L'artiste se cache dans l'oeuvre
  • 1 Oeuvres
  • 2 Iconographie
  • 3 Thèmes
  • 4 Dürer
  • 5 Jacques Bousquet
  • 6 Jean Wirth
  • Nouveautés

5.3 Bordures à proscenium

9 mai 2021
Comments (0)

Cet effet spectaculaire et théâtral est surtout connu  par deux miniatures très célèbres des Heures de Marie de Bourgogne, qui montrent, en avant de la bordure, l’espace privé de la donatrice, avec elle et sans elle. Mais il en existe au moins un prototype, quelques années avant, dans les Heures de Charles de France.

Article précédent : 5.2 Quelques types de bordures

1465, Les Heures de Charles de France

Master of Charles of France 1465 Annunciation A Hours of Charles of France METsss Master of Charles of France 1465 Annunciation B Hours of Charles of France MET

Annonciation
Maître de Charles de France, 1465, Heures de Charles de France, MET

Ce bifolium a été détaché d’un manuscrit resté inachevé, conservé à la Bibliothèque Mazarine (MS 473).

Considérée isolément, chaque page peut être vue comme un image encastrée dans un cadre en forme d’architecture. De la même manière, un des cadres ouvre sur l’extérieur, l’autre sur un intérieur d’église : au point qu’il pourrait presque d’agir de deux vues prises d’un même point dans des directions opposées.



Master of Charles of France 1465 Annunciation Hours of Charles of France MET schema
Cependant, la direction identique de l’éclairage, le rayon de lumière qui passe d’une image vers l’autre (en jaune) ainsi que l’envolée des petits anges bleus et rouges (flèches violettes), militent en faveur d’une vue continue : l’Archange en tête de la procession céleste (flèche bleue) se trouve dans une sorte de portique qui conduit, par une porte, au parvis où est assise la Vierge. Aux enfants qui regardent l’Ange depuis l’extérieur font écho les suivantes qui regardent la Vierge depuis le seuil (flèches vertes). Ainsi ni la cloison derrière Gabriel, ni l’immense baldaquin octogonal qui emplit toute l’espace autour de Marie, ne font partie du cadre, avec lequel ils partagent pourtant la même décoration sculptée.



Master of Charles of France 1465 Annunciation Hours of Charles of France MET details
Dans un effet de richesse, l’artiste a pris soin de ne pas dupliquer exactement les deux architectures : les moulures avec ou sans modillons, les colonnes et le pavement sont légèrement différents, et le parvis est plus profond, de manière à pouvoir héberger le baldaquin.



Master of Charles of France 1465 Annunciation Hours of Charles of France MET monogrammes
La différence la plus irritante concerne les monogrammes : de part de d’autre d’une pensée, à gauche des caractères illisibles, à droite les lettres A et E. Plusieurs hypothèses ont été proposées, mais aucune n’est convaincante [1].



Master of Charles of France 1465 Annunciation C Hours of Charles of France MET verso vierge annonciation
Pour ajouter encore à la complexité de la composition, le verso de la page de la Vierge offre lui aussi une image encastrée et une architecture similaire. Au centre, la prière des Matines de la Vierge (Domine labia mea aperies) est inscrite sur un grand panonceau suspendu, décentré de manière à pouvoir laisser voir du côté gauche la scène de la Visitation.

Deux anges en bleu portant une bannière rouge montent la garde autour du blason du Duché de Normandie, sur fond bleu et rouge, tandis que le texte inscrit sur les pierres du cadre proclame :

Charles de France / Fils de Charles VII / Duc de Normandie le Neuvième /
l’Année 1465, Vivat !

KAROLVS DE FRANCIA / KAROLI SEPTIMI
FILIVS / NORTHMANNORVM DVX / NONVS ANNO MCCCCLXV VIVAT



Master of Charles of France 1465 Annunciation Hours of Charles of France MET monogrammes 2
Le monogramme A et E est repris de manière encore plus riche, avec une cordelière compliquée pendant en dessous. Le décentrage du panonceau est obtenu en suspendant la chaîne sous le E, qui se transforme en une sorte de crochet. Le monogramme et la cordelière sont repris, d’une manière encore différente, dans le manuscrit de Paris, à la scène de la Fuite en Egypte : le monogramme n’a donc rien à voir avec le AVE de l’Annonciation, mais constitue probablement un jeu cryptique lié au commanditaire.



Master of Charles of France 1465 Annunciation C Hours of Charles of France MET detail
A l’intérieur de l’initiale D, le miniaturiste a réussi un morceau de bravoure : caser, autour de Marie à son métier, sept anges musiciens et trois aides (deux font un écheveau, le troisième actionne le rouet).


Bedford Master, 1425-30 Mary weaving, book of hours Morgan Library MS M.453, fol. 24r
Bedford Master, 1425-30, Marie tissant, Livre d’Heures, Morgan Library MS M.453, fol. 24r.

Cette autre miniature très semblable explique le mécanisme : il s’agit très précisément d’un métier à tisser des galons. De la main droite Marie tient la navette, de l’autre elle manipule les plaquettes à ourdir (de nombreux sites expliquent le tissage aux plaquettes, encore utilisé de nos jours). La justification de la scène est qu’à la période de l’Annonciation, Marie était, selon les Apocryphes, occupée à tisser le rideau du Temple.



Master of Charles of France 1465 Annunciation B Hours of Charles of France MET detail
C’est ce rideau que la miniature centrale montre en bonne place, en train de s’ouvrir pour révéler, aux fidèles qui montent par l’escalier, la célébration d’une messe moderne.



Master of Charles of France 1465 Annunciation Hours of Charles of France MET details droite
Sans être strictement identique, l’architecture de cette bordure se rapproche de celle du volet de l’Ange : mêmes colonnes et présence de modillons. A noter également la porte sur la gauche.



Master of Charles of France 1465 Annunciation Hours of Charles of France MET triptyque
Nous sommes donc en présence d’un véritable triptyque, dont le premier volet, celui de l’Ange, fait pendant au troisième, celui du commanditaire, représenté par son blason. Le vol des anges en bleu et rouge, aux couleurs de la Normandie, mène l’oeil depuis le portique de gauche, et depuis le couloir privé du Duc, à droite, jusqu’à l‘office qui se déroule au centre.

Cette composition brillante étage en définitive trois espaces :

  • à l’arrière-plan une scène, avec les paysages aux deux châteaux et l’église avec la Messe ;
  • au plan moyen un proscenium, occupé par les personnages de l’Annonciation et par le blason, ambassadeur du commanditaire dans ce lointain passé ;
  • au premier plan une bordure, dédiée aux monogrammes et à la dédicace.

Passer de la bordure au centre, c’est passer de l’espace immémorial des inscriptions au Présent, en traversant la mince couche temporelle de l’instant de l’Annonciation.


Jean_Fouquet_Heures_Etienne_Chevalier_Marie_Perpective_Corrigee
Étienne Chevalier en prière devant la vierge
Jean Fouquet, entre 1452 et 1460, Livre d’Heures d’Étienne Chevalier, Musée Condé, Chantilly

Cette composition abstraite et symbolique, encore fidèle à l’esprit médiéval, tranche avec cette autre architecture en bifolium dont le but est clairement la mise en pratique ostentatoire de la grande innovation italienne de l’époque : la perspective (voir Le diptyque d’Etienne).



1477, Les Heures de Marie de Bourgogne

Une énigme de l’Histoire de l’Art

1477 Maitre viennois de Marie de Bourgogne Heures de Marie de Bourgogne ONL Codex vindobonensis 1857 Folio 14VHeures de Marie de Bourgogne [1a]
Maître de Marie de Bourgogne, 1477, ONL Codex vindobonensis 1857 fol 14v

Cette page a été extrêmement étudiée, notamment le premier plan avec la donatrice, son chien et ses objets personnels : missel, voilette, collier, deux oeillets sortis du vase, un bijou lui aussi en forme d’oeillets, et un sac de brocard (dit gibecière [1b], p 20) posé sur le siège vide…

1477 Maitre viennois de Marie de Bourgogne Heures de Marie de Bourgogne ONL Codex vindobonensis 1857 Folio 14V detail oeillets
…traités avec un réalisme exceptionnel, comme cette goutte sur le point de tomber.



1477 Maitre viennois de Marie de Bourgogne Heures de Marie de Bourgogne ONL Codex vindobonensis 1857 Folio 14V detail 1
On a proposé sans unanimité, d’identifier les trois principaux personnages (la femme de la bordure, la femme et l’homme dans la chapelle de part et d’autre de la Vierge) comme étant Marguerite d’York, Marie de Bourgogne et Charles le Téméraire [2], mais les différentes possibilités posent des problèmes de datation et reposent sur des indices fragiles (pour une synthèse récente, voir l’étude de Angelika Gross [3]).

La plupart des commentateurs s’entendent sur le fait que la fenêtre nous montre l’expérience mystique que la lectrice est en train de vivre. Mais Anja Grebe [4], spécialiste des bordures, n’est pas de cet avis :

« …la dame au premier plan regarde attentivement la page, ce qui signifie qu’elle est en train de lire son livre. Cette lecture active contredit totalement la façon dont les peintres flamands du XVe siècle dépeignaient généralement des personnes ayant une expérience visionnaire. Pour indiquer qu’une vision se produisait, ils représentaient invariablement, , comme le chancelier Rolin dans la célèbre Madone peinte par Jan van Eyck, le protagoniste avec un livre de prières ouvert devant lui, sans le lire et regardant vaguement dans la direction de la sainte apparition… Cela conduit à la conclusion que la jeune femme des Heures de Marie de Bourgogne semble certes assez absorbée par sa lecture, mais elle n’a certainement pas de vision. La seule personne qui pourrait en avoir une dans cette miniature est l’élégante dame du chœur de l’église, qui est représentée en effet ce regard lointain et «intérieur», typique des visions. »


L’homme en rouge (SCOOP !)

Sans entrer dans la discussion sur l’identification de la donatrice, il est néanmoins possible d’éliminer tout de suite un petit mystère : l’homme au manteau rouge ne fait pas partie de la cour de la donatrice, mais de celle de la Vierge. Il s’agit tout bonnement de Saint Jean, reconnaissable à sa chevelure blonde et à son manteau rouge, tel qu’il apparaît dans les autres miniatures de la série [1c].


1477 Maitre viennois de Marie de Bourgogne Heures de Marie de Bourgogne ONL Codex vindobonensis 1857 Folio 43V detail ST jeanFolio 43V (détail St Jean)

On le retrouve à l’identique dans l’image de la Crucifixion, dans une pose identique à  une Lamentation de Van der Goes : d’où le retournement de situation récent selon lequel Van der Goes serait l’auteur de ces extraordinaires miniatures, qui auraient  précédé le panneau [1b].


La double page « Obsecro te »

1477 Maitre viennois de Marie de Bourgogne Heures de Marie de Bourgogne ONL Codex vindobonensis 1857 Folio 19vL’Annonciation, fol 19v 1477 Maitre viennois de Marie de Bourgogne Heures de Marie de Bourgogne ONL Codex vindobonensis 1857 Folio 20rObsecro te, fol 20r

La bordure de la page de droite est tout à fait typique des décorations habituelles de l’époque, pour un manuscrit de grand luxe : des rinceaux végétaux complexes regorgeant de fleurs, de fruits (fraises), d’oiseaux, avec des drôleries distrayantes : un chien qui dort, un oiseau des bois qui rivalise avec un coq, un oiseleur qui tente d’attraper avec son panier un oiseau géant.

La bordure de la page de gauche est une des rares du manuscrit qui comporte un motif lié à l’image centrale :

1477 Maitre viennois de Marie de Bourgogne Heures de Marie de Bourgogne ONL Codex vindobonensis 1857 Folio 19v detail Isaïe
le prophète Isaïe tient sa prophétie « Esse virgo concepiet et pariet » et vérifie en levant les yeux sa réalisation.

Le cadre doré joue ici son rôle classique de frontière spatio-temporelle, appliqué  au cas particulier du visionnaire, placé selon la convention habituelle à la gauche de sa vision (voir 3-1 L’apparition à un dévôt).


La double page « Domine labia mea aperies »

Cette autre double page, plus loin dans le manuscrit, dénote de nouvelles variations sur le statut du cadre.

1477 Maitre viennois de Marie de Bourgogne Heures de Marie de Bourgogne ONL Codex vindobonensis 1857 fol 56vLe Jardin des Oliviers, fol 56v 1477 Maitre viennois de Marie de Bourgogne Heures de Marie de Bourgogne ONL Codex vindobonensis 1857 fol 57rL’Annonciation, fol 57r

Dans la page de gauche, le cadre ajoute à la notion de frontière spatio-temporelle celle de barrière de protection. Ornée d’épais feuillages dorées, il tient à distance les ennemis de Jésus :

  • en bas Judas, qui a reçu les trente deniers, quelques temps auparavant : « Alors, l’un des Douze, nommé Judas Iscariote, se rendit chez les grands prêtres et leur dit : « Que voulez-vous me donner, si je vous le livre ? » Ils lui remirent trente pièces d’argent. Et depuis, Judas cherchait une occasion favorable pour le livrer. » Matthieu, 15-16
  • à gauche, pour quelques précieux instants, elle dissimule Jésus aux soldats qui le cherchent avec une lanterne.

Hélas cette barrière idéale est remplacée, à l’intérieur de l’image, par la clôture bien impuissante du jardin : à droite les soldats l’enjambent déjà, tandis qu’en haut Judas entre par la porte en tête de la troupe.

Dans la page de droite, la barrière est à la fois spatiotemporelle et théologique :

  • à l’extérieur est rappelé en deux épisodes le passé, à savoir la conception de Marie :
    • un ange apparaît à Joachim gardant ses troupeaux dans le désert, pour lui annoncer qu’il va être père ;
    • en bas Joachim étreint son épouse Anne à la Porte dorée, épisode du Proto-évangile de Jacques qui était compris, au Moyen Age, comme l’instant de la conception de Marie.
  • à l’intérieur de la double cloison que constitue le cadre et le pourtour utérin de la lettre D, a lieu l’Annonciation, épisode qui regroupe les deux opérations : l’annonce par l’ange et la conception de Jésus.

Cette double page illustre bien le haut degré de sophistication qu’une lectrice telle que Marie de Bourgogne était en capacité d’apprécier dans des compositions d’apparence banales.


La double page de Thomas de Cantorbery

1477 Maitre viennois de Marie de Bourgogne Heures de Marie de Bourgogne ONL Codex vindobonensis 1857 Folio 14VFol 14v 1477 Maitre viennois de Marie de Bourgogne Heures de Marie de Bourgogne ONL Codex vindobonensis 1857 Folio 15rFol 15r

Revenons maintenant à notre miniature exceptionnelle et au problème que son caractère unique pose à l’Histoire de l’Art. Stoichita se demande quelle idée a pu donner cette importance au « contraste frappant entre le monde fait d’objets et le monde où règne le Verbe du Christ » [5] . Angelika Gross remarque que la structure de la composition est congruente avec son rôle très particulier au sein du Livre D’Heures, à savoir séparer la partie Calendrier et la partie Offices :

« Le rôle du calendrier est d’indiquer la date de l’office et de la messe, les jours des fêtes, des saints et ceux où il n’y a pas d’événement particulier, alors que les offices structurent l’ordre des prières dans le déroulement des jours particuliers et ordinaires de la semaine. Vu que l’enluminure au feuillet 14 v° se situe entre le calendrier et le début de la partie spirituelle du texte, on peut avancer l’hypothèse que ce contraste entre temps profane et temps liturgique ait inspiré la conception de l’image. Le châssis de la fenêtre marquerait, tel un pont, le seuil reliant les deux sphères. [3] »

Si ingénieuse que soit cette hypothèse, nous allons voir qu’une raison plus simple et plus massive explique la scission de l’image en deux niveaux. Pour la comprendre, il est nécessaire d’étudier l’image dans son contexte, autrement dit en tenant compte de la page de droite du bifolium.

John P. Harthan [6] s’étonne avec raison du fait qu’il s’agisse des « Sept joies de la Vierge » – prière mineure et peu commune dans les Livres d’Heures ; alors qu’en général le donateur ou la donatrice choisit une prière plus courante, notamment le « Obsecro te », pour se faire représenter à genoux devant la Vierge.


En aparté : donateur et Obsecro te
1410 Jeanne de La Tour Landry Lyon, BM, 574Livre d’Heures de Jeanne de La Tour Landry
Vers 1410, Lyon, BM, MS 574
Heures de Comeau 1490-1510 BNF NAL 3197 fol 20r GallicaHeures de Comeau 1490-1510, BNF NAL 3197 fol 20r, Gallica

Voici deux exemples de la prière « Obsecro te » avec un donateur ou donatrice de taille humaine (voir 6-1 …les origines ) :

  • en position d’humilité, le cas de loin le plus fréquent
  • en position d’invitation, lorsque le geste de l’Enfant l’y autorise.

Cette prière convient particulièrement au sujet, car celui qui la récite demande à la Vierge de lui apparaître :

A mes derniers jours, montre-moi ton saint visage et fais moi connaitre le jour et l’heure de mon trépas.

Et in novissimis diebus meis, ostende mihi beatam faciem twam et annuncies mibi diem et horam obitus mei



1477 Maitre viennois de Marie de Bourgogne Heures de Marie de Bourgogne ONL Codex vindobonensis 1857 Folio 15r detail Thomas

Fol 15r

Or, remarque Harthan, cette scène d’agenouillement nous est montrée par deux fois :

  • dans l’église à l’arrière plan ;
  • dans la lettrine de droite, avec une scène très rare : l’apparition de la Vierge à Saint Thomas de Cantorbery.

Une composition imbriquée (SCOOP !)

1477 Maitre viennois de Marie de Bourgogne Heures de Marie de Bourgogne ONL Codex vindobonensis 1857 Folio 14V schema
J’ai schématisé à gauche la situation habituelle (celle par exemple des Heures de Jeanne de La Tour Landry) :
la donatrice réelle D1 regarde dans un livre (cadre jaune) la prière P1 et une image (cadre bleu) montrant une donatrice D2 (elle-même) avec un livre P2 en présence de la Madone M.

Cette situation est ici exactement la même pour la page de droite du bifolium, avec Thomas de Cantorbery dans le rôle de D2.

Dans la page de gauche en revanche, la composition se « creuse » d’un niveau : la donatrice réelle D1 regarde une donatrice D2 dans une image, et une donatrice D3 dans une image dans l’image.

Remarquons néanmoins que la situation n’est pas exactement celle d’un emboîtement à l’infini (voir L’effet Droste ) :

  • on n’a pas : D1 regarde D2 qui regarde D3
  • mais bien : D1 regarde D2 et D3

Ainsi l’image et l’image dans l’image sont deux domaines accessibles simultanément (et non successivement) par la donatrice réelle, l’un (celui de la chapelle) étant plus sacré que l’autre (celui de la bordure) : cette situation trouvera un peu plus loin son explication naturelle.

Notons que cette esthétique de la vision à deux niveaux, sur la page et dans l’image, devait être appréciée par Marie puisqu’une situation analogue se retrouve dans l’autre Livre d’heures réalisé pour elle par le même maître.


Heures de Marie de Bourgogne et Maximilien I, Berlin Kupferstichkabinett, vers 1482, SMPK MS 78B12, fol 220v-221r schema
Heures de Marie de Bourgogne et Maximilien I, Berlin Kupferstichkabinett, vers 1482, SMPK MS 78B12, fol 220v-221r

Comme la montré Christine Kralik, les différents squelettes de ce bifolium ne fonctionnent pas de la même manière [4a] : les trois de gauche s’attaquent à son image, tandis que celui de droite la menace en tant que lectrice.


La même personne ou pas ?

1477 Maitre viennois de Marie de Bourgogne Heures de Marie de Bourgogne ONL Codex vindobonensis 1857 fol 57r deux donatrices
A ce stade, il est possible de comprendre la position très inhabituelle de la donatrice en position d’invitation, alors que l’enfant ne la bénit pas (il la regarde néanmoins) : elle résulte du choix graphique, dans l’ensemble du manuscrit, de placer les images pleine page à gauche :

  • la donatrice qui lit, alter ego de la donatrice réelle et son admonitrice dans l’image, est nécessairement à gauche, par cohérence avec le sens de la lecture ;
  • la donatrice qui prie dans la chapelle est nécessairement à gauche, à cause des fuyantes qui, comme toujours, ramènent le regard vers le centre du bifolium.

Résultant de ces deux causes indépendantes, l’effet d’écho entre les deux femmes ne prouve pas qu’il s’agisse de la même personne ; pas plus d’ailleurs que la différence de vêtements ne prouve l’inverse (la répétition étant perçue, à l’époque, comme une faiblesse graphique).


Un décrochement entre deux niveaux

Notons pour l’instant que la bordure illusionniste est, d’un point de vue théorique, bien différente d’un simple cadre. Selon les termes de Stoichita :

« La transformation des marginalia en image picturale et l’emboîtement de deux niveaux spatiaux à l’intérieur d’une représentation unique met en concurrence la scène biblique avec le cadre du tableau : le cadre participe de notre monde, l’image est, quant à elle, une ouverture vers une autre réalité. » [5]

Je dirais, d’une autre manière, que pour représenter une image dans l’image (et non plus une image dans la page) , il fallait imaginer un procédé graphique plus puissant qu’un cadre unidimensionnel :

  • la fenêtre, expansion du cadre en profondeur,
  • et la bordure, son expansion en largeur.

Reste à expliquer pourquoi ce nouveau besoin et ce nouveau procédé sont apparus justement dans ce manuscrit et dans ce contexte précis, face à la prière des Sept joies de la Vierge : et c’est là la plus grande originalité de l’image, cruciale mais passée inaperçue.


Les Sept joies de la Vierge

Cette prière a ici un intérêt que tous les commentateurs ont bien vu : justifier la seconde image de la Madone, celle qui dans la lettrine L apparaît à Saint Thomas, comme l’explique le texte que malheureusement on ne traduit jamais :

Saint Thomas archevêque de Cantorbery, lisait les sept joies temporelles de la Sainte Vierge Marie qu’il répétait avec grande dévotion et qu’avec la même joie il avait coutume de dire dans son oratoire. Un jour la Sainte Vierge Marie lui apparut et lui dit : pourquoi te réjouir et te féliciter seulement des joies qui passent, et pas de celles qui sont durables dont je jouis dans le ciel ? Donc rejouis-toi et exulte avec moi de ces autres.

Legitur beatus Thomas cantuarensis archiepiscopi septem gaudias temporalias beatissimae virginis Mariae quas (?) cum magna devotione repetebat (?) et eadem gaudia in oratorio suo more solito dicebat. Beata virgo Maria semel paruit ei et dixit : cur … gaudiis quae praeteritae sunt gaudes et laetaris. … quibus in caelo mihi (?) gaudeo quae durabunt ipse … non gaudes nec laetaris. Gaude ergo et exulta mecum de cetero.

L’introduction continue par sept paroles de Marie, décrivant ces sept joies célestes [7].


1477 Maitre viennois de Marie de Bourgogne Heures de Marie de Bourgogne ONL Codex vindobonensis 1857 Folio 16vFol 16v

Une nouvelle lettrine, la lettre G de Gaudia, avec la Vierge au croissant de lune, introduit la prière des « Sept joies célestes », rédigée par Saint Thomas suite à sa vision.


Fol 14v (détail)

Il y a fort à parier que la lettrine que montre le livre ouvert sur sa page verso n’est pas le O d’Obsecro te, comme le propose Harthan ; mais bien le G qui, deux feuillets plus loin, marque le début des Sept joies célestes.

On voit que le thème-clé de la double page n’est pas tant celui de l’Apparition de la Vierge que celui de la Lecture, condition d’une révélation :

  • autrefois, saint Thomas, quittant son livre des Sept joies temporelles, a levé les yeux vers la Vierge qui va lui inspirer les Sept joies célestes.
  • aujourd’hui, la donatrice lit les Sept joies célestes sans regarder par la fenêtre, dans un monde marqué par le passage du temps : les oeillets qui vont faner, la flaque qui va sécher, la goutte qui va se détacher ;
  • simultanément, son double qui ne lit pas partage le même espace intemporel que la Madone.


L’origine théologique des bordures en relief (SCOOP !)

L’explication du creusement de la page et du dédoublement de la donatrice est donc totalement lié au contexte très particulier de cette prière à deux étages :

  • les Sept Joies temporelles, qui importent peu, correspondent à la bordure et à tout ce qu’elle contient : la donatrice D2 et ses objets personnels, y compris le livre P2 ;
  • les Sept Joies célestes, qui seules durent, correspondent à l’image dans l’image, avec la donatrice D3 en prières dans l’espace sacré de la chapelle.


1470-90 Hours of Engelbert of Nassau Bodleian Douce 219 fol. 145vFol 145v 1470-90 Hours of Engelbert of Nassau Bodleian Douce 219 fol. 146rFol 146r

Maître de Marie de Bourgogne, Heures d’Engelbert de Nassau, 1470-90, Bodleian Douce 219

J’ai tendance à penser que cette bordure du même maître, dans cet autre manuscrit qui ouvrira la voie à toutes les bordures illusionnistes, suit fondamentalement la même idée :

  • la vérité céleste et intemporelle dans l’image :
  • la vérité terrestre dans ce niveau intermédiaire que constitue la bordure : objets futiles ou beautés périssables, telles que les fruits, les fleurs, les plumes de paon et toutes ces porcelaines précieuses qui finiront par se casser.

En ce sens, les bordures « illusionnistes » sont l’ancêtre des Vanités.

Maitre du Livre de Prieres 1515 ca Vienne ONB Cod. 1862, fol. 127v Fol. 127v Maitre du Livre de Prieres 1515 ca Vienne ONB Cod. 1862, fol. 128rFol 128r

Maître du Livre de Prières 1515 ca Vienne ONB Cod. 1862

Un demi-siècle plus tard, cette double-page révèlera le pot au rose, en disséminant des ossements et des crânes parmi les objets précieux, au dessus de l’emblème même de la vanité, le paon et de la devise vengeresse :

Je n’épargne nul vivant sur cette terre

Nemini parco qui vivit in orbe


La seconde bordure illusionniste

1477 Maitre viennois de Marie de Bourgogne Heures de Marie de Bourgogne ONL Codex vindobonensis 1857 Folio 14VPrésentation à la Vierge, fol 14v 1477 Maitre viennois de Marie de Bourgogne Heures de Marie de Bourgogne ONL Codex vindobonensis 1857 Folio 43VMise en Croix, fol 43v

La seconde page reprenant le procédé de la fenêtre ouvre les Matines des Heures de la Croix.



1477 Maitre viennois de Marie de Bourgogne Heures de Marie de Bourgogne ONL Codex vindobonensis 1857 Folio 43V detail ST jean
Certains des objets personnels sont communs aux deux compositions : le coussin (monté du banc à l’embrasure), le livre, le collier avec son médaillon de perles. D’autres sont nouveaux :

  • le chapelet (avec son pommander et sa petite bourse),
  • le coffret contenant des dentelles et une ceinture roulée,
  • l’anneau d’or,
  • la fiole avec un pompon vert et une étiquette qu’on n’a pas pu déchiffrer.

La comparaison pousse à imaginer une histoire (la disparition de la duchesse) et peut être en effet ces objets n’ont ils pas été disposés au hasard : mais les intentions ou allusions, s’il y en a eu, nous sont opaques [1d].
.


1477 Maitre viennois de Marie de Bourgogne Heures de Marie de Bourgogne ONL Codex vindobonensis 1857 Folio 43V sculptures

Notons que toute présence humaine n’a pas totalement disparue : en évoluant de la fenêtre ouverte à l’arcade, la bordure s’est enrichie de présences figées :

  • à gauche, un ange retient l’épée d’Abraham sur le point de sacrifier Isaac ;
  • à droite, Moïse fait placer un serpent d’airain sur un poteau, pour sauver les Hébreux des serpents.

Ces deux scènes de l’Ancien Testament, qui préfigurent toutes deux le sacrifice de Jésus, se rencontrent fréquemment dans les marges des Crucifixions.


1477 Maitre viennois de Marie de Bourgogne Heures de Marie de Bourgogne ONL Codex vindobonensis 1857 Folio 43VFol 43v 1477 Maitre viennois de Marie de Bourgogne Heures de Marie de Bourgogne ONL Codex vindobonensis 1857 Folio 44rFol 44r

Ce qui frappe lorsqu’on remet la miniature dans son contexte, c’est la redondance, puisque le Sacrifice d’Abraham est répété dans la lettrine D de la prière des Matines (Domine labia mea aperies). On peut imaginer que le maître a souhaité, non sans fierté, inscrire sa nouvelle technique comme argument dans le débat classique du paragone (voir Comme une sculpture (le paragone)) : sculpter le Sacrifice d’Abraham est peut être supérieure à le peindre dans une lettrine, mais représenter la statue en trompe-l’oeil restaure la supériorité du peintre.



1477 Maitre viennois de Marie de Bourgogne Heures de Marie de Bourgogne ONL Codex vindobonensis 1857 Folio 43V 44r echos
D’autres jeux d’écho se dessinent, purement formels, entre les images latérales et les deux scènes les plus frappantes de l’image centrale :

  • à l’ange retenant la main d’Abraham qui veut sacrifier son fils fait écho Saint Jean retenant la Vierge qui veut secourir le sien ;
  • au second Abraham levant son épée fait écho le bourreau élevant le marteau pour frapper le clou de toutes ses forces.



1477 Maitre viennois de Marie de Bourgogne Heures de Marie de Bourgogne ONL Codex vindobonensis 1857 Folio 43V schema
Après avoir utilisé la marge illusionniste au profit de l’opposition Joies temporelles / Joies célestes, le Maître expérimente ici le même procédé au service d’une autre dichotomie :

  • les objets contemporains ne sont pas pris ici comme symboles de la vie spirituelle, mais comme représentants de l’ère du Nouveau Testament, comme le montre le Livre ouvert sur une miniature de la Crucifixion.
  • les deux sculptures évoquent quant à elle l’ère révolue de l’Ancien Testament.

Si la bordure se scinde en deux zones antagonistes, quel est ici le statut de la troisième zone, de l’au-delà de l’arcade, où se joue la scène-charnière de la Crucifixion ?

Il est sans doute impossible d’énoncer une certitude sur une oeuvre aussi expérimentale, sans aucun précédent ni aucune postérité. J’ai tendance à penser que le coussin de la donatrice abandonné sur le rebord, seul objet-contact entre les trois zones, est un indice pour le lecteur.


1477 Maitre viennois de Marie de Bourgogne Heures de Marie de Bourgogne ONL Codex vindobonensis 1857 Folio 43V visages
Et si les deux femmes qui nous fixent, seules à être vêtues en costume contemporain dans la foule hostile, étaient la donatrice et une compagne, ayant quitté la loge par la force de leur piété pour s’inclure dans la scène sacrée [1e] ?


Une troisième bordure illusionniste ?

1477 Maitre viennois de Marie de Bourgogne Heures de Marie de Bourgogne ONL Codex vindobonensis 1857 Folio 99V
Crucifixion, fol 99v

On considère à tort  cette page comme la troisième « bordure illusionniste » du manuscrit.

Le Maître imagine, autour de la Crucifixion, un cadre somptueux en bois doré, dans lequel sont enchâssés, parmi des fleurs incrustées de perles, deux anges en vermeil portant les instruments de la Passion transformés eux aussi en bijoux.

Techniquement, il s’agit bien d’une bordure tridimensionnelle ; mais sémantiquement, il n’y a ici aucun effet de décrochement ni de séparation symbolique : il s’agit juste d’une modernisation, avec reflets et ombres portés, de la bordure la plus classique pour cette scène : des fleurons avec des anges portant les instruments de la Passion [1f].


Les Heures Gulbenkian

1475 ca Livro de Horas, Musee Gulbenkian Lisbonne Inv. LA144 fol 180v 181r AnnonciationAnnonciation, fol 180v 181r
Master of Fitzwilliam 268, vers 1475, Livre d’Heures, Musée Gulbenkian, Lisbonne Inv. LA144

Ces Heures se rapprochent de celles de Marie de Bourgogne par la présence dans la bordure d’une dame en hennin, un livre posé sur les genoux et un chien blanc à proximité. Le motif se répète dans sept miniatures pleine page sur onze. La couleur du hennin varie ainsi que la position du chien, et le livre est toujours ouvert, sauf à la dernière occurrence sur la page recto de ce bifolium, où il signale que la Livre d’Heures arrive à sa fin (il ne reste plus que les Heures de la Vierge).

La dame n’a pas été identifiée et les pages où elle apparaît sont attribuées à trois illuminateurs différents : il ne s’agit donc pas de la fantaisie d’un artiste particulier, mais d’un élément de la charte graphique du manuscrit.


Les Très Riches Heures du duc de Berry, 1485-86

1485-86 Jean Colombe Christ de pitie Tres Riches Heures du duc de Berry Folio_75r Musee Conde Chantilly
Christ de pitié, Très Riches Heures du duc de Berry Folio 75r
1485-86, Jean Colombe, Musée Condé, Chantilly

Cette miniature fait partie des pages rajoutées au manuscrit par Jean Colombe, toutes à bordure architecturale, et présentant différents jeux entre l’animé et l’inanimé (voir 5.2 Quelques types de bordures).

Celle-ci introduit, entre le panneau peint représentant le Christ sortant du tombeau, et les deux angelots qui brandissent le panonceau devant le retable de pierre, un proscenium formé par les deux socles qui hébergent le couple des donateurs.

Cette condition extrêmement particulière de statues vivantes a bien sûr à voir avec le thème de la page : sortir de la pierre.

La position du couple est en revanche tout à fait habituelle, satisfaisant simultanément deux points de protocole :

  • en présence d’une autorité, la place d’honneur est à sa droite ;
  • dans un couple, l’époux est à droite de l’épouse.

Le duc Charles Ier de Savoie se trouve ainsi à main droite du Christ et à main droite de la duchesse de Savoie, Blanche de Montferrat. Cependant, la position de profil transforme le portrait officiel  en une image de dévotion, où les deux époux se font face dans leur prière mentale.



1485-86 Jean Colombe Christ de pitie Tres Riches Heures du duc de Berry Folio_75r Musee Conde Chantilly detail
Le panonceau affiche deux prières s’ouvrant toutes deux par un D, orné d’une tête de femme, puis d’homme :

 
 

Seigneur, ouvre mes lèvres, et ma bouche publiera ta louange

Mon Dieu, viens vite à mon aide

Domine labia mea aperies et os meum adnuntiabit laudem tuam (Psaume 50:17 dit Miserere)

Deus in adjutorium meum intende (Psaume 70:2)

En différenciant nettement les visages des lettrines et celles des orants, et en inversant les positions, l’artiste élimine l’idée que ces prières soient supposée dites par l’un ou l’autre sexe.

En décalant le panonceau vers la gauche, en inclinant la tête du Christ dans la même direction et en plaçant la ville et le chateau derrière le duc, il réaffirme la prééminence de celui-ci dans le couple, tout en évitant une symétrie pesante.

