Remarques sur la Vierge à l’Enfant dans la statuaire française du XIVe siècle (inédit)

17 janvier 2025

 

Introduction

Nous possédons plus d’un millier de Vierges à l’Enfant françaises du XIVe siècle. Elles ont intéressé l’histoire de l’art du siècle passé, mais la sculpture de la période est progressivement devenue un quasi-monopole des conservateurs du Musée du Louvre. Il s’ensuit que leur impact dans les pays voisins n’a guère été étudié que par les savants étrangers et que l’impact des pays voisins sur la production française a pratiquement cessé de l’être. Les conservateurs ne formant pas d’étudiants, les travaux se sont raréfiés et cette sculpture n’intéresse plus grand monde. Ce serait une raison suffisante de revenir sur le sujet, mais il y en a encore une autre.

Sur toutes ces Vierges à l’Enfant, il n’y en a que deux pour lesquelles le nom de l’artiste est documenté et sept pour lesquelles la donation est datée[1]. Imaginons comment nous traiterions la peinture des siècles suivants dans une telle disette de noms et de dates. Pourrait-on croire que le maître de la Jeune fille à la perle (Vermeer) et celui du Casque d’or (Rembrandt ou entourage) travaillaient au même moment dans le même pays ou placer encore les dernières œuvres de Turner dans la première moitié du XIXe siècle ? Nous chercherions certainement à utiliser les affinités entre les œuvres pour établir leur chronologie et situerions Delacroix peu de temps après Rubens. Il s’agirait d’établir des évolutions aussi régulières que possible, en ne laissant à chaque artiste qu’un petit pas à faire pour se distinguer de ses prédécesseurs. Il serait même possible, lorsque l’une des trop rares dates connues contredirait la chronologie ainsi obtenue, qu’on la mette à l’écart. Cette petite expérience de pensée obligera à se poser quelques questions sur la manière dont nous traitons notre sujet.

La Vierge à l’Enfant est de loin l’image religieuse dominante durant la période, car elle n’a cessé de se multiplier depuis le Xe siècle. Si nous la pensons comme une image de la Vierge, elle était supposée être une des trois représentations du Christ, au côté de sa majesté trônant et du Crucifié[2]. Les autres statues de saints, comme Jean-Baptiste ou Catherine ne se comptent que par poignées. Si la Majesté fait trembler, si le Crucifié est effroyable, il s’agit de plus en plus d’une image gracieuse et plaisante. Au moment qui nous intéresse, l’aristocratie en fait le cadeau de prédilection à une église, souvent avec un autel marial. Nous ne détaillerons pas ici les raisons théologiques de son importance, car l’examen de son iconographie nous montrera qu’elles ne jouent plus un rôle décisif. Au vu de ce qui reste, il ne devait pas y avoir beaucoup d’églises qui n’en avaient pas acquis une au XIVe siècle. Aujourd’hui, nous en trouvons souvent deux ou plus de cette époque dans le même édifice. Cela est largement dû à la récupération de celles qui ornaient des lieux de culte lors de leur destruction. A quoi s’ajoutent celles qui sont dans les musées, en France ou à l’étranger, dont un bon nombre aux États-Unis, celles qui sont en collection privée et celles qui continuent à passer en vente.

Il est impossible de mesurer les pertes dues à l’iconoclasme protestant et à celui de la Révolution, mais ces œuvres mobiles, souvent bien plus petites que la grandeur nature, étaient assez faciles à dissimuler et à sauver. Souvent aussi, les iconoclastes protestants se sont contentés de s’attaquer à l’Enfant en tant qu’image de Dieu, ce qui explique probablement le nombre de ceux qui sont décapités ou dont la tête est moderne.

En étudiant les Vierges à l’Enfant du XIVe siècle, on couvre l’essentiel de l’histoire de la sculpture dans la période à partir d’une série d’œuvres comparables. Le seul autre genre quantitativement important est le tombeau. Il est bien mieux documenté, de sorte qu’il sert souvent de référence, mais les pertes sont considérables. Dans de trop nombreux cas, nous n’en conservons que des relevés approximatifs antérieurs à la Révolution, inutiles pour l’étude stylistique.



Autour de la Vierge de Mainneville : les prototypes parisiens

Wirth V1. Vierge à l'Enfant, église de Mainneville (S.W.)

1. Vierge à l’Enfant, église de Mainneville (S.W.)

De 1305 à 1310, le puissant conseiller de Philippe le Bel, Enguerrand de Marigny, se fait ériger un château à Mainneville, dans le Vexin normand, avec une chapelle dédiée à saint Louis. En 1311, il fonde non loin de là, à Écouis, une collégiale consacrée en 1313. Les deux entreprises ont fait l’objet d’une ancienne mais excellente étude par Louis Régnier[3]. A Mainneville, l’église paroissiale contient deux œuvres provenant de la chapelle détruite, une statue de saint Louis et une Vierge à l’Enfant, qu’il attribue à la commande d’Enguerrand (ill.1 et 2). Plus de quatorze statues contemporaines de la construction, dont une Vierge à l’Enfant, décoraient la collégiale d’Écouis et neuf s’y trouvent toujours (ill. 3).


Wirth V2. Saint Louis, église de Mainneville (Thierry Leroy Inventaire)2. Saint Louis, église de Mainneville (Thierry Leroy/Inventaire) Wirth V3 Vierge à l'Enfant, église d'Écouis (S.W.)3. Vierge à l’Enfant, église d’Écouis (S.W.)

La datation de la Vierge de Mainneville a été contestée une première fois par Louise Lefrançois-Pillion en 1935[4]. Elle jugea la date précoce incroyable et proposa 1325-1330, par analogie avec la Vierge en vermeil de Jeanne d’Évreux (Musée du Louvre). Elle a été suivie par Francis Salet, puis par Françoise Baron, l’un et l’autre sans la moindre argumentation[5].

Lorsqu’on place cette Vierge à cette date tardive, on doit admettre, tout en reconnaissant sa haute qualité, qu’elle n’innove en rien et on n’en parle plus guère. Quant à la Vierge d’Écouis, personne ne semble avoir mis en doute sa datation précoce, mais il est significatif qu’on n’en parle pas davantage: Françoise Baron semble l’avoir évitée dans ses publications sur la collégiale et sa statuaire[6].


Wirth V4 Vierge de Mainneville (détail, S.W.)4. Vierge de Mainneville (détail, S.W.) Wirth V5 Saint Louis de Mainneville (détail, sw)5. Saint Louis de Mainneville (détail, S.W.)

 

La datation haute de la Vierge de Mainneville avait pourtant été solidement argumentée par Régnier. Elle repose sur la parenté avec la statue de saint Louis, indubitablement liée à la dédicace de la chapelle et datant selon toute vraisemblance de la fondation. Régnier constate d’abord que les deux œuvres sont de mêmes dimensions: le saint Louis est haut de 153 cm, la Vierge de 151. Il note ensuite la manière identique de rendre les détails, comme les pierreries de la couronne, le modelé de la bouche, des yeux et du cou[7]. Selon lui, il s’agit du même sculpteur. On ajoutera à sa démonstration que la conduite du drapé est semblable, ce que dissimule la différence entre d’une part le fort plissement du voile, du manteau et de la robe de la Vierge, d’autre part la simplicité du costume royal. Mais dans les deux cas, de petits plis courbes partent de l’épaule droite et de gros plis saillants relient les avant-bras, surmontant des plis brisés de profondeur décroissante. La différence des physionomies n’est pas un argument pour désolidariser les deux œuvres (ill. 4 et 5). Il y a des rides discrètes sur le visage du roi, mais il ne saurait être question d’en donner à la Vierge. En outre, les deux bouches sont pratiquement identiques et on repère la même superposition de mèches à l’avant de l’oreille. Principale différence, la paupière inférieure de la Vierge remonte davantage sur l’œil, ce qui appartenait au canon de la beauté féminine.

Les restes de la polychromie semblent entièrement d’origine[8]. La robe de la Vierge, la robe et le manteau de saint Louis sont bleus. L’or devait tenir une place importante. En effet les couronnes sont revêtues d’un ocre jaune qui ne pouvait être qu’une préparation pour l’or et ce même ocre jaune recouvre le manteau de la Vierge, les bordures et le semis de lys du manteau et de la robe du roi. Les revers des manteaux sont rouge dans les deux cas, tandis que le grand voile blanc de la Vierge s’orne de petits motifs bleus. Les deux statues forment donc un tout. Se trouvaient-elles côte-à-côte sur l’autel dans une sorte de tabernacle? Ce n’est pas impossible, mais la dualité n’est pas prisée au Moyen Age et on voit mal quelle image aurait pu figurer entre celle du roi et celle de la Vierge pour former un groupe de trois. Or la chapelle, dédiée à saint Louis, mesurait 30 pieds sur 22 d’après un document de 1770[9]. Ces dimensions sont suffisantes pour imaginer comme jubé une mince barrière séparant les autels de la nef et du chœur, comme à la Sainte-Chapelle. L’autel majeur était normalement celui du chœur et exhibait l’image du dédicataire, tandis que la Vierge pouvait occuper celui de la nef.

Refuser la datation bien argumentée de Régnier, c’est à la fois faire fi des indices donnés par les œuvres elles-mêmes et considérer qu’il n’en existe pas d’exceptionnelles. Ce refus n’est d’ailleurs pas général. Robert Suckale avait maintenu la datation haute dans sa thèse sur les madones d’Île-de-France, Michael Viktor Schwarz dans la sienne sur la sculpture courtoise, puis Brigitte Béranger-Menand dans son ouvrage sur les madones normandes[10]. Il faut dire qu’Enguerrand de Marigny était aussi un commanditaire exceptionnel: l’importante statuaire de la Grande Salle, au Palais de la Cité, avait été placée sous sa direction[11]; il a probablement engagé les mêmes sculpteurs pour Mainneville, Écouis et également Le Plessis à Touffreville, une autre de ses résidences normandes. Conseiller le plus puissant de Philippe le Bel, il fut accusé à sa mort de tous les maux du royaume, condamné et pendu en 1315. Dans la longue liste de griefs exposés par le procureur Jean d’Asnières figure l’extraction de quatre mille pierres et de cinquante-deux statues des carrières royales de Vernon pour sa collégiale d’Écouis[12]. Cela semble un peu excessif, mais la statuaire d’Écouis et de Mainneville est effectivement en pierre de Vernon, tandis que le nombre inhabituel des statues préservées à Écouis laisse imaginer le cycle des rois de France qui ornait la grande salle du Palais, d’autant plus que les deux ensembles comprenaient une statue d’Enguerrand.

