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Du portrait de Hans Kleberger à celui d’Héliodore Fortin

11 avril 2021
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Un lecteur du blog m’a récemment demandé des informations sur le portrait d’un jeune homme, par une peintre au monogramme étrange.

C’est l’occasion de raconter, en quelques dates, le destin croisé de trois personnalités d’exception.



Première histoire : entre Nüremberg et Lyon, en 1526

1500 Durer Selbstbildnis_im_Pelzrock_-_Alte_PinakothekAutoportrait, 1500,
Dürer, 1500, Alte Pinakothek, Münich
1503 Durer Willibald Pirckheimer Staatliche Museen, BerlinPortrait de Willibald Pirckheimer
Dürer, 1503, Staatliche Museen, Berlin

Voici le portrait de deux inséparables et de deux ambitieux :

  • Dürer, à 29 ans, se représente en Christ ;
  • il croque son ami, le riche et influent ami Willibald Pirckheimer, âgé de 33 ans, en homme puissant et sanguin.

L’histoire que je vais résumer ci-dessous concerne une des toutes dernières oeuvres de Dürer, qui garde encore son mystère malgré la relative abondance des sources et la surabondance des recherches. J’ai tiré l’essentiel des informations de la monographie de Eugene VIAL [K1] qui, parue en 1914, a été totalement ignorée par les chercheurs allemands ; et je l’ai complétée par l’étude la plus récente, probablement définitive, celle de Helge Weingärtner [K2], qui a tiré parti de toutes les sources existantes.

1515

Felicitas ImhoffFelicitas Imhoff, née Pirkheimer

  • Felicitas, une des filles de Pirkheimer épouse à 18 ans Hans VI Imhoff, un riche marchand de Nüremberg


1517

  • A la même époque, Hans Kleberger, âgé de 29 ans, vit à Lyon, employé par les Imhoff ([K1], p 4)


1522

  • Il accorde un prêt à François Ier


1524

1524 willibald-pirckheimerWillibald Pirckheimer, Dürer, 1524

  • Dürer grave Pirckheimer, âgé de 53 ans, en humaniste :

C’est par l’esprit que l’on vit, le reste appartient à la mort

Vivitur ingenio, caetera mortis erunt

On voit qu’il a beaucoup vieilli : c’est maintenant un homme malade, agressif et désabusé.


1525

  • Pendant ce temps, Kleberger a développé ses affaires avec brio. Une rumeur lyonnaise dit même qu’il aurait été capitaine de lansquenet et aurait sauvé François I lors de la bataille de Pavie ([K1], p 12), mais elle est historiquement peu crédible.


1526

Öèôðîâàÿ ðåïðîäóêöèÿ íàõîäèòñÿ â èíòåðíåò-ìóçåå Gallerix.ru
Hans Kleberger
Dürer, 1526, Kunsthistorisches Museum, Vienne [K3]

  • Lors d’un passage à Nüremberg, Kleberger se fait portraiturer par Dürer, et fait faire deux médailles à son effigie à un artiste inconnu :

« Au printemps 1526, Kleberger est à Nuremberg depuis 50 jours, un peu plus de sept semaines et sans interruption. Il ne peut donc plus y avoir de doute sur la période de 1526 au cours de laquelle les œuvres d’art en question ont été créées… Pourquoi Kleberger est-il resté si longtemps à Nuremberg? Parce que l’importante affaire d’argent devait être négociée et stipulée contractuellement. » ([K2], p 156)

  • 2 juillet : Felicitas Imhoff devient subitement veuve, à 29 ans, et avec déjà quatre enfants
  • Rapidement, sans doute, Kleberger a dans l’idée de l’épouser : mais la chronologie exclut désormais l’hypothèse que les trois portraits aient été conçus dans l’intention de se faire valoir auprès d’elle.

1527

  • En Octobre, malgré ses origines modestes, Kleberger est fait bourgeois de Nüremberg. Il fonde une firme commerciale avec deux des frères Imhoff. [K4]


1528

  • 6 avril : Dürer meurt, à 57 ans
  • 28 septembre : Kleberger, à 42 ans, finit par réussir à épouser Felicitas, malgré les grandes réticences de son père Pirckheimer, sous condition de demeurer désormais en permanence à Nüremberg.


1529

  • Pickheimer et la famille Imhoff accablent Kleberger de demandes d’argent ([K1], p 15 et 66)
  • 21 juillet : Félicitas reçoit un cadeau a son retour d’une cure thermale, qui suggère une grossesse qui se serait mal passée.


1530

C’est l’année de l’échec du mariage et de l’implantation à Nüremberg :

  • 28 avril : Kleberger est autorisé à renoncer à la citoyenneté nürembergeoise, malgré l’opposition de Pirckheimer qui fait valoir que, si on le laisse partir, il abandonnera sa femme qui ne pourra jamais récupérer sa dot. Kleberger quitte Nüremberg pour toujours.
  • 29 mai : Felicitas meurt à 33 ans, réfugiée avec ses enfants dans la maison de sa belle-mère. De l’histoire ne nous est connue que la version au vitriol de son père ([K1], p 61), accusant Kleberger :
    • d’avoir pris un faux nom et d’être en fait le fils du changeur Scheuhenpflug, qui s’était enfui de Nüremberg pour dettes : raison pour laquelle il lui avait tout d’abord refusé son consentement ;
    • d’être devenu plus juif que chrétien, se comportant en usurier ;
    • d’avoir embobiné Felicitas en lui envoyant un astrologue qui lui aurait prédit que, si elle épousait Kleberger , elle aurait la vie d’une impératrice.
  • 22 décembre : Pirkheimer meurt, tout juste passé 60 ans, laissant inachevée une plainte où il accusait Kleberger d’avoir empoisonné sa fille.


1532

  • Kleberger s’installe définitivement à Lyon ([K1], p 16)


1535

  • 15 février : à Paris, le riche marchand et ami de Calvin Étienne de la Forge est étranglé et brûlé pour hérésie par arrêt du Parlement, et tous ses biens sont confisqués [K5].


1536

  • 19 février : Kleberger épouse à Lyon Pélonne Bonzin, veuve de l’hérétique.
  • en mars, sur la requête de celle-ci, François I lui restitue la totalité de ce que le fisc n’avait pas encore saisi (une maison à la Vilette et quelques créances), générosité qui fait exception à des diverses dispositions antérieures « auxquelles nous dérogeons, ensemble à la dérogatoire de la dérogatoire y contenue » [K6]. On voit que les complexités administratives ne datent pas d’hier.


1546

  • 6 septembre : Kleberger meurt à Lyon, catholique, bienfaiteur de la ville, et richissime : il laisse à sa femme et à son fils unique David une fortune de plus de 150.000 livres qu’il a acquise tout entière « moyennant la grâce de Dieu… par son sens et industrye » ([K1], p 22). Felicitas achète 14 domaines. David, cependant, sera en difficulté financière dès 1563 [K4] : tout le monde n’est pas doué pour les affaires.


sb-line

Pourquoi les trois portraits de 1526 ?

 

La première médaille de Kleberger

Medaille de KLeberger 1525-26 StadtAN E 17-II nr 1400Medaille de Kleberger, 1526, StadtAN E 17-II nr 1400

Les deux médailles ont la même composition :

  • côté face le profil de Kleberger, avec ici son âge (XL) et l’année du règne de Charles Quint (VI)
  • côté pile un trophée d’armes, avec la légende pacifique :

Ni en armes, ni à cheval, mais dans la Vertu de notre Dieu

NON IN ARMIS ET EQUIS SED IN VIRTUTE DEI NOSTRI

Medaille de KLeberger 1525-26 StadtAN E 17-II nr 1400 schemaAu centre sont répétées deux fois les armes parlantes de Kleberger : trois trèfles (Klee) sur une montagne (Berg).

A la fin de l’inscription se trouvent les trois signes astrologiques qui font tout le piment de la série : de bas en haut :

  • la Constellation du lion,
  • le Soleil,
  • le symbole de Regulus, l’étoile la plus brillante de cette constellation (on l’appelait à l’époque « cor leonis », le coeur du Lion).


Sceau de Dvid Kleberger Vial p 141Sceau de David Kleberger

Pour comparaison, le fils de Hans conservera pour son sceau les armes parlantes, mais aucun des signes astrologiques : ce qui exclut que le signe de Regulus ait été le logo commercial des Kleberger, comme le pensait Viau.


En aparté : l’astrologie du Lion

 

ASTRONOMICVM SIGILLVM LEONIS Kunsthistorisches museum VienneASTRONOMICVM SIGILLVM LEONIS, Kunsthistorisches museum, Vienne

Pour comparaison également, ce sceau astrologique visant à bénéficier de l’influence du Soleil, porte les mêmes signes, sortis directement du « De occulta philosophia libri tres » d’Agrippa [K7].

On retrouve de bas en haut Regulus, le soleil et la constellation du Lion : en astrologie, la conjonction du soleil avec Regulus était jugée particulièrement favorable.

Le symbole du haut est la marque de Nachiel, l’« Intelligence du Soleil » inventée par Agrippa.



Nachiel construction
Pour donner une idée de sa « méthode » [K8]:

  • associer un carré magique à chaque planète : carré de 6 pour le Soleil, dont la somme de chaque ligne est 111 ;
  • inventer un nom hébreu, dont la somme cabalistique est la même (chaque caractère hébraïque a une valeur numérique) ;
  • relier les cases du carré dans l’ordre des caractères.


La seconde médaille de Kleberger

Medaille de Kleberger 1526 Vial p 137
Médaille de Kleberger, 1526 ([K1], p 137)

Le côté pile porte une autre inscription pacifiste :

Mieux vaut la sagesse que les armes de guerre
Ecclésiaste 9,38

MELIOR EST SAPIENTIA QUAM ARMA BELLICA

Sur la dernière ligne on reconnaît Regulus et la Constellation du Lion. Pour Vial, le chiffre 9 (VIIII) entre les deux indique tout simplement le chapitre de l’Ecclésiaste. Pour Fedja Anzelewsky [K8a], ce serait le nombre de jours à rajouter à l’entrée du soleil dans le Lion (18 juillet 1486) pour obtenir la date de naissance de Kleberger.

Dans la moitié inférieure, on retrouve les armes du trophée, cette fois alignées comme de retour à l’arsenal : au centre la cuirasse, à gauche et à droite le bouclier et le casque portant la montagne aux trois trèfles.

Pour Helge Weingärtner, les deux médailles s’expliquent clairement par l’actualité immédiate, suite à la bataille de Pavie l’année d’avant :

« En 1526, la paix ne prévaut qu’entre janvier et mai, et le programme des médailles y fait allusion, ce qui nous donne une plage encore plus précise pour la création de ces œuvres : quand il y avait la paix, soit exactement dans la période où Kleberger séjournait à Nüremberg ». ([K2], p 159)


Le portrait par Dürer

Öèôðîâàÿ ðåïðîäóêöèÿ íàõîäèòñÿ â èíòåðíåò-ìóçåå Gallerix.ru
L’originalité de la composition a frappé tous les commentateurs. Cette tête coupée qui surgit en relief à travers un oculus est sans précédent, et marie à plaisir les contraires : le réalisme de la chair s’oppose à son inexplicable découpe, et à la géométrie de l’inscription en lettre dorée qui semble flotter devant le marbre plutôt que d’y être inscrite.

Helge Weingärtner a probablement trouvé la bonne explication en considérant que le tableau est indissociable des deux médailles : comme une gageure proposée à Dürer, c’est une sorte de tableau-médaille, accédant par la magie de la peinture à la couleur et à la troisième dimension.

« Ce qui manque à cette non-médaille, c’est le revers. Les éléments du côté pile des médailles sont séparées en un écu et un casque placés dans les deux coins inférieurs. En haut à droite, le monogramme de Dürer avec l’année. »

Les trois signes astrologiques des médaillons ont également été dispatchés : le symbole de Regulus à la fin de l’inscription, le symbole de la constellation du Lion dans le coin en haut à gauche, sur un fond lumineux composé du symbole du soleil, multiplié six fois.

Ces signes font probablement allusion à la configuration astrologique très bénéfique du Soleil dans le Lion, et même en conjonction avec « le coeur du Lion », l’étoile Regulus. Il se peut que ce soit la situation astrologique de Kleberger lui-même, source de son insolente fortune, mais il est difficile d’aller plus loin tant sa date de naissance varie selon les auteurs.



1526 Durer Johann Kleberger Kunsthistorisches Museum schema agrippa
Anzelewsky a proposé une explication géomantique pour les six soleils : la figure se rapproche d’une des seize figures classiques, Amissio (la Perte), reproduite dans le traité d’Agrippa [K8b]. Le principe de la divination, expliquée dans ce traité, consiste a disposer les figures géomantiques tirées au sort dans les douze maisons de l’horoscope de l’individu. Ernst Rebel ([K9], p 62-67) constate que la seule configuration ayant une valeur positive est celle où Amissio se positionne dans la douzième Maison, avec le Lion, et en déduit que c’est cette configuration qui serait sortie dans la cas de l’horoscope de Kleberger. Cette signification positive est la suivante :

Dans la douzième maison, elle (Amissio) est la perte (disparition) de tous les ennemis ; le prisonnier est détenu pendant longtemps ; par ailleurs, il est protégé du danger.

In duodecima inimicos omnes perdit: incarceratum diu detinet: caeterum a periculis praeservat

Rebel en tire simplement la conclusion que Kleberger se considérait comme un enfant de la chance.

Helge Weingärtner pense quant à elle que l’oracle n’est pas personnel, mais se rapporte à la situation politique de la période. Capturé à Pavie,François Ier est libéré en mars 1526 (soit au moment où le programme iconographique était déjà décidé) : le symbole aurait été choisi pour exprimer cette libération, et donc la paix retrouvée.

Les médailles étaient probablement destinées à être distribuées à titre commercial, tandis que le portrait était pour l’usage privé de Klebeger (il l’a d’ailleurs emporté avec lui à Lyon). Il est possible que le symbole du Lion entouré d’étoiles ait également à voir avec son rôle personnel vis à vis de François Ier, non durant la bataille, mais dans la collecte des fonds pour payer son énorme rançon.



Seconde histoire : de la Russie et du Canada à Paris, en 1927

Les informations sur Héliodore Fortin proviennent de l’article d’André Garant [F1] et de la monographie de l’abbé Armand Yon [F2]. Celles sur Nicolas de Kalmakoff proviennent de l’article de L.Carruana [F3]

1873

  • Naissance à Nervi, sur la Riviera italienne, de Nicolaï Kalmakoff, fils d’un général russe et d’une cantatrice italienne. Il est baptisé catholique.

1889

  • 12 février : naissance d’Héliodore Fortin à Saint-François-de-Beauce (Québec), septième enfant de Cyprien Fortin qui sera plus tard le premier maire de Beauceville.

1890 à 1895

  • Revenu avec sa famille à Saint Pétersbourg, Kalmakoff obtient à 22 ans un diplôme en droit.


1895-1902 :

  • Kalmakoff étudie la peinture et l’anatomie en Italie. Il effectue des dissections à l’hôpital.

1896 

  • A l’âge de sept ans, dans une scie à vapeur, en jouant à faire tourner à la main une grande roue, Héliodore a la main droite broyée et la main gauche grièvement mutilée (il parviendra néanmoins à écrire).


1905 

  • Kalmakoff est revenu à Saint Pétersbourg, s’est marié. Il rejoint le mouvement Skoptzy (les « castrés »), secte russe dont Raspoutine était une des premiers adhérents : elle rejette les sacrements de l’Église orthodoxe et impose une abstinence sexuelle rigoureuse.

1908

1908 Costume pour SalomeCostume pour Salomé, 1908

  • Entre autres décors de théâtre, Kalmakoff crée pour la pièce Salomé de Wilde un décor qui fait scandale : le « temple de l’Amour » du premier acte est un énorme sexe féminin, dont on n’a aucune trace : la pièce est interdite quelques heures avant la première.


1908 Vera_Komissarzhevskaya 1Vera Komissarzhevskaya

  • Il a une liaison passionnée ave la vedette du Théâtre Ancien, Vera Komissarzhevskaya, que l’interruption de la pièce plonge dans les difficultés financières, et qui meurt en 1910.


1914

Heliodore Fortin Photo Denise Grenier

Héliodore Fortin « notaire » au Manitoba

De l’autre côté de l’Atlantique, Héliodore est instituteur à Saint-Claude au Manitoba. C’est là qu’il rencontre une française, Marguerite Constantin, fille de journaliste et soeur du future prix Goncourt Maurice Constantin. Son mari Raoul de Villario vient de rentrer en France pour s’engager. Prédestination : elle est née le même jour et à la même heure qu’Héliodore.


1915

  • Héliodore rejoint Marguerite à Montréal, où elle est vendeuse dans un grand magasin.
  • Puis ils déménagent à Ottawa où Héliodore fréquente assidument la bibliothèque, s’intéressant «à la lecture des penseurs et des divers systèmes philosophiques».


1918

  • Marguerite rentre en France rejoindre son mari.


1920

  • Marginal et inclassable, Kalmakoff traverse sans trop d’encombres la période de la Révolution. Vers 1920, il abandonne sa famille et séjourne dans les Pays baltes.

1921 Autoportrait en St Jean Baptiste1921, Autoportrait en St Jean Baptiste 1922 Autoportrait en Narcisse1922, Autoportrait en Hermaphrodite

A quarante cinq ans, libéré de sa famille, sa sexualité obsédante se traduit par une floraison d’autoportraits ambigus…


1922 Kalmakoff Autoportrait1922, La Couronne d’épines (Autoportrait)

…travaillés d’angoisses mystiques.


1923 

  • Vers la même époque, Héliodore traverse l’Atlantique pour rejoindre Marguerite, qui a divorcé en 1922. Il achète à Montmartre, 5, rue Joseph-Dijon, la Librairie du Simplon, où il vend des livres d’occultisme et d’histoire des religions. Il y édite son premier livre :
    « Helio Ver Humanisator, docteur ès ignorances des universités Nature et Raison. Le Léprosisme, roman philosophique »


1924

Kalmakoff 1924 Le CaliceLe calice, 1924

  • Nicolaï est sur la Riviera, où il aurait tué en duel le mari d’une de ses maîtresses. Il peint des divinités imaginaires…


<>1924 Kalmakoff Autoportrait
Autoportrait, 1924

… et cet autoportrait halluciné.


1926

  • Héliodore fonde le Résurrectoir, se dit « le prince des prêtres, sous le nom de Grand Résurrecteur ou Divinisateur, et avec la qualité de Souverain Pontife des vices-dieux… » Il publie « La Bible des Esprits libres. Un hétéroclite québecquois. Roman. Préface de Renée Dunan »

Hotel Colbert 42 rue de la RochehoucaultHôtel Colbert 42 rue de la Rochehoucault

  • A 53 ans, Nikolaï arrive à Paris. Il vit seul, à l’écart de la communauté russe. Il loge de l’autre côté de la Butte, dans un hôtel de la rue de la Rochefoucauld (il y restera jusqu’en 1947).


1927

  • Devenu un des tous premiers disciples d’Héliodore, Nicolaï se lance dans une série de vingt cinq tableaux pour le Temple des Divinistes.

1928

1928 Kalmakoff GALERIE CHARPENTIER, PARIS

  • La galerie Charpentier organise l’unique exposition Kalmakoff à Paris, sans grand succès. Refusant ensuite d’exposer ses oeuvres, il vivra de plus en plus chichement au fil des années.

natasha-trouhanova-photograph 1911

Natacha Trouhanova en 1911.

  • Cela n’empêche pas une aventure avec la  célèbre ballerine Trouhanova, épouse du comte Ignatieff

Marguerite Constantin Le bien public, 1 fevrier 1974
Marguerite Constantin devant la Bible diviniste, Le bien public, 1 février 1974 [F3a]

Le Résurrectoir prend un peu d’essor : c’est surtout une association à vocation charitable, gérée d’une main ferme par Marguerite, qui soutient 850 famille et ouvre même une colonie de vacances [F4] . Ses prières empruntent beaucoup à celles de l’Eglise catholique.


5 rue Dijon Paris 18eme5, rue Joseph-Dijon, Paris 18ème

« Cette révélation, M. Héliodore Fortin la commente 5, rue Joseph-Dijon, ie mardi et le jeudi,, de 20 h. 30 à 22 heures, et le jeudi après-midi, de 2 à 4 heures.
On entre par le plus tranquille des magasins de papeterie-librairie. Derrière un écran de journaux, deux femmes vous contemplent curieusement. On pousse une petite porte comme pour pénétrer dans l’arrière-boutique. On est dans le temple de la divinisation.
M. Héliodore Fortin, créateur de la doctrine diviniste, fondateur du résurrectoir et premier résurrecteur, vous y attend, noblement appuyé au marbre de la cheminée. Au-dessus, comme un portrait de famille, se dresse l’image de Dieu le Grand.
Au reste, toute la pièce est décorée de peintures allégoriques. Des monstres aux couleurs infernales, des bêtes grimaçantes, des hommes qui semblent atteints de maladies de peau, ont remplacé le papier désuet de ce qui dut être une salle à manger. Douze panneaux à donner le cauchemar se partagent ainsi les murs, douze stations d’un chemin de croix horrifiant qui s’appelle ici les douze flammes du chemin de la divinisation. » L’Oeuvre, 26 août 1928 [F5]

« Ces peintures, italo – byzantino -russes, sont curieuses, et puissamment décoratives. M. Fortin compte sur les partis de gauche pour la diffusion de sa religion.
Avis aux candidats… -Je leur prédis un vif succès, surtout s’ils reproduisent dans leurs affiches, par exemple, le « monstre pithécanthrope encore enraciné à la matérialité par ses jambes rhizomorphes et ligamenteuses… ». Le Quotidien, 1er Avril 1928 [F6]


1929

1929 Kalmakoff Avec les filles du peintre Ivanov

1929, Kalmakoff avec les filles du peintre Ivanov

Autoportrait en Louis XIV (Fleurs du Mal) 19291929, Autoportrait en Louis XIV (Les Fleurs du Mal) 1929 Kalmakoff Autoportrait1929, Autoportrait (trouvé dans les combles de l’Hotel Colbert)

Ces deux autoportraits orgueilleux et lubriques donnent une image frappante de  Kalmakoff tel qu’il se voyait lui-même, monarque ou éminence grise du Mal, à l’époque où Fortin le considérait comme son adepte le plus sûr :

 » Eh ! bien. Monsieur le Psychopompe, supposons que vous mouriez. Cela n’a rien de plaisant, je le reconnais ; mais enfin, ça peut arriver. Donc, vous mourez. Que devient le Divinisme ? Et je jette un regard sur les vingt- cinq tableaux et sur les trois chaises.
— Mais il y a les adeptes. Au moins un, dont je suis sûr. Parce que les autres, je ne les ai pas encore assez sondés. » Comoedia, 9 avril 1929 [F7]


1930

1930 Jeanne d'Arc1930, Jeanne d’Arc.

  • Nicolaï se passionne maintenant pour le personnage de Jeanne d’Arc.

1930 Kalmakoff Le triomphe de Ste Jeanne d'Arc1930, Le triomphe de Sainte Jeanne d’Arc 1931 Joan Before her Judges1931, Jeanne devant ses juges
  • Après la chapelle Fortin, il entreprend une nouvelle série pour une chapelle qui lui sera dédiée : le projet n’aboutit pas.


1931

  • Pour se consacrer entièrement à sa nouvelle religion, Héliodore vend sa librairie et installe les toiles dans un espace plus approprié, la Chapelle des Ressuscités
38 bis rue Fontaine Paris 18emeEntrée de l’immeuble Heliodore Fortin Paris Soir 14 septembre 1931 La chapelle FortinChapelle Fortin, dans la cour [F8]

38 bis rue Fontaine, Paris 18ème

Paris-Soir, sous la plume de Fernard Pouey, lui consacre coup sur coup une interview et un reportage :

Heliodore Fortin Paris Soir 14 septembre 1931 La chapelle FortinHéliodore Fortin Paris Soir 14 septembre 1931 [F8]

Paris-Soir 15 septembre 1931 Gallica photo 1Paris-Soir, 15 septembre 1931 [F9]

« C’est au 38- bis rue Fontaine,. au fond, d’une cour, dans un atelier désaffecté que M. Héliodore Fortin a installé son Résurrectoir. Le fidèle qui en prend le chemin ne doit pas craindre le regard curieux de la concierge ou le sourire ironique de la belle dame en blond du premier. Ces contingences, d’ailleurs, ne gênent en aucune manière M. Fortin, qui possède une foi solide. Fidèle au rendez-vous, il m’attendait dans sa tenue de prêtre diviniste ou résurrecteur : une sorte de redingote bleue à boutons de métal, un pantalon à pattes et des chaussures à guêtres blanches. Ainsi vêtu, il ressemblait de plus en plus à Lamartine…. (Les toiles) sont, m’explique le Résurrecteur, l’œuvre d’un grand artiste, le peintre Nicolas de Kalmakoff et nous montrent : 1° les douze vice-dieux capitaux de l’humanité ; 2° les douze stations ou « flammes » symboliques du chemin de la divinisation ; 3° Dieu le Grand, figuré sous les traits d’un homme divinisé. » Paris-Soir, 15 septembre 1931


1934

  • 8 juin : Héliodore meurt à l’âge de 45 ans est inhumé au cimetière de Pantin.


1935

Mussolini et Heliodore Fortin, Le Journal 30 Juin 1935 GallicaMussolini survivant à Héliodore Fortin, Le Journal, 30 Juin 1935, Gallica

  • 29 juin : pour le premier anniversaire de sa mort, son monument funéraire, conçu par Nicolaï, est inauguré en présence d’une soixantaine de personnes.


Heliodore Fortin 1935 Stele Cimetiere de PantinMonument de Kalmakoff au cimetière de Pantin, photographie Bertrand Beyern

« Résurrecteur
Fondateur du Résurrectoir
Le plus grand animateur de paix
Lequel par son enseignement
A prêché inlassablement le
Désarmement moral. Pierre
Angulaire du désarmement
Des peuples.
Il a pratiqué la Charité et la Bonté
Ici bas et il est allé revivre et réaliser
Au cours de sa vie éternelle ses plus
Grands rêves et toutes ses espérances. »

En bas, sur un coeur enflammé, on lit la devise du Résurrectoir :

« Je donne tout ce que je reçois ».


1941

  • Kalmakoff survit en dessinant des images pieuses ou en illustrant des magazines de l’armée d’occupation. A soixante-huit ans, il rencontre sa dernière femme, une voisine guatémaltèque entre deux âges, également compagne, à ce qu’il semble, d’un pope.


1947

Chelles Ancien hospice russe 8 rue du gendarme CastermantChelles, Ancien hospice russe 8 rue du gendarme Castermant

  • Elle confisque ses toiles et elle le place à l’hospice russe pour vieillards indigents de Chelles, Selon le souvenir d’une infirmière [F9a] :

Infirmiere

«Il passait son temps à aiguiser un couteau de cuisine. Il commençait tôt le matin, toujours le même couteau, le lame était comme un fil. Il le mettait ici, dans son gousset, la pointe en haut...tous les autres étaient terrorisés. Alors il passait toutes ses journées dans sa chambre, à aiguiser son couteau ou bien à lacérer des morceaux de papier. Il n’a jamais parlé de peinture…. »


1955

  •  2 février 1955 : Kalmakoff meurt d’une apoplexie à l’hôpital de Lagny, où il est enterré, avant d’être mis cinq ans plus tard à la fossse commune.


sb-line

La Chapelle Fortin (1927)

1927 Kalmakoff Chapelle Fortin Reconstitution P.Bousquet

Reconstitution P. Bousquet
En orange les éléments sont la position est incertaine.

La série complète, vendue à Drouot en 1961 par un garde-meuble de Metz, été exposée à la Galerie Motte à Paris en février 1964, et est depuis dispersée. Cette reconstitution s’appuie sur deux photographies partielles et quelques descriptions disponibles.

Il semble inconcevable qu’une oeuvre d’une telle qualité et d’une telle ampleur, exposée pendant quelques d’années en plein Paris et en pleine période surréaliste, soit passée inaperçue des contemporains, et sous les radars des historiens de l’Art.


Flamme I :

« Dans une gueule vaginale, ouverte sur la nuit hostile, grouillent des bêtes immondes, image répugnante des bas instincts de l’être au seuil du chemin de. la. divinisation, tout au début de la période destructive, où triomphent en nous les puissances du Mal. Au sommet de la gueule anatomique, une petite tête cadavéreuse dit pourtant que la mort naît de la vie. Et de ces profondes ténèbres où la conscience se cherche, émerge un faciès humain, torturé par l’inconnu de sa destinée. Il se hisse douloureux vers le jour, les yeux clos encore, mais les paupières éclairées par la lumière divine qui va éclairer le cycle de ses vies. Et son front où s’élabore la « Pensée », se tourne dans une auréole rédemptrice, vers une flamme qui s’élève hésitante, image symbolique de l’âme en route vers la divinisation ». Paris Soir [F9]


Flamme II :

1927 Kalmakoff Chapelle Fortin Flamme Monstre a queue« Monstre à queue »


Flamme III

1927 Kalmakoff Chapelle Fortin Flamme Le monstre a l'Epee

« Le Mal érigé dans sa toute puissance, tenant dans sa dextre l’épée flamboyante de la Destruction » Comoedia, [F7]


Flamme IV :

1927 Kalmakoff Chapelle Fortin Flamme Primate

 « Ici, l’abstraction évolue vers le réel terrestre. Un monstre pithécanthrope est encore enraciné à la matérialité par ses jambes rhizomorphes et ligamenteuses, ébauche des premières tentatives de libération. » L’Oeuvre [F5]


Flamme XI

1927 Kalmakoff Chapelle Fortin Flamme L'epee enflammee

« L’Espérance lui sourit, une flamme constructrice s’échappe de ses yeux ; l’épée symbolique flamboie et maintenant, après la destruction et la construction, l’harmonisation », La mort du Résurrecteur, [F10]


Flamme ?

« Un ange au sourire merveilleux tient une lampe qui répand une lueur paisible autour de lui » , La mort du Résurrecteur [F10]


Dieu le Grand :

1927 Kalmakoff Chapelle Fortin Dieu Le Grand

« Et voici, entendis-je, Dieu le Grand, la synthèse de tout, l’harmonisation suprême dans son équilibre magnifique, comble de la beauté illustrée par l’arc-en-ciel merveilleux. C’est en lui que retourne chaque créature arrivée au faite du chemin de la divinisation pour devenir Dieu elle-même et recommencer le cycle de ses destinées. Le symbole est ici de force et de jeunesse, puisque Dieu est le départ de l’aboutissement et le départ encore de toute chose. Aussi est-il auréolé du triangle mystique alors que l’âme, en ses douze étapes schématiques, poursuit autour de lui le cercle toujours infini des vies humaines, où se retrouvent, pour la juste harmonie, les mêmes sommes de bonheur et de malheur, de bien et de mal, qui interdisent la haine et le mépris des autres. Le Dieu donc, doué de la connaissance totale, tend sa dextre impérative sur les destins de l’univers. Mais son regard s’éclaire du bleu ardent de la clairvoyante mansuétude car, pour avoir tout vécu, il voit tout dans le globe qu’il soutient de si main gauche, comme en sa toute-puissance, il s’appuie sur la sphère de l’univers où pullulent les créations qui ne peuvent être sans lui, comme lui sans elles. » Paris Soir [F9]


Les Vice Dieux

« Ensuite défilèrent, commentés par mon interlocuteur, les douze vice-
dieux :

  • 1 Bel, force dévorante du soleil ;
  • 2 Ouitsilopochtly, vice-dieu mexicain ;
  • 3 Mammon, vice-dieu des sans-dieu ;
  • 4 Jéhovah, sévère et jaloux ;
  • 5 Allah, fatal ;
  • 6 Mithra, sensuel et bienveillant ;
  • 7 Osiris, sage ;
  • 8 Odin, un esprit bien positif ;
  • 9 Bouddha, contemplatif ;
  • 10 Brahma, très puissant ;
  • 11 Jupiter, de bonne humeur ;
  • 12 Christ, symbole du triomphe de la liberté de conscience dans une âme libre. »

Paris Soir [F9]


1 Bel

1927 Kalmakoff Vice Dieu Bel

« Dieu le Grand expose des orteils posés sur des nuages, comme on voit chez les surréalistes, et quand aux vice-dieux, les attributs qui accompagnent leur auguste visage sont figurés par des images dont quelques-unes ont un drôle d’accent. La toute première est le portrait d’un nommé Bel, taureau de son état, à qui le peintre a mis une perruque frisée, et qui nous fait une gueule ! «  Paris-Midi 9 mai 1928


2 Ouitzilopchtli

1927 Kalmakoff Vice Dieu Ouitsilopochtly
Dieu aztèque des sacrifices humains


3 Mammon

1927 Kalmakoff Vice Dieu Mammon

« Monstre vampire tout gavé d’or en sa gueule béante, dont les dents sont pourries par les vices, que des seins hideux provoquent pour les retenir de leurs griffes immondes » Guide du résurrectoir, cité par Yon ([F2], p 231) (sans doute le « Guide à l’usage des fidèles », totalement introuvable).

« Le Banquier de l’Humanité, qui sait que le mystère de vivre est d’atteindre à la Divinisation en passant par la destruction, la construction et l’harmonisation » [F7] Comoedia


5 Allah

1927 Kalmakoff Vice Dieu Allah


7 Osiris

1927 Kalmakoff Vice Dieu Osiris


8 Odin

1927 Kalmakoff Vice Dieu Odin
Les deux ailes rappellent les deux corbeaux qui disent à Odin ce qu’ils entendent et voient.


9 Bouddha

1927 Kalmakoff Vice Dieu Bouddha

10 Brahma

1927 Kalmakoff Vice Dieu Bhrama



Epilogue : De Kleberger à Fortin

1935 Heliodore Fortin Stele Cimetiere de Pantin MadaillonMédaillon par Nicolas de Kalmakoff, 1935

On connaissait le médaillon réalisé pour le premier anniversaire de la mort d’Héliodore.


1934 Kalmakoff Portrait de FortinPortrait de Héliodore Fortin, 1934, collection particulière

Ce second portrait est en revanche inédit : il représente Héliodore Fortin « ANNO AETATIS SUAE XX », en sa vingtième année, et est daté de 1934.

Il a donc été réalisé un an avant le médaillon funéraire, au moment de la mort de Fortin, sans doute d’après une photographie fournie par Marguerite Constantin. Il s’agit probablement d’un don de Kalmakoff à celle-ci (il a été retrouvé dans un marché aux Puces du midi, et Marguerite résidait à Nice depuis la guerre ; il comportait un cadre original en bois doré, malheureusement détruit lors d’une explosion de gaz en 1989).

Le portait montre le Résurrecteur en gloire, à la fois dans la jeunesse de sa forme éternelle, et sous la forme humaine qu’il avait en 1909, quelques années avant sa rencontre avec Marguerite.

Öèôðîâàÿ ðåïðîäóêöèÿ íàõîäèòñÿ â èíòåðíåò-ìóçåå Gallerix.ru 1934 Kalmakoff Portrait de Fortin

Le chiffre XX a donc été choisi, non pour des raisons biographiques, mais par référence au portrait de Kleberger, dont les signes astrologiques n’avaient pu qu’attirer l’oeil ésotérique de Kalmakoff :

1934 Kalmakoff Portrait de Fortin detail
il a d’ailleurs placé son monogramme à la fin de l’inscription, là même où Dürer avait placé la symbole de Regulus.

sb-line

Références :
[K1] Eugene VIAL, L’histoire et la légende de Jean Cleberger, dit le bon Allemand , 1914, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9735063d.texteImage
[K2] Weingärtner, Helge « Hans Kleeberger porträtiert von Dürer – von Pirckheimer gezeichnet » ; Mitteilungen des Vereins für Geschichte der Stadt Nürnberg 97(2010), Seite 125-194
https://daten.digitale-sammlungen.de/0009/bsb00094529/images/index.html?id=00094529&groesser=&fip=193.174.98.30&no=&seite=170
[K3] https://fr.wikipedia.org/wiki/Portrait_de_Johann_Kleberger
[K4] Kellenbenz, Hermann, « Kleberger, Hans » in: Neue Deutsche Biographie 11 (1977), S. 718 f https://www.deutsche-biographie.de/sfz41299.html
[K5] http://www.regard.eu.org/Livres.10/Promenade_a_travers_Paris/03.html
[K6] N. Weiss, « FRANÇOIS I er ACCORDE A LA VEUVE D’ÉTIENNE DE LA FORGE: L’HERITAGE DU MARTYR, QUE LE FISC N’AVAIT PAS ENCORE SAISI », Hesdin, mars 1537, Bulletin historique et littéraire (Société de l’Histoire du Protestantisme Français) Vol. 39, No. 5 (15 Mai 1890), pp. 269-271 https://www.jstor.org/stable/24286873
[K7] On peut consulter en ligne le De occulta philosophia libri tres d’ Agrippa : https://www.loc.gov/item/20007812/
[K8] La méthode est expliquée dans :
Karl Anton Nowotny « The Construction of Certain Seals and Characters in the Work of Agrippa of Nettesheim », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes , 1949, Vol. 12 (1949) https://www.jstor.org/stable/750255
Le schéma est tiré de :
Anna Marie Roos ‘Magic Coins’ and ‘Magic Squares’: The Discovery of Astrological Sigils in the Oldenburg Letters, Notes and Records of the Royal Society of London Vol. 62, No. 3 (Sep. 20, 2008), pp. 271-288 https://www.jstor.org/stable/20462678
[K8a] Fedja Anzelewsky, « Albrecht Dürer, das malerische Werk » p 274
[K8b] Ces figures géomantiques étaient connues en Allemagne bien avant le traité d’Agrippa. On les voit dès 1450 sur un homme zodiacal dans un Traité d’astrologie et de médecine (Tübingen Hausbuch, UB Tübingen MD 2 fol 35r http://idb.ub.uni-tuebingen.de/opendigi/Md2#p=72)
[K9] Ernst Rebel, « Die Modellierung der Person: Studien zu Dürers Bildnis des Hans Kleberger », 1990
[F1] Texte André Garant, photographie Denise Grenier
https://www.patrimoine-beauceville.ca/heliodore-fortin-1889-1934-fondateur-d-une-secte-religieuse
[F2] Armand Yon, « Héliodore Fortin (1889-1934), « Grand Résurrecteur »
Les Cahiers des Dix, Volume 31, 1966
https://cdm22007.contentdm.oclc.org/digital/collection/p22007coll8/id/419371
[F3] http://visionaryrevue.com/webtext3/kal1.html
[F3a] Le bien public, 1 février 1974 https://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/3621672
[F4] Paris-Midi 30 juin 1935 « Il y a un an mourrait le philanthrope Héliodore Fortin, fondateur d’une religion nouvelle » https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k4729032s/f9.item.r=%22h%C3%A9liodore%20fortin%22.zoom
[F5] L’Oeuvre, 26 août 1928 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k4617980t/f4.item.r=r%C3%A9surrectoir.zoom#
[F6] Le Quotidien, 1er Avril 1928 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k3457998x/f1.item.r=r%C3%A9surrectoir.zoom#
[F7] Comoedia 9 avril 1929 Pierre LAGARDE https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k76468470/f2.item.r=%22h%C3%A9liodore%20fortin%22.zoom#
[F8] Paris Soir 14 septembre 1931 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k76393898/f2.item.r=r%C3%A9surrectoir.zoom
[F9] Paris Soir 15 septembre 1931 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k7639390x/f2.item#
[F9a] Documentaire sur Kalmakoff : L’ange de l’Abîme, film de Annie Tresgot, 1982 https://www.youtube.com/watch?v=Zj5TBhDorgk
[F10] « La mort du Résurrecteur » dans René Thimy, « La magie à Paris », p 56
http://iapsop.com/ssoc/1934__thimmy___magie_a_paris.pdf

Le Jugement dernier dans le Speculum humanae salvationis

4 mars 2021
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Le principe du Speculum humanae salvationis (Miroir de l’Humaine Salvation) est de mettre en parallèle une scène du Nouveau Testament (« antitype ») et trois épisodes qui la préfigurent (« types »).

