumération des quasi-constantes du sentiment esthétique est certainement bien incomplète, mais suffisante pour en baliser les limites. C’est ainsi que l’idéal du corps connaît des variations importantes, quant à l’embonpoint par exemple. On constante aisément que d’une société à l’autre, les normes peuvent varier de la sveltesse à l’obésité. Alors que l’iconographie médiévale stigmatise les gros (on les rencontre essentiellement dans les enfers, suppliciés par les diables), le XVIe siècle fait plus que les tolérer. Goltzius Le porte-etendard 1587A regarder les portraits, le ventre est devenu indispensable, au point que la mode invente le ventre d’oie, un pourpoint facile à rembourrer, pour les hommes qui ne parviennent pas à grossir. De Titien à Rubens et au-delà, le canon féminin est aussi éloigné de la diététique médiévale que de la nôtre. Mais le gavage des femmes dans certains pays d’Afrique centrale va aujourd’hui bien plus loin dans la même tendance.

Beaucoup de déviations semblent reposer sur un jeu avec la norme, proche de la transgression. Il en va ainsi du pourri dans la nourriture, normalement écarté, et pourtant présent avec certaines limites dans des mets spécifiques de nombreuses cuisines, ainsi en Occident le fromage ou le gibier faisandé. La recherche du piquant, comme on disait au XVIIIe siècle, est une composante fréquente de l’érotisme. Là aussi, il s’agit d’une déviation mesurée de la norme. Lorsque la blonde est supposée plus belle que la brune, cette dernière à l’avantage d’être supposée piquante, ainsi dans les Confessions de Jean-Jacques Rousseau, pour ne rien dire de l’ambivalence prêtée aux rousses. Alors que les musulmans sont regardés avec méfiance sinon avec hostilité dans la France d’aujourd’hui, les grosses barbes noires sont venues à la mode. Si le bruit s’oppose à la musique, il n’en reste pas moins que la musique l’utilise, plus ou moins apprivoisé, comme en témoignent les percussions ou certains effets échappant à l’harmonie, comme le glissando, et virtuellement tous les procédés possibles dans la musique imitative.

Le XVIIIe siècle s’est passionné pour une négation de l’ordre et de la mesure qu’il désigne comme le sublime, non plus la connivence entre l’organisation du monde naturel et l’esprit humain, mais ce qui défie l’entendement, les grandeurs disproportionnées ou jugées telles, les forces déchaînées et ainsi de suite. Dans la Critique du Jugement d’Emmanuel Kant, il y a là quelque chose qui va au-delà du beau.

Chacune de ces variations du sentiment esthétique est explicable. Le surpoids peut devenir un élément de statut, une manière de montrer qu’on dispose d’un excédent de richesse. Le pourri élargit la gamme culinaire à des saveurs nouvelles. Les problèmes de Rousseau avec les blondes célestes et les brunes piquantes se clarifient lorsqu’on sait qu’il ne parvient pas à demander à celles qu’il aime la petite fessée coquine qu’il demande aux autres. Les modes s’inspirent souvent, à divers époques, du vêtement des groupes sociaux réprouvés. Le sublime kantien procède d’une volonté de trouver la transcendance dans la nature sauvage et de sortir ainsi de l’anthropomorphisme chrétien, fondé sur le dogme de l’Incarnation.

Il n’en reste pas moins que, déjà au niveau du beau naturel, les extravagances du goût peuvent faire supposer qu’on peut considérer comme beau tout et son contraire. Kant veut échapper à ce dilemme par la distinction entre le beau et l’agréable: contrairement au beau, l’agréable dépend des déterminations de chacun. Mais il n’est pas facile de le suivre, car cela conduirait à rejeter dans l’agréable des faits esthétiques fondamentaux. Le seul exemple du sublime suffit à le montrer. En effet, il est trop terrifiant pour qu’on le rejette dans l’agréable, alors qu’il s’oppose aux normes les plus universelles du beau, à commencer par l’ordre et la mesure. Et il faudrait valider des choix métaphysiques et même religieux pour s’en tirer à l’aide de la transcendance. Il est donc clair que les problèmes fondamentaux de l’esthétique se posent déjà au niveau du beau naturel.


Le beau artistique abstrait

A lire les Anciens, il n’existe pas de beau artistique abstrait: tous les arts sont plus ou moins mimétiques. L’architecte imite la nature, les colonnes ressemblant à des troncs d’arbres, tandis que la musique humaine imite celle des sphères ou les passions. Plus généralement, l’ordre réel ou supposé de la nature sert de guide à l’artiste. En fait, la notion d’imitation de la nature était très large, sans doute trop, car elle englobait des démarches très différentes. Que les maisons protègent de la pluie comme les cavernes est un fait: il n’en reste pas moins qu’une maison n’est pas l’imitation d’une caverne au sens où la statue de Louis XIV est l’imitation des traits de Louis XIV. Albert le Grand nous déconcerte lorsqu’il affirme que la nature procède comme le peintre, dessinant les choses avant d’y placer les couleurs[2]. Mais il est vrai aussi que les distinctions que nous sommes amenés à faire découpent un continuum: il n’est pas possible de dire où s’arrête l’imitation et où commence l’abstraction. Si des dispositions telles que la symétrie sont fréquentes dans la nature, les considérer comme mimétique dans une œuvre, c’est nier l’existence de l’abstraction. La meilleure solution consiste probablement à considérer comme abstraite toute œuvre qui n’est pas l’image d’un objet du monde extérieur, réel ou fictif. Bien entendu, il peut s’agir d’un objet physique imaginaire, tel qu’un ange, mais aussi d’un objet sonore, tel qu’un chant d’oiseau par exemple. Il ne s’agit pas d’ignorer le continuum, car l’ornemental est souvent à moitié mimétique. C’est ainsi qu’une frise de volutes d’origine grecque, les postes, peut être pensée comme un motif géométrique ou comme la représentation de vagues. Cela dit, le chaud et le froid forment également un continuum et, de même qu’il n’est pas nécessaire de s’interroger sur le chaud ou le froid absolu pour constater que le chaud fait transpirer et le froid greloter, il n’y a aucune raison de ne pas faire état des propriétés de l’abstraction et de la mimésis. Nous verrons en conclusion de cette première partie que l’idée de l’art comme imitation de la nature au sens large est finalement fondée. En ce sens, on pourrait dire que l’abstraction n’existe pas, mais, en définissant cette dernière comme l’absence d’imitation d’objets déterminés, réels ou imaginaires, on évite toute confusion.

Qu’on parle de la musique ou du décor ornemental, l’abstraction réduit l’œuvre à ses propriétés formelles de rigueur ou de fantaisie, de simplicité ou de complexité, de répétition ou de variété, et ainsi de suite. La disposition formelle en musique se nomme harmonie, mais le mot se dit aussi métaphoriquement de n’importe quel type d’œuvre, avec raison parce qu’on y retrouve facilement le même problème clairement exposé par saint Augustin dans son De musica: le beau suppose la présence contradictoire de l’unité et de la diversité. La répétition des mêmes motifs satisfait notre sens de l’ordre, mais elle est insupportable sans les variations qui les renouvellent. Nous préférons à l’évidence les accords consonants, mais ils seraient incurablement lassants et inexpressifs sans le voisinage des accords dissonants, permettant des alternances de tension et de repos. Songeons à ce que serait la répétition d’un ornement quelconque, une grecque par exemple, tapissant toute la surface d’un mur.

On retrouve le même paradoxe en matière de couleurs. Les scolastiques prenaient l’exemple du noir qu’ils considéraient comme laid en soi, mais qui embellit les peintures en faisant ressortir les autres couleurs. On pense bien sûr à ce propos à l’heureux effet que produisent les plombs des vitraux. Une gamme colorée n’incluant que les couleurs pures est à la fois criarde et ennuyeuse. Mais le choix des couleurs est proverbial de la subjectivité: « des goûts, des couleurs ». Comme la dose de dissonances dans la musique, comme la variété du décor ornemental, il dépend non seulement du goût personnel de chacun, mais de celui de chaque culture et souvent de chaque génération. Et pourtant, un habile dosage de ces éléments est un trait général de la production artistique. Cela conduit à la même conclusion que pour le beau naturel: pour le beau abstrait aussi, il est difficile de trancher entre objectivité et subjectivité.


Le beau mimétique

La mimésis présente la forme la plus complexe du beau. L’image emprunte jusqu’à un certain point les propriétés des objets représentés, tout en présentant des propriétés formelles qui n’appartiennent pas à ces objets et peuvent être qualifiées d’abstraites. Elle se situe donc entre les deux pôles de l’identité avec l’objet représenté et de l’abstraction.

Le besoin d’imiter, par la peinture, la sculpture, le théâtre, la danse ou virtuellement n’importe quel art le monde qui nous entoure est universel. On peut parler d’images dans tous les cas, quoiqu’on nomme plus souvent ainsi les représentations peintes et sculptées (du moins jusqu’au XXe siècle où le mot ne se dit plus guère que des représentations bidimensionnelles)[3]. Les pratiques d’imitation et l’importance qu’elles prennent varient considérablement d’une société à l’autre. Elles peuvent être limitées par un intérêt plus grand pour la parure du corps: dans bien des sociétés, la peinture corporelle est plus développée que la représentation du corps. Dans les pays musulmans, le décor des monuments et des objets est abstrait ou emprunté à l’écriture, alors que les églises médiévales et les temples hindous sont des supports de l’image. En outre, le degré de fidélité de la figuration est non moins variable, parfois à l’intérieur d’une même culture. Dans l’art pariétal préhistorique, les grands animaux sont représentés de manière fortement suggestive, alors que les rares représentations humaines sont schématiques.

Il faut d’emblée faire une distinction entre les limites et les restrictions volontaires de la mimésis, quoiqu’elles puissent coïncider dans bien des cas: la capacité de figurer des objets demande un apprentissage qui n’a pas lieu lorsqu’il n’y a pas de raison de s’y livrer. La ressemblance perceptive, celle qui donne l’illusion de la réalité de l’objet, est loin d’être toujours le but et il y a de nombreux cas où son absence n’est pas due à un interdit. Le plus parlant pour nous est certainement le dessin technique. Ni un plan, ni une élévation au géométral ne ressemble à un édifice tel que nous le percevons, mais l’un et l’autre apportent une connaissance précise de ses dimensions et de ses proportions qu’on ne saurait attendre d’un dessin illusionniste. Dans les deux cas, la réduction de l’objet au plan, le fait de renoncer à en présenter la troisième dimension, permet de lire correctement les deux autres. Mais il est aussi possible, sans perte d’information, de présenter les trois dimensions en superposant deux axes de vision, comme on le fait dans les épures où plan et élévation sont dessinés l’un sur l’autre.

En étant conscient de l’intérêt de ces pratiques, on comprend mieux la peinture de l’Egypte ancienne. Elle renonce au point de vue unique du spectateur pour représenter les différentes parties du corps dans l’axe jugé le plus favorable, de sorte que le tronc est vu de face et les membres, tête comprise, de profil. On trouve le même procédé dans la peinture préhistorique, lorsque les cornes des bovidés sont présentées de face sur une tête de profil, au lieu que leur superposition en cacherait une. Le choix de peindre sur un plan est loin d’être universel, comme le montrent les peintures préhistoriques sur le support accidenté des parois d’une caverne et à plus forte raison la sculpture polychrome, mais la peinture sur support plan et plus encore le dessin sont aussi des réductions des possibilités expressives visant souvent un gain de clarté.

Il y a bien sûr les limites matérielles. Le nomadisme exclut les œuvres massives et peu transportables; il rend difficile de dédoubler le corps humain par des statues de pierre. Les peuples des steppes cultivent donc la parure du corps, en particulier les bijoux.

Il y a enfin les restrictions que les sociétés s’imposent. Elles peuvent être liées à des causes matérielles: le refus des images dans le protestantisme est indissociable d’une lutte contre les pratiques somptuaires. Ses causes peuvent aussi être imaginaires. La Bible assimile le nomadisme au bon comportement religieux dans une population devenue sédentaire. Son dieu agrée l’offrande du berger Abel et rejette celle de l’agriculteur Caïn. Le Temple se présente donc comme un campement nomade: le Tabernacle est supposé une tente contenant comme objet de culte un coffre transportable, l’Arche d’alliance. Le refus protestant des images se prétend une simple application de l’interdit biblique.

La mimésis est souvent considérée comme mensongère et immorale: les images ne sont pas ce pour quoi elles se donnent; elles sont muettes et représentent des faux dieux; le théâtre et le roman pervertissent les mœurs. Dans la Bible, le culte des images est une prostitution, liée à la fréquentation des femmes étrangères comme dans le cas de Salomon; s’y livrer, c’est tromper un dieu jaloux. Les images peuvent aussi, comme chez les Grecs, tromper sur la nature des vrais dieux et les présenter comme d’infâmes libertins. Quel que soit leur bienfondé, ces reproches mettent en évidence une raison essentielle de la pulsion mimétique: en reproduisant le monde, l’homme n’est pas neutre, mais le façonne comme il lui convient. Le choix même des objets représentés se porte sur ceux qu’il en juge dignes, par exemple les souverains. Ils ont plus de chance d’être représentés tels qu’ils devraient être plutôt que tels qu’ils sont. C’est ainsi que les statues du pharaon Hatshepsout qui est une femme la présentent comme un homme et les portraits tendent généralement à embellir leurs modèles. Enfin, les êtres imaginaires, comme les dieux, prennent une réalité concrète et manipulable, qu’il s’agisse de la manière de les représenter ou de la manière d’agir envers leur image.

Plus les images sont centrées sur la figure humaine, plus elles se prêtent à ces manipulations, telles que l’envoûtement, la damnatio memoriae, la maltraitance de l’image du dieu et enfin l’iconoclasme lui-même. Le dogme de l’Incarnation a rendu l’art chrétien aussi anthropomorphique que ses précédents antiques dans l’art méditerranéen, à l’inverse du judaïsme et de l’islam. Aussi a-t-il connu deux grandes vagues d’iconoclasme, celle de Byzance, puis celle de la Réforme. Dans les deux cas, il s’en est suivi un changement iconographique. Les empereurs iconoclastes de Byzance ont décoré leurs palais de sujets profanes, comme des scènes de chasse. A l’époque de la Réforme, la méfiance envers l’image a fait naître des paysages où la figure humaine est devenue minuscule et secondaire, puis a souvent totalement disparu. Progressivement, une religiosité qui n’était plus centrée sur l’Incarnation a cherché Dieu dans la nature étrangère à l’homme, jugée sublime. Il est significatif que Kant ait expressément qualifié de sublime l’interdiction des images dans le décalogue, la considérant comme une injonction théiste à chercher Dieu hors de l’humain.

La beauté de l’image est un problème complexe, parce qu’elle a deux sources distinctes, celle de l’objet représenté et celle de la manière de le représenter. S’il est aujourd’hui considéré comme une manifestation d’inculture de trouver belle l’image d’un bel objet, il n’en a pas toujours été ainsi. La représentation du laid posait problème tant qu’il y avait en art un concept du beau. Ce fut bien sûr le cas avec la querelle du Réalisme au XIXe siècle et c’est justement à ce propos que Rosenkranz écrivit son Esthétique du laid. Mais le problème se posait déjà au Moyen Age, lorsque saint Bernard parlait avec indignation de « beauté difforme et belle difformité » (deformis formositas ac formosa difformitas) à propos du décor exotique et monstrueux des chapiteaux romans[4]. Saint Bonaventure remarquait qu’on dit belle l’image bien dessinée d’un diable qui est laid[5]. L’argument le plus fréquent en faveur de la représentation du laid était à l’époque gothique, comme pour la couleur noir, sa place dans un ensemble[6]. Ce qui est laid en soi appartient à la Création qui est belle prise comme un tout. On retrouve ainsi au niveau des objets représentés l’équivalent du problème de l’harmonie qui serait fade sans la dissonance.

Il est certainement significatif que cet argument n’apparaisse pas encore à l’époque romane où le problème est plus profond. Les sculpteurs romans sont généralement bien plus habiles dans la représentation des animaux fantastiques ou de l’ornemental que dans celle du corps humain, dont les membres disproportionnés ont tendance à s’articuler en zigzags dépourvus d’organicité et de grâce. Il faut y voir l’expression d’un mépris du corps, lié à l’ambiance de la réforme grégorienne, qui disparaît progressivement au cours du XIIe siècle, faisant progressivement place à une esthétique sereine. En somme, la subordination des normes esthétiques à d’autres, religieuses ou morales, entraîne l’ambivalence du beau et du laid. Cela vaut aussi au niveau du choix des sujets. On pense à la centralité du crucifix dans le christianisme, la représentation d’un supplice ignoble. Au niveau de la forme comme du choix des sujets, la critique sociale du Réalisme et, bien plus encore, celle de l’Expressionnisme entraînent également une esthétique paradoxale. Ce rapide examen du beau mimétique oblige à conclure que sa définition cumule les difficultés de celle du beau naturel et de celle du beau abstrait.


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Le plaisir esthétique

A lire les traités d’esthétique, on se demande parfois s’ils ont été écrits par de purs esprits dans l’oubli ou même le refus du corps. Proclamer comme le fait Kant la gratuité du jugement de goût peut répondre à ce qu’il ressent en contemplant un coucher de soleil ou les qualités formelles d’un tableau dont le sujet ne l’intéresse pas, mais on s’est souvent demandé comment le philosophe appliquait son pur jugement de goût à un nu féminin.

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Esthétique et refus du corps

A première vue, la musique est un art assez abstrait, mais il suffit d’en constater les effets pour comprendre qu’elle concerne le corps avant même l’esprit. Le plaisir que donne une mélodie pousse à chanter à son tour et un rythme de danse nous entraîne par compulsion.

Kant doit l’éprouver et cela lui pose problème, car il rejette la musique hors des beaux-arts, en lui comparant la plaisanterie « qui, tout comme la musique, mérite d’être considérée comme un art agréable plutôt que d’être comptée parmi les beaux-arts »[7]. Il y a peut-être des causes contingentes à ce jugement aberrant, ce que semble avouer une note de la page précédente: « Ceux qui ont recommandé le chant de cantiques même pour les cultes domestiques n’ont pas songé à la grave incommodité qu’ils causaient au public par un culte aussi bruyant (et, par là même, bien souvent, pharisaïque), en contraignant le voisinage à se joindre aux chants ou à interrompre ses activités intellectuelles ». Il aurait peut-être changé d’avis si ses voisins avaient été des musiciens plus raffinés, mais ce n’est pas sûr. Bien que cela ne justifiât pas la condamnation de la musique, Kant a mis l’accent sur un fait incontestable: la musique n’est que du bruit lorsqu’elle n’est pas désirée. La contrainte physiologique qu’elle exerce en devient désagréable.

Mais est-ce une particularité de la musique? Kant remarque avec raison qu’on peut s’abstraire d’un spectacle désagréable en détournant les yeux alors qu’on est impuissant devant une musique désagréable. Mais il ne voit pas qu’il ne s’agit là que d’une différence de degrés: qui accrocherait un tableau qu’il déteste dans son séjour? Goya Saturne devorant son enfant 1819-23 PradoGoya avait peint Saturne dévorant son enfant (aujourd’hui transposé sur toile, Madrid, Prado) sur le mur de sa salle à manger et on raconte qu’il s’agissait de couper l’appétit à ses hôtes, lui-même tournant le dos à son œuvre.

Comment en arriver à comparer la musique et la plaisanterie? La longue Remarque qui clôt le paragraphe 53, où la musique est exclue des beaux-arts, développe la distinction entre ce qui plait dans le jugement et ce qui fait plaisir, c’est-à-dire ce qui plait dans la sensation. Le rire y est expliqué comme une détente suivant une tension, avec un effet compulsif sur le corps qu’on retrouve dans la musique. Il s’agit donc de sensations agréables qui ne font pas intervenir la raison et le jugement: Kant exclut donc des beaux-arts, non seulement la musique, mais encore le comique.