Le fait que, dans les Livres d’Heures, la figure du donateur apparaisse le plus souvent dans la page du « Domine labia mea » est révélateur du statut très particulier de cette figure, sorte de « substitut de soi-même » chargé d’effectuer, pour le compte du donateur, une prière perpétuelle, même lorsque le livre est fermé [8]


Article suivant : 5.4 Quelques chefs d’oeuvre des bordures

Références :
[1] Margaret B. Freeman, « The Annunciation: From a Book of Hours for Charles of France »,
The Metropolitan Museum of Art Bulletin, New Series, Vol. 19, No. 4 (Dec., 1960), pp. 105-118 https://www.jstor.org/stable/3257865
[1a] Heures de Marie de Bourgogne : http://data.onb.ac.at/rep/100B8410
[1b] Anna Eörsi « Imaige a la Vierge Marie »; The Hours of Mary of Burgundy, Her Marriage, and Her Painter, Hugo van der Goes », 2020, Acta Historiae Artium https://www.academia.edu/44786594/_Imaige_a_la_Vierge_Marie_The_Hours_of_Mary_of_Burgundy_Her_Marriage_and_Her_Painter_Hugo_van_der_Goes
[1c] La présence de Saint Jean habillé en célébrant et agitant un encensoir devant la Madone est une innovation iconographique, qui peut se justifier par analogie avec sa vision de l’Apocalypse, où un ange thuriféraire encense la figure du Seigneur. S’agissant d’une scène qui se passe dans un au-delà du réel, toute les métaphores sont possibles.
Dans un article récent, Anna Eörsi [1b] a remis en selle l’hypothèse maritale, en l’appuyant sur un texte courtisan de Molinet, « Le Chappellet des Dames (1478) » qui compare explicitement Marie de Bourgogne à la Vierge et Philippe, l’enfant de son mariage avec Maximilien, avec le Christ. L’homme en rouge serait donc bien Maximilien. Les deux oeillets feraient référence à l’anecdote selon laquelle, la veille de leurs fiançailles, Maximilien aurait cherché des oeillets cachés dans les vêtements de Marie. Cette explication exclusivement biographique me semble quelque peu réductrice : elle n’explique pas l’eau renversée, ni la récurrence de l’homme en rouge dans les trois miniatures. En revanche l’exception à la règle héraldique, valable pour tous les couples maritaux devant la Madone, selon laquelle le mari est à gauche, pourrait à la rigueur s’expliquer par le fait que les deux se trouvent à l’intérieur d’une église, dans la position des mariés devant l’autel (voir Couples irréguliers).
[1d] Anna Eörsi ([1b], p 34) interprète tous les objets du premier plan (y compris l’anneau nuptial, le Livre d’Heures et le coffret) comme les cadeaux de mariage du couple. Les objets en brocard (« gibecière » et coussin) convoqueraient l’archiduc derrière le parapet, comme spectateur privilégié. A noter que cette interprétation se heurte à la règle héraldique du mari à gauche : car ici, nous sommes en dehors de l’église. En outre, pourquoi Maximilien s’assiérait-il sur le sac à main de son épouse ? Et pourquoi l’épouse aurait-elle posé l’anneau de ses noces ?
[1e] Anna Eörsi ([1b], p 34) va plus loin en proposant que Marie de Bourgogne a abandonné les biens de ce monde pour vivre pleinement la Passion : « La personne qu’elle regarde doit être son mari bien-aimé, qu’elle attire, du regard, plus près du coussin orné. Le spectateur auquel s’adresse cette miniature n’est nul autre que l’archiduc. »
[1f] Dans la logique de son interprétation biographique généralisée, Anna Eörsi ([1b], p 34) voit encore Marie de Bourgogne et ses suivantes dans les Saintes Femmes au pied de la croix, tandis que les bijoux seraient une référence à l’inspiratrice du couple, Marguerite d’York (perle =margarita)
[2] https://fr.wikipedia.org/wiki/Livre_d%27heures_de_Marie_de_Bourgogne
[3] Angelika Gross « Vision et regard : la métaphore de la fenêtre dans une enluminure du Livre d’Heures de Marie de Bourgogne, cod.vind. 18571 » dans « Par la fenestre Etudes de littérature det de civilisation médiévale », Chantal Connochie-Bourgne, Presses universitaires de Provence, 2003 https://books.openedition.org/pup/2203?lang=fr
[4] Anja Grebe « Frames and Illusion. The Function of Borders in Late Medieval. Book Illumination » dans Framing Borders in Literature and Other Media, spublié par Werner Wolf, Walter Bernhart https://www.academia.edu/43307269/Frames_and_Illusion_The_Functions_of_Borders_in_Late_Medieval_Book_Illumination
[4a] Christine Kralik « Dialogue and Violence in Medieval Illuminations of the Three Living and the Three Dead » 2011, Mixed Metaphors: The Danse Macabre in Medieval and Early Modern Europe, https://www.academia.edu/32382386/Dialogue_and_Violence_in_Medieval_Illuminations_of_the_Three_Living_and_the_Three_Dead?email_work_card=title
[5] Victor Stoichita, L’Instauration du tableau, Droz, Genève, 1999, p. 38.
[6] John P. Harthan « The Book of Hours: With a Historical Survey and Commentary », Park Lane, 1982 p 112 et ss https://books.google.fr/books?newbks=1&newbks_redir=0&hl=fr&id=YXUyAQAAIAAJ&dq=%22in+the+church+below%2C+towards+which%22&focus=searchwithinvolume&q=%22obsecro+te%22
[7] L’introduction aux Sept joies, et même le texte des deux prières n’ont rien de standard. On trouvera des textes assez proches dans Albert L’Huillier, « Saint Thomas de Cantorbéry », 1891, https://archive.org/details/saintthomasdecan01lhui/page/394/mode/2up?q=sept+joies
introduction et paroles de la Vierge p 411, « Sept joies célestes » p 456.
[8] Laura D. Gelfand and Walter S. Gibson, « Surrogate Selves: The « Rolin Madonna » and the Late-Medieval Devotional Portrait »  Simiolus: Netherlands Quarterly for the History of Art Vol. 29, No. 3/4 (2002)
https://www.researchgate.net/publication/261825388_Surrogate_Selves_The_Rolin_Madonna_and_the_Late-Medieval_Devotional_Portrait

5.4 Quelques chefs d’oeuvre des bordures

9 mai 2021
Comments (0)

Voici, à travers quelques manuscrits prestigieux, un florilège des différentes manières d’exploiter cette marche, cette différence de potentiel entre deux plans que constitue la bordure illusionniste.

Article précédent : 5.3 Bordures à proscenium

Le Livre de Prières de Charles le Téméraire,

1471

Ce manuscrit de très petit format (12.4 × 9.2 cm) présente néanmoins de grandes marges historiées, essentiellement des scènes fantaisistes de chasse ou de combat, en général sans rapport avec la scène principale. Dans quelques cas cependant, les bordures jouent un rôle actif en rapport avec cette scène.

Lieven van Lathem 1471 ca Charles le temeraire Getty Museum, Los Angeles, Ms. 37, fol 1vCharles le Téméraire, fol 1v Lieven van Lathem 1471 ca Ste Veronique Getty Museum, Los Angeles, Ms. 37, fol 2rSainte Véronique, fol 2

Lieven van Lathem, Getty Museum, Los Angeles, Ms. 37, 1471

Le livre s’ouvre par la grande mode de l’époque : un diptyque dévotionnel parfaitement standard du point de vue perspectif (le volet du donateur est à point de fuite latéral, le volet sacré est à point de fuite central, voir résurrection du panneau perdu (2 / 2)), mais inversé puisque le donateur est toujours à droite.

Charles le Téméraire, en habit de cour est en prières devant Sainte Véronique. Il est suivi par Saint Georges (le protecteur qu’il s’est choisi très jeune) et un ange portant son heaume et sa bannière (on devine la croix de Bourgogne et le début de la devise « Ie l’ao empryns »_ je l’ai entrepris)..

Dans la bordure de la première page, les quatre anges des coins jouent des rôles bien étudiés :

  • deux assistent Charles, l’un portant son épée et l’autre imitant sa prière ;
  • les deux autres anticipent la seconde image : l’un portant le voile de Sainte Véronique et l’autre la couronne d’épines.

Cette composition selon les deux diagonales est très certainement intentionnelle : un hommage à la Croix de Bourgogne.

Les quatre anges de la seconde page sont quant à eux totalement christiques, portant les instruments de la Passion.

Lieven van Lathem 1471 ca St Georges, Getty Museum, Los Angeles, Ms. 37, fol 67vSaint Georges, fol 67v Lieven van Lathem 1471 ca Charles le temeraire Getty Museum, Los Angeles, Ms. 37, fol 68Charles le Téméraire, fol 68

Lieven van Lathem, Getty Museum, Los Angeles, Ms. 37, 1471

La manuscrit comporte un second diptyque dévotionnel, très atypique avec son volet gauche paysager, et son volet donateur en perspective frontale.

Charles le Téméraire en habit de guerre, accompagné par son ange gardien, est en prières devant Saint Georges. La bordure de la page de droite comporte un ange musicien, avec une inscription illisible (elle a été partiellement recouverte de blanc) et une croix de Bourgogne avec l’inscription « O Martyr de Dieu ».

La bordure de la page de gauche montre deux scènes subsidiaires :

  • avant le combat, un ange remet à Saint Georges son épée et son casque ;
  • après le combat, le Saint relève la princesse.

Cetet bordure est ainsi une zone commune à intention flatteuse : le chevalier qui se prépare au combat puis réconforte la princesse pourrait tout aussi bien être le Duc lui-même.


Lieven van Lathem 1469 St Hubert, Getty Museum, Los Angeles, Ms. 37, fol 39vSaint Hubert, fol 39v Lieven van Lathem 1469 Ste Appolonie Getty Museum, Los Angeles, Ms. 37, fol 50vSainte Apollonie, fol 50v

Lieven van Lathem, Getty Museum, Los Angeles, Ms. 37, 1469

La miniature de Saint Hubert comporte en bas un cerf attaqué par un chien brun et deux lévriers blancs à collier rouge, contrepartie évidente du cerf de Saint Hubert, de ses deux chiens bruns et de son lévrier blanc à collier rouge : ici la bordure présente une alternative à l’image : ce qui arrive à un cerf sans croix entre les bois. Noter le sonneur de cor qui anime la marge large.

Quelques pages plus loin, la miniature de Sainte Apollonie présente dans ses marges quasiment la même scène de chasse : le sonneur et un cerf, attaqué par deux lévriers à collier rouge. Entraîné par la première occurrence de cette bordure, l’oeil cherche à la faire correspondre à l’image principale : et comprend la métaphore entre le cerf mordu et la sainte à laquelle on brise les dents.


Lieven van Lathem The Crucifixion, 14
Crucifixion, fol. 106
Lieven van Lathem, Getty Museum, Los Angeles, Ms. 37, 1471

La bordure de la Crucifixion se lit selon la Croix de Bourgogne (tout comme celle du premier diptyque) :

  • selon la diagonale montante, deux préfigurations habituelles de la Passion (le sacrifice d’Isaac, Moïse et le serpent d’airain).
  • selon la diagonale descendante, deux scènes qui semblent sans signification religieuse : un dragon seul, puis un dragon attaquant un homme abattu.

Il faut bien connaître l’histoire sainte pour comprendre que l’homme attaqué par le dragon complète la scène du haut : il symbolise les Hébreux attaqués par les serpents, auxquels Moïse montre ce qui va les sauver : “Fais-toi un serpent brûlant et place-le sur une perche ; quiconque a été mordu et le verra restera en vie.”



Lieven van Lathem The Crucifixion, 1471 ca Getty Museum, Los Angeles, Ms. 37, fol. 106 detail
On notera également l’extraordinaire performance d’une Crucifixion complète à l’intérieur de l’initiale de Deus.

Ces bordures très personnalisées marquent un état intermédiaire entre l’esprit de fantaisie médiéval, flattant l’imaginaire chevaleresque du commanditaire, et l’esprit plus démonstratif des grands manuscrits de la fin du siècle.



Le Livre Heures des Rois Catholiques (Ferdinand et Isabelle d’Espagne), vers 1475,

Book-of-Hours-of-Ferdinand-and-Isabella-of-Spain-Voustre-Demeure-1475-ca-Domina-labia-fol-14rPrière Domina labia, fol 14r
Livre d’Heures de Ferdinand et Isabelle (Voustre Demeure), vers 1475

La prière qui ouvre les Heures de la Vierge est inscrite sur un objet autoréférent : un parchemin mis à sécher dans un cadre. Contraints par leur logique physique, les fils de tension ne sont pas utilisés pour découper l’image en cases : les deux scènes, en bas l’Ecce Homo et en haut le Portement de Croix, se déroulent dans un paysage continu.



1515 ca Book of Hours Bruges, Morgan Library MS M.399 fol.197v
Les fils aident néanmoins attirer l’attention sur une scène rarement représentée (elle ne se trouve pas dans les Evangiles) : la Vierge se lamentant dans les bras de Saint Jean, tandis qu’on vient lui annoncer les souffrances de son fils : scène qui fait le lien avec la prière su Jour.


Book of Hours of Ferdinand and Isabella of Spain (Voustre Demeure) 1475 ca Saint Barbe fol 48rVie de Sainte Barbe, fol 48r
Livre d’Heures de Ferdinand et Isabelle (Voustre Demeure), vers 1475

Un peu plus loin dans le même manuscrit, l’illustrateur se fait un clin d’oeil à lui-même en reprenant apparemment la même composition, mais en retirant au texte et aux traits de séparation toute valeur physique : ni parchemin, ni fils. Ceci permet d’utiliser ces derniers comme aide à la narration pour découper, dans le paysage continu, les six scènes qui , illustrent le martyre de la Sainte [8] (de haut en bas, dans le sens des aiguilles de la montre) :

  • Barbe, en fuite, est dénoncée par un berger ;
  • elle est ramenée par son père Dioscore ;
  • elle est condamnée par le gouverneur romain ;
  • on lui arrache les seins ;
  • un ange couvre sa nudité d’un voile ;
  • Dioscore la décapite et est aussitôt frappé par la foudre.



Book of Hours of Ferdinand and Isabella of Spain (Voustre Demeure) 1475 ca Saint Barbe fol 48r detail
Logiquement, l’illustrateur aurait dû rajouter un trait de séparation en bas, entre la scène de la décollation et celle de la punition de Dioscore. Cette « anomalie » est probablement intentionnelle : elle invite l’oeil à remonter, le long du flux noir de la foudre…



Book-of-Hours-of-Ferdinand-and-Isabella-of-Spain-Voustre-Demeure-1475-ca-Saint-Barbe-fol-48r-haut
… jusqu’au bon berger qui observe d’en haut la punition, et dont les moutons ne se sont pas, comme ceux du mauvais, transformés en sauterelles.


Book of Hours of Ferdinand and Isabella of Spain (Voustre Demeure) 1475 ca Saint Barbe fol 48rLivre d’Heures de Ferdinand et Isabelle (Voustre Demeure), vers 1475, fol 48r Emerson-White Hours use of Rome 1480 ca Harvard University, Houghton Library, MSS Typ 443 fol 113Heures Emerson-White , vers 1480, Harvard University, Houghton Library, MSS Typ 443 fol 113

La même composition a été reprise dans cet autre grand manuscrit, en supprimant les cloisons entre les saynettes. La lettrine O a été découpée, pour donner plus de visibilité au troupeau.


Fol 17v-18r
Livre d’Heures de Philippe de Cleves, 1485, Bruxelles, KBR, ms. IV 40

Enfin la même bordure se déploie dans ce bifolium, en perdant au passage la continuité du paysage, et de l’histoire.



Les Heures Blackburn du Master of Edward IV

Cet artiste est connu pour avoir poussé très loin l’interpénétration de l’image et de la bordure, dans un Livre D’heures réalisé pour un commanditaire aux goûts originaux, qui reste encore à identifier [8a].

 

1480-90 Blackburn Hours Bruges Blackburn Museum and Art Gallery MS Hart 20884 fol. 33vCrucifixion, fol. 33v 1480-90 Blackburn Hours Bruges Blackburn Museum and Art Gallery MS Hart 20884 fol. 34rEntrée d’Héraclius à Jérusalem, fol 34v

Heures Blackburn, 1480-90 (Bruges), Master of Edward IV, Blackburn Museum and Art Gallery, MS Hart 20884

Les Heures de la Croix s’ouvrent par ce bifolium spectaculaire, qui met en regard de la Crucifixion une scène rare dans les manuscrits ganto-brugeois ([8a], p 111), l’entrée contrariée de l‘Empereur Héraclius à Jérusalem :

« Et comme, sur son cheval royal et avec ses ornements impériaux, il descendait du mont des Oliviers, il arriva devant la porte par où était entré Notre-Seigneur, la veille de sa passion. Or voici que les pierres de la porte se rejoignirent de façon à former comme un mur. Et au-dessus de la porte apparut un ange qui, tenant en main le signe de la croix, dit : « Lorsque le Roi des Cieux est entré par cette porte, ce n’est pas avec un luxe princier, mais en pauvre, et monté sur un petit âne : en quoi il vous a laissé un exemple d’humilité que vous devez suivre ! » Puis, cela dit, l’ange disparut. Alors l’empereur, tout en larmes, se déchaussa, se dépouilla de ses vêtements jusqu’à la chemise, et, prenant la croix du Seigneur, il en frappa humblement la porte qui, se soulevant, le laissa passer avec toute sa suite. Et une odeur délicieuse se dégagea du bois sacré. Et l’empereur s’écria pieusement : « Ô croix plus splendide que tous les astres, célèbre et chère, qui seule as mérité de porter l’âme du monde, doux bois, clous précieux, sauvez la troupe qui se réunit aujourd’hui pour vous louer, munie de votre signe ! » Et aussitôt que la croix fut restituée en son lieu, les anciens miracles se renouvelèrent, Des morts ressuscitèrent, quatre paralytiques furent guéris, dix lépreux furent purifiés, quinze aveugles recouvrèrent la vue, des démons s’enfuirent des corps dont ils s’étaient emparés. » Jacques de Voragine, Légende dorée, Chapitre 123, l’Exaltation de la Vraie Croix.

Ainsi l’histoire oppose deux événements (l’entrée triomphale du Christ, l’entrée contrariée d’Honorius) qui se sont produits au même endroit (la porte Est de Jérusalem), et replace miraculeusement au même endroit le même objet, la Vrai Croix, en rejouant la Crucifixion à l’envers.


1480-90 Blackburn Hours Bruges Blackburn Museum and Art Gallery MS Hart 20884 fol. 33v34r schema
Le Maître d’Edouard IV exploite les sauts de niveau entre image et bordure pour traduire graphiquement ces paradoxes spatio-temporels :

  • en 1, le Christ porte sa croix dans la bordure en pseudo-grisaille , qui représente le passé de l’image principale : une brèche dans le cadre fait communiquer les deux moments, celui de la croix portée et celui de la croix plantée ;
  • en 2, les deux soldats qui regardent la croix placent au même niveau temporel l’image de la page de gauche et la bordure de la page de droite, avec les soldats qui jouent aux dés ;
  • en 3, par la même logique, l’image se trouve propulsée dans le futur de sa bordure en pseudo-grisaille, à savoir le retour de la Croix à Jérusalem.

Ainsi se trouvent confrontées , aux deux bouts de ce parcours visuel :

  • l’entrée contrariée d’Honorius, à cheval ;
  • l’entrée qu’il réussira, à pied et en imitant le Christ.

A cette construction extrêmement logique s’ajoutent deux empiètements purement esthétiques :

  • de la croix sur la bordure florale (en A) ;
  • d’un soldat sur la marge vierge, l’espace privé du spectateur (en B).

1480-90 Blackburn Hours Bruges Blackburn Museum and Art Gallery MS Hart 20884 fol. 33v detail
La brèche entre 1 et 2 est subtilement travaillée : de loin, le montant de la croix, côté bordure, semble se prolonger dans le coin qui, côté image, fixe l’autre extrémité de ce montant. Très logiquement, l’artiste nous montre en haut de l’image que la croix est bien en forme de tau, avec un panonceau planté sur la traverse.


1480-90 Blackburn Hours Bruges Blackburn Museum and Art Gallery MS Hart 20884 fol. 74vAnnonce aux bergers, fol. 74v 1480-90 Blackburn Hours Bruges Blackburn Museum and Art Gallery MS Hart 20884 fol. 82rPrésentation au Temple, fol. 82r

Heures Blackburn, 1480-90 (Bruges), Master of Edward IV, Blackburn Museum and Art Gallery, MS Hart 20884

Ces deux pages (non adjacentes) utilisent un autre procédé : un couple de bergers et un couple de bourgeois en habits contemporains, dans la bordure, servent de relais au spectateur. Leurs bras passent devant le cadre, précisant qu’on peut comprendre les images comme des tableaux dans le tableau, et les marges coloriés comme le futur de l’image (à la différence des marges en pseudo-grisaille, qui représentaient le passé).

Dans l’Annonce aux bergers, un bourgeon d’oeillet passe lui aussi devant le cadre, assignant le même niveau de réalité aux habitants des marges, végétaux, animaux ou humains.


1480-90 Blackburn Hours Bruges Blackburn Museum and Art Gallery MS Hart 20884 fol. 180vVierge à l’Enfant, fol. 180v
Heures Blackburn, 1480-90 (Bruges), Master of Edward IV, Blackburn Museum and Art Gallery, MS Hart 20884

La musicienne, les fleurs, les anges et la couronne géante cohabitent dans cet espace doré, affranchi de toute échelle de taille. 


Master of the First Prayerbook of Maximillian Massacre of the Innocents, Cleveland Museum of Art Acc. 1963.256, f. 146Master of the First Prayerbook of Maximillian, Cleveland Museum of Art Acc. 1963.256, f. 146 1480-90 Blackburn Hours Bruges Blackburn Museum and Art Gallery MS Hart 20884 fol. 86rMaster of Edward IV, Blackburn Museum and Art Gallery, MS Hart 20884

Massacre des Innocents

Comme le note Scot McKendrick ( [8a], p 106 ), le Maître d’Edouard IV reprend très peu de schémas d’atelier. Et lorsqu’il le fait, comme ici, c’est en y ajoutant ses procédés personnels :

  • le soldat vu de dos rentre dans l’image depuis la marge ;
  • réciproquement, une mère et son enfant ont trouvé refuge dans le futur de l’image.

Comme les téléporteurs des voyages temporels, le cadre doré a ici le statut d’une membrane, perméable dans les deux sens.


1480-90 Blackburn Hours Bruges Blackburn Museum and Art Gallery MS Hart 20884 fol. 107vJugement dernier, fol 107v 1480-90 Blackburn Hours Bruges Blackburn Museum and Art Gallery MS Hart 20884 fol. 108rHistoire de David, fol 108r

Heures Blackburn, 1480-90 (Bruges), Master of Edward IV, Blackburn Museum and Art Gallery, MS Hart 20884

Ce bifolium ouvre la section des Psaumes pénitentiels. L’image de droite respecte la convention graphique du manuscrit : la bordure en pseudo-grisaille représente le passé – David tuant Goliath – et l’image le futur : David devenu roi, avec sa harpe. Dans l’iconographie habituelle, il se met à genoux pour prier devant le Christ apparaissant dans le ciel. Comme le note Scot McKendrick ( [8a], p 114 ), le Maître d’Edouard IV remplace cette apparition par un Jugement dernier au complet, et exploite la continuité graphique entre les rochers de l’Enfer et ceux sur lesquels se déroule le combat pour faire comprendre que les deux scènes n’en font qu’une.

Dans la page de gauche, il est obligé de ruser avec sa propre convention, puisque tous les événements y sont simultanés : les anges de la bordure sonnent de la trompe pour ressusciter les Morts dans l’image, les Saints perchés sur les rochers adorent le Christ dans  l’image. Aussi, pour exprimer cette simultanéité, la bordure n’est plus en pseudo-grisaille, mais en pleines couleurs. Et le cadre doré ne sert plus de rupture temporelle, mais de barrière honorifique, qui sépare les Damnés  des Elus et les démons du Christ vengeur.



Le Bréviaire d’Eléonore de Viseu, vers 1500,

Breviary Belgium, Bruges, ca. 1500 MS M.52 fol. 1v Morgan Library Eleonore du Portugal
Eléonore du Portugal en prières devant la Vierge à l’enfant
Bréviaire d’Eléonore du Portugal, Bruges, ca. 1500, MS M.52 fol. 1v Morgan Library

Eléonore, escortée par ces deux familiers que sont son ange gardien et son petit lévrier, lève les yeux vers la Vierge à l’Enfant. Celle-ci est posée sur l’autel et son auréole s’inscrit dans la niche centrale du retable, entre les effigies de Saint Jean Baptiste et de Saint André. On comprend qu’elle n’est autre que la statue de bois qui vient de prendre chair et descendre de son compartiment, pour répondre flatteusement à la piété de le reine,


1477 Maitre viennois de Marie de Bourgogne Heures de Marie de Bourgogne ONL Codex vindobonensis 1857 Folio 14VHeures de Marie de Bourgogne, 1477 Breviary Belgium, Bruges, ca. 1500 MS M.52 fol. 1v Morgan Library Eleonore du Portugal schemaMaster of the “Older” Prayerbook of Maximilian I, Bréviaire d’Eléonore du Portugal, vers 1500

La miniature des Heures de Marie de Bourgogne tirait sa force de sa nouveauté, de sa simplicité graphique – deux plans, séparés par la fenêtre – et de son audace théorique – la donatrice dédoublée, dans le même plan que le spectateur et dans l’espace sacré de la chapelle (sur cette composition très expérimentale, voir .3 Bordures à proscenium ).

En comparaison, la miniature d’Eléonore du Portugal semble inutilement compliquée avec son découpage en cinq plans :

  • celui du spectateur (en avant de la bordure de gauche, qui imite une boiserie)
  • celui d’Eléonore, avec son ange et son chien (en avant de la première colonne torse) ;
  • un espace vide (en avant de la seconde colonne torse) ;
  • le plan de Marie et de l’autel (en avant du retable) ;
  • la chapelle en arrière-plan.

Il s’agit sans doute moins d’une maladresse graphique que d’une évolution du goût. Après la volonté de réalisme du Maître de Marie de Bourgogne, la génération suivante déjoue les codes établis en exploitant l’ambiguïté du cadre : mi trompe-l’oeil posé sur l’image, mi découpe purement graphique.


Breviary Belgium, Bruges, ca. 1500 MS M.52 fol. 140v Morgan LibraryCrucifixion, fol. 140v
Master of the “Older” Prayerbook of Maximilian I, Bréviaire Eléonore de Viseu, Bruges, vers 1500, Morgan Library, MS M.52

La fausse boiserie semble ici plaquée sur une scène unique, la Crucifixion entre les deux larrons ; mais la discontinuité du paysage montre qu’elle joue en fait un rôle purement conventionnel, celui d’insérer une image au sein d’une autre et d’organiser l’ensemble de la composition.

Ainsi, en se prolongeant vers le bas vers le bas, le cadre permet d’insérer, avec un autre grossissement, la scène du partage des vêtements, et de la présenter entre les deux textes qui la justifient :

Il se répartiront mes vêtements Et sur mes vêtements (ils tireront au sort)
Diviserunt sibi vestimenta mea et super vestem meam (miserunt sortem)

Une esthétique du collage (SCOOP !)

Comme le remarque Margaret Goehring ([9], p 136), la composition rappelle un retable (le panneau central, les deux volets, la prédelle).



Breviary Belgium, Bruges, ca. 1500 MS M.52 fol. 140v Morgan Library schema
Un examen plus précis montre combien cette imitation est volontairement infidèle :

  • la partie « prédelle » du retable (en vert) est en fait distincte du cadre externe (en bleu) et se trouve tantôt derrière, tantôt devant ;
  • la scène centrale (en rose) n’est pas le panneau central du retable, mais un masque plus large posé par devant ;
    pourtant le pinacle (en jaune) qui fait partie du retable, ne ressort pas du côté droit.

Margaret Goehring, qui a repéré certaines de ces incohérences, y voit un procédé à visée spirituelle ([9], p 136) :

« Cette ambiguïté spatiale fait abandonner toute tentative de lire cette image comme réelle. Elle a plutôt pour rôle de faire reconnaître, référentiellement, ses propres procédés de fabrication, à la manière des stratégies qu’emploient les peintres sur panneau pour renforcer le pouvoir méditatif de leurs images. La conception du plan de l’image comme un miroir du monde, mais pas nécessairement mimétique, est une technique qui imprègne une grande partie de la peinture illusionniste des enlumineurs de Gand-Bruges à partir des années 1470. »

Je pencherai plutôt pour un divertissement élitiste : découvrir ces ruses de la superposition rajoutait à la pure dévotion un plaisir de nature esthétique, réservé aux grands de ce monde : un second degré qui préfigure, cinq siècles avant, le caractère à la fois poétique et décalé des collages.


Une image composite

Breviary Belgium, Bruges, ca. 1500 MS M.52 fol. 517v Morgan Library detail

Saint François d’Assise,fol. 517v
Master of the “Older” Prayerbook of Maximilian I, Bréviaire d’Eléonore de Viseu, Bruges, vers 1500, Morgan Library, MS M.52

Cette composition illustre bien le rôle du cadre comme convention graphique : signaler au lecteur que l’image est à décortiquer en couches indépendantes :

  • couche décor, un paysage continu : un torrent entre un arbre et une falaise ;
  • couche personnage, un Saint François dupliqué :
    • vu à mi corps dans l’image centrale,
    • vu en entier dans le bordure gauche, en train de recevoir les stigmates.

« L’image est à la fois temporelle et statique, sa bordure et sa miniature travaillant ensemble pour nous inviter à contempler les stigmates à la fois comme Ystoria et Ymage, récit et icône. » ([9], p 141)


Breviary Belgium, Bruges, ca. 1500 MS M.52 fol. 517v Morgan Library detail Breviary Belgium, Bruges, ca. 1500 MS M.52 fol. 517v Morgan Library detail 2

Un second rôle du cadre est sa capacité à attirer l’oeil sur des zones particulières :

  • la main stigmatisée qui le surcharge ;
  • le franciscain anonyme en train de dormir, se confondant presque avec les roches.



Les Heures La Flora pour Charles VIII, 1483-98

1483-98 Horae Beatae Mariae Virginis (La Flora, pour Charles VIII) Biblioteca nazionale Napoli Ms. I. B. 51 fol 45fol 45 1483-98 Horae Beatae Mariae Virginis (La Flora, pour Charles VIII) Biblioteca nazionale Napoli Ms. I. B. 51 fol 224fol 224

1483-98, Horae Beatae Mariae Virginis (La Flora) Biblioteca nazionale Napoli Ms. I. B. 51

Ce manuscrit doit son nom à ses extraordinaires bordures florales, soit complètes autour des images, soit partielles sur le bord des textes, véritables chefs d’oeuvre de l’illusionnisme flamand. Les majuscules comme les fleurs projettent leur ombre portée sur le fond d’or, et parfois une libellule déborde du cadre, laissant jouer la transparence de ses ailes.


Saint Luc, Breviaire Grimani, 1510-20, Venise, Biblioteca Marciana, MS. Lat I, 99, fol 781v
Saint Luc, fol 781v, Breviaire Grimani, 1510-20, Venise, Biblioteca Marciana, MS. Lat I, 99

Comme le note James Marrow [10], le fait que le même motif réapparaisse en bordure de Saint Luc peignant la Vierge montre qu’il était encore vu, vingt ans plus tard, comme l’exemple même du morceau de bravoure pictural. D’autant plus que le frôlement de la libellule sur la corolle imageait parfaitement le posé habile du pinceau.


1483-98 Horae Beatae Mariae Virginis (La Flora, pour Charles VIII) Biblioteca nazionale Napoli Ms. I. B. 51 fol 18 Saint JeanSaint Jean, fol 18

En toute gratuité décorative, ce cadre en faux bois et cette collection de pompons n’ont, autour de Saint Jean, d’autre fonction que l’épate.


1483-98 Horae Beatae Mariae Virginis (La Flora, pour Charles VIII) Biblioteca nazionale Napoli Ms. I. B. 51 fol 264
Fol 264

Le procédé du texte qui semble découpé et posé sur la page facilite la lecture des marges : deux préfigurations bien connues de l’Annonciation (le Buisson ardent de Moïse, la Toison gorgée d’eau de Gédéon) se répondent en diagonale, complétées par deux préfigurations de la Nativité (l’apparition à Auguste et à la Sibylle, le verge florissante d’Aaron).


1483-98 Horae Beatae Mariae Virginis (La Flora, pour Charles VIII) Biblioteca nazionale Napoli Ms. I. B. 51 fol 63La Passion, Fol 63

Cette spectaculaire double page cumule trois effets très appréciés :

  • le texte en découpe, organisant une lecture en continu des épisodes de la Passion ;
  • la bordure architecturale ;
  • la scène de nuit.

Auxquels se rajoute l’effet spécial, unique à ma connaissance, du spot de lumière trouant la nuit du Jardin des Oliviers pour montrer le futur immédiat : la Crucifixion. Le fait qu’aucun cadre n’ait été jugé nécessaire pour marquer la rupture spatio-temporelle prouve l’évolution rapide du regard, du moins dans les très hautes classes.


1483-98 Horae Beatae Mariae Virginis (La Flora, pour Charles VIII) Biblioteca nazionale Napoli Ms. I. B. 51 fol 286Le Christ et la Samaritaine, fol 286

Réalisé selon les mêmes principes (mis à part la demi-bordure architecturale), cette double page n’est plus narrative, mais thématique : en regard de l’épisode où le Christ demande à boire à la Samaritaine, on reconnaît deux scènes où Moïse démontre son pouvoir sur l’Eau : la Traversée de la mer Rouge et le Rocher devenant une source.



Les Heures Spinola, 1510-20

Leur illustrateur principal, le « Master of James IV of Scotland », a inventé plusieurs emplois particulièrement originaux du cadre à l’intérieur de l’image.

Les bifoliums Nouveau testament / Ancien testament

Le manuscrit comporte de nombreuses compositions bipages. Six de ces bifoliums, qui affichent la même prière « Domine labia mea aperies », ont une structure particulièrement remarquable.


Spinola hours 1510-20 Getty Ms. Ludwig IX 18 fol 010v Master of James IV of Scotland The Holy Trinity EnthronedLa Sainte Trinité trônant, fol 10v Spinola hours 1510-20 Getty Ms. Ludwig IX 18 fol 011 Master of James IV of Scotland Abraham and the Three AngelsAbraham et les Trois Anges, fol 11

Heures Spinola, Master of James IV of Scotland, 1510-20, Getty Ms. Ludwig IX 18

Voici le premier de ces bifolium. Il met en pendant, à la manière du Speculum Humanae Salvationis :

  • à gauche une scène du Nouveau Testament (la Trinité) ;
  • à droite une scène de l’Ancien Testament qui la préfigure (les Trois anges d’Abraham).

Quelles que soient les scènes, tous ces bifoliums portent le même texte coupé en deux :

« Domine labia mea aperies…

…et os meum annuntiabit laudem tuam. » 

Deus in ajdutorium.

« Dieu, ouvre mes lèvres…

…et ma bouche proclamera ta gloire » Psaume 50

Dieu à mon aide.

Ce texte n’a pas de rapport avec les scènes sous-jacentes : l’enlumineur va faire montre d’une créativité croissante pour l’inscrire dans une zone intermédiaire entre le livre et le lecteur :

comme si l’oraison se trouvait déjà entre les pages et les lèvres.

Ici, il l’a inscrit sur un bout de parchemin épinglé. Noter que, en écho avec le thème de ce bifolium, les épingles piquent trois fois chaque morceau.

Un corollaire de ce procédé illusionniste est que l’objet en trompe-l’oeil s’affranchit ostensiblement des symétries de l’image sous-jacente : ici le parchemin de gauche est décalé par rapport au trône.


Spinola hours 1510-20 Getty Ms. Ludwig IX 18 fol 056v Master of James IV of Scotland The CrucifixionLa Crucifixion, fol 56v Spinola hours 1510-20 Getty Ms. Ludwig IX 18 fol 057 Master of James IV of Scotland Moise et le serpent d'airainMoïse et le serpent d’airain, fol 57

Le sixième de ces bifoliums est particulièrement original : le texte est monté dans un dispositif à charnière accroché côté pliure, de sorte que la main a envie, pour dégager la totalité de l’image, de faire pivoter le masque tout comme elle a ouvert la page.


Spinola hours 1510-20 Getty Ms. Ludwig IX 18 fol 064v Master of James IV of Scotland The Virgin and Child EnthronedVierge à l’Enfant trônant, fol 64v Spinola hours 1510-20 Getty Ms. Ludwig IX 18 fol 065 Master of James IV of Scotland The Tree of JesseArbre de Jessé, fol 65

Dans le même ordre d’idée, un portique pivotant vient, dans le bifolium suivant, barrer la chapelle de la Vierge et la niche de l’Arbre de Jessé. L’artiste exploite ici au maximum l’ambiguïté de son trompe-l’oeil :

  • réalisme maximal côté charnière (pas une vis ne manque) ;
  • impossibilité pratique de l’autre, et décentrage par rapport à l’image sous-jacente : le cadre est trop large pour l’arcade.

Spinola hours 1510-20 Getty Ms. Ludwig IX 18 fol 048v Master of James IV of Scotland Procession for Corpus ChristiProcession du Saint Sacrement Spinola hours 1510-20 Getty Ms. Ludwig IX 18 fol 049 Master of James IV of Scotland The Israelites Collecting Manna from HeavenRécolte de la Manne par les Hébreux

Heures Spinola, Master of James IV of Scotland, 1510-20, Getty Ms. Ludwig IX 18

Dans le Speculum Humanae Salvationis, (chapitre 16) la Récolte de la Manne est normalement jumelée avec la Cène : l’illustrateur donne un coup de neuf à cette vieille idée en l’associant cette fois à la procession du Saint Sacrement, le jeudi de la Fête-Dieu.

Le procédé du cadre interne force l’oeil à trouver des analogies entre les deux images.
Les voyez-vous ?

Voir la réponse...

  • dans la marge, analogie entre les deux autorités : l’évêque à la porte de sa cathédrale et le roi à la porte de la ville
  • au centre, analogie entre les deux substances divines : l’hostie sous le baldaquin, les grêlons de manne sous le nuage.


La zone isolante

Spinola hours 1510-20 Getty Ms. Ludwig IX 18 fol 021v Master of James IV of Scotland The Feast of Dives detailLazare et le banquet de Dives, fol. 21v

On pourrait croire que le cadre agit ici comme une écran à rayons X permettant de traverser les murs, mais il n’en est rien : les retours en pierre, à l’intérieur, montrent que le mur n’a pas été construit côté spectateur : convention scénographique très courante dans les enluminures de l’époque pour montrer à la fois l’extérieur et l’intérieur.



Spinola hours 1510-20 Getty Ms. Ludwig IX 18 fol 021v Master of James IV of Scotland The Feast of Dives detail
On pourrait également penser que le cadre sert surtout de porte-texte, ce pourquoi il est un peu plus large que la cloison manquante.

Mais son rôle est avant tout symbolique : il marque la frontière entre le mendiant Lazare toquant à l’huis, avec sa claquette et son bon chien qui lui lèche les plaies, et la salle à manger où le riche festoie et où ses chiens aboient. Le serviteur qui barre le passage fait avec ses deux mains vides, ouvertes l’une au dessus de l’ordre, un geste qui doit signifier « inutile de mendier ».

Le sas en menuiserie – élément de confort indispensable dans toute bonne maison flamande – a lui aussi un sens métaphorique : il double la porte et redouble la cloison graphique que matérialise le cadre. Ainsi il sert ici à séparer l’intérieur contaminée par le riche, et l‘extérieur où Lazare est représenté deux fois : debout à la porte et mort dans le fossé, son âme recueillie par deux anges.