Pour juger de l’intérêt de la Vierge de Mainneville, il faut d’abord la comparer à ce que nous connaissons de la production vers 1300. Plusieurs œuvres s’en rapprochent, en particulier la Vierge supposée provenir du prieuré de Poissy (Anvers, Musée Mayer van den Bergh) et la Vierge-reliquaire en noyer de la collection Timbal au Musée de Cluny, enregistrée sous la référence Cl. 10839, (ill. 6 et 7).

La Vierge conservée à Anvers a été acquise par Fritz Mayer en 1897, avec toute la collection du mouleur parisien Carlo Micheli[13]. Elle est en buis, ce qui a entraîné des doutes sur son authenticité, car nous possédons assez peu d’œuvres médiévales et beaucoup de falsifications dans ce matériau. Avant de la prendre en considération, il importe de clarifier la situation.

Francis Salet en avait fait péremptoirement un faux, en s’appuyant uniquement sur la supposition orale d’un conservateur du Rijksmuseum d’Amsterdam, Jaap Leeuwenberg, mentionnée dans le catalogue du Musée Mayer van den Bergh dont il faisait le compte rendu[14]. Puis c’est au tour de Françoise Baron qui fait état d’un article de Peter Bloch[15]. Cet article est en fait la seule charge argumentée contre l’authenticité de l’œuvre[16]. Il prend à témoin une lettre adressée en 1906 à la mère de Fritz Mayer, décédé prématurément, par l’orfèvre et collectionneur Jan Brom qui possédait un moulage de l’œuvre et attribuait cette dernière au sculpteur néo-gothique Nikolaus Elscheidt qu’il avait fréquenté personnellement. Brom dit connaître de lui des pièces « d’autres modèles, mais toutes dans le même style et travaillées de la même façon excellente ». Par ailleurs, il lui prêtait des procédés de faussaire. On est donc très étonné que Bloch dénie à Elscheidt la volonté de tromper et refuse de le considérer comme un faussaire. En outre, les œuvres qu’il lui attribue sont stylistiquement disparates[17]. Par ailleurs, Elscheidt travaillant à Cologne, il prétend la Vierge modelée sur des modèles colonais, alors que son style est clairement parisien, qu’elle soit authentique ou non, et a été acquise à Paris. En outre elle porte au dos une étiquette qui indique comme provenance le prieuré de Poissy. Cette étiquette date au plus tard de l’époque de Micheli, car Molinier faisait état de cette provenance en 1896[18].


Wirth V6. Vierge à l'Enfant, Anvers, Musée Mayer van den Bergh (musée)6. Vierge à l’Enfant, Anvers, Musée Mayer van den Bergh (musée) Wirth V7. Vierge à l'Enfant Cl. 10839, Paris, Musée de Cluny (musée)7. Vierge à l’Enfant Cl. 10839, Paris, Musée de Cluny (musée)

Robert Didier avait réhabilité l’œuvre, tout en montrant qu’une autre vierge, celle de Herresbach en Belgique, était moderne et avait été copiée sur elle par l’intermédiaire d’un moulage, sans doute réalisé par Micheli et conservé aux Musées Royaux de Bruxelles[19]. En la situant vers 1300, il la présentait comme un prototype dont l’influence s’est manifestée dans toute l’Europe jusqu’à la fin du siècle, à moins qu’elle soit elle-même le reflet d’un prototype disparu. Il a été suivi par Robert Suckale qui a encore élargi la liste des œuvres qui en dépendent si elle est authentique. Il la considérait comme telle, mais souhaitait qu’une étude technique résolve définitivement le problème. Ses vœux ont été exhaussés lors de l’exposition pragoise consacrée à l’empereur Charles IV[20]. La Vierge a été soumise au test du carbone 14 qui a donné la fourchette approximative 1256-1316 pour la formation de l’arbre.

Bien sûr, la datation du matériau n’est pas celle de l’œuvre, mais trois conditions seraient nécessaires pour qu’elle ne soit pas authentique. Il faudrait d’abord que le faussaire ait acquis une sculpture d’époque (le buis n’étant pas un matériau de construction) et l’ait sacrifiée à son projet. Ensuite, il faudrait qu’il ait pressenti qu’il serait un jour possible de dater les bois anciens et voulu tromper la postérité au lieu de se contenter d’un bénéfice immédiat. Enfin, il aurait eu une connaissance suffisamment précise du style parisien vers 1300 pour imaginer l’œuvre qui aurait pu servir de modèle à tant d’autres. Compte tenu des connaissances de l’époque, il aurait été de loin le meilleur historien de l’art médiéval. Comme ces conditions auraient été très difficiles à satisfaire, nous pouvons considérer cette Vierge comme authentique.

Cela admis, il devient plus que probable qu’elle soit liée aux travaux royaux pour le prieuré de Poissy, entre 1297 et 1304, et nous l’appellerons désormais la Vierge de Poissy. La comparaison avec la Vierge de Mainneville fait immédiatement ressortir un point commun. L’une et l’autre possède un grand voile qui retombe sur les avant-bras et, dans les deux œuvres, l’Enfant nu est langé par le voile. Sur la Vierge de Poissy, il tient de la main droite un livre posé sur la poitrine de la Vierge, la gauche étant libre ; à Mainneville, il caresse la joue de sa mère de la droite et tient une pomme de la gauche. La position des pieds de la Vierge est semblable, mais elle est habituelle. Le déhanchement engendré par le port de l’Enfant est d’une amplitude comparable.

Les différences méritent aussi d’être notées. Le visage de la Vierge de Mainneville est impassible comme celui d’une déesse gréco-romaine. Elle regarde devant elle sans que le regard soit clairement fixé sur l’Enfant et il est probable qu’il en serait de même si la polychromie de l’iris était conservée. En fait, l’ambiguïté est produite grâce au déplacement de l’Enfant vers l’avant, de telle sorte que la Vierge semble plus ou moins le regarder et plus ou moins offrir son visage au spectateur. Du coup, le visage de l’Enfant apparaît en profil dérobé si le groupe est vu de face. L’emplacement de l’Enfant est semblable sur la Vierge de Poissy, mais son visage est pleinement de profil et celui de la Vierge, soucieux, se referme sur lui.

Par ailleurs, le manteau de la Vierge de Poissy est posé ouvert sur les épaules, ce qu’on ne voit pas, mais qui se déduit des deux pans latéraux qui émergent sous le voile. Cette formule se retrouvera plus d’une fois par la suite, en particulier sur la Vierge de Gosnay, due à Jean Pépin de Huy et datant de 1329 (Arras, Musée des Beaux-Arts)[21]. Le manteau de la Vierge de Mainneville repose sur les avant-bras et se termine au niveau des genoux, donnant l’impression d’un tablier. Or cette disposition riche d’avenir, n’a pas de tradition dans l’art du XIIIe siècle. Elle a par contre des précédents dans le costume féminin de l’Antiquité gréco-romaine.

Robert Didier et Robert Suckale ont montré l’influence internationale de la Vierge de Poissy, mais il y a plus troublant. Deux œuvres anciennes en sont de véritables copies. L’une à la Walters Art Gallery de Baltimore (27.271) est supposée provenir de Meulan dans les Yvelines, l’autre vient de l’église de Montmerrei (Orne) et se trouve actuellement au Musée Départemental d’art religieux à Sées (ill. 8 et 9). On note à Baltimore un élargissement de la silhouette et une petite modification: l’Enfant tient le livre de la main gauche et la droite repose sur le voile. En revanche, la Vierge de Montmerrei est une réplique exacte de celle de Poissy, également en buis, presque aussi habile et à peine plus haute (51 cm contre 49,2), où le livre est bien dans la main droite (nous verrons plus loin l’intérêt de ce détail). Contrairement à son modèle, elle est recouverte d’une épaisse polychromie moderne qui ne l’avantage pas et a subi plusieurs mutilations dont la tête et le bras gauche de l’Enfant. L’observation directe laisse apparaître des traces d’une dorure apparemment ancienne, en particulier dans les cheveux, mais une analyse par un spécialiste serait bienvenue, ainsi qu’un éventuel décapage de la polychromie moderne[22]. Cette copie exacte qui n’avait jamais été repérée semble un cas unique, mais aucun indice n’engage à y voir un faux, pas plus que dans son modèle dont elle confirme le prestige.


Wirth V8. Vierge de Meulan, Baltimore, Walters Art Gallery (musée)8. Vierge de Meulan, Baltimore, Walters Art Gallery (musée) Wirth V9. Vierge de Montmerrei, Sées, Musée d'art religieux (S.W.)9. Vierge de Montmerrei, Sées, Musée d’art religieux (S.W.)

La Vierge en noyer du Musée de Cluny est censée provenir de l’Île-de-France ou de ses environs immédiats[23]. Le visage très ovale, les yeux un peu bridés et le très léger sourire laissent encore supposer le XIIIe siècle, de sorte que Robert Didier propose une date entre 1280 et 1310. La Mère regarde l’Enfant qui bénit vers la droite. Il est probable que son geste s’adresse à des Rois mages ou plutôt à un donateur, comme ce sera le cas de la Vierge commandée à Évrard d’Orléans en 1341 par l’évêque Guy Baudet pour la cathédrale de Langres. À nouveau, un grand voile couvre tout le haut du corps de la Mère et lange l’Enfant nu. Sans être identiques, les plis suivent approximativement le même tracé qu’à Mainneville. En revanche, le manteau est ouvert et tombe en deux pans latéraux comme sur la Vierge de Poissy. Vues de dos, la Vierge en noyer et celle de Mainneville suivent le même dessin général, plus sommaire sur la première (ill. 10 et 11).