Beau et agréable

La forme la plus primaire du sentiment esthétique est certainement le plaisir des sens, relatif à la nourriture et au sexe, ce qui pose immédiatement, non seulement le problème du beau et de l’agréable, mais aussi celui du beau et du bon. Comme l’ont remarqué les scholastiques, la qualité gustative se juge sur l’échelle du bon et du mauvais et non sur celle du beau et du laid, tout comme les odeurs, et on ne parle pas en termes esthétiques des qualités relevant du toucher: c’est doux ou rugueux et non pas beau ou laid. Pour saint Thomas d’Aquin, le bien comble l’appétit de l’homme par la possession, le beau par la connaissance, car il plaît par son seul aspect[8]. D’où le primat de la vue et de l’ouïe, propres à la contemplation[9]. Mais il ne s’agit que d’une distinction de raison face à un même objet: ce qui est bon est forcément beau et ce qui est beau et forcément bon. Cela l’amène à reconnaître une capacité esthétique aux sens inférieurs10 et à remplacer l’opposition des sens supérieurs et inférieurs par une gradation, en donnant des exemples tels que le goûter du vin.

On chercherait donc vainement dans la pensée médiévale une distinction entre le beau et l’agréable telle que ce qui est agréable puisse ne pas être beau et inversement. Les termes que nous pourrions traduire par « agréable », tels que dulcis, suavis ou jucundus, sont aussi bien utilisés pour la béatitude céleste que pour les jouissances de ce monde. Comme on l’a vu, la question de la représentation du laid s’était posée, mais elle se résolvait dans la beauté du tout où une figure laide comme celle du diable rehaussait celle des autres. Le Moyen Age refusait donc d’imaginer une contemplation désintéressée de l’objet, de séparer le jugement esthétique de l’appétition.

Aristote avait pourtant posé le problème et proposé une solution: « des êtres dont l’original fait peine à la vue, nous aimons en contempler l’image exécutée avec la plus grande exactitude; par exemple les formes des animaux les plus vils et des cadavres »[10]. La raison en est selon lui le plaisir qu’ont naturellement les hommes depuis l’enfance à imiter et à voir imiter. Et ce plaisir est aussi lié depuis l’enfance à celui d’apprendre.

Quelques pages plus loin, il traite du problème assez comparable de la catharsis. La tragédie inspire par son sujet et par sa mise en œuvre un plaisir paradoxalement lié à la peur et à la pitié, car il « purge » ces émotions[11]. Les explications douteuses du phénomène ne manquent pas. On fait état de la mise en forme esthétique qui atténue l’émotion. Il est bien vrai que la littérature ou la peinture représenteront un massacre avec plus d’art que ne le fait une vidéo d’amateur. Mais je ne peux pas à la fois jouir de la forme artistique et l’oublier pour m’absorber dans le contenu. Ou bien je contemple les effets de clair-obscur, ou bien je vois couler le sang. Le réformateur pragois Jan Hus se plaignait des connaisseurs qui, face aux représentations de la Passion, admiraient la qualité des œuvres au lieu de s’apitoyer[12]. Dire que la représentation permet une perception au second degré n’est pas inexact, car on accepte l’image de beaucoup de choses dont on ne supporterait pas la vue, mais cela ne résout pas le problème: une émotion désagréable atténuée devrait rester une émotion désagréable et le plaisir qu’on peut en tirer tout aussi énigmatique. Enfin, opposer la fiction à la réalité ne vaut pas mieux, car la catharsis opère aussi bien à la lecture d’un ouvrage historique qu’à celle d’un roman.

Mais de quelle sorte de peur s’agit-il au théâtre? Il faut en distinguer deux sortes, celle que provoque une situation réelle et subie, laquelle est totalement déplaisante, et celle qu’on éprouve en jouant à se faire peur, où elle est recherchée, domestiquée et plaisante. Il s’agit alors de ce que Stendhal a appelé l’illusion imparfaite, car si l’illusion donnée par le spectacle est parfaite, c’est la catastrophe[13]. Pour faire la différence, il raconte une anecdote. Lorsqu’on jouait Othello au théâtre de Baltimore, un soldat en faction, voyant le protagoniste menacer Desdémone, ouvrit le feu en s’écriant « Il ne sera jamais dit qu’en ma présence un maudit nègre aura tué une femme blanche ». Il est évident, comme le montre Stendhal, que ce n’est pas le comportement normal du spectateur et que c’est bien l’illusion « imparfaite » que nous sommes supposés ressentir au théâtre.

La qualification de cette illusion comme imparfaite est équivoque et il y a peut-être une confusion de la part de Stendhal qui en parle à propos des limites de la vraisemblance au théâtre. Il vaudrait mieux parler d’illusion totale ou partielle, car les deux formes d’illusion sont possible même devant un simulacre totalement illusionniste, par exemple un animal empaillé animé par un moteur. Il suffit en effet que je sache qu’il s’agit d’un simulacre pour que l’illusion ne soit plus que partielle. La même différence existe entre le rêve que je subis et la rêverie que je dirige. Si l’animal empaillé est d’une espèce dangereuse et si l’illusion est totale, la peur éprouvée n’est pas cathartique, de même si le rêve est un cauchemar. Il n’y a pas d’effet cathartique dans un spectacle pour une personne trop sensible pour « jouer le jeu » et simplement révulsée par ce qu’elle voit. Au mieux, elle se détourne du spectacle; au pire, c’est le soldat de Baltimore.

Si Aristote souhaite l’habileté de la construction dramatique, il ne réduit pas la catharsis à un effet de l’art. Il admet que l’histoire mise en scène est suffisante pour la provoquer, mais trouve plus admirable de l’obtenir ou de la renforcer par une habile construction de l’intrigue. En effet, la catharsis peut se produire à la lecture d’un récit historique écrit sans talent ou à celle d’un fait divers dans le journal. Dans tous ces cas, il est possible de s’imaginer à la place des personnages et d’éprouver à travers eux des émotions nouvelles.

En fin de compte, la catharsis aristotélicienne ne contredit qu’en apparence la solidarité du beau et de l’agréable, pour autant que l’agréable ne soit pas confondu avec la forme anodine du beau. Saint Augustin y voyait un comportement paradoxal: les gens vont au théâtre pour pleurer « et la douleur même est leur plaisir » (Confessions, III, 2). En fait, il semble projeter sur eux la douceur des larmes qu’il se surprend d’avoir éprouvé après la mort d’un ami. Or il s’agissait là d’un deuil réel et non d’une fiction cathartique. Il fait un paradoxe de plus de la pitié éprouvée pour des malheureux imaginaires au lieu de prendre en considération l’aspect ludique de la catharsis que Stendhal avait bien perçu.


Le plaisir gratuit et désintéressé

Pygmalion Roma de la Rose Edition de Guillaume Le Roy, Lyon, 1487L’histoire du sculpteur Pygmalion qui tomba amoureux de sa propre statue, aurait voulu qu’elle soit vivante et fut exhaussé par Vénus qui l’anima, donne une bonne idée de l’esthétique antique et médiévale. Qu’on la lise dans les Métamorphoses d’Ovide ou dans la continuation du Roman de la Rose par Jean de Meun, elle témoigne au plus haut point d’une esthétique fondée sur le plaisir des sens[14]. Le comble du plaisir esthétique est la possession d’une femme parfaitement belle, car sculptée par le plus grand des artistes. Il serait difficile d’imaginer une conception du beau plus éloignée de l’esthétique kantienne. Selon Kant, en effet, « la satisfaction, qui détermine le jugement de goût, est pure de tout intérêt. La satisfaction se change en intérêt lorsque nous la lions à la représentation de l’existence d’un objet[15]. Dès lors aussi, elle se rapporte toujours à la faculté de désirer ou comme son motif, ou comme nécessairement unie à ce motif. Or quand il s’agit de savoir si une chose est belle, on ne cherche pas si soi-même ou si quelqu’un est ou peut être intéressé à l’existence de la chose, mais seulement comment on la juge dans une simple contemplation (intuition ou réflexion) ».

Pour les scolastiques, le beau plaît par son seul aspect sans même qu’on en ait la jouissance, mais cela ne signifie pas qu’il plaise indépendamment du désir de le posséder et donc de l’intérêt pour son existence. On pourrait objecter que la contradiction entre l’ancienne conception du beau et celle de Kant n’est pas aussi profonde qu’il semble. Kant ne dit pas que le jugement de goût ne peut pas cohabiter avec le désir de possession, mais qu’il en est distinct. Mais y aurait-il alors dans la tête de Pygmalion deux jugements distincts, l’un selon lequel la statue est belle indépendamment de son envie de l’épouser, l’autre selon lequel il a l’envie de l’épouser indépendamment de sa beauté?

L’objection conduisant à une absurdité, il faut se demander ce qui pousse Kant à séparer l’esthétique du désir. En fait, il s’agit pour lui de fonder l’universalité du jugement. Les hommes ayant des intérêts divers et divergents, les jugements motivés par ces intérêts le sont tout autant et, si le jugement esthétique en faisait partie, il ne pourrait plus prétendre à l’universalité. Il ne resterait plus qu’à dire: des goûts, des couleurs. Or les hommes ont des intérêts communs. Y aurait-il des peuples qui préfèrent la vieillesse et la maladie à la jeunesse et à la santé? Comme on l’a suggéré, aussi relatifs qu’ils soient, les universaux du beau s’enracinent dans l’universalité de certains intérêts, à commencer par la nourriture et la reproduction. Mais on peut se demander si Kant aurait pu mettre le beau en relation avec des intérêts si vulgaires.

On peut encore prendre le problème autrement. La thèse kantienne du plaisir gratuit et désintéressé repose sur la séparation entre la représentation qu’on a de l’objet et de l’existence de l’objet. Mais peut-il y avoir une représentation de l’objet qui ne comprenne pas celle de son existence? Est-il possible de regarder sans émotion le sexe ou la mort, dans la réalité ou en image, en faisant abstraction de nos réactions physiologiques? Ou alors, faut-il exclure l’érotique et le macabre des beaux-arts après la musique et le comique?

Si on admet au contraire l’enracinement physiologique de l’esthétique, un autre problème se pose: existe-t-il un plaisir esthétique gratuit ou désintéressé? On peut tout au plus le supposer dans certains cas, ainsi face à un coucher de soleil. Mais le problème est alors de savoir ce qu’on entend par « gratuit » ou « désintéressé ». Si on veut dire que ce plaisir ne répond pas à un besoin pratique ou à un intérêt financier, c’est entendu. Mais il peut être dû à un fort investissement idéologique, tel que la recherche rousseauiste du divin dans la nature, elle-même dirigée contre l’anthropocentrisme chrétien. Cela, Kant ne le voit pas, car il le vit au premier degré en assimilant le sublime au divin.

Le jugement du connaisseur

Dans l’histoire de Pygmalion, le jugement de goût est celui de deux personnes particulièrement compétentes, le sculpteur lui-même et la déesse de la beauté. Chez Kant, la compétence de celui qui l’exerce n’entre pas en ligne de compte, car le jugement ne porte pas sur le concept. Comme on l’a vu, Kant exclut la musique et le comique des beaux-arts parce qu’ils ont un effet compulsif sur le corps et ne parlent pas à la raison. Ce jugement est aberrant non seulement par la conception du beau qu’il implique, mais encore comme exemple caricatural de ce que je propose d’appeler le point de vue du consommateur. L’œuvre d’art n’est envisagée que du point de vue de son effet et, pire encore, de l’effet qu’elle produit sur le profane. Il va de soi que Mozart ou Haydn, pour en rester aux contemporains du philosophe, mettent en œuvre des formes musicales rationnelles dans des développements complexes, ce qui en fait plus que de charmantes mélodies. Du point de vue du compositeur, le jugement kantien est absurde, mais il l’est aussi du point de vue d’un auditeur suffisamment musicien pour percevoir la métamorphose des thèmes et la symétrie architecturale des développements dans une forme sonate. En exerçant sur la forme son jugement de goût, ce connaisseur ne se contente pas de se trémousser dans le rythme.

Le « pur jugement de goût » kantien apparaît ainsi comme vraiment trop pur: non seulement il exclut la musique des beaux-arts à cause de ses effets physiologiques, mais en plus il ne porte que sur le phénomène sans considération du concept. On se demande même en quoi il consiste. Il porterait en somme sur une impression subjective, mais en même temps dénuée de désir ou de répulsion. Il serait ainsi gratuit et désintéressé, mais en quel sens? Le désintéressement est une valeur morale qui peut s’appliquer à un acte charitable, mais on ne voit pas de rapport entre le jugement de goût et l’amour du prochain. Dès lors, ce jugement gratuit et désintéressé ressemble plutôt à l’acte gratuit, celui qui n’aurait aucune détermination et aucun but. Et il est très possible que la contemplation des couchers de soleil en était un bon exemple aux yeux de Kant.

Pour en rester aux couchers de soleil, il serait intéressant de savoir ce qu’ils suscitent chez un météorologue ou un astronome par exemple. L’un et l’autre ont une connaissance du phénomène supérieure à celle du commun des mortels, ce qui ne les empêche certainement pas de le trouver beau. En revanche, leur connaissance du phénomène a toutes les chances de leur permettre de voir et de comprendre plus de choses, d’être sensibles à des aspects qui nous échappent. S’il y a contemplation esthétique, elle portera donc sur un objet dont la complexité est mieux perçue, tout comme le musicien et le musicologue apercevront dans une symphonie des beautés dont d’autres ne soupçonnent pas l’existence.

La dissociation entre le jugement esthétique et la connaissance des objets est aujourd’hui courante. On entend parfois dire que la connaissance de la musique peut réduire la jouissance qu’on en tire, qu’elle la rend trop intellectuelle. Réciproquement, on ne demande plus à l’historien de l’art des jugements de goût et, s’il a le malheur d’en faire, il se discrédite. On ne lui demande pas non plus d’avoir la moindre expérience personnelle de l’expression graphique, ni même d’exercer son jugement en collectionnant des œuvres. Dans le cercle des historiens de l’art que je connais, il n’y en a qu’une petite minorité qui dessine ou collectionne.

La situation est à l’inverse de celle du passé. Les ancêtres de l’histoire de l’art, Giorgio Vasari, Karel Van Mander ou Joachim Sandrart étaient des peintres et n’auraient pas imaginé un instant que le jugement de goût puisse être indépendant d’un savoir théorique et pratique ou encore que ces savoirs excluaient le jugement de goût. En fait, ils avaient raison. On ne peut écrire l’histoire de l’art sans décider de la valeur artistique des objets pour les inclure, les exclure ou leur donner plus ou moins d’importance. L’option aujourd’hui fréquente qui consiste à dire qu’on fait l’histoire de ce qui était considéré comme l’art à une époque ou une autre ne peut échapper à l’inconsistance que de deux manières: soit en se limitant à l’histoire du vocabulaire artistique, soit en incorporant l’art militaire.


La dissociation entre savoir et pratique n’est pas générale. Du fait de la technicité particulière de la musique, il est difficile d’imaginer un musicologue incapable de se servir d’un clavier. Il est encore moins imaginable qu’un expert en vins soit incapable de les identifier, qu’il évalue un bourgogne en le prenant pour un bordeaux. Cela rendrait pourtant les mêmes services, dès lors qu’il saurait se prononcer sur le niveau de qualité du vin et sur son accord avec les mets. En réalité, on sait bien que s’il y parvient, il parvient aussi à identifier les vins. On s’opposera donc doublement à Kant, en considérant le jugement de goût à la fois comme intéressé et comme dépendant d’un savoir. Mais alors, qu’en est-il de son universalité?

Nier qu’il y parvienne sous prétexte que la grande majorité de l’humanité ignore la peinture de Boucher et que beaucoup de gens ne font pas la différence entre une peinture sur toile et sa reproduction photographique serait absurde. L’universalité des lois physiques ne tient pas au nombre de personnes qui les connaissent. Le beau pourrait être universel sans que cela se sache. Les querelles d’experts ne constituent pas un argument non plus. Si on examine les résultats du connoisseurship depuis sa naissance, on est forcé d’admettre qu’il s’agit d’une discipline aux résultats largement cumulatifs. Quels que soient les tâtonnements et les erreurs qui en jalonnent l’histoire, il serait ridicule aujourd’hui d’attribuer à Dürer une bonne partie des œuvres qui figuraient à son catalogue vers 1900, pour ne rien dire des attributions plus anciennes. On objectera que le problème posé porte sur le jugement de goût et non sur l’attribution, mais il est difficile de croire que la sensibilité croissante aux différences stylistiques les plus minimes n’entraîne pas une amélioration du jugement esthétique.

Parmi les plus remarquables connaisseurs du siècle passé, il faut citer Roberto Longhi, celui qui a réussi à dégager la personnalité de Caravage qu’on confondait si facilement avec ses imitateurs. De quoi se nourrissait l’acuité de son jugement qui en a faisait aussi le plus heureux des collectionneurs? Il suffit de voir un dessin de lui pour comprendre que rien ne lui échappait. Dans sa manière de procéder, il n’y avait aucun clivage entre le jugement du connaisseur, le talent du dessinateur et le savoir de l’historien, de sorte qu’ils y gagnaient tous trois.

Henry_Herbert_La_Thangue_-_The_Connoisseur_1887Et pourtant, le goût du connaisseur n’est pas indépendant de l’esthétique de son temps et il est évident que personne aujourd’hui ne reprendra à son compte les jugements de Vasari sur l’art médiéval ou sur les Vénitiens, ou encore les notes que Roger de Piles distribuait aux peintres comme à des collégiens[16]. Comment alors pourrait-il prétendre à l’universalité?


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De l’agréable au beau

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Considérons que l’agréable correspond aux jugements subjectifs du type « j’aime ça » ou « je n’aime pas ça » et que le beau est ce sur quoi tout le monde devrait être d’accord dans un monde bien fait. Pour passer de l’un à l’autre, il y a différents obstacles à franchir. Le premier est psychologique. Selon les conditions d’éducation et l’histoire personnelle qui forgent la sensibilité, on aimera ou n’aimera pas la violence dans un roman ou un film. Selon les contradictions qu’elles nous imposent, un effet cathartique se produira ou ne se produira pas. La différence des appréciations dépend aussi du niveau de compétence. Le jugement de l’homme de métier est certainement plus fondé que celui du badaud.

Il y a enfin le jugement de celui qui appartient à la même société et de ceux qui en sont éloignés dans l’espace ou le temps. Il existe une multitude de tableaux peints à la manière des peintres du XVIIIe siècle qui ne donnent ni plus ni moins d’agrément à l’amateur inculte que les œuvres des maîtres anciens, à supposer qu’ils distinguent un tableau peint à l’huile sur toile de sa reproduction photographique. En ce qui concerne le mobilier, rare sont ceux qui font encore la différence entre le bois et l’aggloméré plaqué, à plus forte raison entre le plaquage scié et déroulé. Inversement, aux yeux du connaisseur, le beau et l’agréable tendent à se rejoindre, car il ne trouve guère d’agrément aux feuillages bâclés d’un pastiche de Fragonard et aux meubles dits de style, vernis au pistolet et décorés de faux trous de vers. C’est pourquoi le goût du connaisseur peut rejoindre celui du XVIIIe siècle, comprendre et même partager son jugement sur les œuvres.

Mais cela ne signifie pas du tout que l’agrément soit de même nature pour le connaisseur d’aujourd’hui et le commanditaire d’hier. En l’absence de placage déroulé et d’aggloméré, le commanditaire aurait difficilement pu apprécier qu’on n’y ait pas eu recours. Le connaisseur part forcément de ce qu’il connaît dans son entourage familier, pour aller vers un ailleurs ou un passé qui le séduit entre autres par le fait d’être différent. Il ne peut pas, en tout cas spontanément, ressentir la même chose devant l’objet que ceux pour lesquels il était ou est familier. Ce « regard éloigné », selon l’expression de Claude Lévi-Strauss, peut amener, par exemple, à valoriser les œuvres qui étaient archaïques – et donc les plus éloignées de nous – aux dépends de ce que les contemporains appréciaient comme un renouvellement. Dans la musique de la Renaissance, nous sommes souvent séduits par des restes de modalité, alors que les musiciens s’efforçaient le plus souvent de les corriger à coups d’altérations, conformément à la pratique de la musica ficta. En travaillant sur la sculpture gothique des années 1220, j’ai eu du mal à comprendre pourquoi des sculpteurs de la cathédrale d’Amiens, au style sommaire et rigide, ont plu au point d’être invités sur le chantier de la cathédrale de Reims où travaillaient des artistes bien plus raffinés. Mais une fois remarqué que la combinaison de la grâce rémoise et du style discipliné d’Amiens menait à de nouveaux dépassements, ma perception des sculpteurs amiénois a changé et je pense avoir mieux compris ce que recherchaient à la fois les commanditaires et les artistes.