Spinola hours 1510-20 Getty Ms. Ludwig IX 18 fol 021v Master of James IV of Scotland The Feast of Dives detailLazare et le banquet de Dives, fol. 21v Spinola hours 1510-20 Getty Ms. Ludwig IX 18 fol 022 Master of James IV of Scotland L'ame de Lazare dans le sein d'AbrahamL’âme de Lazare rejoint le sein d’Abraham, fol 22

Second rôle important du cadre : il souligne les correspondances entre les deux scènes du bifolium. Ainsi il sépare :

  • à gauche la zone négative, à l’intérieur, de la positive , à l’extérieur ;
  • à droite la zone positive, à l’intérieur (les anges amenant l’âme de Lazare à Abraham) et la zone négative, à l’extérieur (les démons poussant le Riche dans l’Enfer).


Spinola hours 1510-20 Getty Ms. Ludwig IX 18 fol 140v Master of James IV of Scotland The Massacre of the InnocentsLe massacre des Innocents, fol. 140v

On retrouve ici la même fonction d’isolation du cadre :

  • à l’intérieur la scène négative du Massacre de Innocents ;
  • à l’extérieur la fuite en Egypte de la Sainte Famille, protégée en haut à gauche par le miracle des blés (voir 5 La Saison des Blés).

On notera, dans la bande étroite à droite du cadre, une autre scène à suspense : un soldat se penche sans voir la mère qui s’est cachée dans une grotte en contrebas, son bébé dans les bras.


Spinola hours 1510-20 Getty Ms. Ludwig IX 18 fol 140v Master of James IV of Scotland The Massacre of the InnocentsLe massacre des Innocents, fol. 140v Spinola hours 1510-20 Getty Ms. Ludwig IX 18 fol 141 Master of James IV of Scotland The Way to CalvaryLa montée au Calvaire, fol 141

Ce bifolium inverse ici encore les polarités. Dans la seconde page, le cadre sépare :

  • à l’intérieur, la scène positive où Simon de Cyrène aide le Christ à porter sa croix ;
  • à l’extérieur, les scènes négatives de la Crucifixion (manteau joué aux dés, Jésus cloué, présentation du panneau INRI à Pilate, préparation de la Croix d’un larron, levage de la croix de l’autre larron).


Un moyen d’organisation

Spinola hours 1510-20 Getty Ms. Ludwig IX 18 fol 119v The NativityLa Nativité fol.119v

Tout en feignant de surplomber l’image, le cadre interagit avec elle en organisant, dans le paysage continu, la manière de parcourir les saynettes .

Les marges latérales montrent trois apparitions qui préfigurent la Nativité :

  • une femme et un enfant dans le ciel, à la Sibylle et à l’empereur (voir 3-2-1 … sur la droite) ;
  • le buisson ardent, à Moïse ;
  • la toison, à Gédéon.

La marge inférieure renferme deux épisodes qui précédent immédiatement la Nativité :

  • le refus de l’aubergiste :
  • des anges apportant de la nourriture à la Vierge (une miche et un plat de cerises) .

Ce genre de composition est typique des grands manuscrits de l’époque, comme le note Margaret Goehring ([9], p 134) :

« L’organisation des unités spatiales dans lesquelles les différentes vignettes sont placées n’est pas cohérente : ce n’est pas un paysage à travers lequel on pourrait physiquement voyager. En fait, la disposition des unités architecturales et paysagères a plus à voir avec la clarté cognitive qu’avec toute logique visuelle interne. En d’autres termes, la bordure est conçue comme un espace qui doit être parcouru lentement plutôt qu’appréhendé d’un coup d’œil. L’utilisation de l’architecture pour établir des divisions temporelles et pour fournir une organisation narrative (plutôt qu’une organisation spatiale logique) afin de guider la vision remonte à des procédés de composition que l’on trouve dans les chroniques historiques bourguignonnes. »


Spinola hours 1510-20 Getty Ms. Ludwig IX 18 fol 109v Master_of_the_Dresden_Prayer_Book The_VisitationLa Visitation, fol 109v

Réalisée par un autre artiste (Master of the Dresden Prayer Book), cette page obéit au même principe, mais produit un sens de lecture différent. La scène centrale, la Visitation, est l’instant où se synchronisent la vie de Jésus dans le ventre de Marie, à gauche, et celle de Saint Jean Baptiste dans le ventre d’Elisabeth, à droite (derrière elles, les deux vieillards appuyés sur leur bâton sont les pères respectifs, Joseph et Zacharie) .

Il est logique que les marge se conforment à la symétrie impulsée par la scène centrale.

Dans la marge gauche, en descendant, trois scènes de la Vie de la Vierge avant la Visitation :

  • un Ange apparait à Joseph pour le rassurer : la grossesse de Marie est divine (Mathieu, 1,18) ;
  • Marie tisse le voile du Temple, nourrie par des anges (toujours le plat de cerises) ;
  • Joseph conduit Marie chez sa cousine Elisabeth :
    « Joseph son oirre (voyage) apareilla / Et nostre dame ovec ala «  [11]

Dans la marge droite, deux scènes de la vie de Saint Jean Baptiste :

  • l’Annonce de sa naissance :

« Zacharie et sa femme étaient vieux et sans enfants. Zacharie étant donc entré dans le temple pour offrir de l’encens, et une multitude de peuple l’attendant à la porte, l’archange Gabriel lui apparut. » Jacques de Voragine, Légende dorée

  • sa vie de berger.



Spinola hours 1510-20 Getty Ms. Ludwig IX 18 fol 109v Master_of_the_Dresden_Prayer_Book The_Visitation detail
C’est d’ailleurs son propre chien qui, transgressant les limites graphiques et chronologiques, est venu boire dans la scène de la Visitation, préfigurant l’eau baptismale.

On peut imaginer le plaisir que prenait le lecteur cultivé à reconnaître ces scènes rares : si on ne comprend pas la composition d’ensemble, il est très facile, ici, de prendre les deux scènes en haut et en bas de la marge gauche pour deux épisodes bien plus connus et consécutifs : l’ange annonçant à Joseph qu’il faut fuir, et la Fuite en Egypte.



Les Heures Da Costa, vers 1515

Ce grand manuscrit, champ du cygne de la miniature flamande, est un véritable compendium de tous ses procédés compositionnels.

Elargissement du champ

1515 ca Book of Hours Bruges, Morgan Library MS M.399 fol.36vUn couple en prière devant une messe, fol 36v 1515 ca Book of Hours Bruges, Morgan Library MS M.399 fol.197vLe donateur devant le Christ ressuscité , fol.197v

Simon Beining, vers 1515, Heures Da Costa (Bruges), Morgan Library MS M.399

Le cadre interne joue ici le même rôle que la fenêtre dans les Heures de Marie de Bourgogne : gagner un niveau d’abstraction en incluant dans l’image un spectateur en prières. Mais la rupture d’échelle exclut toute intention de réalisme


Collection

1515 ca Book of Hours Bruges, Morgan Library MS M.399 fol.44vFlagellation (fol 44v)

La bordure sert de présentoir à une collection plus ou moins gratuite d’objets ici les trois rosaires font écho aux cordes et aux fouets de la Flagellation. Noter combien le cadre est devenu ici une limite purement fictive, puisque l’un des rosaires s’y enroule en perçant le plan de l’image dans l’image.


1515 ca Book of Hours Bruges, Morgan Library MS M.399 fol.166v

Circoncision (fol 166v)

On peut aussi utiliser le cadre pour créer une association purement graphique ou poétique : ici entre les colonnes du Temple et les troncs de la forêt


.

1515 ca Book of Hours Bruges, Morgan Library MS M.399 fol.111vSaint Jean à Patmos avec des bateliers transportant une colonne, fol 111v 1515 ca Book of Hours Bruges, Morgan Library MS M.399 fol.197vDavid et Goliath : le combat et son issue, fol 202v

Enfin, plus généralement, il permet de juxtaposer deux points de vue, dans l’espace ou dans le temps.


Article suivant : 5.5 Un cas particulier : les bordures alphabétiques

Références :
[8] La vie de Sainte Barbe, Légende dorée
https://books.google.fr/books?hl=fr&id=G3b2mfayPMoC&q=sainte+barbe#v=onepage&q=sainte%20barbe&f=false
[8a] Scot McKendrick « Contextualising the art and innovations of the Master of Edward IV in the Blackburn Hours (Blackburn Museum and Art Gallery, Hart MS 20884) » https://www.academia.edu/95243588/Contextualising_the_art_and_innovations_of_the_Master_of_Edward_IV_in_the_Blackburn_Hours_Blackburn_Museum_and_Art_Gallery_Hart_MS_20884_
[9] Margaret Goehring, « Exploring the Border: the Breviary of Eleanor of Portugal” in « Push Me, Pull You: Imaginative and Emotional Interaction in Late Medieval and Renaissance Art », Sarah Blick and Laura Gelfand https://www.academia.edu/2611928/_Exploring_the_Border_the_Breviary_of_Eleanor_of_Portugal_in_Push_Me_Pull_You_Imaginative_and_Emotional_Interaction_in_Late_Medieval_and_Renaissance_Art_Sarah_Blick_and_Laura_Gelfand_eds_Leiden_E_J_Brill_2011_I_pp_123_148?email_work_card=title
[10] James Marrow, « Scholarship on Flemish manuscript illumination of the Renaissance, Remarks on past, present, and future », dans Flemish Manuscript Painting in Context: Recent Research, publié par Elizabeth Morrison, Thomas Kren, p 170 http://books.google.com/books?id=AxdHAgAAQBAJ&printsec=frontcover#v=onepage&q&f=false

[11] Jacques Doucet, « L’Évangile selon Jean d’Outremeuse (XIVe s.) » http://bcs.fltr.ucl.ac.be/FE/28/NAISS/05_Visit.htm

5.5 Un cas particulier : les bordures alphabétiques

9 mai 2021
Comments (2)

Ces bordures sont particulièrement irritantes, car on ne sait pas distinguer celles qui recèlent un message et celles qui sont purement décoratives : aussi les historiens d’art évitent en général d’en parler [1].

J’ai rassemblé toutes celles que j’ai pu trouver, en regrettant de n’avoir pas réussi à les déchiffrer toutes (même avec l’aide de Grok 4), et en espérant que des lecteurs plus perspicaces feront avancer la question.

Article précédent : 5.4 Quelques chefs d’oeuvre des bordures

Jeux avec l’alphabet

Heures dites de Henri IV BNF Lat 1171 fol 5v Octobre GallicaOctobre, fol 5v  Heures dites de Henri IV BNF Lat 1171 fol 6r Novembre GallicaNovembre, fol 6r

Heures dites de Henri IV, BNF Lat 1171 Gallica.

On trouve souvent dans les Livres d’Heures des représentations de l’alphabet, soit comme bordure décorative, soit comme micro-inscription sur un livre à l’intérieur du livre. Danièle Alexandre-Bidon [2] a montré que ces alphabets intégrés servaient à l’apprentissage de la lecture.


Ms-Harley-3828-British-Library-ff-27v-28r-ca-1445L’enseignement de la lecture
Livre d’Heures, vers 1445, Ms Harley 3828 British Library fol ff-27v-28r

Cette double page montre, en regard de l’alphabet en majuscules et minuscules, le jeune fille à qui le livre appartenait [2a]. Elle se présente devant la maîtresse, main droite offerte au coup de férule (la baguette avec un disque plat). On remarque, accroché au dessus de la chaire, un autre instrument pédagogique : une tablette alphabétique.


1475-1500 Heures de Charles d'Angouleme BNF Lat1173 fol 52rAve Maria Gracia Plena
Heures de Charles d’Angoulême, 1475-1500 , BNF Lat1173 fol 52r

Il est très possible que ces caractères amusants, joints à cette prière facile qui comporte beaucoup de lettres répétées, ait été conçue pour faciliter leur reconnaissance. Les deux I par exemple ont des compositions opposées : un homme au dessus d’une femme, une femme au dessus d’un homme : apparier ces deux formes permettait de mémoriser la lettre.

Au verso de la même page figure un calendrier perpétuel : preuve du caractère pratique de cet insert dans le Livre d’Heures.

Monogrammes

Les monogrammes (initiales du propriétaire ou de sa devise) restent malheureusement la plupart du temps inexpliqués.

Manuscrits anonymes

1483-1503 Horae ad usum Romanum NAL 3210 fol 7rFol 7r 1483-1503 Horae ad usum Romanum NAL 3210 fol 34vFol 34v

1483-1503, Horae ad usum Romanum, NAL 3210

Ces séquences de lettres reviennent plusieurs fois dans le manuscrit :

  • B D I n’a pas été expliqué
  • I F (confirmé par les armoiries) correspond aux initiales du commanditaire, Jean de Chasteauneuf , seigneur de Pixérécourt, et de son épouse, qui se sont fait portraiturer au folio7r.

On notera à droite le motif très original des lettres accrochées dans l’arbre, ou ramassés dans un panier.


Les Heures de Boussu

1490-96 Heures de Boussu, BNF Arsenal. Ms-1185 reserve fol 53v GallicaFol 53v 1490-96 Heures de Boussu, BNF Arsenal. Ms-1185 reserve fol 54r GallicaFol 54v

Maître d’Antoine Rolin, 1490-96 , Heures de Boussu, BNF Arsenal. Ms-1185 réserve Gallica

On connait ici le nom de la commanditaire, Isabelle de Lalaing, épouse de Pierre de Hennin. Elle s’est fait représenter en habit de veuve, en prière devant la Vierge. Les initiales des prénoms des époux, P et Y, liées par une cordelière, disent la solidité de leur couple au delà de la mort, que souligne le motto « Vous Seul » ([3], p 120). Le second monogramme, e h, reste à expliquer.


1490-96 Heures de Boussu, BNF Arsenal. Ms-1185 reserve fol 373v GallicaFol 373v 1490-96 Heures de Boussu, BNF Arsenal. Ms-1185 reserve fol 374r Gallica PV ehFol 374r

La dernière miniature pleine page montre par anticipation Isabelle sur son lit de mort, pleurée par ses trois filles Guillemette, Isabelle et Gabrielle. L’homme du fond est son dernier fils encore vivant, Philippe ([3], p 132). Il se tient devant un tableau de la Crucifixion, tandis que dans le cadre de la fenêtre apparaissent, visibles pour le lecteur seulement, l’Enfer et le bon Dieu dans le ciel.

En face, le texte de la Vigile des Morts est entouré d’une bordure funèbre qui rassemble les deux monogrammes, des ancolies (synonymes de mélancolie), et des larmes.


1490-96 Heures de Boussu, BNF Arsenal. Ms-1185 reserve fol 187r GallicaFol 187r (face à la miniature du Jardin des Oliviers) 1490-96 Heures de Boussu, BNF Arsenal. Ms-1185 reserve fol 196r GallicaFol 196r (face au Portement de Croix).

Larmes qui anticipent la mort inéluctable d’Isabelle, comme celles du Christ au Jardin des Oliviers ou celles des Filles de Jérusalem qui le voient passer portant sa croix.


Les Heures d’Anne de Bretagne

1492–95 Jean Poyer Prayer Book of Anne de Bretagne Morgan MS M.50 (fol. 1v–2r)Jean Poyer, 1492–95, Livre d’Heures d’Anne de Bretagne ,Morgan MS M.50 fol. 1v–2r

Toutes les bordures du manuscrit affichent, dans tous les motifs géométriques possibles, les trois lettres du prénom Anne.


1500-05 Maitre des Triomphes de Petrarque Petites Heures d'Anne de Bretagne BNF NAL 3027 fol 7r Gallica
Maître des Triomphes de Pétrarque, 1500-05 , Petites Heures d’Anne de Bretagne, BNF NAL 3027 fol 7r Gallica

Quelques années plus tard, ce second Livre d’Heures reprend le même principe de marquage total, avec un logo symétrisé qui ressemble à deux E affrontés : il s’agit en fait des trois mêmes lettres A N et E, en plus discret.


1500-20 Hours, use of Paris Yale University Library Beinecke MS 375 fol 1v-2r1500-20, Heures à l’Usage de Paris, Yale University Library Beinecke MS 375 fol 1v-2r

Dans le même esprit, cet anonyme a saturé toutes les bordures avec les lettres E F G. Le motif récurrent des cordes et des noeuds suggère qu’il s’agissait d’une consoeur de la fraternité de Chevalières de la Cordelière, fondée en 1498 par Anne de Bretagne pour les veuves de la noblesse.

Les Heures de Jean Dufour et Marguerite Autin

1500 ca Heures a l'usage de Rouen Society of Antiquaries of London SAL MS 13 62v-63 IEHAN DVFOVR and MARGUERITE AVTIN
Heures a l’usage de Rouen, vers 1500, Society of Antiquaries of London, SAL MS 13

Ce manuscrit comporte à chaque image une lettre capitale, ici répétée dans une grille.


1500 ca Heures a l'usage de Rouen Society of Antiquaries of London SAL MS 13 62v-63 IEHAN DVFOVR and MARGUERITE AVTIN
fol 62v-63

Il s’agit des lettres des deux propriétaires, IEHAN DVFOVR and MARGUERITE AVTIN, heureusement révélés sur cette double-page.



1500 ca Heures a l'usage de Rouen Society of Antiquaries of London SAL MS 13 6Jugement dernier
Le manuscrit comporte plusieurs iconographies originales : sur ces deux images (marquées D et V) Jean DVfour s’est fait représenter au bord de l’Enfer, mais yeux et mains levés vers le ciel.

Inscriptions cryptiques

Les Heures La Flora

1483-98 Horae Beatae Mariae Virginis (La Flora, pour Charles VIII) Biblioteca nazionale Napoli BNN Ms. I. B. 51 fol 324 schemafol 324

Cette bordure particulièrement énigmatique, autour d’une prière à Saint Antoine, est composée de groupes de quatre lettres, de taille croissante de haut en bas. Les caractères, faits de bûches entaillées, semblent se désorganiser progressivement.



1483-98 Horae Beatae Mariae Virginis (La Flora, pour Charles VIII) Biblioteca nazionale Napoli BNN Ms. I. B. 51 fol 324 schema
Noter en particulier les cinq K, dont le dernier est illisible et le I qui se coupe en deux.


1483-98 Horae Beatae Mariae Virginis (La Flora, pour Charles VIII) Biblioteca nazionale Napoli BNN Ms. I. B. 51 fol 106
1483-98, Heures La Flora, pour Charles VIII, Biblioteca nazionale Napoli, BNN Ms. I. B. 51 fol 106

Margaret Goehring [4], qui a consacré un article à ce type de bordures, pense qu’elles imitent les broderies luxueuses qu’on pouvait trouver sur les tissus d’honneur et les vêtements sacerdotaux : elles n’auraient dans la plupart des cas aucun sens.

Ici il est possible que les lettres aléatoires fassent écho au sujet de l’image, le tirage au sort des vêtements de Jésus.


sb-line

Le Bréviaire Mayer Van Der Bergh

 

Fol 274

Ce très riche manuscrit [4a] ne comporte qu’un seule page avec bordure alphabétique, disposée là encore en diagonales indéchiffrables.


sb-line

Le Bréviaire d’Isabelle la Catholique

 

1497 ca Breviaire Isabelle la Catholique BL Add MS 18851 fol 404v The seven brothers 1497 ca Breviaire Isabelle la Catholique BL Add MS 18851 fol 404v The seven brothers schema

Les sept frères de Jésus, fol 404v
Bréviaire d’Isabelle la Catholique, vers 1497, BL Add MS 18851

Plusieurs mots simples sont ici reconnaissables, sans faire partie d’un texte connu : cette page se rattache donc probablement à l’apprentissage de la lecture.


sb-line

 Heures de la reine Isabelle la Catholique

 

1500 ca Master of the First Prayerbook of Maximillian Hours of Queen Isabella the Catholic, Cleveland Museum of Arts, Fol. 37v, Court of HeavenLa Cour céleste, fol 37v, 1500 ca Master of the First Prayerbook of Maximillian Hours of Queen Isabella the Catholic, Cleveland Museum of Arts, Fol 183v, St. NicholasSaint Nicolas, fol 183v

Master of the First Prayerbook of Maximillian, vers 1500 , Heures de la reine Isabelle la Catholique, Cleveland Museum of Arts

Ces deux pages se rattachent probablement à la catégorie des broderies indéchiffrables.


1500 ca Master of the First Prayerbook of MaximillianHours of Queen Isabella the Catholic, Cleveland Museum of Arts, Fol. 87v, Celebration of the MassMesse de la Vierge, fol. 87v

L’inscription se déchiffre péniblement :

CENCIANT OMNES TUAM IVVAME(n) QUICONQUE CEL

Il s’agit de la fin d’un motet pour la Sainte Vierge :

Sentiant omnes tuum juvamen, Quicunque celebrant tuam sanctam commemorationem


Fol. 268rFol. 268r

Cette bordure utilise des substitutions de lettres. Elle est totalement déchiffrable, car les textes sont issus de deux prières courantes.

Fol. 268r schema
Les parties entourées de bleu sont extraites de l’hymne Ave maris stella. La partie entourée de jaune indique qu’après (POST) commence une autre prière à Marie, Maria, mater gratiae. 

Appliquées à la partie en rouge, les mêmes règles de substitution ne donnent rien (AFNEPS VRGMXL XL HXIPTSA). Grok 4 a fini par identifier cette partie : il s’agit de « DULCIS PARENS ET SU(s)C(ip)E », provenant également de Maria, mater gratiae, mais avec un code de substitution différent : A > E ; B > D ; C > T ; D > C ; E > U ; F > C ; G > R ; H > S > I > E ; K > U ; L > S ; M > E ; N > L ; O > I ; R > A : V > N ; X > P,  avec S inchangé


1500 ca Master of the First Prayerbook of Maximillian Hours of Queen Isabella the Catholic, Cleveland Museum of Arts, Fol. 197v, St. Elizabeth of HungarySainte Elizabeth de Hongrie, fol 197v,

Elizabeth étant la sainte éponyme d’Isabelle la Catholique, il y a peu de chance que cette inscription n’ait aucun sens. Les mots sont bien découpés et les caractères tous reconnaissables. Certains ont deux formes, que j’ai noté en majuscule et minuscule :

HYPrA:SeNR:LUBGH:AS:aHYK:NAFI:Rhm:EOMaT

GROK4 a réussi à la déchiffrer. Il s’agit d’une invocation à Sainte Elisabeth de Hongrie :

BEATA REGI FILIA ET EIUS FIDE PRO NOBIS

Bienheureuse fille du roi et par sa foi pour nous

Avec le code de substitution : A > A, E, I ; B > L ; E > E, N ; F > D ; G > I ; H > A, B, I, R ; I > E ; K > S ; L > F ; N > F, G ; M > B,O ; P > A ; R > I, P,T ; S > R, T ; T > S ; U > I; Y > E, U ; O restant inchangé


sb-line

Heures de Joanna I de Castille

 

Hours of Joanna I of Castile BL Add MS 35313 fol 128r QUI VOULD(ra)Heures de Joanna I de Castille, vers 1500, BL Add MS 35313 fol 128r

On reconnaît ici le motto de Philippe Ier le Beau, le mari de Jeanne : QUI VOULD(ra)


Hours of Joanna I of Castile BL Add MS 35313 fol 95vHeures de Joanna I de Castille, vers 1500, BL Add MS 35313 fol 95v

La plupart des légendes en bordure des grandes miniatures sont parfaitement lisibles. Ici, le mot EXCELSIS est déformé en EXVICVS de manière gratuite, pour le plaisir de la devinette.


Hours of Joanna I of Castile, Joanna the MadHeures de Joanna I de Castille, vers 1500, BL Add MS 35313 fol 39v, fol 40r

On constate le même jeu de brouillage terminal dans ce bifolium :

  • la bordure de la page de gauche porte une prière parfaitement lisible, qui s’interrompt abruptement : Salve , sancta Parens , enixa puerpera Regem q…
  • celle de droite embraye, avec des caractères très déformés, sur une invocation à deviner : O MATER DEI MEMENTO MEI


Hours of Joanna I of Castile BL Add MS 35313 fol 213v BIEC EVA EIT RHeures de Joanna I de Castille, vers 1500, BL Add MS 35313 fol 213v

La miniature de Saint Pierre et Saint Paul porte une inscription non déchiffrée : BIEC EVA EIT R


Hours of Joanna I of Castile BL Add MS 35313 fol 44r LD RA Hours of Joanna I of Castile BL Add MS 35313 fol 136r NO AVE

LD RA, fol 44r

 NO AVE, fol 136r

Ces deux cartouches ornés de bijoux comprennent également des lettres énigmatiques.


Hours of Joanna I of Castile BL Add MS 35313 fol 47r NSR AVMS Hours of Joanna I of Castile BL Add MS 35313 fol 123v X SRMXASH

NSR AVMS, fol 47r

X SRMXASH, fol 123v

Ces deux inscriptions comportent des points de séparation.


Hours of Joanna I of Castile BL Add MS 35313 fol 119r MEVAONRAS Hours of Joanna I of Castile BL Add MS 35313 fol 132v NSUXSRMA

MEVAONRAS, fol 119r

NSUXSRMA, fol 132v

Celles-ci ne semblent composées que d’un seul mot.


sb-line

Bréviaire Grimani

Bréviaire Grimani, 1510-20, Biblioteca Marciana, Venise cod. Lat. I, 99 fol 164r SALVE REGINA MISBréviaire Grimani, 1510-20, Biblioteca Marciana, Venise cod. Lat. I, 99 fol 164r

On lit facilement la prière SALVE REGINA MIS(ericordia) sur le parchemin enroulé autour de la colonne.


Bréviaire Grimani, 1510-20, Biblioteca Marciana, Venise cod. Lat. I, 99 fol 428v O MATER Bréviaire Grimani, 1510-20, Biblioteca Marciana, Venise cod. Lat. I, 99 fol 455v O MATER

Fol 428v

Fol 455v

Bréviaire Grimani, 1510-20, Biblioteca Marciana, Venise cod. Lat. I, 99

Certaines bordures sont très simples : ici O MATER DEI.


Bréviaire Grimani, 1510-20, Biblioteca Marciana, Venise cod. Lat. I, 99 fol 250r O MARIA G Bréviaire Grimani, 1510-20, Biblioteca Marciana, Venise cod. Lat. I, 99 fol 740r GLORIA IN

O MARIA G(ratia), fol 250r

GLORIA IN, fol 740r

La seule difficulté consiste à reconnaître les lettres et trouver le sens de lecture.


Bréviaire Grimani, 1510-20, Biblioteca Marciana, Venise cod. Lat. I, 99 fol 562rBréviaire Grimani, 1510-20, Biblioteca Marciana, Venise cod. Lat. I, 99, fol 562r

Les lettres, réduites ici à leurs jambages verticaux, sont totalement illisibles.


Breviaire-Grimani-1510-20-Biblioteca-Marciana-Venise-cod.-Lat.-I-99-fol-339vBréviaire Grimani, 1510-20, Biblioteca Marciana, Venise cod. Lat. I, 99, fol 339v

Erik Drigsdahl [5] a reconnu dans cette bordure la signature du miniaturiste principal, Alexander Beining, ainsi que son âge :
« A(lexander) BE(ni)NC 71 »


Bréviaire Grimani, 1510-20, Biblioteca Marciana, Venise cod. Lat. I, 99 fol 154r AOCHIM OLDEHONEfol 154r Breviaire-Grimani-1510-20-Biblioteca-Marciana-Venise-cod.-Lat.-I-99-fol-374r-AOCHIM-OLDEHONEfol 374r Bréviaire Grimani, 1510-20, Biblioteca Marciana, Venise cod. Lat. I, 99 fol 501v AOCHIM OLDEHONEfol 501v

Répété dans trois bordures, AOCHIM DLDEHO ressemble à un nom (Joachim Oldenhove ?), mais il ne correspond à aucun individu connu.


Bréviaire Grimani, 1510-20, Biblioteca Marciana, Venise cod. Lat. I, 99 fol 420rADEOB VGORI, fol 420r

Erik Drigsdahl lit celle-ci comme l’anagramme de :

AB DEO VIGOR

La Force par Dieu


Breviaire-Grimani-1510-20-Biblioteca-Marciana-Venise-cod.-Lat.-I-99-fol-517 Bréviaire Grimani, 1510-20, Biblioteca Marciana, Venise cod. Lat. I, 99 fol 135v

PAYE WLDEWG, fol 517r

ABEAEFGAE, fol 135v

Ces bordures ont résisté au déchiffrage. Erik Drigsdahl pense que la seconde pourrait être une clé de chiffrage utilisée pour d’autres documents.


Breviaire-Grimani-1510-20-Biblioteca-Marciana-Venise-cod.-Lat.-I-99-fol-746vSaint Michel Archange, fol 746v

L’absence de séparations dans les inscriptions de l’étole laissent supposer qu’elles ne sont pas destinées à être déchiffrées, mais évoquent une sorte de langage angélique.


Collections de lettres

Ces cas sont classifiés par les spécialistes sous le terme de « bordures géométriques avec lettres » (geometrical borders with letters). Les lettres semblent reparties au hasard, de manière qu’aucun mot ni aucune régularité n’apparaisse.

Je les présente ci-dessous par ordre chronologique.

Les Heures d’Engelbert de Nassau (vers 1475)

1475 ca Master of Mary of Burgundy Hours of Engelbert of Nassau Bodleian Library MS. Douce 220 fol 33r St SebastienSaint Sébastien, Maître de Marie de Bourgogne , vers 1475, Heures d’Engelbert de Nassau, Bodleian Library MS. Douce 220 fol 33r Heures de l'archiduc Ferdinand, 1520 ca Osterreichische Nationalbibliothek, Cod.Series Nova 2624, fol. 72vHeures de l’archiduc Ferdinand, vers 1520, Osterreichische Nationalbibliothek, Cod.Series Nova 2624, fol. 72v

On trouve tout d’abord, dans ce manuscrit, l’initiale de Engelbert multipliée au sein d’un damier noir et blanc. De la même manière, une quarantaine d’années plus tard, l’initiale de Ferdinand trouvera place dans les losanges d’un treillis imitant le bois.

C’est plus loin dans les Heures d’Engelbert qu’apparaît la toute première grille de lettres.


1475 ca Master of Mary of Burgundy Hours of Engelbert of Nassau Bodleian Library MS. Douce 220 fol 190v David avec la tete de GoliathDavid ramenant la tête de Goliath, fol 190v
Maître de Marie de Bourgogne , vers 1475, Heures d’Engelbert de Nassau, Bodleian Library MS. Douce 220

Dans un treillis métallique, des lettres elles aussi métalliques se trouvent en apesanteur, projetant leur ombre sur le fond bleu. Elles appartiennent à deux alphabets :

  • l’un imitant des branches de bois (N, F, E, I, V, R, H, M, L , m, S, P, b, C, plus le b cyrillique ?)
  • l’autre avec des majuscules normales (H , A (sans barre), E, V)

Ce mélange laisse penser que l’ensemble ne va pas plus loin qu’une « collection de lettres », dans le même esprit que les autres collections que le manuscrit propose dans ses bordures (fleurs, crânes, badges de pèlerins, bijoux, coquilles Saint Jacques, plumes).



1475 ca Master of Mary of Burgundy Hours of Engelbert of Nassau Bodleian Library MS. Douce 220 fol 190v David avec la tete de Goliath schema
Il se peut également qu’il ait pu fonctionner comme un jeu pédagogique sur le mode « trouver l’intrus », ce qui expliquerait la lettre aberrante dans chaque alphabet.


St Sebastien Berliner Stundenbuch der Maria von Burgund und Kaiser Maximilians, vers 1480, Berlin Kupferstichkabinett 78 B 12 fol 327v

Saint Sebastien, 1480-82, fol 327v, Das Berliner Stundenbuch der Maria von Burgund und Kaiser Maximilians Handschrift SMPK KK 78 B 12, Kupferstichkabinett der Staatlichen Museen zu Berlin

Dans cet autre manuscrit ayant appartenu à Marie de Bourgogne, une bordure similaire autour de Saint Sébastien se laisse presque totalement déchiffrer. On lit :

  • en haut à gauche la devise des Habsbourg : HALT MASS (sois mesuré) ;
  • à droite (de bas en haut) : ORA PRO ME ;
  • en bas : O SANCTE SEBASTIANE.

Les Heures Emerson-White

1480 ca Emerson-White Hours use of Rome Harvard University, Houghton Library, MSS Typ 443 fol 53rFol 53r 1480 ca Emerson-White Hours use of Rome Harvard University, Houghton Library, MSS Typ 443 fol 62Nativité, Fol 62

Heures à l’usage de Rome, vers 1480, Harvard University, Houghton Library MSS Typ 443

Ce manuscrit comporte quatre bordures avec lettres, deux en marge unique, deux en bordure complète. La question de la suspension des lettres a été résolue par l’ajout de fils dorés. On pourrait espérer que la demi-grille ( 8 X 2) se retrouve d’une manière ou d’une autre à l’intérieur de la grande (8x 7), ou serve de grille de décodage.

Je n’ai pas trouvé de lien entre les deux, et la logique des deux collections de lettres semble différente :

  • celle de gauche n’a aucune duplication de lettres ;
  • celle de droite possède certaines duplications (A, e, I, O), et une lettre est répétée avec deux graphies différentes (le H en 7-2 et 7-6).

1480 ca Emerson-White Hours use of Rome Harvard University, Houghton Library, MSS Typ 443 fol 114rSainte Marie Madeleine, Fol 114r

Cette bordure, très semblable à celle de la Nativité, possède une différence minime : certaines lettres sont suivies d’un point.



1480 ca Emerson-White Hours use of Rome Harvard University, Houghton Library, MSS Typ 443 fol 114r schemaCeci permet de reconnaître facilement un cantique associé à Marie Madeleine, qui figure d’ailleurs au centre de la page.


1480 ca Emerson-White Hours use of Rome Harvard University, Houghton Library, MSS Typ 443 fol 207vFol 207

Cette dernière bordure relève à nouveau de la collection de lettres, mais agencée différemment :

  • la grille, en diagonale, fait ici une ombre sur le fond ;
  • les rares lettres sont toutes distinctes, sauf le R, écrit sous deux formes différentes.

Les Heures Huth

1485-90 Huth Hours BL Add MS 38126 fol 227v ST JeromeFol 227v 1485-90 Huth Hours BL Add MS 38126 fol 228r Verba mea auribus percipe , Domine , intellige psaume 5 schemaFol 228r

1485-90, Heures Huth, BL Add MS 38126

Ici l’explication est moins claire : il y a un intrus évident (la lettre theta) mais quatre caractères du bord sont mal formés ou illisibles.

Il se peut que ces caractères exotiques ou fautifs soient en rapport avec le Saint de la page de gauche : Saint Jérôme, le rédacteur et correcteur de la Vulgate à partir des textes grecs et hébreux.


Un cas atypique

1485-1500 Vision of St. Gregory, Heures a L'usage de Chartres Huntington Library HM 01150 ,f. 161, San Marino, California
La Vision de Saint Grégoire
1485-1500, Heures à l’usage de Chartres, Huntington Library HM 01150 f. 161, San Marino, California

Cette grille de lettres, la seule du manuscrit, n’a pas été expliquée. S’agissant de la dernière image pleine page du manuscrit, elle forme une sorte de conclusion : le coeur, lié par une cordelière à une lettre E symbolise probablement le propriétaire qui « pense » (la pensée) à Jésus (IHS) et Marie (Ave Maria). Il est donc possible que les lettres jouent ici un double rôle : le R et le E répétés maintes fois pourraient être les initiales du dévot, tandis qu’on peut lire par deux fois, en partant du O, l’invocation « O REGINE » (O Reine).

Le texte étant celui des « sept O de Saint Grégoire » (sept invocations à Jésus commençant par O), le commanditaire aurait ainsi voulu compléter cette page récapitulative par une oraison à Marie.


Le Maître des scènes de David dans le bréviaire Grimani

1500 ca MS. Douce 8 fol 63Vers 1500, MS. Douce 8 fol 63

Ce spécialiste des bordures originales a repris au moins une fois la formule. On lit facilement ici le début du psaume 121,7 :

FIAT PAX IN VIR


Les Livres à énigmes de la famille Lallemant

Parcours rapide à travers plusieurs livres ayant appartenu à cette famille de riches bourgeois de Bourges, amatrice de complexités et d’énigmes. Interprétés longtemps comme alchimiques, leurs emblèmes sont désormais lus comme les marques de l’esprit particulièrement alambiqué de la Renaissance française [6]..

Les Héroïdes d’Ovide, pour Etienne Lallemant

Les Heroides d'Ovide 1498 ca BNF Ms-5108 reserve
Les Héroides d’Ovide, vers 1498, BNF Ms-5108 réserve, fol 17v

Briseïs écrit à Achille : sa robe est parsemée de leurs initiales alternées. Le motif de lettres joue ici, non pas un rôle cryptique, mais un rôle explicatif.


Le Boèce d’Etienne Lallemant [6a]

Boece Lallemant, 1498, Jean Lallement l'Aine, Lat. 6643 fol 227r1498, BNF Lat. 6643 fol 227r, Gallica

Cette image en apparence mystérieuse suit le texte de très près.

Philosophie est la reine de droite, vêtue ici d’une robe couleur de ciel. Boèce décrit les deux lettres grecques qui l’ornent, Theta en haut (ici couché comme un Phi) et Pi en bas : ces lettres correspondent au début et à la fin du cursus philosophique antique, partant de la Pratique pour aller à la Théorie [7]

« Mais des brutes avaient déchiré ce vêtement et chacun avait emporté le lambeau qu’il avait pu s’approprier » (Boèce, Consolation de la Philosophie, I, 1, 5).