Ce court article s’intéresse aux illustrations du chapitre XL [1]., particulièrement intéressantes d’un point de vue graphique et théologique :

  • l’antitype est le Jugement dernier (Mathieu 25:31-45)
  • le premier type est la Parabole des mines (Luc 19:11-27) ou des talents (Mathieu 25:14-30).

Je ne parlerai pas des deux autres types (Les Vierges folles et sage, Mane Tecel Phares) qui forment un couple d’illustrations distinct.

Cet article complète celui consacré à l’apparition du globe dans les Jugements dernier : voir 6 Le globe dans le Jugement dernier . Les illustrations proviennent de la base iconographique de l’Institut Warburg [0].



La formule des punitions comparées (1320-1480)

Dans cette formule, le mauvais serviteur de la Parabole est montré comme un malfaiteur à la punition méritée, et assimilé visuellement avec les Damnés du Jugement

Speculum humanae salvationis 1320-40 Toledo, Archivo Capitular 10.8, fol. 42vSpeculum humanae salvationis, 1320-40, Toledo, Archivo Capitular 10.8, fol. 42v

Le Christ du Jugement dernier est ici figuré sous sa forme habituelle à l’époque gothique : en Christ plaignant, montrant ses plaies pour faire honte aux pécheurs qu’il vient juger.

De manière particulièrement didactique, la composition met en parallèle :

  • le Juge :
    • le Christ revenant sur terre pour juger les vivants et les morts ;
    • le Roi revenant sur ses terres pour récupérer l’argent qu’il avait confié à ses serviteurs ;
  • les Bons :
    • Saint Jean l’Evangéliste et Marie au pied de la Croix, comme il est habituel ; le bon centurion et Longin côté lance ;
    • les deux bons serviteurs qui ont fait fructifier l’argent ;
  • les Mauvais :
    • les Maudits, sous la pointe de l’épée du Christ, condamnés au Feu éternel (« Ite maledicti in ignem eternum »)
    • le serviteur incapable, qui a rendu la pièce sans intérêt, allongé par terre comme un pendu horizontal (« De ore tuo te judico, serve nequam ») .Luc 19,22


Speculum humanae salvationis 1350-1400 Cologne, Historisches Archiv, Best. 7020 W 105 p 138
Speculum humanae salvationis 1350-1400 Cologne, Historisches Archiv, Best. 7020 W 105 p 138

La comparaison fonctionne aussi verticalement. Cette image éclaircit la punition du mauvais serviteur : les pieds dans un carcan et une chaîne au cou, foulé par le pied gauche du Seigneur.


En aparté : une théologie du gainDans ses deux versions [2], la fin de la Parabole est particulièrement brutale, voire cynique :


« À celui qui a, on donnera encore, et il sera dans l’abondance ; mais celui qui n’a rien se verra enlever même ce qu’il a. Quant à ce serviteur bon à rien, jetez-le dans les ténèbres extérieures ; là, il y aura des pleurs et des grincements de dents !” Mathieu 24:29-30

« Je vous le dis, on donnera à celui qui a, mais à celui qui n’a pas on ôtera même ce qu’il a. Au reste, amenez ici mes ennemis, qui n’ont pas voulu que je régnasse sur eux, et tuez-les en ma présence ».

Luc 19,:26-27

Il est bien possible, tant il tranche avec les messages christiques habituels, que cette parabole ait fait l’objet d’un malentendu bimillénaire. Pour Paul Jorion [3], des arguments internes solides montrent que le texte est plutôt la description ironique d’un maître particulièrement tyrannique, plutôt que l’éloge avant la lettre d’un néo-libéralisme musclé (« priorité à la rémunération du capital et à la valeur pour l’actionnaire »).

On notera en particulier l’effet comique de la contradiction dans les termes (« celui qui n’a rien se verra enlever même ce qu’il a »), et le caractère caricatural du langage du Maître :

“Serviteur mauvais et paresseux, tu savais que je moissonne là où je n’ai pas semé, que je ramasse le grain là où je ne l’ai pas répandu (espèce d’incapable, tu savais bien que je suis un parasite !). Alors, il fallait placer mon argent à la banque ; et, à mon retour, je l’aurais retrouvé avec les intérêts ».

D’où une contradiction doctrinale majeure : comment assimiler un refus de prêter avec intérêt à un péché valant l’enfer, alors que le message constant de l’Eglise était de condamner l’usure ?

Quoi qu’il en soit, il ne fait néanmoins aucun doute que l’auteur du Speculum, comme d’ailleurs cent pour cent des théologiens et Saint Mathieu lui-même (qui l’a placée juste avant le passage sur le Jugement Dernier) ont pris la parabole au pied de la lettre :

« Et cellui qui avoit beaucoup acquis, il le remunera largement, et cellui qui avoit moins gaignie, il lui donna aussi moindre salaire. Mais de cellui qui lui rendi son dit marc d’argent sans gaing, il ne fu point content, ains le pugni pour ce qu’il avoit este negligent de gaigner comme les autres. Par ceste mesmes maniere jugera Jhesu Crist au jour du dernier jugement, quant il remunerera ung chacun selon la quantite du gaing qu’il aura fait. Et cellui qui ne aura tenu compte de riens gaigner, il ne sera point quitte de seulement ne recevoir riens, mais il comparra perpetuelement en enfer sa negligence.« 

Ce qui est condamnable dans les deux cas est la négligence, terme flou et bien pratique pour éviter de rentrer dans les détails : en se gardant  d’épiloguer sur les préférences du Seigneur en terme de placement financier, le Speculum prend soin, à la fin, de récupérer la clientèle populaire :

« Cors sera aussi de grant poys la maille d’un povre homme comme mil talens ou mil marcs d’or de pape ou d’empereur. Ung oeuf donne pour Dieu sans pechie mortel pesera plus adoncques qu’ung or infini d’ung homme en pechie mortel. Samblablement ung pater noster dit en bonne devotion pesera lors plus que tout ung psaultier dit en ennui et sans y penser. »


Speculum humanae salvationis, 1400-1450, BNF MS lat. 9585 fol 45v gallicaSpeculum humanae salvationis, 1400-1450, BNF MS lat. 9585 fol 45v gallica

Cet illustrateur travaille le parallélisme de deux manières originales :

  • en habillant le Christ et le Maître de la robe rouge du Juge (le Maître porte d’ailleurs un bonnet) ;
  • en soulignant l’analogie entre ces deux dispositifs qui emprisonnent les jambes : les cercueils et le carcan.



La formule de la punition atténuée (1400-20)

Dans cette formule rare, le mauvais serviteur est puni, mais de manière elliptique, comme pour édulcorer cet aspect gênant de la parabole.

Speculum humanae salvationis, 1400-20, BNF lat. 512, fol. 41v
Speculum humanae salvationis, 1400-20, BNF lat. 512, fol. 41v.

Tout en conservant en apparence la composition habituelle, cet illustrateur s’est livré à un remodelage idéologique en règle, une réécriture délibérément positive :

  • à gauche, les Damnés dans les flammes ont été remplacés par des corps sortant de terre, qui se mêlent aux Elus en criant « Resurrectio » ;
  • à droite, le mauvais serviteur est simplement allongé par terre, sans indication d’une quelconque punition.



Speculum humanae salvationis, 1400-20, BNF lat. 512, fol. 41v schema
Les différents phylactères reprennent le détail du dialogue :

  • compte-rendu du Serviteur (en bleu),
  • réponse du Seigneur (en jaune).

Les deux premiers dialogues sont transcrits sous forme d’ un cycle, qui part de la bouche du serviteur et lui revient dans l’oreille. Pour le troisième dialogue, l’illustrateur aurait pu choisir, plus naturellement, de faire partir la parole du mauvais serviteur vers la droite (flèche violette), avec l’avantage de l’écrire à l’endroit, et de créer visuellement un affrontement (au lieu d’un cycle) avec la réponse du Seigneur. La faire partir vers la gauche est une manière de botter en touche, de citer la condamnation sans insister sur sa raison : « Seigneur, voici ta mine, que j’ai gardée dans un linge (Domine, ecce mina tua, quam habui repositam in sudario) ». Il se peut que l’illustrateur ait surfé sur le double-sens du mot « sudario«  (linge / linceul) pour conférer au serviteur puni toutes les apparences d’un gisant et créer, grâce au phylactère qui déborde sur l’autre image, une corrélation tout à fait inédite avec les âmes en peine : non pas punies, mais pleines d’espoir.

Speculum humanae salvationis, vers 1420, Prague, Musee nat., Bibl., III. B. 10, f. 045vfol 45v Speculum humanae salvationis, vers 1420, Prague, Musee nat., Bibl., III. B. 10, f. 046fol 46.

Speculum humanae salvationis, vers 1420, Prague, Musee nat., Bibl., III. B. 10

Ici le Christ et le Roi sont le décalque l’un de l’autre : même geste des mains montrant la paume, même regard vers la gauche, mêmes plis du manteau. Le banc et son marchepied font écho aux deux arcs-en-ciel.

Les deux bons serviteurs, qui portent la couleur verte du Maître, présentent deux bols remplis de pièce dans la même attitude de déférence que Marie et Saint Jean Baptiste (figures habituelles de la Déesis).

Pour le mauvais serviteur, l’artiste a trouvé un étrange compromis entre l’emprisonnement et la mort : les pieds restent pris dans le carcan, mais la présence des trous pour les mains souligne que le serviteur est déjà à moitié libéré. Les mains croisées sur le ventre sont celles d’un gisant, démenti par les yeux ouverts.

L’idée rare qu’ont eu ces deux illustrateurs est clairement de comparer les morts, qui attendent la Résurrection, avec le mauvais serviteur, qui attend la libération.



Speculum humanae salvationis, 1400-20, Neustift bei Brixen (Novacella), Stiftsbibliothek, Cod. 166Speculum humanae salvationis, 1400-20, Neustift bei Brixen (Novacella), Stiftsbibliothek, Cod. 166

On ne sait trop quoi dire de cette composition, où le mauvais serviteur prend la posture du gisant, mais où la maladresse de l’ensemble gêne la comparaison avec les morts. L’illustrateur, n’ayant sans doute pas eu la place de développer un Jugement dernier symétrique, a tenté de récupérer le parallélisme par cette solution, tout à fait unique, du Maître qui porte l’auréole du Christ.



La formule de la punition non comparée (1432-1500)

Le mauvais serviteur est puni mais les compositions sont indépendantes. Quasiment inexistante au XIVème siècle, cette formule devient dominante au cours du XVème siècle.

Speculum humanae salvationis 1350 ca Cod. Karlsruhe 3378 fol 140Speculum humanae salvationis, vers 1350, Cod. Karlsruhe 3378 fol 140

Voici le seul exemple du XIVème : les deux scènes partagent la même symétrie centrale, mais la mise en parallèle est impossible :

  • Saint Jean Baptiste et Marie se trouvent au dessus des deux bons serviteurs ;
  • au dessus du mauvais on ne trouve pas les Damnés, mais deux autres saintes figures : une sainte femme et Saint Jean l’Evangéliste.


Speculum humanae salvationis 1432 Madrid, Biblioteca Nacional de Espana, Vit. 25-7 fol 36vSpeculum humanae salvationis, 1432, fait à Innsbruck, Madrid, Biblioteca Nacional de Espana, Vit. 25-7 fol 36v

Ce très beau manuscrit autrichien laisser toute sa place à un extraordinaire Jugement dernier panoramique qui se déploie entre la porte du Paradis et celle de l’Enfer (très semblable au Jugement dernier de Lochner, vers 1435). C’est sans doute pour gagner de la place que la Parabole se réduit à une composition non symétrique, avec deux serviteurs seulement. On appréciera le détail des cadenas, celui du haut pour la chaîne, celui du bas pour le carcan.


Speculum humanae salvationis 1430-50 Oxford, Bodleian Library Douce 204, fol. 40rSpeculum humanae salvationis, 1430-50, Oxford, Bodleian Library Douce 204, fol. 40r

Ce manuscrit d’origine espagnole est très efficace dans sa représentation de l’Enfer, avec les gouttes de sang faisant écho aux flammes. On retrouve pour la Parabole la même composition non symétrique, qui coupe court à toute comparaison. S’agissait-il d’éviter une sorte de sacrilège visuel, qui mettrait le Sauveur en équivalence avec un bourgeois fortuné ?


Speculum humanae salvationis 1430-50 Oxford, Bodleian Library Douce 204, fol. 20rSpeculum humanae salvationis, 1430-50, Oxford, Bodleian Library Douce 204, fol. 40r

Il n’en est rien, puisqu’on trouve dans le même manuscrit ce parallèle parfaitement assumé entre le Christ flagellé et Achior attaché à un arbre.



Speculum humanae salvationis 1430-50 Oxford, Bodleian Library Douce 204, fol. 40r detail
L’intérêt de cette composition dissymétrique est sans doute sa compacité, avec la possibilité de regrouper les phylactères des deux dialogues.

Speculum humanae salvationis, 1440 ca Copenhagen Kongelige Bibliotek GKS 79 fol. 80vfol 80v Speculum humanae salvationis, 1440 ca Copenhagen Kongelige Bibliotek GKS 79 fol. 81rfol 81r

Speculum humanae salvationis, vers 1440, Copenhagen, Kongelige Bibliotek GKS 79

Ce Jugement Dernier est conforme au standard des Livres d’Heures du XVème siècle :

  • disparition de la mandorle,
  • développement de l’arc-en-ciel dans un grand paysage,
  • apparition du globe terrestre sous les pieds du Seigneur.

L’illustrateur a conservé entre les deux images un parallélisme purement graphique : les deux compositions sont centrées autour d’un personnage trônant (le Christ sur l’Arc en ciel, le maître sur son coffre), mais il n’est pas possible de mettre en rapport :

  • d’un côté la Vierge et Saint Jean Baptiste,
  • de l’autre les deux bons serviteurs et une sorte de pilori à deux places, où le mauvais serviteur a rejoint un voleur professionnel (introduit par raison de symétrie).

Les phylactères sont une adaptation libre du texte de Matthieu. De gauche à droite :

  • Seigneur, voici tes cinq talents
  • Seigneur, voici tes deux talents
  • Merci bien, bon serviteur (euge serve bone).
  • Serviteur paresseux et mauvais, jetez-le dans les ténèbres extérieures (serve piger et nequa, eicite in tenebras exteriores)


Speculum humanae salvationis 1450 ca Saint-Omer Bibliothèque municipale 183, fol. 40rSpeculum humanae salvationisn vers 1450, Saint-Omer Bibliothèque municipale 183, fol. 40r
Speculum humanae salvationis 1450-60 Berlin, Kunstbibliothek CD 1 R (formerly Lipp. 403), fol. 44vSpeculum humanae salvationis, 1450-60, Berlin, Kunstbibliothek CD 1 R (formerly Lipp. 403), fol. 44v
Speculum humanae salvationis 1460 ca Chicago, Newberry Library 40, fol. 40vSpeculum humanae salvationis , vers 1460, Chicago, Newberry Library 40, fol. 40v

Dans la seconde moitié du siècle, le parallélisme médiéval se démode, et les deux scènes sont de plus en plus vues comme décorrélées : les artistes récupèrent ainsi, face à la standardisation croissante de la scène du Jugement, une nouvelle liberté dans celle de la Parabole.


Le Mirouer de la redemption de l'umain lignage, 1493-94, BNF VELINS-906 fol157r Gallica

Le Mirouer de la redemption de l’umain lignage, 1493-94, BNF VELINS-906 fol157r Gallica

A l’issue de cette évolution, c’est l’image de la Parabole, devenue totalement indolore, qui finit, dans l’autre sens, par s’imprimer dans celle du Jugement : ici les trois serviteurs aux pieds d’un roi débonnaire se transposent en trois rois aux pieds d’un Enfant Jésus peu vindicatif.



La formule sans punition

Cette variante assez rare évacue la punition : elle montre le moment juste avant le Jugement (ce qui supprime de fait l’idée commune entre les deux scènes) : les serviteurs rendent ses pièces au maître et le mauvais serviteur est présenté comme un maladroit plutôt que comme un malfaiteur.

Speculum humanae salvationis 1415 -1425, Kanonie sv. Petra a Pavla 80, fol. 44v completSpeculum humanae salvationis, 1415 -1425, Kanonie sv. Petra a Pavla 80, fol. 44v.

La disposition verticale facilite la décorrélation entre les deux scènes. Impossible ici de mettre en correspondance :

  • le Christ en lévitation avec le Maître les pieds sur terre ;
  • les deux petites âmes du centre avec le mauvais serviteur, qui se contente de cacher son embarras sur le bord gauche.


Speculum humanae salvationis, 1485 ca BNF fr. 6275, fol. 41vSpeculum humanae salvationis, vers 1485, BNF fr. 6275, fol. 41v

La même décorrélation vaut aussi pour la disposition horizontale : plus aucun rapport entre la grande scène apocalyptique et le retour paisible des espèces dans une ville bien réglée, où le « mauvais serviteur », en rouge, est simplement un jeune homme qui n’a pas l’expérience de ses deux aînés (un vieillard et un homme mûr).

Speculum humanae salvationis 1440 ca St. Gall, Kantonsbibliothek, VadSlg Ms. 352,1-2 fol 78Speculum humanae salvationis, vers 1440, St. Gall, Kantonsbibliothek, VadSlg Ms. 352,1-2 fol 78

Terminons sur cette version suisse particulièrement créative qui fait totalement l’impasse, tel un contrat bien rédigé, sur tous les côtés négatifs :

  • à gauche, six corps sortent de terre avec les mêmes gestes ostensibles de prière que Marie et Saint Jean, leurs avocats (on comprend que le jugement sera favorable) ;
  • à droite six serviteurs circulent, chargées de bourses qui semblent de plus en plus lourdes, tels des investisseurs satisfaits.

C’est le moment de rappeler une divergence entre les deux formes de la Parabole, quant à la récompense des deux collaborateurs efficaces :

  • chez saint Matthieu, elle est honorifique : « entre dans la joie de ton seigneur » ;
  • chez Saint Luc, elle est plus substantielle : dix villes et cinq villes.

Confronté à cette divergence, l’illustrateur a imaginé une troisième solution, très logique et qui satisfait tout le monde :

Speculum humanae salvationis 1440 ca St. Gall, Kantonsbibliothek, VadSlg Ms. 352,1-2 fol 78 schema

  • en bas défilent, montrant leur gain au Seigneur, le super-investisseur, le moyen et le nul ;
  • en haut, deux ont l’honneur de rendre en main propre son capital au Seigneur, tandis que le dernier de l’équipe se contente de remettre tristement dans le coffre la somme qu’il n’a pas su arrondir.

hop]

Synthèse

Les deux scènes du Jugement dernier et de la Parabole des Talents forment un des couples les plus robustes du Speculum Humanae Salvationis :

  • théologiquement, elles se suivent dans l’Evangile de Mathieu et sont liées par l’idée de Jugement ;
  • graphiquement, elles se prêtent toutes deux à une composition centrée, qui facilite la mise en parallèle.

Pourtant, durant les cent cinquante ans où on peut la suivre, leur iconographie comparée est celle d’un divorce et d’une édulcoration croissante : même parmi les illustrateurs qui conservent la chaîne ou le carcan (image toujours sympathique aux yeux d’un riche commanditaire), plus personne n’assimile le mauvais serviteur à un damné, ce qui semblait tout à fait légitime au siècle précédent.

La minoration, de plus en plus fréquente, de la faute du « mauvais » serviteur, trahit sans doute une gêne croissante par rapport aux aspects déplaisants de la Parabole, sa cruauté et son cynisme, que seules des contorsions théologiques ont réussi à concilier avec le message évangélique.


Références :
[0] https://iconographic.warburg.sas.ac.uk/vpc/VPC_search/subcats.php?cat_1=14&cat_2=812&cat_3=2903&cat_4=5439&cat_5=13111&cat_6=9930&cat_7=3297
[1] Pour la traduction française : J.Pedrizet, « Speculum humanae salvationis: texte critique, traduction inédite de Jean Miélot (1448): les sources et l’influence iconographique principalement sur l’art alsacien du XIVe siècle, Vol I, p 157 http://perdrizet-doc.hiscant.univ-lorraine.fr/doc/Lutz_et_Perdrizet_1909-Speculum_humanae_salvationis_TI.pdf
[2] https://fr.wikipedia.org/wiki/Parabole_des_talents#:~:text=Celui%20qui%20avait%20re%C3%A7u%20cinq,dans%20la%20joie%20de%20ton
[3] https://www.pauljorion.com/blog/2017/05/28/piqure-de-rappel-la-parabole-des-talents/

Le pendant perdu de Bosch

2 mars 2021
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Bref hommage à un disparu…

Hieronymus_Bosch-_The_Seven_Deadly_Sins_and_the_Four_Last_ThingsLes sept péchés capitaux, Prado, Madrid Fray Jose de Siguenza p 839Les sept sacrements, disparu

Bosch, vers 1500 

On lit parfois [1] que Philippe II possédait un pendant à cette célèbre table peinte, consacré au thème des Sept sacrements. Ce qui soulève deux questions :

  • s’agissait-il d’une autre table ?
  • comment Bosch a-t-il évité que les compositions créent un parallèle entre un Péché et un Sacrement, ce qui théologiquement n’a pas de sens ?

Il faut relire attentivement le seul témoignage que nous avons, celui du Frère José de Sigüenza, prieur du monastère de l’Escorial, où les deux oeuvres étaient exposées depuis 1574 [2] :

« Dans la chambre de Sa Majesté, où il y a un tiroir avec des livres comme celui des religieux, il y a une table et un tableau excellent : il a, au milieu et comme au centre, dans un disque de lumière et de gloire, placé notre Rédempteur ; dans le contour sont sept autres cercles, dans lesquels on voit les sept péchés capitaux, par lesquels L’offensent toutes les caricatures qu’Il a rachetées, ignorant qu’Il les regarde et qu’Il voit tout.

Dans sept autres enceintes, il (Bosch) a ensuite placé les sept sacrements dont Il a enrichi son Église et où, comme dans des vases précieux, il a mis le remède de tant de fautes et de maux dans lesquels les hommes tombent : et certes c’est là la pensée d’un homme pieux et bon, afin que nous nous y regardions tous, puisqu’il les a peints comme les miroirs qui doivent composer le christianisme ; celui qui a peint cela ne sentait pas mal notre foi. Là, vous voyez le Pape, les évêques et les prêtres, certains pratiquant des ordinations, d’autres baptisant, d’autres confessant et administrant d’autres sacrements. »

« En el aposento de su Magestad , donde tiene un caxon con libros como el de los religiosos , está una tabla y quadro excelente : tiene en medio y como en el centro , en una circunferencia de luz y de gloria , puesto a nuestro Redentor ; en el contorno están otros siete círculos , en que se ven los siete pecados capitales con que le ofenden todas las caricaturas que El redimió , sin considerar que los está mirando y que lo vee todo .

En otros siete cercos puso luego los siete sacramentos con que enriqueció su Iglesia y donde , como en preciosos vasos , puso el remedio de tantas culpas y dolencias en que se dejan caer los hombres , que cierto es consideración de hombre pío y buena para que todos nos mirásemos en ella , pues la pintó como espejos donde se ha de componer el cristianismo ; quien esto pintara no sentía mal nuestra fe . Allí se ve al Papa , los Obispos y sacerdotes , unos haciendo órdenes , otros bautizando , otros confesando y administrando otros sacramentos »

Le texte saute abruptement d’une description à l’autre, des « siete círculos » des Péchés aux « siete cercos » des Sacrements : les deux mots sont probablement inversés, puisque « cercos » (enceinte, espace clos) s’appliquerait mieux aux compartiments que nous voyons dans les Sept Péchés, alors que « circulos » (cercles) cadrerait mieux avec les deux comparaisons, vases précieux et miroirs, que nous lisons dans la description des Sept Sacrements.

La première phrase est néanmoins assez claire : « una tabla y quadro excelente » : il en s’agissait donc pas techniquement d’un pendant, mais d’un « tableau excellent » (à cause de sa valeur morale), assorti avec une table.

Ainsi Philippe II pouvait poser ses livres ou ses assiettes sur les Sept Péchés, en contemplant au mur les Sept Sacrements.



Références :
[1] WALTER S. GIBSON, Hieronymus Bosch and the Mirror of Man: The Authorship and Iconography of the « Tabletop of the Seven Deadly Sins », Oud Holland, Vol. 87, No. 4 (1973), pp. 205-226 https://www.jstor.org/stable/42717424 note 60
[2] Fray José de Sigüenza « Segunda [- tercera] parte de la Historia de la Orden de San Geronimo : dirigida al Rey Nuestro Señor, don Philippe III », 1605 Fray José de Sigüenza p 839 http://bdh-rd.bne.es/viewer.vm?id=0000047519

Retable de Mérode : menu

26 février 2021
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Campin (Robert)

Annonciation

1.1 Un monument de l’Histoire de l’Art
1.2 A la loupe : le panneau central
1.3 A la loupe : les panneaux latéraux

2.1 1945 : Shapiro et suivants : la bataille des souricières
2.2 1957 Freeman : un chef d’oeuvre aux Cloisters
2.3 1969 : Minott épuise Isaïe
2.4 1970 : Gottlieb explique tout (ou presque)
2.5 1986 Hahn : Joseph père de famille
3.1 Une élaboration progressive
3.2 Joseph second rôle
3.3 L’énigme de la planche à trous
SCOOP !
4.1 Une interprétation élémentaire
4.2 L’Annonciation de Bruxelles
4.3 Premiers instants du Nouveau Testament
4.4 Derniers instants de l’Ancien Testament
4.5 Annonciation et Incarnation comparées
4.6 L’énigme de la bougie qui fume
SCOOP !
5.1 Mise en scène d’un Mystère sacré
– Symbolique du Fer et du Bois au Moyen-Age –
5.2 Une Histoire en quatre tableaux
– La chaleur de Joseph –
5.3 L’Annonciation du Prado

1 Les Epoux dits Arnolfini (1 / 2)

25 février 2021
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Tel la conjecture de Fermat pour les amateurs de mathématiques, Les Epoux Arnolfini est un monstre sacré auquel se sont frottés un jour ou l’autre beaucoup d’amateurs d’art, y compris les professionnels. Au point que l’ensemble des interprétations est devenu aujourd’hui presque plus intéressant que le tableau.

Les époux Arnolfini
Van Eyck, 1434, National Gallery, Londres

A une époque où les derniers articles sur la question comportent plus de notes que de texte, est-il encore possible d’apporter sa pierre à l’édifice sans déplacer des montagnes ? Le principal but de cet article est de fournir un point d’entrée rapide à ceux qui voudront se faire une idée par eux-mêmes : les articles principaux sont désormais presque tous accessibles sur internet, et ils valent la visite : petits bijoux d’intelligence, d’érudition, et parfois de mauvaise foi.

Un autre objectif est d’attirer l’attention sur quelques points qui n’ont pas été vus, ou pas suffisamment exploités.

Enfin, pour ne pas échapper à la tradition, je rajouterai tout de même ma propre interprétation à la pile


1 Dans le maquis des interprétations

Van_Eyck 1434 _Arnolfini_Arbre_Interpretations
Chronologie simplifiée

On voit sur la gauche l’hypothèse la plus ancienne, celle selon laquelle le tableau représente Van Eyck et son épouse. Largement minoritaire depuis l’article retentissant de Panofsky, elle a néanmoins la vie dure.

A droite s’épanouit la grande école des « arnolfiniens ». A partir du titre du tableau relevé dans un inventaire de 1516, « Arnoult le Fin », on en a déduit que le couple appartenait à la famille des Arnolfini, riches marchands drapiers italiens établis dans les Flandres. La question étant de trouver lesquels.

Entre 1934 et 1997, tous les chercheurs ont suivi l’autorité de Panofsky, qui identifiait le couple comme appartenant à  la branche Arrigo : Giovanni d’Arrigo Arnolfini et Giovanna Cenami. Les interprètes se sont alors différenciés par des raffinements sur la cérémonie représentée : mariage per fidem [B2] , morganatique [B3], fiançailles [B6], voire même « morgengave » pour le petit dernier [B10] (il s’agit d’un don personnel fait par le mari à l’épouse le lendemain des noces). La difficulté étant que la scène représentée ne cadre jamais complètement avec ce que l’on sait des coutumes de l’époque.


Une première épine

Une question très épineuse est le fait que l’homme donne sa main gauche à la femme. Pierre-Michel Bertrand s’est amusé à recenser les justifications proposées :

  • pour la symétrie du tableau, il fallait bien qu’un des époux donne sa main gauche (Panofski, 1934 [B2])
  • pour condenser les deux gestes rituels en un seul instant, il fallait que l’homme donne sa main gauche (Panofski, 1953 [B2] )
  • on voit ce geste sur certaines pierres tombales de couples en Angleterre (Panofski, 1953, en note [B2])
  • l’homme lève la main droite en signe de prise de parole, juste avant de la baisser pour prendre celle de son épouse (Helen Rosenau, 1942)
  • le mariage était une union illégale (Jean Lejeune, 1955)
  • le mariage était un mariage morganatique, « de la main gauche », contracté entre des personnes de statut social différent (Shabacker, 1972, [B3])
  • il s’agit du geste italien de l’impalmito, une sorte de « tope-là » (Anna Eörsi, [B3a])


Une deuxième épine

En 1993, Margaret Carroll [B11] a fait remarquer que la coiffe blanche à cornes, la huve, était portée par des femmes mariées : dans les quelques images de mariage de cette époque, le jeune mariée se présente les cheveux dénoués, avec éventuellement une couronne florale. Ceci aurait dû stopper net les théories sur les fiançailles ou le mariage, mais elles ont continué quelque temps sur leur lancée.


L’épine fatale

Le vrai bouleversement copernicien est intervenu en 1997, quand Jacques Paviot a trouvé dans un document la date du mariage de Giovanni et Giovanna, qu’on ignorait jusqu’alors : 1447, exit les Arrigo.


L’échappatoire

Une solution de secours a été trouvée peu après dans une branche collatérale, en la personne de Giovanni di Nicolao Arnolfini et de son épouse Costanza Trenta.


Une nouvelle impasse

Malheureusement, on s’aperçut rapidement que la malheureuse était morte en 1433 (et probablement bien avant).


La situation actuelle

Deux issues de plus en plus étroites ont alors été proposées :

  • pour Campbell [B8], Giovanni di Nicolao a pu avoir une seconde épouse, et le tableau serait un portrait ordinaire, sans événement particulier ;
  • pour Koster [B9] , le tableau est au contraire bien plus extraordinaire qu’on ne le pensait : il serait l’hommage funèbre de Giovanni di Nicolao à son épouse décédée, et la femme que nous voyons est en fait une morte.

Considérées avec le recul, ces impasses et retournements ressemblent à des tentatives désespérées pour sauver un édifice bâti sur du sable, mais qui remplit les bibliothèques. Ils rendent néanmoins hommage à une masse considérable d’érudition et de recherches dans des archives ingrates, qui ont fait beaucoup progresser les connaissances sur le XVème et ses moeurs.


En aparté : le point sur le hic

Le paraphe « Johannes de Eyck fuit hic 1434 », qui ne ressemble à rien de connu, a fait l’objet d’une bataille d’érudition savoureuse, chaque camp traitant l’autre de piètre latiniste (voir le récit de P-M.Bertrand, [B13] p 15 et ss).

Les Eyckiens : « Jan Van Eyck fut CELUI-CI en 1434″

Voici les arguments d’un partisan convaincu de l’autoportrait, Louis Dimier en 1932 [B12b] :

« Il y a inversion du sujet, qui est hic, afin de mettre en avant le nom, qui en est l’objet principal. Le verbe et au prétérit, comme s’adressant à ceux qui plus tard regarderont le tableau. c’est le même style que dans les épitaphes« .

Les Arnolfiniens : « Jean Van Eyck fut ICI en 1434″

Panofski, en 1934 [B2], interprète la formule dans un sens contractuel ( « Jan Van Eyck fut ici-présent »), ce qui crée d’emblée une contradiction avec le manque de précision de la date (« en 1434 »). Panofski réfute la traduction de Dimier en s’appuyant sur des notes de Jirmounsky [B2b], lequel finit par admettre que les deux lectures sont peut être possibles grammaticalement, mais que l’idée d’une épitaphe destinée à la postérité est aberrante.


Le style « épitaphe » ?

 
« Hic jacet Balduinus, Comes hannoniensis…
Hic fuit filis comitis Balduini » [0]
Ci-git Baudoin, comte du Hainaut…
Celui-ci fut le fils du comte Baudoin ».

On voit dans cette épitaphe du XIème siècle le mot « hic » employé dans ses deux sens (adverbe de lieu et démonstratif), mais toujours en tête de phrase. Si Van Eyck avait voulu évoquer une épitaphe, il aurait écrit « Hic fuit Johannes de Eyck ».


Le style « jeu de mots » (SCOOP !)

Une raison toute simple de mettre le « hic » à la fin n’a pas été remarquée : c’est celle de produire, à l’oreille, un effet d’assonance :

Johannes de Eyck
fuit hic

Il faut aussi noter que les deux parties de la formule, ainsi découpée, se répartissent dans les deux moitiés du tableau, et sont donc à inclure parmi les symétries d’ensemble.

P-M. Bertrand a raison de souligner le « caractère amphibologique », volontairement ambigu, de la formule. C’est pourquoi il est vain, à mon avis, d’essayer d’en tirer argument en faveur d’une thèse ou d’une autre. C’est après avoir compris le tableau que nous finirons par comprendre le sens de la formule, et non l’inverse.


La bataille du symbolisme déguisé

Panofsky avait fait du tableau le cheval de bataille pour sa théorie du « symbolisme déguisé », propension des Primitifs flamands à utiliser les objets de la vie quotidienne comme vocabulaire d’un discours sur le Sacré.

Après une phase d’admiration et de sidération, la génération suivante n’a eu de cesse de déboulonner le commandeur, et toute une série d’articles se sont attachés à prouver que le tableau ne dit pas plus que ce qu’il montre (Bedaux [B4], Campbel [B8]).


Mon parti-pris de départ

Pour éviter de faire perdre du temps à certains lecteurs, précisons d’emblée que je me classe dans une catégorie peu fréquentée : celle des Eykiens hyper symbolistes.

Pour éviter les redites, je ne reprendrai pas les arguments habituels contre la thèse de l’autoportrait : Pierre-Michel Bertrand [B13] les a réfutés point par point, et je me place dans la continuité de sa thèse, à savoir que le tableau a tout à voir avec la naissance, en 1434, du premier enfant des Van Eyck.


2 Une oeuvre autoportante ?

La première question à se poser, face à un tableau qui résiste depuis si longtemps aux exégèses, est celle de sa complétude : ne nous manquerait-il pas une pièce indispensable ?

2.1 Un cadre ovidien ?

Plusieurs tableaux de Van Eyck s’expliquent par l’inscription sur le cadre, conçue par le peintre lui-même (voir  La Vierge dans une église : ce que l’on voit (1 / 2)).

En 1599, le voyageur allemand Jacob Cuelvis, visitant l’Alcázar royal de Madrid, y voit le tableau qu’il décrit ainsi :

« Une image qui représente un homme et une jeune femme unissant leurs mains comme s’ils étaient en train de se faire une promesse de mariage. Il y a beaucoup de choses écrites et aussi ceci : « Promittas facito, quid enim promittere laedit ? Pollicitis dives quilibet esse potest »

La citation provient de L’Art d’aimer d’Ovide (vers 443 et 444) :

« Promettez, promettez, cela ne coûte rien ; tout le monde est riche en promesses. »

L’inventaire de 1700 précise que l’inscription se trouvait sur le cadre, et l’interprète dans un sens satirique :

« Une peinture sur bois avec deux portes qui se ferment, un cadre en bois doré et des vers d’Ovide inscrits sur le cadre de la peinture, qui montre une femme allemande enceinte, vêtue de vert, serrant la main d’un jeune homme ; ils semblent se marier de nuit, et les vers déclarent qu’ils se trompent l’un l’autre et les portes sont peintes en faux marbre ».