Wirth V10. Vierge Cl. 10839, Paris, Musée de Cluny (musée)10. Vierge Cl. 10839, Paris, Musée de Cluny (musée) Wirth V11. Vierge de Mainneville (archives départementales de l'Eure)11. Vierge de Mainneville (archives départementales de l’Eure)

On constate donc que la Vierge de Mainneville n’est pas trop isolée au début du XIVe siècle et qu’il n’y a aucune raison de la rajeunir d’un quart de siècle. En revanche, la disposition du manteau qui évoque un tablier ne se retrouve dans aucune des œuvres médiévales qui sont ou pourraient être aussi ancienne. Cette nouveauté peut sembler insignifiante, mais son succès, comme celui du tracé des plis sur le « tablier », fait de cette Vierge l’un des principaux prototypes de la sculpture du XIVe siècle. On ne peut exclure formellement qu’il ne s’agisse pas du reflet d’un prototype disparu. Mais ce qui reste des commandes d’Enguerrand de Marigny milite pour une œuvre originale: on serait bien en peine de trouver l’œuvre qui aurait servi de modèle au saint Louis de Mainneville ou à une statue d’Écouis. En fait, on a l’impression que le « tablier » est un emprunt direct à l’Antiquité, où le manteau des dames, la palla, tombe ainsi, et nous n’avons trouvé aucun exemple de son adaptation byzantine – le maphorion – qui aurait pu servir d’intermédiaire.



Une abondante postérité

Le point le plus étonnant est l’insignifiance de la vue de côté dans des œuvres de cette qualité: elles sont en quelque sorte aplaties aux dépens de leur tridimensionnalité. Cela restera une règle dans la sculpture parisienne et d’influence parisienne. On peut donc supposer que ces Vierges étaient normalement placées dans des tabernacles rendant impossible le point de vue latéral, tout comme le dos peu élaboré et même souvent à peine esquissé. Il n’en reste pas moins que les Vierges adossées aux trumeaux de portails, comme celle d’Écouis, étaient visibles latéralement sans que la profondeur soit exploitée. D’une manière ou d’une autre, l’avantage de l’aplatissement est évident, surtout pour les Vierges en pierre, très majoritaires, car il réduit la quantité du matériau et donc son coût, mais aussi son poids, facilitant le transport de la pierre vers l’atelier et de l’œuvre vers sa destination. Mais ce n’est sans doute pas la vraie raison, car la même chose se produit sur les pièces de dimension modeste où l’économie n’aurait pas été substantielle. En fait, la tâche principale des sculpteurs était certainement les tombeaux, au point qu’on les qualifiait volontiers de « tombiers ». Or la faiblesse des profils tient à l’aplatissement du dos, lequel va de soi dans le cas des tombes. Il semble donc qu’ils reportent sur les statues proprement dites les manières de faire qui leur sont habituelles pour les gisants. Cela les distingue fortement des sculpteurs du siècle précédent, habitués à placer dans les portails des statues fortement tridimensionnelles.


Wirth V12. Vierge du portail nord du transept, Paris, Notre-Dame (J.W.)12. Vierge du portail nord du transept, Paris, Notre-Dame (J.W.) Wirth V13. Vierge du portail Saint-Honoré, Amiens, cathédrale (Thomon)13. Vierge du portail Saint-Honoré, Amiens, cathédrale (Thomon)

Un second point commun des Vierges de Mainneville, de Poissy et de la collection Timbal est le chevauchement des plis, ceux du manteau épousant ceux de la robe, ceux du voile ceux du manteau, au moins là où le voile n’est pas transversal. Le procédé existait déjà, mais il devient une règle et joue un rôle majeur dans l’organisation du drapé. En outre, l’un de ces plis domine les autres. Il part du côté gauche au niveau de la taille et descend obliquement pour finir écrasé par le pied droit. Ce pli apparaît déjà au milieu du XIIIe siècle à Notre-Dame de Paris, sur la Vierge du trumeau au portail nord du transept (ill. 12). Il donne aux œuvres un beau mouvement, mais il est contestable du point de vue des lois de la pesanteur. S’il n’affectait que le manteau, comme sur la Vierge dorée de la cathédrale d’Amiens (ill. 13), il découlerait normalement de sa retenue par l’avant-bras gauche. Mais à Paris, le pli du manteau se moulant sur celui de la robe, c’est ce dernier qui donne le mouvement oblique alors qu’il n’est retenu que par la ceinture et devrait tomber plus ou moins verticalement, comme il le fait à Amiens.

L’emboîtement des plis du manteau et de la robe oblige soit celui du manteau à tomber verticalement, soit celui de la robe à prendre une trajectoire oblique. Qu’il s’agisse d’une inconséquence du point de vue mimétique ressort aussi de la comparaison avec les Vierges à manteau ouvert sur lesquelles la chute de la robe est le plus souvent normale. Mais dans la grande majorité des cas, le manteau se ferme sur la robe et, dans ce cas, le pli oblique de la robe reste préférable au pli vertical du manteau, car on peut toujours ressentir l’oblicité du pli de la robe comme la conséquence d’un hanchement vigoureux. En outre, ce pli fait transition entre ceux qui tombent sous l’avant-bras gauche et la succession de plis courbes ou cassés sur le ventre.


Wirth V3 Vierge à l'Enfant, église d'Écouis (S.W.)

14. Vierge à l’Enfant de l’église d’Écouis (S.W.)

La Vierge d’Écouis est l’une des toutes premières dans la postérité de celle de Mainneville et d’une qualité comparable (ill. 14). Enguerrand de Marigny semble avoir voulu éviter les redites: elle est encore coiffée du voile court comme au siècle précédent; le manteau est tenu par un fermail, enveloppe le bas du corps de l’Enfant, pourtant vêtu d’une robe, et le triangle de plis qui se forme sur le ventre, déplacé vers la hanche droite par la verticalité des plis, est réduit et simplifié. Seul le traitement du manteau en tablier donne aux deux œuvres une allure comparable.

Si la Vierge de Mainneville illustre parfaitement la solution du pli oblique, celle d’Écouis en prend le contrepied : les gros plis verticaux de la robe dictent leur loi au manteau qui pend mollement sur le ventre comme sur le buste. La Vierge en perd tout dynamisme et semble moins déhanchée, alors qu’elle l’est à peu près autant. Il ne s’agit pourtant pas d’une erreur, car cela convient parfaitement à l’impression de tristesse, voire de lassitude, qui se dégage du visage, plongé dans le pressentiment de la Passion. Des deux solutions alternatives, c’est celle de Mainneville qui semble majoritaire, mais nous verrons que celle d’Écouis a également été souvent suivie.


Wirth V15. Vierge de Jeanne d'Évreux, Paris, Louvre (Shonagon)15. Vierge de Jeanne d’Évreux, Paris, Louvre (Shonagon) Wirth V16. Vierge de l'église de Lisors (médiathèque de patrimoine)16. Vierge de l’église de Lisors (médiathèque de patrimoine)

La postérité de la Vierge de Mainneville dépasse largement sa dette envers l’art de son temps. L’exemple le plus étonnant en est la Vierge en vermeil promise par Jeanne d’Évreux à l’abbaye de Saint-Denis en 1339, puis offerte en 1343 et aujourd’hui au Musée du Louvre (ill. 15)[24]. On considère qu’elle a été réalisée entre l’accession de Jeanne à la royauté en 1324 et la promesse de 1339. Il s’agit d’une copie de la Vierge de Mainneville en modèle réduit, son visage fixant davantage l’Enfant. Cela vaut aussi de dos où la seule différence notable est la présence de trois gros plis du manteau sur les jambes au lieu de cinq moins profonds. La Vierge exhumée en 1936 en l’église de Lisors, toujours dans le Vexin normand, suit le même modèle en refermant également le regard de la Vierge sur l’Enfant (ill. 16)[25]. Le sculpteur a accentué le déhanchement et décoré les bords de la robe et du manteau avec des incrustations, lui donnant une allure plus maniérée, au goût du jour une génération après Mainneville. La qualité de l’œuvre dépassant sensiblement la production locale, dont une autre imitation de la Vierge de Mainneville au trumeau du portail occidental de Saint-Gervais et Saint-Protais à Gisors donne une bonne idée, il s’agit sans doute à nouveau d’une œuvre parisienne, comme l’a pensé Brigitte Béranger-Menand[26].

L’imitation de la Vierge de Mainneville est aussi évidente sur un nombre important d’œuvres dont Françoise Baron a fait le groupe de Rampillon (ill. 17)[27]. Elles se caractérisent par un voile nettement plus court qu’à Mainneville, ce qui permet à l’Enfant d’en saisir l’extrémité. Le groupe a été formé à propos des Vierges de Seine-et-Marne, mais on constate aisément qu’ils comprend nombre d’œuvres situées en Île-de-France, en Normandie, en Picardie ou en Bourgogne, en somme dans toutes les directions à partir de Paris, ce qui permet de lui supposer une origine parisienne.


Wirth V17. Vierge de l'église de Rampillon (Poschadel)

17. Vierge de l’église de Rampillon (Poschadel)

A Rampillon, l’Enfant possède une robe, le voile de la Vierge étant trop court pour le protéger. Le déhanchement est plus prononcé qu’à Mainneville, tandis que la bordure du manteau et l’encolure de la robe sont incrustées de verroteries. Comme l’encolure large qui semble se mettre en place vers 1320 au vu des enluminures, ces caractères supposent une date plus récente. En revanche, le drapé de la robe et du manteau suit scrupuleusement le modèle, comme dans les pièces de qualité du reste du groupe. Mais des œuvres qui n’entrent pas dans le groupe ont aussi une dette envers la même Vierge. Il serait fastidieux de vouloir les énumérer et on se contentera de citer quelques-unes des plus intéressantes: celles de Fontenay, de Juaye-Mondaye, de Meung-sur-Loire et de Saint-Quentin-les-Anges. Nous évoquerons plus loin le cas de la Vierge des malades à Tournai et de celles qui en dépendent.