L’autre reine est Fortune, à la robe constellée de lettres F:

« Philosophie et Boèce , à droite , contemplent une scène dont le personnage central est Fortune , figurée mi-partie blanche , mi-partie noire… A sa gauche , plusieurs personnes en riches habits supplient la bonne Fortune [côté blanc] . Mais les victimes de Fortune adverse [côté noir] gisent à l’avant-plan sous forme de trois cadavres . Le miniaturiste du Parisinus précise leur qualité : un homme d’armes à la cuirasse d’or, un bourgeois en robe longue bordée de fourrure ; entre eux un homme à robe courte, face contre terre, peut être un homme du peuple. » [8]


Les Heures d’Etienne Lallemant

Heures d’Etienne Lallemant, avant 1498, Paris, Ecole nationale superieure des Beaux-arts,Ms. Mas 137 reliureReliure des Heures d’Etienne Lallemant, Paris, Ecole nationale supérieure des Beaux-arts, Ms. Mas 137 [6]

Comme l’a montré Frédéric Sailland [6], les lettres se lisent alternativement, de manière à composer la phrase :

AMOVR DESIR REGRET ESPOIR ET DOVBTE

Cette reliure a sans doute été rajoutée dans les années 1530, le manuscrit lui-même datant d’environ 1499.


Bibliotheque de l'Ecole des Beaux-Arts, Ms.Mas 0137 p 13Vers 1499, Bibliothèque de l’Ecole des Beaux-Arts, Ms.Mas 0137, p 13

Les pages illustrées sont très homogènes, et se composent pour la plupart :

  • d’une lettrine avec un emblème ;
  • d’un bas de page avec un putto prenant différentes poses, accompagné d’une ou plusieurs coquilles et d’un bourdon de pèlerin, plus la devise en italien :

testimonio del mio dolore

témoignage de ma douleur


Bibliotheque de l'Ecole des Beaux-Arts, Ms.Mas 0137 p 13 detail

Vers 1499, Bibliothèque de l’Ecole des Beaux-Arts, Ms.Mas 0137, p 13 (détail)

L’emblème est ici un scorpion (symbole fatal) logé dans une coquille (protection, éternité), accompagnant la devise latine :

TU FERIS, DAS SALUS

En nous frappant, tu nous sauves

Remarquer le fond biparti : noir uni / rayures descendantes blanches et rouges, sur lesquelles sont semés des E majuscule dorés, l’initiale d’Etienne.


Bibliotheque de l'Ecole des Beaux-Arts, Ms.Mas 0137 p 218-19Vers 1499, Bibliothèque de l’Ecole des Beaux-Arts, Ms.Mas 0137, p 218-219

L’emblème le plus fréquent (il apparaît dans vingt quatre pages) est composé d’un à trois bourdons de pèlerins, sur fond uni rouge et bleu, avec une devise qui s’accorde bien avec l’idée de souffrance pénitentielle du pèlerin :

SOUFFRIR TE VAILLE : Que souffrir te convienne (te profite)


Les Heroides d'Ovide 1498 ca BNF Ms-5108 reserve fol 179v

Les Héroïdes d’Ovide, vers 1498, BNF Ms-5108 réserve, fol 179v (détail)

La devise apparaît également dans  Les Héroïdes d’Ovide, développée dans cette unique page en une sorte de dialogue intime :

SOUFFRIR TE VAILLE,
C’EST MA FE

Que ta souffrance ait de la valeur,
c’est ce que je crois.


Bibliotheque de l'Ecole des Beaux-Arts, Ms.Mas 0137 p 219 detail

Vers 1499, Bibliothèque de l’Ecole des Beaux-Arts, Ms.Mas 0137, p 219 (détail)

La page de droite montre un autre emblème qui n’apparaît que deux fois dans le manuscrit : une ruche entourée d’abeilles dorées, avec la devise :

POINT MA LA PLUS BELLE : La plus belle m’a piqué (percé)


Bibliotheque de l'Ecole des Beaux-Arts, Ms.Mas 0137 p 13 detailp 13 Bibliotheque de l'Ecole des Beaux-Arts, Ms.Mas 0137 p 219 detailp 219

Le fond biparti invite à la comparaison avec le tout premier emblème du manuscrit  :

  • à la coquille (ouverte) correspond la ruche (perforée) ;
  • à l’insecte de la mort qui frappe (le scorpion) correspond celui de l’amour qui aiguillonne (l’abeille) ;
  • au E doré correspond l’abeille dorée.

Le fond aux couleurs des Lallemant, et la logique de la comparaison invitent à imaginer que les deux protections impuissantes (la coquille ouverte, la ruche perforée) représentent Etienne sous  deux aspects :

  • menacé par la mort, qui lui « donnera le salut » (le E majuscule doré) ;
  • favorisé par la fortune et visité par « la plus belle » (des abeilles).


otheque de l'Ecole des Beaux-Arts, Ms.Mas 0137 p 122-23Bibliothèque de l’Ecole des Beaux-Arts, Ms.Mas 0137 p 122-23 (reconstituée)

La page la plus saisissante du manuscrit est celle qui ouvre l’Office des Morts (j’ai remis à sa place la miniature du gisant, découpée probablement dans un autre livre, et qui se trouve désormais page 245).



Bibliotheque de l'Ecole des Beaux-Arts, Ms.Mas 0137 p 123b
Le putto habituel du bas de page a été remplacé par un squelette, avec la  sentence définitive :

Dieu, souviens-toi de moi, car la Vie n’est que du vent.

MEMENTO MEI DEUS QUIA VENTIS EST VITA



Bibliotheque de l'Ecole des Beaux-Arts, Ms.Mas 0137 p 123h
Ce troisième emblème est unique dans le manuscrit. Le fond biparti nous indique qu’il doit s’agir d’un troisième autoportrait symbolique d’Etienne, que je me risque à interpréter ainsi :

  • à la place du E majuscule (qui représentait Etienne « rectifié » par la mort), l’epsilon minuscule représente Etienne sous sa forme terrestre, à savoir celle d’un lettré ;
  • la devise « TOUTE MA JOIE » pourrait faire référence à la littérature, seule joie qui reste à Etienne après ses peines d’amour ;
  • le collier fermé par un cadenas, affichant seize des lettres de l’alphabet, pourrait signifier que cette littérature est à la fois richesse et prison.

Cet emblème très original du collier cadenassé est en résonnance avec la tonalité générale du texte qu’il ouvre, à savoir le psaume 116 :

Dieu, libère mon âme…
Je me suis humilié et il m’a libéré

Domine, libera animam meam…
Humiliatus sum , et liberavit me

Les deux textes côté gisant développent quant à eux  ce qu’il faut comprendre par « JOIE ».

Le texte du haut, en lettres dorées sur fond noir, est l’apostrophe du gisant, « …moi qui étais glorieux, ayant de l’or et de l’argent… »

Le texte du bas, sur parchemin, est un commentaire pour les passants :

« …où sont les amoureux de ce monde, qui sous peu seront avec eux (les morts) ?.. Ils ont festoyé, ils ont bu, ils ont ri, ils ont épousé (duxerunt), dans leurs jours heureux : et en un instant ils ont été précipités en enfer. A quoi leur a servi la joie brève, la gloire vaine, le pouvoir sur le monde, la volupté charnelle, les fausses richesses, une grande famille, la concupiscence mauvaise ? Où est le rire, le jeu, la jactance, l’arrogance ? D’une telle joie, tant de tristesse ! Après tant de joie, tant de misère. Rien ne leur leur est arrivé qui ne puisse t’arriver. Car tu es un homme, un homme d’humus, limon de limon. Tu es de la terre, tu vis de la terre, et à la terre tu retourneras »


Bibliotheque de l'Ecole des Beaux-Arts, Ms.Mas 0137 p 139p 139 Bibliotheque de l'Ecole des Beaux-Arts, Ms.Mas 0137 p 184p 194

Les crânes qui ornent les pages de l’Office des Morts, ainsi que le bas de page isolé où Saint Jean Baptiste remplace le putto et le squelette, enfreignent la charte graphique du manuscrit, puisqu’ils ne sont associés à aucun lettrine. Ils sont par contre cohérents avec Les Heures de La Hague, un manuscrit réalisé pour Jean Lallemant le Jeune vers 1537. Il est donc probable que c’est vers cette date que ce dernier a personnalisé le manuscrit hérité de son frère Etienne, en lui rajoutant ses propres emblèmes  (liés à Saint Jean Baptiste, comme nous allons le voir), ainsi qu’une reliure au goût du jour.


Les Heures de Jean Lallemant le jeune à l’usage de Bourges (Rosenwald MS 53)

Hours of Jean Lallement le jeune 1525 ca Rosenwald MS 11 fol 14v 15Fol 14v-15, Heures de Jean Lallemant le jeune
Vers 1517-18, Bibliothèque du Congrès, Rosenwald MS 53 (anciennement 11)

La page de gauche regroupe trois motifs qui reviennent répétitivement dans ce manuscrit :

  • le Livre aux Sept sceaux de l’Apocalypse, marqué de la devise « DELEAR PRIUS (Que je périsse plutôt !) » ;
  • le fond biparti : noir uni / rayures descendantes blanches et rouges
  • une séquence cryptique :

K O R E G T Z A D I N X C H L B V M Y Q P S Z F 9


Hours of Jean Lallement le jeune 1525 ca Rosenwald MS 11 fol 14v 15 detail

Les trois mêmes éléments se retrouvent dans la vignette de droite. Les lettres suivent la même séquence, mais sont réparties différemment.


Hours of Jean Lallement le jeune 1525 ca Rosenwald MS 11 fol 124vFol 124v

Cette page introduit, toujours avec la même séquence de lettres, un second emblème : tandis que le livre aux Sept Sceaux évoquait Saint Jean l’Evangéliste, la haire (vêtement velu porté pour faire pénitence) fait probablement allusion à la peau de chèvre que Saint Jean Baptiste portait dans le désert.  [9]. Notons que le prénom Jean est celui de plusieurs membres de la famille Lallemant (Jean l’Ancien et deux de ses quatre fils, Jean L’Aîné et Jean le Jeune).


Les Heures de Jean Lallemant le jeune à l’usage de Rome (Walters MS W446)

Hours of Jean Lallement le jeune 1525 ca Walters Art Museum MS W446 fol 62V
Heures de Jean Lallemant le jeune, vers 1523, Walters Art Museum MS W446 fol 62V

Ce deuxième livre d’Heures semble légèrement postérieur au précédent. C’est un séraphin apocalyptique bleu qui, à la place du Lion rouge, tient le Livre aux Sept Sceaux. On retrouve le même fond biparti, semé maintenant de noeuds dorés.

Le noeud, qui ne fait pas partie des emblèmes habituels des Lallemant, a été expliqué par une influence franciscaine (en relation avec l’idée de pénitence) ou bien par la mode du « huit de Savoie » (l’emblème de la mère du roi, Louise de Savoie) : mais ce dernier est lâche, tandis que celui qui nous occupe est serré à fond. Je pense quant à moi qu’il s’agit d’un emblème spécifique à Jean Lallemant le jeune, en relation :

  • avec son autre emblème, le livre impossible à ouvrir
  • avec sa devise : DELEAR PRIUS : que je sois découpé plutôt que de lâcher.

Comme dans toutes les pages du manuscrit, la scène religieuse est réduite à un halo minuscule  : ici le Christ trônant sur l’Arc en ciel.


Hours of Jean Lallement le jeune 1525 ca Walters Art Museum MS W446 fol 37vWalters Art Museum MS W446 fol 15v

Mais le motif le plus célèbre du manuscrit est celui du rideau troué : le recto est noir uni, et le verso, fait de rayures blanches et rouges, apparaît sur le bord à gauche, et sur les lambeaux qui pendent au centre. Ainsi retournées, les rayures sont descendantes, comme dans le fond biparti habituel.


SCOOP ! : Ce motif unique a probablement été inspiré à Jean le Jeune par le Boèce de son frère Etienne :

  • le tissu biface rappelle le vêtement biparti de Fortune,
  • le fond noir semé de lettres d’or ressemble à sa moitié Mauvaise,
  • la déchirure rappelle celles de la robe de Philosophie.

L’idée est donc que la Philosophie permet  en trouant la face Nuit de l’existence, d’apercevoir sa face Jour, éclairée par les  vérités célestes : à savoir la haire et,  dans le halo, la scène de la Fuite en Egypte.


Hours of Jean Lallement le jeune 1525 ca Walters Art Museum MS W446 fol 52v Penitence de DavidWalters Art Museum MS W446 fol 52v

La même composition se retrouve sur plusieurs pages, avec une scène différente dans le halo : ici La pénitence de David.


La séquence de lettres comporte toujours les mêmes 25 caractères que dans les Heures de Bourges, mais l’ordre est complètement différent :

R O M X V E B D S Z P L C Q T A I F H Y G K Z N 9

Les spécialistes ont remarqué depuis longtemps qu’il s’agit des 23 lettres de l’alphabet (I pour I et J, V ou U et V), plus un Z barré (abréviation de ET en latin) et le chiffre 9 (abréviation de CUM)


Livre de prieres Netherlands 1445 ca BL Harley 3828 f. 27vfol 27v
Livre de prieres Netherlands 1445 ca BL Harley 3828 f. 28fol 28

Livre de prières, Pays-Bas, vers 1445, BL Harley 3828

Cet alphabet étendu n’a rien d’exceptionnel : on le retrouve par exemple dans cette double-page très connue, où l’image de gauche montre soit une salle de classe standard, avec une tablette alphabétique suspendue au mur et la maîtresse tenant sa férule [8a], soit une allégorie de la Grammaire (tenant une cuillère de miel pour récompenser les bons élèves) ou de la Prudence (tenant un miroir à manche) [8b] .

La signification, dans les Heures Lallemant, de cet alphabet diversement mélangé, reste énigmatique. On a pensé ([10], p 544) que la première lettre de la séquence pouvait indiquer la date du manuscrit, en utilisant une table de correspondance entre les lettres de A à T et les 19 années du cycle lunaire, fournie dans le Rosenwald MS 53 : ce qui donnerait 1517 (K) pour le Rosenwald MS 53 et 1524 (R) pour le MS W446.

Une piste moins fragile ([10], p 548) est fournie par une prière d’un autre Livre d’Heures de Jean Lallemant le Jeune (W451, fol 158), en regard d’un alphabet de 23 lettres plus le Z barré :

Veuille, nous t’en prions, que ces vingt quatre lettres forment en s’assemblant les sept psaumes pénitentiels.

Concede quesumus ut ex his viginti quatuor litteris fiant secundum magnam potentiam tuam et congregentur septem psalmy penitentiales.

Le mélange des lettres pourrait donc être une métaphore de la Faute, et leur arrangement en prières le moyen de la Pénitence.


Les Heures de La Hague

The Hague, KB, 74 G 38 fol. 1vHeures de Jean Lallemant le Jeune, vers 1537, The Hague, KB, 74 G 38 fol. 1v

Ce dernier Livre d’heures, reprend, dix ans après, les emblèmes du Rosenwald MS 53. Seules différences :

  • les lettres remplacées par l’emblème du noeud tranché en deux (reproduit  également en bas de toutes les images du manuscrit),
  • la haire rajoutée sous le séant du lion.

Le texte en spirale, extrait du même psaume  que dans la composition funèbre des Heures d’Etienne Lallemant, repose sur la même idée de libération   :

Vous avez rompu mes liens, Seigneur : je vous offrirai en sacrifice une hostie de louange et j’invoquerai votre nom.

Psaume 116:16-17

Dirupisti, Domine, vincula mea; tibi sacrificabo hostiam laudis et nomen domini invocabo.

Puisque les sceaux ne sont pas rompus, le texte ne peut s’appliquer qu’au noeud, gigantesque au bas de l’image.  Or ce manuscrit a été réalisé  juste après un épisode douloureux de la vie de Jean Lallemant le Jeune : accusé de fraude en 1535, il a été emprisonné jusqu’en 1537.

Ainsi le noeud serré, emblème ambitieux de sa résistance, est devenu par la force des choses celui de sa captivité : heureusement Dieu l’a tranché.


Article suivant : 5.6 Un cas d’école : le Printemps et la promenade en barque

Références :
[1] Dans un article récent consacré à une de ces miniatures, il n’y pas un mot sur l’inscription énigmatique de la bordure, au moins pour dire qu’on en sait pas la déchiffrer :
Diane G. Scillia, Gerard David’s « St. Elizabeth of Hungary » in the « Hours of Isabella the Catholic », Cleveland Studies in the History of Art, Vol. 7 (2002), pp. 50-67 https://www.jstor.org/stable/20079719
[2] Danièle Alexandre-Bidon, « La lettre volée. Apprendre à lire à l’enfant au Moyen Âge », Annales Année 1989 44-4 pp. 953-992 https://www.jstor.org/stable/27582592
[2a] Kathryn Rudy « An Illustrated Mid-Fifteenth-Century Primer for a Flemish Girl: British Library, Harley MS 3828 » https://www.academia.edu/629089/An_Illustrated_Mid_Fifteenth_Century_Primer_for_a_Flemish_Girl_British_Library_Harley_MS_3828?email_work_card=title
[3] Henry Martin, LES «HEURES DE BOUSSU» ET LEURS BORDURES SYMBOLIQUES« , Gaette des Beaux Arts, 1910, 1, p 115 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k2031766/f136.item
[4] Margaret Goehring « Taking Borders Seriously: the significance of cloth-of-gold textile borders in Burgundian and post-Burgundian manuscript illumination in the Low Countries », Oud Holland, Vol. 119, No. 1 (2006), pp. 22-40 https://www.jstor.org/stable/42711715
[4a] Consultable à : https://search.museummayervandenbergh.be/Details/collect/228
[5] Erik Drigsdahl, « Bening’s signature in the Grimani Breviary : 1515 «  https://manuscripts.org.uk/chd.dk/misc/AB1515.html
[6] Frédéric Sailland, « Le chagrin d’amour d’Étienne Lallemant : Heures à l’usage de Bourges, dites « Heures d’Étienne Lallemant » » 2019
https://www.academia.edu/41966544/Le_chagrin_damour_d%C3%89tienne_Lallemant_Heures_%C3%A0_lusage_de_Bourges_dites_Heures_d%C3%89tienne_Lallemant_
Frédéric Sailland,  » L’Hôtel Renaissance des Lallemant dévoilé par leurs manuscrits enluminés « , Bourges, 2017, extraits sur academia : https://www.academia.edu/32599157/Fr%C3%A9d%C3%A9ric_Sailland_LH%C3%B4tel_Renaissance_des_Lallemant_d%C3%A9voil%C3%A9_par_leurs_manuscrits_enlumin%C3%A9s_Bourges_2017_p_1_25_and_p_137_144
[6a] On supposait que le commanditaire était Jean Lallement l’Aîné, jusqu’à la démonstration récente de Frédéric Sailland :
Frédéric Sailland, « Un manuscrit d’Etienne Lallemant  : la Dance aux aveugles de Pierre Michault », Cahiers d’Archéologie et d’D’Histoir du Berry, 9/2020, N°226
[7] O’Meara, Dominic J. 2006. « Les déchirures de la Philosophie. » Freiburger Zeitschrift für Philosophie und Theologie no. 53:428-431
[8] Pierre Courcelle, « La Consolation de philosophie dans la tradition littéraire: Antécédents et postérité de Boèce », 1986, p 154
[9] Myra Dickman Orth « Two Books of Hours for Jean Lallemant Le Jeune » The Journal of the Walters Art Gallery Vol. 38 (1980), pp. 70-93 https://www.jstor.org/stable/20168971
[9a] Kathryn Rudy « An Illustrated Mid-Fifteenth-Century Primer for a Flemish Girl: British Library, Harley MS 3828 » 2006, Journal of the Warburg and Courtauld Institutes
https://www.academia.edu/629089/An_Illustrated_Mid_Fifteenth_Century_Primer_for_a_Flemish_Girl_British_Library_Harley_MS_3828
[9b] Romedio Schmitz-Esser, « Prudentia in a Classroom? A Late-Medieval Mirror as Revealing Object in a Miniature from London, BL Harley MS 3828 », Medium Aevum Quotidianum, 60 (2010), 36-45 https://memo.imareal.sbg.ac.at/?edmc=2714
[10] Randall, Medieval and Renaissance manuscripts in the Walters art gallery: France, 1420-1540 Vol 2 partie 2 p 540 et ss, 1992

 

5.6 Un cas d’école : le Printemps et la promenade en barque

9 mai 2021
Comments (0)

Ce motif, qui apparaît dans plusieurs des grands manuscrits que nous venons de parcourir, mérite une étude transversale : car il est révélateur des contraintes multiples que les enlumineurs affrontaient :

  • satisfaire leur clientèle avec un motif apprécié et demandé ;
  • lui trouver une justification ;
  • faire du neuf.

C’est pourquoi on le retrouve reproduit pratiquement à l’identique, mais à chaque fois dans des contextes différents.

Article précédent :  5.5 Un cas particulier : les bordures alphabétiques

Iconographie des Mois d’Avril et Mai

Avant d’border le motif complexe de la promenade en barque, une rapide rétrospective s’impose. Sauf indication contraire, les exemples et explications sont tirées du livre de Webster [1].

A l’époque carolingienne

Les rarissimes représentations qui nous restent mélangent, selon les mois, des figures se livrant à une activité bien définie, et d’autres qui semblent plus allégoriques.


818 ca Monatsbild-Zyklus der Salzburger Handschrift Wien, Osterreichische Nationalbibliothek; Codex 387, fol. 90Avril, Mai et Juin
Cycle des Mois de Salzburg, vers 818 Wien, Osterreichische Nationalbibliothek; Codex 387, fol. 90

Avril est illustré par un oiseleur, tenant un filet dans sa main gauche (SCOOP !)..

Mai est en revanche une figure plus allégorique, qui va reparaître souvent : celle du « cueilleur » brandissant des fleurs ou des branches. Ici il est représenté comme un noble (d’après son manteau), l’objet dans la main gauche n’a pas été identifié (vigne, guirlande ?)


855 ca Martyrologium de Wandalbert de Prum Biblioteca Vaticana Cod. Reg. Lat. 438 fol 8r AvrilAvril, fol 8r 855 ca Martyrologium de Wandalbert de Prum Biblioteca Vaticana Cod. Reg. Lat. 438 fol 10v MaiMai, fol 10v

Martyrologium de Wandalbert de Prum Biblioteca Vaticana Cod. Reg. Lat. 438

Dans ce second et dernier témoignage carolingien, les deux cueilleurs sont précédés par deux distiques des Ephémérides de Bède Le Vénérable :

 

Consacrons Avril, que le Printemps sacre de sa fleur rouge,

A ceux que sa joie pousse à la fête.

Mai, premier mois de l’été, se chauffant sous le soleil,
Nous apportons nos voeux aux jours qu’ils rallonge.

Purpureo quem flore sibi Ver sancit Aprilem

Dicemus, quibus attollat sua gaudia festis

Hinc Maium æstivo primum sub sole calentem,

Quae longisque ferat promemus vota diebus

Les textes inscrits au dessus des personnages font quant à eux référence au signes astrologiques, par deux citations d’Ausone (Eglogues XVI) :

Tu vois derrière toi, Bélier de Phrysus, les calendes d’Avril.
Mai s’émerveille des cornes du taureau d’Agenor

Respicis Apriles, Aries Phryxee, Kalendas

Maius Agenorei miratur cornua Tauri

L’enlumineur n’a donc pas cherché (à part pour les deux animaux zodiacaux) à illustrer les textes, mais a repris deux fois le schéma allégorique du cueilleur, avec l’idée d’une végétation croissante : la tige verte dans la main gauche d’ d’Avril fleurit dans la main droite de Mai, dont la main gauche semble se transformer en végétal et dont la tête s’orne d’une couronne de feuilles.

On retrouve la même notion d’une supériorité hiérarchique de Mai sur Avril, peut être portée par l’homophonie Maius/Majus (Mai / plus grand).


A Byzance

1000-1100 Douze Mois Byzance
Figures extraites du calendrier d’un Evangéliaire byzantin, Biblioteca Marciana, GR Z 50 [2].

Dans les quelques représentations byzantines, l’iconographie est très répétitive : Avril est toujours représenté par un berger portant un agneau (référence au signe du Bélier ?) et Mai est assez souvent représenté par la figure du cueilleur, peut être importée d’Italie [2].


A l’époque romane

1120 ca Mars Avril Mai San Zeno VeronaMars, Avril, Mai
Vers 1120, portique de San Zeno, Vérone

Mars a ici la figure typiquement italienne d’un homme à la tête rayonnante, soufflant dans deux cornes (eéférence au Bélier)

Pour Avril, nous retrouvons le cueilleur, une grande fleur à main droite et une tige à main gauche.

Mai est le mois où, depuis Pépin le Bref et le développement de la cavalerie, le fourrage redevenu abondant permet de reprendre la guerre : il est donc représenté par un chevalier avec sa lance, figure équestre qui sied bien au caractère noble de ce mois.


1125-50 BL lansdowne_ms_383_fol 4v AvrilAvril, fol 4v 1125-50 BL lansdowne_ms_383_fol 5r MaiMai, fol 5r

1125-50, BL Lansdowne MS 383

Tandis qu’Avril simplifie le cueilleur en un homme portant une branche, Mai spécialise le cavalier dans la figure du fauconnier, qui va rester stable durant tout le Moyen-Age. Les signes eux-aussi se stabilisent (décalés d’un par rapport aux signes antiques) : le Taureau pour Avril et les Gémeaux pour Mai.


1170 ca Hunterian Psalter MS 229 Glasgow University AvrilAvril. 1170 ca Hunterian Psalter MS 229 Glasgow University MaiMai

Hunterian Psalter, vers 1170, MS 229 Glasgow University

Mai est le classique noble à cheval, quittant le château précédé par son faucon. Le climat chevaleresque est renforcé par l’équipement militaire des Gémeaux.

Avril est ici très original, et a été mal interprété. Puisque tous les manuscrits anglais de la même époque utilisent la figure du cueilleur, je pense qu’il en va de même ici, mais sous une forme ennoblie :

1170 ca Hunterian Psalter MS 229 Glasgow University Avril detail

Le « sceptre » que le premier personnage tient dans sa main est en fait une branche, qu’il a cueillie parmi celles du fond. Le second personnage est une élégante, portant une robe à traîne et à très longs manchons : le gauche est passé derrière son cou et le droit pend, saisi par les deux mains qui se frôlent : le comble de l’érotisme pour l’époque !

Ainsi apparaît pour la première fois, selon moi, la scène du couple se promenant à la campagne.


1225-50 ca Gradual, Sequentiary, and Sacramentary Weingarten Morgan Library MS M.711 fol. 4r MaiAvril, fol 3v 1225-50 Gradual, Sequentiary, and Sacramentary Weingarten Morgan Library MS M.711 fol. 3v AvrilMai, fol 4r

Graduel, Séquentiaire et Sacramentaire, 1225-50, provenant de Weingarten, Morgan Library MS M.711

Le cueilleur du mois de Mai utilise la même convention trifoliée pour représenter dans la main droite une branche, dans la main gauche une fleur.

Avril est illustré par la taille de la vigne, habituellement associée au mois de Mars : les conditions climatiques allemandes retardent les travaux d’un mois.


1255-56 Psalter Bruges, Morgan Library MS M.106 fol. 2v AvrilAvril, fol 2v 1255-56 Psalter Bruges. 1256 Morgan Library MS M.106 fol. 3r MaiMai, fol 3r

Psautier, 1255-56, Bruges, Morgan Library MS M.106

Cet artiste a réussi à symétriser et à rendre superposables les silhouettes du cueilleur et du fauconnier, par deux moyens graphiques opposés : abstraction d’un côté avec les deux rinceaux où l’on peine à reconnaître des branches, réalisme de l’autre avec le chaperon enlevé, le faucon, et l’index qui montre la cible.


1399-1407 Sherborne Missal BL Add MS 74236 Avril p 4

Avril, p 4, 1399-1407, Missel Sherborne , BL Add MS 74236

Ce très riche manuscrit, qui privilégie les travaux des champs, représente Avril par un semeur.

1399-1407 Sherborne Missal BL Add MS 74236 Mai p 5

Mai, p 5

Pour Mai, le fauconnier répond, par son vêtement biparti bleu et rose, à la symétrie et aux couleurs des Gémeaux, ici représentés par deux Dames.


Au début du XVème siècle

1420-25 Book of Hours Paris Morgan Library MS M.1004 fol. 2v AvrilAvril, fol 2v 1420-25 Book of Hours Paris Morgan Library MS M.1004 fol. 3r MaiMai, fol 3r

Livre d’Heures, 1420-25, Paris, Morgan Library MS M.1004

Pour renouveler ces représentations consacrées, cet artiste s’est amusé à créer graphiquement une sorte de continuité entre les figures et les signes : comme si le cueilleur amenait sa branche au Taureau, et comme si les Gémeaux batifolaient dans le dos du fauconnier.


Des innovations luxueuses

Bien loin de ces productions standards, les manuscrits commandés par la très haute société font exploser l’iconographie des Mois, qui ne gardent plus qu’un rapport lointain avec leurs origines. Ainsi, Dans les Très Riches Heures du Duc de Berry, trois Mois sont illustrés par des promenades aristocratiques à la campagne :

  • la chasse au faucon est décalée à Août,
  • la cueillette, des fleurs et des rameaux est développée dans Avril et Mai.


Les_Tres_Riches_Heures_du_duc_de_Berry_avrilAvril Freres_Limbourg_-_Très_Riches_Heures_du_duc_de_Berry_-_mois_de_mai_-_Google_Art_ProjectMai

Très Riches Heures du Duc de Berry, 1412-16, Musée Condé, Chantilly [3]

En Avril, le thème de la cueillette des fleurs est associé à l’échange des anneaux de fiançailles : la dame, qui a déjà passé le sien à la main gauche, tend l’autre à son partenaire (noter le long manchon rouge de sa compagne, très semblable à celui de la dame du Hunterian Psalter).

En Mai, le thème de la cueillette des rameaux est astucieusement associé à un sujet qui permet d’illustrer les deux autres thèmes du Mois, la Noblesse et la Chevauchée : à savoir la cavalcade du Premier Mai . Précédés de musiciens, des jeunes gens ont parcouru la campagne pour se faire des colliers ou des couronnes de rameaux : on appelait « chapeau vert » ces couronnes de verdure, et « vert gay » la couleur des robes qu’étrennent trois des cavalières.

Dans sa Ballade du Premier jour du Mois de May, Charles d’Orléans emploie « mai » dans le sens de « branche » (en général un rameau de hêtre) :

« Allons au bois le mai cueillir
Pour la coutume maintenir ! »

La coutume est attestée en France dès le début du XIIIème siècle [3a] :

« A la tombée de la nuit, les habitants de la ville se rendirent au bois faire leur cueillette… Au matin, quand le jour fut bien clair et que tout fut orné de fleurs, de glaïeuls et de rameaux verts et feuillus, ils apportèrent leur arbre de mai, le montèrent aux étages puis l’exposèrent aux fenêtres, embellissant ainsi tous les balcons. »
Jean Renard, « Guillaume de Dôle », édition J.Lecoy, Paris, 1932, vers 1164 et ss.


1440-50 BL Egerton MS 2019 fol 4r avrilAvril, fol 4r 1440-50 BL Egerton MS 2019 fol 5r maiMai, fol 5r

Livre d’Heures à l’usage de Paris, Master of the Munich Golden Legend, 1440-50, BL Egerton MS 2019

L’état d’esprit courtois de l’aristocratie se diffuse progressivement à un plus large public. Ce manuscrit français reprend :

  • pour le mois d’Avril la cueillette de fleurs ;
  • pour le mois de Mai le thème de la promenade à cheval, en rajoutant une cavalière au fauconnier traditionnel.

Cette idée toute simple, en harmonie le signe des Gémeaux (représentés depuis longtemps par un couple mixte), n’était venu auparavant à l’esprit de personne.


1470 ca Book of Hours Paris Morgan Library MS M.73 fol. 2v AvrilAvril, fol. 2v 1470 ca Book of Hours PariMorgan Library MS M.73 fol. 3r MaiMai, fol 3r

Livre d’Heures à l’usage de Paris, vers 1470, Morgan Library MS M.73

L’association visuelle entre la scène et le signe devient ici encore plus flagrante.


1495-98 Breviaire, Paris, Morgan Library MS M.934 fol. 2v AvrilAvril, fol 2v 1495-98 Breviaire, Paris, Morgan Library MS M.934 fol. 3r MaiMai, fol 3r

Bréviaire à l’usage de Paris, 1495-98, Morgan Library MS M.934

Exit maintenant le fauconnier et le cheval, au profit d’un couple d’amoureux dont les Gémeaux rendent les arrière-pensées transparentes.


Maitre des Triomphes de Petrarque Petites Heures d'Anne de Bretagne BNF NAL 3027 fol 2v Avril GallicaAvril, fol 2v Maitre des Triomphes de Petrarque Petites Heures d'Anne de Bretagne BNF NAL 3027 fol 3r Mai GallicaMai, fol 3r

Maître des Triomphes de Pétrarque, 1500-05 , Petites Heures d’Anne de Bretagne, BNF NAL 3027 Gallica

Dans un format particulièrement étroit, le Maître des Triomphes de Pétrarque réussit à inscrire trois personnages :

  • la fille qui cueille les fleurs, celle qui les collecte dans son tablier et celle qui en fait des couronnes ;
  • le seigneur et sa dame à cheval, le valet à pied.



1500 ca Jean Poyer Hours of Henry VIII Tours, France Morgan Library MS H.8 fol 2v 3rAvril et Mai, fol 2v et 3r.
Jean Poyer, vers 1500, Heures de Henry VIII, Tours, Morgan Library MS H.8

Au tournant du siècle, Jean Poyer reviendra, dans ce bifolium, à la cueillette comparée des fleurs et des rameaux.


Avril et Mai dans les Flandres

1470 ca Master of the Dreden Prayer Boook Dresden, SLUB, Mscr. Dresd. A.311 fol 4v aprilAvril, Master of the Dreden Prayer Boook, vers 1470, Dresden, SLUB, Mscr. Dresd. A.311 fol 4v Huth Hours, Netherlands (Bruges or Ghent), c. 1480, Add MS 38126, f. 4v aprilAvril, Huth Hours, Bruges ou Gand, vers 1480, BL Add MS 38126 fol 4v

Dans les Flandres, le motif du couple à la campagne est moins aristocratique : pour illustrer Avril, pas de cavalcade, mais une balade à pieds pour cueillir des rameaux, accompagné d’un chien ou d’un page


1488 ap Heures de Louis Quarre Bodleian Library MS. Douce 311 fol 30rAvril 1490 ca Book of Hours Belgium,Morgan MS S.7 fol. 247rL’ange Gardien

Vers 1490, Livre d’Heures à l’usage de Rome, Belgique, Morgan MS S.7 fol. 4r

Le thème de la promenade à la campagne prend ici une couleur locale affirmée, avec l’ajout du trajet en barque pour quitter la ville par les canaux.

Un autre sujet, celui de la promenade en barque, est traité de manière disjointe : l’artiste l’a casé à la page de l‘Ange Gardien, sans aucune justification. Cette nouvelle scène, très appréciée, avait fait son apparition une dizaine d’années auparavant…



La promenade en barques

Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 174r Gallica detail barquesHeures de Marguerite d’Orléans 1430 ca BNF Latin 1156B Gallica

Il existe un antécédent au motif de la barque chargée de branchages, dans un manuscrit très original que j’ai détaillé par ailleurs (voir 3 Les jardins oniriques du Maître de Marguerite d’Orléans ). Il n’y a probablement aucun lien, à cinquante ans de distance, entre la miniature française, réalisée en Bretagne par un artiste isolé, et le motif flamand à la mode à fin du siècle.



sb-line

L’invention du motif : le « Master of the Old Prayer Book of Maximilian » (Sanders Beining ?)


sb-line

Les Heures Hastings, vers 1480

Ce manuscrit a pour particularité de comporter quatre « bifoliums » similaires : à gauche une scène religieuse, à droite la grande nouveauté d’une bordure historiée montrant une scène contemporaine. Dans les quatre cas, le rapport entre l’image et la bordure est soit inexistant, soit très distant.


London Hastings Hours Add MS 54782 c 1480 fol 53v St Erasme patron des marinsSt Erasme, fol 53v London Hastings Hours Add MS 54782 c 1480 fol 54r St ErasmeFol 54r

Master of the Old Prayer Book of Maximilian London Hastings Hours, vers 1480, BL Add MS 54782

Cette bordure est à ma connaissance la plus ancienne apparition de notre motif : une barque maniée à la godille, portant un couple jouant de la musique, une carafe et une branche qu’on a été cueillir.

S’agissant d’un manuscrit réalisé dans les Flandres mais destiné à l’exportation, il est possible que la scène décrive non pas une coutume populaire flamande, mais un divertissement aristocratique anglais.

Le seul lien très indirect que je vois avec le tragique martyre de Saint Erasme, est qu’il était le patron des bateliers.


London Hastings Hours Add MS 54782 c 1480 fol 125v Presentation du Christ au TemplePrésentation du Christ au Temple, fol 125v London Hastings Hours Add MS 54782 c 1480 fol 126r Barque royaleBarque royale, fol 126r

Master of the Old Prayer Book of Maximilian, London Hastings Hours, vers 1480, BL Add MS 54782

Cette seconde scène nautique est ici typiquement anglaise : l’embarcation, conduite par huit pénitents en capuche, porte à sa proue deux étendards aux armes royales et une grande bannière avec le mot « HONY« , le début de la devise de l’ordre de la Jarretière dont lord Hasting était membre. L’interprétation de la scène (barque de Hastings ou barque royale) est d’autant plus complexe que plusieurs indices laissent penser que le manuscrit était primitivement destiné au prince de Galles Edward V [4].

Le lien avec la Présentation du Christ est totalement opaque.