Bien entendu, comprendre une œuvre n’est pas la même chose que l’apprécier. On peut comprendre parfaitement ce que fait Jeff Koons, n’éprouver aucun plaisir à voir ses œuvres et les trouver laides. Il est aussi possible de trouver agréable une œuvre sans la comprendre ou en la comprenant de travers, mais le beau pourrait bien être ce qui permet au connaisseur appartenant à une autre société de rejoindre l’artiste et son public dans une même appréciation, car si la connaissance n’est pas l’accès au beau, elle l’ouvre. C’est ainsi que la connaissance des autres cultures permet l’universalité – en fait toujours relative – de notre propre jugement.

Cette conclusion est fréquemment évitée aujourd’hui à l’aide de deux sophismes. Le premier consiste à assimiler le jugement de goût à l’impression subjective que produit l’objet. Pour parvenir au même jugement sur les œuvres que les hommes d’une culture passée ou éloignée, il faudrait les ressentir comme eux. Les discussions sur l’interprétation de la musique ancienne donnent de bons exemples de cette attitude. On constate d’abord avec raison que nos orchestres sont généralement plus fournis que ceux du passé et nos instruments plus puissants. On en déduit qu’une reconstitution fidèle des œuvres nous fait un effet différent de ce que ressentaient les Anciens, de sorte qu’il faudrait augmenter les effectifs et « améliorer » les copies d’instruments par rapport aux originaux pour que la musique nous fasse le même effet que sur ses contemporains. Admettons sans y croire que cela nous rapprocherait de leur perception de cette musique: il ne s’agit jamais là que d’apprécier un objet différent et de moindre intérêt. En fait, parmi les nombreuses satisfactions que nous ont apportées les musiciens et les facteurs d’instruments bien informés en permettant la résurrection de ces œuvres dans la seconde moitié du XXe siècle, il y a la redécouverte de sonorités claires et précises permettant d’entendre les moindres finesses d’une symphonie de Beethoven, naguère noyées dans une patte sonore indistincte et tonitruante. Renoncer à la quête d’authenticité, comme on le fait à nouveau trop souvent aujourd’hui, c’est perdre les fruits de décennies d’efforts récompensés.

C’est aussi face au problème de la musique ancienne qu’on entend le plus souvent un second sophisme: l’authenticité de l’interprétation serait un mythe. Il faudrait se mettre dans les conditions de l’époque, en partager les mœurs, abandonner le chauffage central et ainsi de suite, pour y parvenir vraiment. En fait, les deux sophismes sont apparentés en subordonnant la fidélité à l’œuvre aux conditions subjectives de la réception. Mais surtout, celui-ci confond le relatif et l’absolu. De même qu’on fait une distinction entre un café chaud et un café froid, on constate qu’une interprétation est plus authentique qu’une autre. Il n’y a certainement pas plus d’interprétation totalement authentique que de café totalement chaud. L’authenticité est un horizon, qu’il s’agit d’approcher le plus possible, exactement comme l’objectivité du jugement de goût. Dans la mesure où un café peut être chaud, une interprétation peut être authentique et un jugement objectif[17].


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Le goût et le style

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Le terme de goût est né au XVIe siècle et joue un rôle important dans l’esthétique de l’époque moderne, mais la réalité qu’il exprime se retrouve facilement à d’autres époques, ainsi chez les commanditaires ecclésiastiques des cathédrales gothiques qui étaient des amateurs éclairés, voire des connaisseurs. Le goût porte plus ou moins sur l’agréable et le beau selon sa propension à l’universalité et, de fait, il est plus ou moins partagé à l’intérieur d’une société. Il s’étend du goût personnel à celui d’une classe sociale, lui servant éventuellement à se distinguer des autres, et même à celui de la société entière par mimétisme.

Le goût s’éduque, ce qui ne veut pas dire qu’il s’inculque, sans quoi on ne comprendrait pas ses transformations et la possibilité d’admirer l’originalité, à dose il est vrai très variable. La seule répétition de l’acquis ne suffit pas à caractériser le goût, sans quoi il se confondrait avec le conformisme et ne varierait pas. Il est plus ou moins ouvert historiquement et géographiquement en fonction de la connaissance du passé et des autres. La référence à l’Antique est permanente dans la culture européenne, ou plutôt elle l’était jusqu’à une époque récente, mais elle ne l’a pas empêchée de s’ouvrir à différent moments à l’art oriental ou extrême-oriental.

Comme le goût, le style se dit d’un individu, d’un milieu ou d’une société entière. Le terme de style s’entend ici au sens actuel du mot et non pas au sens de l’ancienne rhétorique qui en faisait le niveau conventionnel d’expression plus ou moins relevé (stylus humilis, mediocris, grandis) qu’un même auteur choisit en fonction du sujet à traiter. Le style est une contrepartie du goût, son expression artistique par la récurrence des formules appréciées et l’évitement non moins caractéristique de ce qu’on juge de mauvais goût.

Le caractère aussi variable que sélectif du style peut s’illustrer d’un exemple radical: le passage du rococo au néoclassicisme en France. Cela dure à peu près une génération, le temps nécessaire à la relève des artistes. Pratiquement tous les ingrédients du rococo ont été rejetés, comme l’exubérance ornementale, la prédominance des courbes, la thématique galante et frivole, au profit d’un retour à l’Antique, d’un style géométrique et sévère privilégiant les droites, de thèmes héroïques, moralistes et civiques. Au XVe siècle, le passage dans toute l’Europe du style gothique international à un style sobre mis en place simultanément dans les Flandres et à Florence (Robert Campin, Masaccio…) est un phénomène comparable.

Bien entendu, un style regorge de déterminations sociales et idéologiques. Ce n’est pas par hasard que le néoclassicisme repose sur une idéologie qui sera celle de la Révolution. Le changement artistique du XVe siècle n’est certainement pas sans rapport avec le puritanisme croissant dont témoignent les lois somptuaires. On ne s’étonne pas que la tragédie française classique mette en scène des personnages du passé qui ressemblent comme des frères à la noblesse d’Ancien Régime avec les mêmes préoccupations: le pouvoir, l’amour et la guerre. Il n’y a sans doute aucun phénomène stylistique qui ne relève de déterminations comparables, mais cela n’explique pas grand-chose et confine à la lapalissade: l’iconographie religieuse était importante au Moyen Age parce que le clergé était le principal commanditaire; les tombeaux les plus riches sont toujours ceux des chefs, les hommes préhistoriques s’intéressaient aux animaux, et ainsi de suite.

Un style est d’abord une considérable sélection des moyens expressifs. La peinture de l’Egypte ancienne ne connaît pas le choix entre face, trois-quarts et profils: les personnages ont la tête de profil, le torse de face, les bras et les jambes de profil. Le théâtre de Racine utilise en tout trois mille sept cent dix-neuf mots, sur un vocabulaire courant de vingt-cinq mille environ[18]. Il ne s’agit pas d’une excentricité de cet écrivain, mais d’un choix normal dans le théâtre classique français. L’émaillerie romane fait pour l’essentiel alterner un bleu précieux et l’or, les autres teintes, essentiellement le bleu clair, le blanc et le vert, n’étant utilisés qu’avec parcimonie. A partir de la Renaissance, la sculpture jugée artistique ne porte plus de polychromie, contrairement à celle qui est destinée à arracher des larmes aux dévots. On pourrait multiplier les exemples sur des pages entières.

Les causes de ces limitations ne peuvent en aucun cas se réduire à des intérêts idéologiques. Elles sont trop diverses, souvent techniques, comme le choix de couleurs naturelles durables ou le fait que dans la musique de la Renaissance, l’ambitus, c’est-à-dire l’intervalle entre la note la plus basse et la plus haute utilisée dans une composition, ne s’affranchit pas des limites de la voix humaine. Mais il y a aussi de nombreuses causes pratiques: un système relativement simple et conventionnel favorise l’apprentissage du métier, permet une plus grande rapidité de conception et d’exécution, tout en favorisant la compréhension de l’œuvre par son public. Les musiques qui font une place importante à l’improvisation en donnent de bons exemples, comme celle du XVIIIe siècle et à plus forte raison les musiques non écrites, dont le jazz. Les peintures où le contour est un trait visible, des Egyptiens au Moyen Age, exigent une ligne nette, tracée d’un coup sans repentir, ce qui suppose des formes mémorisées et donc une forte conventionnalité. Plus généralement, la rapidité d’exécution du peintre est une qualité artistique encore du temps de Dürer et elle est techniquement indispensable dans la fresque. Or elle suppose des tours de main familiers et donc des conventions.

On ne saurait négliger les raisons esthétiques de ces limitations. Depuis saint Augustin, la réflexion sur le beau met en avant le couple paradoxal de l’unité et de la variété (unitas/varietas). Or l’unité est précisément ce que produisent les limitations stylistiques. Il s’agit en somme de trouver un bon équilibre entre les deux, ainsi en musique où les variations permettent de répéter un thème sans lasser. C’est par exemple le cas des Variations Goldberg. Mais, si le thème est trop long et trop caractérisé, cela peut devenir ennuyeux, comme dans le Boléro de Ravel. De même, les baies des cathédrales gothiques ont longtemps eu toutes le même remplage assez simple, le plus souvent deux lancettes surmontées d’un cercle, ensuite d’une rose ou d’un quadrilobe. Lorsque le remplage s’est complexifié dans la seconde moitié du XIIIe siècle, on a compris que sa répétition entraînerait la lassitude et on s’est mis à le varier d’une fenêtre à l’autre. Enfin, la variété s’obtient dans le temps par le changement stylistique, lui-même porté par le changement du goût. A chaque moment d’une évolution stylistique, des artistes proposent des déviations par rapport aux règles dans les limites du tolérable, suscitant parfois la polémique et finissant par transformer le système artistique. Selon les sociétés et les époques, ces transformations peuvent être plus lentes ou plus rapides. L’art égyptien se caractérise par une grande stabilité, redoublée par le retour à des styles antérieurs, comme celui du Haut Empire à la basse époque, mais il lui est arrivé de connaître un changement radical et momentané avec la brève période amarnienne.

Les limitations des moyens d’expression sont à ce point nécessaire pour donner son unité à un style qu’elles présentent souvent un caractère arbitraire, soit qu’elles l’aient toujours eu, soit que leur raison d’être ait disparu. La musique occidentale en donne de bons exemples. La tierce ne s’est vraiment imposée comme une consonance qu’au XVIe siècle et, à cette époque, les suites de tierces qui passaient jadis pour des fautes ne se comptent plus. Inversement, les suites de quintes courantes au Moyen Age sont progressivement devenues des fautes. On sait bien que Pythagore plaçait la quinte dans les consonances, contrairement à la tierce. Mais les théoriciens médiévaux pouvaient aussi bien accepter la répétition d’un intervalle parce qu’il est consonant ou le refuser parce que sa consonance répétée est banale[19]. L’essentiel est finalement que tout ne soit pas permis.

Quel rapport entre les limitations du style et celles du goût? Bien entendu, celles du goût déterminent celles du style et il est peu probable que le contraire soit vrai, car le style est nettement plus limité que le goût. L’évolution qui a banalisé la tierce, au point d’ailleurs que les suites de tierces soient jugées banales à leur tour, supposait un goût pour les tierces que le style prohibait et a fait évoluer le style. De même, les objets exotiques qu’on importait, comme les porcelaines chinoises à partir du XVIIe siècle, n’obéissaient pas aux règles esthétiques en vigueur, mais la chinoiserie est venue à la mode, a été imitée et a fait évoluer le style. Dès lors que les limitations du style ne se confondent pas avec celles du goût, elles ne sont pas des limitations de l’universalité du beau. Un style demande certes une certaine uniformité, mais l’uniformité du style n’est ni celle du goût, ni une objection à l’université du beau. Chacun peut préférer le rococo au néoclassicisme ou inversement, mais personne n’est obligé de le faire.


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Le beau est la complexité intégrée en-dehors ou au-delà de toute fonctionnalité

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On comprend pourquoi Kant voulait un jugement de goût désintéressé, car il est vrai que les divergences esthétiques peuvent s’expliquer par les intérêts particuliers ou les conditionnements qui les suscitent. C’est ce que nous avons vu à propos du beau naturel, avec la prise en considération de l’excès et de l’inhumain sous la forme du sublime. C’est vrai du beau artistique: nous avons rappelé les intérêts idéologiques que met en jeu le passage du rococo au néoclassicisme. C’est doublement vrai du beau mimétique où joue, outre le style, le choix des sujets.

Mais pourquoi voulait-il aussi séparer le jugement de goût de la connaissance de l’objet? Parce qu’il était à la recherche d’une subjectivité universelle, ce que Hegel lui a reproché[20]. Ce qui plaît sans concept existe pourtant: nous partageons avec les animaux des instincts qui nous font rechercher la nourriture et le sexe même sans en avoir le concept et nous permettent d’en tirer un plaisir. La recherche du plaisir appartient au sujet et est donc par définition subjective, de sorte qu’il s’agit bien là d’une subjectivité universelle. Mais cela ne signifie pas qu’un jugement objectif contredirait la beauté de son objet. Il s’agit là d’un point fondamental: la beauté d’un objet ou d’une œuvre peut être reconnue à travers une perception différente, comme celle du « regard éloigné ». L’abondante sculpture antique a traversé les siècles, chacun y trouvant ce qu’il voulait, mais provoquant admiration et imitation depuis l’art roman jusqu’à Pablo Picasso. Il ne s’agit plus là d’une subjectivité partagée, mais d’un jugement objectif, car le beau peut être reconnu à partir de sensations, de perceptions et de conceptualisations très différentes. On pourra toujours trouver un excentrique niant l’intérêt de la sculpture antique. Cela n’enlève rien à l’objectivité du jugement, car tout le monde ne partage pas un jugement objectif. Inversement, ce serait une objection si nous parlions d’une subjectivité partagée. Comme on l’a vu à propos de la musique ancienne, notre appréciation subjective ne peut être celle des contemporains, mais nous pouvons aimer les mêmes chefs-d’œuvre sans qu’il soit besoin de les moderniser pour cela. Le succès de la phénoménologie, ou plutôt des applications qu’on en a faites, est largement responsable de la réduction du beau comme de l’art à la perception subjective qu’on en a.

On comprend mieux ainsi le rapport à la connaissance. La connaissance rationnelle n’est pas nécessaire au désir et à l’appréciation de belles choses: elle l’est en revanche pour comprendre qu’elles sont belles, ce à quoi la perception ne suffit pas. Lorsqu’un art nous est étranger, nous pouvons parfois en saisir intuitivement la beauté, mais pas toujours. Le détour par la connaissance, l’observation de particularités qui n’avaient pas immédiatement attiré notre attention, peuvent nous en ouvrir l’accès. C’est par exemple le cas de la compréhension des techniques artistiques ou encore de la fonction des œuvres dans une société.

Cela dit, le plaisir esthétique n’est ni gratuit, ni désintéressé. Il est possible que Kant essaie de saisir autre chose avec ces mots: l’inutile qui est bien un caractère du beau. La sexualité dépasse de loin le besoin de reproduction, pas uniquement chez l’homme, et c’est parce qu’elle est au-delà de l’utilité qu’elle possède une dimension esthétique. Comme beaucoup de choses inutiles sont laides, l’inutilité ne suffit pas à caractériser le beau. En outre, une chose peut être belle et utile, mais elle serait aussi utile si elle était laide et aussi belle inutile. Le beau est en soi inutile: il est un excès par rapport à toute fonction, comme l’est l’érotisme par rapport à la reproduction de l’espèce ou la cuisine par rapport à la nourriture. Ou encore, il ne répond pas au besoin, mais au désir.

La caractérisation du beau en termes d’unité et de variété est évidemment insuffisante, mais elle n’est pas fausse. S’il ne s’agissait que d’unité, un point serait parfaitement beau. S’il ne s’agissait que de variété, le beau serait le désordre. En fait, il faut un ordre pour qu’il y ait variété dans l’unité, ce qui n’exclut pas le beau naturel: le diamètre des branches d’un arbre, par exemple, est ordonné par la croissance. Cela dit, la complexité ordonnée ne suffit pas à définir le beau, sans quoi un Etat ou une machine seraient beaux en soi. Il doit s’agir d’une complexité ordonnée au-delà d’éventuelles fonctions, de l’utilité ou du bien. A première vue, l’œuvre d’un névrosé obsessionnel remplit cette condition, mais en fait, la névrose est une inadaptation fonctionnelle et l’obsessionnel prend pour utiles des tâches qui ne le sont pas. Elle est en-deçà et non au-delà de cette condition. Or, la nature inanimée ignore la fonctionnalité et la nature animée la dépasse. Que l’érosion puisse donner une courbure régulière à un caillou s’explique certainement très bien du point de vue géologique, sans faire appel à une finalité imaginaire. On explique couramment les mimétismes animaux en termes utilitaires, comme des camouflages par exemple, mais on a suffisamment montré, depuis Roger Caillois, que de telles explications ne rendent compte que très partiellement des faits[21].

La complexité est devenue un important thème de recherches depuis un demi-siècle environ, tout en étant difficile à définir[22]. Ces recherches concernent les domaines les plus divers, de la biologie à la sociologie, ce qui ne facilite pas l’entente sur une définition. A défaut, on comprend surtout la complexité négativement, comme l’impossibilité de faire entrer un processus dans un algorithme.

Cela pose le problème des régularités naturelles. On s’émerveille de retrouver la géométrie dans la nature, sous la forme de symétries, comme celles des animaux et des fleurs, ou de courbes régulières, comme la spirale du nautile, sans cesse prise en exemple. ammonites heretomorphesMais on oublie vite qu’il s’agit d’approximations. Tout n’est pas symétrique dans le corps humain, certains organes, comme le cœur, étant désaxés, tandis que la spirale du nautile n’a pas la rigueur qu’on obtiendrait à l’aide d’une machine. Le visage humain est symétrique, mais une expérience (courante sur internet) consiste à dédoubler l’une des deux moitiés d’un visage régulier pour le rendre rigoureusement symétrique: on s’aperçoit ainsi qu’il l’était bien moins qu’on ne le croyait. Quant au visage obtenu par le report d’un côté, on dira qu’il manque de « naturel ».

La régularité géométrique ne suffit donc pas à définir le beau. Une spirale est plus intéressante qu’une simple droite, mais une coquille de nautile est plus intéressante qu’une spirale dessinée à l’ordinateur. A première vue, il y a une contradiction: quelque chose comme une régularité irrégulière semble un trait de la nature. Mais les choses deviennent plus claires si on parle d’une régularité sans exactitude. La nature n’est pas une machine à calculer et tout y interagit. Il serait donc étonnant que sa géométrie soit rigoureuse. Or le processus par lequel les éléments d’un organisme s’y mettent en place est ce que les biologistes appellent l’intégration, un processus non déterministe, mais produisant un tout dont les propriétés dépassent la somme de celles des parties. Et cela pourrait bien être ce que nous appelons le beau.

On comprend mieux en définissant le beau comme une telle complexité intégrée, organisée en-dehors ou au-delà de toute fonctionnalité, en quoi l’art est imitation de la nature, non pas au sens restreint qu’a critiqué Hegel[23], celui de la copie exacte des objets du monde extérieur, mais au sens que le Moyen Age donnait à ce mot: produire à la manière de la nature. Si l’art ne remplissait pas à sa manière une telle exigence, s’il n’était pas une forme d’intégration, il manquerait d’intérêt, car il suffirait de regarder la nature pour le trouver indigent. On comprend aussi pourquoi les Anciens s’extasiaient d’une statue en remarquant qu’on la croirait vivante. Bien sûr, c’est une manière de vanter l’imitation scrupuleuse des apparences, mais c’est aussi reconnaître ce je-ne-sais-quoi qui est plus « vivant » qu’une froide symétrie et qui fait toute la différence entre un visage humain et un visage recomposé en en dédoublant la moitié.