La plupart des historiens d’art pensent que le cadre a été rajouté au XVIème siècle, à un moment ou le tableau n’était plus compris. Quelques-uns (Harbison [B5] , Koster [B9] , Colenbrander [B10]) ont tenté d’intégrer les vers d’Ovide à leur interprétation, sans trouver de point d’accroche bien convaincant.


Détail du banc Van_Eyck 1434 _Arnolfini_Portrait refletReflet

Les détails qui ont pu jouer en faveur de l’interprétation grivoise sont peu nombreux :

  • la présence de la figurine démoniaque, qui semble mettre en doute le geste des mains données ;
  • le fait que la femme paraisse enceinte ;
  • dans le reflet :
    • les mains qui se disjoignent, au moment où des tiers apparaissent ;
    • l’absence du chien (symbole de fidélité ou de sexualité).

Jean-Philippe Postel ([B19], p 35) et François Bénard [1] ont poussé aux limites cette lecture, supposant qu’« Hernoult le Fin » signifierait « le fin cocu » : l’homme au chapeau serait-il un jeune naïf promettant le mariage à une fille enceinte, un amant, un mari dont le chapeau masque les cornes ?

Une possibilité serait qu’il soit l’amant, le reflet montrant le futur immédiat : lorsque le mari passe le pas de la porte, les promesses s’arrêtent et l’excitation (le chien) disparaît.

Mais quelque histoire qu’on imagine, on se heurte au manque criant de ce type d’indices explicites que les hollandais multiplieront dans les scènes de genre : nous sommes ici deux siècles plus tôt, et l’idée même de scène de genre n’existe pas encore.

D’ailleurs, comment concilier l’ambiance digne et solennelle, le miroir orné de scènes de la Passion, avec une histoire de fesses, qui plus est cautionnée par le paraphe glorieux de Van Eyck en plein milieu ?

Le plus probable est que le sobriquet d’Hernoult le Fin donné au tableau 80 ans après sa réalisation, et le cadre avec les vers d’Ovide, aient la même origine : une mésinterprétation postérieure.


sb-line

2.2 Un pendant possible ?

Femme à sa toilette, Copie d’un original perdu de Van Eyck, Fogg Art Museum.

Une piste plus sérieuse est offerte par ce tableau disparu, dont les ressemblance avec les Epoux sont nombreuses. Je vous laisser les rechercher (la solution est là [2] ).

Une autre ressemblance possible concerne les deux accessoires de propreté : le peigne (posé à côté de la cuvette) et la brosse (accrochée à la cathèdre).

La seule chercheuse à avoir exploré la piste d’une paire est Linda Seidel [B12a]. Pour elle, les deux tableaux auraient été commandés à Van Eyck dans le cadre des tractations en vue du mariage de Giovanni d’Arrigo avec Giovanna Cenami. Ainsi :

  • le double portait est un don du duc Philippe le Bon au père de la mariée, pour garantir la promesse de mariage ;
  • le portrait nu était destinée au futur époux, afin qu’il puisse examiner sa femme telle qu’elle serait lorsqu’elle aurait atteint l’âge de se marier.

L’inconvénient de ce beau scénario est la présence de la même femme à la coiffe en cornes : elle ne peut être d’un côté une « servante » et de l’autre la mariée.


Femme à sa toilette 15eme s Witt library Courtaud institute

Femme à sa toilette, 15ème siècle,  Witt library, Courtaud institute

Ce type de composition érotique n’était pas unique, comme le montre ce tableau anonyme, connu seulement par sa photographie. Par ailleurs, on sait par une description de Facius que Van Eyck avait réalisé un autre tableau d’une femme nue dont le dos, ainsi que de nombreux autres détails se reflétait dans un miroir ([2a], note 3). Nous sommes donc en présence, non pas d’un pendant opposant un miroir profane et un miroir sacré, mais d’une série explorant le thème moderne et affriolant du miroir. Notre vision du miroir des Arnolfini comme exceptionnel est donc faussée par la disparition presque totale des oeuvres de cette veine érotique, dans laquelle van Eyck excellait dans les années 1434.

Les analogies entre les deux oeuvres ont une explication toute simple : comme plus tard Vermeer, Van Eyck réutilisait les types de composition qu’il avait déjà mis au point, les objets qu’il avait l’habitude de peindre, et les modèles qu’il avait sous la main : c’est probablement, comme le prétend la tradition, sa propre épouse qui a posé pour les deux femmes à la coiffe, et peut-être aussi pour la femme nue.



Il reste que la Femme à sa toilette est tout aussi énigmatique que les Epoux. On ne connaît pas la raison des gestes parallèles des deux femmes, l’une essorant une éponge dans la cuvette tandis que l’autre semble presser une orange dans une fiole. Le miroir donnait-il à ces gestes une autre signification ? Ou permettait-il de voir, sur sa tranche, un voyeur ou un visiteur, celui qui a laissé ses socques sur le sol ?

Retenons  deux détails qui nous serviront pour la suite :

  • dans la scène érotique, la courtine du lit tombe droit, alors qu’elle est roulée en boule dans la scène maritale ;
  • la chaise pliante, pour les visiteurs, est également présente dans le reflet, entre le coffre et la porte.


sb-line

2.3 Le Roman de la Rose

Dans un ouvrage récent [B14a] , Marco Paoli est parti de l’idée que le miroir et le lustre pourraient évoquer deux éléments de ce poème, très apprécié à la cour de Bourgogne :

  • la Fontaine de l’Amour (décrite comme un cristal merveilleux dans lequel on peut voir toutes choses) ;
  • le Château de Jalousie (à cause du moyeu du lustre, en forme de tour crénelée).

A la suite d’Harbison [B5], il relève les sous-entendus amoureux de l’image, et en tire une conclusion tranchée :

« Le tableau a pour propos d’évoquer, avec le Roman de la Rose en arrière-plan épique, le moment du premier acte sexuel entre les jeunes mariés Jan et Margaretha. Le peintre n’a pas voulu être trop explicite, et les références à l’intrigue sous-jacente du poème, et au thème érotique, sont déguisées dans les objets ordinaires placés à l’intérieur de la pièce. La coexistence de métaphores érotiques et de symboles chrétiens (le chapelet, les scènes de la Passion) témoigne de la volonté de concilier la force naturelle de l’amour charnel avec les fondements du mariage catholique… En fait le tableau combine trois étapes de l’histoire de ce mariage : la conception, la grossesse, la naissance (et le baptême) de l’enfant. »

Marco Paoli ne craint pas de voir dans la bougie allumée du lustre  l »‘ardant cirge » symbolisant la passion amoureuse…



Van_Eyck 1434 _Arnolfini_Portrait chussures
…et décèle dans les chaussures une position suggestive (je l’ai volontairement exagérée dans l’image).

La chasse aux allusions sexuelles est un sport qui marche à tous les coups, et les références au Roman de la Rose restent fragiles. Je montrerai plus loin qu’il n’y a pas besoin de faire appel à ce texte pour retrouver, par des arguments internes à la composition, certaines des intuitions de Marco Paoli.


sb-line

Ayant éliminé les trois pistes externes, il ne nous reste plus qu’à compter sur la logique interne de la composition. Mais auparavant, il nous faut explorer d’un peu plus près la pièce et ses détails.


3 Comprendre le lieu

Le fait que Van Eyck n’utilise pas une perspective à point de fuite unique empêche une reconstitution exacte de la pièce. Moyennant quelques hypothèses raisonnables [1a], il est néanmoins possible de s’en faire une représentation assez précise.

Une reconstitution réaliste

P. H. Jansen Zs. M. Ruttkay, The Arnolfini Portrait in 3dP. H. Jansen Zs. M. Ruttkay, The Arnolfini Portrait in 3d [1a]

Cette image fait comprendre trois points importants :

  • le lustre n’est pas suspendu à la poutre médiane, mais au niveau de la seconde fenêtre, au centre de la zone meublée ;
  • la pièce n’est pas symétrique, mais plus large à droite pour pouvoir caser le lit ;
  • le meuble avec un coussin rouge est un banc dont on ne voit qu’une partie (on distingue à gauche l’amorce du second coussin).


Un point de vue trompeur

Van_Eyck 1434 _Arnolfini_Portrait schema lustre fauxPosition apparente du lustre

Le point de vue choisi par Van Eyck produit trois illusions :

  • le lustre semble suspendu à l’aplomb du croisement bien marqué entre quatre planches, alors qu’il se trouve en arrière ;
  • le pièce paraît symétrique ;
  • la portion de banc que l’on voit évoque un prie-Dieu, impression renforcée par les deux mules rouges.


Rogier_van_der_Weyden_-_Annunciation_-_Musee des BA Anvers

Annonciation
Rogier van der Weyden, Musée des Beaux Arts, Anvers

Bien que la plupart de ces bancs soient à trois places, il en existait aussi à deux places : celui-ci, comme l’a noté Jacques Paviot [B1], fait bien office de prie-Dieu.


Questions d’encombrement

Van_Eyck 1434 _Arnolfini_Portrait schema encombrement
Cette reconstitution montre que la courtine qui masque à demi la cathèdre n’est pas plaquée contre le lit, mais s’en écarte assez largement. Cette anomalie est d’autant plus étrange qu’elle rend la cathèdre inutilisable. La raison en est sans doute que, comme le montre la réflectographie à infrarouges [B7] , la cathèdre n’était pas prévue au départ : ayant déjà peint le lit, Van Eyck s’est contenté de la caser  comme il a pu.

Pour autant, ceci n’explique pas l’écart entre la courtine et le lit, peu compréhensible du point de vue de l’époque, à savoir les économies d’énergie.


Songe d'Evrard de Conty Livre des echecs amoureux BnF, Francais 9197 f.13Songe d’Evrard de Conty, Livre des échecs amoureux, XVèeme siècle, BnF, Francais 9197 f.13

« Comment Nature se monstre a l’acteur du livre ryme. et ensaigne que on ne doit pas prendre parolles a la lettre du tout ains convient faindre aulcunnesfois pour pluiseurs causes »

Je n’ai trouvé que ce seul exemple de courtine excédant largement la taille du sommier, justifiée ici  par la présence d’une large estrade. Chez Van Eyck, cette estrade, qui servait à isoler le lit du froid, existe aussi  (on la devine sous le tissu) mais elle reste dans le périmètre du couvre-lit.

Les deux raisons que je vois à ce décalage anormal ne sont pas pratiques, mais purement graphiques :

  • accentuer l’effet de symétrie de la pièce (on compte ainsi presque le même nombre de poutres de part et d’autre du lustre)
  • faire entrer dans le champ de vision le noeud du rideau, qui doit avoir son importance.

On constate par ailleurs que le lustre est accroché assez bas, à frôler le chapeau de l’homme.

Van Eyck ne semble pas particulièrement gêné par ces problèmes spatiaux. Comme le note Margaret Koster [B9] :

« Les écarts d’échelle entre le lustre, le miroir et même les personnages, par rapport à l’espace qu’ils habitent (les erreurs de cet artiste semblent inconcevables), ainsi que l’absence de cheminée, rendent impossible de voir l’image comme celle d’une pièce qui a réellement existé. C’était la pratique typique de Jan van Eyck : construire des espaces qui – bien que tout à fait crédibles – sont en fait imaginaires. »


Les volets intérieurs (SCOOP !)

Bien qu’imaginaire, la pièce obéit néanmoins aux standards de l’époque, comme l’illustre un détail passé inaperçu :

Rogier_van_der_Weyden_-_Annunciation_-_Musee des BA Anvers detail voletsAnnonciation (détail)
Rogier van der Weyden, Musée des Beaux Arts, Anvers
van der weyden 1434 ca annonciation Louvre detail voletsAnnonciation (détail)
Van der Weyden, vers 1434, Louvre
  • chez Van der Weyden, le rabat qui se replie dans l’épaisseur du mur est tantôt scindé, tantôt d’une seule pièce (ce qui nécessite alors de fermer la totalité du rabat avant de fermer un des volets) ; mais les volets haut et bas peuvent néanmoins se fermer indépendamment (ils ont chacun leur crochet) ;

Van_Eyck 1434 _Arnolfini_Portrait volets

  • chez Van Eyck, le rabat n’est pas scindé (ce qui est d’ailleurs le cas le plus fréquent dans les images d’époque) mais, comme l’a noté Campbell [B8], les volets centraux se replient par dessus les volets haut et bas, de sorte qu’un unique crochet permet de verrouiller l’ensemble.

Cette différence, qui nous semble minime mais qui ne devait pas passer inaperçue aux yeux des contemporains, fournit une indication intéressante :

  • les volets indépendants, à la Van der Weyden, ont tout leur intérêt dans une pièce située au rez-de-chaussée (on peut fermer les volets du bas pour l’intimité, et laisser ceux du haut ouverts pour la lumière) ;
  • les volets à système de fermeture unique sont plus pratiques pour une pièce située à l’étage.

Ceci confirme d’une nouvelle manière la conclusion que suggérait déjà la présence du garde-corps : la chambre des Epoux est située à l’étage.


Le lustre ajustable

van der weyden 1434 ca annonciation Louvre lustreAnnonciation (détail)
Van der Weyden, vers 1434, Louvre

La comparaison entre le lustre de Van Eyck (à six bras) et celui de Van der Weyden (bien plus facile à dessiner, avec seulement quatre bras) met en valeur l’extraordinaire précision, quasiment photographique, du premier.

Le lustre de Van Eyck est orné de symboles christiques : une grande croix ouvragée sur chaque bras, six trous cruciformes dans le moyeu. A l’inverse, celui de Van der Weyden est décoré de manière profane (lion, blasons suspendus), ce qui est normal puisque lors de l’Annonciation le Christ n’est pas encore présent.

On remarque, à la limite du panneau de Van Eyck, deux cordes de suspension que Van der Weyden montre en totalité : il s’agissait d’un mécanisme permettant de faire descendre le lustre pour le recharger en bougies, en agrippant avec un crochet l’anneau du bas (tenu chez Van Eyck par la gueule d’un lion).

Les deux artistes ont placé à gauche une bougie, allumée pour l’un et éteinte pour l’autre. On remarque chez Van Eyck une seconde bougie, complètement consumée : Margaret Koster l’utilise à l’appui de son hypothèse selon laquelle la femme en dessous est morte.




Campbell ([B8] p 187) a signalé en bas à droite la possibilité d’une troisième bougie, presque complètement masquée par la croix : type de micro-détail sur lequel il est acrobatique d’échafauder ([B19], p 106).


La poutre centrale

Loyset Liedet avant 1472 Charles le Temeraire surprenant David Aubert en train de calligraphier Histoire de Charles Martel, Bruxelles, Bibliotheque royale, ms. 8, fol. 7Charles le Téméraire surprenant David Aubert en train de calligraphier
attribué à Loyset Liedet, avant 1472, Histoire de Charles Martel, Bibliothèque royale, ms. 8, fol. 7, Bruxelles,

Outre la poutre centrale et le lustre, Loyset Liedet a recopié le miroir, le chapelet et la brosse. En à la place du paraphe de Van Eyck, il a écrit sur le mur la devise des ducs de Bourgogne :

Je l’ai emprins (entrepris) / Bien en aveigne (que cela me soit agréable)

Elle s’applique probablement, en l’espèce, à la réalisation de l’Histoire de Charles Martel, oeuvre monumentale et de prestige, entreprise par Philippe le Bon et poursuivie par son fils Charles le Téméraire.


van der weyden 1434 ca annonciationAnnonciation
Van der Weyden (attribution), vers 1434, Louvre

Van der Weyden accroche lui-aussi son lustre à la poutre médiane, ce qui est parfaitement logique : on pouvait ainsi plaquer sur le flanc de la poutre le mécanisme contenant les poulies.


Petrus-Christus-attr-1460-1467-Virgin-And-Child-In-A-Domestic-Interior-Atkins-Museum-Kansas-City-scaled Petrus Christus attr 1460-1467 Virgin And Child In A Domestic Interior Atkins Museum Kansas City lustre

Vierge à l’Enfant dans un intérieur
Petrus Christus (attribution), 1460-1467, Atkins Museum, Kansas City

Dans cette pièce dont le mobilier doit beaucoup aux Epoux, Petrus Christus nous montre ce mécanisme encastré cette fois sous la poutre centrale.

Ceci confirme la position anormale du lustre de Van Eyck, qui n’éclaire qu’une moitié de la pièce (pas de second lustre dans le reflet).


En aparté : quelques modèles de lit à courtines (SCOOP !)

van der weyden 1434 ca annonciation Louvre detail lit

L’Annonciation du Louvre  détaille à plaisir, à côté du lustre, le mécanisme de suspension du lit. La disposition des fils se révèle tout à fait logique :

  • les deux fils en triangle au milieu, et les trois fils en oblique, sur les angles, soutiennent le ciel de lit, créant des plis de tension dans leur prolongement ;
  • à gauche un fil longitudinal traverse le rabat du ciel de lit par un petit trou : on voit qu’à l’intérieur, il sert à soutenir par des anneaux la courtine de gauche ;
  • ce fil n’a pas de correspondant sur la droite, ce qui est compréhensible : car côté mur, le lit n’a pas de raison de s’ouvrir ;.
  • enfin, un fil transversal tendu entre deux pitons traverse toute la pièce, de la cheminée à la fenêtre : il soutient par des anneaux, les deux demi-courtines frontales.


Memling 1465 Annonciation de Clugny METAnnonciation de Clugny, Memling, 1465, MET

Ce lit peint par Memling, d’après un dessin de son maître Van der Weyden, est exactement du même modèle.


Birth of Saint John the Baptist, fol. 93v, from the Turin-Milan Hours, ca. 1445–52. Turin

La naissance de Saint Jean Baptiste
Main G, 1422-24, Heures de Turin-Milan, fol. 93v, Turin

L’image du manuscrit de Turin est généralement daté des années 1422-24 et attribuée à une main G qui pourrait être le jeune Van Eyck, mais aussi bien l’attribution que la date ont été récemment contestées ( [3], [4]).



Birth of Saint John the Baptist, fol. 93v, from the Turin-Milan Hours, ca. 1445–52. Turin. detail lit
Quoi qu’il en soit, pour ce qui nous intéresse ici, le lit « eyckien » des Heures de Milan-Turin est assez différent du modèle à la Van der Weyden. S’il s’en rapproche par les attaches externes à trois points, il en diffère néanmoins par les anneaux internes, qui ne coulissent pas sur des fils, mais sur des tringles rigides. Il est probable, vu la cherté du métal, qu’elles étaient réalisées en bois.



Birth of Saint John the Baptist, fol. 93v, from the Turin-Milan Hours, ca. 1445–52. Turin. detail lit droite
On voit au dessus du coin droit, le fil montant verticalement qui supporte ces tringles (celui du coin gauche a été oublié). Les liens en biais ne servent pas à soutenir les courtines, mais seulement à maintenir en tension le ciel de lit.


Petrus Christus attr 1460-1467 Virgin And Child In A Domestic Interior Atkins Museum Kansas City lit Petrus Christus attr 1460-1467 Virgin And Child In A Domestic Interior Atkins Museum Kansas City lit schema

Annonciation de Petrus Christus (détail)

Dans l’image de droite, j’ai complété par symétrie les parties marquantes de la menuiserie et déterminé l’emplacement des poutres. On constate :

  • que la cathèdre n’est pas un meuble séparé, mais un prolongement de la tête du lit :
  • que seule la statue de gauche est calée à l’aplomb d’une poutre : la menuiserie n’est donc probablement pas une sorte de lambris assujetti au mur, mais un meuble (le rideau vert passe d’ailleurs derrière).

Les suspensions sont escamotées par la poutre médiane, mais l’absence des fils en oblique (et des plis correspondant) suppose l’existence d’un cadre rigide tendant le ciel de l’intérieur et supportant les tringles des rideaux. Ce cadre devait être porté à l’arrière par des poteaux d’angle assujettis à la menuiserie, et suspendu à l’avant par des fils verticaux partant du plafond : système mixte qui concilie la stabilité des poteaux et l’avantage de pouvoir dégager, en les nouant, les deux pans encombrants, ceux de l’avant.


Jan Provost 1500 ca Annonciation coll partAnnonciation, Jan Provost, vers 1500, collection particulière

C’est ce type particulier de courtines, mi fixées mi suspendues, que nous montre cette Annonciation bien postérieure (noter par ailleurs un nouvel exemple de banc à deux places)..


Anonyme florentin, 1420-30, Annonciation, Ashmolean Museum, Oxford detail rideauAnnonciation (détail), Anonyme florentin, 1420-30, Ashmolean Museum, Oxford

Dans ce lit italien, sans ciel, un seul crochet métallique suspendu au plafond assure le croisement des tringles.



Van_Eyck 1434 _Arnolfini_Portrait suspension lit

Ceci répond à deux questions qu’aucun commentateur ne s’est posées concernant le lit des Epoux  :

  • comment tient le ciel de lit , en l’absence de tout fil de suspension à l’arrière ?
  • à quoi sert la bande de tissu à franges, en haut de la paroi arrière ?

La réponse est que cette paroi ne s’ouvre pas et que la bande retombante est là pour masquer le cadre de suspension. Les courtines latérales et frontales doivent comme d’habitude coulisser sur des tringles.

Ce petit mystère résolu pourrait sembler anecdotique, mais il trouvera plus loin son importance : retenons que les courtines sont posées, à l’arrière, sur une armature en bois.


Article suivant : 2 Les époux dits Arnolfini 2 / 2

Bibliographie

Le coup de tonnerre

  • [B1] Jacques Paviot, Le double portrait Arnolfini de Jan van Eyck’, Revue belge d’archéologie et d’histoire de l’art, volume 66, pages 19–33, 1997 https://www.acad.be/sites/default/files/downloads/revue_tijdschrift_1997_vol_66.pdf

Les premiers Arnolfiniens

  • [B2] Panofsky, Erwin, « Jan van Eyck’s Arnolfini Portrait« , The Burlington Magazine for Connoisseurs, volume 64, issue 372, pages 117–119 + 122–127, March 1934 https://www.jstor.org/stable/865802
  • [B2a] Panofsky, Erwin, Early Netherlandish Painting, its Origins and Character (Volume 1), Cambridge: Harvard University Press, 1953 https://archive.org/details/earlynetherlandi01pano
  • [B2b] Jirmounsky,  » Gazette des Beaux-Arts, » LXXIV, juin 1932, p. 423  https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6111949c/f502.item
    Jirmounsky,  » Gazette des Beaux-Arts, » LXXIV, 1932, décembre 1932, p. 317 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6101706n/f331.image.r=eyck
  • [B3] Peter H. Schabacker, « De matrimonio ad morganaticam contracto : Jan Van Eyck’s Arnolfini Portrait reconsidered », Art Quaterly XXXV, 4, p. 375-398
  • [B3a] L’analyse d’Anna Eörsi est pertinente mais peut être interprétée dans l’autre sens. Comme elle le remarque elle-même, Van Eyck a modifié le geste par rapport au tracé préparatoire, qui montrait les doigts de l’homme serrant clairement la paume : en idéalisant le geste, il nous invite justement à ne pas le prendre au premier degré, comme un simple engagement nuptial. Anna Eörsi, Giovanni Arnolfini’s Impalmamento Oud Holland, 110/1996, 113-116. https://www.jstor.org/stable/42711540

Les Arnolfiniens anti-Panofskiens

  • [B4] Jan Baptist Bedaux, « The reality of symbols: the question of disguised symbolism in Jan van Eyck’s Arnolfini portrait », Simiolus: Netherlands Quarterly for the History of Art, volume 16, issue 1, pages 5–28, 1986, https://www.jstor.org/stable/3780611
  • [B5] Harbison, Craig, « Sexuality and social standing in Jan van Eyck’s Arnolfini double portrait », Renaissance Quarterly, volume 43, issue 2, pages 249–291, Summer 1990, https://www.jstor.org/pss/2862365
  • [B6] Edwin Hall, The Arnolfini Betrothal: Medieval Marriage and the Enigma of Van Eyck’s Double Portrait, Berkeley: University of California Press, 1994 http://ark.cdlib.org/ark:/13030/ft1d5nb0d9/
  • [B7] Lorne Campbell, Rachel Billinge , The Infra-red Reflectograms of Jan van Eyck’s Portrait of Giovanni (?) Arnolfini and his Wife Giovanna Cenami(?), National Gallery Technical Bulletin Volume 16, 1995 http://blog.decintivillalon.com/the-arnolfini-portrait-jan-van-eyck/
  • [B8] Lorne Campbell, The Fifteenth Century Netherlandish Paintings, London: National Gallery, 1998, https://doku.pub/documents/arnolfini-double-portrait-by-lorne-campbell-d0nxwwdzgylz#google_vignette
  • [B9] Margaret L. Koster, « The Arnolfini double portrait: a simple solution », Apollo, volume 158, issue 499, pages 3–14, September 2003 http://www.thefreelibrary.com/The+Arnolfini+double+portrait%3A+a+simple+solution.-a0109131988
  • [B10] Herman Th. Colenbrander, « ‘In promises anyone can be rich!’ Jan van Eyck’s Arnolfini double portrait: a ‘Morgengave' », Zeitschrift für Kunstgeschichte, volume 68, issue 3, pages 413–424, 2005 https://www.jstor.org/stable/20474305

Les études de genre

  • [B11] Margaret D.Carroll, « In the name of God and profit: Jan van Eyck’s Arnolfini portrait », Representations, volume 44, pages 96–132, Autumn 1993 https://www.jstor.org/stable/2928641
  • [B12] Linda Seidel, « ‘Jan van Eyck’s Portrait’: business as usual? », Critical Inquiry, volume 16, issue 1, pages 54–86, Autumn 1989, https://www.jstor.org/stable/1343626
  • [B12a] Linda Seidel, « Jan van Eyck’s Arnolfini portrait: stories of an icon », 1993
    Revue par Gibson, W. S, dans Speculum; a Journal of Mediaeval Studies, 04/1995, https://www.jstor.org/stable/2864948

Les Eckiens

  • [B12b] Louis Dimier, « Le portrait méconnu de Van Eyck », Revue de l’Art Ancien et Moderne, 1932, p 187 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k432566z/f190.item
  • [B13] Pierre-Michel Bertrand , « Le portrait de Van Eyck : l’énigme du tableau de Londres », Hermann, 1997
    Résumé en vidéo : l’Art en bouteille, Les Epoux Arnolfini, énigme résolue https://www.youtube.com/watch?v=PlIVwmmfpgE
  • [B14] Catherine Jordy, Le respect de l’interprétation. Une mise en abyme du miroir, Le Portique, 11 | 2003, https://docplayer.fr/59502634-Le-respect-de-l-interpretation.html
  • [B14a] Marco Paoli, Jan Van Eyck’s Stolen Identity: The intrusion of the Arnolfini family in the London Double Portrait, 2010
  • [B15] Tarcisio LANCIONI « Jan Van Eyck et les Époux Arnolfini, ou les aventures de la pertinence » Actes sémiotiques N° 116 | 2013 https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/1328

Synthèse des interprétations

  • [B16] « Early Netherlandish Paintings: Rediscovery, Reception, and Research », publié par Bernhard Ridderbos, Anne van Buren, Henk Th. van Veen, Henk Van Veen, p 59 et ss
    https://books.google.fr/books?id=P1Kmpi4bOygC&printsec=frontcover#v=onepage&q=arnolfini%20&f=false
  • [B17] Quarante pages de présentation minutieuse, intéressante et très orthodoxe des interprétations arnolfiniennes successives ; les partisans de l’autoportrait sont exécutés en un seule note (29), et l’étude de P.M Bertrand en en seul mot (« aberrante »).
    Eric BOUSMAR, Le double portrait présumé des époux Arnolfini (van Eyck, 1434). D’un mariage à l’italienne aux réseaux de la cour ?, Publications du Centre Européen d’Etudes Bourguignonnes 01/2009, Numéro 49 https://www-brepolsonline-net.ezproxy.inha.fr:2443/doi/epdf/10.1484/J.PCEEB.1.100467

Les inclassables

  • [B18] Kepinski, Z. ‘Arnolfini Couple’ or John and Margaret van Eyck as ‘David and Bathsheba.‘, Rocznik Historii Sztuki 10 (1974): 119-164. https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/rhs1974/0143/scroll
    Il s’agit du couple Van Eyck dans le rôle de David et Bethsabée lors de leur seconde rencontre, illustrant le passage suivant :
    « David consola Bethsabée, sa femme; il s’approcha d’elle et coucha avec elle, et elle enfanta un fils, qu’il appela Salomon » Samuel II, 12, 24
    Le nombre de générations entre David et le Christ, séparées par l’exil à Babyone, explique le nombre de perles du chapelet (15 + 12, les deux grosses ne comptant pas).
  • [B19] Jean-Philippe Postel, l’Affaire Arnolfini, 2016 :
    Il s’agit,de Van Eyck lors de la naissance de son premier enfant, mais la femme est une première épouse qui serait morte en couches et lui serait apparu sous forme de fantôme (si j’ai bien compris la page 130).
  • [B20] Bernard Gallagher https://www.arnolfinimystery.com/who-where-when-why
    (Il s’agit de Philippe le Bon et de sa troisième femme, Isabelle du Portugal)


Références :
[0] Aubert LeMire, Opera diplomatica et historica, Volume 2, 1723, p 295
[1] Louvre – Ravioli (François Bénard) Le serment venimeux des époux Arnolfini https://www.beauxarts.com/grand-format/le-serment-venimeux-des-epoux-arnolfini/
[1a] Reconstruction 3D : P.H. Jansen1, Zs. M. Ruttkay, The Arnolfini Portrait in 3d, Creating Virtual World of a Painting with Inconsistent Perspective
https://ris.utwente.nl/ws/portalfiles/portal/5303302/Jansen_Ruttkay_EG07.pdf
[1b] David L. Carleton, « A Mathematical Analysis of the Perspective of the Arnolfini Portrait and Other Similar Interior Scenes by Jan van Eyck », The Art Bulletin Vol. 64, No. 1 (Mar., 1982), pp. 118-124 (7 pages) https://www.jstor.org/stable/3050199
[2] https://fr.wikipedia.org/wiki/Femme_%C3%A0_la_toilette_(Jan_van_Eyck)
[2a] Peter Schabacker, Elizabeth Jones, « Jan van Eyck’s « Woman at Her Toilet »; Proposals concerning Its Subject and Context » Annual Report (Fogg Art Museum), No. 1974/1976 (1974 – 1976), pp. 56-78 https://www.jstor.org/stable/4301379
[3] Carol Herselle Krinsky, The Turin-Milan Hours: Revised Dating and Attribution, JOURNAL OF HISTORIANS OF NETHERLANDISH ART, 2014, 6.2 https://jhna.org/articles/turin-milan-hours-revised-dating-attribution/
[4] CAROL HERSELLE KRINSKY – Why Hand G of the Turin-Milan Hours Was Not Jan van Eyck (pp. 31-60) Artibus et Historiae no. 71 (XXXVI), 2015, ISSN 0391-9064 https://www.jstor.org/stable/24595927

2 Les Epoux dits Arnolfini (2 / 2)

25 février 2021
Comments (2)

4 Le miroir de la Passion

Alors que le reflet a suscité tant de commentaires, le cadre du miroir n’a pas intéressé grand monde. C’est pourtant un objet très exceptionnel, et qui en dit long.

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Une modification notable

Van_Eyck 1434 _Arnolfini_Portrait radiographie
Réflectographie à infrarouges (détail)

Le miroir, de même que la brosse qui le jouxtait, était prévu dès l’origine; mais les deux étaient nettement plus grands. L’absence de tracés sous-jacents pour le chapelet, la signature et la statue de Saint Marguerite montre qu’ils ont été rajoutés à la fin. Et le cadre comportait huit médaillons au lieu de dix.

Ainsi le tableau a évolué vers une miniaturisation plus poussée, permettant de caser plus d’objets.


Van_Eyck 1434 _Arnolfini_Portrait miroir schema 1

Le passage de huit médaillons à dix a aussi compliqué les choses d’un point de vue théologique : placer la Crucifixion en haut et au centre imposait de trouver quatre scènes se passant après la Mort du Christ, alors que pour les scènes d’avant on n’a que l’embarras du choix : d’où sans doute l’intrusion de cette scène assez rare, la Descente du Christ aux Limbes.

Margaret Koster a utilisé cette répartition pour étayer sa thèse selon laquelle la femme, placée du côté des scènes après la mort du Christ, était également morte. Mais cette répartition découle mécaniquement de la place de la Croix au sommet de ce petit Golgotha domestique. De même, Van Eyck n’avait guère le choix pour la scène diamétralement opposée, qui ouvre l’histoire de la Passion : la Prière dans le Jardin des Oliviers, devant la coupe apporté par un ange, est le moment où le Christ est pris d’angoisse devant la certitude du supplice qui vient.

On ne peut qu’admirer l’habileté avec laquelle Van Eyck a su, en quelques touches minuscules, rendre facilement reconnaissables ces dix scènes de la Passion.


L’opinion des historiens d’art

Lubeck Cadre de miroir a medaillons XVeme siecleCadre de miroir (disparu) à médaillons (disparus) , XVème siècle, Lübeck, fig 149 [5]

La plupart ne s’appesantissent pas sur la question : Campbell [B8], qui trouve tout ordinaire, prétend que les miroirs ornés de scènes religieuses étaient fréquents : mais il n’en cite que deux, sans grand rapport. D’autres pensent au contraire que, compte-tenu du caractère supposément diabolique du miroir, il est anormal d’en trouver : ce qui est tout aussi excessif, mais dans l’autre sens.

Mis à part Margaret Koster, qui n’a retenu de la symétrie du cadre que l’opposition mort / vivant, le seul autre historien d’art  qui s’est penché sur la question est Robert Baldwin [6], dans son long article de 1984. Il n’aborde pas la question des scènes choisies par Van Eyck, mais traite plus généralement des métaphores du miroir et du mariage dans les textes religieux.

Une première métaphore du mariage est celle du Christ et de l’Eglise, au travers de sa Passion :

« Le miroir de Van Eyck, entourant par des scènes de la Passion un couple marié, montre le mariage comme l’image paulinienne, ou la réflexion, du mariage du Christ avec son église. »

Une autre métaphore est celle du mariage entre le Christ et l’âme purifiée du péché :

« Par une variété de canaux…, l’idée paléochrétienne d’Imitatio Christi avec son noyau de théorie paulinienne de l’image a été transmise à la fin du Moyen Âge. Invariablement, nous entendons que contempler la passion du Christ ou le suivre sur quelque chemin que ce soit – de l’entrée dans la vie monastique à la simple réception des sacrements – participe à un voyage ascensionnel, à une transfiguration dont le point culminant est l’union avec Dieu dans la Nouvelle Jérusalem, lors du «mariage» final avec l’agneau décrit dans le livre de l’Apocalypse. »

Une troisième métaphore est celle de l’Eglise comme miroir :

« Car l’épouse du Christ, l’Église, est également l’intermédiaire par lequel la grâce sacramentelle est dispensée ou reflétée dans l’âme des fidèles, réformant leur Imago Dei et préparant leur mariage final dans le monde à venir…. Van Eyck a pu l’exprimer en alignant sur un axe vertical le Christ crucifié, le miroir, les mains jointes et le chien, symbole de la Foi. »



Van_Eyck 1434 _Arnolfini_Portrait schema Baldwin
Ces recherches ne fournissent qu’un cadre général d’explication, un aperçu sur l’état d’esprit de l’époque : mais Baldwin a eu grand mérite de pressentir, au détour de cette dernière phrase, une forte relation géométrique entre le cadre, le reflet, et d’autres éléments de la pièce.


L’exemple de Bosch (SCOOP !)

Bosch 1489 ca revers St Jean L'evangeliste passion-scenes-berlin-staatlichen-museen-zu-berlin-gemaldegalerie schemaScènes de la Passion (revers du Saint Jean à Patmos)
Bosch, vers 1489, Gemäldegalerie, Berlin

Un bon demi-siècle après Van Eyck, Bosch a la même idée d’une composition annulaire, autour d’une scène centrale assez énigmatique : le mont dans lequel brûle un brasier semble être une transposition mystique de l’île de Patmos, sur laquelle l’Aigle de Saint Jean se transforme en la figure christique du pélican nourrissant ses enfants avec ses entrailles.

Ce qui nous intéresse est bien sûr les sept scènes de la Passion communes avec celles de Van Eyck (en blanc), disposées dans le même sens de lecture et avec la Crucifixion au sommet. Bosch a adjoint à la scène de la Flagellation celle de la Dérision du Christ (en vert). En revanche, côté post mortem, il n’a pas retenu les trois scènes développées par Van Eyck (en rouge).

L’idée d’un paysage continu fait que la taille des scènes diminue de bas en haut, en s’enfonçant dans la profondeur. On notera cependant que, vues à plat, les scènes se répondent dans une symétrie gauche-droite :

  • le Jugement de Pilate fait pendant à l’Arrestation ;
  • les souffrances physiques de la Flagellation et du Couronnement d’épines font écho aux souffrances morales dans le Jardin des Olivers ;
  • la Montée au Calvaire équilibre la Mise au tombeau.


Le cadre et ses symétries (SCOOP !)

Van_Eyck 1434 _Arnolfini_Portrait miroir schema 2
Cette répartition symétrique est encore plus frappante chez Van Eyck, avec des appariements différents :

  • l’Arrestation (par des soldats faisant irruption durant la nuit) est compensée par la Résurrection (les soldats sont endormis) ;
  • Jésus prisonnier devant Pilate est vengé par le Christ brisant la porte des Enfers ;
  • les souffrances de la Flagellation sont consolées par les soins de la Mise au tombeau ;
  • le Portement de Croix (Simon de Cyrène aidant le Christ) anticipe la Descente de croix (Nicodème et Joseph d’Arimathie faisant descendre le corps).