Les Heures de Louis Quarré, vers 1490

1488 ap Heures de Louis Quarre Bodleian Library MS. Douce 311 fol 30rPrière au Saint Sacrement, fol 30r
Master of the Old Prayer Book of Maximilian, Heures de Louis Quarré, après 1488, Bodleian Library MS. Douce 311

Une dizaine d’années plus tard, le même atelier rassemble les deux embarcations dans une seule image (en supprimant les références anglaises et en retournant la barque avec les rameurs, qui se dirige désormais vers la gauche). La bordure décore les prières pour le Jeudi de la Fête-Dieu, soixante jours après Pâques (soit entre le 21 mai et le 24 juin.). L’atelier a rajouté en haut une autre de ses créations introduite dans les Heures Hastings (voir 5.2 Quelques types de bordures) : la chute de la manne dans le désert. Elle préfigure l’Eucharistie, à laquelle une des oraisons fait explicitement référence :

Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi, et moi en lui.

Qui manducat carnem meam,et bibit sanguinem meum, in me manet, et ego in eo.

Il est probable que le motif de la barque a été recyclé ici à cause d’un petit détail : le lecteur astucieux pouvait trouver, dans la carafe de vin opportunément placée à l’avant de la seconde barque, exactement à l’aplomb de la manne, une justification spirituelle à la présence de la plaisante scène.


Le Bréviaire d’Eléonore de Viseu, vers 1500

Dix ans plus, le même atelier recycle à nouveau le motif, cette fois pour sa signification calendaire.


1500 ca Breviary Belgium, Bruges, MS M.52 fol. 4r Morgan Library detail

Mois de Mai, fol 4r
Master of the “Older” Prayerbook of Maximilian I, Bréviaire d’Eléonore de Viseu, Bruges, vers 1500, Morgan Library, MS M.52

Dans ce manuscrit somptueux, tous les mois sont illustrés, à l’ancienne, par des scènes de la vie paysanne (Avril par la sortie des troupeaux). Seul le mois de Mai fait exception, avec la scène de la balade en barque.
Les deux médaillons illustrent les deux fêtes religieuses marquées en rouge :

  • la Saint Philippe et Jacques le 1er mai,
  • l’Invention de la Vraie Croix le 3 mai.



1500 ca Breviary Belgium, Bruges, MS M.52 fol. 4r Morgan Library detail
On remarquera que le fauconnier a été conservé en Mai, mais de manière marginale : le motif principal est désormais la balade en barque.


1500 ca Breviary Belgium, Bruges, ca. 1500 MS M.52 Invention de la Varie Croix fol 398v Morgan Library
Reconnaissance de la Vraie Croix, fol. 398v
Master of the “Older” Prayerbook of Maximilian I, Bréviaire d’Eléonore de Viseu, Bruges, vers 1500, Morgan Library, MS M.52

La scène centrale montre comment, en se bouchant le nez, on a pu authentifier la relique de la Vraie Croix parce qu’elle avait le pouvoir de ressusciter un cadavre. En rupture à la fois spatiale et temporelle, la marge montre l’habituelle promenade avec les deux barques qui se croisent.

Ainsi l’enlumineur reprend, dans la partie Sanctorale du Bréviaire, les mêmes motifs que pour le mois de Mai dans la partie Calendrier, mais en inversant les rôles : la scène religieuse passe du médaillon latéral au cadre central, tandis que la scène profane devient marginale.

Comme l’a montré Margaret Goehring, il ne faut pas lui chercher une justification spirituelle en liaison avec la scène principale : elle fonctionne simplement comme un commentaire mnémotechnique, rappelant que la Fête de l’Invention de la Croix tombe le 3 Mai.



L’emblème reconnu du Printemps

A partir de 1500, l’association entre la promenade en barque et le Printemps devient très courante.

1500 ca ms 1058-1975 fol 5r fitzwilliam museum, cambridge May Master of the Add 15677fol 5r  1500 ca ms 1058-1975 fol 5v fitzwilliam museum, cambridge Master of the Add 15677Fol 5v

Mai, Master of the Add 15677, vers 1500, Fitzwilliam museum, Cambridge MS 1058-1975

Cet illustrateur associe au mois de Mai deux épisodes musicaux distincts, sur deux pages opposées :

  • l’aubade et l’offrande d’un arbre en pot à une dame,
  • le retour en ville d’une joyeuse compagnie, dans une barque décorée de branchages.

Si le retour des rameaux était vraiment l’illustration d’une coutume du Premier Mai, on peut se demander pourquoi l’illustrateur l’a associé à la seconde moitié du mois.


1500 ca Walters Manuscript W.441, fol. 3r
Mois de Mai, fol. 3r
Livre d’Heures (Bruges ou Gand), vers 1500, Walters Manuscript W.441

Cette autre manuscrit fusionne les deux moments en une seule image : l’embarcation fait une halte pour donner un des rameaux à une dame restée en ville. Le classique fauconnier est décalé au mois de Juin, et tous les autres mois du manuscrit (sauf Janvier, où on reste au chaud à la maison) sont illustrés par les habituels travaux des champs.


Les Heures Da Costa, vers 1515

1515 ca Book of Hours Bruges, Morgan Library MS M.399 fol 6vMois d’Avril, fol 6v
Simon Beining, vers 1515, Heures Da Costa (Bruges), Morgan Library MS M.399

Dans ce manuscrit de prestige, Simon Beining case cette fois la balade en barque au mois d’Avril (le mois de Mai étant illustré par la tonte des moutons).

Ce décalage jette un sérieux doute sur le caractère réel de la sortie en barques du Premier Mai : dans les villes de Flandres, c’était le jour de la Fête des arbalétriers ou des archers (feeste van meye ou du papegay) : ainsi la scène semble bien plus le résultat de la coagulation d’une série d’habitudes graphiques, que la description d’une coutume réellement pratiquée.


1515 ca Book of Hours Bruges, Morgan Library MS M.399 fol fol 119vSaint Marc, fol 119 v

Comme dans le Bréviaire d’Eléonore de Viseu, la scène de canotage est dupliquée en marge d’une image religieuse, cette fois celle de Saint Marc, dans la partie Evangélistes.

La justification principale est ici encore calendaire : la Saint Marc tombe le 24 avril. On peut également imaginer une allusion à la ville de Saint Marc, Venise, dont chacun sait qu’elle est la Bruges du Sud.


1515 ca Book of Hours Bruges, Morgan Library MS M.399 fol.111vSaint Jean à Patmos avec des bateliers transportant une colonne, fol 111v 1515 ca Book of Hours Bruges, Morgan Library MS M.399 fol fol 119vSaint Marc, fol 119 v

Mais la justification la plus intéressante est purement graphique, interne au manuscrit : c’est une barque arrivant depuis la gauche qui ouvre la section des Quatre Evangélistes, c’est une barque sortant vers la droite qui la ferme.


Les Heures Spinola, 1510-20

Spinola hours 1510-20 Getty Ms. Ludwig IX 18 fol 003v Atelier Master of James IV of Scotland May Calendar PageMai, fol 003v
Heures Spinola, Master of James IV of Scotland (atelier), 1510-20, Getty Ms. Ludwig IX 18

La page de Mai des Heures Spinola reprend exactement la même composition que celle d’Avril dans les Heures Da Costa : mêmes médaillons religieux et même scène profane : le fauconnier traversant le pont sous lequel la barque vient de passer.


Une interprétation grivoise

Dans la première moitié du XVIIème siècle, Peter Rollos illustre Euterpae suboles (La descendance d’Euterpe) en 1608 et Vita Corneliana, sive Cytherea studiosorum en 1639, des recueils de gravures grivoises avec de légendes en latin et en allemand. L’édition française paraît vers 1680 [5]

 

1680 ca Le Centre De L'Amour Embleme 38a 1680 ca Le Centre De L'Amour Embleme 38b

La promenade en barque

Les légendes de l’édition allemande restent convenables :

Je n’économise pas l’or si la barque vogue au large,
En présence d’un abondant gynécée, et aussi de vins.

Auro non parco si navis inambulat altum

Plena Gynaecea, sunt quoque praesto mera

 

Pour être joyeux avec les bonnes femmes,
Dans le bateau sur l’eau avec du vin frais
Et un instrument à corde, tout de bonne qualité,
Je n’ai jamais économisé l’argent.

Mit frauenzimmer lustig zu sein ,
im Schiff auf dem wasser beim kuhlen wein
Und seitenspiel , alls gutter art
hab ich niemals kein gelt gespart


L’édition française est nettement plus épicée :

Inclinations différentes.

Quand de douces vapeurs j’ai rempli mon cerveau
Et que la Denise que j’aime
Sent le Lien échaufé de même
Notre plus grand plaisir est l’eau.
Entre nous peu de difference,
Elle aime autant l’ébranlement,
Que je suis pour le mouvement
De ce petit bateau, qui lentement avance.
Sur ce point seul nous contestons souvent,
Que j’aime un petit bord en forme de coquille,
Et Denise un vaisseau dont s’ébranle la quille
Dès que les voiles sont au vent.


 


Références :
[1] James Carson Webster, The labors of the months in antique and mediaeval art to the end of the twelfth century, 1938 https://archive.org/download/labormonth00webs/labormonth00webs.pdf
[2] Henri Stern, POÉSIES ET REPRÉSENTATIONS CAROLINGIENNES ET BYZANTINES DES MOIS, Revue Archéologique, xième Série, T. 45 (JANVIER-JUIN 1955), pp. 141-186 https://www.jstor.org/stable/pdf/41754380.pdf
[3] http://rozsavolgyi.free.fr/cours/arts/conferences/Les%20fr%E8res%20Limbourg,%20Les%20Tr%E8s%20riches%20heures%20du%20duc%20de%20Berry,%201410-1416/index.htm
[3a] Pour de nombreux textes détaillant les coutumes du mois de Mai, et notamment la coupe de branchages en France, Angleterre ou Pays-Bas, voir Malcolm Jones « POPINJAY, JOLLY MAY! Parrot-badges and the iconography of May in Britain, France and the Netherlands » https://www.researchgate.net/profile/Malcolm-Jones-6/publication/351880681_POPINJAY_JOLLY_MAY_Parrot-badges_and_the_iconography_of_May_in_Britain_France_and_the_Netherlands/links/60ae703a458515bfb0a65f77/POPINJAY-JOLLY-MAY-Parrot-badges-and-the-iconography-of-May-in-Britain-France-and-the-Netherlands.pdf
[4] Bodo Brinckmann, « The Hastings hours and the master of 1499 » http://www.bl.uk/eblj/1988articles/pdf/article5.pdf
[5] Le Centre De L’Amour, Decouvert soubs Divers Emblesmes Galans et Facetieux, Chez Cupidon, 1680 https://books.google.fr/books?id=EfHzuYTDMLIC&pg=PA20-IA1

 

Couples germaniques atypiques

23 avril 2021
Comments (0)

Entre 1480 et 1550, quelques portraits de couple germaniques tranchent par leur originalité, notamment l’inversion héraldique.

En aparté : les précédents du Codex Manesse :

Le Codex Manesse, recueil de poèmes d’amour réalisé à Zürich au tout début du 14ème siècle, présente de nombreux couples mariés, tous dans l’ordre héraldique. Pour cinq autres couples cependant, la femme est en position d’honneur par rapport au Minnesänger.


Codex Manesse, UB Heidelberg, Cod. Pal. germ. 848, fol 342v Von ObernburgHerr Von Obernburg et sa dame, fol 342v Codex Manesse, UB Heidelberg, Cod. Pal. germ. 848, fol 314v Herr Gunther von dem VorsteHerr Günther von dem Vorste et sa dame, fol 314v

Codex Manesse, UB Heidelberg, Cod. Pal. germ. 848

Von Obernburg s’approche d’une dame à genoux, en position d’humilité, bien qu’il lui tende une bande de parchemin, probablement une poésie : l’inversion par rapport à la position naturelle du don (voir 2-3 Représenter un don) est intentionnelle, pour souligner le fait que le couple n’est pas marié, mais dans une relation de domination (le petit chien) et de séduction (le parchemin).

Gunther von dem Vorste est représenté dans une « forêt (Vorste) » symbolisée par les deux arbres, symbole parlant répété dans l’écu et la casque. Inversant encore la position de don, il tend une gourde à sa dame, qui est obligée de la saisir de la main gauche. Les deux chevaux montrent bien ce que l’amoureux a derrière la tête : que la dame lui donne un baiser (le cheval roux, avec une selle à étriers, est celui de l’homme ; dans le codex Manesse, les dames montent bien sûr en amazone).


Codex Manesse, UB Heidelberg, Cod. Pal. germ. 848, fol 271r Von Buchheim et sa dameHerr Von Büchheim et sa dame, fol. 271r Codex Manesse, UB Heidelberg, Cod. Pal. germ. 848, fol 311r Herr Alram von GrestenHerr Alram von Gresten et sa dame, fol 311r

Codex Manesse, UB Heidelberg, Cod. Pal. germ. 848

De part et d’autre d’un rosier, Herr Von Büchheim montre un verre de vin (symbole de l’ivresse sensuelle) tandis que sa dame fait un geste ambigu, acceptant d’une main et de l’autre montrant le coq (symbole de la vigilance). Le poème inscrit sur l’écu résume le dilemme :

L’amour excite les sens.
La flèche apporte le tourment.

Minne sinne twinget .
Strale qwale bringet

De même, Herr Alram von Gresten est séparé de sa dame par un rosier portant l’écusson AMOR. Il écoute ce qu’elle lui lit, les premiers mots du Lancelot du minnesänger suisse Ulrich von Zazikhoven (vers 1200).

Dans ces deux images, le banc commun, qui passe devant l’arbre au tronc commun et aux deux feuillages, est une euphémisme pour l’union des corps, que montre une seule image du codex :

Codex Manesse, UB Heidelberg, Cod. Pal. germ. 848, fol 252r Herr Hug von WerbenwagHerr Hug von Werbenwag et sa dame, fol 252r

C’est sur une autre banquette, celle du lit, que les deux amoureux sont assis pour échanger un baiser à la fois sensuel et symbolique :

« Le baiser détermine le début des obligations entre un vassal et son seigneur et, de la même façon, scelle une promesse de fidélité entre la dame et son bien-aimé. » [0]

En résumé, dans le contexte courtois du Codex Manesse, l’inversion de la position héraldique signifie un rapport amoureux plutôt que marital, et le geste de s’asseoir sur un même banc est un prélude à partager la même couche.


Chansonnier de Montpellier 1280-1290 Montpellier, BU Médecine, H 196 fol 170r IRHTChansonnier de Montpellier, 1280-1290, Montpellier, BU Médecine, H 196 fol 170r IRHT

Le motif atteint ici une forme d’apogée, par la lettre S qui unifie les deux feuillages et les deux amants. En traçant la lettre du regard, on passe :

  • des têtes aux bêtes (le chien et le lapin au symbolisme transparent),
  • de la main de l’homme posée sur l’épaule à celle de la femme posée sur la cuisse,
  • de l’union spirituelle à l’union charnelle.



Des amoureux flamands ?

Couple sous un Dais 1450-60; musee des Arts DecoratifsCouple devant un dais, tapisserie flamande, 1450-60, Musée des Arts Décoratifs, Paris

Le couple a d’abord été identifié à Marie de Clèves et son époux Charles d’Orléans, puis par Maria Anna Cetto à Anne de Lusignan (à cause des initiales A.L. sur la ceinture) et Louis de Savoie. Mais l’inversion héraldique exclut qu’il s’agisse d’un couple marital : plutôt un couple d’amants anonymes.

Le dais au milieu du jardin du paradis, ouvert par des anges, doit probablement être compris comme une métaphore galante du lit. Le couple en sort satisfait : la dame arrose son pot de fleurs avec une chantepleure, le gentilhomme se tient la dague tout en repoussant de la baguette un petit chien qui se rue sur un os, emblème de la lubricité animale.

Le couple sur un seul panneau : une invention flamande

Hans_Memling_1470-72 Portrait_of_two_older gemaldegalerie Berlin et LouvrePortrait d’un couple âgé
Memling, 1470-72, Gemäldegalerie Berlin (homme) et Louvre (femme)

C’est probablement Memling qui a inventé la formule du double portrait en un seul panneau, avec ce couple dont on ne sait rien [1]. La panneau a été scindé à une date inconnue, et la continuité du paysage exclut qu’il s’agisse des volets d’un triptyque.


Les amoureux du Maître du Livre de Raison

Les amoureux de Gotha

Meister des Amsterdamer Kabinetts 1480-85 Liebespaar Herzogliches Museum Gotha
Les amoureux de Gotha
Maître du Livre de Raison, 1480-85, Herzogliches Museum Gotha [2]

Voici un des tous premiers exemples de la formule en Allemagne. Héraldiquement irréprochable, le panneau représente un couple non marié, mais qui aspirait à l’être : en l’occurrence le comte Philipp I von Hanau-Münzenberg et Margarete Weisskirchner, une roturière, avec laquelle il vécut, sans l’épouser pour cause de mésalliance, après la mort de son épouse [2].

Les banderoles expliquent le geste amoureux de la femme (elle glisse un anneau de résille dorée, appellée Schnürlin, autour des franges d’un bonnet rouge dont l’homme tient l’autre extrémité frangée) :

Et pour pas cher elle a confectionné ce dont je la laisse profiter

Elle ne vous méprisait pas tant, celle qui vous a fait cette dentelle.

Un byllich het Sye esz gedan Want Ich han esz sye genissen lan.

Sye hat uch nyt gantz veracht Dye uch dsz Schnürlin hat gemach

Réciproquement, la dame tient dans sa main gauche une fleur de la même couleur, prise dans la couronne florale de son prétendant.


Master BxG 1480 ca Couple d'amoureux (à mi-corps) LouvreCouple d’amoureux (à mi-corps), Maître BxG, vers 1480, Louvre

Cette gravure d’un artiste très proche utilise la même composition, pour exprimer la même idée d’acceptation : la dame prend une fleur de la couronne et exprime son accord par un autre geste de serrage, tout aussi transparent : celui du poignet de l’homme.


Conter fleurette

Master BxG 1480 ca Couple d'amoureux (à mi-corps) METCouple d’amoureux (à mi-corps), Maître BxG, vers 1480, MET

Lorsqu’en revanche il s’agit de conter fleurette sans notion d’engagement, l’inversion de l’ordre héraldique est de mise : ici la dame repousse mollement une main aventureuse, tout en se laissant bécoter.


OMaitre-ES-Couple-d-amoureux-sur-une-banquetteMaître ES, 1460
Master of the Housebook 1490 ca the_lovers BNFMaître du Livre de Raison, vers 1490

Couple d’amoureux

Maître ES avait déjà suivi cette convention une trentaine d’années auparavant. Les amoureux du Maître du Livre de Raison sont immédiatement recopiés à l’identique par Wenzel von Olmutz, qui prend la peine de graver son cuivre à l’envers, de sorte à ce que le tirage soit fidèle à l’original : preuve que l’ordre des protagonistes avait son importance. Deux autres graveurs moins scrupuleux (Maître BG et Israhel van Meckenem) produiront quant à eux des copies inversées [2a].



Wenzel von Olmutz after Master of the Housebook 1490 ca the_lovers NGA detail pieds

Copie de Wenzel von Olmutz, d’après le Maître du Livre de Raison, NGA (détail)

A noter l’accessoire de séduction des poulaines qui dépassent, et le  détail typique du raffinement des jardins d’amour : la boisson dans le rafraîchissoir. Ici le bol (ouvert) et le pichet (turgescent), partageant le même bain, sont évidemment symboliques de ce à quoi rêvent les jeunes gens.


Maitre du Livre de Raison 1475-85 Tournoi detail1 fol. 20v-21r col priv Maitre du Livre de Raison 1475-85 Tournoi detail2 fol. 20v-21r col priv

Tournoi (détails), Maître du Livre de Raison, 1475-85,, fol. 20v-21r, collection privée

Dans le Livre de Raison, le bonnet à franges est un accessoire des amoureux, au même titre que les couronnes de feuillage.


Maitre du Livre de Raison 1475-85 Enfants de Venus fol. 15r col privLes Enfants de Vénus (détail), Maître du Livre de Raison, 1475-85, fol. 15r, collection privée

Il peut être porté, franges retombant vers l’arrière comme vers l’avant, aussi bien par les jeunes gens que par les jeunes filles.


Wenzel von Olmutz after Master of the Housebook 1490 ca the_lovers NGA detail pieds
L’anneau enserrant les franges du bonnet n’est donc probablement pas une allusion grivoise : plutôt l’analogue de la bague au doigt, l’expression d’un choix effectué, tandis que les franges dénouées expriment la disponibilité.

Le Maître du Livre de Raison ne recule pas néanmoins devant des représentations plus explicites : cage vide promenée par une jeune fille (voir La cage à oiseaux : y entrer) ou couples dans des postures osées.


1485 ca Meister des Amsterdamer Kabinetts Kupferstichkabinett, Staatliche Museen zu BerlinCouple d’amoureux, mine d’argent
Maître du Livre de Raison, vers 1485, Kupferstichkabinett, Staatliche Museen zu Berlin

L’intimité du couple est soulignée ici par le bonnet à plumet du jeune homme, accessoire viril dont la femme s’est emparée pour qu’il y fourre sa main.


Meister des Amsterdamer Kabinetts mine d'argent Leipzig Graphische sammlungCouple d’amoureux, mine d’argent, Leipzig, Graphische Sammlung

Ici la femme balance le bonnet dans sa main droite tandis que l’homme exhibe dans sa main droite son faucon. Ce volatile aristocratique n’est pas en général un symbole phallique, surtout aux hautes époques (voir L’oiseleuse) mais ici la symétrie de l’image ne laisse pas de doute : ôter le bonnet du garçon  est comme enlever le chaperon du faucon : le laisser libre de fondre sur sa proie.

L’ordre héraldique inversé est une indication supplémentaire de la signification érotique de l’image…


Master of the Housebook Couple d'amoureux vers 1490 Historisches Museum FrancfortCouple d’amoureux (fragment de vitrail en grisaille), Maître du Livre de Raison, vers 1490, Historisches Museum Francfort

…comme le souligne, ici, la mine dépité du prétendant à l’épée méritante, recevant une pauvre couronne au lieu du vase parfumé.


sb-line

En aparté : inversion héraldique et couples hors mariage
1470 ca Anonyme Les Amants bridal couple cleveland museumAnonyme, vers 1470, Cleveland museum 1492-94 Durer DAS LIEBESPAAR, Hamburger Kunsthalle, KupferstichkabinettDürer, 1492-94, Hamburger Kunsthalle, Kupferstichkabinett.

Les Amants

Le Maître du Livre de Raison n’est pas le seul à utiliser l’inversion héraldique comme signifiant. A cette époque, dans les pays germaniques, elle est souvent la marque des couples non maritaux : en promenade pour conter fleurette…


Israhel_van_Meckenem_1500 ca_Garden_of_Love_-_Le jardin d’amour, Israhel van Meckenem, vers 1500

…tentés de reproduire le péché d’Eve…


Krijgsman en jonge vrouw in landschap, Urs Graf, 1500 - 1528 RijksmuseumSoldat et jeune femme, Urs Graf, 1500 – 1528, Rijksmuseum Omhelzend paar, Heinrich Aldegrever, 1538Couple s’embrassant, Heinrich Aldegrever, 1538

…couples de fortune…


90Israhel_van_Meckenenem_Verkehrte_WeltLe monde inversé Israel_van_Meckenem 1490-1500_Das_bose_WeibLa femme méchante

Israhel van Meckelem, 1490-1500

…ou couples aberrants.

sb-line

Meister des Amsterdamer Kabinetts 1485 Fauconnier detail mains
Un fauconnier et son compagnon
Maître du Livre de Raison, vers 1485

L’interprétation homosexuelle de cette très exceptionnelle gravure est devenue si évidente [2b] qu’on serait tenté de la contester, pour le plaisir de la contradiction. Ne serions-nous pas victimes de la mode masculine hypersexuée de la fin du XVème siècle ?

La couronne de feuilles et les poulaines du jeune noble ne sont pas particulièrement efféminées : l’une est le signe du printemps et de l’amour, l’autre d’un rang social supérieur.

Son compagnon n’en porte d’ailleurs pas, et ni la dague qui pend entre ses cuisses, ni son long bâton, ne sont des allusions à une agréable virilité : l’une est à sa place habituelle à l’époque, l’autre sert à débusquer le gibier dans les broussailles. Il s’agit bien d’un serviteur qui accompagne son maître à la chasse.

Les chiens confirment cette lecture : le maître tient lui même en laisse ses précieux lévriers, tandis que le serviteur va avec un corniaud en liberté.


Meister des Amsterdamer Kabinetts 1485 Fauconnie sac et plume Meister des Amsterdamer Kabinetts 1485 Fauconnie chien

La plume dressée au bon endroit est plus suspecte, surtout par comparaison avec le sexe discret du lévrier. On notera le sac qui pend derrière la cuisse du maître.


1450-60master-of-the-girart-de-roussillon-workshop-henri-de-ferri-res-le-livre-du-roy-modus Ms 10.218–19, fol. 65 v, Brussels, Bibliotheque Royale.Dressage d’un faucon
Atelier du Maître de Girart de Roussillon, 1450-60, Livre du Roy Modus, par Henri de Ferrières, Bruxelles, Bibliothèque Royale Ms 10.218–19, fol. 65 v

La plume n’est pas un leurre, comme celui que fait voler l’homme de gauche : elle sert, comme la baguette de l’homme de droite, à présenter au faucon sa récompense, un morceau de viande tiré du sac. Sa rigidité s’explique donc pour des raisons pratiques plutôt que phalliques ([2b], p 34).


Meister des Amsterdamer Kabinetts 1485 Fauconnier detail mains Marco Zoppo, vers 1450, British Museum detailMarco Zoppo, vers 1450, British Museum (détail)

Reste la main qui se glisse sous le bras : si dans le dessin de Zoppo la différence d’âge laisse imaginer un geste d’affection d’un père avec son fils, qu’est ce qui pourrait justifier ce geste inapproprié d’un serviteur envers son maître, qui se retourne d’ailleurs d’un air surpris ?



Marco Zoppo, vers 1450, British Museum detail
Les putti au premier plan du dessin de Zoppo ne laissent guère de doute sur l’affection dont il s’agit.



Meister des Amsterdamer Kabinetts 1485 Fauconnier detail chiens
De même, au bas de la gravure du Maître du Livre de Raison, les pattes des lévriers parlent pour leur maître.


Les fiancés d’Ulm

Hans Schuchlin 1479 Munich Bayerisches NationalmuseumPortrait d’un couple
Hans Schüchlin (attr), 1479, Bayerisches Nationalmuseum, Münich

On ignore l’identité des deux personnages et la raison de l’inversion héraldique. L’évidente différence d’âge rend peu plausible l’hypothèse d’un couple marié. L’attribution à Schüchlin (Stange) repose sur des bases stylistiques. Ce peintre d’Ulm a eu un rôle important dans la cité. On lui attribue parfois ce portrait de l’architecte de la cathédrale :

Portrait de Moritz Ensinger architecte de la cathedrale d'Ulm 1482 landesmuseum-MayenceLandesmuseum, Mayence Portrait de Moritz Ensinger architecte de la cathedrale d'Ulm 1482 coll privCollection privée

Peintre d’Ulm, Portrait de Moritz Ensinger, 1482

Le compas (ce n’est pas une tenaille) figure deux fois dans le blason, et trouve également un écho dans la forme du chiffre 4. La toque de maître d’oeuvre, identique à celle que porte l’homme dans le double portrait de Schüchlin, suggère qu’il pourrait s’agir d’un autoportrait de ce dernier, dans ses habits de maître d’un atelier réputé.

Né vers 1430-40, Schüchlin a eu au moins deux filles, dont l’aînée a épousé le peintre Zeitblom en 1483.

Il est donc historiquement possible que le double portrait soit celui de Schüchlin (entre 40 et 50 ans) et de sa fille aînée, quatre ans avant qu’elle n’épouse l’élève de son père.


Bartholomaus Zeitblom attr 1505 ca coll partPortrait d’un couple
Bartholomaüs Zeitblom (attr), vers 1505, collection particulière [3]

Il est remarquable qu’on doive au gendre cette autre rarissime inversion héraldique. Les deux se regardent par une fenêtre de la cloison qui les sépare : il ne s’agit donc pas du portrait d’un couple marié, mais très probablement d’un tableau de fiançailles, comme le suggère aussi l’oeillet rouge tenu par le soupirant.


Une inversion explicable

Meister_des_Halepagen-Altars 1500 ca Portrait of a praying couple Musée Ludwig Roselius Breme Portrait d’un couple en prières
Meister des Halepagen Altars, vers 1500, Musée Ludwig Roselius, Brême

L’attitude du couple regardant vers la gauche laisse peu de doute sur le fait qu’il s’agisse du panneau droit d’un diptyque de dévotion, avec probablement la Madone sur le panneau gauche (voir 6-7 …dans les Pays du Nord). Le situation de l’épouse au second plan restaure largement la supériorité maritale même si, spatialement, la femme se trouve à main droite de l’homme.


Le diptyque des parents de Dürer

1490_Duerer_Bildnis_von_Barbara_Duerer_geb._Holper_anagoria 1490 Dürer_-_Ritratto_del_padre_-Uffizi

Portrait de Barbara Dürer, née Holper, Germanisches Nationalmuseum, Nuremberg

Portait d’Albrecht Dürer l’Aîné, Offices, Florence

960px-Albrecht_Duerer_-_Cliff_Landscape_with_Dragon Durer Blason 1490, Musee des Offices

Paysage avec des rochers, des éclairs et un dragon

Armes d’alliance Dürer/Holper

Revers des deux panneaux
Dürer, vers 1490

On savait, par les armories d’alliance au revers du panneau paternel, et par les inventaires de la collection Imhoff à partir de 1573, qu’il avait existé un pendant maternel au portrait paternel conservé aux Offices. C’est seulement en 1978 que Lotte Brand Philip a retrouvé ce pendant au Germanisches Nationalmuseum, identification confirmée par Fedja Anzelewsky sur la base du numéro 19 de la collection Imhoff, porté sur les deux revers [3a].

De nombreuses questions ont été discutées par la suite [3b], du fait de la moindre qualité picturale du portrait maternel, et surtout de l’inversion héraldique, d’autant plus étrange que la présence des armoiries d’alliance au revers traduit la volonté manifeste de s’inscrire dans la tradition des pendants maritaux (sur ce blason, voir 6.2 Devinettes acrobatiques).


1490_Duerer_Bildnis_von_Barbara_Duerer_geb._Holper_Germanisches Nationalmuseum inverseBarbara Dürer, inversé Wolgemut 1484 Nürnberg_St._Lorenz_Lamentation Keyper-Epitaph marie madeleineMarie-Madeleine (détail de la Lamentation, Keyper-Epitaph , Wolgemut, 1484, église Saint Lorenz, Nuremberg

Le portrait maternel suit plutôt un style plus ancien, celui du maître de Dürer, Wolgemut. Au point qu’on a proposé qu’il ait pu être peint par un autre membre de l’atelier, soit pour compléter le portrait du père réalisé par Dürer, soit pour remplacer un original perdu.

La coiffe dissymétrique, avec sa longue extrémité remenée sur une épaule, est rare mais pas unique. On ne peut pas tirer argument du fait que le long bout tomberait normalement devant l’épaule droite (avant de repasser sur l’épaule gauche) pour suspecter que le portrait de Barbara aurait été calqué, à l’envers, sur la Marie-Madeleine de Wolgemut


1499 Dürer Portrait de Felicitas Tücher Schlossmuseum, WeimarFelicitas Tücher, Dürer, 1499, Schlossmuseum, Weimar 1499 Dürer Portrait d'Elsbeth Tücher Gemäldegalerie Alte Meister KasselElsbeth Tücher, Dürer, 1499, Gemäldegalerie Alte Meister, Kassel Portrait of Anna Scheit, by Barthel BehamAnna Scheit, née Mem(m)inger, Barthel Beham, 1528, collection particulière

Dans ces trois pendants maritaux,  le portrait d’Elsbeth Tücher montre aussi le long bout tombant devant l’épaule gauche.

Le diptyque date de la dernière année de présence de Dürer chez ses parents, avant son départ en voyage d’apprentissage : il constitue donc une sorte d’hommage filial et de cadeau d’adieu.

Suite aux études techniques de 2012, la solution acceptée aujourd’hui [3c] est que Dürer avait d’abord prévu le portait de son père seul, dans la pose assez conventionnelle du dévot tenant un chapelet, tourné vers la gauche comme dans un diptyque de dévotion, assis devant une fenêtre ouverte sur un paysage, selon la tradition flamande.

C’est dans un second temps que se serait imposée l’idée d’un diptyque conjugal : Dürer aurait alors modifié l’arrière-plan, rajouté le panneau maternel et peint les deux revers.


Quoiqu’il en soit, le caractère très particulier de ce pendant, un cadeau privé offert par un fils à ses parents et non une commande payée, justifie l’infraction héraldique par des motifs purement circonstanciels plutôt que par une intention délibérée.


D’autres diptyques atypiques de Dürer

Durer autoportait 1498 (Prado,_MadriAutoportrait, Dürer, 1498, Prado Durer (d apres) 1497 Portrait de son pere National GalleryPortrait de son père, copie d’après Dürer, 1497, National Gallery

Bien que ce second portrait du père, sur fond neutre, ne soit pas un original, on sait que les deux tableaux ont été offerts ensemble en 1636 au roi Charles I par les bourgeois de Nuremberg. Les diptyques Père-Fils sont très rares, mais on peut imaginer que, , à la fois par déférence et par ordre chronologique, le père devrait occuper le premier panneau, à la droite de son fils.

Si ces deux portraits ont bien été conçus comme un diptyque, on pourrait y voir un autre témoignage du christomorphisme bien connu de Dürer : puisque, comme on le sait, le Christ siège à la droite du Père.

Sur d’autres diptyques familiaux de Dürer, voir Dürer et son chardon.


 

Inversions chronologiques

 

Kremser maler, wolfgang kappler-1530 Historisches Museum Krems an dem Donau Kremser maler, magdalena kappler-1530 Historisches Museum Krems an dem Donau

Wolfgang Kappler, 1530

Magdalena Kappler, après 1544

Peintres de Krems, Historisches Museum, Krems an dem Donau

Wolfgang Kappler était le pharmacien et le médecin de Ferdinand I. Le portrait de sa femme Magdalena n’était pas prévu au début, mais a été peint quinze ans plus tard par un autre peintre,  ce qui explique l’inversion héraldique.



sb-line

Bernhard-Strigel-Margarethe-Vohlin-Wife-of-Hans-Roth-1527-NGA- Bernhard-Strigel-Portrait-de-Hans-ROTH-1527-NGA

Portrait de Margarethe Vöhlin et de son époux Hans Roth
Bernhard Strigel, 1527, NGA, Washington

L’inversion héraldique ne peut être expliquée ici par une réalisation en deux temps, puisque les deux cadres portent la même année 1527.

On a invoqué une différence de condition sociale, qui n’est pas évidente : les Vöhlin étaient les marchands les plus riches de Memmingen, mais les Roth étaient impliqués dans le commerce international et la banque.

Le plus probable est que le pendant ait été réalisé pour fêter les vingt ans de Margarethe, d’où sa place d’honneur [3d]. En effet, les cadres portent des inscriptions dans lesquelles chacun des deux époux prend la parole, en vers de mirliton :

Côté féminin :

En mille cinq cent ans et aussi vingt sept, c’est vrai, si on compte, j’avais vingt ans le jour de Sainte Marguerite je dirais.

Tausen und funfhundert iar / Auch siben undzwaintzge das is war, Zallt man / do hett ich zwaintzg iar wol /Am tag Margrethe ich dagen sol


Ce texte semble souligner que l’anniversaire de l’épouse tombait le jour de sa fête : cette circonstance très particulière (20 ans le 20 juillet, jour de Sainte Marguerite) pourrait être l’occasion du double portrait, qui n’est pas le mariage (l’année précédente, en 1526).

Côté masculin :

La même dite année moi aussi je me suis fait portraiturer, en 1527. Et c’était le seizième jour d’Octobre, âgé de vingt six ans, comme je dis

Gleich in gemeldtem iar ach ich/ do liess ich Conterfeten mich / 1527 /Und ward Octobris sechtzehn tag / Alt sechsundzwaintzg iar wie ich sag

Les deux portraits ont donc été faits pour l’anniversaire de chaque époux, en juillet et octobre : l’inversion héraldique correspond simplement à l’ordre chronologique.

Sur les armoiries présentes au dos des deux portraits, voir 4.2 Revers armoriés : diptyques conjugaux .


Autour de Burgkmair

hans-burgkmair-d.-ae.-portraet-des-barbara schellenberger-15051 Walraff Richartz Museum ColognePortrait de Barbara Ehem
1507
hans-burgkmair-d.-ae.-portraet-des-hans-schellenberger-1505 Walraff Richartz Museum ColognePortrait de Hans Schellenberger
1505

Hans Burgkmair l’Ancien, Walraff Richartz Museum, Cologne

L’inversion héraldique, les regards dirigés vers la spectateur et les pilastres de séparation sont liés au même contexte pré-nuptial,

Le portrait de Hans , peint en 1505 à 25 ans, était destiné à faire la cour à la jeune Barbara Ehem (17 ans) [4], qu’il épousera en 1506. Sans doute aurait-il été jugé présomptueux de préjuger l’issue en se faisant d’emblée représenter en position maritale. La fleur qu’il tient, une euphrasie, a pour nom vernaculaire « Augentrost », littéralement « Consolation pour les yeux », et symbolise l’aimée dans la poésie de l’époque.