La Vierge entrée au Musée du Louvre comme provenant de Maisoncelles, a été reconnue comme celle de Blanchelande grâce à sa parenté avec les œuvres normandes qu’elle a inspirées (ill. 19)[28]. Il s’agit en fait d’une synthèse entre celles de Mainneville et d’Écouis. Elle emprunte à la première la caresse du visage par l’Enfant, la torsion prononcée du corps, à la seconde le voile court, la chute du manteau sur la poitrine, tout en remplaçant le fermail par un cordon, enfin la robe de l’Enfant. Mais une œuvre plus tardive dépend davantage encore de la Vierge d’Écouis, celle de Magny-en-Vexin qui a été donnée par Jeanne d’Évreux à l’abbaye de Saint-Denis comme la Vierge en vermeil, en 1340 soit presque au même moment (ill. 25)[29]. Cette fois, le style s’est renouvelé, mais la stature, le voile court, la retombée du manteau tenu par un fermail indiquent clairement la source. A travers cette œuvre, la Vierge d’Écouis en inspire indirectement tout une série que William Forsyth a rassemblée dans le groupe un peu hétérogène qu’il a baptisé Rhône-Meuse, sans remarquer sa source ultime[30]. Que Jeanne d’Évreux ait commandé successivement et offert à Saint-Denis deux œuvres inspirées par les commandes d’Enguerrand de Marigny laisse de prime abord perplexe, car on ne lui connaît pas de connexions particulières avec le Vexin. En fait, les Vierges de Poissy, de Mainneville et d’Écouis, sont devenues de véritables références. Pendant plusieurs décennies, la tâche des sculpteurs semble avoir été de les gloser, de les interpréter librement plutôt que d’inventer de nouvelles solutions. Jeanne d’Évreux peut avoir joué un rôle dans cette évolution, mais il s’agit d’un phénomène général.

Il reste à savoir par quels procédés se faisaient la copie et l’imitation, parfois à grande distance du modèle, comme l’atteste le succès des formules françaises dans l’empire germanique. Robert Didier pense à de petites œuvres tridimensionnelles, car les imitations prennent aussi les dos en considération[31]. Il suggère la médiation des ivoires, souvent exportés, pour la diffusion des formules parisiennes de la seconde moitié du XIIIe siècle à Liège. Cette médiation à certainement continué à jouer un rôle ensuite, mais il faut en relever les limites. Tout d’abord, les Vierges en ivoire debout semblent se raréfier dans la ronde-bosse au profit du relief des diptyques[32]. Ensuite, la forme de la défense d’éléphant détermine la torsion du corps et limite l’amplitude des gestes. Si on compare à la Vierge de Poissy les ivoires du même type, le bras droit se replie excessivement sur le corps au détriment de l’équilibre (ill. 18). Enfin, l’imitation des pièces du début du siècle se poursuit pendant des décennies et les ateliers ont dû avoir longtemps les modèles à disposition, alors que les ivoires étaient destinés à la vente.


Wirth V18. Vierge en ivoire, collection privée (Suckale 2002, p. 157)

18. Vierge en ivoire, collection privée (Suckale 2002, p. 157)

On pense alors à de petits modèles dans des matériaux moins onéreux que les ateliers conserveraient. Il y a des exemples, mais plus tardifs, ainsi vers 1500 dans l’atelier de Tilman Riemenschneider[33]. En outre, la Vierge de Poissy est de petites dimensions (49.2 cm) et pourrait avoir joué ce rôle, mais son état de conservation suggère qu’elle a été soigneusement traitée, plutôt que de traîner dans des ateliers. En tout cas, elle a dû rester à Poissy, alors qu’elle a été imitée un peu partout. Des modèles tridimensionnels auraient-ils d’ailleurs été nécessaires? En fait, les types de dos semblent se limiter à deux. L’un, hérité du siècle précédent, fait partir les plis entre les épaules; ils s’orientent symétriquement à droite et à gauche pour se briser et se relever en direction des avant-bras. L’autre, qui apparaît à partir de la Vierge du Musée de Cluny (ill. 10), présente un grand voile sur le haut du corps, plissé symétriquement. En-dessous, les plis du manteau rejoignent les avant-bras, contournent les fesses par le bas, puis se succèdent plus ou moins brisés jusqu’aux pieds[34]. Or le choix de l’un ou l’autre de ces deux types dépend de l’ensemble du drapé et ils sont l’un et l’autre assez faciles à mémoriser. Il n’est donc pas sûr qu’un modèle tridimensionnel ait pu servir à grand-chose.

Il reste finalement le dessin, en tout cas pour la vue de face, le dos et le profil pouvant se déduire de celle-ci. Bien qu’antérieurs d’un siècle, les dessins de Villard de Honnecourt donnent une idée de ce que cela devait être. Mais, dans un cas comme dans l’autre, il faut se demander s’il s’agissait de dessins d’invention ou d’imitation[35]. La réponse est assez aisée pour nos Vierges, du fait de l’inlassable répétition des formules du début du siècle. Souvent, deux œuvres qui n’appartiennent visiblement pas au même sculpteur sont iconographiquement identiques et suivent stylistiquement le même dessin. A des niveaux de qualité très variable, les Vierges de Rampillon, de Jambville, de la cathédrale de Sées, la RF 579 du Musée du Louvre, celles de Lévis-Saint-Nom, de Monchy-Humières, d’Ully-Saint-Georges se répètent totalement. Parfois, un détail change: c’est ainsi que le manteau se replie sur la robe, montrant un pan de plus à Cucharmoy ou sur une belle Vierge du Metropolitan Museum (référence 37.159). L’innovation est parfois plus importante. La Vierge de Rampillon, peut-être le prototype du groupe, se déduit de celle de Mainneville une fois la caresse de la joue de la Vierge remplacée par la saisie du voile, ce qui suppose la substitution au voile long d’un voile de taille moyenne, rabattu par l’Enfant sur la poitrine de sa mère. En fait, les dessins devaient être le plus souvent les adaptations de dessins antérieurs avec de légères modifications.

Il semble en effet peu probable que les sculpteurs se soient rendus à Mainneville, à Écouis ou à Rampillon pour copier les originaux. Si cette pratique a vraiment existé, nous n’en avons pas d’indices. On a parfois supposé que Villard de Honnecourt faisait ainsi, mais tout indique qu’il recopiait généralement des dessins dans la fabrique de l’édifice visité, en dehors de simples schémas comme celui d’un carrelage qu’il dit avoir vu en Hongrie (fol. 15v de son Album). Parfois, comme pour les élévations de la cathédrale de Reims, il s’agit d’édifices en construction avec des variantes importantes par rapport à la solution définitive. De même que Villard proposait son Album comme manuel, les sculpteurs du siècle suivant pouvaient donner accès à leurs dessins et non pas les garder secrets pour se protéger de la concurrence. Il est aussi possible que le commanditaire demande à un sculpteur le « pourtrait », c’est-à-dire le projet dessiné, et confie la réalisation à un autre. La pratique est attestée pour des œuvres plus complexes, comme un portail ou une châsse, mais nous connaissons trop peu de commandes de statues pour exclure cette possibilité.

Sur quel support pouvaient avoir été réalisés les dessins ? On a objecté le prix du parchemin à son utilisation, mais l’exemple de l’Album de Villard et plus généralement celui des manuels techniques réfutent l’objection. Il pouvait aussi s’agir de tablettes de cire « à pourtraire »[36]. On en trouve effectivement dans l’inventaire de la succession du sculpteur Jean de Liège[37]. La conservation de modèles pendant des décennies pourrait en faire douter, mais nous conservons toujours des comptes rédigés sur ce support. Ces tablettes n’étaient donc pas réservées aux notations éphémères.

Certains détails des œuvres militent aussi pour l’utilisation du dessin. Sur plusieurs d’entre elles, les deux pans du manteau ouvert sont reliés par un cordon qui pend en demi-cercle, ainsi sur la Vierge de Blanchelande (ill. 19 et 32). Mais sur certaines autres, comme la Vierge de la Victoire au Musée de Senlis ou la Vierge CL. 3270 du Musée de Cluny (ill. 20), le cordon semble remplacé par un pli de la robe au tracé semblable, comme si un dessin avait été mal interprété. Comme on l’a remarqué plus haut, la position oblique de l’Enfant permet à Mainneville un compromis entre le regard de la Vierge vers l’Enfant et vers le fidèle. Cette ingénieuse disposition ne semble pas avoir été imitée. Or le dessin médiéval la rabat généralement dans le plan, ce qui évite le profil dérobé, encore rare. Un sculpteur n’ayant pas étudié l’original sculpté et ne disposant que d’un dessin de face perd donc l’indication.

Le cas de la Vierge de Baltimore est semblable (ill. 8). Lorsqu’on regarde une photographie de la Vierge de Poissy vue de face, il est difficile de déterminer quelle main de l’Enfant tient le livre et il est facile de croire que la main droite repose sur le voile, ce qui est le cas à Baltimore et serait finalement plus logique. Sur un dessin, l’illusion serait la même. En revanche, la Vierge de Montmerrei, exacte jusque dans les proportions, reste fidèle au modèle sur ces gestes aussi. Elle reproduit de minuscules détails qui ne seraient pas visibles sur un dessin de face, ainsi une petite saillie du voile dépassant de l’avant-bras gauche qui le retient. Elle a certainement été copiée directement sur l’original et semble bien être l’exception qui confirme la règle.


Wirth V19. Vierge de Blanchelande, Paris, Louvre (musée)19. Vierge de Blanchelande, Paris, Louvre (musée) Wirth V20. Vierge, Paris, Musée de Cluny cl. 3270 (musée)20. Vierge, Paris, Musée de Cluny cl. 3270 (musée)

Il va de soi que la transposition des modèles par le dessin, telle que nous la supposons ici, est une hypothèse sujette à révisions. Quoi qu’il en soit, le cas des Vierges de Mainneville et de Poissy, plus encore que celui d’une petite poignée d’autres, est significatif d’un tournant. Il s’agit à la fois d’œuvres profondément novatrices, puis glosées sans cesse. On en a un équivalent dans la pensée scolastique: deux figures émergent autour de 1300, Guillaume d’Ockham et Jean Duns Scot ; on ne compte plus ensuite les ockhamistes et les scotistes. Or l’époque de Philippe le Bel est un moment de grands bouleversements, suivis de difficultés croissantes qui culminent dans la Guerre de Cent Ans.