A la lecture chronologique, selon le cercle, se superpose donc une lecture bilatérale. Le passage de huit scènes à dix est cohérent avec cette idée de privilégier l’axe de symétrie vertical.

Pour décrire cette symétrie, l’opposition vivant / mort est sommaire.

On peut déceler une certaine polarité masculin / féminin avec :

  • à gauche, trois rencontre du Christ avec un homme particulier : Judas puis Pilate qui le trahissent, Simon de Cyrène qui le secourt ;
  • à droite, trois scènes auxquelles participent des femmes : Descente de Croix, Mise au tombeau, Résurrection [7].
  • en haut au centre, la scène de la Crucifixion est mixte, mais la polarité est inversée : Marie est en effet toujours placée à gauche (en position d’honneur à main droite de son fils) et Saint Jean de l’autre côté de la croix.


Dona Leonor’s Jerusalem Altarpiece, ver 1495-97 Museu Nacional dos Azulejos, Lisbon schemaPanorama de Jérusalem, vers 1495-97, Museu Nacional dos Azulejos, Lisbonne [7a]

A la fin du siècle, un artiste flamand anonyme réalisera, pour la reine Eléonore du Portugal, cette vue panoramique de Jérusalem, avec quatorze scènes de la Passion (en vert les scènes communes avec Van Eyck, en jaune les autres). Le parcours est représenté de manière fragmentaire (flèches blanches), car il est impossible, à cause de certains allers-retours du cortège, de concilier complètement la topographie et la chronologie. Néanmoins les dernières étapes (J à O) retrouvent la même solution que celle du miroir : mettre d’un côté les scènes avant la Crucifixion, et de l’autre les scènes après. D’autres compositions de Van Eyck (voir 3 : en terre chrétienne) semblent obéir à la même idée d’un double chemin, vers et depuis le Golgotha.


Le cadre comme moteur immobile (SCOOP !)

Van_Eyck 1434 _Arnolfini_Portrait miroir schema

La logique qui s’impose est bien plus originale :

  • les scènes de gauche se rattachent à la notion de Montée, depuis le Jardin des Oliviers jusqu’au Calvaire ;
  • celles de droite à la Descente, depuis la Croix jusqu’aux Enfers.

Ce double mouvement de montée puis de descente imprime son dynamisme à l’ensemble de la composition, et va nous permettre de la lire comme Van Eyck l’a écrite.

On peut d’ailleurs se demander si le chapelet juste à côté du miroir, par sa division en deux pans, n’est pas une indication de lecture des médaillons, puis des objets de la pièce qu’ils éclairent tour à tour…

Van_Eyck 1434 _Arnolfini_Portrait perles

…un peu comme les perles d’ambre projettent leur reflet sur le mur.


5 Les symétries de la pièce

Masculin / Féminin

De nombreux commentateurs ont noté que la pièce s’organise selon une symétrie gauche / droite et masculin / féminin. Jacques Paviot la décrit, de manière intéressante, en termes héraldiques :

« A ce stade d’étude du tableau, nous pouvons en proposer une interprétation héraldique el morale. Vous pouvons diviser la peinture en deux parties verticales (écu parti). Sur la droite (dextre), se trouve l’homme. Ses patins et sa position devant les fenêtres le relient au monde extérieur; le coffre aux biens de ce monde. Sur la gauche (senestre), se trouve la femme, vers l’intérieur de la pièce et de la maison). Le lit et la statuette de sainte Marguerite indiqueraient que le but de la femme sur terre est de donner des enfants à son mari. «  Jacques Paviot [B1]

Ce sont ces appariements symboliques, accentués par la symétrie forcée de la pièce, qui suggèrent à tout un chacun une intention plus ambitieuse qu’un simple portrait de couple.

C’est l’occasion de rappeler que la position du mari, à main droite de l’épouse et donc à gauche du tableau, obéit à la convention pratiquement intangible du portrait marital (pour les rarissimes exceptions, voir 1-3 Couples irréguliers).


Une lecture globale (SCOOP !)

Le fait que les scènes du miroir et certains éléments de la pièce soient organisés selon la même symétrie bilatérale, est une nouvelle incitation à les lire selon la même grille.



Van_Eyck 1434 _Arnolfini_Portrait symetries piece
Au niveau 3 de cette grille, la fenêtre (ouverte sur le monde) fait pendant au lit (clos sur l’intimité).

Plus haut, au niveau 5, on découvre que les vitraux (rigides, mais transparents) font écho à la « pente », bande horizontale du ciel qui cache le système de suspension des courtines (souple, mais opaque).

Entre les deux, le niveau 4 est plus obscur : il nous conduit à associer le jardin (avec son cerisier couvert de fruits) et le noeud rouge : analogie purement visuelle de couleur et de forme ?

En bas, le niveau 2 est encore moins clair : on est réduit à associer le coffre avec le seul meuble qui reste, la cathèdre.


En aparté : le rideau-sac

Missel de Jean du Berry 1400-25 Naissance de St Jean Baptiste BNF Lat 8886 fol 413Naissance de St Jean Baptiste
Missel de Jean du Berry 1400-25, BNF Lat 8886 fol 413

Susan Koslow a consacré une longue étude au motif du rideau noué en forme de sac, qui apparaît souvent (mais pas exclusivement) dans les scènes de naissance, de mort, ainsi que dans les Annonciations. Elle y explique, de manière très argumentée, comment cet élément décoratif a pu, dans l’imaginaire des peintres flamands, et pendant la courte période qui nous intéresse, être associé à l’idée de fécondation, voire d’Incarnation.

« Le grand problème pour les artistes était de découvrir un moyen permettant, tout en préservant le mystère fondamental de l’Incarnation, de montrer, sans violer le décorum, comment ce mystère a eu lieu. C’est seulement en Flandres que ce problème a été résolu ». Susan Koslow [8]


Fabrication du Fromage, Encyclopedie de Diderot de D'alembert

Depuis toujours, la coagulation du fromage est déclenchée par la présure, substance provenant de la caillette, un des estomacs du veau :

« Pour faire du fromage, on a de la présure ou du lait caillé, qu’on trouve et qu’on conserve salé, dans l’estomac du veau, suspendu dans un lieu chaud, au coin de la cheminée. » Article Fromage, Encyclopédie de Diderot et d’Alembert


On comprend bien l’association visuelle entre l’estomac suspendu et le rideau noué. Mais elle se nourrit d’un analogie très connue au Moyen-Age [9], entre la fabrication du fromage et la formation de l’embryon. Elle remonte à Aristote :

« C’est le mâle qui apporte la forme et le principe du mouvement; la femelle apporte le corps et la matière, de même que, dans la coagulation du lait, c’est le lait qui est le corps, tandis que c’est le petit lait, la présure, qui a le principe coagulant. » [10].


Petrus_christus 1452 annunciation Gemaldegalerie BerlinAnnonciation, Petrus Christus, 1452, Gemäldegalerie, Berlin

Il ne fait pas de doute que, dans ce tableau d’un disciple de Van Eyck, le sac-rideau frôlé par le sceptre de l’ange participe de la symbolique utérine.



Van_Eyck 1434 _Arnolfini_Portrait noeud ventre
Si certains contemporains étaient capables d’interpréter ainsi le sac-rideau dans une Annonciation, a fortiori devaient-il, dans un tableau profane, saisir l’analogie entre celui que Van Eyck avait fait entrer (quelque peu aux forceps) dans le champ de l’image, et le ventre rebondi de la femme juste à côté.


6 Le miroir organisateur

Le rôle de la cathèdre (SCOOP !)

Pierre-Michel Bertrand ([B13], p 64 et ss) a souligné combien l’aménagement de la chambre correspond point par point à ce qui était préconisé pour l’accouchement des femmes de la bonne société : le tapis pour le confort, la banquette pour les visiteuses (ou les sages-femmes), le lit pour l’attente avant et le repos après.

J’irai un peu plus loin que lui en proposant que la cathèdre, sanctuarisée par l’effigie de la patronne des femmes enceintes, est la chaise préparée pour l’accouchement : car avant le XVIIème siècle, les femmes accouchaient assises ou accroupies [11].

Je prend ici comme hypothèse que la femme du tableau est enceinte. Pour ceux qu’intéresse ce débat totalement miné, on peut consulter cet article récent [11a] qui explique que la femme n’est pas enceinte, malgré tous les indices concordants, justement parce que la mode de l’époque voulait que les femmes paraissent enceintes. La logique de l’argument m’échappe.


Comedies de Terence Debut XVeme Bibliotheque de l'Arsenal. Ms-664 fol 13v GallicaSostrate (la mère) et Canthare (la nourrice), Comédies de Térence, Début XVème, Bibliothèque de l’Arsenal, Ms-664 fol 13v Gallica [12] Naissance d'Alexandre le Grand Francois Maitre, 1475-1480, La Cite de Dieu, Saint Augustin, The Hague, MMW, 10 A 11 fol 233rNaissance d’Alexandre le Grand, François Maitre, 1475-1480, La Cité de Dieu, Saint Augustin, The Hague, MMW, 10 A 11 fol 233r

Quelques rares images nous livrent la crudité d’une méthode d’accouchement de l’époque : se laisser pendre à un linge noué au lit au à la cathèdre (ce qui donne une utilité inattendue à la statue de Sainte Marguerite !).


Une histoire de descente (SCOOP !)

Faisons l’hypothèse que la femme est enceinte, et que le décor de la pièce, de son côté, est une métaphore de l’Enfantement.



Van_Eyck 1434 _Arnolfini_Portrait schema tissus fruit miroir
En lisant de haut en bas les points significatifs suggérés par les symétries du cadre du miroir, on rencontre successivement :

  • un ciel de lit (la partie divine de la génération) ;
  • le rideau-sac (la partie humaine de la fécondation) ;
  • le lit (l’attente de la délivrance) ;
  • le ventre sous la robe, et l’accouchement dans la cathèdre.

De même que les quatre scènes de la moitié droite du cadre évoquent une Descente sacrée, de la Croix jusqu’aux Enfers puis à la Résurrection, de même la moitié droite de la chambre évoque une séquence profane et féminine, une « descente » du tissu comme métaphore de la mise-bas.



Van_Eyck 1434 _Arnolfini_Portrait schema rayons tissus
Tout se passe comme si les médaillons découpaient dans la pièce des secteurs et irradiaient de sens les objets qu’ils contiennent. Dans cette vision rayonnante :

  • le ciel de lit posé sur le croisement de tringles évoque le linceul posé sur la croix pour faire descendre le corps ;
  • le rideau-sac ressemble au même linceul enveloppant le corps lors de la Mise au tombeau ;
  • le lit, où la future mère attend la délivrance, ressemble aux Limbes, ce lieu d’attente pour les âmes des justes morts avant la Résurrection du Christ, et pour celles des enfants morts sans avoir reçu le baptême ;
  • enfin, la cathèdre d’accouchement correspond à la Résurrection, avec son lion qui bien souvent en est le symbole : selon les Bestiaires, les lionceaux naissent morts, et c’est leur père qui les ranime après trois jours en soufflant sur eux ([B19], p 75 ).

Crucifixion au Dominicain Hermann Schadeberg, 1410-15, Musee Unterlinden, Colmar detailCrucifixion au Dominicain (détail)
Hermann Schadeberg, 1410-15, Musée Unterlinden, Colmar

Pour que ce détail important soit visible, Van Eyck a dû concevoir la seule cathèdre à siège trapézoïdal de son oeuvre, et sans doute de son époque….


Une histoire de montée (SCOOP !)

Van_Eyck 1434 _Arnolfini_Portrait schema fruits
Pour être complète, la lecture selon les symétries du miroir impose de trouver, entre les quatre points significatifs de la moitié gauche, quelque chose qui « remonte ». Voyez-vous de quoi il s’agit ?

Voir la réponse...

  • Trois oranges sont montées sur le coffre
  • Une orange est montée sur la margelle.
  • Des cerises sont « montées » dans l’arbre.
  • Des cercles colorés sont montés en haut de la fenêtre.

On pourrait baptiser le circuit de la moitié gauche : la remontée du Fruit.



Van_Eyck 1434 _Arnolfini_Portrait schema rayons fruits
La mise en correspondance entre les médaillons et les objets des secteurs est, de ce côté, bien plus laborieuse :

  • dans les trois oranges, le chiffre trois rappelle peut être les trente deniers de Judas, ou les trois étapes du reniement de Pierre (scène qui suit immédiatement l’Arrestation dans le Jardin) ;
  • le balcon pourrait évoquer la scène de l’Ecce Homo, où Pilate présente Jésus à la foule ;
  • avec les cerises, on revient dans une symbolique plus habituelle, leur couleur les ayant toujours fait associer à la Passion du Christ : ici les cerises dans l’arbre sont comme les gouttes de sang de la Flagellation, projetées hors du miroir, puis de la pièce ;
  • pour le denier secteur, échec complet : il n’y a rien dans les vitraux qui évoque le moment où Simon de Cyrène aide Jésus à porter sa croix.


Van_Eyck 1434 _Arnolfini_Portrait schema tissus fruit miroir
Tous nos points significatifs (moins la cathèdre) se retrouvent dans le reflet, ce qui est bien normal puisqu’ils sont liés à la structure de la pièce.

Et c’est alors qu’apparaît l’élément qui, dans la vue de face, nous manquait pour évoquer l’épisode du Portement de croix : le symbole inespéré de l’aisselier, cette pièce de bois en triangle qui soutient la grande poutre centrale.


En aparté : Ce que les historiens d’art disent des fruits

Van_Eyck 1434 _Arnolfini_Portrait oranges

Les oranges du tableau ont été particulièrement étudiées. On a pu montrer que les « sinaasappel » (littéralement pommes de Chine) étaient disponibles à Bruges, importées d’Espagne, mais réservées aux gens très riches : en 1419, 4 oranges valaient environ un mois de salaire d’un maître charpentier [5a]. Les interprétations anti-panofskiennes les rangent donc parmi les objets de luxe ostentatoire (tissus, fourrures, chandelier de cuivre, tapis), qui font du tableau, selon eux, une sorte d’appartement-modèle truffé d’importations Arnolfini.

Panofsky ne parle pas des trois oranges du coffre, mais interprète celle qui est isolée :

« le fruit sur le rebord de la fenêtre rappelle, comme dans les Madones d’Ince Hall et de Lucques, l’état d’innocence avant la Chute de l’Homme. ». ([B2a], p 203),


Van Eyck 1435-40 Vierge de Lucques detail Staedel Museum FrancfortVierge de Lucques (détail)
Van Eyck, 1435-40, Städel Museum, Francfort.

Effectivement, les deux oranges de la fenêtre, plus celle que l’enfant tient dans sa main gauche, fonctionnent ici en symbiose avec le lait du sein et l’eau de la carafe : nous sommes dans une sorte de capsule stérile, isolée hermétiquement du monde contaminé par le Péché, et gardée par les lions en or du Trône de Salomon. Mais rien n’oblige que, dans la pièce luxueuse des Arnolfini, les oranges aient la même valeur positive.

Sous l’influence de Panofsky, la plupart des commentateurs voient en elles, d’une manière ou d’une autre, une allusion au fruit défendu et au Paradis, en relation avec les médaillons de la Passion qui rappellent que Jésus est mort pour racheter l’humanité du Péché originel.

Harbison ([B5] , p 263) laisse de côté cette valeur religieuse : pour lui elles sont, tout comme les cerises, associées en tant que « fruit » à l’idée de fertilité ; on les rencontre d’ailleurs dans certains rites de mariage.


Orange ou citron ?

La question peut nous sembler idiote aujourd’hui, mais avant le milieu du XIVème siècle, on ne connaissait guère en Europe du Nord que des variétés du genre Citrux.

Retable de l ‘Agneau Mystique Eve (detail) Van Eyck, 1432, Cathedrale Saint BavonEve (détail), Retable de l ‘Agneau Mystique,
Van Eyck, 1432, Cathédrale Saint Bavon, Gand
Citrus_×_aurantiumCitrus × aurantium

James Snyder [5b] a identifié le fruit que Van Eyck a peint dans la main d’Eve comme un type de citron appelé « pomum adami », la pomme d’Adam, probablement cause de l’empreinte circulaire qui évoque une morsure). Un article plus récent [5c] l’identifie comme le « Citrus × aurantium », appellé « pomme d’Adam » depuis les Croisades, et connu aujourd’hui sous le nom d’orange amère.


Des oranges amères (SCOOP !)

Van_Eyck 1434 _Arnolfini_Portrait orangesLes Epoux (détail)
Van Eyck, 1434, National Gallery, Londres
Citrus_aurantiumCitrus × aurantium

Il est très probable que, pour évoquer la même idée de la faute d’Eve, Van Eyck ait repris le même fruit que deux ans auparavant : non pas des oranges douces luxueuses, mais des oranges amères, couramment utilisées pour leur propriétés pharmaceutiques.


En aparté : Judas, Pilate et le jardin

Dans la pensée médiévale, Judas et Pilate sont deux « maudits » dont les vies, dans les lectionnaires, sont racontées l’une après l’autre [5d] . Une forme d’association de malfaiteurs les unit, comme le raconte la Légende Dorée :

« Un jour que Pilate regardait de son palais dans un verger enclos, il fut pris d’une telle envie d’avoir des pommes qui s’y trouvaient qu’il faillit presque tomber faible. Or, ce jardin appartenait à Ruben, le père de Judas; mais Judas ne connaissait pas son père, ni Ruben ne connaissait son fils, parce que, d’abord, Ruben pensait que son fils avait péri dans la mer; et ensuite que Judas ignorait complètement qui était son père et quelle était sa patrie. Pilate fit donc mander Judas et lui dit : « J’ai un si grand désir de ces fruits que si j’en suis privé j’en mourrai. » Alors Judas s’empressa de sauter dans l’enclos et cueillit des pommes au plus vite. Sur ces entrefaites, arrive Ruben qui trouve Judas cueillant ses pommes. Alors voilà une vive dispute qui s’engage : ils se disent des injures ; après les injures, viennent les coups; et ils se font beaucoup de mal ; enfin Judas frappe Ruben avec une pierre à la jointure du cou, et le tue ; il prend ses pommes et vient racontera Pilate l’accident qui lui est arrivé. C’était au déclin du jour, et la nuit approchait, quand on trouva Ruben mort. On croit qu’il est la victime d’une mort subite. Pilate concéda alors à Judas tous les biens de Ruben ; de plus, il lui, donna pour femme l’épouse de ce même Ruben ». Légende Dorée, vie de Saint Matias [5e]



Judas et Pilate Schaffhausen, Stadtbibliothek Gen. 8 – Klosterneuburger Evangelienwerk f. 224rJudas et Pilate, Evangéliaire de Klosterneuburg, vers 1330, Schaffhausen Stadtbibliothek , Gen. 8 fol 224r

Ainsi Judas et Pilate sont liés par le vol de pommes dans un jardin, et un parricide imité d’Oedipe.

Avant cet épisode, Judas avait tué son frère adoptif dans l’île de Scarioth. Avant même de trahir Jésus, il est donc l’auteur de trois crimes majeurs : fratricide, parricide et inceste.

Pilate, toujours d’après la Légende Dorée (Passion), avait quant à lui commis  un fratricide.


Le circuit des fruits (SCOOP !)

Van_Eyck 1434 _Arnolfini_Portrait schema rayons fruits

Mettre en relation les fruits et les trois médaillons qui leur correspondent va nous permettre de leur donner une signification moins conventionnelle, et qui n’appartient qu’à ce tableau : le fil conducteur étant ici l’idée de la Faute.

Commençons par les fruits à l’intérieur de la pièce, des oranges amères, coupées de leur arbre, héritières de la pomme cueillie par Eve dans sa Faute originelle.

  • Les trois oranges extraites du coffre font allusion à un deuxième coupable majeur : Judas et ses trois crimes.
  • L’orange qui se cache derrière le rebord fait allusion au troisième coupable : Pilate au balcon, qui sait parfaitement que Jésus est innocent et le livre néanmoins à la foule.
  • Les cerises, à l’extérieur de la pièce, ne symbolisent plus la Faute, mais le Rachat : « remontées dans l’arbre » (à la place des pommes volées par Eve,  puis Judas), elles montrent visuellement comment le sang de la Flagellation peut compenser la faute originelle.
  • Enfin les « fruits » enchâssés dans le vitrail, ayant retrouvé leur perfection circulaire et transparente, rappellent que le Paradis restauré n’est plus sur terre, mais au ciel.


Un double circuit (SCOOP !)

Van_Eyck 1434 _Arnolfini_Portrait schema rayons double circuit

Les huit médaillons latéraux illustrent un double circuit :

  • à gauche, côté masculin, la sortie des fruits hors du coffre obscur, puis hors de la pièce, puis leur montée au ciel, résume le destin général de l’Humanité, dont les fautes successives sont rachetée par le sang du Christ ;
  • à droite, côté féminin, la « descente » du tissu, ponctuée par les scènes consolantes que sont les soins donnés au corps, la libération des Limbes et la Résurrection hors du tombeau, marquent l’espérance d’une maternité apaisée, échappant à ces conséquences de la Chute que sont la mortalité et l’enfantement dans la douleur.

La comparaison entre l’engendrement et la fructification est courante au Moyen-Age :

« L’enfant pend à la mère en la matrice, si comme pend la pomme à l’arbre par la queue, jusques à tend qu’elle est meure »
Jean Bonnet, Placides et Timeo ou Li secrès as philosophes, 13ème siècle ( [B13] , p 79)


Van_Eyck 1434 _Arnolfini_Portrait cerise noeud

La correspondance horizontale entre les cerises dans l’arbre, et le fruit de la femme dans le rideau-sac utérin, marquent le moment où les deux circuits coïncident : l’Humanité qui se réforme, le petit homme qui se forme.



Van_Eyck 1434 _Arnolfini_Portrait schema rayons complet
Les deux derniers médaillons, en haut et en bas, représentent des scènes statiques qui échappent à ce double mouvement. Trouver dans la pièce ce qui leur correspond n’est pas bien difficile :

  • la Crucifixion se projette dans le lustre, sanctifié par ses symboles cruciformes ;
  • la Prière dans le Jardin des Oliviers se projette dans le prie-Dieu.

Il est possible que le lion, qui tient l’anneau en bas du lustre, ait été rajouté pour créer une liaison graphique avec le chien en contrebas.


Les gestes des époux (SCOOP !)

Van_Eyck 1434 _Arnolfini_Portrait schema rayons gestes
Cette lecture selon les médaillons éclaire également les gestes si particuliers des époux :

  • celui de la main droite de l’homme prend le contrepieds du geste qui caractérise Pilate : tu as trahi le Christ en te lavant les mains, moi je jure fidélité ;
  • celui de la main gauche de la femme, posé sur son ventre dans le secteur de Limbes, marque l’acceptation de la maternité.

Enfin, les autres mains se joignent juste sur la ligne de séparation entre le début de la fin du cycle : la main gauche de l’homme le lance, la main droite de la femme le conclut.

Mais cette astuce graphique n’épuise pas la signification profonde des mains jointes.


L’esprit est ardent mais la chair est faible

Le fait que la main gauche du mari se trouve dans le secteur « Jardin des Oliviers » invite à se reporter au texte de l’Evangile, et notamment à ce que Jésus dit à ses disciples qui s’endorment :

« Veillez et priez, afin que vous n’entriez point en tentation. L’esprit est ardent, mais la chair est faible.«  Mathieu, 26,41




J’ai tendance à penser que la figurine démoniaque qui frôle la main de la femme, dans le secteur « Résurrection », est une manière d’illustrer la faiblesse de cette chair. Il ne s’agit pas, comme on le lit souvent, d’une figurine biface, mais d’une des deux figurines qui ornent la traverse du banc, celle de l’arrière étant un lion. Ces figurines ont chez Robert Campin un sens symbolique fort (voir 4.3 Premiers instants du Nouveau Testament 4.4 Derniers instants de l’Ancien Testament), et il en va de même ici.

Le lion face au mur contraste avec le lion tourné vers l’avant qui évoque la Résurrection : manière de dire que le sacrifice du Christ ne suffit pas à remettre le monde, retourné par la Faute d’Eve, dans son état originel d’innocence : il reste sous l’influence du démon.



Van_Eyck 1434 _Arnolfini_Portrait luste et mains
Il est tentant d’imaginer que les deux éléments situés aux pôles opposés du miroir, le lustre avec la bougie allumée et les mains qui se joignent au péril du démon, illustrent littéralement la citation de Jésus : « L’esprit est ardent, mais la chair est faible ».


Le mariage comme sacrement

C’est le moment de ramener des coulisses la notion de mariage : non pas en tant que cérémonie (on sait les impasses auxquelles ces interprétations conduisent), mais en tant que sacrement. Comme le remarque Baldwin [6] :

« Encore à l’époque de Jan, tous les sacrements étaient encore divisés en deux parties, la chose matérielle (« res »), et le mystère caché,(« sacramentum »). »

Le mariage était le sacrement qui garantissait que l‘union charnelle (la « chose ») échappait au péché de chair et permettait la conception (le ‘ »mystère ») hors de l’emprise du démon.

Il est probable que la bougie allumée, au point culminant du circuit par lequel le fruit de la Chute retrouve sa place dans le ciel, représente la flamme de la vie qui se transmet mystérieusement de père en fils.

Et que la seconde bougie, au début du circuit de l’enfantement, n’est pas une bougie consumée : mais une bougie à laquelle la chair manque encore.


7 Un blason familial (SCOOP !)

Après avoir détaillé les éléments latéraux, reste à faire le focus sur les objets centraux.

Van_Eyck 1434 _Arnolfini_Rajouts

 On sait, par les tracés sous-jacents, qu’ils ont été modifiés (en orange) ou rajoutés (en jaune) à la toute fin de la réalisation. Campbell utilise d’ailleurs cette constatation pour soutenir qu’il n’y avait pas de dessein d’ensemble (donc pas de contenu symbolique) puisque le tableau a subi des ajustements progressifs.

On pourrait tout aussi bien en tirer la conclusion opposée : puisque tous les éléments symboliques (aussi bien centraux que latéraux) ont été rajoutés en même temps que la modification du miroir de huit à dix médaillons, c’est que tous ces ajouts sont corrélées et découlent d’une intention d’ensemble, qui serait venue à l’esprit de Van Eyck durant la réalisation.


Les deux objets suspendus

Van_Eyck 1434 _Arnolfini_Portrait brosse Merode-Bruxelles-parefeu-brosseAnnonciation de Bruxelles, Retable de Mérode,
Campin (détail)

Le rôle de l’objet suspendu à un clou près de la statuette n’est pas clair : une brosse à vêtements (Campbell), un accessoire de toilette (peigne, voire peigne à poux pour J.Paviot). Plus vraisemblablement une petite balayette, du type de celle que, dans l’Annonciation de Bruxelles, Robert Campin associe à la pureté de la Vierge : un instrument luttant contre la saleté de la cheminée, analogue au pare-feu de l’Annonciation de Mérode (voir 3.1 Une élaboration progressive).


Van der Weyden chapeletsDeux chapelets de Van der Weyden

Le chapelet, objet que l’on aurait tendance aujourd’hui à considérer comme typiquement féminin, était à l’époque un accessoire couramment porté par les hommes, en signe à la fois de décorum et de piété.


Anonyme eyckien Virgin and child Covarrubias detailVierge avec l’enfant lisant (détail)
Anonyme eyckien, Covarrubias

C’est en tant que symbole de la Piété qu’un émule de Van Eyck l’a suspendu, en taille géante, au mur de la Vierge de Covarrubias, à côté des symboles habituels de la Pureté et de la Sagesse de Marie [13]

On notera un autre symbole eyckien, les toiles d’araignées qui contrastent avec les objets bien rangés du placard (on les rencontre notamment dans les moulures hautes de la cathédrale de La Vierge dans une église,  voir  La Vierge dans une église : ce que l’on voit (1 / 2)) : elles évoquent probablement le mal et l’impureté, toujours menaçants mais réduits à se réfugier dans les angles.

Flagellation, fol 44v
Simon Beining, vers 1515, Heures Da Costa (Bruges), Morgan Library MS M.399

Remarquons que la proximité du chapelet avec le médaillon de la Flagellation recoupe le même nuage métaphorique (fouets, billes de plomb, coups, liens…) que celui  que développera, bien plus tard, le dernier enlumineur de Bruges.


Le « blason » central (SCOOP !)

Le moment est venu d’abattre un de atouts (soigneusement passé sous silence par les Arnolfiniens) qui permet à Pierre-Michel Bertrand de voir dans le couple Jan Van Eyck et son épouse : elle se prénommait Margareta, comme la sainte rajoutée opportunément en même temps que le chapelet et la signature. Pierre-Michel Bertrand a découvert, en outre, qu’un des motifs du tapis est justement la marguerite.



Van_Eyck 1434 _Arnolfini_Portrait blason
Les éléments centraux fonctionnent ensemble, et composent une sorte de blason familial que Van Eyck aurait décidé au dernier moment d’inclure au beau milieu de sa composition, comme pour la personnaliser :

  • au « Johannes » inscrit sur le mur correspond le « Margareta » imagé par la statuette ;
  • à la brosse de la femme correspond le chapelet de l’homme : on est donc conduit à y voir un emblème du peintre lui-même ;
  • au centre, l’anneau du lustre constitue comme une sort de fusion des anneaux des deux conjoints.

Une hypothèse très astucieuse de Pierre-Michel Bertrand est que le paraphe prend tout son sens si le premier-né des Van Eyck était un garçon prénommé Jan, comme son père. L’emplacement du « fuit hic » du côté de Margareta (et de son ventre) corrobore cette hypothèse, le « de Eyck » central, juste sous l’anneau, identifiant toute la famille. Cette lecture est cohérente avec le fait que la paraphe a été rajouté à la fin (donc possiblement après la naissance).


Le couple chapelet-brosse

Durer Allegory of Youth, Age and Death 1520 ca dessin British Museum
Allégorie de la jeunesse, de l’Age et de la Mort
Dürer, vers 1520, dessin, British Museum

Ce dessin de Dürer est très postérieur, mais les objets ne changeaient pas si vite : le petit miroir à main et le peigne, accessoires péjoratifs de la coquette, n’ont rien à voir avec l’énorme miroir et la brosse de Van Eyck, qu’on associerait plus facilement à la notion de pureté ou de purification.

Elisabeth Dhanens a proposé une lecture selon l’opposition classique ORA / LABORA : le chapelet représenterait la Prière, la brosse le Travail.

Si l’on part du principe que ces deux objets suspendus prennent un sens particulier dans l’intimité du couple Van Eyck, on peut imaginer que la brosse rend hommage aux qualités laborieuses de Margareta, gardienne de la maison et de sa propreté ; tandis que les minuscules perles, avec leurs reflets et leur ombres, renvoient à la piété de Jan et à son extrême minutie. En poussant un peu le bouchon, on peut même trouver une analogie de forme et de fonction entre la grande brosse de la ménagère et leur amusante réplique : les deux houpettes vertes qui miment les brosses du peintre.


Les circuits complétés

Van_Eyck 1434 _Arnolfini_Portrait schema circuits complets
Il est tentant de compléter les deux circuits que nous avons dégagés (le rachat de l’humanité, l’enfantement) par deux prolongements (en pointillé), depuis et vers les objets personnels du couple : en bas leurs chaussures, en haut leurs deux accessoires emblématiques.

Ainsi se dessinent deux parcours du regard qui, du plancher au mur du fond, balayent tous les objets de la pièce. Ou presque tous, comme nous allons le voir…


8 Le reflet discordant (SCOOP !)

Van_Eyck 1434 _Arnolfini_Portrait reflet anomalies
Totalement ignorées par les universitaires, les anomalies du reflet passionnent plutôt les commentateurs alternatifs, qui s’interrogent sur la disparition du chien et des mains jointes (cercles rouge). Il faut rester prudent car avant la restauration, une rayure traversait le reflet en diagonale, au point que les trois oranges par exemple, avaient disparu [13a].

Deux autres « anomalies » majeures n’ont pas été commentées :

  • le lustre est manifestement passé en position haute (les traits pointillés jaune montrent le niveau où se situe son extrémité inférieure, en vue de face) ;
  • les époux, qui se trouvaient clairement dans la zone « visiteurs », entre la porte et la poutre médiane, ont reculé dans la zone « chambre », comme pour leur laisser la place (pointillés bleu).


Van_Eyck 1434 _Arnolfini_Portrait reflet reconstitutionsDeux reconstructions du reflet [1b] [1a]

Ces deux reconstructions 3D montrent la position correcte des personnages et du lustre.

On peut se contenter de proposer qu’il s’agit là de deux erreurs (oubli du chien et des mains) et de deux écarts au réalisme permettant de rendre le reflet plus lisible (en marginalisant le lustre et en agrandissant les deux silhouettes).

Mais il est toute aussi possible que ces modifications soient délibérées et concertées, afin de délivrer au spectateur perspicace un message non pas cryptique, mais discret. Risquons-nous à l’imaginer :

  • En vue de face, les époux se sont avancé vers la porte, afin de faire descendre le lustre ; les mains se sont jointes, le chien a gambadé, et le mari a mis une bougie dans le bougeoir : on comprend assez bien le sens vers lequel ces métaphores nous poussent.
  • En vue de dos, les époux se sont reculé vers le mur afin de recevoir les visiteurs, le lustre est remonté au plafond (parce que nous ne sommes plus en hiver) et le chien n’a plus sa place dans l’affection du couple.


Un tableau propitiatoire ?

Si nous en revenons à l’explication de Pierre-Michel Bertrand, le tableau est lié à la naissance du premier enfant des Van Eyck, vers le mois de juin 1434 (d’où les cerises). Or tous les commentateurs ont relevé la contradiction temporelle entre ces cerises dans le jardin et la fourrure dans la chambre.
Une manière de l’expliquer est de considérer :

  • que tout ce qui est à l’intérieur de la pièce correspond au moment où Margareta a été certaine qu’elle était enceinte, vers décembre 1433 (B14a, p 20) ; moment où Jan aurait commencé le tableau ;
  • que tout ce qui est en dehors de la pièce (à savoir le jardin et le reflet) correspond au futur espéré : celui d’une naissance sans peines.

Ainsi, comme l’a suggéré Tarcisio Lanciani, le portrait marital aurait pris, en cours de réalisation, une valeur propitiatoire : celui de voeu pour un heureux accouchement.

Il n’est pas impossible que le passage de huit médaillons à dix ait à voir avec cette espérance d’une grossesse menée jusqu’à son terme [14].


Une dimension mystique

Sous cet éclairage, les éléments du « blason » familial prennent une profondeur proprement vertigineuse : il suffit de prolonger encore d’un cran les deux circuits du regard, en sautant de l’accessoire à la main qui le manipule :



Van_Eyck 1434 _Arnolfini_Portrait blason fin dircuit

  • entre la main fidèle de Jan et la main acceptante de Margareta, le miroir effectue un premier niveau de jonction et de concentration, en projetant le couple dans son futur immédiat que montre le reflet, le moment de la naissance ;
  • les deux chemins se croisent au niveau du lustre ;
  • puis le médaillon de la Crucifixion effectue une concentration encore plus extrême, en retournant à nouveau le couple vu de dos pour le projeter vu de face, au pied de la Croix : la future mère dans la figure de Marie, la mère du Christ et le futur père dans celle de Saint Jean l’Evangéliste, son disciple préféré.

C’est pour souligner cette identification pieuse avec son saint éponyme que Van Eyck a disposé, juste au dessus, son énorme paraphe :

« Jan Van Eyck fut ICI en 1434″, à l’intérieur du reflet ET à l’intérieur du médaillon, autrefois, au moment de la Passion.


Van_Eyck 1434 _Arnolfini_Portrait miroir medaillon crucifixion
Il semble bien, à la limite optique de la résolution, que Marie y joigne les mains sur son ventre et que Jean y élève sa main droite, modèle sacré du couple qui cherche à les imiter.


Un pèlerin

Marco Paoli ([B14a], p 14) a probablement mis dans le mille en remarquant que le paraphe « Jan van Eyck fut ici » imite le grafitti qu’un pèlerin aurait pu laisser sur un mur pour marquer son arrivée au but. Il rappelle que Van Eyck avait fait lui-même deux voyages diplomatiques et pèlerinages en Italie (1424) et à Santiago de Compostelle (1426), avec son compagnon Baudouin de Lannoy.


Jan_van_Eyck 1435 ca Baudouin_de_Lannoy Gemaldegalerie BerlinBaudouin de Lannoy
Jan van Eyck, vers 1435, Gemäldegalerie, Berlin

Il nous a laissé de lui ce portrait qui affiche ses trois distinctions : le collier de l’ordre de la toison d’or, le bâton de pèlerin et le grand chapeau de paille du voyageur.

L’idée de Marco Paoli est que, dans les Epoux, Jan Van Eyck s’est lui-aussi représenté en pèlerin. La question étant de avoir : pour où ?


Une Jérusalem céleste (SCOOP !)


Tout le monde a bien compté les six bras. Certains ont remarqué que le moyeu central représente une tour crénelée. Mais personne n’a fait le rapprochement avec un mobilier liturgique dont il nous reste au moins deux exemplaires :


Lustre d'Hezilo, 1054-79, cathedrale de HildesheimLustre d’Hezilo, 1054-79, cathédrale de Hildesheim Lustre de l'abbaye de Combourg fin XIILustre de l’abbaye de Combourg fin XIIème

Ornés de douze tours, ces lustres  représentent la Jérusalem Céleste :

« Elle a une grande et haute muraille, avec douze portes; à ces portes sont douze anges, et des noms inscrits, ceux des douze tribus des fils d’Israël. » Apocalypse, 21, 12

Le lustre que nous avons associé au médaillon de la Crucifixion à cause de ses ornements christiques, trouve ici une justification bien plus forte. Il représente à la fois :

  • dans la logique des médaillons, l’après de la Crucifixion (le retour du Christ sur terre au moment de l’Apocalypse) ;
  • dans la lecture spirituelle, le pèlerinage à Jérusalem que tout bon chrétien souhaite faire ;
  • dans la lecture charnelle, l’aperçu de ce paradis céleste qui est à portée de main des époux.