Le portrait de Barbara a été commandé après le mariage, comme pendant. Par raison de symétrie, Barbara tient elle-aussi une fleur, un brin de muguet, fleur typique des portraits nuptiaux. Son corsage arbore la devise « A BON FINO » (à bonne fin) qui fait probablement allusion à la conclusion heureuse de l’aventure et du double portrait.

L’inversion héraldique du diptyque Schellenberger s’epliquerait donc, comme pour les parents de Dürer, par un changement de parti et une réalisation en deux temps.


FURTENAGEL 1527 Portrait du peintre Hans Burgkmair avec son epouse AnnaPortrait du peintre Hans Burgkmair avec son épouse Anna
Lucas Fürtenagel, 1529, Kunst Historisches Museum, Vienne

Il est possible que Burgkmair, qui devait mourir deux ans plus tard et était déjà malade, ait confié la réalisation de ce double portrait à son jeune disciple Fürtenagel, âgé de 24 ans [5].

Pour tout ce qui concerne les inscriptions et la thématique macabre, voir 3 Fatalités dans le miroir


L’inversion rectifiée (SCOOP !)

FURTENAGEL 1527 Portrait du peintre Hans Burgkmair avec son epouse Anna reflet

On comprend que la présence du miroir, tenu par la femme, impose que celle-ci se trouve au centre de la composition. Mais Fürtenagel aurait pu très facilement inverser la composition de manière à ce que les époux apparaissent dans l’ordre héraldique.



Gravure de Georg Christoph Kilian, 1768, d'après le double portrait de Hans BurgkmairGravure de Georg Christoph Kilian, 1768, d’après le double portrait de Hans Burgkmair, Westfälisches Landesmuseum fur Kunst und Kulturgeschichte, Münster

Deux siècles et demi plus tard, cette gravure rétablit l’ordre conventionnel, sans doute par facilité mais aussi par souci de clarté narrative : le dégradé des tailles conduit naturellement l’oeil du mari à l’épouse, puis au couple en réduction dans le miroir.

Cette composition normalisée nous montre a contrario, combien celle de Fürtenagel est profonde : au lieu de plonger vers les squelettes, elle va à  à contresens de la pente naturelle des choses : de la Mort miniaturisée à la haute figure de son maître. Ce trajet pictural, du reflet imparfait à l’image fidèle, nous projette mentalement vers l’étape d’après : de la vie ici-bas à la vie éternelle .

Sans doute le véritable enjeu du tableau.


Références :
[0] https://audreypennel.fr/these/le-baiser-damour-au-coeur-de-limaginaire-social/
[1] https://fr.wikipedia.org/wiki/Portraits_de_deux_personnes_%C3%A2g%C3%A9es
[2] https://de.wikipedia.org/wiki/Liebespaar_(Gem%C3%A4lde)
[2a]. « Livelier than life : the Master of the Amsterdam Cabinet, or, the Housebook Master, ca. 1470-1500 » Rijksmuseum, 1985, p 173 https://archive.org/details/livelierthanlife0000unse/page/173/mode/1up
[2b] D. Wolfthal, « Picturing Same-Sex Desire: The Falconer and His Lover in Images by Petrus Christus and the Housebook Master » In Troubled Vision: Gender, Sexuality, and Sight in Medieval Text and Image. Edited by Emma Campbell and Robert Mills. Palgrave Macmillan, 2004, p 17-46 https://books.google.fr/books?id=PucYDAAAQBAJ&pg=PA31#v=onepage&q&f=false
[3] http://www.sothebys.com/fr/auctions/ecatalogue/lot.7.html/2018/master-paintings-evening-sale-n09812
[3a] Lotte Brand Philip and Fedja Anzelewsky, « The Portrait Diptych of Dürer’s Parents «  Simiolus: Netherlands Quarterly for the History of Art , 1978 – 1979, Vol. 10, No. 1 (1978 – 1979), pp. 5-18 https://www.jstor.org/stable/3780560
[3b] https://en.wikipedia.org/wiki/Portrait_Diptych_of_D%C3%BCrer%27s_Parents
[3c] https://web.archive.org/web/20230404053352/https://duererforschung.gnm.de/index.php?id=425&img_id=4168&pic_id=45014
[3d] John Oliver Hand « German Paintings of the Fifteenth through Seventeenth Centuries » p 172 https://www.nga.gov/content/dam/ngaweb/research/publications/pdfs/german-painting-fifteenth-through-seventeenth-centuries.pdf
[4] https://museenkoeln.de/portal/bild-der-woche.aspx?bdw=2015_21
Base de donnes du musée https://www.kulturelles-erbe-koeln.de/documents/obj/05011076
Voir aussi : dans « Ritual, Images, and Daily Life: The Medieval Perspective », l’article d’Elisabeth Vavra, Ehe-Paar bilder, p 141
https://books.google.fr/books?id=zQHWi7XBtNYC&pg=PA142&dq=%22schellenberger%22+wappen&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwjZn7bD8JbdAhXMzoUKHU2ZCeoQ6AEIUjAF#v=onepage&q=%22schellenberger%22%20wappen&f=false
[5].Sur ce tableau très étudié :
https://artmirrorsart.wordpress.com/2012/01/08/atoning-efficacy-of-mirrors/
http://hominisaevum.tumblr.com/post/31593824026/lucas-furtenagel-the-painter-hans-burgkmair-and
Nicole Birnfeld « Der Künstler und seine Frau: Studien zu Doppelbildnissen des 15.-17. Jahrhunderts » 2009 p 188
https://www.db-thueringen.de/servlets/MCRFileNodeServlet/dbt_derivate_00038788/978-3-95899-313-6.pdf

Du portrait de Hans Kleberger à celui d’Héliodore Fortin

11 avril 2021
Comments (0)

Un lecteur du blog m’a récemment demandé des informations sur le portrait d’un jeune homme, par une peintre au monogramme étrange.

C’est l’occasion de raconter, en quelques dates, le destin croisé de trois personnalités d’exception.



Première histoire : entre Nüremberg et Lyon, en 1526

1500 Durer Selbstbildnis_im_Pelzrock_-_Alte_PinakothekAutoportrait, 1500,
Dürer, 1500, Alte Pinakothek, Münich
1503 Durer Willibald Pirckheimer Staatliche Museen, BerlinPortrait de Willibald Pirckheimer
Dürer, 1503, Staatliche Museen, Berlin

Voici le portrait de deux inséparables et de deux ambitieux :

  • Dürer, à 29 ans, se représente en Christ ;
  • il croque son ami, le riche et influent ami Willibald Pirckheimer, âgé de 33 ans, en homme puissant et sanguin.

L’histoire que je vais résumer ci-dessous concerne une des toutes dernières oeuvres de Dürer, qui garde encore son mystère malgré la relative abondance des sources et la surabondance des recherches. J’ai tiré l’essentiel des informations de la monographie de Eugene VIAL [K1] qui, parue en 1914, a été totalement ignorée par les chercheurs allemands ; et je l’ai complétée par l’étude la plus récente, probablement définitive, celle de Helge Weingärtner [K2], qui a tiré parti de toutes les sources existantes.

1515

Felicitas ImhoffFelicitas Imhoff, née Pirkheimer

  • Felicitas, une des filles de Pirkheimer épouse à 18 ans Hans VI Imhoff, un riche marchand de Nüremberg


1517

  • A la même époque, Hans Kleberger, âgé de 29 ans, vit à Lyon, employé par les Imhoff ([K1], p 4)


1522

  • Il accorde un prêt à François Ier


1524

1524 willibald-pirckheimerWillibald Pirckheimer, Dürer, 1524

  • Dürer grave Pirckheimer, âgé de 53 ans, en humaniste :

C’est par l’esprit que l’on vit, le reste appartient à la mort

Vivitur ingenio, caetera mortis erunt

On voit qu’il a beaucoup vieilli : c’est maintenant un homme malade, agressif et désabusé.


1525

  • Pendant ce temps, Kleberger a développé ses affaires avec brio. Une rumeur lyonnaise dit même qu’il aurait été capitaine de lansquenet et aurait sauvé François I lors de la bataille de Pavie ([K1], p 12), mais elle est historiquement peu crédible.


1526

Öèôðîâàÿ ðåïðîäóêöèÿ íàõîäèòñÿ â èíòåðíåò-ìóçåå Gallerix.ru
Hans Kleberger
Dürer, 1526, Kunsthistorisches Museum, Vienne [K3]

  • Lors d’un passage à Nüremberg, Kleberger se fait portraiturer par Dürer, et fait faire deux médailles à son effigie à un artiste inconnu :

« Au printemps 1526, Kleberger est à Nuremberg depuis 50 jours, un peu plus de sept semaines et sans interruption. Il ne peut donc plus y avoir de doute sur la période de 1526 au cours de laquelle les œuvres d’art en question ont été créées… Pourquoi Kleberger est-il resté si longtemps à Nuremberg? Parce que l’importante affaire d’argent devait être négociée et stipulée contractuellement. » ([K2], p 156)

  • 2 juillet : Felicitas Imhoff devient subitement veuve, à 29 ans, et avec déjà quatre enfants
  • Rapidement, sans doute, Kleberger a dans l’idée de l’épouser : mais la chronologie exclut désormais l’hypothèse que les trois portraits aient été conçus dans l’intention de se faire valoir auprès d’elle.

1527

  • En Octobre, malgré ses origines modestes, Kleberger est fait bourgeois de Nüremberg. Il fonde une firme commerciale avec deux des frères Imhoff. [K4]


1528

  • 6 avril : Dürer meurt, à 57 ans
  • 28 septembre : Kleberger, à 42 ans, finit par réussir à épouser Felicitas, malgré les grandes réticences de son père Pirckheimer, sous condition de demeurer désormais en permanence à Nüremberg.


1529

  • Pickheimer et la famille Imhoff accablent Kleberger de demandes d’argent ([K1], p 15 et 66)
  • 21 juillet : Félicitas reçoit un cadeau a son retour d’une cure thermale, qui suggère une grossesse qui se serait mal passée.


1530

C’est l’année de l’échec du mariage et de l’implantation à Nüremberg :

  • 28 avril : Kleberger est autorisé à renoncer à la citoyenneté nürembergeoise, malgré l’opposition de Pirckheimer qui fait valoir que, si on le laisse partir, il abandonnera sa femme qui ne pourra jamais récupérer sa dot. Kleberger quitte Nüremberg pour toujours.
  • 29 mai : Felicitas meurt à 33 ans, réfugiée avec ses enfants dans la maison de sa belle-mère. De l’histoire ne nous est connue que la version au vitriol de son père ([K1], p 61), accusant Kleberger :
    • d’avoir pris un faux nom et d’être en fait le fils du changeur Scheuhenpflug, qui s’était enfui de Nüremberg pour dettes : raison pour laquelle il lui avait tout d’abord refusé son consentement ;
    • d’être devenu plus juif que chrétien, se comportant en usurier ;
    • d’avoir embobiné Felicitas en lui envoyant un astrologue qui lui aurait prédit que, si elle épousait Kleberger , elle aurait la vie d’une impératrice.
  • 22 décembre : Pirkheimer meurt, tout juste passé 60 ans, laissant inachevée une plainte où il accusait Kleberger d’avoir empoisonné sa fille.


1532

  • Kleberger s’installe définitivement à Lyon ([K1], p 16)


1535

  • 15 février : à Paris, le riche marchand et ami de Calvin Étienne de la Forge est étranglé et brûlé pour hérésie par arrêt du Parlement, et tous ses biens sont confisqués [K5].


1536

  • 19 février : Kleberger épouse à Lyon Pélonne Bonzin, veuve de l’hérétique.
  • en mars, sur la requête de celle-ci, François I lui restitue la totalité de ce que le fisc n’avait pas encore saisi (une maison à la Vilette et quelques créances), générosité qui fait exception à des diverses dispositions antérieures « auxquelles nous dérogeons, ensemble à la dérogatoire de la dérogatoire y contenue » [K6]. On voit que les complexités administratives ne datent pas d’hier.


1546

  • 6 septembre : Kleberger meurt à Lyon, catholique, bienfaiteur de la ville, et richissime : il laisse à sa femme et à son fils unique David une fortune de plus de 150.000 livres qu’il a acquise tout entière « moyennant la grâce de Dieu… par son sens et industrye » ([K1], p 22). Felicitas achète 14 domaines. David, cependant, sera en difficulté financière dès 1563 [K4] : tout le monde n’est pas doué pour les affaires.


sb-line

Pourquoi les trois portraits de 1526 ?

 

La première médaille de Kleberger

Medaille de KLeberger 1525-26 StadtAN E 17-II nr 1400Medaille de Kleberger, 1526, StadtAN E 17-II nr 1400

Les deux médailles ont la même composition :

  • côté face le profil de Kleberger, avec ici son âge (XL) et l’année du règne de Charles Quint (VI)
  • côté pile un trophée d’armes, avec la légende pacifique :

Ni en armes, ni à cheval, mais dans la Vertu de notre Dieu

NON IN ARMIS ET EQUIS SED IN VIRTUTE DEI NOSTRI

Medaille de KLeberger 1525-26 StadtAN E 17-II nr 1400 schemaAu centre sont répétées deux fois les armes parlantes de Kleberger : trois trèfles (Klee) sur une montagne (Berg).

A la fin de l’inscription se trouvent les trois signes astrologiques qui font tout le piment de la série : de bas en haut :

  • la Constellation du lion,
  • le Soleil,
  • le symbole de Regulus, l’étoile la plus brillante de cette constellation (on l’appelait à l’époque « cor leonis », le coeur du Lion).


Sceau de Dvid Kleberger Vial p 141Sceau de David Kleberger

Pour comparaison, le fils de Hans conservera pour son sceau les armes parlantes, mais aucun des signes astrologiques : ce qui exclut que le signe de Regulus ait été le logo commercial des Kleberger, comme le pensait Viau.


En aparté : l’astrologie du Lion

 

ASTRONOMICVM SIGILLVM LEONIS Kunsthistorisches museum VienneASTRONOMICVM SIGILLVM LEONIS, Kunsthistorisches museum, Vienne

Pour comparaison également, ce sceau astrologique visant à bénéficier de l’influence du Soleil, porte les mêmes signes, sortis directement du « De occulta philosophia libri tres » d’Agrippa [K7].

On retrouve de bas en haut Regulus, le soleil et la constellation du Lion : en astrologie, la conjonction du soleil avec Regulus était jugée particulièrement favorable.

Le symbole du haut est la marque de Nachiel, l’« Intelligence du Soleil » inventée par Agrippa.



Nachiel construction
Pour donner une idée de sa « méthode » [K8]:

  • associer un carré magique à chaque planète : carré de 6 pour le Soleil, dont la somme de chaque ligne est 111 ;
  • inventer un nom hébreu, dont la somme cabalistique est la même (chaque caractère hébraïque a une valeur numérique) ;
  • relier les cases du carré dans l’ordre des caractères.


La seconde médaille de Kleberger

Medaille de Kleberger 1526 Vial p 137
Médaille de Kleberger, 1526 ([K1], p 137)

Le côté pile porte une autre inscription pacifiste :

Mieux vaut la sagesse que les armes de guerre
Ecclésiaste 9,38

MELIOR EST SAPIENTIA QUAM ARMA BELLICA

Sur la dernière ligne on reconnaît Regulus et la Constellation du Lion. Pour Vial, le chiffre 9 (VIIII) entre les deux indique tout simplement le chapitre de l’Ecclésiaste. Pour Fedja Anzelewsky [K8a], ce serait le nombre de jours à rajouter à l’entrée du soleil dans le Lion (18 juillet 1486) pour obtenir la date de naissance de Kleberger.

Dans la moitié inférieure, on retrouve les armes du trophée, cette fois alignées comme de retour à l’arsenal : au centre la cuirasse, à gauche et à droite le bouclier et le casque portant la montagne aux trois trèfles.

Pour Helge Weingärtner, les deux médailles s’expliquent clairement par l’actualité immédiate, suite à la bataille de Pavie l’année d’avant :

« En 1526, la paix ne prévaut qu’entre janvier et mai, et le programme des médailles y fait allusion, ce qui nous donne une plage encore plus précise pour la création de ces œuvres : quand il y avait la paix, soit exactement dans la période où Kleberger séjournait à Nüremberg ». ([K2], p 159)


Le portrait par Dürer

Öèôðîâàÿ ðåïðîäóêöèÿ íàõîäèòñÿ â èíòåðíåò-ìóçåå Gallerix.ru
L’originalité de la composition a frappé tous les commentateurs. Cette tête coupée qui surgit en relief à travers un oculus est sans précédent, et marie à plaisir les contraires : le réalisme de la chair s’oppose à son inexplicable découpe, et à la géométrie de l’inscription en lettre dorée qui semble flotter devant le marbre plutôt que d’y être inscrite.

Helge Weingärtner a probablement trouvé la bonne explication en considérant que le tableau est indissociable des deux médailles : comme une gageure proposée à Dürer, c’est une sorte de tableau-médaille, accédant par la magie de la peinture à la couleur et à la troisième dimension.

« Ce qui manque à cette non-médaille, c’est le revers. Les éléments du côté pile des médailles sont séparées en un écu et un casque placés dans les deux coins inférieurs. En haut à droite, le monogramme de Dürer avec l’année. »

Les trois signes astrologiques des médaillons ont également été dispatchés : le symbole de Regulus à la fin de l’inscription, le symbole de la constellation du Lion dans le coin en haut à gauche, sur un fond lumineux composé du symbole du soleil, multiplié six fois.

Ces signes font probablement allusion à la configuration astrologique très bénéfique du Soleil dans le Lion, et même en conjonction avec « le coeur du Lion », l’étoile Regulus. Il se peut que ce soit la situation astrologique de Kleberger lui-même, source de son insolente fortune, mais il est difficile d’aller plus loin tant sa date de naissance varie selon les auteurs.



1526 Durer Johann Kleberger Kunsthistorisches Museum schema agrippa
Anzelewsky a proposé une explication géomantique pour les six soleils : la figure se rapproche d’une des seize figures classiques, Amissio (la Perte), reproduite dans le traité d’Agrippa [K8b]. Le principe de la divination, expliquée dans ce traité, consiste a disposer les figures géomantiques tirées au sort dans les douze maisons de l’horoscope de l’individu. Ernst Rebel ([K9], p 62-67) constate que la seule configuration ayant une valeur positive est celle où Amissio se positionne dans la douzième Maison, avec le Lion, et en déduit que c’est cette configuration qui serait sortie dans la cas de l’horoscope de Kleberger. Cette signification positive est la suivante :

Dans la douzième maison, elle (Amissio) est la perte (disparition) de tous les ennemis ; le prisonnier est détenu pendant longtemps ; par ailleurs, il est protégé du danger.

In duodecima inimicos omnes perdit: incarceratum diu detinet: caeterum a periculis praeservat

Rebel en tire simplement la conclusion que Kleberger se considérait comme un enfant de la chance.

Helge Weingärtner pense quant à elle que l’oracle n’est pas personnel, mais se rapporte à la situation politique de la période. Capturé à Pavie,François Ier est libéré en mars 1526 (soit au moment où le programme iconographique était déjà décidé) : le symbole aurait été choisi pour exprimer cette libération, et donc la paix retrouvée.

Les médailles étaient probablement destinées à être distribuées à titre commercial, tandis que le portrait était pour l’usage privé de Klebeger (il l’a d’ailleurs emporté avec lui à Lyon). Il est possible que le symbole du Lion entouré d’étoiles ait également à voir avec son rôle personnel vis à vis de François Ier, non durant la bataille, mais dans la collecte des fonds pour payer son énorme rançon.



Seconde histoire : de la Russie et du Canada à Paris, en 1927

Les informations sur Héliodore Fortin proviennent de l’article d’André Garant [F1] et de la monographie de l’abbé Armand Yon [F2]. Celles sur Nicolas de Kalmakoff proviennent de l’article de L.Carruana [F3]

1873

  • Naissance à Nervi, sur la Riviera italienne, de Nicolaï Kalmakoff, fils d’un général russe et d’une cantatrice italienne. Il est baptisé catholique.

1889

  • 12 février : naissance d’Héliodore Fortin à Saint-François-de-Beauce (Québec), septième enfant de Cyprien Fortin qui sera plus tard le premier maire de Beauceville.

1890 à 1895

  • Revenu avec sa famille à Saint Pétersbourg, Kalmakoff obtient à 22 ans un diplôme en droit.


1895-1902 :

  • Kalmakoff étudie la peinture et l’anatomie en Italie. Il effectue des dissections à l’hôpital.

1896 

  • A l’âge de sept ans, dans une scie à vapeur, en jouant à faire tourner à la main une grande roue, Héliodore a la main droite broyée et la main gauche grièvement mutilée (il parviendra néanmoins à écrire).


1905 

  • Kalmakoff est revenu à Saint Pétersbourg, s’est marié. Il rejoint le mouvement Skoptzy (les « castrés »), secte russe dont Raspoutine était une des premiers adhérents : elle rejette les sacrements de l’Église orthodoxe et impose une abstinence sexuelle rigoureuse.

1908

1908 Costume pour SalomeCostume pour Salomé, 1908

  • Entre autres décors de théâtre, Kalmakoff crée pour la pièce Salomé de Wilde un décor qui fait scandale : le « temple de l’Amour » du premier acte est un énorme sexe féminin, dont on n’a aucune trace : la pièce est interdite quelques heures avant la première.


1908 Vera_Komissarzhevskaya 1Vera Komissarzhevskaya

  • Il a une liaison passionnée ave la vedette du Théâtre Ancien, Vera Komissarzhevskaya, que l’interruption de la pièce plonge dans les difficultés financières, et qui meurt en 1910.


1914

Heliodore Fortin Photo Denise Grenier

Héliodore Fortin « notaire » au Manitoba

De l’autre côté de l’Atlantique, Héliodore est instituteur à Saint-Claude au Manitoba. C’est là qu’il rencontre une française, Marguerite Constantin, fille de journaliste et soeur du future prix Goncourt Maurice Constantin. Son mari Raoul de Villario vient de rentrer en France pour s’engager. Prédestination : elle est née le même jour et à la même heure qu’Héliodore.


1915

  • Héliodore rejoint Marguerite à Montréal, où elle est vendeuse dans un grand magasin.
  • Puis ils déménagent à Ottawa où Héliodore fréquente assidument la bibliothèque, s’intéressant «à la lecture des penseurs et des divers systèmes philosophiques».


1918

  • Marguerite rentre en France rejoindre son mari.


1920

  • Marginal et inclassable, Kalmakoff traverse sans trop d’encombres la période de la Révolution. Vers 1920, il abandonne sa famille et séjourne dans les Pays baltes.

1921 Autoportrait en St Jean Baptiste1921, Autoportrait en St Jean Baptiste 1922 Autoportrait en Narcisse1922, Autoportrait en Hermaphrodite

A quarante cinq ans, libéré de sa famille, sa sexualité obsédante se traduit par une floraison d’autoportraits ambigus…


1922 Kalmakoff Autoportrait1922, La Couronne d’épines (Autoportrait)

…travaillés d’angoisses mystiques.


1923 

  • Vers la même époque, Héliodore traverse l’Atlantique pour rejoindre Marguerite, qui a divorcé en 1922. Il achète à Montmartre, 5, rue Joseph-Dijon, la Librairie du Simplon, où il vend des livres d’occultisme et d’histoire des religions. Il y édite son premier livre :
    « Helio Ver Humanisator, docteur ès ignorances des universités Nature et Raison. Le Léprosisme, roman philosophique »


1924

Kalmakoff 1924 Le CaliceLe calice, 1924

  • Nicolaï est sur la Riviera, où il aurait tué en duel le mari d’une de ses maîtresses. Il peint des divinités imaginaires…


<>1924 Kalmakoff Autoportrait
Autoportrait, 1924

… et cet autoportrait halluciné.


1926

  • Héliodore fonde le Résurrectoir, se dit « le prince des prêtres, sous le nom de Grand Résurrecteur ou Divinisateur, et avec la qualité de Souverain Pontife des vices-dieux… » Il publie « La Bible des Esprits libres. Un hétéroclite québecquois. Roman. Préface de Renée Dunan »

Hotel Colbert 42 rue de la RochehoucaultHôtel Colbert 42 rue de la Rochehoucault

  • A 53 ans, Nikolaï arrive à Paris. Il vit seul, à l’écart de la communauté russe. Il loge de l’autre côté de la Butte, dans un hôtel de la rue de la Rochefoucauld (il y restera jusqu’en 1947).


1927

  • Devenu un des tous premiers disciples d’Héliodore, Nicolaï se lance dans une série de vingt cinq tableaux pour le Temple des Divinistes.

1928

1928 Kalmakoff GALERIE CHARPENTIER, PARIS

  • La galerie Charpentier organise l’unique exposition Kalmakoff à Paris, sans grand succès. Refusant ensuite d’exposer ses oeuvres, il vivra de plus en plus chichement au fil des années.

natasha-trouhanova-photograph 1911

Natacha Trouhanova en 1911.

  • Cela n’empêche pas une aventure avec la  célèbre ballerine Trouhanova, épouse du comte Ignatieff

Marguerite Constantin Le bien public, 1 fevrier 1974
Marguerite Constantin devant la Bible diviniste, Le bien public, 1 février 1974 [F3a]

Le Résurrectoir prend un peu d’essor : c’est surtout une association à vocation charitable, gérée d’une main ferme par Marguerite, qui soutient 850 famille et ouvre même une colonie de vacances [F4] . Ses prières empruntent beaucoup à celles de l’Eglise catholique.


5 rue Dijon Paris 18eme5, rue Joseph-Dijon, Paris 18ème

« Cette révélation, M. Héliodore Fortin la commente 5, rue Joseph-Dijon, ie mardi et le jeudi,, de 20 h. 30 à 22 heures, et le jeudi après-midi, de 2 à 4 heures.
On entre par le plus tranquille des magasins de papeterie-librairie. Derrière un écran de journaux, deux femmes vous contemplent curieusement. On pousse une petite porte comme pour pénétrer dans l’arrière-boutique. On est dans le temple de la divinisation.
M. Héliodore Fortin, créateur de la doctrine diviniste, fondateur du résurrectoir et premier résurrecteur, vous y attend, noblement appuyé au marbre de la cheminée. Au-dessus, comme un portrait de famille, se dresse l’image de Dieu le Grand.
Au reste, toute la pièce est décorée de peintures allégoriques. Des monstres aux couleurs infernales, des bêtes grimaçantes, des hommes qui semblent atteints de maladies de peau, ont remplacé le papier désuet de ce qui dut être une salle à manger. Douze panneaux à donner le cauchemar se partagent ainsi les murs, douze stations d’un chemin de croix horrifiant qui s’appelle ici les douze flammes du chemin de la divinisation. » L’Oeuvre, 26 août 1928 [F5]

« Ces peintures, italo – byzantino -russes, sont curieuses, et puissamment décoratives. M. Fortin compte sur les partis de gauche pour la diffusion de sa religion.
Avis aux candidats… -Je leur prédis un vif succès, surtout s’ils reproduisent dans leurs affiches, par exemple, le « monstre pithécanthrope encore enraciné à la matérialité par ses jambes rhizomorphes et ligamenteuses… ». Le Quotidien, 1er Avril 1928 [F6]


1929

1929 Kalmakoff Avec les filles du peintre Ivanov

1929, Kalmakoff avec les filles du peintre Ivanov

Autoportrait en Louis XIV (Fleurs du Mal) 19291929, Autoportrait en Louis XIV (Les Fleurs du Mal) 1929 Kalmakoff Autoportrait1929, Autoportrait (trouvé dans les combles de l’Hotel Colbert)

Ces deux autoportraits orgueilleux et lubriques donnent une image frappante de  Kalmakoff tel qu’il se voyait lui-même, monarque ou éminence grise du Mal, à l’époque où Fortin le considérait comme son adepte le plus sûr :

 » Eh ! bien. Monsieur le Psychopompe, supposons que vous mouriez. Cela n’a rien de plaisant, je le reconnais ; mais enfin, ça peut arriver. Donc, vous mourez. Que devient le Divinisme ? Et je jette un regard sur les vingt- cinq tableaux et sur les trois chaises.
— Mais il y a les adeptes. Au moins un, dont je suis sûr. Parce que les autres, je ne les ai pas encore assez sondés. » Comoedia, 9 avril 1929 [F7]


1930

1930 Jeanne d'Arc1930, Jeanne d’Arc.

  • Nicolaï se passionne maintenant pour le personnage de Jeanne d’Arc.

1930 Kalmakoff Le triomphe de Ste Jeanne d'Arc1930, Le triomphe de Sainte Jeanne d’Arc 1931 Joan Before her Judges1931, Jeanne devant ses juges
  • Après la chapelle Fortin, il entreprend une nouvelle série pour une chapelle qui lui sera dédiée : le projet n’aboutit pas.


1931

  • Pour se consacrer entièrement à sa nouvelle religion, Héliodore vend sa librairie et installe les toiles dans un espace plus approprié, la Chapelle des Ressuscités
38 bis rue Fontaine Paris 18emeEntrée de l’immeuble Heliodore Fortin Paris Soir 14 septembre 1931 La chapelle FortinChapelle Fortin, dans la cour [F8]

38 bis rue Fontaine, Paris 18ème

Paris-Soir, sous la plume de Fernard Pouey, lui consacre coup sur coup une interview et un reportage :

Heliodore Fortin Paris Soir 14 septembre 1931 La chapelle FortinHéliodore Fortin Paris Soir 14 septembre 1931 [F8]

Paris-Soir 15 septembre 1931 Gallica photo 1Paris-Soir, 15 septembre 1931 [F9]

« C’est au 38- bis rue Fontaine,. au fond, d’une cour, dans un atelier désaffecté que M. Héliodore Fortin a installé son Résurrectoir. Le fidèle qui en prend le chemin ne doit pas craindre le regard curieux de la concierge ou le sourire ironique de la belle dame en blond du premier. Ces contingences, d’ailleurs, ne gênent en aucune manière M. Fortin, qui possède une foi solide. Fidèle au rendez-vous, il m’attendait dans sa tenue de prêtre diviniste ou résurrecteur : une sorte de redingote bleue à boutons de métal, un pantalon à pattes et des chaussures à guêtres blanches. Ainsi vêtu, il ressemblait de plus en plus à Lamartine…. (Les toiles) sont, m’explique le Résurrecteur, l’œuvre d’un grand artiste, le peintre Nicolas de Kalmakoff et nous montrent : 1° les douze vice-dieux capitaux de l’humanité ; 2° les douze stations ou « flammes » symboliques du chemin de la divinisation ; 3° Dieu le Grand, figuré sous les traits d’un homme divinisé. » Paris-Soir, 15 septembre 1931


1934

  • 8 juin : Héliodore meurt à l’âge de 45 ans est inhumé au cimetière de Pantin.


1935

Mussolini et Heliodore Fortin, Le Journal 30 Juin 1935 GallicaMussolini survivant à Héliodore Fortin, Le Journal, 30 Juin 1935, Gallica

  • 29 juin : pour le premier anniversaire de sa mort, son monument funéraire, conçu par Nicolaï, est inauguré en présence d’une soixantaine de personnes.


Heliodore Fortin 1935 Stele Cimetiere de PantinMonument de Kalmakoff au cimetière de Pantin, photographie Bertrand Beyern

« Résurrecteur
Fondateur du Résurrectoir
Le plus grand animateur de paix
Lequel par son enseignement
A prêché inlassablement le
Désarmement moral. Pierre
Angulaire du désarmement
Des peuples.
Il a pratiqué la Charité et la Bonté
Ici bas et il est allé revivre et réaliser
Au cours de sa vie éternelle ses plus
Grands rêves et toutes ses espérances. »

En bas, sur un coeur enflammé, on lit la devise du Résurrectoir :

« Je donne tout ce que je reçois ».


1941

  • Kalmakoff survit en dessinant des images pieuses ou en illustrant des magazines de l’armée d’occupation. A soixante-huit ans, il rencontre sa dernière femme, une voisine guatémaltèque entre deux âges, également compagne, à ce qu’il semble, d’un pope.


1947

Chelles Ancien hospice russe 8 rue du gendarme CastermantChelles, Ancien hospice russe 8 rue du gendarme Castermant

  • Elle confisque ses toiles et elle le place à l’hospice russe pour vieillards indigents de Chelles, Selon le souvenir d’une infirmière [F9a] :

Infirmiere

«Il passait son temps à aiguiser un couteau de cuisine. Il commençait tôt le matin, toujours le même couteau, le lame était comme un fil. Il le mettait ici, dans son gousset, la pointe en haut...tous les autres étaient terrorisés. Alors il passait toutes ses journées dans sa chambre, à aiguiser son couteau ou bien à lacérer des morceaux de papier. Il n’a jamais parlé de peinture…. »


1955

  •  2 février 1955 : Kalmakoff meurt d’une apoplexie à l’hôpital de Lagny, où il est enterré, avant d’être mis cinq ans plus tard à la fossse commune.


sb-line

La Chapelle Fortin (1927)

1927 Kalmakoff Chapelle Fortin Reconstitution P.Bousquet

Reconstitution P. Bousquet
En orange les éléments sont la position est incertaine.

La série complète, vendue à Drouot en 1961 par un garde-meuble de Metz, été exposée à la Galerie Motte à Paris en février 1964, et est depuis dispersée. Cette reconstitution s’appuie sur deux photographies partielles et quelques descriptions disponibles.

Il semble inconcevable qu’une oeuvre d’une telle qualité et d’une telle ampleur, exposée pendant quelques d’années en plein Paris et en pleine période surréaliste, soit passée inaperçue des contemporains, et sous les radars des historiens de l’Art.


Flamme I :

« Dans une gueule vaginale, ouverte sur la nuit hostile, grouillent des bêtes immondes, image répugnante des bas instincts de l’être au seuil du chemin de. la. divinisation, tout au début de la période destructive, où triomphent en nous les puissances du Mal. Au sommet de la gueule anatomique, une petite tête cadavéreuse dit pourtant que la mort naît de la vie. Et de ces profondes ténèbres où la conscience se cherche, émerge un faciès humain, torturé par l’inconnu de sa destinée. Il se hisse douloureux vers le jour, les yeux clos encore, mais les paupières éclairées par la lumière divine qui va éclairer le cycle de ses vies. Et son front où s’élabore la « Pensée », se tourne dans une auréole rédemptrice, vers une flamme qui s’élève hésitante, image symbolique de l’âme en route vers la divinisation ». Paris Soir [F9]


Flamme II :

1927 Kalmakoff Chapelle Fortin Flamme Monstre a queue« Monstre à queue »


Flamme III

1927 Kalmakoff Chapelle Fortin Flamme Le monstre a l'Epee

« Le Mal érigé dans sa toute puissance, tenant dans sa dextre l’épée flamboyante de la Destruction » Comoedia, [F7]


Flamme IV :

1927 Kalmakoff Chapelle Fortin Flamme Primate

 « Ici, l’abstraction évolue vers le réel terrestre. Un monstre pithécanthrope est encore enraciné à la matérialité par ses jambes rhizomorphes et ligamenteuses, ébauche des premières tentatives de libération. » L’Oeuvre [F5]


Flamme XI

1927 Kalmakoff Chapelle Fortin Flamme L'epee enflammee

« L’Espérance lui sourit, une flamme constructrice s’échappe de ses yeux ; l’épée symbolique flamboie et maintenant, après la destruction et la construction, l’harmonisation », La mort du Résurrecteur, [F10]


Flamme ?

« Un ange au sourire merveilleux tient une lampe qui répand une lueur paisible autour de lui » , La mort du Résurrecteur [F10]


Dieu le Grand :

1927 Kalmakoff Chapelle Fortin Dieu Le Grand

« Et voici, entendis-je, Dieu le Grand, la synthèse de tout, l’harmonisation suprême dans son équilibre magnifique, comble de la beauté illustrée par l’arc-en-ciel merveilleux. C’est en lui que retourne chaque créature arrivée au faite du chemin de la divinisation pour devenir Dieu elle-même et recommencer le cycle de ses destinées. Le symbole est ici de force et de jeunesse, puisque Dieu est le départ de l’aboutissement et le départ encore de toute chose. Aussi est-il auréolé du triangle mystique alors que l’âme, en ses douze étapes schématiques, poursuit autour de lui le cercle toujours infini des vies humaines, où se retrouvent, pour la juste harmonie, les mêmes sommes de bonheur et de malheur, de bien et de mal, qui interdisent la haine et le mépris des autres. Le Dieu donc, doué de la connaissance totale, tend sa dextre impérative sur les destins de l’univers. Mais son regard s’éclaire du bleu ardent de la clairvoyante mansuétude car, pour avoir tout vécu, il voit tout dans le globe qu’il soutient de si main gauche, comme en sa toute-puissance, il s’appuie sur la sphère de l’univers où pullulent les créations qui ne peuvent être sans lui, comme lui sans elles. » Paris Soir [F9]


Les Vice Dieux

« Ensuite défilèrent, commentés par mon interlocuteur, les douze vice-
dieux :

  • 1 Bel, force dévorante du soleil ;
  • 2 Ouitsilopochtly, vice-dieu mexicain ;
  • 3 Mammon, vice-dieu des sans-dieu ;
  • 4 Jéhovah, sévère et jaloux ;
  • 5 Allah, fatal ;
  • 6 Mithra, sensuel et bienveillant ;
  • 7 Osiris, sage ;
  • 8 Odin, un esprit bien positif ;
  • 9 Bouddha, contemplatif ;
  • 10 Brahma, très puissant ;
  • 11 Jupiter, de bonne humeur ;
  • 12 Christ, symbole du triomphe de la liberté de conscience dans une âme libre. »

Paris Soir [F9]


1 Bel

1927 Kalmakoff Vice Dieu Bel

« Dieu le Grand expose des orteils posés sur des nuages, comme on voit chez les surréalistes, et quand aux vice-dieux, les attributs qui accompagnent leur auguste visage sont figurés par des images dont quelques-unes ont un drôle d’accent. La toute première est le portrait d’un nommé Bel, taureau de son état, à qui le peintre a mis une perruque frisée, et qui nous fait une gueule ! «  Paris-Midi 9 mai 1928


2 Ouitzilopchtli

1927 Kalmakoff Vice Dieu Ouitsilopochtly
Dieu aztèque des sacrifices humains


3 Mammon

1927 Kalmakoff Vice Dieu Mammon

« Monstre vampire tout gavé d’or en sa gueule béante, dont les dents sont pourries par les vices, que des seins hideux provoquent pour les retenir de leurs griffes immondes » Guide du résurrectoir, cité par Yon ([F2], p 231) (sans doute le « Guide à l’usage des fidèles », totalement introuvable).