Tel que nous avons l’avons défini, le beau n’a aucun rapport avec la moralité et est même amoral dans son principe, par l’exclusion de la finalité. Le sentiment esthétique peut se soumettre à la moralité, mais c’est un fait qu’il entre facilement en conflit avec elle, comme envers n’importe quelle finalité qui lui est étrangère. L’iconoclasme aveugle de la Réforme, par exemple, est largement dû à un conflit entre esthétique et moralité.

La définition du beau ici proposée permet de résoudre quelques difficultés rencontrées plus haut. En ce qui concerne le beau naturel, on a vu combien la subjectivité était engagée, mais les variations subjectives du goût, par exemple sur la relative sveltesse des corps n’affectent pas la définition: une femme peut être parfaitement proportionnée avec plus ou moins d’embonpoint, selon qu’elle ressemble à une Vénus de Cranach ou de Titien. La même conclusion s’étend évidemment au beau artistique. Les styles entraient constamment en conflit, mais le goût était plus tolérant que le style et, en dehors de l’époque contemporaine, les œuvres d’art les plus diverses répondaient à notre définition du beau. Quant à savoir si l' »art » contemporain y répond, c’est un faux problème dès lors qu’il ne se définit pas par la référence au beau.

La définition du beau que nous proposons donne sens à la notion d’imitation de la nature et même aux variations de cette notion. Nous pouvons désormais étudier la manière dont l’art a satisfait à cette exigence d’intégration d’une époque à l’autre, puis y a renoncé et s’est proprement désintégré.



L’évolution du système artistique

A partir du Ve siècle avant J.C., la sculpture grecque parvient à représenter le corps humain avec une exactitude mimétique qui dépasse tout ce qui s’était fait auparavant. Ses chefs-d’œuvre ont servi d’idéal artistique dominant dans l’empire romain et, de copies de copies en imitations d’imitations, le sont resté jusqu’au XIXe siècle dans la sculpture, mais aussi dans la peinture. L’emprise des ordres vitruviens sur l’architecture s’y ajoutait pour compléter le modèle. L’art de l’époque industrielle est devenu de plus en plus une réaction contre cet héritage.

Bien sûr, il y avait eu des innovations totalement indépendantes de ce legs, non seulement endogènes comme l’architecture gothique, mais aussi exotiques comme le goût des tissus orientaux au Moyen Age ou des chinoiseries au XVIIIe siècle. Dès l’invention de la polyphonie, la musique n’a plus grand-chose à voir avec la tradition antique. A l’époque industrielle, bien des phénomènes artistiques se situent hors de son emprise sans constituer davantage des réactions contre elles. A partir du milieu du XIXe siècle, l’éveil des nationalismes a conduit nombre de compositeurs à chercher l’inspiration dans les traditions musicales de leurs pays, de Dvorak et Rimski-Korsakov à Bartók, Prokofiev ou Britten. Ces ingrédients de couleur locale ne semblent pas avoir joué un rôle majeur dans l’évolution du langage musical en dehors de la musique de variété. Les références aux cultures traditionnelles sont toujours nombreuses dans l’art contemporain. A celles qui concernent la culture indigène s’ajoutent les recherches d’exotisme, comme le japonisme du XIXe siècle ou le goût de l' »art nègre » au siècle suivant. Mais les expériences de ce genre n’ont pas empêché l’uniformisation progressive du système artistique sur le modèle des pays les plus fortement industrialisés. Il semble donc qu’on peut tracer à grandes lignes l’évolution de ce système sans se soucier beaucoup des arts non occidentaux, ce qui est aussi pratique que regrettable. Si nous ne nous attarderons pas sur l’art chinois ou sur celui de l’Afrique noire, ce n’est pas pour les déprécier, mais parce que cela ne servirait à peu près à rien pour comprendre ce qui s’est passé à l’époque industrielle.

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Art et artisanat

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Le point de départ antique et médiéval est clair. Les mots technè et ars désignent un travail que n’importe qui ne peut pas réaliser et ne définissent pas une compétence qui serait exclusivement esthétique. Si l’on dresse le catalogue d’un artiste mythique comme Dédale, on y trouve le labyrinthe, les ailes d’Icare, des statues qui semblaient marcher, la vache de bois dans laquelle se cachait Pasiphaé pour s’accoupler avec son taureau, et ainsi de suite. A vrai dire, cela ressemble un peu au catalogue des œuvres et des projets de Léonard de Vinci.

Surtout, malgré l’évolution de la notion d’art qui lui fait désigner ensuite les œuvres dont la principale finalité est esthétique, il en reste quelque chose. Pour le commun des mortels, l’œuvre d’art est toujours un travail que n’importe qui ne pourrait pas réaliser. Lorsqu’elle ne satisfait pas cette condition, il est courant de dire que « ce n’est pas de l’art ».

Une sociologie reposant sur l’idée de Progrès met l’accent, pour l’Antiquité comme pour le Moyen Age, sur l’absence de distinction entre l’artiste et l’artisan afin de pouvoir louer ensuite l’émancipation de l’art à partir de la Renaissance[24]. Le statut des sculpteurs et des peintres de la Grèce antique est complexe et fait l’objet d’un débat après avoir été considéré comme misérable[25]. En tout cas, une riche historiographie et une critique des attributions se sont constituées autour des plus célèbres d’entre eux et de leurs chefs-d’œuvre, sans cesse recopiés à l’époque romaine. L’Histoire naturelle de Pline l’Ancien présente ces artistes comme célèbres et riches de leurs temps, leurs œuvres valant déjà des fortunes. Nous avons perdu les originaux, mais les copies permettent aux historiens de s’en faire une idée assez exacte et de constater qu’il s’agit effectivement d’œuvres décisives. Dès lors, on peut légitimement se demander comment la gloire de ces artistes se serait constituée tardivement, si elle n’était pas apparue de leur vivant.

A Rome, l’accueil enthousiaste de l’art grec est contredit par un idéal républicain de simplicité originaire, assimilant l’amour de l’art à un facteur de décadence. En dehors du genre spécifiquement romain des bustes d’ancêtres, l’essentiel de la production peinte et sculptée est constitué de copies et d’adaptations des originaux grecs d’époque classique ou hellénistique. A quelques exceptions près, cette soumission à des modèles prestigieux réduit les artistes contemporains à un rôle modeste et effacé. Les chefs-d’œuvre appartiennent au passé et, avant même d’être copiés, sont acquis et collectionnés. Comme nous l’apprend Cicéron dans ses discours contre Verrès, ils atteignent des prix vertigineux dans les ventes.

Il y avait dans l’espace publique et les temples une abondance de statues et de tableaux d’une qualité très variable, sans compter les tombeaux au bord des routes. Le tout-venant pouvait consister en statues de dieux sans têtes auxquelles l’acheteur faisait ajouter la sienne ou de sarcophages où un emplacement était réservé pour le buste du défunt, sculpté après l’achat.

Mais il y avait aussi des chefs-d’œuvre achetés ou pillés, en particulier dans les temples. L’Histoire naturelle de Pline l’Ancien ne manque pas d’en signaler la localisation aux amateurs lorsqu’elle les évoque, notant éventuellement qu’ils risquent d’échapper à l’attention du visiteur distrait.

La situation médiévale est tout autre. Si la peinture antique a largement disparu, en dehors de rares manuscrits enluminés, les vestiges sculptés subsistent à profusion et jouent de manière constante un rôle de modèle. Mais la capacité d’en distinguer les chefs-d’œuvre de la production ordinaire a disparu pour longtemps. Il faut attendre la sculpture du XIIIe siècle pour arriver à un niveau de technicité comparable et l’historiographie du XIXe siècle pour qu’on commence à distinguer les originaux des copies.

En dehors des petits objets, la production artistique médiévale est faite de commandes pour une destination particulière. Il n’y a pas de lieux d’exposition, tels que les pinacothèques antiques ou nos musées qui pourraient acquérir des œuvres mobiles dont le sujet iconographique serait indifférent. En outre, les œuvres ne sont pas revendues. Celles qui sont biens d’Eglise sont juridiquement inaliénables, tandis que l’aristocratie laïque ne semble pas remettre les siennes en vente. Les documents ne nous parlent le plus souvent que de dons et de prêts, particulièrement pour les livres enluminés. Faute de second marché, la critique d’art n’a pas de raison d’être, parce que le prix de l’objet a été décidé une fois pour toute entre l’artiste et le commanditaire et qu’il n’y aura plus d’occasion de l’évaluer. Il s’ensuit une conséquence importante: les œuvres ne peuvent pas valoir des fortunes, indépendamment de la richesse du matériau. Un artiste doué est payé sensiblement plus cher qu’un simple artisan, mais dans des proportions peu spectaculaires. L’étude des comptes de chantier de la cathédrale d’Exeter au début du XIIIe siècle a permis de conclure qu’un sculpteur était payé quatre fois plus qu’un tailleur de pierre ordinaire. Comme les sculpteurs de cette cathédrale ne sont pas les meilleurs de la période, on peut imaginer que la proportion était sensiblement supérieure pour les plus grands, mais tout cela reste bien raisonnable à nos yeux.


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Le retour du second marché

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L’habitude de collectionner se prend dans les cours pendant la seconde moitié du XIVe siècle, à partir de Jean, duc de Berry. Au siècle suivant, les œuvres des plus grands peintres, comme celles de Jan van Eyck, commencent à être recherchées après leur mort, faute de pouvoir encore leur en commander. Un second marché est donc réapparu et se développe rapidement. Il concerne bientôt les peintres vivants: les dessins de Léonard de Vinci sont immédiatement recherchés. Dürer se rend compte que les aquarelles qu’il avait produites comme de simples études étaient commercialisables et leur appose finalement sa signature ou la fait apposer par son élève Hans von Kulmbach. Sur le second marché, la valorisation des grands noms ne fait que croître et le retour à une situation qu’avait connue l’Antiquité fait de Dürer « l’Apelle des lignes noires », compte tenu de sa prédilection pour la gravure. Pour la même raison, la critique d’art refait surface, mettant de plus en plus l’accent sur la main du maître.

Les amateurs médiévaux ne jugeaient pas la qualité des arts à la richesse des matériaux. L’abbé Suger de Saint-Denis cite Lucien: Materiam superabat opus (le travail surpassait le matériau), tandis qu’Henri de Blois, évêque de Winchester faisait graver sur une pièce d’orfèvrerie: Ars auro gemmisque prior (l’art vient avant l’or et les pierreries). En revanche, ils n’auraient certainement pas imaginé une œuvre d’art dans un matériau bon marché. Ce fut pourtant ce qui se produisit dès le XVe siècle, avec l’apparition de la gravure et, au siècle suivant, la valorisation du dessin de maître. Il s’agit d’un phénomène général de relative dématérialisation de l’œuvre. Dans les Flandres, les retables peints et sculptés cèdent la place à des retables totalement peints où la grisaille imite la sculpture et les peintres imitent l’or et les pierreries plutôt que d’utiliser la dorure et l’incrustation. La sculpture non polychrome vient à son tour à la mode en Italie et en Allemagne. Enfin, la toile se substitue de plus en plus souvent au panneau de bois comme support de la peinture.

Giotto-Liberation_of_the_EreticoLa perspective, pratiquée à partir de Giotto sous une forme empirique, puis complètement géométrisée par Brunelleschi un siècle plus tard, assure la domination de la peinture en lui donnant le pouvoir illusionniste de mimer la troisième dimension, non seulement dans la figuration, mais aussi en remplaçant corniches et modillons par des trompe-l’œil, comme c’est déjà le cas dans la basilique d’Assise. La prouesse se substitue au prix du matériau.

Les marchands se mettent au commerce de l’art, en particulier à Anvers au XVIe siècle, diffusant un nouveau type d’œuvre: le tableau. De toile ou de bois, aisément transportable, il peut s’accrocher au mur avec son cadre. En l’absence d’une commande définissant le sujet à peindre, on propose le plus souvent des sujets passe-partout qui trouvent facilement acquéreur et qui, n’étant pas personnalisés, seront faciles à revendre s’il y a lieu, comme les scènes de genre. De l’Italie aux Flandres, le développement du commerce enrichit les marchands qui viennent grossir les rangs des acheteurs. Une production de second rang s’inspire des inventions et des compositions des plus grands, de sorte qu’elle contribue finalement à leur popularité et à leur prestige. C’est ainsi que Jérôme Bosch, mort en 1516, est très imité à Anvers dans les années 1540 et que certains tableaux produits dans ces années pouvaient encore passer pour authentiques il y a quelques décennies[26]. Une autre nouveauté de la période est la citation des gestes et des postures inventées par les peintres célèbres, tel le bras levé et l’index pointé du saint Jean Baptiste de Léonard de Vinci. Ces références constantes, caractéristiques du maniérisme, contribuent à leur tour à l’apparition d’un culte durable du génie qui se révèle à l’originalité de ses inventions et de ses compositions, sans cesse reproduites ensuite.

Cela dit, la naissance d’un marché plus large n’affecte en rien l’intérêt qu’il y a pour l’artiste à s’assurer le patronage d’une cour. A la fin du Moyen Age déjà, les plus grands étaient appelés à leur service par les princes, ce qui n’empêchait pas la réception de commandes plus modestes. La situation est cependant neuve, car l’apparition d’un véritable marché de l’art et d’écrits sur l’art propagent désormais leur renommée. Il faut néanmoins relativiser un refrain bien connu: au contact de l’humanisme, l’art serait devenu libéral. Il est bien vrai qu’il finit par faire officiellement partie des arts libéraux, mais il ne s’agit guère que d’une différence nominale avec le Moyen Age, où la distinction des arts mécaniques et libéraux était largement théorique et ne concernait plus les artistes depuis le XIIe siècle. En effet, l’importance prise par la géométrie dans leur pratique leur permettait de revendiquer la maîtrise d’un art libéral.


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Art et idéologie

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La même vision des ténèbres médiévales et de la Renaissance comme aube de temps meilleurs veut que les arts aient progressivement conquis leur autonomie. Mais il faut se demander ce qu’on entend par là. S’agit-il de l’autonomie de l’art quant à sa finalité ou de l’autonomie de l’artiste, de sa liberté en somme?

Si parler d’autonomie de l’art veut dire que l’art a une finalité propre, c’est une tautologie dès lors qu’il se définit par la finalité du beau. Si on veut dire qu’il n’en a aucune autre, c’est sans doute faux à toute époque. L’idée d’une émancipation progressive est largement une erreur due à la polarisation sur l’évolution des rapports entre art et religion en Europe. En dehors de cas limites, comme les œuvres des aliénés qui peuvent avoir une valeur esthétique, l’art a au moins la finalité de faire vivre plus ou moins bien l’artiste. Qu’il orne le corps d’un chef, son palais ou une église, il sert à affirmer un pouvoir. A mesure qu’il entre dans la sphère marchande, il prend une valeur spéculative; il sert aujourd’hui à blanchir l’argent sale. On n’en finirait pas d’énumérer ses finalités qui, du reste, sont parfaitement compatibles avec la sienne propre. Si on parle d’autonomisation de l’art dans un contexte particulier, il importe de dire par rapport à quoi. On parle volontiers d’une autonomisation par rapport aux corporations au début de l’époque moderne, ce qui est exact, mais on oublie volontiers que les corporations n’ont pas toujours existé, que leur tutelle ne caractérise que la fin du Moyen Age et encore pas partout, enfin que cette tutelle était une discipline interne des métiers artistiques comme des autres. Ce n’est pas l’autonomie de l’art qu’elle mettait en cause, mais celle de l’artiste.

L’autonomie de l’artiste est donc une autre histoire, sans être davantage celle d’une émancipation progressive. L’artiste doit satisfaire un public, composé entre autres de commanditaires, de clients, de marchands et de critiques selon l’époque. Il ne peut y parvenir sans partager largement son goût. De ce point de vue plus que de tout autre, la situation de l’époque préindustrielle et celle de l’époque industrielle doivent être distinguées.

Avant la période industrielle, il ne s’agissait guère d’un problème, le goût et le style étant les deux faces d’une même esthétique. L’artiste pouvait être dévergondé et défrayer la chronique, cela ne changeait rien à l’admiration que suscitaient ses œuvres, comme le montre le cas de Caravage. Ce peintre était aussi un audacieux novateur, dont la manière en a choqué plus d’un, mais cela n’empêchait pas les commandes et il s’agit sans doute de l’artiste le plus influent de sa génération.

En effet, l’insertion sociale de l’artiste ne mène pas au conformisme, car le public souhaite l’innovation, en dehors d’une fraction minoritaire. La musique en donne de bons exemples. Contemporain de Caravage, Monteverdi est le plus grand promoteur du nouveau style de mélodie accompagnée sur lequel repose l’opéra. On connaît les critiques qu’il a suscitées de la part du chanoine et musicien bolonais Giovanni Artusi, mais il a fait une carrière enviable à la cour de Mantoue puis à Saint-Marc de Venise, alors qu’Artusi est resté dans l’ombre. Un cas contraire et rare, mais non moins éloquent, est celui de Jean Sébastien Bach. Il n’a pas accepté le style galant qui se mettait en place de son vivant, lui préférant les complexités du contrepoint. Du fait de son conservatisme, sa carrière a été modeste. Il a bien essayé de se faire engager à la cour de Dresde, en envoyant le Kyrie et le Gloria de la Messe en si au prince-électeur, roi de Pologne, mais n’est pas parvenu à quitter Leipzig. Inversement, ses fils, particulièrement Karl Philip Emmanuel et Johann Christian, ont joué un rôle considérable dans le bouleversement stylistique et fait des carrières internationales, alors que la postérité leur a préféré leur père. Il y a une raison à cette préférence: l’amplitude des développements fondés sur la modulation était bien une innovation, mais elle allait à contre-courant pendant plus d’une génération. A partir des dernières œuvres de Mozart, elle est reconnue et devient un modèle. Le cas de la famille Bach, tout comme celui de Monteverdi et d’Artusi, montre que le goût n’est pas le conformisme. Le père reste à l’écart des innovations qui font le succès de ses fils, mais innove d’une autre manière qui sera reconnue dès la fin du siècle.

La notion de génie définit pendant la période moderne l’artiste qui parvient à imposer par la force de ses œuvres le bouleversement du style. La qualité de l’amateur d’art qui lui permet de juger et d’apprécier le génie est le goût, une notion qui prend une grande importance au XVIIIe siècle avec la naissance de l’esthétique comme discipline. A la fin du siècle, on commence sérieusement à opposer le génie et le goût, autrement dit la liberté de l’artiste et l’attente du public, une évolution qui mène au culte du génie romantique et à son corollaire, le mépris des académies, des critiques et des bourgeois qui n’y comprennent rien.

L’apparition simultanée de l’esthétique et de la critique d’art était celle d’un discours sur l’art qui n’était plus celui des artistes eux-mêmes. Il est toujours bien vivant et on peut l’appeler le point de vue du consommateur. Les explications sociologiques données de ce phénomène ne sont pas convaincantes. Il s’agirait de la conséquence d’un élargissement de la clientèle, jadis nobiliaire, de la naissance d’un public vaste et divers à quoi répondrait l’apparition d’une nouvelle forme d’exposition, le Salon. C’est oublier que l’élargissement du marché de l’art est bien antérieur. Depuis le XVe siècle en tout cas, les banquiers et les marchands font partie des acheteurs. Au siècle suivant, une production massive de tableaux se met en place à Anvers, puis en Hollande, la clientèle aristocratique n’en absorbant qu’une faible part. Or l’esthétique et la critique d’art ne sont pas nées dans ce contexte. Jusqu’au XVIIIe siècle, le discours sur l’art est resté pour l’essentiel celui des artistes eux-mêmes, y compris l’historiographie, avec Vasari, Van Mander et Sandrart. Leur jugement critique porte essentiellement sur ce que nous appelons la forme, en particulier dans l’interminable querelle sur l’importance respective du dessin et du coloris. Pour donner des notes aux artistes, Roger de Piles se sert de quatre critères: la composition, le dessin, le coloris et l’expression, tandis que la thématique n’est pas prise en considération. Ces critères ne disparaissent pas, mais il suffit de lire Diderot pour apercevoir le changement d’accent: le choix des sujets et leur signification morale deviennent essentiels avec le rejet du libertinage de Boucher et l’exaltation de la sentimentalité de Greuze.