Je remercie beaucoup Cédric Bardot pour m’avoir signalé un argument décisif en faveur de cette interprétation :

L’auteur revant de la Jerusalem celeste, Guillaume de Digulleville, Le Pelerinage de Vie humaine, Paris, v. 1404, Paris, BnF ms. fr. 829, fol 1L’auteur rëvant de la Jérusalem céleste, Guillaume de Digulleville, Le Pèlerinage de Vie humaine, Paris, vers 1404, Paris, BnF ms. fr. 829, fol 1 gallica

Dès la première page de cet autre best-seller de l’époque apparaît fréquemment une illustration qui montre l’abbé Guillaume de Digulleville rêvant de la Jérusalem céleste, qui lui apparaît dans un miroir circulaire [14a] . Van Eyck n’a fait que développer cette imagerie très connue en faisant apparaître sur le cadre les scènes de la Passion, et dans le miroir le lustre, à savoir la Jérusalem céleste.


Un aller-retour à Jérusalem (SCOOP)

Van_Eyck 1434 _Arnolfini_Portrait schema complet
Parcourir les scènes de la Passion dans le sens des aiguilles de la montre, en partant des mains jointes des époux, c’est aussi visiter la pièce selon un long circuit sinueux, depuis les socques que nous quittons en entrant dans la pièce, jusqu’aux mules que nous sommes invités à chausser, à l’issue du chemin, pour prier devant le miroir.


Lubeck Socques XVeme siecleSocques, XVème siècle, Lübeck, fig 240 [5]

L’ambition des Epoux est d’embarquer le spectateur dans cet aller-retour à Jérusalem.

Ce que Van Eyck nous propose est, ni plus ni moins,  un « pèlerinage autour de ma chambre ».


Finalement, auto-portrait ou pas ?

L’identification de l’homme au chapeau avec Van Eyck obligerait à des révisions déchirantes, auxquelles les historiens d’art ne se résolvent en général que le pistolet sur la tempe.

L’argumentaire de Pierre-Michel Bertrand sur le fait que la préparation de la naissance est un des thèmes sous-jacents du tableau est très convainquant ; la lecture symbolique de la partie droite (« circuit de l’enfantement ») la renforce considérablement.

Son interprétation du paraphe : « Jan Van Eyck fut ici en 1434 » repose sur l’hypothèse improuvable que le premier-né des Van Eyck était  un garçon prénommé Jan. Ma lecture en terme de « but du pèlerinage intime » se déduit d’un parcours prenant en compte tous les éléments du tableau, couronné par l’dentification du lustre comme « la Jérusalem céleste du couple ». Ce pèlerinage virtuel pourrait fort bien se doubler de pèlerinages réels puisque, selon différents travaux [14b], Van Eyck a probablement effectué deux voyages en Terre Sainte en 1425-26 et en 1436, soit avant et après le tableau.

En 1434, Van Eyck n’était probablement pas aussi opulent que les Arnolfini : mais il était le peintre officiel du Duc de Bourgogne, son confident pour les affaires sensibles, chèrement appointé.

A ce stade de sa notoriété, rien ne l’empêchait de prendre quelques semaines pour réaliser, à son seul usage, à l’occasion de la naissance de son premier enfant, un portrait de lui-même et de son épouse en grand apparat, qui serait en même temps une méditation sur la Passion du Christ et sur la double nature, spirituelle et charnelle, du sacrement du mariage.

Si on laisse de côté les marguerites sur le tapis et le prénom de la Sainte, tous les arguments que j’ai développés pourraient stricto sensu s’appliquer à tout autre couple fortuné, pieux, amateur de symbolisme, intéressé par l’idée de pèlerinage,  qui aurait attendu en enfant à Bruges en l’an 1434, et qui aurait choisi pour emblème un chapelet et une brosse.

Au bout du bout des hypothèses, la simplicité pèse son poids, et vaut son prix



Article suivant : 2 Du lit marital au lit virginal

Bibliographie

Le coup de tonnerre

  • [B1] Jacques Paviot, Le double portrait Arnolfini de Jan van Eyck’, Revue belge d’archéologie et d’histoire de l’art, volume 66, pages 19–33, 1997 https://www.acad.be/sites/default/files/downloads/revue_tijdschrift_1997_vol_66.pdf

Les premiers Arnolfiniens

  • [B2] Panofsky, Erwin, « Jan van Eyck’s Arnolfini Portrait« , The Burlington Magazine for Connoisseurs, volume 64, issue 372, pages 117–119 + 122–127, March 1934 https://www.jstor.org/stable/865802
  • [B2a] Panofsky, Erwin, Early Netherlandish Painting, its Origins and Character (Volume 1), Cambridge: Harvard University Press, 1953 https://archive.org/details/earlynetherlandi01pano
  • [B2b] Jirmounsky,  » Gazette des Beaux-Arts, » LXXIV, juin 1932, p. 423  https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6111949c/f502.item
    Jirmounsky,  » Gazette des Beaux-Arts, » LXXIV, 1932, décembre 1932, p. 317 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6101706n/f331.image.r=eyck
  • [B3] Peter H. Schabacker, « De matrimonio ad morganaticam contracto : Jan Van Eyck’s Arnolfini Portrait reconsidered », Art Quaterly XXXV, 4, p. 375-398
  • [B3a] Anna Eörsi, Giovanni Arnolfini’s Impalmamento Oud Holland, 110/1996, 113-116. https://www.jstor.org/stable/42711540

Les Arnolfiniens anti-Panofskiens

  • [B4] Jan Baptist Bedaux, « The reality of symbols: the question of disguised symbolism in Jan van Eyck’s Arnolfini portrait », Simiolus: Netherlands Quarterly for the History of Art, volume 16, issue 1, pages 5–28, 1986, https://www.jstor.org/stable/3780611
  • [B5] Harbison, Craig, « Sexuality and social standing in Jan van Eyck’s Arnolfini double portrait », Renaissance Quarterly, volume 43, issue 2, pages 249–291, Summer 1990, https://www.jstor.org/pss/2862365
  • [B6] Edwin Hall, The Arnolfini Betrothal: Medieval Marriage and the Enigma of Van Eyck’s Double Portrait, Berkeley: University of California Press, 1994 http://ark.cdlib.org/ark:/13030/ft1d5nb0d9/
  • [B7] Lorne Campbell, Rachel Billinge , The Infra-red Reflectograms of Jan van Eyck’s Portrait of Giovanni (?) Arnolfini and his Wife Giovanna Cenami(?), National Gallery Technical Bulletin Volume 16, 1995 http://blog.decintivillalon.com/the-arnolfini-portrait-jan-van-eyck/
  • [B8] Lorne Campbell, The Fifteenth Century Netherlandish Paintings, London: National Gallery, 1998, https://doku.pub/documents/arnolfini-double-portrait-by-lorne-campbell-d0nxwwdzgylz#google_vignette
  • [B9] Margaret L. Koster, « The Arnolfini double portrait: a simple solution », Apollo, volume 158, issue 499, pages 3–14, September 2003 http://www.thefreelibrary.com/The+Arnolfini+double+portrait%3A+a+simple+solution.-a0109131988
  • [B10] Herman Th. Colenbrander, « ‘In promises anyone can be rich!’ Jan van Eyck’s Arnolfini double portrait: a ‘Morgengave' », Zeitschrift für Kunstgeschichte, volume 68, issue 3, pages 413–424, 2005 https://www.jstor.org/stable/20474305

Les études de genre

  • [B11] Margaret D.Carroll, « In the name of God and profit: Jan van Eyck’s Arnolfini portrait », Representations, volume 44, pages 96–132, Autumn 1993 https://www.jstor.org/stable/2928641
  • [B12] Linda Seidel, « ‘Jan van Eyck’s Portrait’: business as usual? », Critical Inquiry, volume 16, issue 1, pages 54–86, Autumn 1989, https://www.jstor.org/stable/1343626
  • [B12a] Linda Seidel, « Jan van Eyck’s Arnolfini portrait: stories of an icon », 1993
    Revue par Gibson, W. S, dans Speculum; a Journal of Mediaeval Studies, 04/1995, https://www.jstor.org/stable/2864948

Les Eckiens

  • [B12b] Louis Dimier, « Le portrait méconnu de Van Eyck », Revue de l’Art Ancien et Moderne, 1932, p 187 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k432566z/f190.item
  • [B13] Pierre-Michel Bertrand , « Le portrait de Van Eyck : l’énigme du tableau de Londres », Hermann, 1997
    Résumé en vidéo : l’Art en bouteille, Les Epoux Arnolfini, énigme résolue https://www.youtube.com/watch?v=PlIVwmmfpgE
  • [B14] Catherine Jordy, Le respect de l’interprétation. Une mise en abyme du miroir, Le Portique, 11 | 2003, https://docplayer.fr/59502634-Le-respect-de-l-interpretation.html
  • [B14a] Marco Paoli, Jan Van Eyck’s Stolen Identity: The intrusion of the Arnolfini family in the London Double Portrait, 2010
  • [B15] Tarcisio LANCIONI « Jan Van Eyck et les Époux Arnolfini, ou les aventures de la pertinence » Actes sémiotiques N° 116 | 2013 https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/1328

Synthèse des interprétations

  • [B16] « Early Netherlandish Paintings: Rediscovery, Reception, and Research », publié par Bernhard Ridderbos, Anne van Buren, Henk Th. van Veen, Henk Van Veen, p 59 et ss
    https://books.google.fr/books?id=P1Kmpi4bOygC&printsec=frontcover#v=onepage&q=arnolfini%20&f=false
  • [B17] Quarante pages de présentation minutieuse, intéressante et très orthodoxe des interprétations arnolfiniennes successives ; les partisans de l’autoportrait sont exécutés en un seule note (29), et l’étude de P.M Bertrand en en seul mot (« aberrante »).
    Eric BOUSMAR, Le double portrait présumé des époux Arnolfini (van Eyck, 1434). D’un mariage à l’italienne aux réseaux de la cour ?, Publications du Centre Européen d’Etudes Bourguignonnes 01/2009, Numéro 49 https://www-brepolsonline-net.ezproxy.inha.fr:2443/doi/epdf/10.1484/J.PCEEB.1.100467

Les inclassables

  • [B18] Kepinski, Z. ‘Arnolfini Couple’ or John and Margaret van Eyck as ‘David and Bathsheba.‘, Rocznik Historii Sztuki 10 (1974): 119-164. https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/rhs1974/0143/scroll
    Il s’agit du couple Van Eyck dans le rôle de David et Bethsabée lors de leur seconde rencontre, illustrant le passage suivant :
    « David consola Bethsabée, sa femme; il s’approcha d’elle et coucha avec elle, et elle enfanta un fils, qu’il appela Salomon » Samuel II, 12, 24
    Le nombre de générations entre David et le Christ, séparées par l’exil à Babyone, explique le nombre de perles du chapelet (15 + 12, les deux grosses ne comptant pas).
  • [B19] Jean-Philippe Postel, l’Affaire Arnolfini, 2016 :
    Il s’agit,de Van Eyck lors de la naissance de son premier enfant, mais la femme est une première épouse qui serait morte en couches et lui serait apparu sous forme de fantôme (si j’ai bien compris la page 130).
  • [B20] Bernard Gallagher https://www.arnolfinimystery.com/who-where-when-why
    (Il s’agit de Philippe le Bon et de sa troisième femme, Isabelle du Portugal)


Références :
[5] Stadt im Wandel. Kunst und Kultur des Bùrgertums in Norddeutschland 1150-1650. Ausstellungskatalog, 1985
[5a] Wouter van der Meer « The history of Citrus in the Low Countries during the Middle Ages and the Early Modern Age » https://books.openedition.org/pcjb/2197?lang=fr
[5b] James Snyder « Jan van Eyck and Adam’s Apple » , The Art Bulletin, Vol. 58, No. 4 (Dec., 1976), pp. 511-515 https://www.jstor.org/stable/3049564
[5c] D. Huylebrouck et B. Mecsi, Het Fruitmysterie van het Lam Gods, EOS (Dutch version of the Scientific American), Juni 2011. pp. 38-41 https://www.academia.edu/7518377/Mecsi_Beatrix_and_Huylebrouck_Dirk_Het_fruitmysterie_van_het_Lam_Gods_EOS_Dutch_version_of_the_Scientific_American_Juni_2011_pp_38_41
[5d] Paull Franklin Baum « The Mediæval Legend of Judas Iscariot », PMLA , 1916, Vol. 31, No. 3 (1916), https://www.jstor.org/stable/457014 p 529
Anne Lafran, La « tragédie » de Judas. La légende de Judas d’après le manuscrit 1275 de la bibliothèque municipale de Reims, Revue « Le Moyen Âge » 2013/3-4 (Tome CXIX), pages 621 à 647 https://www.cairn.info/revue-le-moyen-age-2013-3-page-621.htm
[5e] https://www.bibliotheque-monastique.ch/bibliotheque/bibliotheque/voragine/tome01/047.htm
[6] Robert Baldwin, Marriage as a Sacramental Reflection of the Passion: The Mirror in Jan van Eyck’s « Amolfini Wedding », Oud Holland, Vol. 98, No. 2 (1984), pp. 57-75 (19 pages) https://www.jstor.org/stable/42711152
[7] Dans la scène telle qu’elle a été popularisée par le Speculum Humanae Salavationis, on on voit très souvent un homme et une femme nue en tête du cortège (Adam et Eve). https://iconographic.warburg.sas.ac.uk/vpc/VPC_search/subcats.php?cat_1=14&cat_2=812&cat_3=2903&cat_4=5439&cat_5=13111&cat_6=10110&cat_7=3406&cat_8=1585
[7a] Vue en haute définition : https://artsandculture.google.com/asset/panorama-de-jerusal%C3%A9m-escola-flamenga/JgEdCHfGn2mrIA?hl=pt-pt
Détail des quatorze scènes indexées par des lettres : http://www.ub.edu/proyectopaisajes/index.php/es/item1-devocional
[8] Susan Koslow , The Curtain-Sack: A Newly Discovered Incarnation Motif in Rogier van der Weyden’s « Columba Annunciation », Artibus et Historiae , 1986, Vol. 7, No. 13 (1986), pp. 9-33 https://www.jstor.org/stable/1483245
[9] Nicole Belmont, « L’Enfant et le fromage », Homme, Année 1988 105 pp. 13-28 https://www.jstor.org/stable/25132589
[10] Aristote, Traité de la génération des animaux, Livre I chap 14, 729b http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/generation194.htm
[11] Céline Ménager, Dans la chambre de l’accouchée : quelques éclairages sur le déroulement d’une naissance au Moyen Âge, Questes, Revue interdisciplinaire d’histoire médiévale, 27, 2014, p 35-45 https://journals.openedition.org/questes/758
[11a] DR. LANE EAGLES, The question of pregnancy in Jan van Eyck’s Arnolfini Portrait, smarthistory https://smarthistory.org/arnolfini-pregnancy/
[12] TÉRENCE, Les Adelphes, ACTE III, SCENE I : Sostrate (la mère), Canthare (la nourrice)
SO. De grâce, chère nourrice, comment cela se passera-t-il?
CA. Comment cela se passera? Mais fort bien, j’espère.
SO. Les premières douleurs ne font que commencer.
CA. Et vous vous effrayez déjà, comme si vous n’aviez jamais vu d’accouchement, et que vous ne fussiez jamais accouchée vous-même.
[13] Le mot inscrit juste au dessus du chapelet est malheureusement illisible. Le grand graffiti du haut se laisse aisément lire, même si son sens reste obscur : Comme j’en suis sûr (Wie ich des sicher bin). Sur la Vierge de Covarrubias, voir
Hugh Hudson, Jan van Eyck, The Ince Hall Virgin and Child ,and the Scientific Examination of EarlyNetherlandish Paintings https://www.academia.edu/3690655/Jan_van_Eyck_The_Ince_Hall_Virgin_and_Child_and_the_Scientific_Examination_of_Early_Netherlandish_Painting
[13a] H. Isherwood Kay,  « A Note on Van Eyck’s « Jean Arnolfini » The Burlington Magazine for Connoisseurs, Vol. 37, No. 209 (Aug., 1920), p. 111  https://www.jstor.org/stable/861084
[14] L’idée que la grossesse dure neuf mois était à l’époque bien moins assurée qu’aujourd’hui :
« L’homme est le seul animal qui puisse avoir plusieurs termes. Les enfants naissent à sept mois, à huit mois, à neuf mois, et comme terme extrême, à dix mois. Il y a même quelques exemples d’accouchements empiétant jusque sur le onzième mois. »
Aristote, Histoire des animaux Livre VII chap 4 http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/animaux7.htm#IV
[14a] Anne-Marie Legaré et Fabienne Pomel « Les miroirs du Pèlerinage de Vie humaine, Le texte et l’image » dans MIROIRS ET JEUX DE MIROIRS DANS LA LITTÉRATURE MÉDIÉVALE https://books.openedition.org/pur/31886?lang=fr#ftn1

[14b] On sait que Van Eyck a effectué « certains loingtains voyages secrez » pour le compte du Duc Philippe le Bon, et on pense qu’il s’agissait pour partie de pélerinages effectués en son nom. Sur les présomptions en faveur d’un pélerinage à Florence :

Penny Jolly  « Jan van Eyck’s Italian Pilgrimage: A Miraculous Florentine Annunciation and the Ghent Altarpiece, » Zeitschrift für Kunstgeschichte, 61 (1998): 369-94 https://www.academia.edu/23735204/_Jan_van_Eycks_Italian_Pilgrimage_A_Miraculous_Florentine_Annunciation_and_the_Ghent_Altarpiece_Zeitschrift_f%C3%BCr_Kunstgeschichte_61_1998_369_94

D’un pélerinage en Terre Sainte :
Ludovic Nys, « Jean Van Eyck et Jérusalem ». Alain Marchandisse, Gilles Docquier. Pays bourguignons et Orient : diplomatie, conflits, pèlerinage, échanges (XIVe-XVIe siècles). Rencontres de Mariemont Bruxelles, 24-27 septembre 2015, Centre européen d’études bourguignonnes, pp.107-126, 2016, Publications du Centre européen d’études bourguignonnes https://uphf.hal.science/hal-04054665/document

Pour une synthèse récente, qui évoque la possibilité d’un voyage à Jérusalem dès 1426 :
Ludovic Balavoine « Jan Van Eyck, Als Ich Can » p 137 https://books.google.fr/books?id=3-gzEAAAQBAJ&printsec=frontcover&dq=Ludovic+Balavoine+%C2%AB+Jan+Van+Eyck,+Als+Ich+Can%22+j%C3%A9rusalem

3 Du lit marital au lit virginal

25 février 2021
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L’étude des Epoux de Londres invite à se poser une question subsidiaire : leur lit aurait-il quelque chose à voir avec la mode du lit à courtines qui, à la même époque, envahit les Annonciations flamandes ?

Article précédent : 1 Les Epoux dits Arnolfini 2 / 2



Avant 1434 : le lit dans les scènes religieuses

Parmi les scènes religieuses courantes, il n’y en avait pas tant que cela pour donner aux artistes l’occasion de représenter un lit, qui plus est à courtines.

1) La Nativité

Nativite 1390-1410, Maitre du Parement de Narbonne, Tres Belles Heures de Notre-Dame, fol 41v. BNF n.a. lat. 3093 GallicaMaître du Parement de Narbonne, 1390-1410, Très Belles Heures de Notre-Dame, fol 41v. BNF n.a. lat. 3093 Gallica Nativite 1410 ca Speculum Humanae Salavationis BL Add MS 11575 fol 19rSpeculum Humanae Salvationis, vers 1410, BL Add MS 11575 fol 19r.

En principe les lits sont absents des scènes de la Nativité, puisque celle-ci a lieu dans une étable ou une ruine. Une iconographie assez particulière, celle de la « Vierge en gésine sur son lit d’accouchée » (selon la formulation de Louis Réau), a conduit à équiper la crèche d’abord d’un matelas, puis d’un lit.


Nativite Missel Sheldrake 1399-1407 British Library Add MS 74236 Fol 34Nativité, fol 34 Songe de Joseph Missel Sheldrake 1399-1407 British Library Add MS 74236 Fol 42Songe de Joseph, fol 42

Missel Sheldrake, 1399-1407, British Library Add MS 74236

Ce manuscrit anglais des toutes première années du 15ème siècle est une merveille de finesse (noter l’initiale M de Marie sur le lit, le sigle de Jésus IHS sur les rideaux). Il s’agit plutôt ici d’un dais d’honneur que d’un lit à courtines. Ce dernier apparaît en revanche dans le scène du Songe de Joseph, raccourci pour permettre de caser l’ange.


Adoration des Bergers Lovell Lectionary 1400-10 BL Harley 7026 fol 6rAdoration des Bergers, fol 7 Le songe de Joseph Lovell Lectionary 1400-10 BL Harley 7026 fol 19Songe de Joseph , fol 19

John Siferwas, Lovell Lectionary, 1400-10, BL Harley 7026

Cet autre manuscrit du même atelier est un véritable florilège de lits à courtines [15] :

  • l’enlumineur en case un dans la crèche dont la toiture est pourtant impeccable ;
  • un autre sert, de manière astucieuse, à fusionner les deux scènes de la Nativité et du Songe de Joseph.


Nativite 1408 Heures_de_Boucicaut f73v musee Jacquemart-AndreNativité, fol 73v Adoration des Mages 1408 Heures_de_Boucicaut f83v musee Jacquemart-AndreAdoration des Mages, fol 83v

Maître de Boucicaut, 1408, Heures de Boucicaut, Musée Jacquemart-André

De manière presque hypnotique, les rayures de la literie s’associent aux poutres du toit pour converger vers l’auvent et la mangeoire.

A quelques modifications près (suppression de la poutre verticale centrale, ajout de la lucarne), la même construction sert de décor à l’Adoration des Mages. Par le miracle du raccourci perspectif, le lit intime s’est transformé, vu de face, en dais royal.


Adoration des bergers, Debut du XVe, Bretagne BM Rennes MS0029 Fol 47Adoration des bergers,
Début XVème siècle, Livre D’heures, Bretagne, BM Rennes MS0029 Fol 47

Dans cette rareté iconographique, les bergers et les animaux entrent dans une chapelle au sol en pelouse, meublée d’un grand lit rouge à baldaquin totalement décalé.


Adoration des bergers 1430-40 Livre d'Heures de Jean de Montauban, ,BM Rennes MS1834 fol 47
Adoration des bergers, Livre d’Heures de Jean de Montauban, selon l’usage du diocèse de Saint-Brieuc, 1430-40, BM Rennes MS1834 fol 47

Cette bizarrerie narrative résulte d’une combinaison de conventions graphiques, que ce manuscrit plus richement illustré permet de saisir (elles sont respectées pour toutes les images) :

  • les scènes d’intérieur sont représentées dans une architecture fictive à voûtes d’ogive ;
  • le sol y est toujours vert ;
  • la Vierge est magnifiée par un dais d’honneur.

Jean-Yves Cordier a identifié la femme à côté du lit, non comme une des sages-femmes qu’on y rencontre de manière exceptionnelle, mas comme une représentation encore plus rare, celle de Sainte Anastasie. On trouvera sur son site [16] une collection complète de ces deux iconographies, certaines avec le lit d’accouchée, certaines sans.


Nativite 1425-50, Heures a l'usage de Paris Carpentras BM ms 0049 f.061Nativité, fol 61 Adoration des Mages 1425-50, Heures a l'usage de Paris Carpentras BM ms 0049 f071vAdoration des Mages, fol 71v

Heures à l’usage de Paris 1425-50, Carpentras BM ms 0049

Cet enlumineur a eu la place de caser un lit complet dans la scène de la Nativité, mais n’a pu garder que le sommier dans celle de l’Adoration des Mages.



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2) La naissance de Marie

Naissance de Marie 1400-10 Lovell Lectionary BL Harley 7026 fol 18
Naissance de Marie, John Siferwas, 1400-10, Lovell Lectionary, BL Harley 7026 fol 18

C’est encore John Siferwas qui introduit le premier ciel de lit dans cette scène : de manière très expressive, pour donner un effet de relief, l’angle du ciel sort en avant de l’encadrement, tout comme à gauche le bas du manteau de Joachim déborde et se transforme en fioriture.


Songe de Gabaon, 1400-25 Maitre d'Egerton Roman de Dieu et de sa mere Besancon, BM, 0550 fol 44vSonge de Gabaôn, fol 44v, Naissance de Marie 1400-25 Maitre d'Egerton Roman de Dieu et de sa mere Besancon, BM, 0550 fol 054vNaissance de Marie, fol 54v

Maitre d’Egerton (attr), 1400-25, Roman de Dieu et de sa mère, Besançon, BM 0550 (photos IRHT)

Dans ses 53 miniatures, ce manuscrit comporte cinq lits (dont trois à courtines) :

  • les trois qui sont liés à Marie sont de couleur rouge (sa Naissance ci-dessus (avec courtines), la Nativité de Jésus (fol 63v), la Mort de Marie (fol 88v) ;
  • les deux autres lits sont gris (Songe de Pharaon, fol 24v) ou bleu (Songe de Gabaôn, fol 44v).

La convention graphique de ce manuscrit est que la couleur rouge du lit est réservée à Marie, en signe de noblesse.


Nativite 1400-25 Maitre d'Egerton Roman de Dieu et de sa mere Besancon, BM, 0550 fol 63v jpgNativité, fol 63v Mort de Marie 1400-25 Maitre d'Egerton Roman de Dieu et de sa mere Besancon, BM, 0550 fol 88vMort de Marie, fol 88v

Maitre d’Egerton (attr), 1400-25, Roman de Dieu et de sa mère, Besançon, BM 0550 (photos IRHT)

Dans ce manuscrit, l’autre valeur symbolique du rouge, celle de la vie et de la génération (par association d’idée avec le sang) est bien adaptée aux deux Nativités. Elle se propage, par raison de cohérence, à une scène qui la contredit : celle de la Mort de la Vierge.


Speculum humanae salvationis 1454-55 Naissance de Marie Glasgow, University Library → Hunter 60 (T.2.18), fol. 6rfol. 6r Speculum humanae salvationis 1454-55 Glasgow, University Library → Hunter 60 (T.2.18), fol. 43fol. 43

Naissance de Marie, Speculum humanae salvationis, 1454-55, Glasgow University Library, Hunter 60 (T.2.18)

C’est seulement en 1455, que le lit à baldaquin fait une entrée en force dans le Speculum humanae salvationis, avec ce manuscrit réalisé à Bruges :

à se demander si cette mode n’est pas devenue un placement de produit en faveur de ce qui a fait la richesse et la renommée de la ville : son industrie drapière.



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3) La Mort de Marie

Mort de Marie 1131–43 Melisende Psalter, , BL Egerton MS 1139 fol 12 ar

Dormition
Melisende Psalter, 1131–43, BL Egerton MS 1139 fol 12 ar

Dans l’art byzantin, la Vierge meurt, entourée des Apôtres, sur un lit placé transversalement. Jésus descend du ciel pour venir chercher son âme, emmaillottée comme un nouveau né : un plafond ne s’imposait donc pas.

Cette iconographie n’a pas beaucoup varié, en Occident, jusqu’au début du XVème siècle.


Bedford Master, " Death and Coronation of the Virgin, miniature from the Bedford Hours"
Mort et couronnement de Marie, Bedford Master, Bedford Hours, ca. 1410-15, BL Add. 18850, fol. 89v

On peut le constater dans cette miniature composite, où le Maître de Bedford a transporté la scène en intérieur, et rajouté :

  • au dessus à droite, l’arrivée de Marie tout entière au Paradis, après l’Assomption ;
  • au dessus à gauche, saint Thomas avec la Sainte ceinture (qu’il trouva dans la tombe vide, preuve de la réalité de cette Assomption du corps) ;
  • en haut au centre le Couronnement de Marie par son Fils.


Mort de Marie 1417 ca Book of Hours France, ParisMorgan Library MS M.455 fol. 84v
Mort de la Vierge, Livre d’heures à l’usage de Paris, vers 1417, Morgan MS M.455 fol. 84v.

Le premier lit à baldaquin que j’ai trouvé rajoute de la majesté à la scène, et sa forme inclinée ne gêne pas.


Mort de Marie 1440 ca Heures de Catherine de Cleves Morgan Library MS M.917-945 fol 042rMort de la Vierge
Heures de Catherine de Clèves, vers 1440, Morgan Library, MS M.917-945 fol 042r
Ars_moriendi_Tentation de l'Orgueil vers 1450 (Meister_E.S)Tentation de l’Orgueil, illustration pour l’ Ars moriendi
Maître ES, vers 1450

C’est peu après 1434 que le très original Maître des Heures de Catherine de Clèves réussit à intégrer le premier lit à courtines, avec une large estrade sur laquelle se pressent les apôtres, dans une vue plongeante à point de fuite unique. Tandis que le Maître ES, dix ans plus tard, positionne le lit en biais, en conservant la vue plongeante., mais sans baldaquin.


Mort de Marie 1470 ca Schongauer gallica

Mort de la Vierge
Schongauer, vers 1470, Gallica.

C’est seulement à l’issue de ces innovations progressives que Schongauer, encore vingt ans plus tard, retrouvera, pour le lit de la Mort de la Vierge, la même position longitudinale que Van Eyck pour celui des Epoux.



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4) La Naissance de Saint Jean Baptiste

Naissance de Saint Jean Baptiste Lovell Lectionary 1400-10 BL Harley 7026 fol 17r detail Naissance de Saint Jean Baptiste Lovell Lectionary 1400-10 BL Harley 7026 fol 17r detail

Naissance de Saint Jean Baptiste,
John Siferwas, Lovell Lectionary, 1400-10, BL Harley 7026 fol 17

C’est ici encore John Siferwas, grand spécialiste des les lits à courtines, qui l’introduit dans la scène de la Naissance de Saint Jean Baptiste. Le geste de la première servante est pour moi très énigmatique : elle relève de la main droite le coin de la voilette et apporte de l’autre main un récipient doré. Est-elle en train d’humecter Sainte Elisabeth, dans une sorte d’anticipation du rôle baptismal de son fils ?


Naissance de St Jean Baptiste 1414 ca Breviaire de Louis de Guyenne Chateauroux, BM 02 fol 201Naissance de Saint Jean Baptiste, fol 201 Naissance de Marie 1414 ca Breviaire de Louis de Guyenne Chateauroux, BM 02 fol 323vNaissance de la Vierge, fol 323v

Maître de Boucicaut, vers 1414, Bréviaire de Louis de Guyenne, Châteauroux BM 02

Ce très riche manuscrit (416 images) ne comporte que deux lits à baldaquin, pour deux scènes de nativité, l’une dans le temple (dont Zacharie, le père de Saint Jean Baptiste, était le prêtre), l’autre dans une chambre ordinaire. Dans les deux images, le baldaquin pose un problème d’encombrement : il est plus court que le sommier et, malgré cela, la courtine tombe sur le pupitre de Zacharie ; dans la seconde image, le Maître de Boucicaut l’a carrément supprimée.


Birth of Saint John the Baptist, fol. 93v, from the Turin-Milan Hours, ca. 1445–52. TurinLa naissance de Saint Jean Baptiste
Main G, 1422-24, Heures de Turin-Milan, fol. 93v, Turin
Rogier_van_der_Weyden 1450 ca The_Altar_of_St._John Gemaldegalerie Berlin panneau gauchePanneau gauche du Retable de Saint Jean
Van der Weyden, vers 1450, Gemäldegalerie, Berlin

En comparaison, la scène représentées dans le manuscrit de Turin paraît si avancée dans sa composition, par rapport à tout ce qui se faisait à l’époque, que Carol Hersell Krinsky [4] la postdate de vingt ans et pense qu’elle dérive, avec des erreurs de compréhension, du panneau gauche du retable de Saint Jean, de Van der Weyden.

Celui-ci illustre avec précision le texte de la Légende Dorée   : le vieux prêtre Zacharie avait eu la vision de l’ange, Gabriel lui annonçant que sa femme, stérile et âgée, allait tomber enceinte.

« Elisabeth conçut ; et elle se cacha pendant cinq mois, parce que, selon ce que dit saint Ambroise, elle rougissait de mettre un enfant au monde à son âge ; c’était en effet passer pour avoir usé du mariage dans sa vieillesse ; et cependant elle était heureuse d’être délivrée de l’opprobre de la stérilité, puisque c’était pour les femmes un; opprobre de ne pas avoir de fruit de leur union : Voilà pourquoi les noces sont des jours de fêtes et l’acte du mariage excusé. Or; six mois après, la Sainte Vierge; qui déjà avait conçu le Seigneur, vint, en qualité de vierge féconde, féliciter sa cousine de ce que sa stérilité avait été levée, et aider à sa vieillesse… La Sainte Vierge demeura donc avec sa cousine pendant trois mois, elle la servait : ce fut elle qui de ses saintes mains reçut l’enfant venant au monde.«  Légende Dorée, La Nativité de Saint Jean Baptiste

Van der Weyden représente Marie à gauche, portant l’Enfant dans ses bras, seule personne de tout le retable a être auréolée.



Naissance de Saint Jean Baptiste, fol. 93v, from the Turin-Milan Hours, ca. 1445–52. Turin detail enfant
L’enlumineur des heures de Milan a choisi quant à lui d’auréoler le bébé, qu’Elizabeth tend non pas à Marie mais à une servante : Carol Hersell Krinsky y voit la preuve d’une mauvaise compréhension du retable de Van der Weyden, sans compter que cette servante semble coincée, par le coffre, dans la ruelle du lit. En fait, le coffre est décalé sur la droite, laissant largement le passage. Et cette ruelle large ressemble assez à celle que nous avons observée dans le lit des « Epoux ».



Naissance de Saint Jean Baptiste, fol. 93v, from the Turin-Milan Hours, ca. 1445–52. Turin detail reflets
L’insistance sur les reflets (la tâche rouge du lit, les silhouettes en contrejour des bougeoirs) sont la marque d’un artiste très doué, sans parler du gigantisme délibéré du lit.



Naissance de Saint Jean Baptiste, fol. 93v, from the Turin-Milan Hours, ca. 1445–52. Turin schema
Il y a un jeu graphique évident entre ce grand parallélépipède vu de dessous et le dressoir vu de dessus. Et une intention symbolique dans le pain et le vin qu’il héberge, comme une sorte de tabernacle, tandis que Marie tient une fiole d’eau pure.


Naissance de Saint Jean Baptiste, fol. 93v, from the Turin-Milan Hours, ca. 1445–52. Turin detail fiole

Il se peut que cette eau, qu’elle vient de verser dans le verre juste au dessus, soit une allusion à la prophétie de Gabriel :

« Gabriel annonce donc à Zacharie qu’il aura un fils dont le nom serait Jean, qui ne boirait ni vin, ni rien de ce qui peut enivrer »

Il se peut également que la fiole, allusion discrète à son rôle de sage-femme durant l’accouchement d’Elisabeth, lui ait servi à se laver les mains.



Naissance de Saint Jean Baptiste, fol. 93v, from the Turin-Milan Hours, ca. 1445–52. Turin zone Marie
Toute cette zone est en fait empreinte d’une grande cohérence : la quenouille rappelle les talents de tisseuse de Marie, l’eau pure est son emblème et elle est ostensiblement enceinte….


Naissance de Saint Jean Baptiste, fol. 93v, from the Turin-Milan Hours, ca. 1445–52. Turin Marie seule Van_Eyck 1434 _Arnolfini_Portrait femme

… silhouette qui n’est pas sans en rappeler une autre.


Birth of Saint John the Baptist, fol. 93v, from the Turin-Milan Hours, ca. 1445–52. Turin escalierMain G Van_Eyck 1434 _Arnolfini_Portrait couloirLes Epoux
Rogier_van_der_Weyden 1450 ca The_Altar_of_St._John Gemaldegalerie Berlin panneau gauche detail fondVan der Weyden, 1450-55 Petrus Christus attr 1460-1467 Virgin And Child In A Domestic Interior Atkins Museum Kansas City couloirPetrus Christus, 1460-67

Par ailleurs, l’échappée vers le fond par un couloir jouxtant le lit et surélevé de deux marches pourrait bien être, dans Les Epoux, une réminiscence du manuscrit de Turin, reprise ensuite par Van der Weyden et Christus.

L’idée que l’enluminure des Heures de Milan-Turin puisse être, dix ans plus tôt, une sorte de galop d’essai avant les Epoux, n’est donc pas si absurde.



Avant 1434 : Le lit dans les Annonciations italiennes,

Annonciation a ste anne 1303-05 Giotto chapelle scrovegni PadoueAnnonciation à Sainte Anne Annonciation 1303-05 Giotto chapelle scrovegni PadoueAnnonciation à Marie

Giotto, 1303-05, chapelle Scrovegni, Padoue

Dans les fresques de l’Arena, Giotto situe l’Annonciation à Sainte Anne (la mère de Marie) dans une chambre avec lit, mais l’Annonciation à Marie dans une étude, protégée par des rideaux et meublé par le seul pupitre.


Annonciation 1379-84 Altichiero da Zevio Oratorio di San Giorgio PadovaAnnonciation
Altichiero, 1379-84, Oratorio di San Giorgio, Padoue

C’est sans doute à cause des contraintes architecturales très particulières de cette fresque (grand oculus central, emplacements ingrats aux deux extrémités) qu’Altichiero a eu l’idée de caser, en pendant au mur de briques derrière l’ange, un grand lit derrière la Vierge.



Annonciation
Barnaba da Modena, 1361-83, Lindenau museum, Altenburg

Là encore le format oblong de la prédelle, et la nécessité de remplir le vide à droite de Marie (sa silhouette assise étant plus étroite que celle de l’Ange agenouillé) peuvent expliquer l’ajout du lit.