« Le Banquier de l’Humanité, qui sait que le mystère de vivre est d’atteindre à la Divinisation en passant par la destruction, la construction et l’harmonisation » [F7] Comoedia


5 Allah

1927 Kalmakoff Vice Dieu Allah


7 Osiris

1927 Kalmakoff Vice Dieu Osiris


8 Odin

1927 Kalmakoff Vice Dieu Odin
Les deux ailes rappellent les deux corbeaux qui disent à Odin ce qu’ils entendent et voient.


9 Bouddha

1927 Kalmakoff Vice Dieu Bouddha

10 Brahma

1927 Kalmakoff Vice Dieu Bhrama



Epilogue : De Kleberger à Fortin

1935 Heliodore Fortin Stele Cimetiere de Pantin MadaillonMédaillon par Nicolas de Kalmakoff, 1935

On connaissait le médaillon réalisé pour le premier anniversaire de la mort d’Héliodore.


1934 Kalmakoff Portrait de FortinPortrait de Héliodore Fortin, 1934, collection particulière

Ce second portrait est en revanche inédit : il représente Héliodore Fortin « ANNO AETATIS SUAE XX », en sa vingtième année, et est daté de 1934.

Il a donc été réalisé un an avant le médaillon funéraire, au moment de la mort de Fortin, sans doute d’après une photographie fournie par Marguerite Constantin. Il s’agit probablement d’un don de Kalmakoff à celle-ci (il a été retrouvé dans un marché aux Puces du midi, et Marguerite résidait à Nice depuis la guerre ; il comportait un cadre original en bois doré, malheureusement détruit lors d’une explosion de gaz en 1989).

Le portait montre le Résurrecteur en gloire, à la fois dans la jeunesse de sa forme éternelle, et sous la forme humaine qu’il avait en 1909, quelques années avant sa rencontre avec Marguerite.

Öèôðîâàÿ ðåïðîäóêöèÿ íàõîäèòñÿ â èíòåðíåò-ìóçåå Gallerix.ru 1934 Kalmakoff Portrait de Fortin

Le chiffre XX a donc été choisi, non pour des raisons biographiques, mais par référence au portrait de Kleberger, dont les signes astrologiques n’avaient pu qu’attirer l’oeil ésotérique de Kalmakoff :

1934 Kalmakoff Portrait de Fortin detail
il a d’ailleurs placé son monogramme à la fin de l’inscription, là même où Dürer avait placé la symbole de Regulus.

sb-line

Références :
[K1] Eugene VIAL, L’histoire et la légende de Jean Cleberger, dit le bon Allemand , 1914, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9735063d.texteImage
[K2] Weingärtner, Helge « Hans Kleeberger porträtiert von Dürer – von Pirckheimer gezeichnet » ; Mitteilungen des Vereins für Geschichte der Stadt Nürnberg 97(2010), Seite 125-194
https://daten.digitale-sammlungen.de/0009/bsb00094529/images/index.html?id=00094529&groesser=&fip=193.174.98.30&no=&seite=170
[K3] https://fr.wikipedia.org/wiki/Portrait_de_Johann_Kleberger
[K4] Kellenbenz, Hermann, « Kleberger, Hans » in: Neue Deutsche Biographie 11 (1977), S. 718 f https://www.deutsche-biographie.de/sfz41299.html
[K5] http://www.regard.eu.org/Livres.10/Promenade_a_travers_Paris/03.html
[K6] N. Weiss, « FRANÇOIS I er ACCORDE A LA VEUVE D’ÉTIENNE DE LA FORGE: L’HERITAGE DU MARTYR, QUE LE FISC N’AVAIT PAS ENCORE SAISI », Hesdin, mars 1537, Bulletin historique et littéraire (Société de l’Histoire du Protestantisme Français) Vol. 39, No. 5 (15 Mai 1890), pp. 269-271 https://www.jstor.org/stable/24286873
[K7] On peut consulter en ligne le De occulta philosophia libri tres d’ Agrippa : https://www.loc.gov/item/20007812/
[K8] La méthode est expliquée dans :
Karl Anton Nowotny « The Construction of Certain Seals and Characters in the Work of Agrippa of Nettesheim », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes , 1949, Vol. 12 (1949) https://www.jstor.org/stable/750255
Le schéma est tiré de :
Anna Marie Roos ‘Magic Coins’ and ‘Magic Squares’: The Discovery of Astrological Sigils in the Oldenburg Letters, Notes and Records of the Royal Society of London Vol. 62, No. 3 (Sep. 20, 2008), pp. 271-288 https://www.jstor.org/stable/20462678
[K8a] Fedja Anzelewsky, « Albrecht Dürer, das malerische Werk » p 274
[K8b] Ces figures géomantiques étaient connues en Allemagne bien avant le traité d’Agrippa. On les voit dès 1450 sur un homme zodiacal dans un Traité d’astrologie et de médecine (Tübingen Hausbuch, UB Tübingen MD 2 fol 35r http://idb.ub.uni-tuebingen.de/opendigi/Md2#p=72)
[K9] Ernst Rebel, « Die Modellierung der Person: Studien zu Dürers Bildnis des Hans Kleberger », 1990
[F1] Texte André Garant, photographie Denise Grenier
https://www.patrimoine-beauceville.ca/heliodore-fortin-1889-1934-fondateur-d-une-secte-religieuse
[F2] Armand Yon, « Héliodore Fortin (1889-1934), « Grand Résurrecteur »
Les Cahiers des Dix, Volume 31, 1966
https://cdm22007.contentdm.oclc.org/digital/collection/p22007coll8/id/419371
[F3] http://visionaryrevue.com/webtext3/kal1.html
[F3a] Le bien public, 1 février 1974 https://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/3621672
[F4] Paris-Midi 30 juin 1935 « Il y a un an mourrait le philanthrope Héliodore Fortin, fondateur d’une religion nouvelle » https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k4729032s/f9.item.r=%22h%C3%A9liodore%20fortin%22.zoom
[F5] L’Oeuvre, 26 août 1928 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k4617980t/f4.item.r=r%C3%A9surrectoir.zoom#
[F6] Le Quotidien, 1er Avril 1928 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k3457998x/f1.item.r=r%C3%A9surrectoir.zoom#
[F7] Comoedia 9 avril 1929 Pierre LAGARDE https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k76468470/f2.item.r=%22h%C3%A9liodore%20fortin%22.zoom#
[F8] Paris Soir 14 septembre 1931 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k76393898/f2.item.r=r%C3%A9surrectoir.zoom
[F9] Paris Soir 15 septembre 1931 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k7639390x/f2.item#
[F9a] Documentaire sur Kalmakoff : L’ange de l’Abîme, film de Annie Tresgot, 1982 https://www.youtube.com/watch?v=Zj5TBhDorgk
[F10] « La mort du Résurrecteur » dans René Thimy, « La magie à Paris », p 56
http://iapsop.com/ssoc/1934__thimmy___magie_a_paris.pdf

Le Jugement dernier dans le Speculum humanae salvationis

4 mars 2021
Comments (0)

–
Le principe du Speculum humanae salvationis (Miroir de l’Humaine Salvation) est de mettre en parallèle une scène du Nouveau Testament (« antitype ») et trois épisodes qui la préfigurent (« types »).

Ce court article s’intéresse aux illustrations du chapitre XL [1]., particulièrement intéressantes d’un point de vue graphique et théologique :

  • l’antitype est le Jugement dernier (Mathieu 25:31-45)
  • le premier type est la Parabole des mines (Luc 19:11-27) ou des talents (Mathieu 25:14-30).

Je ne parlerai pas des deux autres types (Les Vierges folles et sage, Mane Tecel Phares) qui forment un couple d’illustrations distinct.

Cet article complète celui consacré à l’apparition du globe dans les Jugements dernier : voir 6 Le globe dans le Jugement dernier . Les illustrations proviennent de la base iconographique de l’Institut Warburg [0].



La formule des punitions comparées (1320-1480)

Dans cette formule, le mauvais serviteur de la Parabole est montré comme un malfaiteur à la punition méritée, et assimilé visuellement avec les Damnés du Jugement

Speculum humanae salvationis 1320-40 Toledo, Archivo Capitular 10.8, fol. 42vSpeculum humanae salvationis, 1320-40, Toledo, Archivo Capitular 10.8, fol. 42v

Le Christ du Jugement dernier est ici figuré sous sa forme habituelle à l’époque gothique : en Christ plaignant, montrant ses plaies pour faire honte aux pécheurs qu’il vient juger.

De manière particulièrement didactique, la composition met en parallèle :

  • le Juge :
    • le Christ revenant sur terre pour juger les vivants et les morts ;
    • le Roi revenant sur ses terres pour récupérer l’argent qu’il avait confié à ses serviteurs ;
  • les Bons :
    • Saint Jean l’Evangéliste et Marie au pied de la Croix, comme il est habituel ; le bon centurion et Longin côté lance ;
    • les deux bons serviteurs qui ont fait fructifier l’argent ;
  • les Mauvais :
    • les Maudits, sous la pointe de l’épée du Christ, condamnés au Feu éternel (« Ite maledicti in ignem eternum »)
    • le serviteur incapable, qui a rendu la pièce sans intérêt, allongé par terre comme un pendu horizontal (« De ore tuo te judico, serve nequam ») .Luc 19,22


Speculum humanae salvationis 1350-1400 Cologne, Historisches Archiv, Best. 7020 W 105 p 138
Speculum humanae salvationis 1350-1400 Cologne, Historisches Archiv, Best. 7020 W 105 p 138

La comparaison fonctionne aussi verticalement. Cette image éclaircit la punition du mauvais serviteur : les pieds dans un carcan et une chaîne au cou, foulé par le pied gauche du Seigneur.


En aparté : une théologie du gainDans ses deux versions [2], la fin de la Parabole est particulièrement brutale, voire cynique :


« À celui qui a, on donnera encore, et il sera dans l’abondance ; mais celui qui n’a rien se verra enlever même ce qu’il a. Quant à ce serviteur bon à rien, jetez-le dans les ténèbres extérieures ; là, il y aura des pleurs et des grincements de dents !” Mathieu 24:29-30

« Je vous le dis, on donnera à celui qui a, mais à celui qui n’a pas on ôtera même ce qu’il a. Au reste, amenez ici mes ennemis, qui n’ont pas voulu que je régnasse sur eux, et tuez-les en ma présence ».

Luc 19,:26-27

Il est bien possible, tant il tranche avec les messages christiques habituels, que cette parabole ait fait l’objet d’un malentendu bimillénaire. Pour Paul Jorion [3], des arguments internes solides montrent que le texte est plutôt la description ironique d’un maître particulièrement tyrannique, plutôt que l’éloge avant la lettre d’un néo-libéralisme musclé (« priorité à la rémunération du capital et à la valeur pour l’actionnaire »).

On notera en particulier l’effet comique de la contradiction dans les termes (« celui qui n’a rien se verra enlever même ce qu’il a »), et le caractère caricatural du langage du Maître :

“Serviteur mauvais et paresseux, tu savais que je moissonne là où je n’ai pas semé, que je ramasse le grain là où je ne l’ai pas répandu (espèce d’incapable, tu savais bien que je suis un parasite !). Alors, il fallait placer mon argent à la banque ; et, à mon retour, je l’aurais retrouvé avec les intérêts ».

D’où une contradiction doctrinale majeure : comment assimiler un refus de prêter avec intérêt à un péché valant l’enfer, alors que le message constant de l’Eglise était de condamner l’usure ?

Quoi qu’il en soit, il ne fait néanmoins aucun doute que l’auteur du Speculum, comme d’ailleurs cent pour cent des théologiens et Saint Mathieu lui-même (qui l’a placée juste avant le passage sur le Jugement Dernier) ont pris la parabole au pied de la lettre :

« Et cellui qui avoit beaucoup acquis, il le remunera largement, et cellui qui avoit moins gaignie, il lui donna aussi moindre salaire. Mais de cellui qui lui rendi son dit marc d’argent sans gaing, il ne fu point content, ains le pugni pour ce qu’il avoit este negligent de gaigner comme les autres. Par ceste mesmes maniere jugera Jhesu Crist au jour du dernier jugement, quant il remunerera ung chacun selon la quantite du gaing qu’il aura fait. Et cellui qui ne aura tenu compte de riens gaigner, il ne sera point quitte de seulement ne recevoir riens, mais il comparra perpetuelement en enfer sa negligence.« 

Ce qui est condamnable dans les deux cas est la négligence, terme flou et bien pratique pour éviter de rentrer dans les détails : en se gardant  d’épiloguer sur les préférences du Seigneur en terme de placement financier, le Speculum prend soin, à la fin, de récupérer la clientèle populaire :

« Cors sera aussi de grant poys la maille d’un povre homme comme mil talens ou mil marcs d’or de pape ou d’empereur. Ung oeuf donne pour Dieu sans pechie mortel pesera plus adoncques qu’ung or infini d’ung homme en pechie mortel. Samblablement ung pater noster dit en bonne devotion pesera lors plus que tout ung psaultier dit en ennui et sans y penser. »


Speculum humanae salvationis, 1400-1450, BNF MS lat. 9585 fol 45v gallicaSpeculum humanae salvationis, 1400-1450, BNF MS lat. 9585 fol 45v gallica

Cet illustrateur travaille le parallélisme de deux manières originales :

  • en habillant le Christ et le Maître de la robe rouge du Juge (le Maître porte d’ailleurs un bonnet) ;
  • en soulignant l’analogie entre ces deux dispositifs qui emprisonnent les jambes : les cercueils et le carcan.



La formule de la punition atténuée (1400-20)

Dans cette formule rare, le mauvais serviteur est puni, mais de manière elliptique, comme pour édulcorer cet aspect gênant de la parabole.

Speculum humanae salvationis, 1400-20, BNF lat. 512, fol. 41v
Speculum humanae salvationis, 1400-20, BNF lat. 512, fol. 41v.

Tout en conservant en apparence la composition habituelle, cet illustrateur s’est livré à un remodelage idéologique en règle, une réécriture délibérément positive :

  • à gauche, les Damnés dans les flammes ont été remplacés par des corps sortant de terre, qui se mêlent aux Elus en criant « Resurrectio » ;
  • à droite, le mauvais serviteur est simplement allongé par terre, sans indication d’une quelconque punition.



Speculum humanae salvationis, 1400-20, BNF lat. 512, fol. 41v schema
Les différents phylactères reprennent le détail du dialogue :

  • compte-rendu du Serviteur (en bleu),
  • réponse du Seigneur (en jaune).

Les deux premiers dialogues sont transcrits sous forme d’ un cycle, qui part de la bouche du serviteur et lui revient dans l’oreille. Pour le troisième dialogue, l’illustrateur aurait pu choisir, plus naturellement, de faire partir la parole du mauvais serviteur vers la droite (flèche violette), avec l’avantage de l’écrire à l’endroit, et de créer visuellement un affrontement (au lieu d’un cycle) avec la réponse du Seigneur. La faire partir vers la gauche est une manière de botter en touche, de citer la condamnation sans insister sur sa raison : « Seigneur, voici ta mine, que j’ai gardée dans un linge (Domine, ecce mina tua, quam habui repositam in sudario) ». Il se peut que l’illustrateur ait surfé sur le double-sens du mot « sudario«  (linge / linceul) pour conférer au serviteur puni toutes les apparences d’un gisant et créer, grâce au phylactère qui déborde sur l’autre image, une corrélation tout à fait inédite avec les âmes en peine : non pas punies, mais pleines d’espoir.

Speculum humanae salvationis, vers 1420, Prague, Musee nat., Bibl., III. B. 10, f. 045vfol 45v Speculum humanae salvationis, vers 1420, Prague, Musee nat., Bibl., III. B. 10, f. 046fol 46.

Speculum humanae salvationis, vers 1420, Prague, Musee nat., Bibl., III. B. 10

Ici le Christ et le Roi sont le décalque l’un de l’autre : même geste des mains montrant la paume, même regard vers la gauche, mêmes plis du manteau. Le banc et son marchepied font écho aux deux arcs-en-ciel.

Les deux bons serviteurs, qui portent la couleur verte du Maître, présentent deux bols remplis de pièce dans la même attitude de déférence que Marie et Saint Jean Baptiste (figures habituelles de la Déesis).

Pour le mauvais serviteur, l’artiste a trouvé un étrange compromis entre l’emprisonnement et la mort : les pieds restent pris dans le carcan, mais la présence des trous pour les mains souligne que le serviteur est déjà à moitié libéré. Les mains croisées sur le ventre sont celles d’un gisant, démenti par les yeux ouverts.

L’idée rare qu’ont eu ces deux illustrateurs est clairement de comparer les morts, qui attendent la Résurrection, avec le mauvais serviteur, qui attend la libération.



Speculum humanae salvationis, 1400-20, Neustift bei Brixen (Novacella), Stiftsbibliothek, Cod. 166Speculum humanae salvationis, 1400-20, Neustift bei Brixen (Novacella), Stiftsbibliothek, Cod. 166

On ne sait trop quoi dire de cette composition, où le mauvais serviteur prend la posture du gisant, mais où la maladresse de l’ensemble gêne la comparaison avec les morts. L’illustrateur, n’ayant sans doute pas eu la place de développer un Jugement dernier symétrique, a tenté de récupérer le parallélisme par cette solution, tout à fait unique, du Maître qui porte l’auréole du Christ.



La formule de la punition non comparée (1432-1500)

Le mauvais serviteur est puni mais les compositions sont indépendantes. Quasiment inexistante au XIVème siècle, cette formule devient dominante au cours du XVème siècle.

Speculum humanae salvationis 1350 ca Cod. Karlsruhe 3378 fol 140Speculum humanae salvationis, vers 1350, Cod. Karlsruhe 3378 fol 140

Voici le seul exemple du XIVème : les deux scènes partagent la même symétrie centrale, mais la mise en parallèle est impossible :

  • Saint Jean Baptiste et Marie se trouvent au dessus des deux bons serviteurs ;
  • au dessus du mauvais on ne trouve pas les Damnés, mais deux autres saintes figures : une sainte femme et Saint Jean l’Evangéliste.


Speculum humanae salvationis 1432 Madrid, Biblioteca Nacional de Espana, Vit. 25-7 fol 36vSpeculum humanae salvationis, 1432, fait à Innsbruck, Madrid, Biblioteca Nacional de Espana, Vit. 25-7 fol 36v

Ce très beau manuscrit autrichien laisser toute sa place à un extraordinaire Jugement dernier panoramique qui se déploie entre la porte du Paradis et celle de l’Enfer (très semblable au Jugement dernier de Lochner, vers 1435). C’est sans doute pour gagner de la place que la Parabole se réduit à une composition non symétrique, avec deux serviteurs seulement. On appréciera le détail des cadenas, celui du haut pour la chaîne, celui du bas pour le carcan.


Speculum humanae salvationis 1430-50 Oxford, Bodleian Library Douce 204, fol. 40rSpeculum humanae salvationis, 1430-50, Oxford, Bodleian Library Douce 204, fol. 40r

Ce manuscrit d’origine espagnole est très efficace dans sa représentation de l’Enfer, avec les gouttes de sang faisant écho aux flammes. On retrouve pour la Parabole la même composition non symétrique, qui coupe court à toute comparaison. S’agissait-il d’éviter une sorte de sacrilège visuel, qui mettrait le Sauveur en équivalence avec un bourgeois fortuné ?


Speculum humanae salvationis 1430-50 Oxford, Bodleian Library Douce 204, fol. 20rSpeculum humanae salvationis, 1430-50, Oxford, Bodleian Library Douce 204, fol. 40r

Il n’en est rien, puisqu’on trouve dans le même manuscrit ce parallèle parfaitement assumé entre le Christ flagellé et Achior attaché à un arbre.



Speculum humanae salvationis 1430-50 Oxford, Bodleian Library Douce 204, fol. 40r detail
L’intérêt de cette composition dissymétrique est sans doute sa compacité, avec la possibilité de regrouper les phylactères des deux dialogues.

Speculum humanae salvationis, 1440 ca Copenhagen Kongelige Bibliotek GKS 79 fol. 80vfol 80v Speculum humanae salvationis, 1440 ca Copenhagen Kongelige Bibliotek GKS 79 fol. 81rfol 81r

Speculum humanae salvationis, vers 1440, Copenhagen, Kongelige Bibliotek GKS 79

Ce Jugement Dernier est conforme au standard des Livres d’Heures du XVème siècle :

  • disparition de la mandorle,
  • développement de l’arc-en-ciel dans un grand paysage,
  • apparition du globe terrestre sous les pieds du Seigneur.

L’illustrateur a conservé entre les deux images un parallélisme purement graphique : les deux compositions sont centrées autour d’un personnage trônant (le Christ sur l’Arc en ciel, le maître sur son coffre), mais il n’est pas possible de mettre en rapport :

  • d’un côté la Vierge et Saint Jean Baptiste,
  • de l’autre les deux bons serviteurs et une sorte de pilori à deux places, où le mauvais serviteur a rejoint un voleur professionnel (introduit par raison de symétrie).

Les phylactères sont une adaptation libre du texte de Matthieu. De gauche à droite :

  • Seigneur, voici tes cinq talents
  • Seigneur, voici tes deux talents
  • Merci bien, bon serviteur (euge serve bone).
  • Serviteur paresseux et mauvais, jetez-le dans les ténèbres extérieures (serve piger et nequa, eicite in tenebras exteriores)


Speculum humanae salvationis 1450 ca Saint-Omer Bibliothèque municipale 183, fol. 40rSpeculum humanae salvationisn vers 1450, Saint-Omer Bibliothèque municipale 183, fol. 40r
Speculum humanae salvationis 1450-60 Berlin, Kunstbibliothek CD 1 R (formerly Lipp. 403), fol. 44vSpeculum humanae salvationis, 1450-60, Berlin, Kunstbibliothek CD 1 R (formerly Lipp. 403), fol. 44v
Speculum humanae salvationis 1460 ca Chicago, Newberry Library 40, fol. 40vSpeculum humanae salvationis , vers 1460, Chicago, Newberry Library 40, fol. 40v

Dans la seconde moitié du siècle, le parallélisme médiéval se démode, et les deux scènes sont de plus en plus vues comme décorrélées : les artistes récupèrent ainsi, face à la standardisation croissante de la scène du Jugement, une nouvelle liberté dans celle de la Parabole.


Le Mirouer de la redemption de l'umain lignage, 1493-94, BNF VELINS-906 fol157r Gallica

Le Mirouer de la redemption de l’umain lignage, 1493-94, BNF VELINS-906 fol157r Gallica

A l’issue de cette évolution, c’est l’image de la Parabole, devenue totalement indolore, qui finit, dans l’autre sens, par s’imprimer dans celle du Jugement : ici les trois serviteurs aux pieds d’un roi débonnaire se transposent en trois rois aux pieds d’un Enfant Jésus peu vindicatif.



La formule sans punition

Cette variante assez rare évacue la punition : elle montre le moment juste avant le Jugement (ce qui supprime de fait l’idée commune entre les deux scènes) : les serviteurs rendent ses pièces au maître et le mauvais serviteur est présenté comme un maladroit plutôt que comme un malfaiteur.

Speculum humanae salvationis 1415 -1425, Kanonie sv. Petra a Pavla 80, fol. 44v completSpeculum humanae salvationis, 1415 -1425, Kanonie sv. Petra a Pavla 80, fol. 44v.

La disposition verticale facilite la décorrélation entre les deux scènes. Impossible ici de mettre en correspondance :

  • le Christ en lévitation avec le Maître les pieds sur terre ;
  • les deux petites âmes du centre avec le mauvais serviteur, qui se contente de cacher son embarras sur le bord gauche.


Speculum humanae salvationis, 1485 ca BNF fr. 6275, fol. 41vSpeculum humanae salvationis, vers 1485, BNF fr. 6275, fol. 41v

La même décorrélation vaut aussi pour la disposition horizontale : plus aucun rapport entre la grande scène apocalyptique et le retour paisible des espèces dans une ville bien réglée, où le « mauvais serviteur », en rouge, est simplement un jeune homme qui n’a pas l’expérience de ses deux aînés (un vieillard et un homme mûr).

Speculum humanae salvationis 1440 ca St. Gall, Kantonsbibliothek, VadSlg Ms. 352,1-2 fol 78Speculum humanae salvationis, vers 1440, St. Gall, Kantonsbibliothek, VadSlg Ms. 352,1-2 fol 78

Terminons sur cette version suisse particulièrement créative qui fait totalement l’impasse, tel un contrat bien rédigé, sur tous les côtés négatifs :

  • à gauche, six corps sortent de terre avec les mêmes gestes ostensibles de prière que Marie et Saint Jean, leurs avocats (on comprend que le jugement sera favorable) ;
  • à droite six serviteurs circulent, chargées de bourses qui semblent de plus en plus lourdes, tels des investisseurs satisfaits.

C’est le moment de rappeler une divergence entre les deux formes de la Parabole, quant à la récompense des deux collaborateurs efficaces :

  • chez saint Matthieu, elle est honorifique : « entre dans la joie de ton seigneur » ;
  • chez Saint Luc, elle est plus substantielle : dix villes et cinq villes.

Confronté à cette divergence, l’illustrateur a imaginé une troisième solution, très logique et qui satisfait tout le monde :

Speculum humanae salvationis 1440 ca St. Gall, Kantonsbibliothek, VadSlg Ms. 352,1-2 fol 78 schema

  • en bas défilent, montrant leur gain au Seigneur, le super-investisseur, le moyen et le nul ;
  • en haut, deux ont l’honneur de rendre en main propre son capital au Seigneur, tandis que le dernier de l’équipe se contente de remettre tristement dans le coffre la somme qu’il n’a pas su arrondir.

hop]

Synthèse

Les deux scènes du Jugement dernier et de la Parabole des Talents forment un des couples les plus robustes du Speculum Humanae Salvationis :

  • théologiquement, elles se suivent dans l’Evangile de Mathieu et sont liées par l’idée de Jugement ;
  • graphiquement, elles se prêtent toutes deux à une composition centrée, qui facilite la mise en parallèle.

Pourtant, durant les cent cinquante ans où on peut la suivre, leur iconographie comparée est celle d’un divorce et d’une édulcoration croissante : même parmi les illustrateurs qui conservent la chaîne ou le carcan (image toujours sympathique aux yeux d’un riche commanditaire), plus personne n’assimile le mauvais serviteur à un damné, ce qui semblait tout à fait légitime au siècle précédent.

La minoration, de plus en plus fréquente, de la faute du « mauvais » serviteur, trahit sans doute une gêne croissante par rapport aux aspects déplaisants de la Parabole, sa cruauté et son cynisme, que seules des contorsions théologiques ont réussi à concilier avec le message évangélique.


Références :
[0] https://iconographic.warburg.sas.ac.uk/vpc/VPC_search/subcats.php?cat_1=14&cat_2=812&cat_3=2903&cat_4=5439&cat_5=13111&cat_6=9930&cat_7=3297
[1] Pour la traduction française : J.Pedrizet, « Speculum humanae salvationis: texte critique, traduction inédite de Jean Miélot (1448): les sources et l’influence iconographique principalement sur l’art alsacien du XIVe siècle, Vol I, p 157 http://perdrizet-doc.hiscant.univ-lorraine.fr/doc/Lutz_et_Perdrizet_1909-Speculum_humanae_salvationis_TI.pdf
[2] https://fr.wikipedia.org/wiki/Parabole_des_talents#:~:text=Celui%20qui%20avait%20re%C3%A7u%20cinq,dans%20la%20joie%20de%20ton
[3] https://www.pauljorion.com/blog/2017/05/28/piqure-de-rappel-la-parabole-des-talents/

Le pendant perdu de Bosch

2 mars 2021
Comments (0)

Bref hommage à un disparu…

Hieronymus_Bosch-_The_Seven_Deadly_Sins_and_the_Four_Last_ThingsLes sept péchés capitaux, Prado, Madrid Fray Jose de Siguenza p 839Les sept sacrements, disparu

Bosch, vers 1500 

On lit parfois [1] que Philippe II possédait un pendant à cette célèbre table peinte, consacré au thème des Sept sacrements. Ce qui soulève deux questions :

  • s’agissait-il d’une autre table ?
  • comment Bosch a-t-il évité que les compositions créent un parallèle entre un Péché et un Sacrement, ce qui théologiquement n’a pas de sens ?

Il faut relire attentivement le seul témoignage que nous avons, celui du Frère José de Sigüenza, prieur du monastère de l’Escorial, où les deux oeuvres étaient exposées depuis 1574 [2] :

« Dans la chambre de Sa Majesté, où il y a un tiroir avec des livres comme celui des religieux, il y a une table et un tableau excellent : il a, au milieu et comme au centre, dans un disque de lumière et de gloire, placé notre Rédempteur ; dans le contour sont sept autres cercles, dans lesquels on voit les sept péchés capitaux, par lesquels L’offensent toutes les caricatures qu’Il a rachetées, ignorant qu’Il les regarde et qu’Il voit tout.

Dans sept autres enceintes, il (Bosch) a ensuite placé les sept sacrements dont Il a enrichi son Église et où, comme dans des vases précieux, il a mis le remède de tant de fautes et de maux dans lesquels les hommes tombent : et certes c’est là la pensée d’un homme pieux et bon, afin que nous nous y regardions tous, puisqu’il les a peints comme les miroirs qui doivent composer le christianisme ; celui qui a peint cela ne sentait pas mal notre foi. Là, vous voyez le Pape, les évêques et les prêtres, certains pratiquant des ordinations, d’autres baptisant, d’autres confessant et administrant d’autres sacrements. »

« En el aposento de su Magestad , donde tiene un caxon con libros como el de los religiosos , está una tabla y quadro excelente : tiene en medio y como en el centro , en una circunferencia de luz y de gloria , puesto a nuestro Redentor ; en el contorno están otros siete círculos , en que se ven los siete pecados capitales con que le ofenden todas las caricaturas que El redimió , sin considerar que los está mirando y que lo vee todo .

En otros siete cercos puso luego los siete sacramentos con que enriqueció su Iglesia y donde , como en preciosos vasos , puso el remedio de tantas culpas y dolencias en que se dejan caer los hombres , que cierto es consideración de hombre pío y buena para que todos nos mirásemos en ella , pues la pintó como espejos donde se ha de componer el cristianismo ; quien esto pintara no sentía mal nuestra fe . Allí se ve al Papa , los Obispos y sacerdotes , unos haciendo órdenes , otros bautizando , otros confesando y administrando otros sacramentos »

Le texte saute abruptement d’une description à l’autre, des « siete círculos » des Péchés aux « siete cercos » des Sacrements : les deux mots sont probablement inversés, puisque « cercos » (enceinte, espace clos) s’appliquerait mieux aux compartiments que nous voyons dans les Sept Péchés, alors que « circulos » (cercles) cadrerait mieux avec les deux comparaisons, vases précieux et miroirs, que nous lisons dans la description des Sept Sacrements.

La première phrase est néanmoins assez claire : « una tabla y quadro excelente » : il en s’agissait donc pas techniquement d’un pendant, mais d’un « tableau excellent » (à cause de sa valeur morale), assorti avec une table.

Ainsi Philippe II pouvait poser ses livres ou ses assiettes sur les Sept Péchés, en contemplant au mur les Sept Sacrements.



Références :
[1] WALTER S. GIBSON, Hieronymus Bosch and the Mirror of Man: The Authorship and Iconography of the « Tabletop of the Seven Deadly Sins », Oud Holland, Vol. 87, No. 4 (1973), pp. 205-226 https://www.jstor.org/stable/42717424 note 60
[2] Fray José de Sigüenza « Segunda [- tercera] parte de la Historia de la Orden de San Geronimo : dirigida al Rey Nuestro Señor, don Philippe III », 1605 Fray José de Sigüenza p 839 http://bdh-rd.bne.es/viewer.vm?id=0000047519

Retable de Mérode : menu

26 février 2021
Comments (4)

Campin (Robert)

Annonciation

1.1 Un monument de l’Histoire de l’Art
1.2 A la loupe : le panneau central
1.3 A la loupe : les panneaux latéraux

2.1 1945 : Shapiro et suivants : la bataille des souricières
2.2 1957 Freeman : un chef d’oeuvre aux Cloisters
2.3 1969 : Minott épuise Isaïe
2.4 1970 : Gottlieb explique tout (ou presque)
2.5 1986 Hahn : Joseph père de famille
3.1 Une élaboration progressive
3.2 Joseph second rôle
3.3 L’énigme de la planche à trous
SCOOP !
4.1 Une interprétation élémentaire
4.2 L’Annonciation de Bruxelles
4.3 Premiers instants du Nouveau Testament
4.4 Derniers instants de l’Ancien Testament
4.5 Annonciation et Incarnation comparées
4.6 L’énigme de la bougie qui fume
SCOOP !
5.1 Mise en scène d’un Mystère sacré
– Symbolique du Fer et du Bois au Moyen-Age –
5.2 Une Histoire en quatre tableaux
– La chaleur de Joseph –
5.3 L’Annonciation du Prado

1 Les Epoux dits Arnolfini (1 / 2)

25 février 2021
Comments (13)

Tel la conjecture de Fermat pour les amateurs de mathématiques, Les Epoux Arnolfini est un monstre sacré auquel se sont frottés un jour ou l’autre beaucoup d’amateurs d’art, y compris les professionnels. Au point que l’ensemble des interprétations est devenu aujourd’hui presque plus intéressant que le tableau.

Les époux Arnolfini
Van Eyck, 1434, National Gallery, Londres

A une époque où les derniers articles sur la question comportent plus de notes que de texte, est-il encore possible d’apporter sa pierre à l’édifice sans déplacer des montagnes ? Le principal but de cet article est de fournir un point d’entrée rapide à ceux qui voudront se faire une idée par eux-mêmes : les articles principaux sont désormais presque tous accessibles sur internet, et ils valent la visite : petits bijoux d’intelligence, d’érudition, et parfois de mauvaise foi.

Un autre objectif est d’attirer l’attention sur quelques points qui n’ont pas été vus, ou pas suffisamment exploités.

Enfin, pour ne pas échapper à la tradition, je rajouterai tout de même ma propre interprétation à la pile


1 Dans le maquis des interprétations

Van_Eyck 1434 _Arnolfini_Arbre_Interpretations
Chronologie simplifiée

On voit sur la gauche l’hypothèse la plus ancienne, celle selon laquelle le tableau représente Van Eyck et son épouse. Largement minoritaire depuis l’article retentissant de Panofsky, elle a néanmoins la vie dure.

A droite s’épanouit la grande école des « arnolfiniens ». A partir du titre du tableau relevé dans un inventaire de 1516, « Arnoult le Fin », on en a déduit que le couple appartenait à la famille des Arnolfini, riches marchands drapiers italiens établis dans les Flandres. La question étant de trouver lesquels.

Entre 1934 et 1997, tous les chercheurs ont suivi l’autorité de Panofsky, qui identifiait le couple comme appartenant à  la branche Arrigo : Giovanni d’Arrigo Arnolfini et Giovanna Cenami. Les interprètes se sont alors différenciés par des raffinements sur la cérémonie représentée : mariage per fidem [B2] , morganatique [B3], fiançailles [B6], voire même « morgengave » pour le petit dernier [B10] (il s’agit d’un don personnel fait par le mari à l’épouse le lendemain des noces). La difficulté étant que la scène représentée ne cadre jamais complètement avec ce que l’on sait des coutumes de l’époque.


Une première épine

Une question très épineuse est le fait que l’homme donne sa main gauche à la femme. Pierre-Michel Bertrand s’est amusé à recenser les justifications proposées :

  • pour la symétrie du tableau, il fallait bien qu’un des époux donne sa main gauche (Panofski, 1934 [B2])
  • pour condenser les deux gestes rituels en un seul instant, il fallait que l’homme donne sa main gauche (Panofski, 1953 [B2] )
  • on voit ce geste sur certaines pierres tombales de couples en Angleterre (Panofski, 1953, en note [B2])
  • l’homme lève la main droite en signe de prise de parole, juste avant de la baisser pour prendre celle de son épouse (Helen Rosenau, 1942)
  • le mariage était une union illégale (Jean Lejeune, 1955)
  • le mariage était un mariage morganatique, « de la main gauche », contracté entre des personnes de statut social différent (Shabacker, 1972, [B3])
  • il s’agit du geste italien de l’impalmito, une sorte de « tope-là » (Anna Eörsi, [B3a])


Une deuxième épine

En 1993, Margaret Carroll [B11] a fait remarquer que la coiffe blanche à cornes, la huve, était portée par des femmes mariées : dans les quelques images de mariage de cette époque, le jeune mariée se présente les cheveux dénoués, avec éventuellement une couronne florale. Ceci aurait dû stopper net les théories sur les fiançailles ou le mariage, mais elles ont continué quelque temps sur leur lancée.