Philippe le Bel s’était pratiquement érigé en chef de l’Église de France et avait fait succéder à Boniface VIII un pape complaisant siégeant en Avignon. Qu’il s’agisse du procès des templiers ou du procès posthume de Boniface, il n’avait pas hésité à faire accuser ces hommes d’Église d’hérésie, de sodomie et de culte du démon. Cette posture exigeait en contrepartie de se présenter en modèle de vertu chrétienne et on la retrouve chez ses proches, à commencer par Enguerrand de Marigny. Du point de vue artistique, cela supposait de belles donations religieuses, telles que le prieuré de Poissy pour l’un, la collégiale d’Écouis pour l’autre. Cela supposait aussi un art puritain. Si on compare les livres de prière réalisés pour la cour et ceux des villes du nord de la France, comme Arras, on s’aperçoit que les drôleries impertinentes qui les décorent ailleurs auraient été scandaleuses à Paris. Pour ne prendre qu’un exemple, dans le psautier d’Isabelle de France, fille de Philippe le Bel, on trouve en bas de page un cycle de l’Ancien Testament et un bestiaire à la place habituelle des drôleries[38].

Comme l’a bien vu Robert Suckale, cette tendance puritaine et ascétique explique largement le tournant stylistique de la sculpture sous le règne[39]. Les accessoires de mode, comme le cordon agrafé aux deux pans du manteau pour le retenir, se raréfient et encore plus le sourire avenant de la Vierge. Elle porte toujours la couronne, le plus souvent le sceptre ou un équivalent symbolique, et marque une distance royale face au fidèle. Ces traits s’atténueront parfois au cours du siècle, mais sans que les modèles parisiens de son début soient remisés. Il faut attendre les deux dernières décennies pour voir céder ce paradigme, en particulier chez deux puissants apanagistes, les ducs de Berry et de Bourgogne, alors que le roi est trop jeune pour gouverner, puis sombre dans la folie.



Evolution de la sculpture parisienne jusqu’au milieu du XIVe siècle

Peu d’époques ont connu une transformation du vêtement aussi radicale que celle du XIVe siècle. Alors que la différence des sexes était atténuée par la mode du siècle précédent, elle est à nouveau mise en valeur. De larges surcots cachaient les formes corporelles et la barbe était passée de mode; il ne restait guère que la longueur des cheveux et celle de la robe, cachant la cheville, qui distinguait les femmes des hommes. Progressivement, l’encolure s’élargit au lieu de se réduire à une fente fermée par un bouton, soit sur la poitrine, soit dans la nuque, ce qui permit d’enfiler la robe plus facilement, mais aussi de jeter un regard sur la poitrine des femmes. Chez l’homme, la barbe revint affirmer la virilité. Mais la transformation la plus radicale du vêtement est l’apparition de la coupe cintrée. Au lieu que la cotte soit cousue dans une pièce de tissu trapézoïdale et que seule la ceinture marque la taille, la coupe se met à épouser le corps, marquant entre autres la rotondité du sein féminin. L’apparition du pourpoint dégage les jambes de l’homme, revêtues seulement de chausses, et met en évidence la puissance de la cage thoracique.

Mais l’essentiel de ces transformations ne nous concerne pas, car la Vierge Marie les ignore, refusant les séductions profanes. Elle évolue à contresens, remplace souvent le voile court que portent les autres dames par un voile long évoquant la palla antique et ne correspondant à rien dans le costume de l’époque. Elle porte moins souvent des bijoux tels que le fermail ou les médaillons qui permettaient de retenir le manteau par un cordon, cache volontiers sa riche ceinture sous le manteau. La couronne royale peut donc rester son seul bijou visible. Sur un point cependant, elle finit par suivre la mode: son encolure s’élargit assez soudainement autour de 1320 comme celle de l’Enfant lorsqu’il est habillé et celle de tout un chacun. Il s’agit d’un jalon chronologique important qui ne semble avoir été suffisamment exploité. En effet, aucune madone plus ou moins datée, parisienne ou dont le modèle est parisien, n’en témoigne avant cette date. Nous savons pourtant que l’élargissement de l’encolure était pratiqué dès la seconde moitié du XIIIe siècle, mais il pouvait passer pour une séduction vulgaire et il suscitait des critiques[40]. Il finit par s’imposer à Paris aussi vers 1320 et l’encolure fermée devint rare pendant plusieurs décennies. Mais l’encolure de la Vierge ne s’élargit plus et ne se transforma pas en véritable décolleté, alors qu’elle se mit une vingtaine d’années plus tard à dégager les épaules des autres femmes.

Il faut attendre le siècle suivant pour voir à nouveau la Vierge s’intéresser à la mode. Cela dit, une distinction doit être faite entre la séduction du personnage et sa soumission à la mode. Depuis les environs de 1100, les artistes médiévaux mettent leur talent à la rendre toujours plus séduisante et il y a bien une tendance à lui faire suivre la mode. En revanche, cette tendance est en contradiction avec le modèle antique. Au début du XIIIe siècle, elle abandonne momentanément les longues robes à la mode pour se draper d’une sorte de péplum moulant le corps de ses plis serrés afin d’en mettre les formes en valeur, puis au contraire abandonne cette tenue pour porter un lourd manteau aux gros plis cassants. Au XIVe siècle, c’est principalement l’élégance du visage et du déhanchement qui assure la séduction de la Vierge. Sa poitrine est presque inexistante, tandis qu’au siècle suivant, elle ne craint plus les décolletés.

Entretemps, le refus de la mode par la Mère de Dieu a été celui d’une confrontation à une réalité changeante. Cela est particulièrement évident dans la statuaire qui ne donne à voir que le corps et le vêtement. Il s’agit certainement d’une raison majeure pour laquelle la sculpture religieuse française se renouvelle si peu, particulièrement les madones.

Pour voir ce qui change et quand, il faut se contenter des rares œuvres documentées. Pour l’essentiel, il s’agit d’œuvres parisiennes, c’est-à-dire produites à Paris par des sculpteurs de n’importe quelle origine. De fait, Paris est un creuset où les artistes fusionnent dans un même style. Parmi les œuvres que nous allons évoquer, il n’y a guère que la Vierge de la cathédrale de Sens dont le lieu de production soit vraiment incertain. Prenons-les par ordre chronologique.


Wirth V21. Reliquaire de la cathédrale de Séville (Jl FilpoC)

21. Reliquaire de la cathédrale de Séville (Jl FilpoC)

L’identification des donateurs a donné la date du reliquaire de Philippe V et de Jeanne de Bourgogne conservé à la cathédrale de Séville : entre 1316 et 1322 (ill. 21)[41]. Il s’agit d’un petit tabernacle d’or et d’argent doré abritant une Vierge à l’Enfant, sur lequel se refermaient des volets émaillés montrant les donateurs en prière présentés par deux saints. Comme à Mainneville, la Vierge est enveloppée d’un manteau, mais, au lieu de retomber horizontalement en tablier, celui-ci se replie sur lui-même à l’aplomb de l’Enfant, donnant à voir deux pans superposés. Il s’agit d’une complexification du schéma que nous retrouverons pendant longtemps, comme nous l’avons vu. Pour le reste, le drapé ne montre pas de nouveauté significative.

Les comptes de l’Hôpital Saint-Jacques à Paris nous renseignent précisément sur les statues d’apôtres commandées pour la chapelle dont cinq subsistent au Musée de Cluny[42]. Les six premières ont été réalisées par Guillaume de Nourriche entre 1319 et 1324, les six autres par Robert de Launay entre 1326 et 1327. Comme aucune autre œuvre de ces sculpteurs n’est connue et qu’elles sont proches stylistiquement, les tentatives d’attribution à l’un et à l’autre sont très incertaines et nous ne nous y aventurerons pas.

On repère d’abord entre ces pièces un souci de variété : le déhanchement va de fort à inexistant, le manteau tombe depuis les épaules, retenu par l’avant-bras ou le couvrant. Mais la plupart des plis sont faibles et espacés, les plus gros et les plus énergiques occupant ici l’emplacement du ventre, là tout le bas du corps (ill. 22). Enfin, des retombées plus ou moins fournies pendent sous l’avant-bras gauche.


Wirth V22. Statue d'apôtre de l'Hôpital Saint-Jacques à Paris, musée de Cluny (musée)

22. Statue d’apôtre de l’Hôpital Saint-Jacques à Paris, musée de Cluny (musée)

Les mêmes tendances s’observent sur les tombeaux de Philippe le Bel et de Charles IV à Saint-Denis, réalisés de 1327 à 1329[43]. On y retrouve l’opposition entre des plis très plats et les plis très creusés que fait le manteau sur le ventre, tandis que les plis tuyautés retombent cette fois des deux avant-bras. C’est sans doute le contraste un peu forcé entre les zones calmes et agitées, mais aussi la domination des plis courbes sur les plis cassés, qui caractérise le mieux ce moment stylistique.

En 1329, Mahaut d’Artois commande à Jean Pépin de Huy une Vierge en marbre, aujourd’hui conservée au Musée des Beaux-Arts d’Arras, pour la chartreuse de Gosnay dans le Pas-de-Calais (ill. 23)[44]. De dimensions modestes (65 cm), elle est la première madone datée dans ce matériau, souvent utilisé ensuite, bien que le calcaire polychrome soit nettement majoritaire. Les statuettes en ivoire et les travaux d’orfèvrerie avaient conduit depuis longtemps à apprécier l’absence ou la limitation de la polychromie au profit de la beauté du matériau. L’influence de la sculpture italienne en marbre a pu aussi jouer un rôle pour le mettre à la mode, tandis que la monochromie est toujours plus appréciée comme le montre le livre d’heures de Jeanne d’Evreux. Enfin, le marbre s’était imposé des 1275 environ dans la sculpture des tombeaux[45] ; Pépin de Huy était « tombier » et maîtrisait donc ce matériau.


Wirth V23. Jean Pépin de Huy, vierge de Gosnay, Arras, Musée des Beaux-Arts (S.W.)