Ces deux exemples montrent que le lit n’était pas un tabou dans la scène de l’Annonciation, mais un accessoire sans intérêt symbolique, utile comme bouche-trou. Cette formule du lit à droite n’aura aucune postérité avant une soixantaine d’années.

Il faut dire qu’entre temps une autre solution s’était massivement imposée en Toscane.


Anonyme florentin, vers 1350, Santissima Annunziata, Florence Annonciation 1580 Allori copie de l'Annunziata Milano DuomoAllori, 1580, copie de l’Annunziata de Florence, Duomo, Milan

La fresque de gauche, peinte miraculeusement sur les murs d’une église de Florence, lance un modèle qui va faire florès en Toscane : le mur du fond est occupé par une grande alcôve chastement fermée par un voile, qui s’entrouvre au niveau de l’ange et de la colombe du Saint Esprit.


Annonciation 1343-68 Matteo Giovannetti local inconnue phototheque ZeriAnnnonciation,
Matteo Giovannetti, 1343-68, localisation inconnue, photothèque Zeri

Outre la popularité que lui conférait le miracle florentin, cette solution doit sa robustesse au goût italien du symbole massif et fortement centré : ici l’alcôve se combine à deux images christiques dont chacun se suffirait à elle-même : l’arcade et la colonne.


Annonciation 1370 ca Jacopo-di-Cione-Florence-Santa-Maria-NovellaAnnonciation
Jacopo di Cione, vers 1370, Santa Maria Novella, Florence

L’alcôve se développe rapidement en une cellule meublée d’un sommier rouge derrière des rideaux blancs, métaphore confortable du ventre virginal préparé à recevoir l’enfant.


Annonciation 1423-25 Gentile di Niccolo di Giovanni di Massio detto Gentile da Fabriano Pinacoteca dei Musei Vaticani PhotoMassimo Gaudio

Annonciation, Gentile di Niccolo di Giovanni di Massio detto Gentile da Fabriano, 1423-25, Pinacoteca dei Musei Vaticani, Photo Massimo Gaudio

Cette formule très graphique sera déclinée par trois générations de peintres florentins. Ici le spot de lumière barrant l’alcôve et frappant le ventre souligne, pour eux auxquels elle aurait échappée, l’analogie entre les deux.


Annonciation 1367-1381 Jaume Serra Sigena altarpiece Museu Nacional d'Art de CatalunyaAnnonciation Annonciation 1367-1381 Jaume Serra Sigena altarpiece (de la mort) Museu Nacional d'Art de CatalunyaAnnonciation à Marie de sa mort

Jaume Serra, 1367-1381, retable de Sigena, Museu Nacional d’Art de Catalunya, Barcelone

Hors d’Italie et de la contrainte de ce format à succès, le lit trouve une place graphiquement intéressante en arrière-plan de Marie : les deux Annonciations à Marie, celle de la naissance de Jésus et celle de sa propre mort, sont ici mises en parallèle par la même composition.


Annonciation 1404 Pere Serra Pinacoteca di Brera MilanAnnonciation
Pere Serra, 1404, Pinacoteca di Brera, Milan

Cette oeuvre réalisée par le frère de Jaume, Pere, qui travaillait en Sicile, concilie les deux formules : le lit derrière Marie (à la catalane) mais placé transversalement (à l’italienne).

A noter la très inventive série de cercles de taille décroissante, entre le halo de Dieu le père, la bulle de l’homoncule, et la minuscule auréole de la colombe : rapetissement dont l’objectif est la fécondation par l’oreille.


Annonciation 1430 Bicci di Lorenzo Walters Art Museum BaltimoreAnnonciation
Bicci di Lorenzo, 1430, Walters Art Museum Baltimore

Lorsque leurs moyens graphiques le leur permettent, certains peintre florentins font pivoter le lit pour le représenter en perspective, ce qui accentue l’effet de profondeur.


Annonciation de Cortone
Fra Angelico, 1430-32 , Musée Diocésain, Cortone

Fra Angelico quant à lui omet systématiquement le lit, sauf dans cet exemple où, avec des pudeurs monastiques, il le laisse entre-apercevoir derrière la porte et le rideau.


Uccello, Paolo, 1397-1475; The AnnunciationAnnonciation
Anonyme florentin, 1420-30, Ashmolean Museum, Oxford

Ce panneau est le seul, avant 1434, à retrouver la formule d’Altichiero, le lit à droite au delà de la Vierge, avec le système de suspension des tringles qui nous a donné la clé de celui des Epoux de Van Eyck.


Annonciation 1435-40 ca Giovanni di Tommasino Crivelli Priori delle arti di perugia e il loro notaio Musée Jacquemart-Andre

Annonciation
Giovanni di Tommasino Crivelli, 1435-40, Musée Jacquemart-Andre

Dans cette autre composition avec loggia [16a], postérieure mais conservatrice,  le lit vu de guingois par l’ouverture du rideau a conservé sa place traditionnelle  entre l’Ange et Marie.



Avant 1434 : le lit dans les Annonciations, hors d’Italie

Annonciation Jean le Noir, 1340-80, Breviaire de Charles V BNF Lat 1052 fol 352r gallicaAnnonciation
Jean le Noir, 1340-80, Bréviaire de Charles V, BNF Lat 1052 fol 352r, Gallica

Nous sommes dans une étude meublée d’un banc et d’un lutrin. Mais les deux grands rideaux à l’avant et à l’arrière, qui permettent d’obturer les fenêtres hautes et de s’isoler, suggèrent que le banc pourrait facilement se transformer en banquette, et le coin travail en coin repos.


L'Annonciation 1398 Melchior_Broederlam Musee des BA DijonL’Annonciation
Melchior Broederlam, 1398, Musée des Beaux-Arts, Dijon

Dans le Nord, l’idée d’une cellule avec couchage est rarissime et reste grillagée : le gothique international a plutôt tendance à ennoblir la pièce où se trouve Marie en une sorte de Temple ou de chapelle.


Annonciation 1408 Heures_de_Boucicaut f56v musee Jacquemart-AndreAnnonciation, fol 53v, Marechal de Boucicaut devant Ste Catherine 1408 Heures_de_Boucicaut f36v musee Jacquemart-AndreLe Maréchal de Boucicaut en prières devant Sainte Catherine, fol 36v

1408, Heures de Boucicaut, musée Jacquemart-André

Le Maître de Boucicaut utilise intensivement le rouge pour sa noblesse, et le drap d’honneur ou le dais pour distinguer le personnage sacré. Le tissu fièrement marqué de la devise du maréchal, CE QUE VOUS VOUDRES, pose Marie et Sainte Catherine comme les invitées d’honneur de sa chapelle privée. Dans l’Annonciation, la bougie allumée sur l’autel, à l’écart du rayon de lumière, symbolise la piété de Marie.


Les débuts de l’Annonciation bourgeoise

Annonciation 1410-20 codex arnstein an der lahn Robb fig 32Annonciation, 1410-20, Codex Arnstein an der Lahn, Robb fig 32 Hermann Wynrichs (attr) Annonciation 1420-30 Brenken altarpiece (exterieur) Bode MuseumHermann Wynrichs (attr), 1420-30, Volets fermés du retable de Brenken, Bode Museum, Berlin

Dans son large panorama sur l’Iconographie de l’Annonciation, David M. Robb [17] n’a trouvé, avant 1434, que ces deux exemples allemands d’un lit dans la chambre de l’Annonciation. La Vierge assis sur le lit, pour le premier, ou le lit central dont les deux courtines appellent à ouvrir les deux volets du retable, sont des inventions isolées, qui n’auront aucune postérité.

Reste que l’idée était bel et bien là : transporter la scène sacrée à l’intérieur d’une chambre bourgeoise.


Du décorum à l’intime

Annonciation 1420-40 Heures a l'usage de Besancon Besancon BM 0122 fol 131420-40, Heures à l’usage de Besancon, Besancon BM 0122 fol 13 Annonciation 1440 ca Livre d’heures a l’usage de Rome Les Maitres aux rinceaux d’or BNF MS NAL 3110, f. 13Les Maitres aux rinceaux d’or, vers 1440, Livre d’heures a l’usage de Rome, BNF MS NAL 3110, fol 13

Annonciation

Le comparaison monte combien graphiquement le dais et le lit à courtines sont proches : ce n’est donc pas une difficulté graphique qui, au début du XVème siècle, empêche l’adoption du lit dans les Annonciations. Mais plutôt le changement de point de vue spirituel qu’implique la modification de la posture de la Vierge :

  • en prières devant le pupitre sur lequel est posé le livre :
  • assise sur un coussin posé par terre, et tenant le livre sur son ventre.

On passe en somme de l’image de Marie, coach personnel et officiel pour les dévotions du propriétaire, à celle de la Vierge de l’Humilité, modèle spirituel auquel il est invité à s’identifier, perdant en dignité mais gagnant en proximité avec le Christ, symbolisé par le livre.

Ainsi l’apparition du lit va probablement de pair avec le développement de la devotio moderna,  qui préfère, à la piété respectueuse, l’expérience spirituelle intime. Laurent Bolard a étudié cette évolution pour l’Italie, qui suit avec retard cette nouvelle piété venue du Nord :

« Ce lit, signe d’une intimité poussée à son extrême limite et comme tel attribut de la nouvelle dévotion, discret dans son occupation de l’espace, possède cependant un fort pouvoir signifiant. Il est révélateur que les mystères italiens consacrés à l’Annonciation lui accordent une place substantielle dans leur décor : ainsi, dans le mystère joué le 23 mars 1439 à Florence devant la Santissima Annunziata, se voyait sur l’estrade représentant le thalamus virginis « un lit de bois orné d’étoffes magnifiques, et à son chevet un siège richement recouvert », cette surenchère même le désignant comme point de mire de la narration alors que celle-ci à sa source, rappelons-le, l’ignore totalement. Une forme de tabou est brisée par des représentations peintes de l’Annonciation qui détaillent le lit de Marie, qui l’imposent visuellement, même s’il n’est toujours pas l’objet central du thème ; il devient figure en réduction de l’Incarnation – comme il est image réduite à son extrême de l’espace privé -, et par là référent de Marie et du Christ. «  [18]


Les trois Annonciations de Van Eyck

1432 Van Eyck Retable Agneau Mystique ferme Cathedrale Saint Bavon Gand schema 1cRetable de l ‘Agneau Mystique (fermé)
Van Eyck, 1432, Cathédrale Saint Bavon, Gand

1) Deux ans avant « Les Epoux », Van Eyck avait réalisé sa plus grande oeuvre religieuse (grande dans tous les sens du terme). La face fermée montre une Annonciation au dessus du couple des donateurs, Joos Vijdt et Lysbette Borluut (pour son interprétation, voir 1-2-1 Le retable de l’Agneau Mystique (1432))

Situer les époux Vijdt en contrebas et dans l’ordre héraldique conduit mécaniquement à une forme d’identification, flatteuse autant que respectueuse, entre le couple profane et le couple sacré.

Bien que l’Annonciation se déroule dans une pièce apparemment réaliste, la présence de l’aiguière, des baies géminées et des deux pièces au fond, jointe à l’absence d’un lit, évoque tout, sauf une chambre réelle.


2) Le triptyque Lomelli, aujourd’hui disparu, comportait dans son panneau central une Annonciation, avec là encore les donateurs au revers :

« Au revers du même tableau est peint Battista Lomellini, le propriétaire, dont il ne manque que la voix – et la femme qu’il aimait, d’une beauté exceptionnelle et elle aussi est représentée exactement telle qu’elle était. Entre eux s’écoule, comme par une fente dans le mur (simam), un rayon de soleil que vous croiriez être celui du soleil véritable ». Description par Facius [18a].

On peut supposer que ce rayon de soleil anticipait visuellement la lumière de l’Incarnation que révélait l’ouverture des volets : autre manière ingénieuse, à la manière du miroir des Epoux, de laisser s’immiscer le Sacré au sein d’un couple profane.


Van Eyck Annonciation 1434-36 NGA
3) Dans sa troisième Annonciation connue, celle de Washington (1434-36), Van Eyck sacralisera encore plus la scène, en la situant dans une église qui est là encore une construction purement symbolique (voir La vierge dans une église : résurrection du panneau perdu (2 / 2)).

On observe en somme, dans les Annonciations de  Van Eyck, un mouvement opposé à celui de l’embourgeoisement.



Après 1434 : L’apparition du lit dans les Annonciations italiennes

1435 Fra Filippo Lippi Galerie nationale d'art ancien, Palazzo Barberini RomeAnnonciation avec deux donateurs inconnus
Fra Filippo Lippi, vers 1440 , Galerie nationale d’art ancien, Palazzo Barberini, Rome

Ecole de Filippo Lippi, 1445-50, Galleria Doria Pamphilj, Rome

C’est Filippo Lippi, quelques années après les Epoux Arnolfini, qui osera le premier représenter un vrai lit, en position latérale :

  • à gauche derrière l’ange (sur ce tableau, véritablement extraordinaire pour sa créativité symbolique, voir Les donateurs dans l’Annonciation 7-3 …à droite: la spécialité des Lippi)
  • ou à droite derrière Marie (voir ZZZ).


Annonciation
Fra Carnevale, 1445-50, Alte Pinakothek, Münich

On trouve le premier véritable lit à courtines, à droite mais à l’arrière plan, dans cette Annonciation d’un autre grand novateur, Fra Carnevale (sur cette oeuvre, voir ZZZ).


Annonciation 1451 Giusto d'AlemagnaSanta Maria di Castello GenesAnnonciation
Giusto d’Alemagna, 1451, Santa Maria di Castello, Gênes

Dans cette fresque d’un peintre d’origine allemande (Jos Amman von Ravensburg), l’influence flamande est directe dans tous les objets [18a], sauf le lit qui reste une alcôve à l’italienne.


L’irruption du lit dans les Annonciations italiennes, un peu après l’époque où il apparait dans les Annonciations flamandes, reste très mystérieux : comme si un verrou esthétique avait sauté à peu près en même temps des deux côtés des Alpes.

Ce n’est pas en tout cas l’effet d’une nouvelle mode en matière d’ameublement, car les banquettes monoplaces, incrustées de marqueterie et voilées d’un gaze que nous montre Lippi, n’ont pas grand chose de commun avec les lourdes courtines des grands lits flamands.

Plus vraisemblablement s’agissait-il d’adapter au goût italien la valorisation du lit qui, dans le mobilier symbolique de la chambre de Marie, surclasse définitivement le pupitre.

Synthèse historique

Voici les points saillants du panorama historique que nous venons de balayer :

  • pour les scènes religieuses autres que l’Annonciation, les premiers lits à courtines apparaissent dans le Lovell Lectionnary, entre 1400 et 1410 ;
  • pour l’Annonciation, avant 1434 :
    • en Italie, la formule presque exclusive est celle de l’alcôve entre l’Ange et Marie ;
    • dans les Flandres, aucun lit.
  • pour l’Annonciation, à partir de 1434 :
    • en Italie, les premiers lits (avec un voile, mais sans courtines) sont introduits vers 1440 par Filippo Lippi ;
    • dans les Flandres, le lit à courtines explose à partir de l’Annonciation du Louvre (1434-38).

On peut tirer de ces éléments quelques conclusions :

  • le lit à courtines rouge était déjà répandu au début du XVème siècle dans les Flandres, au moins dans les demeures riches ;
  • personne avant 1434 n’avait eu l’idée saugrenue de représenter un lit dans la chambre d’une vierge, sauf sous forme d’alcôve ou de cellule monastique comme les Italiens ;
  • la première fois où il apparaît, dans l’Annonciation du Louvre, c’est sous la forme spectaculaire et intrusive d’un énorme lit à courtines occupant la moitié droite du tableau.

De tout cela une hypothèse de travail se dégage  : s’il n’ y avait pas eu auparavant le modèle prestigieux des Epoux de Van Eyck, le peintre de l’Annonciation du Louvre (Van der Weyden ou un autre) n’aurait pas pu, ex nihilo, et sur un sujet particulièrement codifié et théologiquement surveillé, introduire un tel saut conceptuel. Sans parler des problèmes purement graphiques d’encombrement de l’espace.

C’est parce que la composition de Van Eyck est simple et robuste, et parce que le lit des Epoux est saturé de symboles conceptionnels compréhensibles par tous, qu’il a pu être adapté à une oeuvre sacrée sur un sujet équivalent : celui de la Conception de Jésus.



Vers 1434 : L’Annonciation du Louvre

Après ce dégrossissage contextuel, il nous reste à nous pencher sur le tableau et à le comparer, point par point, avec son possible modèle.

van der weyden 1434 ca annonciationAnnonciation
Van der Weyden (attribution), vers 1434, Louvre

Si l’oeuvre date des environs de 1434, comme on le dit le plus souvent, elle est bel et bien la première à intégrer dans une Annonciation le lit à courtines rouges, qui deviendra par la suite si courant qu’on ne fait plus attention à son potentiel de scandale : un lit marital dans la chambre de la Vierge.


Le lit dans la théologie mariale

La question est théologiquement désamorcée par le fait qu’au moment de l’Annonciation, Marie n’habitait pas chez Joseph, comme le précise le prudent Mathieu :

« Or la naissance de Jésus-Christ arriva ainsi. Marie, sa mère, ayant été fiancée à Joseph, il se trouva, avant qu’ils eussent habité ensemble, qu’elle avait conçu par la vertu du Saint-Esprit. » Matthieu, I, 18

Ce que nous votons n’est donc pas un lit matrimonial. Sauf métaphoriquement :

Le Christ « a préparé la Vierge Marie pour lui-même, afin qu’il soit dans son utérus comme l’époux dans le lit nuptial (thalamus), Salomon dans son temple, le roi dans son trône et Dieu dans le Ciel ».

Qui praeparavit sibi virginem Mariam ut esset in utero eius tamquam sponsus in thalamo, Salomon in templo, rex in solio, Deus in caelo.”

Saint Bernard, Sententiae III, 87

Ce festival de métaphores prélude à un emboîtement facile à représenter visuellement : Jésus est dans le ventre de Marie comme Marie est dans le lit de la chambre.


L’influence de Van Eyck sur Van der Weyden

On sait que Van der Weyden a été, à Tournai, l’élève de Campin, mais ses liens avec Van Eyck ne s’établissent que par déduction.


1435 Eyck_madonna_rolin schema ensembleLa Vierge du Chancelier Rolin, Van Eyck, 1435, Louvre, Paris Van der Weyden 1435 St Luc peignant la Vierge Museum Fine arts BostonSaint Luc peignant la Vierge, Van der Weyden, 1435, Museum of Fine Arts, Boston

En 1435, Van Eyck peint à Bruges La Vierge du Chancelier Rolin (voir l’analyse de son époustouflant pavement dans 1-2-3 La Vierge du Chancelier Rolin (1435)). La même année, Van der Weyden s’installe à Bruxelles et reprend la même mise en scène, largement simplifiée, pour son Saint Luc peignant la Vierge. Preuve d’une proximité certaine entre les deux artistes.


van der weyden 1434 ca annonciation

Il serait fascinant que, l’année d’après, deux autres grands chefs d’oeuvre aient fait également l’objet d’une conception simultanée, voire même synchronisée : et que le lit de Van der Weyden soit simplement la réplique, dans le domaine sacré, du lit profane de Van Eyck.

Malheureusement, tandis que l’un des tableaux est signé et daté (et de quelle magistrale manière !), l’autre n’est qu’une attribution discutée, et sa datation s’étale, selon la plupart des spécialistes, entre 1432 et 1438 . Pour des raisons techniques, Catheline Périer-D’Ieteren pense l’oeuvre nettement plus tardive, mais réalisée d’après un prototype perdu de Van der Weyden [19].



van der weyden van eyck chronologie
Ce schéma récapitule les grandes oeuvres que nous avons parcourues, avec en blanc ce qui est certain et en rouge ce qui est discuté. Les flèches jaunes montrent les influences probables selon la plupart des historiens d’art, la flèche bleu correspond à la théorie de Carol Hersell Krinsky.

La preuve historique d’une influence directe entre Les Epoux de Londres et l‘Annonciation du Louvre est probablement hors de portée : il ne nous reste, pour nous faire une idée, que la comparaison point par point.


De la chambre matrimoniale à la chambre virginale

Van_Eyck 1434 _Arnolfini_Portrait comparaison Van der Weyden
L’aspect compressé et « diagrammatique » de la composition de Van Eyck est frappant, comparée avec l’Annonciation du Louvre, qui se déploie dans l’espace avec aisance, en largeur comme en profondeur.

Il ne faut pas surévaluer la présence de cinq objets communs, voire six si on considère que le miroir circulaire peut correspondre au médaillon doré suspendu au fond du lit (on trouve indifféremment des médaillons ou des miroirs circulaires à la même place [20]). Une fois adopté le parti-pris de représenter l’Annonciation dans un intérieur contemporain, des coïncidences sont inévitables, et ne prouvent pas l’influence.

Si les lustres se ressemblent, les lits diffèrent, comme nous l’avons vu, par leur système de suspension. On notera que le rideau noué, auquel j’ai accordé tant d’importance symbolique, tombe ici parfaitement droit, alors que de nombreuses Annonciations le montreront bientôt sous sa forme utérine.


Interprétation selon la méthode du symbolisme déguisé

La vision universitaire [21] consiste souvent à interpréter les symboles un à un, en suivant et en enrichissant la grille de déchiffrage proposée par Panofsky :

  • Lit : Matrice, Lit nuptial du mariage de Dieu avec Marie
  • Meneaux de la fenêtre : Croix
  • Fenêtre du fond / de droite : Lumière naturelle / divine
  • Broche de l’Ange : Image de la Mater ?
  • Cache-cheminée : Chasteté de Marie Protection contre le Démon
  • Croix du cache-cheminée : Sacrifice du Christ
  • Trois coussins : Trinité
  • Aiguière : Pureté de Marie, Puits d’eau vive, Fontaine des jardins, Rituel du baptême
  • Porte du placard : Ouverture paradoxale de Marie (tabernaculum dei)
  • Chaise haute : futur trône de Marie
  • Bougie éteinte : Attente de la nouvelle lumière (Lux nova)
  • Bougeoir vide : Attente du Sauveur
  • Carafe : enfantement paradoxal par une Vierge (traversée par la lumière en gardant sa pureté)
  • Fruits : Félicité du Paradis

On voit bien l’intérêt, et en même temps les limites, de cette approche dite du symbolisme déguisé :

  • attention portée aux détails, dont le décryptage est étayé par des textes religieux ;
  • caractère attrape-tout et répétitif de l’interprétation, le même catalogue de correspondances pouvant s’appliquer tel quel à tous les tableaux.

Face à cet émiettement quelque peu frustrant, Il est possible de proposer une interprétation à la fois plus globale et plus spécifique. Pour cela, il va falloir :

  • regrouper les détails grâce à des indices visuels,
  • choisir, parmi toutes les significations possibles, celles qui fonctionnent en cohérence.


Bougie allumée, bougie éteinte

van der weyden 1434 ca annonciation Louvre lustre

Commençons par approfondir cette différence, qui pourrait sembler mineure. Il y faut un brin de théologie, ceux qui y sont allergiques peuvent sauter à la suite sans état d’âme.


sb-line

En aparté : d’Aristote à Saint Thomas d’Aquin

La conception chrétienne du processus de procréation s’inscrit dans la foulée d’Aristote : la femelle produit la chair, le mâle jouant d’une manière ou d’une autre un rôle dans la propagation de l’âme. Tout au long des siècles, deux traditions se sont affrontées sur ce point :

  • selon la tradition « créatianiste« , seul Dieu peut créer l’âme immortelle, à neuf, pour chaque enfant à naître ;
  • selon la tradition « traducianiste », l’âme se transmet du père à l’enfant depuis Adam.

Avantage de la seconde : expliquer les ressemblances père-enfants, ainsi que la propagation du péché originel. Inconvénient : obliger à accepter que l’âme de l’enfant (qui n’est pas corporelle) soit transmise par la semence de l’homme (qui l’est éminemment).

Voyons comment Saint Thomas d’Aquin, décrivant la procréation, cherche avec subtilité à minimiser cet inconvénient :

Les corps vivants « agissent de telle sorte qu’ils produisent leurs semblables avec un moyen et sans un moyen en même temps. Sans un moyen – c’est le travail de la nutrition, dans lequel la chair produit la chair : avec un moyen – dans l’acte de reproduction, parce que le sperme de l’animal ou de la plante engendre une certaine force active issue de l’âme du géniteur, tout comme un instrument dérive une certaine puissance motrice de l’instrument principal. Et comme il importe peu que nous disions qu’une chose est déplacée par l’instrument ou par l’agent principal, il importe peu aussi que nous disions que l’âme de celui qui est engendré est causée par l’âme de son géniteur ou par le pouvoir de son sperme.» Summa Theologica II, q. 18, art. 1.



Procreation selon st thomas
Saint Thomas distingue donc le processus de nutrition (qui se fait de lui-même et peut être laissé aux femmes : la chair produit la chair), et celui de reproduction, qui nécessite un intermédiaire (un moyen) : cet intermédiaire est l’âme du géniteur, qui confère une certaine force active à la semence, à la manière dont un moteur principal transmet sa puissance motrice aux autres pièces. De ce fait, la semence est capable d’animer le corps de l’enfant, de démarrer son âme toute neuve un peu à la manière d’une manivelle démarrant une deux-chevaux. Cette astuce quelque peu sémantique permet de séparer l’âme et son véhicule gênant, le sperme, tout en conservant une forme de causalité entre le père et l’enfant.


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La bougie allumée : la conception humaine

Van_Eyck 1434 _Arnolfini_Portrait luste et mains

Sans prétendre que Van Eyck a voulu illustrer ce passage précis, il me semble que la bougie allumée, dont la flamme et la cire sont des images familières de l‘âme et du corps, traduit bien l’idée non paritaire  que c’est le père qui transmet à l’âme de l’enfant son énergie initiale , tandis que la mère se contente de produire la chair qui va remplir le bougeoir vide au dessus d’elle.


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La bougie allumée : le nouveau-né divin

Nativite Campin Maitre de Flemalle DijonNativité
Robert Campin, vers 1425, Musée des Beaux Arts, Dijon

Dans le premier quart du XVème siècle apparaît dans les Nativités le motif de Saint Joseph protégeant de la main une bougie allumée, qui symbolise la vie fragile du nouveau-né. L’idée trouve probablement son origine dans la vision de Sainte Brigitte, un texte très populaires dans les Flandres qui a eu une grand influence sur l’iconographie :

« Il y avait avec elle un honnête vieillard, et tous deux avaient un bœuf et un âne; et étant, entrées dans une caverne, le vieillard, ayant lié le bœuf et l’âne à la crèche, porta une lampe allumée à la Sainte Vierge, et la ficha en la muraille, s’écartant un peu de la Sainte Vierge pendant qu’elle enfanterait…  je vis le petit enfant se mouvoir dans son ventre et naître en un moment, duquel il sortait un si grand et ineffable éclat de lumière que le soleil ne lui était en rien comparable, ni l’éclat de la lumière que le bon vieillard avait mise en la muraille, car la splendeur divine de cet enfant avait anéanti la clarté de la lampe. »

Sur ce texte et sur le tableau de Campin, voir 3 Fils de Vierge/


Naissance de Marie 1425-50 Speculum humanae salvationis Biblioteca Nazionale Universitaria Turin I.II.11, fol. 7r
Naissance de Marie
Speculum humanae salvationis, 1425-50, Biblioteca Nazionale Universitaria, Turin I.II.11, fol. 7r

De cette variante de la Naissance de Marie, probablement d’origine espagnole, on ne connaît que deux exemplaires [22]. Elle se caractérise par quatre particularités très insolites.

  • Primo, le motif du bassin préparé pour l’Enfant (à gauche) est très rare dans le Speculum et celui des servantes faisant chauffer la serviette au dessus d’un brasero a roulette y est unique [23].
  • Secundo, c’est un des toute premiers manuscrits du Speculum à montrer un lit à courtines : l’extraction de l’accouchée par la fente est une métaphore transparente, qui peut difficilement passer pour l’effet de la seule maladresse.
  • Tertio, c’est le seul cas connu de Joachim tenant une bougie allumée : possible contagion avec celle de Joseph sauf qu’il la brandit bien haut au lieu de la protéger de la main.
  • Quarto, c’est aussi la seule Naissance de Marie montrant un lustre réglable à poulie, autre objet mobile (on voit dans ce manuscrit d’autres exemples d’un intérêt particulier pour les bricolages à base de ficelles ou de roulettes [24] )

Le caractère rudimentaire de son talent exclut que l’illustrateur ait trouvé cette dernière idée tout seul : sans doute avait-il vu une Annonciation à lustre réglable, qu’il a transposée dans sa Naissance de Marie.

Le dessin est ambigu, mais il semble bien que le bras levé du père de Marie signifie qu’il vient d’allumer la bougie à la flamme du lustre : manière naïve de signaler que la vie du bébé ne vient pas de lui-même, mais de plus haut.


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La bougie qui fume : la conception hors du Péché

Merode_PanneauCentral_GAPAnnonciation (panneau central du triptyque de Mérode
Atelier de Robert Campin, 1427-32, Musée des Cloisters, New York

Robert Campin, une dizaine d’année avant l’Annonciation du Louvre, avait déjà eu l’idée révolutionnaire de la situer dans une pièce contemporaine, avec une cheminée mais sans lit.

Un des points-clés de ce panneau, symboliquement très complexe, est le motif tout à fait unique de la bougie qui fume. J’ai présenté par ailleurs les diverses explications proposées. Selon moi cette bougie en train de s’éteindre est une solution graphique à un problème théologique épineux : comment expliquer que la conception de Jésus ait échappé à la transmission par les femmes, depuis Eve, du péché originel (voir 4.6 L’énigme de la bougie qui fume) .



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La bougie éteinte : la conception divine

van der weyden 1434 ca annonciation Louvre lustre
Eut-elle été allumée, la bougie au dessus de l’Ange aurait été transgressive (un ange n’est pas un géniteur). Eteinte, la même bougie placée cette fois au dessus de Marie aurait signifié, de manière facile à comprendre par tous, sa chair immaculée attendant la flamme divine. L’étrange solution choisie, la bougie éteinte côté Ange, oblige à se creuser la cervelle.


Merode central lys bougie completeDans l’Annonciation de Campin, un Enfant Jésus portant sa croix descend, le long du rayon de lumière, en direction du lys blanc et de la cire blanche : symboles de l’esprit candide et de la chair virginale de Marie.



van der weyden 1434 ca annonciation Louvre MerodeLa composition pose l’Ange comme le célébrant du mystère de l’Incarnation qui se déroule sur la table, sorte de proto-messe entre ces deux proto-espèces que sont l’Eau pure et la Cire blanche (voir 4.5 Annonciation et Incarnation comparées).

C’est alors que nous frappe une particularité de l’Annonciation du Louvre, l’absence criante de tout élément « en descente » : rayon de lumière, homoncule de l’enfant Jésus ou, dans le cas le plus fréquent, colombe de l’Esprit-Saint.



van der weyden 1434 ca annonciation Louvre objets
Graphiquement, on est conduit à considérer comme formant un tout les trois objets dorés au centre de la composition :

  • l‘aiguière et le lustre qui la surplombe, couple qui rappelle le vase et le bougeoir à portée de la main de l’Ange dans l’Annonciation de Mérode ;
  • le médaillon du lit.


van der weyden 1434 ca annonciation Louvre medaillon Pere (C) RMN-Grand Palais Gérard Blot van der weyden 1434 ca annonciation Louvre medaillon Fils (C) RMN-Grand Palais Gérard Blot

(C) RMN-Grand Palais Gérard Blot

Tandis que la broche de l’Ange représente Dieu le Père debout à la porte de son église céleste, le médaillon du lit représente le Christ imberbe assis sur un trône, un globe à la main.


Nativité
Speculum Humanae Salvationis, 1420 -1430, Heidelberg, Universitätsbibliothek Pal. germ. 432, fol. 10

Au lieu de l’imagerie naïve de Dieu envoyant son fils sur un rayon de lumière, l’artiste a ici opté pour une construction intellectuelle où le Père et le Fils sont reliés par cette sorte de lumière solidifiée qu’est l’or.



van der weyden 1434 ca annonciation Louvre schema Incarnation
Tout se passe comme si la main de l’Ange avait le pouvoir, par la volonté du Père, de sacraliser, en les aurifiant, les deux récipients virginaux destinés à accueillir son Fils. Tandis que la bougie blanche, dans l’Annonciation de Mérode, était une métaphore de la pureté de Marie, elle devient ici, à la verticale de la main qui l’a déposée sans même avoir besoin de faire descendre le lustre (c’est un ange), un analogue de l’homoncule de cette même Annonciation : le germe divin de Jésus.

Remonter la courtine aurait évité de masquer la chaise : si l’artiste a choisi de la représenter tombant droit, c’est parce qu’ici ce n’est pas le noeud seulement, mais le lit vu en totalité, qui est devenu une métaphore matricielle dans laquelle pénètre, par la fente latérale, le flux aurifiant de l’Incarnation.


L’ange et le placard

van der weyden 1434 ca annonciation Louvre verticale
On remarque entre la main et les objets dorés la porte entre-baillée du placard : l’Ange qui sait aurifier les objets du quotidien a aussi le pouvoir de faire glisser le verrou d’argent, d’entre-bailler la porte close.



van der weyden 1434 ca annonciation Louvre verrous
L’idée de déverrouillage est renforcée par le contraste fort avec les deux verrous bien fermés du cache-cheminée, justifiés par la date de l’Annonciation : le 25 mars, dans les maisons confortables, les cheminées sont obturées.



van der weyden 1434 ca annonciation Louvre cheminee
Ainsi close, la cheminée perd le côté dangereux et sexué qu’elle avait dans l’Annonciation de Mérode, et qui justifiait la présence d’un pare-feu entre l’âtre noir et la banc. Ici, celui-ci peut étaler ses coussins sans danger de brûlure ni de salissure.


Des symboles revisités

van der weyden 1434 ca annonciation Louvre ombres
Ce caractère bénin de la cheminée justifie qu’on trouve, posés dans son angle, deux des symboles les plus courants de la virginité et de la pureté de Marie : la carafe bouchée et les fruits du Paradis. Leur position fait qu’ils ne sont pas éclairés par la fenêtre du fond, à la différence du bougeoir dont l’ombre portée se projette sur la cheminée.


Merode_bassin_GAP

Annonciation (panneau central du triptyque de Mérode), détail
Atelier de Robert Campin, 1427-32, Musée des Cloisters, New York

Dans l’Annonciation de Mérode, de nombreux objets sont doubles ou dupliqués, et montrent de fortes ombre portées. Le bassin par exemple a deux ouvertures et deux ombres portées (à cause des deux oculus) : cette duplication s’interprète en terme d’Ancien Testament et de Nouveau Testament, l’Annonciation étant l’événement qui fait charnière entre les deux (voir 4.4 Derniers instants de l’Ancien Testament).


Annonciation 1451 Giusto d'AlemagnaSanta Maria di Castello Genes detail
Annonciation
Giusto d’Alemagna, 1451, Santa Maria di Castello, Gênes

L’Annonciation de Giusto d’Alemagna est connue pour son bassin avec son ombre portée, au-dessus d’un cuvette dans laquelle un petit oiseau se reflète. Placés ailleurs dans se tableau, ces détails seraient seulement un morceau de bravoure à la flamande, dans la tradition de Campin ; mais placés comme ils le sont entre la main de l’Ange et le visage de Marie, de part et d’autre de l’inscription :

Tu es bénie entre toutes les femmes et le fruit de tes entrailles est béni

Benedicta tu inter mulieribus et benedictus fructus ventris tui

ils ne peuvent manquer de susciter une réflexion sur la duplication :

l’ombre et le reflet sont deux manières visuelles d’évoquer la projection de Benedicta dans Benedictus.



van der weyden 1434 ca annonciation Louvre contraste

En accentuant le contraste, on voit mieux l’effet des deux sources de lumière dans l’Annonciation du Louvre :

  • la fenêtre du fond éclaire le banc, la cheminée et le plafond ;
  • la fenêtre latérale éclaire la Vierge, le lit, les objets dorés et l’ange.

Elle sont d’intensité égale, et il est quelque peu artificiel de plaquer sur elles la dichotomie habituelle lumière naturelle  / lumière divine. D’autant que le paysage avec ses hautes montagnes enneigées n’a rien de particulièrement mondain.

La carafe avec son reflet, et les deux fruits, n’attireraient pas particulièrement l’attention si le couple eau / fruit posé sur la cheminée ne faisait écho, à sa manière, au couple eau / bougie (esprit /chair) de l’aiguière et du lustre, au dessus se la desserte.

Et si un fil immense ne traversait la pièce, reliant la seconde fenêtre au piton planté juste au dessus de notre nature morte.


van der weyden 1434 ca annonciation Louvre schema Annonciation

La lumière provenant de la fenêtre latérale (flèche jaune) balaye la pièce de droite à gauche, le long du fil de tension, à rebours du flux de l’Incarnation. C’est ce second flux qui frappe la carafe et la duplique sur le mur : pourquoi, de manière surnaturelle, ne dupliquerait-elle pas également le fruit, déclenchant une sorte de reproduction par scissiparité des deux substances virginales ?

Cette lumière frappe aussi le livre que Marie tient dans sa main gauche (en blanc), et qui ne peut être que l‘Ancien Testament. Traditionnellement [25], Marie lit le livre d’Isaïe, avec la prophétie que l’Annonciation accomplit :

« Voici, la vierge est enceinte ; elle va enfanter un fils et on l’appellera Emmanuel (« Dieu avec nous ») ». Isaïe 7,14

Cette lumière éclaire la prophétie au moment même où l’Ange, comme on ouvre le fermoir d’un livre, déverrouille de la main gauche la porte du dressoir: c’est la lumière de l’instant présent.