L’attitude de Diderot n’est pas étrangère à celle des artistes eux-mêmes, car le même moralisme est à l’œuvre chez les novateurs et intrinsèque au néoclassicisme. En fait, le débat idéologique s’est emparé de la scène artistique dans les décennies qui mènent à la Révolution. La nature du débat est au moins aussi neuve que les idées exprimées: des personnes qui n’ont ni autorité, ni compétence artistique se donnent le droit de juger les œuvres et ne font plus confiance pour cela à l’Académie, émanation du pouvoir royal. L’art doit parler au sentiment que chacun de nous possède et qui nous permet de vérifier si nous sommes touchés par ses produits. Ce point de vue optimiste sur la nature humaine est bien dans l’esprit du siècle et trouve sa plus forte expression chez Rousseau. Alors que le dogme du péché originel et de la corruption de la nature humaine justifie la contrainte exercée par le pouvoir, la progression des idées démocratiques repose sur le rejet de ce dogme.

Considérer la critique d’art du XVIIIe siècle comme une activité subversive semble absurde, d’où les explications insuffisantes de son apparition. Et pourtant, il est assez facile de s’apercevoir qu’elle permet une critique à peine indirecte de la situation politique et sociale. Pour revenir à l’opposition entre les bergeries de Boucher et les scènes paysannes de Greuze, il faut noter que le berger qui garde son troupeau, une activité peu laborieuse, symbolise les dominants qui vivent du travail d’autrui et jouissent de l’oisiveté: le clergé et la noblesse. Aussi Marie-Antoinette jouait à la bergère et, bien plus tard encore, le pape Pie XII se faisait photographier entouré de moutons dans les jardins du Vatican. Pie XII Vatican moutonsLe paysan en est l’antithèse exacte, celui qui nourrit les autres de son travail. Avant même la Révolution, il est relayé dans l’iconographie par les vieux Romains, symboles de vertu républicaine et guerrière. L’art est devenu un champ de bataille idéologique, ce qui est une nouveauté. Il pouvait glorifier le pouvoir auparavant, mais cela ne se traduisait pas par des affrontements esthétiques: la diffusion du gothique français, de la Renaissance italienne ou du style versaillais et les résistances à ces styles ne suivaient pas des lignes de démarcation politiques. La Querelle des Anciens et des Modernes, au XVIIe siècle, opposait les inconditionnels de l’imitation de l’Antiquité à ceux qui cherchaient de nouvelles sources d’inspiration, mais il serait difficile de trouver entre les uns et les autres, tous au service du roi, le moindre clivage politique.

De la Révolution aux Trois Glorieuses, les régimes les plus différents se sont succédé en France à un rythme exceptionnellement rapide: abolition de la monarchie, république, directoire, consulat, empire, restauration de la royauté, monarchie parlementaire, soit en moyenne un bouleversement politique tous les sept ans. Cela fait autant de politiques artistiques différentes, avec des arts officiels successifs et des résistances à chacun d’eux. Cette fois, les esthétiques opposées répondent largement à des idéologies et les chefs-d’œuvre sont souvent des manifestes: mystique révolutionnaire puis impériale chez David, religieuse chez Caspar David Friedrich, pour ne rien dire de la Liberté sur les barricades de Delacroix.

Chaque pouvoir imprimant rapidement sa marque sur le cadre de vie, des styles sont créés à la vitesse des modes, prenant le nom des régimes: Directoire, Consulat, Empire, Restauration, Charles X, Louis-Philippe. Vienna_Kaiserliches_Hofmobiliendepot_Mayerling_1831En Allemagne et en Autriche, une rupture se produit avec le goût étranger, menant au style qu’on a nommé Biedermeier par dérision, en fait d’une audace et d’une modernité comparables à celles de la musique de Beethoven, avant qu’il ne finisse dans la mièvrerie. Mais une lassitude envers le présent se fait aussi jour. Les Anglais ont toujours eu à cœur leur architecture gothique et on passe progressivement de l’entretien ou de l’aménagement des monuments à l’imitation du style, en somme au néo-gothique. Les Allemands suivent bien avant les Français, mais la peinture de style Troubadour entre en scène dès l’Empire et des arcatures gothiques commencent à décorer les meubles sous Charles X. L’historicisme est né, formant une composante stylistique durable, souvent associée au catholicisme réactionnaire, mais de loin pas toujours.

Dans un tel contexte, le goût est chahuté entre des tendances incompatibles, comme en témoigne la querelle des classiques et des romantiques au théâtre et en peinture. Il ne s’agit pas d’une nouvelle querelle des Anciens et des Modernes, car de partout, le goût est dévalorisé au profit du génie. Face aux censeurs et aux critiques, les artistes, soutenus par leurs alliés, revendiquent l’autonomie qui permet à leur génie de s’exprimer.


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L’art à l’époque industrielle

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Une transformation bien plus profonde, dont les bouleversements politiques sont en grande partie les contrecoups, est en train de se produire: le développement du capitalisme. En effet, l’abolition de l’Ancien Régime est d’abord la fin d’un système institutionnel peu favorable à l’investissement productif et la Restauration n’est pas revenue sur la saisie des biens du clergé et de la noblesse. Il s’ensuit trois phénomènes dont les conséquences sur l’art furent progressives, mais dépassèrent de loin les changements précédemment analysés.

  1. Le développement de l’investissement et des moyens de production donne un autre débouché à la richesse que la dépense somptuaire. On construit certes toujours des églises et des palais, mais une part considérable de la fortune est investie, tandis que le paysage commence à se remplir d’usines.
  1. Le mode de vie aristocratique qui permet de cultiver un amateurisme de haut vol, celui de l' »honnête homme », musicien ou poète à ses heures, devient marginal. Le bourgeois du XIXe siècle a des préoccupations plus sérieuses et laisse l’apprentissage du piano aux jeunes filles.
  1. Les différents arts sont tous plus ou moins atteints par le mode de production industriel, à l’exception de la littérature (mais ni du papier, ni du livre). Cela est particulièrement sensible dans l’architecture et dans le mobilier; la peinture aussi est atteinte à travers la fabrication des couleurs. En sculpture, la taille directe régresse et la lithographie, peu coûteuse, domine la gravure.

L’interaction de ces trois facteurs est lourde de conséquences. Une évolution se dessine vers le bon marché, favorisée par l’évolution du mode de production. L’ameublement en donne un bon exemple. La qualité des dorures régresse avec l’apparition de succédanés de l’or comme la bronzine. Les épais placages sciés font place autour de 1830 aux placages tranchés, puis déroulés, économisant les bois coûteux, mais leur faisant perdre leur naturel. L’ornementation de plus en plus chargée et tape-à-l’œil se substitue à la qualité artisanale. En fait, le mobilier résiste mieux à la dégradation au fond des provinces, où les artisans continuent plus longtemps à utiliser leurs vieux gabarits et les méthodes traditionnelles qu’ils ont apprises.

La raréfaction de l' »honnête homme » se traduit par le face-à-face de l’artiste et du bourgeois, les artistes se considérant comme une aristocratie de l’esprit, d’où les incompréhensions mutuelles souvent notées par les contemporains. En réalités, les artistes s’adaptent le plus souvent à la nouvelle donne. Elle est évidente dans la mièvrerie croissante de l’art religieux ou encore dans la production tardive de Courbet qui contraste par son manque d’imagination avec les chefs-d’œuvre antérieurs du peintre.

L’évolution de la pratique musicale est à la fois complexe et significative. La virtuosité est de toutes les époques, mais la musique baroque reste pour l’essentiel accessible à un bon amateur, si on excepte des cas très particuliers comme l’art des castrats. Dans le cas du clavecin et du luth français au XVIIe siècle, le renoncement à la virtuosité au profit du raffinement harmonique et rythmique semble supposer que la virtuosité aurait été, de la part du musicien, une forme de pédantisme. L’apparition du concert payant commence en Angleterre, toujours en avance dans l’évolution de la période, au temps de Haendel. Elle entraîne avec le temps des salles toujours plus grandes, comme le montre la comparaison de trois d’entre elles à environ un siècle d’écart l’une de l’autre: l’opéra de Versailles, l’opéra Garnier et l’opéra Bastille. Surtout, la virtuosité devient essentielle dans la mesure où le spectacle se substitue à une pratique partagée et permet d’épater. Paganini, Alberto Martini 1918Cela concerne des compositeurs secondaires, comme Paganini, mais aussi les plus grands, à commencer par Beethoven. Enfin, un écart se creuse entre la complexité de la musique professionnelle qui élargit sans cesse son langage harmonique et les œuvres destinées au pianiste ou au guitariste amateur, conventionnelles et pauvres, avec des titres significatifs comme Bagatelles ou Petits riens. De manière générale, on peut parler d’une perte du juste milieu.

L’évolution rapide des pratiques artistiques a créé un malaise[27]. Dès qu’on met en rapport les arts et l’industrialisation, c’est ou bien pour affirmer leur incompatibilité de fait, ou bien pour dénoncer le risque d’une industrialisation des arts qui transformerait les œuvres en marchandises. Autour de 1830, ces idées sont devenues courantes et très explicites. Les articles consacrés à l’art dans le Dictionnaire de la conversation en 1833 sont révélateurs. Selon l’archéologue Charles Lenormant (1802-1859), « L’art en lui-même n’a aucun intérêt à reproduire deux ou plusieurs fois le même ouvrage: les procédés de multiplication sont même nuisibles en ce sens, que quelque parfaits qu’on les suppose, ils s’éloignent de plus en plus de l’œuvre qui a reçu directement l’impression de la pensée artistique; à plus forte raison quand le mode de reproduction altère cette pensée. On comprend dès lors quelle sorte de dangers nouveaux fait courir à l’art le progrès constant de l’industrie »[28].

Les choses sont encore plus claires chez Karl Marx, grâce aux notions de travail concret et abstrait. Une marchandise ne pouvant être vendue plus cher qu’une marchandise semblable, les qualités et le temps de travail réel de l’ouvrier qui la produit ne déterminent pas son prix. La valeur d’échange de la marchandise est en fait un temps de travail abstrait, celui d’un ouvrier moyennement qualifié qui ne se confond pas avec le travail concret d’un ouvrier particulier. La marchandise est donc le contraire exact de l’objet d’art, puisque celui-ci vaut par la qualité et la quantité du travail concret produit par un travailleur particulier.

Les textes de cette période montrent donc une intelligence claire des dangers qui menacent l’art, considéré à la suite de Hegel comme une faculté essentielle de l’homme. Le sentiment de l’aliénation est vif dans une génération qui hérite des exigences esthétiques et morales du XVIIIe siècle et qui voudrait encore les conserver et les réaliser. « Ce n’est que dans notre organisation moderne, écrit encore Lenormant, et quand la cohésion toujours croissante du lien social rend de plus en plus possible la division à l’infini des facultés humaines, qu’on comprend qu’il puisse exister des individus étrangers non seulement à la production, mais encore à la perception de l’art »[29].

Les doutes sur la situation des arts se nourrissent d’un intérêt renouvelé pour ceux du passé, avec en premier lieu une nouvelle attention à l’œuvre comme moment irremplaçable: l’accent est mis désormais sur la différence fondamentale entre le génie d’individus, de peuples ou d’époques différentes. L’histoire de l’art se met ainsi en place et rompt l’opposition duelle entre l’Antiquité et le présent. La connaissance de l’Antiquité a été renouvelée par les fouilles d’Herculanum et de Pompéi, puis par les travaux de Winckelmann, tandis que le Moyen Age fait l’objet d’une admiration croissante et que la découverte de l’Egypte pharaonique à travers une expédition militaire suscite un engouement dont le style Retour d’Egypte donne la mesure. Désormais, la critique de la situation artistique se nourrit du savoir historique, comme le montre un texte célèbre de Hegel, souvent édulcoré par l’exégèse philosophique:

A nos besoins spirituels, l’art ne procure plus la satisfaction que d’autres peuples y ont cherchée et trouvée […] C’est pourquoi on est porté de nos jours à se livrer à des réflexions, à des pensées sur l’art. Et l’art lui-même, tel qu’il est de nos jours, n’est que trop fait pour devenir un objet de pensées […] Les beaux jours de l’art grec et l’âge d’or du Moyen Age avancé sont révolus. Les conditions générales du temps présent ne sont guère favorables à l’art. L’artiste lui-même n’est pas seulement dérouté et contaminé par les réflexions qu’il entend formuler de plus en plus hautement autour de lui, par les opinions et jugements courants sur l’art, mais toute notre culture spirituelle est telle qu’il lui est impossible, même par un effort de volonté et de décision, de s’abstraire du monde qui s’agite autour de lui et des conditions où il se trouve engagé, à moins de refaire son éducation et de se retirer de ce monde dans une solitude où il puisse retrouver son paradis perdu.

Sous tous ces rapports, l’art reste pour nous, quant à sa suprême destination, une chose du passé. De ce fait, il a perdu pour nous tout ce qu’il avait d’authentiquement vrai et vivant, sa réalité et sa nécessité de jadis, et se trouve désormais relégué dans notre représentation[30].

Le chapitre de Hegel dont nous tirons ces passages pose des problèmes d’interprétation complexes. D’une part, l’Esthétique est une œuvre posthume, fondée sur des notes de cours. D’autre part, il faudrait se défaire de l’interprétation littérale et eschatologique des sentences hégéliennes sur la fin de ceci ou de cela et surtout sur la fin de l’histoire. Le philosophe ne s’imaginait certainement pas dans la situation du Juge divin à la fin des temps. Mais inversement, il ne nous semble pas possible de réduire le texte à une exagération polémique dont le seul but serait de pourfendre les romantiques.

Il est bien évident que Hegel ne proclame pas ici la fin objective de la production artistique. Il ne nous dit pas dans quel sens évoluera la production des objets. En disant que l’art est pour nous quelque chose du passé, Hegel constate un changement sémantique capital. Il ne s’agit pas d’une tentative philosophique pour définir l’art, mais de la prise en compte d’un fait.

La pensée de Hegel est historique. En l’occurrence, l’art n’y apparaît pas comme le produit d’une définition arbitraire par rapport à laquelle le devenir historique serait second, mais il est indissociable du concept qu’on s’en fait. Cette attitude lui permet de saisir l’évidence que nous qualifions d’art d’abord et essentiellement un legs du passé, celui-là même qu’on s’est mis à préserver dans les musées. Hegel aurait pu croire que le culte nostalgique du passé était un accident provoqué par un romantisme passager, mais il a compris qu’il était essentiel à la modernité. Le lien qui apparaît à l’aube de l’époque industrielle entre l’art et le passé n’a fait que se renforcer depuis. Déjà le romantisme, en forgeant la notion d' »art populaire », dépassait le concept hégélien de l’art. C’était désormais la totalité des objets légués par le passé, jusqu’aux plus modestes, qui s’offraient à l’admiration esthétique et dénonçaient le vide bruyant de la modernité.

Faute de prendre totalement en compte le romantisme, Hegel néglige un fait important: bien qu’on valorise l’art du passé, on utilise sans distinction le mot « art » en relation avec les œuvres du passé et du présent. C’est des hommes de la génération suivante, essayant d’échapper au romantisme, qui parviennent momentanément à dénoncer l’imposture. Ce que dit Champfleury de la poésie est une réponse cynique à Hegel qui apparaît soudain comme indulgent:

Ils sont deux ou trois cents qui tous les ans poussent régulièrement le même cri: La poésie est morte! « Allons, tant mieux », se dit l’honnête homme; mais ce n’est qu’une feinte: à la suite de ce cri tombe dans votre cabinet un volume gris, bleu ciel ou lilas, qui prouve que la poésie vit encore, qu’il y a encore des poètes et qu’il y en aura toujours. Non seulement les poètes ne diminuent pas, mais ils augmentent dans une progression effrayante: un statisticien avait calculé, d’après les tables mortuaires du Journal de la librairie, qu’en alignant les uns à côté des autres les feuillets des volumes de vers publiés depuis un demi-siècle, on obtiendrait une bande qui tiendrait l’Europe dans toute sa longueur.

La poésie ne peut mourir, trop de gens ont intérêt à la conserver. Qui chanterait l’avènement des rois, si le vers disparaissait? les prosateurs ne sont pas assez courtisans pour remplir ce métier. Qui ferait des cantates, aujourd’hui en faveur de la paix, demain en faveur de la guerre? qui acclamerait le roi, puis la république, puis l’empire? qui flatterait le peuple pour l’appeler roi? et qui le dirait esclave le jour suivant? personne, sinon les poètes[31].

Sur un ton badin, Champfleury met le doigt sur un fait irréductible et aussi actuel pour nous que le verdict hégélien: l' »art » pullule dans la société industrielle. On n’en a jamais fait autant.

L’adaptation immédiate, spontanée et simple à la réalité paradoxale que l’art est mort et qu’on n’arrête pas d’en produire est l’historicisme, un type d’imitation du passé qui diffère des pratiques antérieures, car il ne vise pas tant à reproduire ce qui, dans les œuvres du passé, serait le modèle d’une beauté immuable, qu’à faire revivre les beautés diverses et particulières des siècles révolus et à se donner l’illusion qu’on vit une époque plus belle, par exemple celle des chevaliers, des troubadours et des nobles dames. Le romantisme ainsi conçu peut passer pour une mode éphémère comme l’a peut-être cru Hegel, mais on montrerait facilement qu’il reste au centre de notre sensibilité esthétique, à condition toutefois de prendre en compte les formes artistiques moins prétentieuses que l’art des galeries, par exemple le cinéma et la bande dessinée. De surcroît, le poncif de l’artiste créateur en butte à l’incompréhension de ses contemporains nous fait oublier combien les plus grands romantiques sont historicistes et passéistes, ainsi Delacroix dont l’œuvre n’est pas moins tournée vers le passé que celle des Nazaréens ou des Préraphaélites. « Je n’ai nulle sympathie pour le temps présent, écrivait-il; les idées qui passionnent mes contemporains me laissent absolument froid: mes souvenirs et toutes mes prédilections sont pour le passé, et toutes mes études se tournent vers les chefs-d’œuvre des siècles écoulés »[32].

On a remarqué très tôt que cette nostalgie du passé, loin de faire revivre les grands moments de l’art, était une limite de leur imitation. Les artistes du passé ont vécu en leur temps et produit pour leur temps; il faudrait donc devenir moderne à son tour pour les imiter vraiment. Chez Stendhal[33], l’argument est dirigé contre le classicisme français et vise à justifier un théâtre qui met en scène des événements historiques susceptibles de toucher le spectateur moderne, mais chez Baudelaire, il est clairement dirigé contre l’historicisme. Baudelaire demande au peintre de représenter la beauté moderne comme on l’a toujours fait.

Cette exigence de modernité fait certainement partie de la notion d’art à l’époque industrielle, mais elle crée l’aporie: les œuvres contemporaines se détournent des modèles anciens, soit en se réduisant à des pastiches, soit en renonçant à la beauté par modernisme. Une lecture tant soit peu attentive de Baudelaire montre qu’il voyait les choses ainsi et que l’éloge qu’il fait de la modernité résonne d’un rire satanique. Le Salon de 1846 se termine par une péroraison sur « l’héroïsme de la vie moderne » que le peintre est invité à représenter, mais il succède à un chapitre qui dénonce la décadence des ateliers: « Là des écoles, ici des ouvriers émancipés »35. Surtout, il est de part en part sarcastique et va jusqu’à louer la beauté et l’héroïsme… des hommes politiques. Citons la conclusion qui ne laisse aucun doute sur l’intention du propos: « Car les héros de l’Iliade ne vont qu’à votre cheville, ô Vautrin, ô Rastignac, ô Birotteau, – et vous, ô Fontanarès, qui n’avez pas osé raconter au public vos douleurs sous le frac funèbre et convulsionné que nous endossons tous, – et vous, ô Honoré de Balzac, vous le plus héroïque, le plus singulier, le plus romantique et le plus poétique parmi tous les personnages que vous avez tirés de votre sein! »[34].