23. Jean Pépin de Huy, vierge de Gosnay, Arras, Musée des Beaux-Arts (S.W.)

Il s’agit d’un sculpteur mosan installé à Paris que Mahaut d’Artois apprécie particulièrement, puisqu’il travaille avec d’autres pour la tombe de son mari Otton de Bourgogne en 1311 comme pour celles de ses fils Jean et Robert d’Artois en 1314 et en 1320[46]. Contrairement au drapé contrasté des œuvres précédentes, celui de la Vierge de Gosnay est très homogène, dominé par les plis moyens. Ce n’est pas surprenant, car le modèle est la Vierge de Poissy. Comme on le voit, l’imitation des œuvres du temps de Philippe le Bel empêche toute évolution régulière du style. Ce qui change est ailleurs, dans le visage rond et juvénile, avenant et très légèrement souriant de la Vierge, dans la masse de sa chevelure ou la poitrine discrètement suggérée. Le type de visage se retrouve sur le gisant de Robert d’Artois, mort à quinze ans, à Saint-Denis. Il contraste avec la gravité dominant en France et il est significatif que plusieurs Vierges proches de celle de Gosnay, comme celles de Sées, de Coutances et de Pont-aux-Dames possèdent le même visage rond, à cette différence qu’il est inexpressif. L’exception est une autre Vierge de marbre au Louvre (RF 579), également de petites dimensions (55 cm). Elle possède un visage identique jusqu’à la fossette du menton à celui de la Vierge de Gosnay et pourrait bien être aussi de Pépin de Huy. Nous retrouverons chez les sculpteurs mosans ce genre de visages avenants qui est resté une de leur marque de fabrique dans le creuset parisien. Un autre trait exceptionnel, contribuant à la grâce juvénile, caractérise le gisant de Robert d’Artois : son déhanchement comparable à celui de plusieurs apôtres de l’Hôpital Saint-Jacques, mais absolument étranger aux conventions de la sculpture funéraire, est paradoxal pour une figure qu’on ne voit pas de face. Il a toutefois été imité sur le tombeau de Philippe le Bel.


Wirth V24. Vierge de la cathédrale de Sens (médiathèque du patrimoine)

24. Vierge de la cathédrale de Sens (médiathèque du patrimoine)

La Vierge de Sens a été offerte à la cathédrale par le chanoine Manuel de Jaulnes en 1334 (ill. 24)[47]. C’est une Vierge-reliquaire assise, comme on en trouve quelquefois en Bourgogne, mais il peut s’agir d’une spécificité de la commande qui n’implique rien sur le lieu de production. Cela dit, une autre Vierge assise conservée au Musée du Louvre (RF 1486) présente des traits apparentés, en particulier son drapé, certes plus cohérent, mais tout aussi tubulaire, avec ses superpositions de plis mollement moulés les uns sur les autres. On remarque aussi la couronne aux fleurons végétaux semblablement développés. Or cette Vierge provenait selon le vendeur de la région entre Sens et Joigny. On ne peut donc exclure la possibilité d’une production locale.

Le visage grave de la Vierge de Sens n’a rien d’original, contrairement à une abondance de tissu encore jamais atteinte. Outre le voile long, deux manteaux semblent superposés sur ses jambes, parfois trois, formant des volutes tuyautées repliées sur elles-mêmes comme des coquilles d’escargots. Et pourtant, le buste découvert par le voile ne montre aucune trace d’un manteau. Jusqu’à présent, les drapés respectaient la cohérence du vêtement, mais cette fois, le sculpteur ne semble pas s’en être soucié. Il s’est seulement souvenu que la quantité de textile porté montrait la richesse et le rang de la personne. L’originalité s’obtient ici par la surenchère.


Wirth V25. Vierge de Magny-en-Vexin (Poschadel)

25. Vierge de Magny-en-Vexin (Poschadel)

Comme on l’a vu, la Vierge en marbre de Magny-en-Vexin avait été donnée en 1340 par Jeanne d’Évreux à Saint-Denis (ill. 25). Elle est loin de ces excès et les plis tuyautés sont bien moins abondants qu’à Sens. C’est à nouveau du fait du retour à un modèle déjà ancien, la Vierge d’Écouis. Le sculpteur s’est servi d’un dessin de cette Vierge, en faisant davantage de plis et les rendant plus étroits, à l’exception d’un gros sur le ventre qui domine toute la composition. La tendance au contraste qu’on avait repérée sur les Apôtres de l’Hôpital Saint-Jacques se retrouve ici. En même temps, il s’agit de compliquer le dessin d’Écouis en animant tout le manteau au lieu de laisser des plages lisses. Que la Vierge de Magny ait été à son tour très imitée montre combien le renouvellement se faisait attendre.


Wirth V26. Vierge et Guy Baudet, cathédrale de Langres (médiathèque de patrimoine)

26. Vierge et Guy Baudet, cathédrale de Langres (médiathèque de patrimoine)

En 1341, l’évêque de Langres Guy Baudet, chancelier du roi, commande à Évrard d’Orléans une Vierge pour sa cathédrale, ainsi que sa propre statue, à genoux et en prière face à l’Enfant qui le bénit (ill. 26)[48]. La Vierge en noyer de la collection Timbal, au Musée de Cluny, devait déjà faire partie d’un groupe semblable à la fin du XIIIe siècle. Apparaissant comme peintre à Paris dans les rôles de la taille dès 1292, mort en 1357, Évrard est désigné comme peintre du roi dès 1304. Le roi et les grands, comme Mahaut d’Artois, lui confient non seulement des travaux de peinture, mais aussi d’architecture et de sculpture durant une longue carrière. Cette polyvalence n’a pas de quoi surprendre de la part d’un artiste médiéval, mais est-ce bien de cela qu’il s’agit ? En effet, nous savons que certaines de ses commandes sont sous-traitées. En 1313, il est engagé par Mahaut d’Artois pour « faire une tombe », probablement celle de son époux Othon de Bourgogne, mais il confie la sculpture à Jean Pépin de Huy et la peinture à Jean de Rouen. Évrard est certainement un homme de métier, mais il est aussi un entrepreneur au service de la cour, une sorte d’intendant des arts dont le rôle exact dans une commande n’est pas évident. Françoise Baron fait cependant de lui l’auteur de l’autel de Maubuisson, commandé vers 1340 par Jeanne d’Évreux, de la Vierge et de l’évêque Guy Baudet en prières devant elle à la cathédrale de Langres l’année suivante, enfin de saint Mammès au portail de cette cathédrale. La chose est très incertaine et serait difficile à prouver, puisque ce sont les seules œuvres qu’elle puisse lui attribuer. Les similitudes qu’elle dégage lui font penser qu’il s’agit de la même main, mais ne nous disent pas si c’est celle d’Évrard. Nous verrons en fait que le retable et la Vierge ne sont pas de la même main.

Dans cet article, Françoise Baron ne juge plus la Vierge, alors qu’elle émettait en 1981 une juste réserve[49]. En fait, le fort déhanchement est bizarre au point qu’elle semble souffrir d’une scoliose. Cela est dû à la verticalité des jambes qui devraient être obliques pour déporter le bassin vers la gauche et compenser ainsi le déplacement du torse vers la droite. En outre, le visage de la Vierge est lourd et disgracieux. La bouche étant trop proche du nez, le menton devient énorme, tandis que, comme à l’ordinaire, l’Enfant ressemble à sa mère. La tendance à placer la bouche assez haut est générale, mais tout de même pas à ce point. Le drapé a une nouvelle fois perdu sa cohérence. Le manteau retenu par l’avant-bras droit rejoint le gauche en tablier, de sorte qu’on ne comprend pas d’où vient le pan qui tombe sur la jambe droite. Ce qui n’est ni une qualité, ni un défaut, il n’y a plus que des plis courbes, en dehors des plis tuyautés très saillants qui tombent des avant-bras.


Wirth V27. Virgen blanca de Huarte (Cátedra APIN - NOMA Katedra)

27. Virgen blanca de Huarte (Cátedra APIN / NOMA Katedra)

Une inscription sur le socle nous renseigne sur la provenance de la Vierge conservée en l’église de Huarte, près de Pampelune (ill. 27): « En l’an du Seigneur 1349, Martin Duardi, marchand de Pampelune, fit transférer cette image de la ville de Paris dans cette église et la donna en l’honneur de la bienheureuse Vierge Marie. Priez pour lui »[50]. De meilleure qualité, l’œuvre est également en marbre et confirme les tendances précédemment décrites : trois pans de manteau sont superposés et il est impossible de comprendre le drapé. Les plis brisés ont disparu ou profit des courbes et des chutes de tuyaux resserrés.

La date de cette Vierge est aussi celle de la fin d’une époque. Aucune commande n’est connue sous le règne piteux de Jean le Bon et il faut attendre Charles V pour en trouver de nouvelles à Paris. Auparavant, l’évolution stylistique pouvait se résumer à la multiplication des pans de manteau superposés et à un drapé toujours plus chargé de plis courbes, le dessin général reproduisant une poignée de modèles du début du siècle. Il reste à expliquer cet immobilisme, antérieure à la peste et aux désastres de la Guerre de Cent Ans. Il est bien connu que le règne de Philippe le Bel marque le terme d’une longue période d’expansion démographique et de dynamisme. Ce n’est pas propre à la France, car dans le cas de l’Italie, c’est aussi la période d’une transformation décisive, avec l’apparition de la perspective picturale. Mais la génération suivante y est inventive et il serait absurde de traiter Simone Martini ou les Lorenzetti comme de simples suiveurs.

Sous Philippe le Bel, Paris prend une importance inouïe dans le paysage français avec plus de 100000 habitants. Entre 1298 et 1312, un impôt exceptionnel permet d’y dénombrer 235 sculpteurs et peintres[51]. On ne peut que se demander si la stagnation française n’était pas la rançon d’une centralisation précoce, étouffant les initiatives locales, réduisant la concurrence et les échanges entre des villes soumises à Paris. Au XIIIe siècle, la production artistique était dominée par la construction des cathédrales, dont la splendeur était largement fonction de la puissance des évêques et des chapitres. Nous avons pu relativiser considérablement l’importance de la cathédrale parisienne, face à celles de Reims et de Chartres dans les ouvrages que nous avons consacrés aux deux dernières. La raréfaction des chantiers jointe à l’importance politique croissante de Paris, à la nouveauté et à la qualité de la production parisienne fournissant le roi et la cour ont mis la capitale dans une position dominante, attirant les meilleurs artistes, avant d’évoluer en vase clôt et de se répéter. Seuls les sculpteurs mosans, dont nous étudierons plus en détail l’activité chez eux et à Paris, échappent à la stagnation.