On trouve souvent dans les Annonciations un détail préfigurant la Passion de Jésus (par exemple, la petit croix que, dans le retable de Mérode, l’homoncule de Jésus amène avec lui sur son épaule). Il se pourrait bien que la fenêtre à meneaux du fond (en rouge), celle qui projette sur le manteau de la cheminée l’ombre torturée du bougeoir, soit la lumière de ce futur tragique dont il faut préserver la carafe et le fruit en cours de duplication.

La croix discrète du cache-cheminée (en bleu), qui surplombe le banc aux lions royaux et aux coussins trinitaires, serait quant à elle l’image du triomphe final sur le Mal.



Article suivant : 4 Symbolisme moléculaire

Références :
[15] Katherine French, Kathryn Smith, Sarah Stanbury, An Honest Bed: The Scene of Life and Death in Late Medieval England, https://brewminate.com/an-honest-bed-the-scene-of-life-and-death-in-late-medieval-england/
[16] https://www.lavieb-aile.com/article-vierges-couchees-et-livres-d-heures-de-rennes-suite-113133129.html
[16a] La loggia s’inspire du Palazzo dei Priori de Pérouse, et les prieurs vêtus de noir sont représentés en dessous, accompagné de leur notaire en rouge.
[17] David M. Robb « The Iconography of the Annunciation in the Fourteenth and Fifteenth Centuries », The Art Bulletin, Vol. 18, No. 4 (Dec., 1936) https://www.jstor.org/stable/3045651
[18] Laurent Bolard, Thalamus Virginis. Images de la Devotio moderna dans la peinture italienne du XVe siècle, Revue de l’histoire des religions Année 1999 216-1 pp. 87-110 https://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_1999_num_216_1_1112
[18a] Till-Holger Borchert, « The impact of Jan van Eyck’s lost Lomellini-Triptych and his Genoese Patrons », 2019, Colnaghi Studies , vol 4 https://www.academia.edu/38508238/The_impact_of_Jan_van_Eycks_lost_Lomellini_Triptych_and_his_Genoese_Patrons
[19] Catheline Périer-D’Ieteren, L’Annonciation du Louvre et la Vierge de Houston sont-elles des œuvres autographes de Rogier Van der Weyden? , Annales d’Histoire de l’Art et Archéologie (Université libre de Bruxelles, T. 4, 1982) http://www.koregos.org/fr/catheline-perier-d-ieteren-l-annonciation-du-louvre-et-la-vierge-de-houston/
[20] Pour une collection de tels miroirs ou médaillons de lit, voir le très riche site Art Mirrors Art :
https://artmirrorsart.wordpress.com/2016/12/18/2281/
https://artmirrorsart.wordpress.com/2014/01/14/1002-virgins-and-their-alleged-mirrors/
https://artmirrorsart.wordpress.com/2014/10/03/extravagant-its-mirrors/
[21]. Cours de Françoise Julien-Casanova, 2010-2011 https://www.facebook.com/notes/lannonciation-de-rogier-van-der-weyden/cours-sur-lannonciation-par-fran%C3%A7oise-julien-casanova-polycopi%C3%A9-distribu%C3%A9-aux-et/143551975710736
[22] 4a: Nativity of Mary → Variant: Anne and Mary with midwives, Joachim holding candle
https://iconographic.warburg.sas.ac.uk/vpc/VPC_search/subcats.php?cat_1=14&cat_2=812&cat_3=2903&cat_4=5439&cat_5=13111&cat_6=10560&cat_7=3754&cat_8=2547
[23] Des servantes faisant chauffer un linge devant la cheminée apparaissent dans les Naissances de Marie italiennes, inspirées par la fresque disparue de Lorenzetti à Santa Maria della Scala, voir des exemples dans https://provincedesienne.com/2018/11/01/d-la-naissance-de-la-vierge/
[24] Manuscrit de Turin (Biblioteca Nazionale Universitaria, MS I.II.11) https://iconographic.warburg.sas.ac.uk/vpc/VPC_search/subcats.php?cat_1=14&cat_2=812&cat_3=2903&cat_4=5439&cat_5=13111&cat_6=9245&cat_7=3061
Manuscrit d’Oxford ( Bodleian Library, Ms. Douce 204) https://digital.bodleian.ox.ac.uk/objects/4be078f0-633e-415c-a87d-96b600051940/surfaces/90dd4c9c-bdf3-408d-b979-6cde2c0e7191/
[25] Dans « Les méditations de la vie du Christ », Chapitre 3, le Pseudo-Bonaventure explique que Marie connaissait la prophétie d’Isaïe, pusiqu’elle adresse à Dieu cette prière : « Cinquièmement , je demandais qu’ il me fit voir le temps où naîtrait cette Bienheureuse Vierge qui devait enfanter le fils de Dieu »
https://books.google.fr/books?id=8qRHXgcp5WgC&pg=PA24&dq=cinqui%C3%A8mement,+je+demandais+qu%27il+me+fit+voir+le+temps&hl=fr&sa=X&ved=2ahUKEwjh7Oixvf_uAhXtyIUKHTw8DbYQ6AEwAXoECAMQAg#v=onepage&q=cinqui%C3%A8mement%2C%20je%20demandais%20qu’il%20me%20fit%20voir%20le%20temps&f=false

4 Symbolisme moléculaire

25 février 2021
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Ces deux oeuvres extraordinaires que sont les Epoux de Londres et l’Annonciation du Louvre ne sont pas tout à fait uniques : elles se rattachent à une catégorie très fermée que j’ai découverte (ou inventée).

Article précédent :  3 Du lit marital au lit virginal



Le symbolisme « atomique »

Introduit par Panofksy à propos des Epoux Arnofini, le « symbolisme déguisé »  a subi le sort habituel des paradigmes en l’Histoire de l’Art : admiré, imité, puis décrié [1]. Il consistait à reconnaître, derrière les objets quotidiens que les Primitifs flamands peignent avec un réalisme inégalé, une intention symbolique.

Ce qui rend ces analyses discutables est leur caractère partiel et fluctuant : un mot isolé peut être polysémique, tandis la phrase qui le contient l’est moins. Ainsi nous avons vu dans les articles précédents que les oranges  n’ont pas  le même sens dans une scène profane ou dans une scène sacrée.

Cette manière d’extraire les symboles un par un pour les étudier isolément, sans tenir compte de leur positionnement dans l’image, pourrait être baptisée : le symbolisme atomique.



Le symbolisme « moléculaire »

Cette notion consiste à reconnaître que les symboles ne fonctionnent pas isolément, mais dans un champ de forces mutuel, un peu comme les pièces d’une partie d’échec.

Elle ne concerne malheureusement que des oeuvres de très haut niveau, par des artistes majeurs, et sur un siècle environ, disons entre 1430 et 1530 :

  • avant, les moyens techniques n’étaient pas à la hauteur, même si la réflexion symbolique l’était ;
  • après, les artistes se sont lassé du casse-tête qu’elle exige, pour une reconnaissance limitée.

Il se peut aussi que la catégorie d’amateurs susceptibles de comprendre et d’apprécier ce jeu expert à plusieurs bandes, ait culminé à la fin du Moyen-Age, et se soit raréfié après.



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Les objets organisateurs

Van_Eyck 1434 _Arnolfini_Objet organisateurLes époux
Van Eyck, 1434, National Gallery, Londres
Melencolia I, Durer, 1514Melencolia I
Dürer, 1514

Dans cette catégorie extrêmement exigeante (je ne connais que ces deux exemples), un objet indique comment lire l’ensemble de la composition, et ce de manière multiple.

Voir 1 Les Epoux dits Arnolfini

Voir La page de MELENCOLIA I


1459 Vierge au papillon Epitaphe du chanoine Pierre de Molendino.St-Paul's Cathedral, Liege schematriangles
Vierge au papillon (Mémorial du chanoine Pierre de Molendino )
Attribuée à Antoine le Pondeur, 1459, Trésor de la Cathédrale St-Paul, Liège

Un cas moins ambitieux est celui où un objet, par sa forme, indique comment lire l’ensemble de la composition : ici le papillon aux ailes triangulaires, offert à l’Enfant au centre du tableau, renvoie au livre et aux ailes des anges, tout en haut, et de là au grand triangle autour du trône, dont les ailes sont occupées par Marie-Madeleine et le donateur (pour une analyse complète, voir 5-2 Le donateur-enfant : le développement).


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Les méditations organisées

Dans cette catégorie, il n’y a pas de clé de lecture pour l’ensemble de la composition. Mais des lignes de force et des symétries, bien marquées, permettent au spectateur de repérer les thèmes, superposés comme dans une polyphonie.

Merode Lecture EnsembleTriptyque de Mérode
Atelier de Robert Campin, 1427-32, Musée des Cloisters, New York

L’oeuvre majeure de cette catégorie superpose, à l’Annonciation, les thèmes connexes de l’Incarnation, de la bascule entre Ancien et Nouveau Testament, et du piège tendu au démon.

Voir Revenir au menu : Retable de Mérode : menu


van der weyden 1434 ca annonciation Louvre schema IncarnationAnnonciation
Van der Weyden (attr), vers 1434, Louvre

Ici deux thèmes seulement : Annonciation et Incarnation

Voir 2 Du lit marital au lit virginal


1435 Fra Filippo Lippi Galerie nationale d'art ancien, Palazzo Barberini Rome schema 3

Annonciation avec deux donateurs inconnus
Fra Filippo Lippi, vers 1440 , Galerie nationale d’art ancien, Palazzo Barberini, Rome

Une méditation réglée par le motif du voile.

Voir 7-3 …à droite: la spécialité des Lippi.


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Les édifices symboliques

campin Annonciation Prado 1420 - 1425 schema

Annonciation
Robert Campin, 1420-25, Prado, Madrid

Une cathédrale en construction comme raccourci de l’histoire sainte.

Voir 5.3 L’Annonciation du Prado).


Campin_Nativite_Grille
Nativité
Robert Campin, vers 1425, Musée des Beaux Arts, Dijon

Une crèche comme décor à surprises pour un mystère médiéval.

Voir 1 Soleil en Décembre.



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Les paysages symboliques

Patinir_Fuite_Egypte_TRilogie_Synthese_Tout
Le repos pendant la fuite en Egypte
Patinir, 1518-1520, Prado, Madrid

De la Judée à l’Egypte, plusieurs parcours se superposent.

Voir 1 Chacun cherche son nid.


Loth et ses filles, Anonyme anversois, vers 1520, Louvre schema visionLoth et ses filles
Anonyme anversois, vers 1525-1530, Louvre

Génération et destruction.

Voir Loth et ses filles



Les résurgences du symbolisme « moléculaire »

Après son âge d’or, ce mode de composition, qui allait de pair côté spectateur avec une éducation de l’oeil soutenue par une pensée analogique, est pratiquement abandonné par les artistes, et oublié par le public.

Il est néanmoins réinventé, de loin en loin, par des artistes francs-tireurs.

L’objet organisateur

veronese_repos fuite egypte_schema_second V
Le repos pendant la Fuite en Egypte
Véronèse, vers 1580, Ringling Museum of Art, Sarasota.

Un reliquat de ce procédé subsiste dans cet arbre de Véronèse, à titre plus ludique que mystique.

Voir Les anges dans le palmier



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Les paysages symboliques

Brueghel 1568 Die_Elster_auf_dem_Galgen Musee regional de la Hesse, Darmstadt shema deux chemins
La pie sur le gibet
Pieter Brueghel l’Ancien, 1568, Musée régional de la Hesse, Darmstadt

La technique du paysage symbolique, ici particulièrement cryptée, est ressuscitée par Brueghel pour des raisons de prudence politique.

Voir La pie sur le Gibet


Caspar David Friedrich Belvedere Cinq PortesPaysage avec pavillon,
Caspar David Friedrich, 1797, Kunsthalle, Hamburg

Longtemps après, on peut encore déceler dans ce dessin de jeunesse de Caspar David Friedrich, l’ambition d’un paysage composé comme un discours.

Voir  1 Le coin des historiens d’art.


Caspar David Friedrich Fenêtre gaucge atelier Caspar David Friedrich Fenêtre atelier droite

Vue de l’atelier de l’artiste
Caspar-David Friedrich, 1805-1806 Vienne, Kunsthistorisches Museum

Et dans ce pendant un « autoportrait en atelier ». 

Voir 1 Un regard subtil.


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Les pendants

Mais la technique, plus simple à manier, qui va redonner du grain à moudre à ceux qui apprécient les appariements graphiques, est celle des pendants : l’idée est que chacun des deux tableaux à sa signification autonome, mais que l’homme de goût y trouvera, en les comparant, une signification augmentée.

Tous les pendants fonctionnent sur ce principe, le plus souvent pour un secret de polichinelle. Mais quelques artistes ont poussé particulièrement loin le procédé,


Titien 1556 Diana schema2

Diane à la fontaine surprise par Actéon Diane et Callisto

Titien, 1556-1559 , National Gallery, Londres et National Gallery of Scotland, Edimbourg

Ici deux scènes classiques de la mythologie de Diane sont mises subtilement en écho, à la fois pour l’oeil et pour le sens.

Voir Les pendants de Titien.


Metsu_Dublin-Tryptique

Gabriel Metsu, 1662-65, National Gallery of Ireland, Dublin

Le sujet à la mode (écrire une lettre et la lire) couvre une réflexion théorique sur le fonctionnement de l’Humain, esprit, âme et corps.

Voir 1.1 Diptyques épistolaires : les précurseurs


VERMEER_Pendants schema 2

Le géographe
Vermeer, 1668-69, Städelsches Kunstinstitut, Francfort-sur-le-Main
L’astronome
Vermeer, 1668, Louvre, Paris

Un pendant controversé, mais qui fonctionne si bien… 

Voir Les pendants supposés de Vermeer 


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Le pendant imbriqué

Velazquez 1657 las_hilanderas Prado schema completLes fileuses (Las Hilanderas)
Vélasquez, 1657, Prado, Madrid

Ce tableau est le seul de sa catégorie : le principe du pendant, poussé à l’extrême, fonctionne avec un seul tableau, et c’est la mise en relation de deux parties de la composition qui donne la clé de l’ensemble.

Voir Un pendant très particulier : les Fileuses



Ces quelque oeuvres surplombantes sont à proprement parler des « Mystifications » : au sens de fabrication d’un mystère pour infuser une mystique.



Références :
[1] Pour une remarquable synthèse sur cette évolution, par un des ses acteurs engagés, voir l’article de Craig Harbison, Iconography and Iconology, dans
« Early Netherlandish Paintings: Rediscovery, Reception, and Research », publié par Bernhard Ridderbos, Anne van Buren, Henk Th. van Veen, Henk Van Veen, p 378 et ss

 

1.1 Format paysage : les avantages

3 décembre 2020
Comments (2)

L’immense majorité des publicités double-page consiste simplement à déployer une image unique sur deux pages adjacentes.

Cette série d’article s’intéresse aux autres cas : ceux où le choix du double-page est indispensable au fonctionnement du message.



1.1 Une formule ostentatoire

Le format double-page étant plus coûteux, certaines marques l’utilisent à titre de dépense de prestige.

Gruau 1953 textiles Rodier B Gruau 1953 textiles Rodier A

Textiles Rodier, illustrations de Gruau, 1953

La page réservée à la seule traîne trouve sa justification dans le produit : le tissu.

2012 COCO NOIR de CHANEL

Du noir naît la lumière, Chanel, Parfum Coco noir, 2012

A la rigueur, le gaspillage se justifie par le slogan…


2010 Chanel B2 2010 Chanel B1

Chanel, 2010

…ou par le nom de la marque, qui  exprime ici sa soumission à la beauté.



1.2 Tout en longueur

Quelques exemples où l’image exploite les avantages spécifiques du format paysage, en faisant abstraction de la césure.

1957 Chaussettes STEMM in-trou-ables

STEMM, Chaussettes in-trou-ables, 1957

Le vide central figure le trou.


Tetu le Bourget 19621962 Tetu le Bourget 19631963

Le Bourget, Bas Têtu, Le premier bas qui refuse de filer

L‘écartement des deux protagonistes est nettement plus efficace en format paysage.



1965 Camion BERLIET STRADAIR à Babord

Camions BERLIET, STRADAIR à Bâbord, 1965

Le cadrage sert magnifiquement une idée complexe : tout l’univers du siamois effrayé par le camion se réduit à un aquarium.


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Le cas des collants Well : plusieurs campagnes exploitent l’horizontalité du format, et finissent par en faire une forme de marqueur visuel.

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well_1987-1 museumhosiery

Collant Guirlande, Femmes à travers Well, 1987, museumhosiery.com

La campagne « Femmes à travers Well » montre le collant sortant de sa boîte pour voiler non pas la jambe, mais l’image de la jambe voilée. Le motif de broderie qui identifie le collant Guirlande sert à séparer, en diagonale, la partie Femme et la partie Mère.


well_1987-3 museumhosieryCollant Plumetis well_1987-2 museumhosieryCollant Arlequin

Femmes à travers Well, 1987, museumhosiery.com

Les deux autres visuels de la série montrent des femmes seules, de style opposé :

  • en contreplongée, une femme en noir allongée sur une balustrade classique, regardant en se protégeant les yeux la neige insolite que le motif « plumetis » rajoute sur le ciel bleu ;
  • en plongée, une femme en vêtements clairs dans une limousine, regardant à travers ses lunettes noires la capote que le motif « arlequin » vient dessiner au dessus d’elle.


well_1988-1 photo Lou Blitz Well, les jambes ont la parole museumhosiery well_1988-2 photo Lou Blitz Well, les jambes ont la parole museumhosiery

Collants Well, Les jambes ont la parole, 1988 photo Lou Blitz, museumhosiery.com

L’année suivante, la marque abandonne ces complexités au profit d’une ligne épurée : le format paysage met en valeur l’élongation des jambes de la jeune danseuse, dont la posture insolite se justifie par le journal posé sur le sol, lequel justifie le slogan calqué sur « Les lecteurs ont la parole ».

well_1988-3 photo Lou Blitz. Well, les jambes ont la parole museumhosiery
Le troisième visuel de la série est une devinette pour le spectateur : le journal est invisible mais se déduit du souvenir des deux autres images, puisque la natte avec son noeud de velours reste la même.

En outre, vues en séquence, les trois images décomposent le repliement de la jambe gauche.

1988 Rodier

Elles assurent en Rodier, 1988

Cette année-là, Rodier utilise le format double-page dans un tout autre esprit : montrer une mère à l’esprit pratique, choisissant entre deux manières de brailler.


1988 Lou soutien-gorge A1 1988 Lou soutien-gorge A2

Lingerie Lou, 1988

Manifestement, l’idée du fil contrôlé par la femme décidée est dans le vent…

well_1989-2 museumhosiery well_1989 museumhosiery

Collants Well, La petite boîte jaune qui affine les jambes, 1989

L’année suivante, Well s’en empare en réincarnant du même coup l’âne des bas Têtu : la laisse entre le chien étranglé et la fille sur la pointe des pieds est sensé évoquer cette fois le verbe « affiner ». Les deux versions, en format paysage double-page ou en format portrait monopage, supposent deux montages photographiques différents, pour l’inclinaison de la laisse et le cadrage des marches.

well_1990-3 museumhosiery well_1990-2 museumhosiery


Collants Well, La petite boîte jaune : des jambes finement culottées 1990

L’année suivante, la marque se fait cette fois un clin d’oeil à elle-même, en reprenant la posture de la danseuse de 1988 : la jupe en corolle illustre le mot « culottées », et le bleu complémente le jaune de la boîte.

La version portrait trouve, en vertical, une posture équivalente.

2008 Perry Farrell from Jane's Addiction for John VarvatosPerry Farrell (du greoupe de métal Jane’s Addiction) pour John Varvatos, 2008 2009 Kate Spade handbag fashionSac à mains Kate Spade, 2009

La laisse tendue, qui fournit une connexion dynamique entre les deux pages, revient périodiquement.


2008 Perry Farrell from Jane's Addiction for John Varvatos inverse 2009 Kate Spade handbag fashion inverse

Si les chiens tiraient dans le sens de la lecture, l’image retiendrait beaucoup moins l’attention.


2012 maroquinerie Longchamp A1 2012 maroquinerie Longchamp A2

Maroquinerie Longchamp, 2012

Nouveau retour de la laisse, cette fois sans tension et en mode complice : l’animal devient un alter-ego qu’on consulte…

2012 longchamp-fw-2012-max-vadukul-01

Maroquinerie Longchamp, 2012

…ou qu’on cajole.


2012 Bijoux Joaillerie BULGARI

Bijoux Joaillerie BULGARI, 2012

Le format double-page se prête donc cette année-là à la cohabitation entre la Bête et la Belle….

2000 Haute couture Gaultier

Haute couture Jean-Paul Gaultier, 2000

…bête dont un cadrage éloquent rappelle ici qu’elle est à l’image de l’Homme.



1.3 Déployer la multiplicité

Frontalement

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1967 L'Aiglon ceintures bretelles parapluies

1967, L’Aiglon, ceintures bretelles parapluies…

La question de la mise en page des groupes semble avoir commencé à travailler les publici-tataires un peu avant 1968… sans doute l’esprit du temps.

Dans cette pub anglophile, on remarquera que la dame au chapeau de horse-guard brandit elle-même un portrait de son partenaire idéal.


1967 Survetements RecordmanSurvêtements Recordman, 1967 1968 Vetements AbsorbaVêtements Absorba, 1968

Trop marquée par les photographies scolaires, la technique de l‘étagement ne convient que pour des publics particuliers.


1968 RODIER Bleu Cobalt20 sur 20 à ces vingt Rodier en bleu cobalt 1968 RODIER Over-dress20 sur 20 aux vingt plus spectaculaires over dress Rodier 1968 RODIER Imprimes 20 sur 20 aux vingt plus spectaculaires imprimés Rodier

Rodier, 1968

Une autre solution permettant d’utiliser toute la surface de l’image est la vue plongeante, reprise des shows télévisés.



1968 Pret à porter Robes Jump

Robes Jump, 1968

L’esthétique des revues peut être récupérée au service des femmes convenables : les horizontales et les fuyantes de l’escalier font écho aux motifs des robes.


1969 VW Volkswagen Beetle photo il faut plusieurs hommes pour inspecterIl faut tous ces hommes pour inspecter toutes ces Volkswagen
Volkswagen, 1969
1969 AMC American Motors Corporation RAMBLER 6 Cyl vs VW BeetleLa seule voiture de ce pays qui riposte
AMC, RAMBLER 6 cylindres, 1969

La publicité Volkswagen joue sur la contradiction entre le slogan et l’image (« toutes ces Volkswagen »), ainsi que sur l’opposition blanc-multiple et noir-unique

La contrepublicité d’AMC retourne astucieusement le dispositif, en associant le noir-multiple à la menace des voitures étrangères, et le blanc-unique au courage de la voiture américaine. La fin du commentaire lui reconnaît néanmoins un défaut :« elle n’est pas si affreuse », manière d’ironiser sur le slogan célèbre de la Coccinelle.


bloch_1970 museumhosiery

Collants Bloch, 1970, museumhosiery.com

Le format panoramique permet de déployer les douze jambes promises. Bien que, vue de loin, la composition semble symétrique, la variété des poses et les couleurs casse le caractère fastidieux de l’énumération.


1980 Legs and Co were a dance troupe on the BBC’

Epilateur Lemon nair avec les danseuses de Legs & Co, 1980

Pour déconcerter l’oeil et le contraindre à s’attarder, l’image cherche à rendre peu évidentes les régularités : si on découvre rapidement l’alternance des couleurs rose et bleu, il faut du temps pour marquer les deux trios , chacun composé d’une danseuse isolée et d’un couple face à face.


1996 USA SAUZA TEQUILA

Tequila SAUZA, 1996, USA

A première vue, l’image est une énumération de six beautés équivalentes, en cohérence avec le slogan :  » A 99,9%, aucune chance pour que de toute la vie vous ayez jamais rendez-vous avec l’une de ces femmes. La vie est dure, votre téquila ne devrait pas l’être. ».

A seconde vue, on distingue un groupe de cinq filles symétrique autour de celle au cheveux noirs, et l’autre fille aux cheveux noirs isolée : cet écart matérialise l’infime chance offerte par la magie de la bouteille.


1983 La Laine Phildar A1 1983 La Laine Phildar A2 1983 La Laine Phildar A3

La Laine Phildar, 1983

Une autre manière de créer de l’imprévu est de scinder l’énumération de manière non symétrique :

  • les quatre spectatrices expriment un rapport d’admiration, jalousie ou critique, par rapport au couple de droite ;
  • la formule se prête à plusieurs permutations, chaque modèle prenant tour à tour la place de la favorite.


FORD EDSEL AD, 1957FORD EDSEL, 1957 2007 Volkswagen gamme GolfVolkswagen gamme Golf, 2007

Réagissant contre le côté institutionnel de l’énumération, la publicité Volkswagen trouve une ruse astucieuse : la flanquer de deux autres collections n’ayant rien à voir avec la voiture.



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Diagonalement

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1920 Clicquot Club ginger alejpg

Clicquot Club, Ginger ale, 1920

La composition diagonale fait rentrer de manière efficace une foule dans l’image : ici les enfants qui se précipitent vers ce pétillant sans alcool.



1920 Clicquot Club ginger alejpg
En prenant un peu de recul, on verra, subliminalement, un train tiré par sa locomotive avec la marque « Clicquot Club » comme panache de vapeur.


1930 Texaco MotorLes scientifiques de l’Université trouvent que cette huile nouvelle dure plus lontemps,
Huile Texaco, 1930
1945 GOODYEARPneus Goodyear, 1945

En alignant de manière strictement identique les treize voitures concurrentes qui ont participé aux tests, l’image sous-entend que l’huile-miracle équivaut à treize rechargements.

Cette équivoque visuelle entre le spatial et le temporel est pleinement assumée dans la seconde publicité, où le même pneu est montré sans aucun signe d’usure pour des kilométrages croissants.


CRYLOR 19611961 Crylor 19631963

Crylor

Mécaniquement, la vue de biais donne du dynamisme à un effet de multiplicité imité des comédies musicales. Mais le procédé s’use vite.


1969 CHAMBOURCY garcons 1969 CHAMBOURCY filles

Chambourcy, 1969

Il est ici délibérément détourné, puisque la page de gauche est un pur agrandissement d’une partie de la page de droite : cette publicité astucieuse fonctionne ainsi tout aussi bien en monopage.



1983 Les Piles National

Les Piles National, 1983

Comment échapper à la diagonale par une autre diagonale.


1998 Renault Megane coupé LazuliRenault Mégane coupé Lazuli, 1998 1998 l'Autoroute 24 h -24 hL’Autoroute 24 h -24 h, 1998

La première publicité se sert de l’effet de multiplicité pour faire comprendre le message : le coupé Lazuli relègue les hommes et les enfants sur le bas-côté.

La seconde publicité, la même année, reprend l’effet de multiplicité, sans l’humour.


1999 Nissan Micra Couture

Nissan Micra Couture, 1999

L’année suivante, Nissan récupère l’effet d’inversion féministe : à noter que les huit brochures font écho aux huit teintes énumérée en haut de la page de droite.


2001 EDF

EDF, 2001

Les huit réverbères s’animent pour saluer le soleil.


2009 shop football Dirk Bikkenbergs A1 2009 shop football Dirk Bikkenbergs A2

Onze footballeurs européens pour Dirk Bikkenbergs, 2009

Pour le seul prestige de la marque, le plaisir gratuit de la multiplicité au masculin…

2013 Pret a Porter Philipp Plein

Prêt à Porter Philipp Plein, 2013

…comme au féminin.



2013 LOUIS VUITTON

Louis Vuitton, 2013

Hommage aux vues diagonales des sixties.


2002 Jeep Liberty Specialement qualifiee pour affronter votre monde

Jeep Liberty, Spécialement qualifiée pour affronter votre monde, 2002

Cette image complexe et inclassable utilise la grande diagonale pour exagérer la complexité du labyrinthe à affronter. Une fois repérée la diagonale courte entre les deux portes Monday et Friday, on comprend que la grande diagonale illustre la longueur de la semaine de travail ; et que la même voiture permet de conduire en ville avec la même liberté que durant le court weekend dans la nature.
2002 Jeep Liberty Specialement qualifiee pour affronter votre monde monopage
En version monopage, les deux diagonales s’égalisent et l’image perd de sa lisibilité : on comprend, non pas que la voiture permet la liberté en ville, mais plutôt que la liberté se trouve en dehors.



1.4 De part et d’autre

Plutôt qu’une gêne au déploiement de l’image, la césure est parfois le ressort de la créativité.

La césure active

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1934 GUINNESS POUR LA FORCE par John Gilroy monopage 1934 GUINNESS POUR LA FORCE par John Gilroy

GUINNESS POUR LA FORCE, 1934 , illustration de John Gilroy

Le format paysage a nettement plus d’impact : la césure médiane coïncide avec le point d’équilibre de la poutre, et permet de séparer le slogan en deux parties : si Strength est associé à la force du porteur, alors Guinness se trouve implicitement associé à la puissance de la poutre.


1950 CROSSLEY Refrigerator

Réfrigerateur Crossley, 1950

La césure coïncide avec la charnière : ouvrir la page fait ouvrir la porte.


Tergal 1960
Tergal, 1960

Tout comme les plis des vêtements en tergal restent toujours impeccables, la césure rectiligne résiste à l’effort de traction des enfants,


Tergal - France - 1961

Tergal, 1961

Trois scènes à deux personnages se succèdent de gauche à droite. Mas la baguette de l’institutrice, en désignant la césure, nous indique la bonne lecture :

  • à gauche, le plaisir du couple ;
  • à droite, le devoir du couple : l’éducation des deux enfants.


1964 Renault 1100 MajorRenault 1100 Major, 1964 1964 HOLLYWOOD CHEWING-GUMHollywood Chewing-gum, 1964

La césure comme lieu d’irruption du désir.



1964 Bolero

Regardez son double plastron, Boléro, 1964

Une démonstration d’ouverture.


rosy_1973 portrait rosy_1973-2 museumhosierymuseumhosiery.com

Collant Rosy, 1973

En version portrait, le vue plongeante perd de son originalité, se confondant de loin avec une pose debout. C’est la version paysage qui révèle l’efficacité de la composition :

  • le lieu du « sans couture » coïncide avec la césure entre les pages,
  • la continuité de l’image illustre la continuité du collant.


1989 Le Reseau Midas avec Alain Prost

Le Réseau Midas avec Alain Prost, 1989

La césure peut matérialiser une limite à franchir…

bellinda_1982 museumhosieryCollants Bellinda, 1982, museumhosiery.com 2002 Chaussures Louis VuittonChaussures Louis Vuitton, 2002

…ou carrément à enjamber.


Le scandale des jambes ouvertes

1965 Round the clock

1965, Round the clock

La vue de dos et le remplissage fermant rendent l’image anodine et la césure inoffensive


1967 Triumph Spitfire Mark 3 ah cette anglaise dont vous reviezAh, cette anglaise dont vous rêviez 1967 Triumph Spitfire Mark 3 ah ces anglaises dont vous reviezAh, ces anglaises dont vous rêviez

1967, Triumph Spitfire Mark 3

En pleine époque swinging London et minijupes, Triumph risque le scandale, mais en monopage.



1969 collants Pierre Cardin

Pierre Cardin ne fait rien à moitié, il habille vos jambes, 1969, collants Pierre Cardin

Cardin reprend prudemment l’idée en double-page, pour lancer sa gamme de collants.


2001 Franck Provost

Franck Provost, 2001

Il faut attendre le nouveau millénaire pour que la césure se place enfin au bon endroit…

2003 Scotch Whisky William Lawson's

Whisky William Lawson’s, 2003

…invitant le regard à s’élever.


1990 Huile Lesieur Isio 4Huile Lesieur Isio 4, 1990 benetton 1995 Pour liberationDouble-page pour le journal Libération
Benetton, 1995

Ici, elle lui indique l’endroit à regarder. L’huile Lesieur fait montre d’originalité en s’assimilant à l’huile solaire, la pub Benetton comme à son habitude mélange les genres.


adidas 2004 A adidas 2004 B
adidas 2004 D adidas 2004 C

Adidas, 2004

Dans cette campagne très dynamique, la pliure des pages accompagne celle du corps.


2015 Depiltech A2 2015 Depiltech A1 2015 Depiltech A3Depiltech, 2015

La césure à la rescousse d’un sujet délicat : la promotion de l’épilation.


2016, Depiltech 2019 Depiltech2019

Depiltech

Sexiste… pas sexiste ?



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La césure-miroir

Une autre manière d’exploiter la césure est d’en faire une sorte de miroir entre deux moitiés symétriques.

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La symétrie en soi

Parfois la symétrie est utilisée telle quelle, simplement pour son impact visuel :

1968 RTL radio Georges de Caunes 1968 RTL radio Georges de Caunes B

RTL radio, Georges de Caunes,1968

…sa puissance hypnotique ;


1991 Gaz de France A2 1991 Gaz de France A1

Gaz de France, 1991

2001 Seat Vision

Seat Vision, 2001

…ses propriétés relaxantes ;


1993 NRJNRJ, 1993 1994 NINA RICCI parfum femme DECI-DELANINA RICCI, parfum femme DECI-DELA, 1994

…ou  son caractère insolite.


Présenter deux variantes

Plus utilitairement, c’est la manière naturelle de promouvoir deux produits jumeaux :

peintures Valentine 1961Peintures Valentine, Valnyl et Valenite, 1961 SEB 1970SEB, Automatiques et gastronomiques présentées par les Frères Jacques, 1970
1969 BALLYBally, Blanc-Bleu, 1969 Bally par Huber 1970Bally, photographe Huber, 1970
1973 Today's Girl PantyhoseToday’s Girl Pantyhose, 1973 2011 HOGAN BY KARL LAGERFELDHohgan, par Karl Lagerfeld, 2011
Perrier lime (dit l'Ensorceleur) et Perrier citron (dit le Taquin) 1989Perrier lime (dit l’Ensorceleur) et Perrier citron (dit le Taquin), 1989 Kenzo 1997Kenzo, parfum Jungle Eléphant et Jungle Tigre, 1997

Ainsi est démontrée visuellement le caractère unique de la marque…


Les Petits Pois 1970

Les Petits Pois 1970

…ou du produit.


Le cas 1664

La marque 1664 a exploité de toutes les manières le quasi-palindrome de ses quatre chiffres :

1991 Bieres 1664

1991, Bières 1664

pour présenter en miroir  deux variantes…

1997 Biere 16641664. Le plus grand numéro qu’une bière puisse faire, 1997 2016 16641664. Une marque, une empreinte, 1997

…ou pour affirmer sa présence.


Présenter un nombre plus important de variantes

Ergee 1968 monopage Ergee 1968

Collants Ergee, les « ergeelégants », 1968

A partir de trois variantes, le format portrait devient trop étroit, même si la symétrie permet de compacter les personnages.



cardin 1970 Laissez vous griffer Philippe Quidor

Collants Cardin, Laissez vous griffer, 1970, photographie Philippe Quidor

Dans la campagne Cardin de 1970, les six filles illustrent l’idée de « griffer » à la fois par leurs jambes levées et par l’association d’idée avec des bêtes dressées. Le décalage par rapport à la césure témoigne d’un reste de réticence par rapport à une symétrie trop accentuée, assimilée jusqu’ici à une facilité.


cardin 1971 Laissez vous griffer

Collants Cardin, Laissez vous griffer, 1971

Réticence levée l’année suivante : la marque reprend le même slogan dans une symétrie presque parfaite : les huit filles sont en miroir de part et d’autre de la césure.



Cardin 1971 La ligne longue A museumhosieryCardin 1971 La ligne longue B museumhosiery

La ligne longue , Cardin, 1971, museumhosiery.com

Cette symétrie parfaite devient, pour une saison, le marqueur visuel des collants Cardin.



dim_1971-2(1of4) museumhosiery
La même année, Dim contre-attaque sur les prix avec l’idée innovante d’une double-page dépliable…

dim_1971-2(2of4) museumhosiery
La première ouverture semble imiter la symétrie….

dim_1971-2(3of4) museumhosiery
…la seconde la dynamite.


Malerba 1986

Collants Malerba, 1986

Rapidement usée, la formule de la double-page en miroir ne reviendra que rarement par la suite.



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Le miroir transformant

Un cas particulier est celui où le miroir opère une transformation impossible. Pour des exemples équivalents en peinture, voir  Miroir transformant.

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1953 Betty Crocker A perfect cake

A perfect cake, Betty Crocker, 1953

Transformation du chocolat en crème.

1959 Kedettes A1

Le grand changement (swing), c’est pour les chaussures Kedettes, 1959

On croit au début à deux étapes du balancement, mais la position des cordes et l’inversion des jambes amène vers l’idée d’un miroir magique, qui transforme l’expression de la femme : de rêveuse à joyeuse, après avoir balancé en faveur des chaussures Kedettes.

On peut alors remarquer que la balançoire de droite, en empiétant sur la page de gauche, prouve qu’il y a bien deux balançoires, est donc deux femmes différentes : la solution rationnelle est qu’il s’agit de deux jumelles se balançant en opposition de phase.

1972 Benson Hedges

Benson Hedges, 1972

En décalant les deux images par rapport à la césure, la composition écarte à première vue l’effet de miroir et laisse craindre, vu l’expression douloureuse du visage, à une métaphore complexe sur les thèmes de l’introspection et du masque. Il faut un peu de temps pour comprendre, à l’aide du jeu de mot sur « break » (pause et cassure) et du costume de clown, qu’on nous montre une histoire drôle : en voulant peaufiner son maquillage, le clown a cassé sa cigarette sur un miroir bien réel.

Tergal 1962

Tergal, 1962

Tandis que le second plan est en symétrie miroir, le premier plan repose sur une symétrie magique : la césure y inverse les âges, transformant la femme en fillette, la fillette en femme et l’homme en garçonnet.

Valisere 1964

Valisère, 1964

Cette symétrie complexe inverse le blanc et le noir, le premier plan et l’arrière-plan.