En prenant comme cible Balzac dont il reconnaît par ailleurs le génie, Baudelaire veut signifier que l’aporie n’épargne personne, pas même les plus grands. En effet, l’artiste est lui-même un personnage moderne, l’un de ses propres personnages, et il l’est même lorsqu’il cherche à peindre autre chose que la vie moderne. Autant dire que les objectifs de grandeur et de noblesse, indissociables de la conception du beau, sont désormais hors d’atteinte. Plus profondément, il y a une contradiction entre le sentiment esthétique et la vérité (nous dirions aujourd’hui l’authenticité) à partir du courant réaliste, ce qui a conduit le philosophe Karl Rosenkranz à écrire son Esthétique du laid.

D’une part, une description impitoyable de la modernité de Balzac à Zola, d’autre part la fuite dans un passé moyenâgeux de chevaliers, de nobles dames, d’églises et de demeures néogothiques. Faire comme si tout cela n’était qu’une erreur subjective du XIXe siècle, ce serait faire passer à pertes et profits les ravages du capitalisme industriel.


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La désintégration des éléments constitutifs de l’œuvre d’art

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Dans la première partie de cet essai, nous avons défini le beau comme le produit d’une intégration. C’est désormais de désintégration qu’il s’agit. A partir du milieu du XIXe siècle, les éléments qui étaient constitutifs de l’œuvre d’art se mettent à se dissocier, laissant souvent le public perplexe. Le cas de la musique est exemplaire. La tonalité n’est pas un système universel, mais le produit d’une évolution de la modalité médiévale qui commence au début du XVIe siècle. Les modes se réduisent finalement à deux, le majeur et le mineur, les différentes gammes de chacun possédant la même succession de tons et de demi-tons. C’est Jean-Philippe Rameau qui a définitivement codifié le nouveau système, lequel s’est figé et n’a plus évolué depuis. La recherche postromantique du pathos s’en est accommodée, de Wagner à Mahler, en explorant ses limites par la multiplication des chromatismes et des dissonances. A partir du début du XXe siècle, Arnold Schönberg rompt avec la tonalité, puis adopte un nouveau système fondé sur la série des douze tons chromatiques, non hiérarchisés mais ordonnés en séries. Il s’agit en somme d’un langage musical totalement artificiel qui abolit l’alternance de tensions et de détentes par laquelle la musique engendrait des émotions. Il s’est maintenu avec des variantes dans un cercle étroit jusqu’aux années 1970 où le président Pompidou a vainement essayé de l’imposer en France à l’aide de la radio d’Etat, comme gage de modernité. Finalement, la musique de consommation courante repose toujours sur l’harmonie de Rameau, comme la musique dite classique sur laquelle il faudra revenir, la « création contemporaine » n’ayant cessé de perdre des adeptes.

Face à l’immobilisme tonal et à l’invention de systèmes sans rapport avec les attentes de l’auditeur, il y a eu des tentatives pour faire évoluer la tonalité, à l’aide d’emprunts au passé ou aux autres sociétés. On pense par exemple au Stravinsky de l’Entre-deux-guerres dont la Messe emprunte à la polyphonie modale du Moyen Age. Mais il s’agit toujours d’entreprises individuelles qui restent isolées, alors que les emprunts qui permettaient l’évolution musicale auparavant affectaient le style de nations entières, ainsi les échanges à l’intérieur de l’Europe à la Renaissance et à l’époque baroque, même lorsqu’ils procédaient au départ d’un individu, comme le florentin Lully à Versailles.

La peinture était moins codifiée que la musique, mais un certain nombre de consensus régnait, en particulier sur la perspective et sur la relative discrétion de la touche. Sur ce dernier point, on note un écart important entre la technique picturale de Delacroix et celle d’Ingres, mais tout cela reste dans des limites fixées par la tradition, la touche de Delacroix n’étant pas plus excentrique et même moins que celle de Giambattista Tiepolo au XVIIIe siècle. On observe ensuite un jeu incessant avec les limites, comme en musique. Cela concerne les sujets chez Manet, la mise en cause de l’espace perspectif dans le japonisme, le grossissement de la touche qui devient une marque de fabrique chez Van Gogh et Cézanne, ou l’application d’une théorie optique discutable chez les pointillistes. Le cubisme qui prétend présenter les objets sous plusieurs points de vue à la fois, mais se contente de les disloquer est sans doute le point ultime de ce jeu.

L’étape suivante, comparable au sérialisme en musique, est l’abstraction, la fin de l’articulation de la peinture sur une réalité extérieure. Certes, comme on l’a vu, l’abstraction a toujours existé. L’ornement est fréquemment abstrait dans les cultures les plus diverses: l’architecture est abstraite en soi et loin d’avoir toujours eu un décor figuratif, tandis que la musique imitative est un phénomène secondaire. Ce qui est nouveau, c’est le rejet de la figuration sur des supports qui ont été inventés pour elle, à commencer par le tableau de chevalet. Or, la peinture figurative possède une composante irréductible à la figuration: la composition qui doit régler la disposition des formes et des couleurs, sans nuire à la vraisemblance mimétique. La composition est donc à la fois dissociée d’un contenu et libérée de la contrainte, commune à la toile figurative et aux arts appliqués, de s’articuler sur autre chose.

Une dissociation du même type apparaît progressivement entre recherche formelle et iconographie, comme si elles étaient incompatibles. Le cubisme, par exemple, recycle les ingrédients de la nature morte sans se préoccuper de renouveler l’iconographie du genre, puis le surréalisme mise sur le caractère surprenant des sujets oniriques en cherchant la neutralité de la touche et plus généralement de la forme, ainsi chez Delvaux ou Dali. Au contraire, Miró qui appartient au même mouvement conduit une recherche formelle jusqu’à l’abstraction. Enfin, l’hyperréalisme va jusqu’au bout de l’exactitude mimétique en s’aidant de la photographie, pour ne représenter que la banalité du quotidien.

Deux contraintes qui pesaient sur l’œuvre disparaissent à leur tour. L’une est l’exigence de convenance. Il y avait une hiérarchie des genres picturaux, de la peinture d’histoire à la nature morte, qui s’articulait sur celle des espaces d’accrochage, du bâtiment public au domicile privé, du salon à la chambre à coucher. En outre, qu’il s’agisse du sujet ou de son traitement, le goût exigeait d’éviter les choses déplaisantes, une exigence définitivement abandonnée avec l’expressionnisme. L’autre, à laquelle on a déjà fait allusion, est la qualité des matériaux. A mesure qu’on avance dans le temps, la tendance à la négliger devient sinon générale, du moins très fréquente, depuis les couleurs fabriquées industriellement jusqu’au dessin au stylo à bille sur papier acide. Les restaurateurs ne s’en plaignent pas, car il s’agit pour eux d’un débouché considérable.

Aucun des éléments constitutifs de l’œuvre d’art n’a disparu. Certains ont continué à pratiquer la perspective, comme De Chirico, la touche est loin d’être toujours insistante, la peinture figurative côtoie l’abstraction où les recherches formelles sont nombreuses, la convenance n’est plus une contrainte mais n’est pas interdite, les sculpteurs, contrairement aux peintres, peuvent être très exigeants sur le matériau. Il est donc impossible de définir l’art du XXe siècle par une caractéristique négative qui serait générale. Plus exactement, la seule caractéristique négative générale est la dissociation de ces éléments, comme s’ils s’excluaient mutuellement. Il y a donc une perte évidente du tout intégré que constitue l’œuvre d’art, une forme de désintégration de ce qui était reconnu comme le beau et qui l’est toujours par le commun des mortels. Que le constat en ait parfois été fait par les propagandistes des pires régimes politiques n’y change rien.


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L’art contemporain

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L’histoire de l’art fait débuter l’art contemporain vers 1800, tandis que les marchands, les critiques et les journalistes tendent à se fixer sur la fin de la seconde guerre mondiale. Les deux périodisations sont complètement décalées, la notion d’art moderne couvrant dans le premier cas la période 1500-1800, dans le second la période 1850-1945, en excluant la peinture dite académique. Il y a même actuellement une tendance à distinguer l’art de l’après-guerre de l’art contemporain, faisant débuter ce dernier vers 1980. En bonne logique, il faut bien définir comme contemporain l’art produit à partir d’une certaine date, mais, quelle que soit la date choisie, il s’agit d’un ensemble complètement hétérogène. Fontaine_Duchamp 1917lectrice-balthusSongeons que la Fontaine de Duchamp est contemporaine des dernières œuvre de Jean-Paul Laurens et que, dans la seconde moitié du XXe siècle, Balthus produisait une peinture figurative encore proche de celle des Nabis, voire de Courbet. La disparition des critères de goût et des styles qui les satisfaisaient a en effet interdit toute évolution artistique collective et régulière, de sorte que la recherche de l’originalité et la répétition lassante des mêmes postures font bon ménage. Les tentatives de créer un nouveau langage, comme l’abstraction, ont fait leur temps, mais la provocation à la limite de la blague, telle que la pratiquait Duchamp, semble devenue constitutive de la notion d’art contemporain. Surtout, la référence au beau a disparu du discours des artistes, des critiques et finalement des historiens de l’art. Même pour les arts du passé, ils la considèrent implicitement comme subjective, désuète et inutile.

Il y a un contraste entre la place que l’art contemporain occupe dans les médias et la quantité de dépense publique ou privée qu’il représente. La presse met souvent l’accent sur les sommes fabuleuses atteintes en vente par certaines pièces, mais, malgré son augmentation ces dernières décennies, le marché de l’art a été évalué à 51,3 milliards d’euros en 2018, soit 12% du budget militaire américain de 2016, 10% du budget publicitaire mondial de 2017. L’art contemporain (depuis 1945) est supposé faire 31 % de ce montant, soit environ 16 milliards, nettement moins que l’art de la première moitié du siècle. Si l’on soustrait le coût certainement considérable du blanchiment d’argent sale, il s’agit d’un épiphénomène économiquement négligeable. Il faut donc essayer de rendre compte d’un emballement médiatique disproportionné.

koons-versaillesBien sûr, il y a des causes évidentes: les acheteurs les plus en vue sont des milliardaires et leur mode de vie passionne le public. En outre, le prix atteint par des œuvres que les non-initiés considèrent le plus souvent comme des stupidités sans valeur attise la curiosité, ainsi que le scandale provoqué par l’exposition de ce genre de choses dans des lieux vénérables, comme le château de Versailles. Il y a deux siècles que les scandales artistiques se multiplient, de plus en plus codifiés, et qu’on ne s’en lasse pas.

A l’époque de l’industrialisation, l’opposition était totale entre l’art, jugé inestimable, et la marchandise, faite pour l’échange, entre le mode de production artisanal de l’artiste et le travail mécanique d’un ouvrier aisément remplaçable. L’art prétendait surplomber le monde industriel et pouvait le mettre en accusation. Or l’évolution artistique de l’après-guerre accompagne la montée en puissance du capitalisme financier aux dépends du capitalisme industriel et l’opposition perd progressivement son sens. Les artistes l’ont compris, de sorte que certains ont imité l’objet industriel et que d’autres se sont mis à produire sur le mode industriel. En même temps, l’art s’est progressivement moulé sur le modèle financier, sa valeur d’échange dépendant de sa cote sur un marché, le modèle suivi étant celui des avoirs spéculatifs où un milieu d’initiés est à lui-même sa référence. Or les acteurs financiers sont les mêmes sur les deux marchés, de sorte que le marché de l’art dépend des aléas du marché financier et suit la même courbe, comme on l’a vu clairement en 2008.

Le phénomène a été assez bien perçu: il suffit de chercher sur l’internet les nombreux articles consacrés à la financiarisation de l’art pour s’en convaincre. Mais toutes ses implications ne semblent pas avoir été comprises. Comme le gain de l’artiste ne répond plus à la quantité ou à la qualité de sa production, mais est totalement spéculatif, le parallèle est évident entre d’une part la fixation arbitraire de la valeur et la création monétaire incontrôlée qui caractérisent le capitalisme financier et d’autre part, le rejet du beau comme critère de l’œuvre d’art qui mène à son tour la valeur artistique dans arbitraire. Le parallèle peut s’étendre à d’autres domaines: les épistémologues n’ont plus guère de critères de scientificité depuis qu’ils ont rejeté le dernier en date, celui de Popper, et ils tendent à se débarrasser du souci de définir la science en disant que c’est ce que font les scientifiques. Quant au droit, il suffit de voir l’état du droit international et des régimes fiscaux pour se convaincre qu’il n’est plus que celui du plus fort.

A partir du moment où la disparition des critères va de soi, l’art contemporain peut apparaître comme légitime.

Et, bien sûr, la légitimation est réciproque. L’achat d’art contemporain et la construction de musées privés ouverts au public permettent au milliardaire de se donner une allure de mécène aux dépens du fisc. L’adhésion sentimentale, voire religieuse, à l’art contemporain des gens « cultivés » les familiarise au rejet des critères de valeur, indispensable au fonctionnement d’un système social à la dérive et surtout à l’indifférence envers l’écologie. Enfin, en mettant sous le nom d’œuvres d’art des objets qui n’en ont plus les propriétés, on se rassure à bon compte: notre art est différent de ceux du passé, mais pas davantage que ceux du passé entre eux; ceux qui le contestent ne sont que des réactionnaires incultes; notre société vaut celles qui nous ont précédés et même bien plus grâce au progrès technique. Il est pénible d’entendre autour de soi un tel déni, y compris chez ceux qui se croient écologistes.

D’après Nathalie Heinrich, l’artiste contemporain est invité à transgresser, mais pas à faire n’importe quoi, contrairement à une opinion courante[35]. Il lui faut se distinguer de ce qui l’a précédé, c’est-à-dire maîtriser la culture complexe d’un milieu qui est à lui-même sa référence, ce qui peut l’amener à prendre sa tâche au sérieux. C’est certainement vrai des quelques centaines d’artistes qui réussissent, mais c’est oublier l’énorme prolétariat laborieux qui ne réussira jamais et la quantité de personnel dévoué à la cause et loin de faire fortune: les universitaires, les professeurs du secondaire, les instituteurs, les conservateurs de petits musées, les galeristes de petites villes et les « médiateurs culturels » qui pullulent. Grand nombre d’entre eux cumulent ces professions pour survivre. Eux aussi prennent leurs tâches au sérieux et sont sûrs de ne pas faire n’importe quoi, alors qu’ils ne maîtrisent pas le savoir des happy few. Que dire des pédagogues qui encouragent les enfants à « créer » au lieu d’apprendre à dessiner?

A la dissociation des éléments constitutifs de l’œuvre d’art s’est finalement ajouté un facteur nouveau: la négation du travail. Il est fondamental, car l’appréciation vulgaire de l’art est principalement celle du travail accompli. Certes, les critiques autorisés parlent fréquemment de travail à propos de l’œuvre d’art, mais il s’agit d’un emploi métaphorique. Cela recouvre principalement la recherche d’originalité, la réflexion sur les moyens d’étonner ou de scandaliser à peu de frais et d’autres spéculations de ce genre. Il est difficile d’imaginer un critique jugeant une œuvre sur la difficulté du travail accompli. Ce qu’on appelle normalement le travail est remplacé par une activité mystérieuse, la création.

La disparition du dessin, spécialement du dessin d’après nature, est caractéristique. Le dessin est sorti de l’apprentissage artistique et ne semble guère avoir droit de cité dans les expositions d’art contemporain. Cela ne s’explique pas par une disparition de la mimésis qui n’a jamais eu lieu. Le XXe siècle a produit beaucoup d’œuvres non mimétiques, mais il est probable qu’elles ne sont pas la majorité. En fait le dessin d’après nature était une discipline très exigeante, car la ressemblance implique l’exactitude. Il faut une parfaite maîtrise de la main pour réaliser un portrait ressemblant: il faut que le geste soit modulé pour produire exactement le tracé voulu. Dessiner, c’est faire ses gammes. Seul le dessin maîtrisé peut coucher une idée sur le papier sans la déformer. Cela vaut pour le dessin d’observation, pour le dessin d’imagination et non moins pour le dessin technique.

Ces remarques ne visent pas à rallumer la vieille querelle du dessin et du coloris, car la maîtrise de la touche colorée relève d’un apprentissage semblable. A la limite, la peinture est un dessin couvrant, différent du trait et qui complique la tâche en introduisant la composante chromatique. Cela explique le caractère propédeutique qu’on reconnaissait traditionnellement à l’apprentissage du dessin. Celui qui n’a pas appris à dessiner est incapable de s’exprimer visuellement et son œuvre ne peut exprimer une pensée s’il en a une. Autant l’introduction du dessin dans les programmes scolaires du XIXe siècle était un progrès de l’éducation, autant sa suppression au profit du barbouillage créatif fut un acte de barbarie.


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L’esthétique industrielle

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Loin des galeries d’art contemporain, il y a un domaine qui rappelle davantage l’ancienne conception de l’art: le design. En effet, on y retrouve le dessin, comme son nom l’indique, mais aussi le critère esthétique: il n’est pas déplacé de parler d’un beau design. La tâche du designer est assez comparable à celle d’un architecte ou d’un peintre confiant son dessin au graveur. Le principal changement par rapport au passé se produit ensuite, puisque la tâche suivante est industrialisée, qu’il s’agisse de matériaux préfabriqués dans la construction ou de la fabrication en série des automobiles. L’exigence de réduction des coûts entraîne à ce stade deux conséquences: l’utilisation du moins possible de travail humain, à plus forte raison spécialisé, et le choix des matériaux les moins coûteux, comme le béton et le plastique. Parler de fonctionnalisme est inadéquat, car l’adéquation fonctionnelle passe après le bon marché, tandis que le dépouillement stylistique simplifie le travail.

S’il suffisait de l’uniformité pour définir un style, notre habitat en aurait un. Il se caractérise depuis la première moitié du XXe siècle par la disparition de la pierre et du bois, le refus de l’ornement, la parcimonie des espaces, éventuellement légitimée par le modulor ésotérique du Corbusier, l’absence de toute hiérarchie des parties. Les portes sont des panneaux rectangulaires tous identiques, qu’elles ouvrent sur le salon, les toilettes ou la cuisine, lorsque la cuisine n’est pas dans le salon. Les murs sont blancs, ce que compense parfois le plastique du mobilier par des couleurs criardes.

Le choix du moindre coût réagit en amont en maintenant le projet de l’architecte ou du designer dans d’étroites contraintes, mais il y a pire: l’obsolescence. Faire un produit peu durable oblige le consommateur à le renouveler souvent et est donc une source de profit pour l’industriel. Dans certains cas, il s’agit d’une simple conséquence de l’économie des coûts de production, mais cette obsolescence est souvent programmée pour que l’espérance de vie du produit ne dépasse pas sa garantie. A l’obsolescence technique s’ajoute une obsolescence esthétique. Le designer crée des modes très passagères pour que le produit devienne rapidement vieux jeu. Le phénomène est particulièrement évident dans la mode vestimentaire qui change chaque année et même chaque saison. Comme l’imagination des couturiers n’est pas infinie, il s’agit largement du recyclage des modes de la génération précédente, parfois d’un simple jeu de va-et-vient, les vestes rallongeant, puis raccourcissant. Compte tenu de la faible qualité des matériaux qui exclut les remplois, il n’est pas excessif de dire que le designer travaille pour remplir les poubelles.