L’épine fatale

Le vrai bouleversement copernicien est intervenu en 1997, quand Jacques Paviot a trouvé dans un document la date du mariage de Giovanni et Giovanna, qu’on ignorait jusqu’alors : 1447, exit les Arrigo.


L’échappatoire

Une solution de secours a été trouvée peu après dans une branche collatérale, en la personne de Giovanni di Nicolao Arnolfini et de son épouse Costanza Trenta.


Une nouvelle impasse

Malheureusement, on s’aperçut rapidement que la malheureuse était morte en 1433 (et probablement bien avant).


La situation actuelle

Deux issues de plus en plus étroites ont alors été proposées :

  • pour Campbell [B8], Giovanni di Nicolao a pu avoir une seconde épouse, et le tableau serait un portrait ordinaire, sans événement particulier ;
  • pour Koster [B9] , le tableau est au contraire bien plus extraordinaire qu’on ne le pensait : il serait l’hommage funèbre de Giovanni di Nicolao à son épouse décédée, et la femme que nous voyons est en fait une morte.

Considérées avec le recul, ces impasses et retournements ressemblent à des tentatives désespérées pour sauver un édifice bâti sur du sable, mais qui remplit les bibliothèques. Ils rendent néanmoins hommage à une masse considérable d’érudition et de recherches dans des archives ingrates, qui ont fait beaucoup progresser les connaissances sur le XVème et ses moeurs.


En aparté : le point sur le hic

Le paraphe « Johannes de Eyck fuit hic 1434 », qui ne ressemble à rien de connu, a fait l’objet d’une bataille d’érudition savoureuse, chaque camp traitant l’autre de piètre latiniste (voir le récit de P-M.Bertrand, [B13] p 15 et ss).

Les Eyckiens : « Jan Van Eyck fut CELUI-CI en 1434″

Voici les arguments d’un partisan convaincu de l’autoportrait, Louis Dimier en 1932 [B12b] :

« Il y a inversion du sujet, qui est hic, afin de mettre en avant le nom, qui en est l’objet principal. Le verbe et au prétérit, comme s’adressant à ceux qui plus tard regarderont le tableau. c’est le même style que dans les épitaphes« .

Les Arnolfiniens : « Jean Van Eyck fut ICI en 1434″

Panofski, en 1934 [B2], interprète la formule dans un sens contractuel ( « Jan Van Eyck fut ici-présent »), ce qui crée d’emblée une contradiction avec le manque de précision de la date (« en 1434 »). Panofski réfute la traduction de Dimier en s’appuyant sur des notes de Jirmounsky [B2b], lequel finit par admettre que les deux lectures sont peut être possibles grammaticalement, mais que l’idée d’une épitaphe destinée à la postérité est aberrante.


Le style « épitaphe » ?

 
« Hic jacet Balduinus, Comes hannoniensis…
Hic fuit filis comitis Balduini » [0]
Ci-git Baudoin, comte du Hainaut…
Celui-ci fut le fils du comte Baudoin ».

On voit dans cette épitaphe du XIème siècle le mot « hic » employé dans ses deux sens (adverbe de lieu et démonstratif), mais toujours en tête de phrase. Si Van Eyck avait voulu évoquer une épitaphe, il aurait écrit « Hic fuit Johannes de Eyck ».


Le style « jeu de mots » (SCOOP !)

Une raison toute simple de mettre le « hic » à la fin n’a pas été remarquée : c’est celle de produire, à l’oreille, un effet d’assonance :

Johannes de Eyck
fuit hic

Il faut aussi noter que les deux parties de la formule, ainsi découpée, se répartissent dans les deux moitiés du tableau, et sont donc à inclure parmi les symétries d’ensemble.

P-M. Bertrand a raison de souligner le « caractère amphibologique », volontairement ambigu, de la formule. C’est pourquoi il est vain, à mon avis, d’essayer d’en tirer argument en faveur d’une thèse ou d’une autre. C’est après avoir compris le tableau que nous finirons par comprendre le sens de la formule, et non l’inverse.


La bataille du symbolisme déguisé

Panofsky avait fait du tableau le cheval de bataille pour sa théorie du « symbolisme déguisé », propension des Primitifs flamands à utiliser les objets de la vie quotidienne comme vocabulaire d’un discours sur le Sacré.

Après une phase d’admiration et de sidération, la génération suivante n’a eu de cesse de déboulonner le commandeur, et toute une série d’articles se sont attachés à prouver que le tableau ne dit pas plus que ce qu’il montre (Bedaux [B4], Campbel [B8]).


Mon parti-pris de départ

Pour éviter de faire perdre du temps à certains lecteurs, précisons d’emblée que je me classe dans une catégorie peu fréquentée : celle des Eykiens hyper symbolistes.

Pour éviter les redites, je ne reprendrai pas les arguments habituels contre la thèse de l’autoportrait : Pierre-Michel Bertrand [B13] les a réfutés point par point, et je me place dans la continuité de sa thèse, à savoir que le tableau a tout à voir avec la naissance, en 1434, du premier enfant des Van Eyck.


2 Une oeuvre autoportante ?

La première question à se poser, face à un tableau qui résiste depuis si longtemps aux exégèses, est celle de sa complétude : ne nous manquerait-il pas une pièce indispensable ?

2.1 Un cadre ovidien ?

Plusieurs tableaux de Van Eyck s’expliquent par l’inscription sur le cadre, conçue par le peintre lui-même (voir  La Vierge dans une église : ce que l’on voit (1 / 2)).

En 1599, le voyageur allemand Jacob Cuelvis, visitant l’Alcázar royal de Madrid, y voit le tableau qu’il décrit ainsi :

« Une image qui représente un homme et une jeune femme unissant leurs mains comme s’ils étaient en train de se faire une promesse de mariage. Il y a beaucoup de choses écrites et aussi ceci : « Promittas facito, quid enim promittere laedit ? Pollicitis dives quilibet esse potest »

La citation provient de L’Art d’aimer d’Ovide (vers 443 et 444) :

« Promettez, promettez, cela ne coûte rien ; tout le monde est riche en promesses. »

L’inventaire de 1700 précise que l’inscription se trouvait sur le cadre, et l’interprète dans un sens satirique :

« Une peinture sur bois avec deux portes qui se ferment, un cadre en bois doré et des vers d’Ovide inscrits sur le cadre de la peinture, qui montre une femme allemande enceinte, vêtue de vert, serrant la main d’un jeune homme ; ils semblent se marier de nuit, et les vers déclarent qu’ils se trompent l’un l’autre et les portes sont peintes en faux marbre ».

La plupart des historiens d’art pensent que le cadre a été rajouté au XVIème siècle, à un moment ou le tableau n’était plus compris. Quelques-uns (Harbison [B5] , Koster [B9] , Colenbrander [B10]) ont tenté d’intégrer les vers d’Ovide à leur interprétation, sans trouver de point d’accroche bien convaincant.


Détail du banc Van_Eyck 1434 _Arnolfini_Portrait refletReflet

Les détails qui ont pu jouer en faveur de l’interprétation grivoise sont peu nombreux :

  • la présence de la figurine démoniaque, qui semble mettre en doute le geste des mains données ;
  • le fait que la femme paraisse enceinte ;
  • dans le reflet :
    • les mains qui se disjoignent, au moment où des tiers apparaissent ;
    • l’absence du chien (symbole de fidélité ou de sexualité).

Jean-Philippe Postel ([B19], p 35) et François Bénard [1] ont poussé aux limites cette lecture, supposant qu’« Hernoult le Fin » signifierait « le fin cocu » : l’homme au chapeau serait-il un jeune naïf promettant le mariage à une fille enceinte, un amant, un mari dont le chapeau masque les cornes ?

Une possibilité serait qu’il soit l’amant, le reflet montrant le futur immédiat : lorsque le mari passe le pas de la porte, les promesses s’arrêtent et l’excitation (le chien) disparaît.

Mais quelque histoire qu’on imagine, on se heurte au manque criant de ce type d’indices explicites que les hollandais multiplieront dans les scènes de genre : nous sommes ici deux siècles plus tôt, et l’idée même de scène de genre n’existe pas encore.

D’ailleurs, comment concilier l’ambiance digne et solennelle, le miroir orné de scènes de la Passion, avec une histoire de fesses, qui plus est cautionnée par le paraphe glorieux de Van Eyck en plein milieu ?

Le plus probable est que le sobriquet d’Hernoult le Fin donné au tableau 80 ans après sa réalisation, et le cadre avec les vers d’Ovide, aient la même origine : une mésinterprétation postérieure.


sb-line

2.2 Un pendant possible ?

Femme à sa toilette, Copie d’un original perdu de Van Eyck, Fogg Art Museum.

Une piste plus sérieuse est offerte par ce tableau disparu, dont les ressemblance avec les Epoux sont nombreuses. Je vous laisser les rechercher (la solution est là [2] ).

Une autre ressemblance possible concerne les deux accessoires de propreté : le peigne (posé à côté de la cuvette) et la brosse (accrochée à la cathèdre).

La seule chercheuse à avoir exploré la piste d’une paire est Linda Seidel [B12a]. Pour elle, les deux tableaux auraient été commandés à Van Eyck dans le cadre des tractations en vue du mariage de Giovanni d’Arrigo avec Giovanna Cenami. Ainsi :

  • le double portait est un don du duc Philippe le Bon au père de la mariée, pour garantir la promesse de mariage ;
  • le portrait nu était destinée au futur époux, afin qu’il puisse examiner sa femme telle qu’elle serait lorsqu’elle aurait atteint l’âge de se marier.

L’inconvénient de ce beau scénario est la présence de la même femme à la coiffe en cornes : elle ne peut être d’un côté une « servante » et de l’autre la mariée.


Femme à sa toilette 15eme s Witt library Courtaud institute

Femme à sa toilette, 15ème siècle,  Witt library, Courtaud institute

Ce type de composition érotique n’était pas unique, comme le montre ce tableau anonyme, connu seulement par sa photographie. Par ailleurs, on sait par une description de Facius que Van Eyck avait réalisé un autre tableau d’une femme nue dont le dos, ainsi que de nombreux autres détails se reflétait dans un miroir ([2a], note 3). Nous sommes donc en présence, non pas d’un pendant opposant un miroir profane et un miroir sacré, mais d’une série explorant le thème moderne et affriolant du miroir. Notre vision du miroir des Arnolfini comme exceptionnel est donc faussée par la disparition presque totale des oeuvres de cette veine érotique, dans laquelle van Eyck excellait dans les années 1434.

Les analogies entre les deux oeuvres ont une explication toute simple : comme plus tard Vermeer, Van Eyck réutilisait les types de composition qu’il avait déjà mis au point, les objets qu’il avait l’habitude de peindre, et les modèles qu’il avait sous la main : c’est probablement, comme le prétend la tradition, sa propre épouse qui a posé pour les deux femmes à la coiffe, et peut-être aussi pour la femme nue.



Il reste que la Femme à sa toilette est tout aussi énigmatique que les Epoux. On ne connaît pas la raison des gestes parallèles des deux femmes, l’une essorant une éponge dans la cuvette tandis que l’autre semble presser une orange dans une fiole. Le miroir donnait-il à ces gestes une autre signification ? Ou permettait-il de voir, sur sa tranche, un voyeur ou un visiteur, celui qui a laissé ses socques sur le sol ?

Retenons  deux détails qui nous serviront pour la suite :

  • dans la scène érotique, la courtine du lit tombe droit, alors qu’elle est roulée en boule dans la scène maritale ;
  • la chaise pliante, pour les visiteurs, est également présente dans le reflet, entre le coffre et la porte.


sb-line

2.3 Le Roman de la Rose

Dans un ouvrage récent [B14a] , Marco Paoli est parti de l’idée que le miroir et le lustre pourraient évoquer deux éléments de ce poème, très apprécié à la cour de Bourgogne :

  • la Fontaine de l’Amour (décrite comme un cristal merveilleux dans lequel on peut voir toutes choses) ;
  • le Château de Jalousie (à cause du moyeu du lustre, en forme de tour crénelée).

A la suite d’Harbison [B5], il relève les sous-entendus amoureux de l’image, et en tire une conclusion tranchée :

« Le tableau a pour propos d’évoquer, avec le Roman de la Rose en arrière-plan épique, le moment du premier acte sexuel entre les jeunes mariés Jan et Margaretha. Le peintre n’a pas voulu être trop explicite, et les références à l’intrigue sous-jacente du poème, et au thème érotique, sont déguisées dans les objets ordinaires placés à l’intérieur de la pièce. La coexistence de métaphores érotiques et de symboles chrétiens (le chapelet, les scènes de la Passion) témoigne de la volonté de concilier la force naturelle de l’amour charnel avec les fondements du mariage catholique… En fait le tableau combine trois étapes de l’histoire de ce mariage : la conception, la grossesse, la naissance (et le baptême) de l’enfant. »

Marco Paoli ne craint pas de voir dans la bougie allumée du lustre  l »‘ardant cirge » symbolisant la passion amoureuse…



Van_Eyck 1434 _Arnolfini_Portrait chussures
…et décèle dans les chaussures une position suggestive (je l’ai volontairement exagérée dans l’image).

La chasse aux allusions sexuelles est un sport qui marche à tous les coups, et les références au Roman de la Rose restent fragiles. Je montrerai plus loin qu’il n’y a pas besoin de faire appel à ce texte pour retrouver, par des arguments internes à la composition, certaines des intuitions de Marco Paoli.


sb-line

Ayant éliminé les trois pistes externes, il ne nous reste plus qu’à compter sur la logique interne de la composition. Mais auparavant, il nous faut explorer d’un peu plus près la pièce et ses détails.


3 Comprendre le lieu

Le fait que Van Eyck n’utilise pas une perspective à point de fuite unique empêche une reconstitution exacte de la pièce. Moyennant quelques hypothèses raisonnables [1a], il est néanmoins possible de s’en faire une représentation assez précise.

Une reconstitution réaliste

P. H. Jansen Zs. M. Ruttkay, The Arnolfini Portrait in 3dP. H. Jansen Zs. M. Ruttkay, The Arnolfini Portrait in 3d [1a]

Cette image fait comprendre trois points importants :

  • le lustre n’est pas suspendu à la poutre médiane, mais au niveau de la seconde fenêtre, au centre de la zone meublée ;
  • la pièce n’est pas symétrique, mais plus large à droite pour pouvoir caser le lit ;
  • le meuble avec un coussin rouge est un banc dont on ne voit qu’une partie (on distingue à gauche l’amorce du second coussin).


Un point de vue trompeur

Van_Eyck 1434 _Arnolfini_Portrait schema lustre fauxPosition apparente du lustre

Le point de vue choisi par Van Eyck produit trois illusions :

  • le lustre semble suspendu à l’aplomb du croisement bien marqué entre quatre planches, alors qu’il se trouve en arrière ;
  • le pièce paraît symétrique ;
  • la portion de banc que l’on voit évoque un prie-Dieu, impression renforcée par les deux mules rouges.


Rogier_van_der_Weyden_-_Annunciation_-_Musee des BA Anvers

Annonciation
Rogier van der Weyden, Musée des Beaux Arts, Anvers

Bien que la plupart de ces bancs soient à trois places, il en existait aussi à deux places : celui-ci, comme l’a noté Jacques Paviot [B1], fait bien office de prie-Dieu.


Questions d’encombrement

Van_Eyck 1434 _Arnolfini_Portrait schema encombrement
Cette reconstitution montre que la courtine qui masque à demi la cathèdre n’est pas plaquée contre le lit, mais s’en écarte assez largement. Cette anomalie est d’autant plus étrange qu’elle rend la cathèdre inutilisable. La raison en est sans doute que, comme le montre la réflectographie à infrarouges [B7] , la cathèdre n’était pas prévue au départ : ayant déjà peint le lit, Van Eyck s’est contenté de la caser  comme il a pu.

Pour autant, ceci n’explique pas l’écart entre la courtine et le lit, peu compréhensible du point de vue de l’époque, à savoir les économies d’énergie.


Songe d'Evrard de Conty Livre des echecs amoureux BnF, Francais 9197 f.13Songe d’Evrard de Conty, Livre des échecs amoureux, XVèeme siècle, BnF, Francais 9197 f.13

« Comment Nature se monstre a l’acteur du livre ryme. et ensaigne que on ne doit pas prendre parolles a la lettre du tout ains convient faindre aulcunnesfois pour pluiseurs causes »

Je n’ai trouvé que ce seul exemple de courtine excédant largement la taille du sommier, justifiée ici  par la présence d’une large estrade. Chez Van Eyck, cette estrade, qui servait à isoler le lit du froid, existe aussi  (on la devine sous le tissu) mais elle reste dans le périmètre du couvre-lit.

Les deux raisons que je vois à ce décalage anormal ne sont pas pratiques, mais purement graphiques :

  • accentuer l’effet de symétrie de la pièce (on compte ainsi presque le même nombre de poutres de part et d’autre du lustre)
  • faire entrer dans le champ de vision le noeud du rideau, qui doit avoir son importance.

On constate par ailleurs que le lustre est accroché assez bas, à frôler le chapeau de l’homme.

Van Eyck ne semble pas particulièrement gêné par ces problèmes spatiaux. Comme le note Margaret Koster [B9] :

« Les écarts d’échelle entre le lustre, le miroir et même les personnages, par rapport à l’espace qu’ils habitent (les erreurs de cet artiste semblent inconcevables), ainsi que l’absence de cheminée, rendent impossible de voir l’image comme celle d’une pièce qui a réellement existé. C’était la pratique typique de Jan van Eyck : construire des espaces qui – bien que tout à fait crédibles – sont en fait imaginaires. »


Les volets intérieurs (SCOOP !)

Bien qu’imaginaire, la pièce obéit néanmoins aux standards de l’époque, comme l’illustre un détail passé inaperçu :

Rogier_van_der_Weyden_-_Annunciation_-_Musee des BA Anvers detail voletsAnnonciation (détail)
Rogier van der Weyden, Musée des Beaux Arts, Anvers
van der weyden 1434 ca annonciation Louvre detail voletsAnnonciation (détail)
Van der Weyden, vers 1434, Louvre
  • chez Van der Weyden, le rabat qui se replie dans l’épaisseur du mur est tantôt scindé, tantôt d’une seule pièce (ce qui nécessite alors de fermer la totalité du rabat avant de fermer un des volets) ; mais les volets haut et bas peuvent néanmoins se fermer indépendamment (ils ont chacun leur crochet) ;

Van_Eyck 1434 _Arnolfini_Portrait volets

  • chez Van Eyck, le rabat n’est pas scindé (ce qui est d’ailleurs le cas le plus fréquent dans les images d’époque) mais, comme l’a noté Campbell [B8], les volets centraux se replient par dessus les volets haut et bas, de sorte qu’un unique crochet permet de verrouiller l’ensemble.

Cette différence, qui nous semble minime mais qui ne devait pas passer inaperçue aux yeux des contemporains, fournit une indication intéressante :

  • les volets indépendants, à la Van der Weyden, ont tout leur intérêt dans une pièce située au rez-de-chaussée (on peut fermer les volets du bas pour l’intimité, et laisser ceux du haut ouverts pour la lumière) ;
  • les volets à système de fermeture unique sont plus pratiques pour une pièce située à l’étage.

Ceci confirme d’une nouvelle manière la conclusion que suggérait déjà la présence du garde-corps : la chambre des Epoux est située à l’étage.


Le lustre ajustable

van der weyden 1434 ca annonciation Louvre lustreAnnonciation (détail)
Van der Weyden, vers 1434, Louvre

La comparaison entre le lustre de Van Eyck (à six bras) et celui de Van der Weyden (bien plus facile à dessiner, avec seulement quatre bras) met en valeur l’extraordinaire précision, quasiment photographique, du premier.

Le lustre de Van Eyck est orné de symboles christiques : une grande croix ouvragée sur chaque bras, six trous cruciformes dans le moyeu. A l’inverse, celui de Van der Weyden est décoré de manière profane (lion, blasons suspendus), ce qui est normal puisque lors de l’Annonciation le Christ n’est pas encore présent.

On remarque, à la limite du panneau de Van Eyck, deux cordes de suspension que Van der Weyden montre en totalité : il s’agissait d’un mécanisme permettant de faire descendre le lustre pour le recharger en bougies, en agrippant avec un crochet l’anneau du bas (tenu chez Van Eyck par la gueule d’un lion).

Les deux artistes ont placé à gauche une bougie, allumée pour l’un et éteinte pour l’autre. On remarque chez Van Eyck une seconde bougie, complètement consumée : Margaret Koster l’utilise à l’appui de son hypothèse selon laquelle la femme en dessous est morte.




Campbell ([B8] p 187) a signalé en bas à droite la possibilité d’une troisième bougie, presque complètement masquée par la croix : type de micro-détail sur lequel il est acrobatique d’échafauder ([B19], p 106).


La poutre centrale

Loyset Liedet avant 1472 Charles le Temeraire surprenant David Aubert en train de calligraphier Histoire de Charles Martel, Bruxelles, Bibliotheque royale, ms. 8, fol. 7Charles le Téméraire surprenant David Aubert en train de calligraphier
attribué à Loyset Liedet, avant 1472, Histoire de Charles Martel, Bibliothèque royale, ms. 8, fol. 7, Bruxelles,

Outre la poutre centrale et le lustre, Loyset Liedet a recopié le miroir, le chapelet et la brosse. En à la place du paraphe de Van Eyck, il a écrit sur le mur la devise des ducs de Bourgogne :

Je l’ai emprins (entrepris) / Bien en aveigne (que cela me soit agréable)

Elle s’applique probablement, en l’espèce, à la réalisation de l’Histoire de Charles Martel, oeuvre monumentale et de prestige, entreprise par Philippe le Bon et poursuivie par son fils Charles le Téméraire.


van der weyden 1434 ca annonciationAnnonciation
Van der Weyden (attribution), vers 1434, Louvre

Van der Weyden accroche lui-aussi son lustre à la poutre médiane, ce qui est parfaitement logique : on pouvait ainsi plaquer sur le flanc de la poutre le mécanisme contenant les poulies.


Petrus-Christus-attr-1460-1467-Virgin-And-Child-In-A-Domestic-Interior-Atkins-Museum-Kansas-City-scaled Petrus Christus attr 1460-1467 Virgin And Child In A Domestic Interior Atkins Museum Kansas City lustre

Vierge à l’Enfant dans un intérieur
Petrus Christus (attribution), 1460-1467, Atkins Museum, Kansas City

Dans cette pièce dont le mobilier doit beaucoup aux Epoux, Petrus Christus nous montre ce mécanisme encastré cette fois sous la poutre centrale.

Ceci confirme la position anormale du lustre de Van Eyck, qui n’éclaire qu’une moitié de la pièce (pas de second lustre dans le reflet).


En aparté : quelques modèles de lit à courtines (SCOOP !)

van der weyden 1434 ca annonciation Louvre detail lit

L’Annonciation du Louvre  détaille à plaisir, à côté du lustre, le mécanisme de suspension du lit. La disposition des fils se révèle tout à fait logique :

  • les deux fils en triangle au milieu, et les trois fils en oblique, sur les angles, soutiennent le ciel de lit, créant des plis de tension dans leur prolongement ;
  • à gauche un fil longitudinal traverse le rabat du ciel de lit par un petit trou : on voit qu’à l’intérieur, il sert à soutenir par des anneaux la courtine de gauche ;
  • ce fil n’a pas de correspondant sur la droite, ce qui est compréhensible : car côté mur, le lit n’a pas de raison de s’ouvrir ;.
  • enfin, un fil transversal tendu entre deux pitons traverse toute la pièce, de la cheminée à la fenêtre : il soutient par des anneaux, les deux demi-courtines frontales.


Memling 1465 Annonciation de Clugny METAnnonciation de Clugny, Memling, 1465, MET

Ce lit peint par Memling, d’après un dessin de son maître Van der Weyden, est exactement du même modèle.


Birth of Saint John the Baptist, fol. 93v, from the Turin-Milan Hours, ca. 1445–52. Turin

La naissance de Saint Jean Baptiste
Main G, 1422-24, Heures de Turin-Milan, fol. 93v, Turin

L’image du manuscrit de Turin est généralement daté des années 1422-24 et attribuée à une main G qui pourrait être le jeune Van Eyck, mais aussi bien l’attribution que la date ont été récemment contestées ( [3], [4]).



Birth of Saint John the Baptist, fol. 93v, from the Turin-Milan Hours, ca. 1445–52. Turin. detail lit
Quoi qu’il en soit, pour ce qui nous intéresse ici, le lit « eyckien » des Heures de Milan-Turin est assez différent du modèle à la Van der Weyden. S’il s’en rapproche par les attaches externes à trois points, il en diffère néanmoins par les anneaux internes, qui ne coulissent pas sur des fils, mais sur des tringles rigides. Il est probable, vu la cherté du métal, qu’elles étaient réalisées en bois.



Birth of Saint John the Baptist, fol. 93v, from the Turin-Milan Hours, ca. 1445–52. Turin. detail lit droite
On voit au dessus du coin droit, le fil montant verticalement qui supporte ces tringles (celui du coin gauche a été oublié). Les liens en biais ne servent pas à soutenir les courtines, mais seulement à maintenir en tension le ciel de lit.


Petrus Christus attr 1460-1467 Virgin And Child In A Domestic Interior Atkins Museum Kansas City lit Petrus Christus attr 1460-1467 Virgin And Child In A Domestic Interior Atkins Museum Kansas City lit schema

Annonciation de Petrus Christus (détail)

Dans l’image de droite, j’ai complété par symétrie les parties marquantes de la menuiserie et déterminé l’emplacement des poutres. On constate :

  • que la cathèdre n’est pas un meuble séparé, mais un prolongement de la tête du lit :
  • que seule la statue de gauche est calée à l’aplomb d’une poutre : la menuiserie n’est donc probablement pas une sorte de lambris assujetti au mur, mais un meuble (le rideau vert passe d’ailleurs derrière).

Les suspensions sont escamotées par la poutre médiane, mais l’absence des fils en oblique (et des plis correspondant) suppose l’existence d’un cadre rigide tendant le ciel de l’intérieur et supportant les tringles des rideaux. Ce cadre devait être porté à l’arrière par des poteaux d’angle assujettis à la menuiserie, et suspendu à l’avant par des fils verticaux partant du plafond : système mixte qui concilie la stabilité des poteaux et l’avantage de pouvoir dégager, en les nouant, les deux pans encombrants, ceux de l’avant.


Jan Provost 1500 ca Annonciation coll partAnnonciation, Jan Provost, vers 1500, collection particulière

C’est ce type particulier de courtines, mi fixées mi suspendues, que nous montre cette Annonciation bien postérieure (noter par ailleurs un nouvel exemple de banc à deux places)..


Anonyme florentin, 1420-30, Annonciation, Ashmolean Museum, Oxford detail rideauAnnonciation (détail), Anonyme florentin, 1420-30, Ashmolean Museum, Oxford

Dans ce lit italien, sans ciel, un seul crochet métallique suspendu au plafond assure le croisement des tringles.



Van_Eyck 1434 _Arnolfini_Portrait suspension lit

Ceci répond à deux questions qu’aucun commentateur ne s’est posées concernant le lit des Epoux  :

  • comment tient le ciel de lit , en l’absence de tout fil de suspension à l’arrière ?
  • à quoi sert la bande de tissu à franges, en haut de la paroi arrière ?

La réponse est que cette paroi ne s’ouvre pas et que la bande retombante est là pour masquer le cadre de suspension. Les courtines latérales et frontales doivent comme d’habitude coulisser sur des tringles.

Ce petit mystère résolu pourrait sembler anecdotique, mais il trouvera plus loin son importance : retenons que les courtines sont posées, à l’arrière, sur une armature en bois.


Article suivant : 2 Les époux dits Arnolfini 2 / 2

Bibliographie

Le coup de tonnerre

  • [B1] Jacques Paviot, Le double portrait Arnolfini de Jan van Eyck’, Revue belge d’archéologie et d’histoire de l’art, volume 66, pages 19–33, 1997 https://www.acad.be/sites/default/files/downloads/revue_tijdschrift_1997_vol_66.pdf

Les premiers Arnolfiniens

  • [B2] Panofsky, Erwin, « Jan van Eyck’s Arnolfini Portrait« , The Burlington Magazine for Connoisseurs, volume 64, issue 372, pages 117–119 + 122–127, March 1934 https://www.jstor.org/stable/865802
  • [B2a] Panofsky, Erwin, Early Netherlandish Painting, its Origins and Character (Volume 1), Cambridge: Harvard University Press, 1953 https://archive.org/details/earlynetherlandi01pano
  • [B2b] Jirmounsky,  » Gazette des Beaux-Arts, » LXXIV, juin 1932, p. 423  https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6111949c/f502.item
    Jirmounsky,  » Gazette des Beaux-Arts, » LXXIV, 1932, décembre 1932, p. 317 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6101706n/f331.image.r=eyck
  • [B3] Peter H. Schabacker, « De matrimonio ad morganaticam contracto : Jan Van Eyck’s Arnolfini Portrait reconsidered », Art Quaterly XXXV, 4, p. 375-398
  • [B3a] L’analyse d’Anna Eörsi est pertinente mais peut être interprétée dans l’autre sens. Comme elle le remarque elle-même, Van Eyck a modifié le geste par rapport au tracé préparatoire, qui montrait les doigts de l’homme serrant clairement la paume : en idéalisant le geste, il nous invite justement à ne pas le prendre au premier degré, comme un simple engagement nuptial. Anna Eörsi, Giovanni Arnolfini’s Impalmamento Oud Holland, 110/1996, 113-116. https://www.jstor.org/stable/42711540

Les Arnolfiniens anti-Panofskiens

  • [B4] Jan Baptist Bedaux, « The reality of symbols: the question of disguised symbolism in Jan van Eyck’s Arnolfini portrait », Simiolus: Netherlands Quarterly for the History of Art, volume 16, issue 1, pages 5–28, 1986, https://www.jstor.org/stable/3780611
  • [B5] Harbison, Craig, « Sexuality and social standing in Jan van Eyck’s Arnolfini double portrait », Renaissance Quarterly, volume 43, issue 2, pages 249–291, Summer 1990, https://www.jstor.org/pss/2862365
  • [B6] Edwin Hall, The Arnolfini Betrothal: Medieval Marriage and the Enigma of Van Eyck’s Double Portrait, Berkeley: University of California Press, 1994 http://ark.cdlib.org/ark:/13030/ft1d5nb0d9/
  • [B7] Lorne Campbell, Rachel Billinge , The Infra-red Reflectograms of Jan van Eyck’s Portrait of Giovanni (?) Arnolfini and his Wife Giovanna Cenami(?), National Gallery Technical Bulletin Volume 16, 1995 http://blog.decintivillalon.com/the-arnolfini-portrait-jan-van-eyck/
  • [B8] Lorne Campbell, The Fifteenth Century Netherlandish Paintings, London: National Gallery, 1998, https://doku.pub/documents/arnolfini-double-portrait-by-lorne-campbell-d0nxwwdzgylz#google_vignette
  • [B9] Margaret L. Koster, « The Arnolfini double portrait: a simple solution », Apollo, volume 158, issue 499, pages 3–14, September 2003 http://www.thefreelibrary.com/The+Arnolfini+double+portrait%3A+a+simple+solution.-a0109131988
  • [B10] Herman Th. Colenbrander, « ‘In promises anyone can be rich!’ Jan van Eyck’s Arnolfini double portrait: a ‘Morgengave' », Zeitschrift für Kunstgeschichte, volume 68, issue 3, pages 413–424, 2005 https://www.jstor.org/stable/20474305

Les études de genre

  • [B11] Margaret D.Carroll, « In the name of God and profit: Jan van Eyck’s Arnolfini portrait », Representations, volume 44, pages 96–132, Autumn 1993 https://www.jstor.org/stable/2928641
  • [B12] Linda Seidel, « ‘Jan van Eyck’s Portrait’: business as usual? », Critical Inquiry, volume 16, issue 1, pages 54–86, Autumn 1989, https://www.jstor.org/stable/1343626
  • [B12a] Linda Seidel, « Jan van Eyck’s Arnolfini portrait: stories of an icon », 1993
    Revue par Gibson, W. S, dans Speculum; a Journal of Mediaeval Studies, 04/1995, https://www.jstor.org/stable/2864948

Les Eckiens

  • [B12b] Louis Dimier, « Le portrait méconnu de Van Eyck », Revue de l’Art Ancien et Moderne, 1932, p 187 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k432566z/f190.item
  • [B13] Pierre-Michel Bertrand , « Le portrait de Van Eyck : l’énigme du tableau de Londres », Hermann, 1997
    Résumé en vidéo : l’Art en bouteille, Les Epoux Arnolfini, énigme résolue https://www.youtube.com/watch?v=PlIVwmmfpgE
  • [B14] Catherine Jordy, Le respect de l’interprétation. Une mise en abyme du miroir, Le Portique, 11 | 2003, https://docplayer.fr/59502634-Le-respect-de-l-interpretation.html
  • [B14a] Marco Paoli, Jan Van Eyck’s Stolen Identity: The intrusion of the Arnolfini family in the London Double Portrait, 2010
  • [B15] Tarcisio LANCIONI « Jan Van Eyck et les Époux Arnolfini, ou les aventures de la pertinence » Actes sémiotiques N° 116 | 2013 https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/1328

Synthèse des interprétations

  • [B16] « Early Netherlandish Paintings: Rediscovery, Reception, and Research », publié par Bernhard Ridderbos, Anne van Buren, Henk Th. van Veen, Henk Van Veen, p 59 et ss
    https://books.google.fr/books?id=P1Kmpi4bOygC&printsec=frontcover#v=onepage&q=arnolfini%20&f=false
  • [B17] Quarante pages de présentation minutieuse, intéressante et très orthodoxe des interprétations arnolfiniennes successives ; les partisans de l’autoportrait sont exécutés en un seule note (29), et l’étude de P.M Bertrand en en seul mot (« aberrante »).
    Eric BOUSMAR, Le double portrait présumé des époux Arnolfini (van Eyck, 1434). D’un mariage à l’italienne aux réseaux de la cour ?, Publications du Centre Européen d’Etudes Bourguignonnes 01/2009, Numéro 49 https://www-brepolsonline-net.ezproxy.inha.fr:2443/doi/epdf/10.1484/J.PCEEB.1.100467

Les inclassables

  • [B18] Kepinski, Z. ‘Arnolfini Couple’ or John and Margaret van Eyck as ‘David and Bathsheba.‘, Rocznik Historii Sztuki 10 (1974): 119-164. https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/rhs1974/0143/scroll
    Il s’agit du couple Van Eyck dans le rôle de David et Bethsabée lors de leur seconde rencontre, illustrant le passage suivant :
    « David consola Bethsabée, sa femme; il s’approcha d’elle et coucha avec elle, et elle enfanta un fils, qu’il appela Salomon » Samuel II, 12, 24
    Le nombre de générations entre David et le Christ, séparées par l’exil à Babyone, explique le nombre de perles du chapelet (15 + 12, les deux grosses ne comptant pas).
  • [B19] Jean-Philippe Postel, l’Affaire Arnolfini, 2016 :
    Il s’agit,de Van Eyck lors de la naissance de son premier enfant, mais la femme est une première épouse qui serait morte en couches et lui serait apparu sous forme de fantôme (si j’ai bien compris la page 130).
  • [B20] Bernard Gallagher https://www.arnolfinimystery.com/who-where-when-why
    (Il s’agit de Philippe le Bon et de sa troisième femme, Isabelle du Portugal)


Références :
[0] Aubert LeMire, Opera diplomatica et historica, Volume 2, 1723, p 295
[1] Louvre – Ravioli (François Bénard) Le serment venimeux des époux Arnolfini https://www.beauxarts.com/grand-format/le-serment-venimeux-des-epoux-arnolfini/
[1a] Reconstruction 3D : P.H. Jansen1, Zs. M. Ruttkay, The Arnolfini Portrait in 3d, Creating Virtual World of a Painting with Inconsistent Perspective
https://ris.utwente.nl/ws/portalfiles/portal/5303302/Jansen_Ruttkay_EG07.pdf
[1b] David L. Carleton, « A Mathematical Analysis of the Perspective of the Arnolfini Portrait and Other Similar Interior Scenes by Jan van Eyck », The Art Bulletin Vol. 64, No. 1 (Mar., 1982), pp. 118-124 (7 pages) https://www.jstor.org/stable/3050199
[2] https://fr.wikipedia.org/wiki/Femme_%C3%A0_la_toilette_(Jan_van_Eyck)
[2a] Peter Schabacker, Elizabeth Jones, « Jan van Eyck’s « Woman at Her Toilet »; Proposals concerning Its Subject and Context » Annual Report (Fogg Art Museum), No. 1974/1976 (1974 – 1976), pp. 56-78 https://www.jstor.org/stable/4301379
[3] Carol Herselle Krinsky, The Turin-Milan Hours: Revised Dating and Attribution, JOURNAL OF HISTORIANS OF NETHERLANDISH ART, 2014, 6.2 https://jhna.org/articles/turin-milan-hours-revised-dating-attribution/
[4] CAROL HERSELLE KRINSKY – Why Hand G of the Turin-Milan Hours Was Not Jan van Eyck (pp. 31-60) Artibus et Historiae no. 71 (XXXVI), 2015, ISSN 0391-9064 https://www.jstor.org/stable/24595927
  1. Pages:
  2. «
  3. 1
  4. ...
  5. 15
  6. 16
  7. 17
  8. 18
  9. 19
  10. 20
  11. 21
  12. ...
  13. 74
  14. »
MySite.com
artifexinopere
L'artiste se cache dans l'oeuvre
Paperblog MagicToolbox