Le conservatisme iconographique

L’iconographie n’évolue pratiquement pas. Même autour de 1300, il ne se passe pas grand-chose de neuf en dehors de l’apport italien, en particulier de la nudité de l’Enfant. On la trouve en effet sur la Vierge Timbal du Musée de Cluny, celles de Poissy, de Mainneville et du musée de Salins-les-Bains. Le motif semble apparaître concurremment ou à peine plus tôt dans la peinture italienne, ainsi vers 1283 dans la madone de Cimabue à Castelfiorentino (Museo di Santa Verdiana), puis chez Duccio dans le triptyque conservé à la National Gallery de Londres. Il ne s’agit pas de la nudité totale qui n’apparaît qu’à une date tardive. Si dans les exemples italiens, le voile cachant le bas du corps de l’Enfant-Dieu est bien distinct du maphorion ou du voile de la Vierge, celui-ci est langé dans le grand voile de sa mère à Mainneville et dans son sillage. Le détail est un peu saugrenu, sauf si l’Enfant avait non seulement la science, mais aussi la propreté infuse.

Pour les autres innovations, la priorité revient plus clairement à la peinture italienne. L’oiseau tenu par l’Enfant apparaît déjà chez Guido da Siena sur la maestà de Saint-Dominique de Sienne. Si l’Enfant n’est pas porté sur le bras droit de la Vierge avant le milieu du XIVe siècle en France, il l’est déjà sur une madone de Coppo di Marcovaldo en l’église des Servi à Sienne vers 1268. L’Enfant saisit le voile de la Vierge dans celle de Crevole par Duccio au Museo del Duomo de la même ville, vers 1283-84. La Vierge tient le pied de l’Enfant dans la Madonna del Bordone de Coppo, également aux Servi de Sienne, datée de 1261, mais elle le fait déjà dans une statuette mosane du début du XIIIe siècle au Musée du Louvre (réf. OA 10925).

L’apport iconographique italien avait été clairement perçu par Emile Mâle et situé correctement autour de 1300[52]. Il a su le mettre en relation avec les échanges artistiques connus, l’envoi du peintre Étienne d’Auxerre à Rome par Philippe le Bel en 1298, ainsi que l’arrivée en France d’un peintre romain nommé Bizuti dans les textes, mais qui pourrait être Filippo Rusuti[53]. En revanche, il a sans doute exagéré l’apport d’un texte dévot, les Meditationes vitae Christi du Pseudo-Bonaventure. Selon l’étude récente et rigoureuse de Sarah McNamer, la première version du texte qui peut avoir été écrite par une femme est en italien et pourrait effectivement dater des environs de 1300[54]. Contrairement à l’idée reçue, la comparaison avec les œuvres d’art montre qu’elle s’en inspire plutôt que de les avoir inspirées.

Les motifs que nous venons d’énumérer reviennent inlassablement durant tout le siècle. Louise Lefrançois-Pillion avait déjà mis en garde contre la surinterprétation, jugeant la part du symbolisme très faible, en dehors du symbolisme nuptial, mais elle n’a pas toujours été suivie[55]. On lit en effet trop souvent des commentaires puérils : le voile symboliserait la virginité ; la ceinture symboliserait la virginité ; le manteau replié sur la poitrine symboliserait encore la virginité. C’est oublier qu’une femme mariée porte la voile, qu’une dame en ayant les moyens porte une riche ceinture et que le manteau replié sur la poitrine est un héritage antique. Certes, un prédicateur médiéval est susceptible de trouver du symbolisme dans n’importe quel objet, mais la tâche de l’historien de l’art n’est pas de faire des sermons à sa place. Il peut arriver, par exemple, que l’oiseau fasse allusion à la Passion, ainsi lorsque l’Enfant lui ouvre les ailes en croix ou lorsque l’oiseau est un rouge-gorge, le rouge évoquant une plaie. Mais il faut rappeler que l’enfant ayant attrapé un oiseau existait déjà dans l’Antiquité païenne et qu’on le retrouve dans l’art profane de l’époque moderne, par exemple chez Pigalle. Il s’agit avant tout de montrer l’habilité précoce de l’enfant comme un heureux présage.

Cela dit, le symbolisme nuptial mis en place dans l’art dès le XIe siècle a effectivement survécu. Le couple de la Vierge et de l’Enfant en est imprégné au point de tenir lieu de l’Époux et de l’Épouse dans l’initiale « O » du Cantique des Cantiques, c’est-à-dire dans l’incipit Osculetur…: « Qu’il me baise des baisers de sa bouche ». L’intimité du couple est souvent soulignée, ainsi par les gestes de tendresse de l’Enfant ou lorsque Marie lui touche le pied[56], lorsqu’il lui saisit la ceinture et à plus forte raison lorsqu’il lui met la bague au doigt[57]. Mais dans l’ensemble, il s’agit d’un symbolisme banal et répétitif.

Parmi les motifs qui ont probablement gardé leur sens, il faut aussi mentionner le sacerdoce de la Vierge[58]. En fait, c’est celui qu’on a le moins remarqué. Il tient à un détail qui passe aujourd’hui souvent inaperçu mais qui ne pouvait qu’être évident aux contemporains: le manteau tenu sur la poitrine par un gros fermail n’appartient pas au costume des dames, mais au costume liturgique.

Face à cette série de motifs présents dès le début du siècle ou auparavant, il y en a finalement un qui n’apparaît qu’au milieu : l’allaitement de la Vierge. Il n’était ignoré ni de la peinture italienne, ni de la sculpture antérieure au nord des Alpes. Il réapparaît avec une Vierge en marbre mosane du Musée des Beaux-Arts de Lille et avec celle de l’église de Muneville (Manche) qui, comme nous le verrons, vient certainement du même milieu. Or Liège possède toujours un prestigieux relief sur le thème que la légende associe au théologien Rupert de Deutz (Liège, Musée Curtius). Le motif pourrait donc bien être à nouveau un apport étranger.

Les commandes de tombeaux sont beaucoup mieux documentées que celles de madones. Elles décrivent l’iconographie demandée avec exactitude, ainsi pour les attributs du gisant[59]. Les rares commandes de madones que nous possédons ne disent rien de l’iconographie. En 1325, les comptes de l’hôtel d’Artois donnent 19 livres à l’imagier Jean le Seleur « pour une ymage de Nostre Dame a tabernacle »[60]. En 1341, Evrard d’Orléans se voit commander « une ymage d’albastre et un tabernacle aussi lons et aussi grans et de autele facons et de grandeur comme sont l’ymage et le tabernacle des frères Meneurs ou Praescheurs de Paris […] Et aura dedenz un evesque d’albastre, de deux piez de lonc, et aura les mains jointes contre l’ymage de Notre Dame »[61]. Si le modèle à suivre est bien incertain (frères mineurs ou prêcheurs?), le tabernacle est décrit, mais il n’y a pas plus de précisions sur l’iconographie de la Vierge.

On comprend à de tels exemples que ce qui importe au commanditaire n’est pas de savoir si l’Enfant tient une pomme ou un oiseau. Que le gisant soit en prêtre ou en évêque est infiniment plus important. Clerc de Mahaut d’Artois, Thierry d’Hireçon avait été nommé évêque peu de temps avant sa mort. En 1327, il fallut rectifier sa tombe en lui greffant une mitre[62].



Une combinatoire de motifs

En étudiant les Vierges à l’Enfant de Seine-et-Marne, Françoise Baron a tenté de constituer des groupes à partir de combinaisons de motifs, nommés d’après une œuvre significative : le groupe de Rampillon (ill. 17) que nous avons déjà évoqué, ceux de Varennes-sur-Seine (ill. 28) et d’Esmans (ill. 29)[63]. Ces groupes n’ont rien à voir avec la personnalité des artistes : le type iconographique n’a aucun rapport avec le niveau de qualité et des œuvres stylistiquement très proches, comme les Vierges de Rampillon et de Varennes qui pourraient éventuellement appartenir au même artiste, sont les éponymes de deux groupes distincts. Ils caractérisent encore moins une provenance locale, car les œuvres les plus apparentées iconographiquement peuvent appartenir à des régions éloignées.

Les différences pertinentes pour distinguer les trois groupes se réduisent à peu de choses. Dans le cas de Rampillon et des œuvres semblables, des plis verticaux partent de l’avant-bras droit et bordent les plis en écuelle du tablier. Ils deviennent minuscules dans le groupe d’Esmans, mais se développent considérablement sous le bras gauche, de sorte que les plis du manteau se déplacent vers la droite et se brisent. On retrouve les deux chutes latérales dans le groupe de Varennes, mais celle de droite est retenue sous l’avant-bras.


Wirth V28. Vierge de l'église de Varennes-sir-Seine (tous droits réservés)28. Vierge de l’église de Varennes-sir-Seine (tous droits réservés) Wirth V29. Vierge de l'église d'Esmans (médiathèque du patrimoine)29. Vierge de l’église d’Esmans (médiathèque du patrimoine) Wirth V30. Vierge de l'église de Bornel (Poschadel)30. Vierge de l’église de Bornel (Poschadel)

Constatons d’abord l’absence de répliques exactes, le cas de la Vierge de Montmerrei restant isolé. On parlera en revanche de répliques totales lorsque tous les motifs iconographiques concordent, quel que soit l’écart stylistique. Reprenons les types de Françoise Baron. Dans le cas de la Vierge de Rampillon, il y a des répliques totales: Sées dans l’Orne, Jambville en Yvelines, Ully-Saint-Georges dans l’Oise. Elles sont à bonne distance les unes des autres, alors qu’on n’en a repéré aucune en Seine-et-Marne. Dans la plupart des cas, on note une ou plusieurs variations: Enfant à moitié-nu au lieu de porter une tunique, tenant un livre au lieu d’une pomme, caressant la poitrine de sa mère au lieu de saisir le voile, etc., ou encore une complexification du drapé, avec des pans de manteau superposés. Nous n’avons pas trouvé de répliques totales des Vierges de Varennes et d’Esmans, mais rencontré bon nombre de variantes. Dans le cas de Varennes, l’Enfant peut saisir le voile comme à Rampillon, il peut tenir une pomme à la place de l’oiseau, toucher le fermail ou le médaillon de sa Mère lorsqu’elle porte le voile en écharpe, tandis que le drapé peut également se compliquer.