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Internationale Küche

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Les règles d’aucune cuisine n’ont de justification absolue, pas plus que celles des styles artistiques. Les Chinois mêlent le sucré et le salé et se passent de dessert, tandis que nous n’utilisons l’aigre-doux qu’exceptionnellement, par exemple pour le gibier, et terminons le repas sur du sucré. Leur principal condiment est la sauce de soja, alors que c’est au Vietnam le nuoc-mâm, sans doute proche du garum des anciens Romains. Leur cuisine excluait et exclut encore largement les produits lactés. Comme les Italiens, ils utilisent le bouillon dans les sauces, alors que les Français préparent des fonds. On pourrait remplir des pages de ces différences qui ne sont pas forcément arbitraires au départ, mais le deviennent de toute manière lorsque leurs raisons d’être disparaissent.

Dans les décennies qui ont suivi la seconde guerre mondiale, la cuisine allemande était dévastée et s’est relevée moins vite que les villes. Beaucoup de restaurants se vantaient de faire de la cuisine internationale, Internationale Küche. C’était un mélange peu ragoûtant de traditions gastronomiques appauvries et incompatibles. De plus en plus aujourd’hui, en France comme ailleurs, des chefs étoilés mélangent allègrement les traditions culinaires et trouvent des clients enthousiastes. Il se produit ainsi une mondialisation de la cuisine qui trouve des équivalents dans les autres domaines artistiques. Cela mène à vive allure à une cuisine unique, sans principes, sans style et sans alternative. New York est le creuset où se retrouve et se diffuse une peinture mondialisée dans les mêmes conditions, tandis que l’architecture est depuis longtemps en tête de la course à la banalité prétentieuse. En somme, le métissage culturel fait bon ménage avec une xénophobie croissante. Dès lors, seul le passé pourrait encore servir de levier pour critiquer le présent et nous donner l’envie d’alternatives. Encore faudrait-il qu’il ne soit pas neutralisé.



L’art au passé

La valorisation de l’art ancien n’est pas un phénomène nouveau. Les Romains valorisaient l’art grec de l’époque classique, le Moyen Age admirait l’art antique, la Renaissance l’a pris comme modèle insurpassable et le néo-classicisme l’a revisité. Puis ce sont progressivement tous les arts anciens qui sont devenus source d’inspiration, à commencer par l’art médiéval. Les contemporains ont souvent reproché à leur art d’être inférieur ou insuffisamment fidèle à celui du passé: c’est la querelle des Anciens et des Modernes. Aussi, l’hostilité à l’art contemporain dans notre société apparaît-elle à un observateur superficiel comme une simple répétition de cette querelle par ceux pour qui c’était toujours mieux avant. On peut montrer facilement qu’il n’en est rien.

En effet, la querelle n’opposait pas des artistes du passé aux artistes vivants, mais les artistes contemporains entre eux, les uns reprochant aux autres de ne pas être suffisamment fidèles au modèle antique, ces derniers leur reprochant de ne pas voir qu’ils vivent dans un grand siècle. Il y a probablement ça ou là un artiste d’aujourd’hui qui prétend imiter les anciens, mais certainement pas un tel courant, la notion même d’imitation étant discréditée, qu’il s’agisse d’imiter la nature ou l’art. Le problème est principalement posé de l’extérieur de la sphère artistique: peut-on appeler « art » ce qui se fait aujourd’hui?

La notion d’art subsume aujourd’hui deux ensembles bien distincts, d’une part des œuvres du passé qui obéissaient à la finalité du beau, d’autre part des œuvres que cette finalité ne définit plus, mais qui prétendent au même statut. Pourquoi donc appeler du même nom d’œuvres d’art des objets qui sont la négation les uns des autres? Comme on l’a laissé entendre, il s’agit d’égaler le présent au passé, de nous persuader que nous vivons une époque civilisée et heureuse, de valoriser des produits qui se transformeront vite en déchets, y compris nos habitacles de béton pourrissant. Mais il y a un aspect de la situation que nous n’avons pas encore abordé: comment traitons-nous les œuvres du passé, lorsque nous prétendons les conserver?


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Les tribulations de l’art fossile

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En dehors de quelques provocateurs, personne ne met en doute la nécessité de conserver les œuvres d’art. On leur a appliqué la notion de patrimoine, car c’est bien d’un patrimoine qu’il s’agit, tantôt public, tantôt privé. En 1980, dans un essai fondateur, Jean-Pierre Babelon et André Chastel ont retracé l’évolution historique du choix des biens jugés dignes d’être conservés, jusqu’à la notion contemporaine de patrimoine[36]. Ils tentent de définir ainsi cette dernière: « Le patrimoine, au sens où on l’entend aujourd’hui dans le langage officiel et dans l’usage commun, est une notion toute récente, qui couvre de façon nécessairement vague, tous les biens, tous les ‘trésors’ du passé ». Cela paraît exact et, quoi qu’on en ait dit, n’exclut en rien le « patrimoine immatériel » qui est à la mode. Tout le problème est dans le « nécessairement vague ». On comprend bien sa raison d’être: le choix des objets à conserver et à transmettre a tant changé au cours des temps qu’il serait présomptueux de vouloir le fixer. Mais l’impossibilité de le faire ne serait pas un problème si l’on faisait des choix. Or, depuis cet essai, on a assisté à une extension de la notion de patrimoine qui conduit à vouloir conserver tout et n’importe quoi. Parmi les exemples de classement au titre des Monuments historiques en France, un article récent énumère les halles en béton de Reims, l’Arche de la Défense, un puits de mine semblable au décor d’un film tiré de Germinal, le voilier d’Eric Tabarly et la tauromachie camarguaise. « En revanche, la protection des grands sites historiques a cessé d’être prioritaire et le ministère toléra, voire encouragea, des projets de construction dans les abords de Chambord et de Versailles »[37].

Tout n’est sans doute pas à rejeter dans l’extension de la notion de patrimoine, y compris au patrimoine immatériel qui en fait ricaner plus d’un: la protection des savoir-faire est-elle moins importante que celle des œuvres? Mais il est sûr que vouloir trop protéger, c’est s’interdire de protéger sérieusement. Il faudrait donc des critères et on constate aisément que ceux-là même qui critiquent avec raison l’extension ne le font jamais avec les mêmes critères explicites ou implicites. Il y a pourtant, en dehors du critère esthétique sur lequel aucun accord ne se fera, une règle très simple qui serait assez facile à mettre en œuvre: conserver systématiquement ce qui n’est pas reproductible, le produit de savoir-faire disparus, en somme le préindustriel. Pour le reste, la protection ne peut être que sélective vu l’abondance et on laissera à ceux qui s’y intéressent le soin d’en fournir les critères. On peut objecter qu’un produit industriel qu’on ne fabrique plus est à son tour irremplaçable, mais cela paraît un sophisme. En remettre en route la production pour sauver des œuvres qui en sont jugées dignes a un coût, mais il n’est certainement pas comparable à la difficulté de restaurer et de conserver un savoir-faire artisanal dépourvu de rentabilité.

Le préindustriel est devenu beaucoup plus rare qu’on ne le croit. Un exemple suffira. Depuis plusieurs décennies on a détruit pour les remplacer les fenêtres de pratiquement tous les immeubles préindustriels dans l’indifférence générale, en tout cas de tous ceux qui n’ont pas fait l’objet d’un classement: il suffit de se promener dans le quartier ancien d’une ville pour constater le massacre et découvrir de temps en temps une façade qui y a échappé, probablement grâce à la négligence de son propriétaire. L’isolation thermique est évidemment une nécessité écologique, mais il suffit de constater la proportion des immeubles préindustriels conservés, même quant aux seules façades, par rapport aux immeubles de béton, pour comprendre que le coût écologique de la préservation de leurs fenêtres n’aurait pas été considérable. Il l’aurait été d’autant moins lorsqu’il est possible de doubler discrètement le vitrage à l’extérieur en conservant la fenêtre. Avec des doubles fenêtres, il aurait été nul. Plus généralement, les destructions ont été telles que la protection de l’ensemble du patrimoine préindustriel bien conservé ne paraît plus hors de portée.

Quel que soit le sort qu’on réserve aux façades, il est admis en principe que le propriétaire d’un immeuble ne peut pas en faire ce qu’il veut: elles appartiennent aussi au public. Pour les intérieurs, c’est différent: en dehors des rares immeubles classés, le vandalisme est autorisé. Il l’est aussi d’ailleurs trop souvent pour les immeubles classés. Parmi les cas récents, le dépeçage déjà bien entamé du château de Pontchartrain, l’autorisation d’y lotir quatre-vingts appartements dans des conditions fiscalement avantageuses en est un bon exemple[38]: une mesure destinée à sauver des monuments est détournée pour en faciliter le saccage.

Du fait des intérêts financiers en jeu, à commencer par la spéculation sur le prix du mètre carré dans les centres urbains, le patrimoine immobilier est certainement le plus exposé. Sa visibilité peut contribuer à le protéger, faisant entrer en scène l’opinion publique, mais elle est aussi une cause de dégradation, car elle l’expose à un « geste architectural », destiné à montrer combien l’esthétique contemporaine entre en harmonie avec celles du passé, comme celui auquel semble avoir échappé la flèche de Notre-Dame de Paris, mais pas l’intérieur du monument. Dans l’ensemble, le patrimoine mobilier est davantage à l’abri. Il est en effet peu probable qu’une commode Louis XV soit restaurée avec des éléments de matière plastique ou qu’un tableau de la même époque le soit en couleurs fluorescentes. Il est de bon ton, depuis des décennies, de mêler le mobilier ancien et contemporain dans les appartements et de détruire la présentation chronologique des musées, mais ces pratiques ne semblent pas affecter la conservation des objets. En revanche, elles ont d’intéressantes déterminations idéologiques.

Vivre dans les meubles et les tableaux anciens, c’est forcément réactionnaire; vivre dans le contemporain, c’est ignorer le passé. Il y a quelques décennies, le bon goût consistait à couper la poire en deux soit avec des tableaux anciens et un mobilier contemporain, soit en faisant le contraire ou encore en mélangeant tout. Il s’agissait en somme de dire que, chez un esprit ouvert, la mémoire historique et la confiance dans le présent faisaient bon ménage. Aujourd’hui, il suffit de feuilleter dans une salle d’attente une revue de décoration et d’ameublement pour s’apercevoir qu’au moins 90% des modèles proposés sont radicalement contemporains, depuis la villa de béton avec cuisine dans le salon et piscine dans le jardin jusqu’au moindre meuble. C’est d’ailleurs aussi l’idéal que proposent les séries télévisées[39]. Quant à eux, les musées continuent à détruire l’ordre chronologique et ses subdivisions par écoles qui étaient certainement la présentation la plus sensée, en tout cas celle qui offrait à un visiteur de bonne volonté la possibilité de s’instruire. Ils ne peuvent pas s’affranchir de la présentation des œuvres anciennes les plus renommées: quelle serait la fréquentation du Louvre sans la Joconde? En revanche, les moins célèbres tendent à partir dans les réserves au profit d’expositions temporaires, d’espaces pédagogiques plus puérils qu’instructifs et bien sûr de chefs-d’œuvre contemporains. C’est ainsi que le Musée d’Art et d’Histoire de Genève avait pendant plusieurs années fait disparaître des cimaises la plupart des tableaux de l’intéressante école locale du début du XIXe siècle.

C’est dire que le moment où il s’agissait de mettre sur le même plan l’art préindustriel et l’art contemporain est sans doute dépassé, que le contemporain est devenu la référence. En témoigne l’évolution du marché des antiquités où le passé le plus proche fait recette, tandis que les antiquaires proprement dit se raréfient et que le cours de l’ancien s’effondre, en dehors de l’intérêt spéculatif pour les signatures prestigieuses. La presque totalité de ce qui est antérieur aux impressionnistes semble se perdre dans la préhistoire.

La musique et les arts du spectacle ont eu une évolution très différentes pour un résultat néanmoins comparable. Dès le XIXe siècle est apparue une nouvelle forme de musique, la musique « classique ». En fait les œuvres composées de Jean Sébastien Bach à Rossini sont restées au programme des concerts et ont fini par y prendre plus de place que les nouveautés qui déconcertaient de plus en plus les auditeurs. Au théâtre, celles de Corneille, de Molière et de Racine sont également restées en concurrence avec les auteurs contemporains et le restent aujourd’hui. Bien entendu, on ne jouait plus Bach sur les mêmes instruments, mais avec un orchestre romantique, puis post-romantique, qui l’adaptait au goût du jour, en modifiant profondément la sonorité et les phrasés. De manière peut-être moins sensible, les œuvres théâtrales se modernisaient. Aussi apparut une nouvelle notion du traitement des œuvres: l’interprétation. Le mot est encore considéré comme un néologisme par Littré qui cite l’Opinion nationale du 16 octobre 1874: « À chaque génération d’artistes, les œuvres de Corneille, de Racine, de Glück, de Mozart, se sont en quelque sorte renouvelées, transfigurées par une interprétation nouvelle, répondant aux idées et aux aspirations de chaque époque ». Au cours du XIXe siècle apparaît progressivement au théâtre et à l’opéra la mise en scène qui régit le jeu des acteurs au lieu de leur en laisser l’initiative dans les limites fixées par les didascalies de l’auteur. C’est probablement dû à la disparition des conventions stylistiques qui permettaient à un acteur de savoir ce qu’il avait à faire.

Depuis un demi-siècle, la mise en scène dénature de plus en plus les œuvres du passé dans deux directions. La première, prenant à tort ou à raison le spectateur comme inculte consiste à visualiser le sens du texte. Les élans amoureux que les auteurs classiques traduisaient par les mots donnent lieu à des pelotages au sol sur scène et, il y a quelques années, dans la bacchanale du Venusberg de Tannhäuser, un acteur pornographique avait été engagé au Grand Théâtre de Genève pour exhiber son érection parmi les nudités. La seconde consiste à actualiser l’œuvre en donnant à l’auteur des préoccupations les plus éloignées possibles des siennes. Le metteur en scène de Tannhäuser a fait depuis de Aïda une dénonciation précoce du colonialisme, tandis qu’un de ses collègues présentait une Carmen où l’héroïne, devenue féministe, tuait Don José. La musique est également affectée par ces excentricités. Dans une représentation du Platée de Rameau, j’ai entendu une charmante musette transformée en une espèce de danse macabre, jouée à une lenteur aussi sinistre que l’éclairage. Plus souvent, le remplacement de danses bien rythmées par des slows alanguis ramollit le coup d’archet et enlève toute leur vivacité aux chacones de l’opéra baroque. Dans ce dernier cas, il ne s’agit pas tant de conservation que d’une résurrection ratée.


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La « démocratisation » de la culture

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Du patrimoine architectural à l’opéra baroque, les problèmes semblent différents, mais la neutralisation du passé se nourrit des mêmes causes. Outre l’ignorance, qui en est aussi une conséquence, il y a la prétendue démocratisation de la culture. Du Front Populaire à André Malraux, nos dirigeants pensaient savoir ce qui était culture et ce qui ne l’était pas. Il s’agissait alors de faire partager la connaissance et la jouissance des œuvres jugées importantes au plus grand nombre. Mais le contenu de la notion de culture commençait à poser problème. Il y a avait bien sûr la difficulté d’y faire entrer l’art contemporain, mais sans doute plus profondément un impact de la notion anthropologique anglo-saxonne de culture, désignant la réalité des pratiques sans les hiérarchiser, de sorte que tout ce qui se fait est culture. Ce qui était la culture est donc devenu la culture bourgeoise à laquelle il fallait trouver des alternatives. Le maoïsme occidental rêva de révolution culturelle et les provocations de l’art contemporain devinrent des exploits révolutionnaires. Puis tout rentra dans l’ordre, l’adjectif « révolutionnaire » ne désignant plus guère que les méthodes permettant de « maximiser » les profits. Le legs du patrimoine se divisa en deux parts, celle qui était jugée rentable y trouva une nouvelle vocation, celle qui ne l’était pas ne fut plus entretenue que de manière aléatoire. A partir de là, on comprend facilement que les frontières du patrimoine soient devenues mouvantes.

Il n’est pas toujours facile de prévoir la rentabilité d’un objet patrimonial. Les musées exposent de préférence ce qui est censé plaire au public, pas forcément ce qui lui plaît. Les mises en scène ridicules d’opéras se font régulièrement siffler. Pour pallier ces inconvénients, il faut éduquer le public. C’est en partie le rôle de la presse qui défend très majoritairement les muséologies et les mises en scène d’avant-garde en dénonçant les mécontents comme autant de réactionnaires incultes. Dans le cas des musées, on les ouvre gratuitement à une clientèle captive, les classes d’écoliers, auxquelles on tente d’inculquer le goût de l’art contemporain par la médiation culturelle.

Tous ces efforts n’aboutissent guère qu’à retrouver la même classe sociale à l’opéra qu’il y a cinquante ans (mais avec une moyenne d’âge nettement plus élevée) et un afflux croissant de touristes au Louvre, à Versailles et au Mont-Saint-Michel. La concentration des touristes en quelques points a aussi du bon. Pour l’instant on peut visiter presque toutes les cathédrales gothiques françaises sans faire la queue. Dans les vieux musées de province, on est presque trop tranquille, car ils sont étrangement vides. Le problème ne concerne pas que la France. Il faut du courage pour visiter le Vatican ou la Villa Borghèse, mais on peut avoir la surprise à Vienne, pleine de touristes, de trouver une paix royale au Kunsthistorisches Museum, pourtant l’un des plus beaux musées du monde. Il doit y manquer de distractions.

Il y a donc lieu de s’interroger sur la notion de « démocratisation ». En remontant à la Révolution française, on lui trouve clairement un contenu: le transfert de la richesse foncière de l’Eglise et de la noblesse au Tiers Etat. Au siècle suivant, il y a l’école publique, gratuite et obligatoire, un transfert considérable de la richesse nationale vers les démunis. En 1945, nouveau transfert de richesse, la Sécurité sociale, mais c’est le dernier. Au lendemain de 1968 vient la prétendue démocratisation de l’enseignement, consistant à abaisser progressivement les exigences et à multiplier les universités surpeuplées et sans ressources. Un phénomène comparable accompagne le déploiement des supermarchés: le poulet, qu’on mangeait le dimanche, est désormais quotidien, grâce aux miracles de l’élevage industriel. La prétendue démocratisation de la culture n’est qu’une application parmi d’autres de la même recette, cuisinée par les didacticiens.



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L’historien face à l’art

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Les historiens de l’art n’ont pas vocation à résoudre les problèmes de notre société, mais la moindre des choses serait qu’ils ne passent pas à côté de leur objet sans le voir. Or, c’est bien ce que fait aujourd’hui une grande partie d’entre eux. Il y a plusieurs manières d’en arriver là, que nous avons évoquées par moment, mais qui demandent une analyse plus méthodique.

La première est le subjectivisme. On n’en convaincra que les convaincus, mais il importe de préciser que l’œuvre d’art existe en soi, avec ou sans spectateur. Les trésors de la tombe de Toutankhamon ne se sont pas envolés entre son enterrement et leur découverte en 1922. La négation de cette évidence est typique du point de vue du consommateur qui en a été privé entretemps. Plus sérieusement, on fait appel à la phénoménologie pour évacuer toute approche objective de l’œuvre, réputée impossible. La perception de chacun serait un filtre transformant l’œuvre dans son esprit et seul ce double mental de l’œuvre serait l’objet d’étude. La Phénoménologie de la perception de Maurice Merleau-Ponty (1944) est largement à l’origine de ce dogme en France. Elle a fini par conquérir les Etats-Unis, d’où elle est revenue en Europe il y a quelques années comme le dernier cri.

Qu’une personne âgée ait du mal à distinguer le bleu marine du noir est bien un problème de perception. En revanche, le fait que red en anglais ne soit pas la même couleur que « rouge » en français n’implique pas que les Anglais aient du mal à distinguer le rouge du jaune, car il ne s’agit plus d’un problème de perception, mais d’un fait de langage. En croyant nécessaire d’appréhender l’œuvre en termes de perception et en mettant n’importe quoi sur le compte de la perception, l’étude des œuvres s’efface pour dériver vers ce qu’en pense ou plutôt ce qu’est supposé en penser le spectateur. Il y a quelques décennies, une question assez courante portait sur ce qu’en pensait un prétendu spectateur moyen, mais maintenant, il s’agit de savoir ce qu’en pensaient des catégories de spectateurs: les paysans, les femmes ou les homosexuels. Passe encore qu’on se pose ces questions sur des œuvres récentes, mais elles sont à la mode chez les médiévistes, alors que le discours sur l’art est trop rare au Moyen Age pour qu’on puisse faire autre chose que l’inventer.