1998 Maroquinerie Salvatore Ferragamo

Maroquinerie Salvatore Ferragamo, 1998

Celle-ci transforme le flou en net, le négatif en positif, le fantôme en rêveuse.


1967 Baby RelaxBaby Relax,1967 1973 Ultra Ban Powder Spray Anti-Perspirant A1Ultra Ban Powder, Spray Anti-transpirant , 1973

Celui-ci montre votre futur (ou votre passé, comme on veut).


1968 Ford MustangFord Mustang, 1968 1968 TWATWA, 1968

En 1968, floraison de miroirs transformants : pour rendre sexy des fille strictes…

1968 Television Couleur Philips

1968, Télévision Couleur Philips

…pour mettre le monde en couleurs….

1968 Salle de Bain Ideal Standard

1968, salle de bains Ideal Standard

…ou pour passer du matin au soir dans le bonheur.


1996 Paco rabannePaco Rabanne, 1996 2000 RTLRTL, 2000

Ces deux miroirs inversent la couleur de peau : le second, en plus, inverse le sexe.


Dim peter Knapp annes 60

Dim, photographie de Peter Knapp, années 60

La seconde page est presque identique à la première tournée à 90°, mis à part la tête de la rousse.

Charles Jourdan 19701970 Charles Jourdan 19761976

Charles Jourdan

Deux manières d’attirer l’oeil par une symétrie inhabituelle.

La Cuisinière Rouge Rosières 1973

La Cuisinière Rouge Rosières, 1973

Ce miroir magique transforme le lit matrimonial en cuisinière, non sans un regard de regret du mari.

Miele 1987

Miele, 1987

Cet autre permet d’alterner entre l’amante et l’épouse, mais aussi entre les positions : chargement par le dessus ou par devant.



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L’écart à la symétrie

Un autre puissant intérêt de la symétrie est d’attirer l’oeil sur tout ce qui lui échappe.

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Cinzano, Charles Lemmel, 1945Cinzano, Charles Lemmel, 1945

L’oeil est attiré par la serveuse, puis vers la seconde bouteille, qui redouble le message.


1950 Vanity Fair1950 1971 Vanity fair1971

Lingerie Vanity Fair

Le prétendu miroir cache en fait deux modèles différents, entre lesquels l’oeil s’attarde comme dans un jeu des sept erreurs. La marque applique le même procédé à la génération suivante.


1957 van raalte

Van Raalte, bas assortis, 1957

On repère d’abord le chien du bas, puis celui du haut.


1963 7-Up Christmas

7-Up Christmas, 1963

Dans cet exemple d’écart à triple détente, on remarque d’abord l’évident, la porte ouverte ; puis la dinde ; puis la bouteille qui manque.

1964 Laque cheveux Elnett Satin de L'Oreal
Laque cheveux Elnett Satin de L’Oreal, « la seule laque qui s’élimine au plus léger brossage », 1964

L’écart à la symétrie met en évidence les deux éléments du slogan, la laque et la brosse.


1977 Le nouvel O.B.A.O

Le nouvel O.B.A.O, 1977

Même principe pour souligner les deux qualités du produit : son parfum et sa douceur.

1969 Renault 41969, Renault 4 2000 Renault createur automobilesRenault créateur automobiles, 2000

Rentrer dans la ligne,  échapper à la norme….


La Vache qui Rit 1970

La Vache qui Rit, 1970

Ici, l’écart à la symétrie sert à faire remarquer d’une part les ingrédients, de l’autre le produit.

Fiat Berlines 1970

Fiat Berlines, 1970

Le produit est mis en évidence par sa disparition dans la seconde page, illustrant l’idée du texte : une rencontre par hasard.



Gym Rosy 1970

Gym, de Rosy, 1970

Une composition qui case vues d’ensemble et vues de détail dans une symétrie approximative, à la manière des planches didactiques.


Sym 1972

Sym, 1972

Une autre publicité complexe qui combine :

  • l‘écart à la symétrie (la blonde qui se retourne fait comprendre que son voisin est un homme) ;
  • l’effet de miroir (un homme entre deux femmes) ;
  • l’effet de magie (le tissu uni se transforme en quadrillé).


1979 PANCALDI

Pancaldi, 1979

Les trois chaussures qui manquent sont restituées par le miroir.

1989 BERGER BLANC A1s 1989 BERGER BLANC A2

Berger blanc, 1989

Le blanc comme exception à la couleur.

1995 Benetton
1995, publicité pour la Fabrica, le centre de recherche en communication de Benetton

L’écart à la symétrie est ici mis au service de l’éloge de la différence. Mais cet être chimérique est-il fabriqué ou réel ? Benetton nous montre un noir aux yeux vairons et aux pupilles de chat, mais ne répond pas à la question.


1995 Medecins du Monde par Sophie Elbaz

Médecins du Monde, photographie de Sophie Elbaz,.1995

A la verticalité du dos noir ne correspond que l’horizontalité de la nappe blanche. Ce manque suggère l’invisible et l’indicible, qui nous est expliqué par le texte..

1996 CHANEL joaillerie

Joaillerie Chanel, 1996

Dans cette implacable symétrie, le vide expulse l’oeil du centre et le fait s’accrocher au moindre écart.

1998 Renault Clio

Renault Clio, 1998

L’efficacité de l’image est dans son double effet de surprise :

  • au premier regard, l’insolite vient des arbres plantés sur le goudron ;
  • au second, on remarque qu’ils n’occupent que la voie de droite.


2013 Dolce et Gabbana

Dolce et Gabbana, 2013

Le troisième homme ne porte pas un costume, mais la soutane.

1.2 Format paysage : l'imitation du cinéma

3 décembre 2020
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L’influence du cinéma sur la pub compte  d’innombrables aspects. On se limite ici aux formules dans lesquels le format double-page joue un rôle privilégié :

  • le mouvement décomposé ;
  • l’arrêt sur image ;
  • la profondeur de champ ;
  • un cas particulier : la profondeur de champ et le couple ;
  • les jeux avec l’ombre


1 Le mouvement décomposé

1.1 Images en séquence

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1991 GEORGE KILLIAN'S bière jpgBière George Killian’s, 1991 1996 Louis VuittonLouis Vuitton, 1996

Un effet de zoom, en deux clics…

1988 Heineken rafraichit les parties que les autres bieres ne peuvent pas atteindre.
Heineken rafraîchit les parties que les autres bières ne peuvent pas atteindre, 1988

Un effet BD en trois images.


tissus Klopman 1970
Tissus Klopman, 1970

Cette histoire idiote invite à découvrir le slogan : « un tissu sur lequel vous pouvez vous appuyer ».


1996 Voiture AUDI

Audi, 1996

Une séquence en quatre images, qui illustre le regret des deux passagers sur le voilier sans vent :

– Plutôt le calme plat, ici…
– C’est vrai
– Sur terre c’était plus excitant
– Exactement


1964 CHAMBOURCY yogourt gout bulgareChambourcy, le yogourt au goût bulgare, 1964 1968 GERVAIS creme fraiche en coqueGervais, crème fraiche en coque, 1968

La gourmandise rationalisée



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1.2 Images en superposition

Sorte de chronophotographie compactée, cet effet apporte au message une caution rationnelle.

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1967 IBM quiktran 2IBM Quiktran 2, 1967 affiche SNCFAffiche SNCF

Promotion de l’employé multi-tâche…


1966 Ford Motors Autolite

Ford Motors Autolite, 1966

…ou du représentant de commerce méritant : la quatrième porte, ouverte, indique que, grâce au Autolite, il a atteint son objectif : un contact réussi sur quatre.

1963 Levi Strauss Stretch ComfortLevi Strauss Stretch Comfort, 1963
1968 Ferrodo Le Ventoux enfer des freinsFerrodo, Le Ventoux enfer des freins, 1968

Autre domaine privilégié pour cet effet : le sport.


2005 BMW serie 3 Touring A1 2005 BMW serie 3 Touring A2

Gardez de la place pour le plaisir, BMW série 3 Touring, 2005

Conduire prolonge le plaisir que du vélo ou du ski, en plus intense.


2009 es-rick-mccrank-Skate Rick McCrank 2009 2012_Mitterrand hollande Elections présidentielles 2012

La formule n’intéresse plus désormais que quelques publicités  de niche particulièrement acrobatiques.


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1.3 Le mouvement suggéré

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1995 Guy Laroche A11995 1998 GUY LAROCHE A21998

Guy Laroche

Imitation du stroboscope dans une boîte de nuit…

1968 Chaussures Bally par GuespinChaussures Bally, photographie Guespin, 1968 1968, ELNETT L'OREALL’Oréal, laque Elnett Satin, 1968

…ou du flou d’une photo ratée.


1989 VW Volkswagen Golf

Volkswagen Golf, 1989

Un électrocardiogramme qui s’affole.


1990 Volkswagen Golf GTI a compresseur A1 1990 Volkswagen Golf GTI a compresse

Il manquait encore une oeuvre décisive à la musique contemporaine, Volkswagen Golf GTI à compresseur, 1990

L’année suivante, Volkswagen reprend l’idée du tracé révélateur : la montée en puissance du compresseur est transcrite par un crescendo et une montée dans l’aigu.


Parfum chanel-chance-eau-fraiche 2007Eau fraîche Parfum chanel-chance-eau-tendre 2007Eau tendre

Parfum Chanel Chance, 2007

Cette eau de toilette pour jeune fille a malencontreusement déclenché deux éjections paraboliques…


perrier-cocktail-bounce-2011

Perrier, cocktail Bounce, 2011

Plus contrôlée chez Perrier, celle-ci se produit en ricochet, dont les hublots rythment la progression : deux célestes pour les rebonds (bounce) , un maritime pour la cible.


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1.4 Un cas particulier : décomposition de la femme

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1950 ca kayser stockings A2 1950 ca kayser stockings

Bas Kayser, vers 1950

Pour présenter plusieurs variantes, certains produits féminins se prêtent bien à la stratégie « chorus girls » (gestes simultanés de plusieurs modèles) ou « rafale » (gestes successifs d’un même modèle).


1969 maidenformMaidenform, 1969 1972 norlyn museumhosieryNorlyn, 1972, museumhosiery.com

A l’étroit en monopage, ces pseudo-rafales vont se déployer plus facilement en double-page.


1965-Bolero-combine-gaine

Combiné-gaine Boléro, 1965

En disposant sous l’image centrale de la femme nue quatre médaillons d’une femme en gaine, l’image fait croire à un déshabillage en en quatre étapes.


Rosy doll 1965Rosy, 1965 1984 soutien gorge Aubade sous vetementsLingerie Aubade 1984

Un vrai striptease cette fois, en solo ou en couple.


Ergee 1967

Les Ergeemaillables, Ergee, 1967

Incorruptible mais aguichante.


tendrelle_1968 museumhosieryTendrelle, 1968, museumhosiery 1972 Beauty Mist pantyhoseBeauty Mist, 1972

La bonne tenue des bas démontrée par la pellicule, la pression bénéfique du collant démontrée par la superposition.


exciting_1988 museumhosiery

Collants Exciting, 1988, museumhosiery.co

La multiplication des points de vente, illustrés par le bond et par la croissance.


2 L’arrêt sur image

Par son amplitude dans le sens de la lecture, le format paysage se prête particulièrement aux compositions qui, telles un arrêt sur image judicieux, résument toute une action.

Scènes de poursuite

1967 Renault la renault 4 freine si bien

La Renault 4 freine si bien, 1967

Arrêt impeccable…


Charles Jourdan 1968

Charles Jourdan, 1968

...arrestation manquée : en contrariant la poursuite, le tablier du pont laisse entendre que la consommatrice compulsive s’est déjà, d’une certaine manière, échappée sur l’autre rive.


1988 GRANT'S whiskyWhisky Grant’s,1988 2002 BMW 530 dBMW 530d, 2002

Descente périlleuse ou saut spectaculaire vers la cible.


1997 RTL

RTL, 1997

Dans ce mouvement panoramique malicieux, le punk échappe à cet alter ego monstrueux qui le poursuit.


Scènes de catastrophe

1991 Cigarettes Philip Morris version US

Cigarettes Philip Morris version US, 1991

Dans sa version américaine, l’image assimile l’effet de la « full american flavor » à celui d’un ventilateur surpuissant.


1991 Cigarettes Philip Morris

Cigarettes Philip Morris, 1991

Dans sa version française, la même image sert un propos ouvertement frondeur. Contrairement à ce que prétend la loi, le paquet de cigarette ne provoque pas de désordre grave : la preuve, il lui résiste. Le ventilateur devient ainsi la métaphore de la maladie, ou même de cette loi malvenue qui bouleverse la marche habituelle des affaires.


1991 Nouvelle Audi 100 V6 2,8

1991, Audi 100 V6 2,8

L’accident auquel vous avez échappé (mise en scène minimaliste)


2007 Mercedes Benz Systeme Pro-Safe 2007 Mercedes Benz Systeme Pro-Safe A2

2007, Mercedes Benz Système Pro-Safe A2

L’accident auquel vous avez échappé (mise en scène à grand spectacle)


2000 Parfum Anarchiste de Caron

2000, Caron, Parfum Anarchiste

Catastrophe imminente.



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De plus en plus, les pages dans les magazines ne sont plus que les résumés d’un clip qui en constitue l’essentiel : c’est le cas, avec quelques nuances, de la campagne pour le sac Lady Dior avec Marion Cotillard.

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Dior A 2009 Marion CotillardPeter lindbimage du clip d’Olivier Dahan Dior A 2009 Marion CotillardPeter lindbergh Lady Black Paris Tour Eiffel

The Lady Noire Affair, Dior, 2009, photographie Peter Lindbergh

En supprimant la poutre horizontale et l’hélicoptère, l’image s’affranchit de l’histoire racontée par le clip pour rejoindre, en haut de la Tour Eiffel, l’imaginaire combiné de King Kong et de Hitchcock. Le paysage de l’arrière-plan à été modifié de manière à ce que, tout comme le V des poutrelles menace d’avaler l’actrice, celui de ses jambes prenne en ciseaux le Sacré Coeur.


1953 Marc Riboud, Le peintre de la tour Eiffel - Paris

Le peintre de la tour Eiffel,, Marc Riboud, 1953

On n’oubliera pas de noter l’hommage à ce célèbre cliché.

Dior B 2009 Marion Cotillard Annie Leibovitz Lady Red New York Bridge Dior B 2009 Marion Cotillard Annie Leibovitz Lady Red New York

Lady Red à New York, Dior, 2009, photographie Annie Leibovitz

La deuxième étape de la campagne se passe à New York. Ici les deux visuels ne s’appuient pas sur un clip, mais présentent deux vues opposées de Lay Red, en marche ou en introspection.


Dior B 2009 Marion Cotillard Annie Leibovitz Lady Red New York exterieur solo Dior B 2009 Marion Cotillard Annie Leibovitz Lady Red New York solo

Les clichés, conçus pour être facilement scindés, donnent en monopage un puissant effet de mystère.


Dior C 2010 Marion Cotillard C Steven Klein lady blue-shanghai

Lady Blue à Shanghai., Dior, 2010, photographie Steven Klein

Le troisième opus remonte en altitude dans un clip signé David Lynch.


Dior C 2010 Marion Cotillard C Steven Klein lady blue-shanghai tete 1 Dior C 2010 Marion Cotillard C Steven Klein lady blue-shanghai tete 2

Le visuel ne reprend du clip que le lieu, mais transforme l’aventure amoureuse en une poursuite en cul de sac (si j’ose dire). Les coupoles de l’arrière-plan sont utilisées pour exprimer d’un côté l’avancée du poursuivant, de l’autre la prise en étau de la poursuivie.

Dior D 2010 Marion Cotillard Mert Alas et Marcus Piggott Londres Grande Roue gros plan Dior D 2010 Marion Cotillard Mert Alas et Marcus Piggott Londres Grande Roue

Lady Grey à Londres, Dior, 2010, photographie Mert Alas et Marcus Piggott

Les deux visuels du quatrième opus reprennent la fin du clip de John Cameron Mitchell, en haut de la Grande Roue de Londres, dans une ambiance Chapeau melon et bottes de cuir. En vue directe ou en reflet, la Lady s’approprie le soleil couchant.


Dior E 2011 Marion Cotillard Moscou St Basile Craig McDean

Lady Dior à Moscou, Dior, début 2011, photographie de Craig McDean

Le cinquième opus se limite à ce cliché, pris en fait à Paris, où les coupoles de Saint Basile s’étagent en harmonie avec les courbes de l’actrice, alors enceinte.

Dior 2012 Marion Cotillard Jean-Baptiste Mondino Hamptons

Lady Dior dans les Hamptons, Dior, 2012, Marion Cotillard, photographie de Jean-Baptiste Mondino

Interrompue par cette grossesse, la série reprend mollement en 2012 avec ce cliché hitchcockien.

l-a-dy-dior 2013 marion-cotillard photographe Steven Klein l-a-dy-dior 2011 marion-cotillard clipdernière image du clip

Lady Dior à Los Angeles, Dior, 2013, photographie Steven Klein

Pour sa dernière pérégrination géographique, Lady Di revient dans un clip humoristique de John Cameron Mitchell, « L.A.dy Dior », dont le visuel très sage n’a conservé que la piscine.



3 La profondeur de champ

3-1 Un procédé de mise en relation

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Lessive OMO 1957 BAvec Omo je suis bien récompensée Lessive OMO 1957Ils finiront bien par le salir

Lessive OMO, 1957, illustrations de Pierre Couronne

La perspective accentuée est un moyen de forcer le regard du spectateur à mettre en relation un grand élément et un petit. Pierre Couronne s’en sert ici brillamment au service du slogan :

  • la première image explique que la mère a pour récompense ses enfants,
  • la seconde que l’arrière-train du chien et l’avant-train du gamin forment le même « ils ».


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3-2 L’effet repoussoir

Bien connu en peinture (voir par exemple Les pendants supposés de Vermeer ), le procédé consiste à placer un objet au premier plan, afin d‘accentuer l’impression de profondeur.

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1939 red Pontiac four-door sedan car Bradshaw Crandell artPontiac, illustration de Bradshaw Crandell, 1939 1953 OLDSMOBILE 88Oldsmobile 88, 1953

L’effet repoussoir se combine ici avec la contre-plongée pour placer sur un piédestal l‘objet sacré, à savoir la voiture.

  

1969 Transistor Philips IC

Surgi du futur : le transistor Philips IC, 1969

Profondeur de champ maximale, inspirée par l’actualité de l’année. Ici c’est l’objet sacré qui se trouve propulsé au premier plan.


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3.3 Le racolage

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Oldsmobile 1947Oldsmobile, 1947 Chrysler Dodge Custom Royal 1956Chrysler, Dodge Custom Royal, 1956

L’utilisation de la femme seule au premier plan est une longue tradition des publicités automobiles américaines :

  • la première fait comprendre au consommateur que la voiture est elle-aussi un objet de désir ;
  • la seconde enseigne à la consommatrice que la voiture est une accessoire assorti.


1967 GOODYEAR A0 CHEVROLET CAMARO SS

CHEVROLET CAMARO SS, 1967

Mais la campagne Goodyear innove par son intention ouvertement racoleuse, sous couvert du nom « Wide boots » : « wide »  justifie l’effet de grand angle, « boots » le reste. Objet symboliquement ingrat, le pneu acquiert ainsi, par frottement avec les bottes de femme, le statut de partenaire érotique ouvert à des combinaisons multiples.


1967 GOODYEAR A2 PLYMOUTH BARRACUDAPLYMOUTH BARRACUDA 1967 GOODYEAR A1 FORD MUSTANGFORD MUSTANG

Goodyear, 1967

Pneu et femme à égalité.


1967 GOODYEAR Z1 Tires Plymouth Barracuda PLYMOUTH BARRACUDA, Goodyear, 1967 1968 GOODYEAR A0 DODGE CHARGER et PLYMOUTH BARRACUDADODGE CHARGER et PLYMOUTH BARRACUDA, Goodyear, 1968

Pneu contre un trio de femmes et un trio de couples


1968 GOODYEAR A2 AMC JAVELIN SSTAMC JAVELIN SST AR A2 FORD MUSTANG GTFORD MUSTANG GT

Goodyear, 1968

Pneu contre femme en couple


1969 GOODYEAR A2 DODGE HEMI CHARGERDODGE HEMI CHARGER 1969 GOODYEAR A1 AMERICAN MOTORS AMXAMERICAN MOTORS AMX

Goodyear, 1968

Pneu dominé par un groupe de femmes.



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Ces effets spéciaux mis à part, la profondeur de champ est surtout utilisée pour animer l’image : en se combinant avec le sens de la lecture, elle permet de contrôler les mouvements de l’oeil comme on le ferait d’une caméra.

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3.4 Le « traveling arrière »

Cet effet fonctionne comme si l’oeil-caméra se reculait, élargissant le champ de vision jusqu’à faire apparaître le produit en grand au premier plan.

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1996 CHAMBOURCY La laitiereChambourcy, La laitière, 1996 lilydonaldson-missdior-cherie 2007 portrait AParfum Miss Dior Chérie, Modèle Lily Donaldson, 2007

La profondeur de champ  est majoritairement utilisée en simple page, en incluant le produit en  avant-plan sur un un présentoir  plus ou moins fictif   :

  •  la première proposition, en prolongeant à l’extérieur du tableau  l’effet repoussoir amorcé par Vermeer, confère à la crème fraîche une profondeur historique ;
  • la seconde proposition met le précieux flacon en connexion avec le pavillon de musique de Madame du Barry (en passant entre les colonnes) et avec la Rolls (en passant entre les cuisses).


2012 JIMMY CHOO pour SEPHORA

Parfum Jimmy Choo pour Séphora, 2012

Le format paysage facilite cette inclusion : ici le produit s’insère naturellement, tout en gardant  une taille acceptable.


STemm 1957-chaussettes

Chaussettes Stemm, 1957

Le « traveling arrière » fait surgir la chaussette comme un élément de confort…

1985 Les Chaussettes DIM A1 1985 Les Chaussettes DIM A2

Chaussettes Dim, 1985

…ou comme une proéminence pointant vers d’autres objets de désir.


INTEXA tous les tricots 1956

INTEXA, Tous les tricots, 1956

Il peut aboutir à un effet de surprise amusante, en passant du pull de la femme au pull du chien…

2014 Chloe collection lunettes solaires

Lunettes solaires Chloe, 2014

…ou à une démonstration, en passant des yeux sans lunettes à ceux qui bénéficient du produit.


1966 Rouge a levres RevlonRouge à lèvres Revlon, 1966 1991 Kenar Linda EvangelistaLinda Evangelista pour Kenar, 1991
1962 MarlboroMarlboro,1962 2009 les lunettes haute couture Tom FordLunettes Tom Ford, 2009

Parfois c’est le corps tout entier qu’il transforme en présentoir…

1999 EVIAN inverseEvian, 1999 (image inversée) France Telecom 1999 inverseFrance Telecom, « Communiquer, çà ne guérit pas, mais cà aide », 1999 (image inversée)

..voire une extrémité seulement. A noter que ces deux images, très efficaces puisque le produit apparaît en grand et en dernier, ne sont pas celles que les marques ont choisies.

1999 EVIAN France Telecom 1999

Prudentes, elles ont préféré la formule où le produit se contente d’initier la lecture, qui se termine sur l’humain.



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3.5 Le « traveling avant »

A l’inverse, cet effet force l’oeil à s’enfoncer vers le produit, qui l’attend à l’arrière-plan.

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Nylfrance 1959

Nylfrance 1959

Par rapport à une présentation frontale des trois modèles, la profondeur simulée donne plus de dynamisme à l’image, au prix du sacrifice d’une partie du premier modèle et des détails pour le troisième.


1985 VILLEROY et BOCH

Villeroy et Boch, 1985

Tandis que l’ombre accroit la profondeur vers l’avant, le miroir attire l’oeil vers l’arrière.


1987 LEE COOPER jeans

Jeans Lee Cooper, 1987

En passant des lèvres aux fesses, le « traveling  avant » effectue un baiser virtuel.



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3.6 L’effet de chicane

Lorsque le changement de taille n’est pas homogène avec le sens de la lecture, le regard est conduit à osciller de part et d’autre, ce qui a pour avantage de le forcer à s’attarder sur l’image.

anita_1971

L’anita, 1971, museumhosiery.com

Exactement comme des chicanes ralentissent le conducteur.

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Cristal d'Arques 1984

Cristal d’Arques, 1984

Le regard passe du verre du premier plan à celui du pianiste, puis ricoche vers celui de la spectatrice.


Air France 1980

Air France, 1980

A l’inverse, le visage souriant de la passagère conduit le regard à remonter à gauche vers la bouteille, puis à droite vers la rose, jusqu’à découvrir au centre ce qui justifie ce sourire : les mains du couple qui se touchent.


1998 Generale des Eaux A1 1998 Generale des Eaux A2 1998 Generale des Eaux A3

Générale des Eaux, 1998

Des chicanes généralisées piègent le regard dans un parcours sans issue, illustrant l’omniprésence du produit.


2009 SNCF

SNCF, 2009

L’effet de chicane sert ici à illustrer la variété des emplois offerts.



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3.7 Le panoramique

Lorsque l’image comporte un élément mobile, la profondeur de champ transforme plutôt l’oeil en une caméra fixe, qui balaye l’image latéralement, toujours dans le sens de la lecture. De ce fait, quatre grands cas de figure peuvent se produire.

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A) le mobile se dirige vers l’arrière-plan droit : effet d’accompagnement

1986 LAFUMALafuma, 1986 1988 LANSON champagneChampagne LANSON, 1988


2000 Houra le Cybermarche A1 2000 Houra le Cybermarche A2

Houra le Cybermarché, 2000


1988 Louis Vuitton bagages

Bagages Louis Vuitton,1988

Dans cette variante, le mouvement est suggéré par les deux chevaux, et le produit est placé à la source, exprimant qu’on voyage accompagné par ses bagages.


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B) le mobile se dirige vers l’avant-plan droit : effet de rencontre

2008 Orange France Telecom

Orange France Telecom, 2008


1988 Louis Vuitton les stylos

Stylos Louis Vuitton,1988

Variante où le mouvement est suggéré par le geste du bras, et ou le produit est placé à la cible, exprimant qu’on voyage pour rencontrer des richesses.


1991 Peugeot 205 Junior A1

Peugeot 205 Junior, 1991

Ici l’oeil et la voiture convergent vers la même cible, la voluptueuse autostoppeuse.



1990 Peugeot 205 Junior corrige
L’extension à trois modèles aurait dû être celle-ci…

1990 Peugeot 205 Junior

Peugeot 205 Junior, 1991

..mais l’agence lui a préféré cette image déceptive, qui force l’oeil au dernier stade à un grand écart entre les deux produits, tous deux équipés phares et pneus.


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C) le mobile se dirige vers l’avant-plan gauche : effet de croisement

2000 Houra le Cybermarche A3

Houra le Cybermarché, 2000

Le déplacement du mobile, à contre-sens de la lecture, fait que l’oeil patiente prudemment côté gauche et découvre la paresseuse.


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D) le mobile se dirige vers l’avant-plan gauche : effet de collision

1990 Audi V8Audi V8, 1990 1987 BUFFALO jeansBuffalo jeans, 1987

1991 LANCIA la DEDRA

Lancia Dedra, 1991

Dans ce dernier cas, la voiture déjà parvenue au premier-plan bloque l’entrée de l’oeil dans l’image.


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E) Autres cas de figure

2005 Burberry avec Kate Moss

Burberry avec Kate Moss, 2005

Ici le mobile se dirige vers l’avant-plan centre, ce qui supprime l’interaction (positive ou négative) avec le sens de la lecture. Du coup l’oeil se fixe à la verticale du point de fuite, entre les deux trajectoires, et n’a plus qu’à lire la marque. Par son déplacement vers l’avant, Kate Moss, cible du taxi, révèle devant ses jambes la cible principale : Burberry.

1988 Louis Vuitton montres

Montres Louis Vuitton, 1988

Ici, le déplacement à contre-sens de la lecture s’effectue dans le plan de l’image, supprimant l’impression de collision. Ainsi peut germer une idée plus complexe : en direction de la montre. la caravane est en train de remonter le temps.



 4 Un cas particulier : profondeur de champ et couple

Une utilisation typiquement cinématographique de la profondeur de champ est de présenter de manière disjointe deux scènes ou deux personnages fortement contrastés, dont on anticipe la conjonction prochaine.

L’intérêt est d’autant plus fort que les personnages sont de sexe opposé.

1954 KOTEX pas l'Ombre d'un doute

Pas l’Ombre d’un doute, Serviettes périodiques, KOTEX, 1954

Le couple disproportionné ne nécessite pas nécessairement une double-page. Dans une série de publicités des années 1950, Kotex place le mari en vignette, dans une profondeur de champ théorique : non pour exprimer une quelconque minimisation du l’homme, mais au contraire pour expliquer que le inconvénients purement féminins doivent être épargnés à sa tranquillité.


1958 Tergal

Toujours dynamique, toujours impeccable, Tergal, 1958

En revanche, cette image faussement naïve de la famille impeccable, en isolant la femme au premier plan sur sa propre page, prépare clairement son émancipation.


1989 Les Copieurs Rank Xerox

Les Copieurs Rank Xerox, 1989

Il est amusant de la comparer à cette autre image, trente ans plus tard, sans profondeur de champ, de la famille idéale, désormais strictement paritaire.


1964 Pret à porter Jersey de Valfleury

Prêt à porter Jersey de Valfleury, 1964

On reconnaît ici un effet de travelling arrière qui, en élargissant le champ sur les deux modèles, accentue le rapetissement du passant qui s’éloigne.


2000 PaP Gerard Darel avec Stephanie Seymour

Prêt à porter Gerard Darel avec Stephanie Seymour, 2000

Là encore la comparaison est éclairante avec cette référence avouée au cinéma de Lelouch, où la modèle est seule et où le passant se rapproche.


1987 yaourt gout Bulgare Chambourcy

Chambourcy, yaourt au goût Bulgare, 1987

On reconnaît ici un effet de panoramique contrarié, dans lequel la douceur est sur le point se se voir percutée par le force et le nombre.

Mais la plupart des exemples que nous allons voir ne s’embarrassent pas de mouvements : la tension sexuelle se déploie d’autant plus dans le statique.



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« En cas de malheur »

Au cinéma, l’exemple canonique est le film d’Autant-Lara, « En cas de malheur » (1958)

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En cas de malheur 1958 film A En cas de malheur 1958 film

Le passage le plus émoustillant du film se structure entre deux plans opposés :

  • dans le premier, Bardot fait patienter le spectateur pendant de longues minutes, en agitant son pied devant un Gabin vu de dos, d’une impassibilité granitique ;
  • dans le second, la caméra passe derrière le bureau, inversant les positions assis/ debout et les tailles relatives.

C’est cette scène éclair, d’à peine quelques secondes, qui a servi pour les affiches quelque peu mensongères du film.



En cas de malheur 1958 France C
Une des affiches françaises respecte les proportions de l’image filmée, se contentant de détourer les personnages sur une fond d’incendie évoquant le danger, et insistant sur la symbolique lampe / lustre qui pourrait échapper au spectateur : l’une évoquant la sérénité du bureau, l’autre la beauté menaçante.


En cas de malheur 1958 ArgentineAffiche pour l’Argentine En cas de malheur 1958 film AllemagneAffiche pour l’Allemagne

Ces deux versions respectent également les proportions de l’image filmée, tout en mettant en évidence la composition diagonale.


En cas de malheur 1958 France A En cas de malheur 1958 France B

Les deux autres affiches pour la France augmentent la taille de Gabin : dans la seconde, les deux vedettes sont quasiment mises à niveau, sous le bandeau égalitaire « Gabin – Bardot ».



En cas de malheur 1958 Danemark
Seule l’affiche pour le Danemark ose aller dans l’autre sens, révélant derrière l’érotisme conventionnel du nylon le véritable ressort de l’image : le thème de la géante et de la dominante.

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Panasonic 1982Au commencement était l’image. Alors vint le téléviseur géant Panasonic,  1982 En cas de malheur 1958 film A

L’image est typiquement Bardot / Gabin : galbé contre carré, vue partielle contre vue intégrale. Le slogan souligne le paradoxe visuel : le « géant » est celui dont la taille apparente est la plus petite.


chesterfield_1983 Chesterfield 1983 chesterfield_1983-2 museumhosiery

Collants Chesterfield, Laissez jouer vos jambes, 1983

Cette campagne recycle efficacement le vieux souvenir : le cadrage à la ceinture accentue l’effet de gigantisme, et le format double-page repousse chaque sexe dans son camp.

1978 JEAN D'AVEZE A11978 1978 JEAN D'AVEZE A21978 1980 Les Cremes Jean d'Aveze1980

Signez un pacte avec Jean d’Avèze

Pour des raisons bien compréhensibles, cette marque de maquillage a intérêt à se focaliser sur le visage plutôt que sur les jambes. La puissance imaginaire de la profondeur de champ fait le reste.


1985 Les Allumettes GauloisesLes Allumettes Gauloise, 1985 1986 Les Allumettes StuyvesantLes Allumettes Stuyvesant, 1986

Après l’interdiction de la publicité sur le tabac, ces deux cigarettiers font appel à la profondeur de champ pour suggérer l’objet qui manque.


1999 Pret a porter IKKSPrêt à porter IKKS, 1999 2000 CerrutiCerruti, 2000

A la fin du XXème siècle, la profondeur de champ traduit la mise au rencart du désir masculin conventionnel : les filles s’occupent entre elles et regardent devant.


2009 Zadig et Voltaire Sean Lennon Charlotte Kemp A1 2009 Zadig et Voltaire Sean Lennon Charlotte Kemp A2

Zadig et Voltaire avec Sean Lennon et Charlotte Kemp, 2009

Ces deux images prennent comme exemple un couple célèbre pour laisser à l’homme du début du XXIème siècle le choix entre deux situations, que souligne la position de la tour Eiffel:

  • garder sa virilité, et devenir l’accessoire d’une femme pressée ;
  • la lui abandonner, et devenir sa muse.



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L’homme au premier plan

Plus rare, ce dispositif replace l’homme à la position qu’il a perdue.

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1980 Pret a porter Homme Jacques Pernet A1 1980 Pret a porter Homme Jacques Pernet A2

Un homme sur lequel on se retourne , Prêt à porter Jacques Pernet, 1980

En 1980, il paraissait encore inhabituel que l’homme fasse des efforts de coquetterie pour séduire. Pour promouvoir ce retournement de situation, la coloration vient à l’appui de la profondeur de champ, et la traction de la laisse donne à voir l’attraction inversée.

goldenlady_outdoor2012

Collants Golden Lady, Des jambes à suivre, 2012

Trente ans plus tard, même décor pour un retour aux fondamentaux : l’idée de poursuite est servie par l’enfilade des colonnes et de leurs ombres, qui enserrent la souris dans un tunnel grillagé. La barre dorée sur les yeux de la Golden Lady, tel un repérage laser, l’identifie comme cible consentante.


1985 NESTLE chocolat NEGRESCO

Nestlé, chocolat Négreco, 1985

Femme en blanc intéressée par un instrumentiste doué.


1986 Scotch Whisky William Lawson'sWhisky William Lawson’s, 1986 1988 KriterKriter, 1988

Femme en noir tentant d’intéresser un gentleman exigeant, ou subjuguant un admirateur qui la retient par l’escarpin.



1999 L'OREAL SATYA et KATE MOSS

Impossible de fixer plus fort sans coller, L’OREAL, Satya Oblette et Kate Moss, 1999

La femme qui désire est bienvenue, pourvu qu’elle ne s’attache pas.

2002 Louis Vuitton

Louis Vuitton, 2002

Certaines, reculant devant le mystère, se font coincer par la barrière.

parfum dior 2011 model Jude Law parfum dior 2010 model Jude Law

Parfum Dior Homme, 2010, modèle Jude Law

Sur la Côte comme à Paris, le play-boy préfère se placer du côté des objets allongés, la jetée ou la Tour Eiffel. Disposé dans la profondeur entre lui et sa proie, le flacon-appât garantit le succès de sa chasse.



5 Jeux avec l’ombre

La pub importe avec plus ou moins d’humour un effet favori du cinéma : le jeu avec l’ombre. Je n’ai retenu ici que les exemples en double-page, et  où l’ombre occupe sa propre moitié.

Pour d’autres exemples d’utilisation dans la publicité, voir ZZZ.

Ombres réalistes

1964 COURVOISIER1964 1968 COURVOISIER THE BRANDY OF NAPOLEONjpg1968

Courvoisier

2012 Calvin Klein

Calvin Klein, 2012

L’ombre de son maître.



Solex 1969

Solex, 1969

Le film d’horreur parodié…


Chesterfield 1985 BChesterfield, 1985 Chesterfield 1985Chesterfield, 1985 chesterfield_1985 museuChesterfield, 1986, museumhosiery.com

L’ombre expressionniste.


Ombres truquées

2003 NIKE SPHERE TOP CARMELO ANTHONY

2003 Blouson Sphere de Nyke, avec le joueur de basket Carmelo Anthony

La « sphère » portée par l’ombre montre en grand ce que le texte dit en minuscules : cette illisibilité organisée crée un effet de connivence avec le spectateur, pour qui le blouson est supposé être déjà aussi célèbre que le basketteur.


2005 nouvelle Swift Suzuki A2 2005 nouvelle Swift Suzuki

L’esprit joueur, Nouvelle Swift Suzuki, 2005

Un « esprit » qui explicite le slogan…

1996 BMW 328i Coupe

More punch than ever, BMW 328i Coupe, 1996

…ou le magnifie.


2013 DandR Turquie A2 2013 DandR Turquie

D and R, Turquie, 2013

Une apparition qui commente l’autre page…

2000 la Deutsche Bank

Deutsche Bank, Gestion privée,2000

…la complète…

Nestle 2013 A1 GatoradeGatorade Netsle 2013 PowerbarPowerbar

Nestlé, 2003

…ou la contredit.

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