La seconde est fortement apparentée, car elle consiste à remplacer l’œuvre par sa réception. A moins que l’artiste ou son commanditaire soit un spécialiste en communication, la réception de l’œuvre ne détermine ni sa forme, ni son contenu. L’une et l’autre dérivent au contraire d’une volonté, de ce qu’Aloïs Riegl a appelé le Kunstwollen, laquelle peut être comprise ou non, approuvée ou contredite. Or cette volonté peut se déduire de l’œuvre dans toute la mesure où elle parvient à y répondre, autrement dit dans la mesure où elle est faite avec art et mérite le nom d’œuvre d’art. L’histoire de la réception des œuvres est évidemment indispensable, dès lors que nous devons comprendre comment elles ont survécu ou péri. Mais elle ne nous apprend rien sur leur essence, contrairement à leur étude matérielle qui permet de comprendre les modifications qu’elles ont subies et donc d’avoir une idée de leur aspect original.

La notion de Kunstwollen permet d’échapper au jugement spontané sur les œuvres, de saisir à quel idéal esthétique elles répondent au lieu de les confronter à d’autres exigences. Elle aide à comprendre les arts des autres sociétés, car elle nous en donne une approche bienveillante que le passé n’a pas toujours eue. Mais elle peut entraîner deux dérives solidaires: un relativisme pour lequel tout se vaut et un idéalisme qui ignore les aléas qu’affronte toute pratique.

Le relativisme égalitaire est à la mode et il suffit d’attribuer toute différence de qualité entre deux œuvres à un Kunstwollen différent pour la nier. Tel que l’a instauré la Révolution, l’égalitarisme supprimait les privilèges de la noblesse et du clergé, afin que chaque citoyen ait les mêmes droits et les mêmes devoirs. Ainsi conçu, il est toujours d’actualité à un moment où les plus riches échappent à l’impôt comme ils le faisaient sous l’Ancien Régime. Mais un autre égalitarisme est né, celui selon lequel les œuvres des uns et des autres se valent. Or, que l’on attribue le talent à des facteurs innés ou à une situation sociale, cela reste faux. Il est de bon ton d’interdire aux historiens les jugements de valeur, explicites ou implicites, et beaucoup prétendent ne pas en faire. En réalité, s’ils étaient conséquents, ils étudieraient pêle-mêle les œuvres des artistes renommés, des peintres du dimanche et des enfants. Mais comment se fait-il qu’ils confondent rarement un tableau célèbre avec l’une ou l’autre de ses nombreuses copies? C’est très simple: les connaisseurs qui, eux, ne se privent pas de jugements de valeur ont fait le tri et il suffit le plus souvent de reprendre la légende d’une photographie dans un ouvrage spécialisé pour savoir où est l’original.

Comprenons-nous bien: il n’est pas question de promouvoir une histoire de l’art qui consisterait à manifester son admiration pour les grands artistes avec le lyrisme qui était à la mode naguère, en réaction contre l’iconoclasme soixante-huitard. Mais on ne peut faire abstraction de la hiérarchie des œuvres. Le goût de l’Entre-deux-guerres s’est volontiers porté sur la nature morte de l’époque moderne. C’est un choix parfaitement respectable, à condition de garder à l’esprit que le peintre de natures mortes était le plus souvent celui qui ne parvenait pas à s’imposer dans les genres majeurs, comme la peinture d’histoire. Bernard Buffet le CercueilA la fin de la vie de Bernard Buffet, la côte de ses œuvres s’est effondrée. On peut supposer qu’il s’agissait d’un grand artiste, victime d’une évolution de la mode ou d’un faiseur, ce dont le public aurait fini par se rendre compte. On peut encore renvoyer le peintre et son public dos-à-dos en considérant que la nullité de l’un n’a d’égale que la versatilité de l’autre. Le choix de l’un ou de l’autre de ces jugements de valeur est inévitable, à moins de renoncer à comprendre ce qui s’est passé.

Pour prendre encore un exemple, l’histoire des arts européens du Moyen Age et de l’époque moderne est caractérisée par des transferts massifs d’artistes et de styles d’un pays à l’autre, comme la diffusion de l’architecture gothique hors de France, le succès international des musiciens franco-flamands, celui de l’art italien de la Renaissance, du modèle architectural de Versailles et ainsi de suite. Il y a aussi les résistances, comme celle de l’opéra lullyste au XVIIIe siècle face aux nouveautés venues d’Italie. Chacun de ces phénomènes est susceptible d’une analyse en termes socio-politiques, comme traduction d’alliances entre pouvoirs ou simplement du prestige d’un régime, voire même en termes d’effets de mode. Mais de telles analyses sont toujours biaisées lorsqu’elles ne prennent pas en considération la valeur des artistes, car seule cette prise en considération permet de pondérer les autres facteurs.

Il s’agit bien sûr ici de la valeur que leurs contemporains leur conféraient et qu’on peut déduire aisément des commandes qu’ils recevaient et des protections dont ils jouissaient. Il est donc facile d’objecter que cette valeur est aléatoire, en rappelant l’exemple de Bernard Buffet. Mais l’expérience montre que, pour l’art préindustriel, l’objection est assez vaine. L’artiste maudit est une création du XIXe siècle. On a parfois voulu voir Jérôme Bosch ainsi, mais il recevait les commandes de princes. Nous avons fait état de la carrière modeste de Jean-Sébastien Bach, due à son refus du style galant, mais c’est une attitude rare qui n’empêchait pas l’admiration de ses contemporains, à commencer par celle du roi de Prusse. Les artistes célèbres de leur temps sont généralement ceux que nous préférons encore aujourd’hui: personne ne contesterait le choix des frères Limbourg par le duc de Berry et celui de Michel Ange par les papes. On ne saurait y voir un simple mimétisme, sans quoi nous reproduirions toujours le jugement des contemporains: nos appréciations sur l’art de l’époque industrielle ne correspondent guère aux leurs et ne cessent de fluctuer, ainsi quant aux peintres dits « pompiers ».

Concevoir l’œuvre comme le produit d’un Kunstwollen peut mener à une seconde impasse, souvent solidaire du relativisme, une vision idéaliste de l’œuvre, négligeant la difficulté du métier et les contingences matérielles. Que l’œuvre soit le produit d’une volonté artistique ne veut pas dire qu’elle en soit le reflet. Elle peut l’être si l’exécution est parfaite ou si cette volonté n’est pas ambitieuse (il n’est pas trop difficile de réussir un monochrome et le projet de l’art conceptuel est effectivement transparent). Mais, entre le dessein d’un commanditaire et sa réalisation s’interposent sa compréhension par l’artiste, les moyens humains et matériels de le réaliser, souvent aussi des obstacles imprévus. Le Kunstwollen peut se déduire de l’œuvre, à condition d’avoir pris en considération ces facteurs, inévitables, par exemple, sur de longs chantiers architecturaux. Mais ils sont trop souvent négligés, en particulier par la recherche iconographique qui parvient toujours à trouver un programme unitaire lorsqu’il n’y en a pas.

L’interdit sur les jugements de valeur et la négligence de l’aspect technique ne sont pas caractéristiques de la conception actuelle de l’art par hasard. L’un et l’autre empêchent tout questionnement sur le niveau artistique de l’art contemporain. Mais ils affectent toute l’histoire de l’art. Un bon exemple en est fourni par le passage de l’art roman à l’art gothique. Il serait absurde de nier le progrès technique de l’architecture dans cette période et personne ne le fait. Mais cela n’affecte en rien l’appréciation esthétique, parce que l’art est implicitement défini aujourd’hui comme indépendant de la technique. Une véritable révolution de l’art figuratif a eu lieu vers 1200, le retour du dessin d’après nature qui avait disparu à la fin de l’Antiquité. On constatera aisément qu’on peut écrire des synthèses sur l’art médiéval en l’ignorant ou, pire encore, en le retardant de deux siècles. Dire qu’il s’agit d’un progrès artistique scandalise, ce qui se comprend facilement: l’art roman a suscité un véritable engouement dans la seconde moitié du XXe siècle. En témoigne par exemple la popularité de la collection Zodiaque dont il n’existe aucun véritable équivalent pour l’art gothique. Il faudrait être bien naïf pour ne pas mettre cet intérêt en rapport avec le succès populaire assez tardif de l’expressionnisme et du cubisme. Il s’agit là d’un phénomène que nous avons déjà relevé, par exemple entre avoirs spéculatifs et cote des artistes: la légitimation réciproque.



Conclusion

L’idéologie du Progrès qui a survécu aux deux guerres mondiales et s’est encore renforcée pendant les « trente glorieuses » qui ont suivi la seconde, est aujourd’hui mise à mal, car le prétendu Progrès était gagé sur la destruction de l’écosystème. Elle n’est pas pour autant à terre. On continue de mesurer avec satisfaction toute croissance de la production et des échanges et d’en déplorer toute décroissance.

Aucun esprit auquel il reste un minimum de raison ne peut accepter le développement incontrôlé d’un capitalisme financier autonome qui dicte ses volontés aux Etats. Ce capitalisme est aujourd’hui sclérosé. Captif d’actionnaires exigeant des gains immédiats, il ne peu se permettre aucun plan à long terme et les gouvernements qu’il contrôle à son tour repoussent aux lendemains les mesures écologiques les plus urgentes. Mais aucune alternative crédible au capitalisme, susceptible de mobiliser les esprits dans un projet révolutionnaire, n’a été pensée depuis Marx, qui n’est plus à jour. Le mécontentement est mondial, peut déboucher sur des révoltes comme en France depuis quelques années, mais sans aucune idéologie de substitution susceptible de transformer une révolte en révolution. Au contraire, plusieurs pays importants ont aujourd’hui mis à leur tête des clowns irresponsables.

La science a longtemps servi de démarcation entre la vérité et l’imposture, mais elle est de plus en plus incapable de le faire. La confusion s’est en effet installée progressivement entre science et technologie, menant à un pragmatisme effréné. Il ne s’agit plus tant d’un savoir que d’un moyen de faire vendre. Elle s’est largement privatisée: les Etats finançant les groupes industriels pour la produire conforme à leurs intérêts commerciaux, au lieu d’en assurer la neutralité. Au début de ce siècle, on en est arrivé à la non-reproductibilité d’environ 70% des expériences scientifiques, ce qui n’est certainement pas sans rapport avec la privatisation croissante, sans que ce rapport se réduise à une relation de cause à effet[40]. Le mode de financement de la recherche, privilégiant les résultats rapides à tout prix, suscite déjà à lui seul un travail bâclé ou malhonnête. Quant aux experts « scientifiques » chargés d’évaluer l’innocuité ou la toxicité d’un produit, ils appartiennent la plupart du temps aux entreprises qui l’ont mis sur le marché. Il s’ensuit un scepticisme de principe envers des « scientifiques » qui ne sont plus des savants, mais se présentent comme des oracles et fustigent toute critique comme irrationaliste et superstitieuse. Le débat sur la vaccination en est un bon exemple, car toutes les objections, de la plus loufoque à la plus sérieuse, sont traitées ainsi.

La philosophie et les sciences humaines ne sont pas d’un grand secours dans cette situation. Le complexe d’infériorité face aux « sciences dures » les rend crédules envers elles, mais surtout, elles ont de moins en moins la possibilité de remplir leur tâche. Ma génération est la dernière à avoir connu de vraies carrières d’enseignants chercheurs. Celle d’aujourd’hui passe son temps dans des commissions pour se disputer quelques demi-postes de vacataires et appliquer tous les six mois une nouvelle réforme de l’enseignement, inventée par des didacticiens managériaux. Le seul moyen pour les plus habiles d’échapper à la prolétarisation est de pratiquer le vedettariat sous prétexte de vulgarisation, en laissant s’effondrer l’Université.

Si l’économie consistait à l’origine à bien gérer les ressources, si la science cherchait à connaître l’homme et le monde et non à les manipuler, nous avons vu que l’art a lui aussi perdu sa finalité qui était le beau. Qu’il soit au service des coteries de dominants, comme on le souligne souvent, n’est pas le problème: il en a toujours été ainsi. Qu’il joue par conséquent un rôle idéologique au profit des mêmes dominants ne l’est pas davantage. Imagine-t-on un art médiéval qui ne serait pas largement celui de l’Eglise ou un art du Grand Siècle qui ne ferait pas l’apologie de Louis XIV? Le vrai problème est qu’aucune classe dominante n’a été aussi nocive que la nôtre et que son art sert à cautionner le pire. Nous savons que les orientations dans lesquelles elle nous a engagés au nom d’un prétendu progrès nous ont menés à la catastrophe, mais nous n’élevons que des protestations timides et partielles contre l’esthétique qui en est issue et les cautionne.

« On peut toujours rêver », disent parfois les étudiants confrontés à des propos pessimistes. Alors, faisons un rêve! Face aux phénomènes climatiques extrêmes, à la désertification, aux famines, aux épidémies qui font le tour de monde en quelques jours et aux accidents nucléaires, les Etats changent de politique, brident les multinationales, cessent les jeux militaires aussi sanguinaires que coûteux et décident de s’entendre pour financer la transition écologique. L’humanité est sauvée de justesse. On essaie de rendre à la science sa dignité et de restaurer l’éducation. Disposant désormais d’une véritable information, les citoyens ont compris que le prétendu progrès était une lente plongée dans la barbarie et recommencent à s’intéresser au passé, non pas pour le dénaturer, mais pour redécouvrir ce qu’il avait d’admirable. Dans ces conditions, un peu semblables à celles du monde 817-34 Evangeliaire de Ebbo St Matthieu Epernay MS 1 fol 18v760px-Echternach_Gospels_-_The_Man,_symbol_of_St_Matthewmérovingien, le passé devient synonyme de grandeur et on en imite les arts comme on peut. A mesure que les choses progressent – cette fois-ci pour de bon, comme à l’époque carolingienne – une nouvelle culture et des productions artistiques de haut niveau, originales sans chercher l’originalité, récompensent l’humilité et l’effort…





Notes

  1. Karl Rosenkranz, Die Ästhetik des Hässlichen, 1853 (trad. Esthétique du laid, Belval, 2004).
  2. Albert le Grand, De animalibus, l. 1, tract. 3, c. 1.
  3. Jean Wirth, Qu’est-ce qu’une image?, Genève, Droz, 2013.
  4. Saint Bernard, Apologia ad Guillelmum, c. 12 (Opera, éd. Jean Leclercq, Charles Hugh Talbot, Henri Rochais, Rome, 1957-1977, t. 3, p. 106).
  5. Saint Bonaventure, Commentaria in quatuor libros Sententiarum, l. 1, dist. 31, p. 2, a. 1, q. 3.
  6. Alexandre de Hales, Summa theologica, l. 2, pars 1, inq. 4, tract. 2, sect. 2, q. 1, tit. 1, c. 3.
  7. Emmanuel Kant, Kritik der Urteilskraft, 1790; traduction de Jacques Auxenfants, Critique du jugement, Chicoutimi, 2019, § 53, p. 330.
  8. Saint Thomas, Somme théologique, l. 1, q. 5, a. 4, ad 1.
  9. On peut renvoyer aux excellentes pages d’Edgar De Bruyne, Etudes d’esthétique médiévale, rééd. Paris, 1998, t. 2, p. 281 et ss. 10 Id. 291-293.
  10. Aristote, Poétique, 1448b (trad. Joseph Hardy).
  11. Id., 1449b et 1453b.
  12. Jan Lavićka, Anthologie hussite de la scholastique à la Réforme, Paris, 1985, p. 122.
  13. Stendhal, Racine et Shakespeare. Etudes sur le romantisme, éd. Roger Fayolle, Paris, 1970, p. 58.
  14. Jean Wirth, L’image à l’époque gothique (1140-1280), Paris, 2008, p. 117 et ss.
  15. Kant op. cit., § 2, p. 204 et s. Le mot traduit ici par « représentation » est Vorstellung. Il s’agit de la perception que l’on a de l’objet et non pas d’une description de l’objet par des mots ou des images, pour laquelle le mot allemand est Darstellung.
  16. Roger de Piles, Cours de peinture par principes, Paris, 1708, p. 489 et ss.
  17. Notons au passage que le même type de raisonnement vaut pour la restauration d’une peinture ou d’une sculpture, mais le cas est déontologiquement complexe lorsqu’il s’agit d’une intervention irréversible.
  18. Charles Bernet, Le Vocabulaire des tragédies de Jean Racine. Analyse statistique, Paris, 1983.
  19. Serge Gut, « La notion de consonance chez les théoriciens du Moyen Age », Acta Musicologica, t. 48 (1976), p. 20-44.
  20. Carole Guibet-Lafaye; « Le dépassement du jugement de goût », Philosophique, t. 7 (2004), p. 47-61.
  21. Roger Caillois, Le mimétisme animal, Paris, 1963.
  22. Les théories de la complexité. Autour de l’œuvre d’Henri Atlan, dir. Françoise Fogelman Soulié, Paris, 1991.
  23. Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Esthétique, trad. Samuel Jankélévitch, Paris, 1979, t. 1, p. 34 et ss.
  24. Jean Wirth, « Sur le statut de l’objet d’art au Moyen Age », repris dans: Art et image au Moyen Age, Genève, 2022, p. 15-32.
  25. Marion Muller-Dufeu, « Créer du vivant », Sculpteurs et artistes dans l’Antiquité grecque, Villeneuve-d’Ascq, 2011.
  26. Frédéric Elsig, Jheronimus Bosch. La question de la chronologie, Genève, 2004.
  27. Les pages qui suivent reprennent partiellement: « L’ʻartʼ, une notion contradictoire », in: Mort de Dieu. Fin de l’art, éd. Daniel Payot, Paris, Cerf, 1991, p. 109-129.
  28. Dictionnaire de la conversation et de la lecture, Paris, 1832-1851, t. 3, p. 191.
  29. Id., t. 3, p. 188.
  30. Hegel, op. cit., t. 1, p. 27, 33 et s.
  31. Champfleury, Le réalisme, Paris, 1857 (reprint Genève, 1967), p. 18 et s.
  32. Eugène Delacroix, Journal, éd. Paul Fiat et René Piot, Paris, 1893, t. 1, p. 151 (lundi 28 mars 1853).
  33. Stendhal, Racine et Shakespeare, éd. Roger Fayolle, Paris, 1970, en particulier chap. 3, p. 71 et ss. 35 Charles Baudelaire, Salon de 1846, chap. 17 (Œuvres complètes, éd. Yves-Gérard Le Dantec, rééd. Paris, 1966, p. 946 et ss).
  34. Id., chap. 18 (op. cit., p. 952).
  35. Nathalie Heinrich, Le triple jeu de l’art contemporain, Paris, 1998.
  36. Jean-Pierre Babelon et André Chastel, La notion de patrimoine, rééd. Paris, 1994.
  37. Maryvone de Saint-Pulgent, « Le patrimoine au risque de l’instant », Cahiers de médiologie, t. 11 (2001), p. 303-309.
  38. Voir les deux articles de Julien Lacaze, le 25 et le 28 février 2020 dans la Tribune de l’art: https://www.latribunedelart.com/chateau-de-pontchartrain (consulté le 17 août 2020).
  39. Ne regardant pas la télévision, je ne m’en serais pas aperçu sans une remarque amicale et éclairante de Marc Schurr.
  40. Le problème a été révélé en 2005 par l’article désormais célèbre de John P. A. Ioannidis, « Why Most Published Research Findings Are False », PLoS Med 2(8): https://doi.org/10.1371/journal.pmed.0020124 (consulté le 20 août 2020). Bon état de la question dans: EPRIST, « La recherche en crise de reproductibilité? », Analyse I/IST n° 30 (avril 2020).