Les Vierges de Rampillon et de Varennes sont peut-être des prototypes parisiens, mais ce n’est certainement pas le cas de celle d’Esmans. De haute qualité et probablement antérieure, la Vierge de Bornel dans l’Oise (ill. 30) doit être de facture parisienne. Contrairement à celle d’Esmans, elle possède des répliques totales: les Écrennes (Seine-et-Marne), Palaiseau (Essonne), Saint-Loup-de-Naud (Seine-et-Marne). C’est plutôt à partir d’elle qu’il faut noter les variations, comme la substitution d’une pomme à l’oiseau (Saint-Pierre des Minimes à Clermont-Ferrand), le geste de bénédiction de l’Enfant au lieu de la saisie du voile (Esmans), l’Enfant habillé, saisissant le fermail de la Vierge au lieu de son voile, etc.

Dans les trois cas, la localisation des répliques totales exclut une diffusion par proximité. Les deux les plus rapprochées sont les Vierges des Écrennes, vers Melun et de Saint-Loup-de-Naud vers Provins, distantes de 32 km. Or celles des trois œuvres qui peuvent être des prototypes, Rampillon et Varennes, n’ont aucun caractère régional et la diffusion du modèle dans toutes les directions, en particulier dans le groupe de Rampillon, signale un dessin parisien.

Il arrive aussi qu’un sculpteur provincial soit à même de dessiner des modèles, souvent à bonne distance de Paris, ainsi le maître des Vierges aux bouquets de roses dans le Cotentin que Brigitte Béranger-Menand a baptisé ainsi[64]. Lorsqu’une particularité iconographique est propre à une région, elle semble confirmer l’existence de sculpteurs locaux. C’est ainsi qu’en Normandie occidentale, on trouve une série de Vierges qui tiennent à la main un pan de leur manteau, comme celle de Juaye-Mondaye (Calvados). De même nous verrons que la présence de Moïse et du Buisson Ardent aux pieds d’une Vierge qui lève souvent la main droite signale la production des confins burgondo-champenois et son extension dans l’Oise. Il est difficile de trouver la raison de ces spécificités : peut-être s’agit-il de faire allégeance à une Vierge localement prestigieuse ? Mais, le plus souvent, soit les œuvres sont importées de Paris, soit elles reposent sur un dessin parisien. Dans tous les cas, un jeu de motifs perdure pendant au moins la moitié du siècle, caractérise les œuvres, mais ne se confond ni avec le style, ni avec une iconographie particulière, car les variations sont quasiment aléatoires. Essayons de le décrire.

Le manteau de la Vierge connaît de nombreuses variantes. Il est porté sur les épaules et peut pendre librement, être retenu par un cordon ou refermé sur la poitrine par un fermail. Il peut retomber sur l’un des avant-bras ou sur les deux et, dans ce dernier cas, se terminer horizontalement ou en demi-cercle comme un tablier, formant deux grandes chutes latérales. Lorsqu’il ne repose que sur l’un des avant-bras, il tombe obliquement comme il le faisait au siècle précédent. Parfois, sa chute est retenue sous un avant-bras pour que sa lourde cascade ne traîne pas par terre ou encore, en Normandie, la Vierge le prend à pleine main. Le manteau en tablier avec deux retombées latérales est très majoritaire sur les modèles parisiens.

La Vierge porte la couronne lorsqu’elle n’est pas amovible et n’a pas disparu. Ce n’est qu’à partir du milieu du siècle qu’il lui arrive de s’en passer, peut-être par humilité. Elle tient le sceptre, autre insigne royal, sinon une fleur ou un bouquet de fleurs. En fait, le sceptre est lui-même en forme de fleur de lys, de sorte que cette fleur implique la royauté. Mais la rose la remplace souvent au XIVe siècle pour mettre l’accent sur les noces spirituelles avec le Christ. A partir du milieu du siècle, la Vierge peut se défaire de ces emblèmes, en particulier pour allaiter. Le voile se présente sous trois formes. Il peut rester court comme au siècle précédent, être mi long, souvent pour que l’Enfant puisse le saisir, être très long pour envelopper le corps en s’inspirant de la palla antique. Il repose alors sur les avant-bras comme le manteau et peut servir de lange à l’Enfant nu.

L’Enfant est généralement porté sur le bras gauche. Lorsqu’il l’est sur le droit, c’est le plus souvent pour allaiter. La Vierge lui tend souvent le bras droit et il arrive, comme on l’a vu, qu’elle lui prenne le pied. Lui-même peut être vêtu d’une tunique ou nu, mais le bas du corps langé d’un voile. Il porte parfois une cape, qu’il soit habillé ou nu en-dessous. Il tient généralement un objet d’une main ou des deux, le plus souvent une pomme, un oiseau ou un livre. De la droite, il peut caresser sa mère, saisir son voile, le cordon de son manteau ou sa ceinture, bénir un personnage qui se trouve ou se trouvait à la droite de sa mère. Il lui arrive aussi de la couronner.

Les corrélations entre deux termes sont fréquentes et souvent faciles à comprendre: comme on l’a dit, la saisie du voile de la Vierge par l’Enfant est aisée avec le voile mi long et pour que le voile lange l’Enfant, il doit être long. Certaines ne semblent s’expliquer que par la diffusion d’un dessin, ainsi celle entre le toucher du pied de l’Enfant et le manteau coincé sous l’avant-bras droit, dominante dans le groupe d’Esmans. Mais alors, elles ne sont pas systématiques: les deux motifs peuvent se trouver l’un sans l’autre. Enfin, la plupart des variations n’implique pas la consultation de deux dessins: rien n’est plus facile que de remplacer l’oiseau par une pomme ou l’inverse.



Identifier quelques mains

La présence de Vierges très semblables dispersées dans un rayon de plus de deux cents kilomètres de Paris nous a fait supposer que les modèles étaient parisiens et que bon nombre de ces œuvres, sans doute les plus fortes, venaient de la capitale. On aimerait donc identifier un certain nombre de mains parmi les plus expertes, mais l’entreprise est difficile pour plusieurs raisons. Il y a d’abord la forte conventionnalité du style, l’absence de recherche de l’originalité. En outre, l’état des pièces est loin d’être toujours satisfaisant. Sur bon nombre d’entre elles, il ne reste plus de polychromie, ou encore les polychromies postérieures n’ont pas été décapées. Sur un visage, la moindre initiative du peintre, aussi respectueuse soit-elle de la sculpture, peut en modifier totalement l’expression. Enfin, il arrive que des Vierges en calcaire polychrome et en marbre soient très proches, mais nous ignorons si les mêmes sculpteurs travaillaient ces deux matériaux. Bien entendu, il n’est pas question d’utiliser les rapprochements iconographiques pour détecter les mains : nous avons vu que des œuvres iconographiquement identiques peuvent diverger considérablement par le niveau de qualité. Même à un niveau de qualité comparable, il serait aventureux de donner à la même main trois Vierges de Seine-et-Marne pourtant si proches, celles d’Esmans, de Saint-Loup-de-Naud et du Plessis-l’Évêque. La récurrence des formules en fait plutôt les répétitions d’un type.

Le sculpteur de la Vierge de l’église Saint-Aignan à Soisy-sur-École (Essonne), conservée au musée d’Étampes, se laisse facilement identifier depuis que les fragments de cette œuvre, brisée à la Révolution, ont été recollés en 1988 (ill. 31)[65]. Il ne s’agit de rien de moins que de celui de la Vierge d’Écouis (ill. 3), sans doute à une date proche. On le reconnaît immédiatement au visage mélancolique, mais aussi à la retenue du déhanchement et à la chute d’un drapé souple et sobre, organisé autour d’un pli saillant sur le ventre. On avait compris depuis Régnier que ce sculpteur était parisien et la présence des deux œuvres en des endroits distants ne fait que le confirmer.


Wirth V31. Vierge de Soisy-sur-Ecole, musée d'Etampes (Poschadel)

31. Vierge de Soisy-sur-Ecole, musée d’Etampes (Poschadel)

Les ressemblances évidentes entre la Vierge de Blanchelande, aujourd’hui au Louvre, et celle de Fontenay sont plus difficiles à exploiter (ill. 32 et 33). L’allure générale du drapé est plus que compatible, tandis que leur sourire est aussi semblable qu’il est original. Il entraîne des fossettes et, comparé à ceux d’autres Vierges de la période, il manque totalement de discrétion et semble forcé. On est donc tenté d’y voir la particularité d’un même sculpteur, une fois admis que les deux œuvres dont parisiennes.

Plusieurs observations vont pourtant en sens contraire. Le drapé très souple de la Vierge de Blanchelande a la mollesse du caoutchouc alors que des plis fins animent parfois la surface à Fontenay qui pourrait être plus tardive de cinq à dix ans environ. Mais un sculpteur peut évoluer. Il est plus gênant que la chevelure soit traitée de manière très différente : mèches fluides à Blanchelande, grosses boucles cylindriques à Fontenay, ce qui relève plutôt de la manière propre au sculpteur. On laissera donc la question ouverte.


Wirth V32. Vierge de Blanchelande, Paris, Louvre (musée)32. Vierge de Blanchelande, Paris, Louvre (musée) Wirth V33. Vierge de Fontenay (Daniel Villafruela)33. Vierge de Fontenay (Daniel Villafruela)

En revanche, il semble possible d’attribuer au même sculpteur les Vierges de Varennes (ill. 28) et de Courtomer en Seine-et-Marne, celle de Saint-Martin d’Omerville (Val-d’Oise; ill. 34), celle de Gouvieux (Oise) et la seconde Vierge de Mainneville. On reconnaît sur les cinq le même type de drapé, le même visage mélancolique de la Vierge, la même chevelure bouclée, coiffée d’une couronne haute. Celles de Courtomer et de Gouvieux sont iconographiquement identiques, mais situées à une centaine de kilomètres de distance. L’Enfant ne saisit pas le voile de sa mère à Varennes et la Vierge ne tient pas le pied de l’Enfant à Omerville, ce qui entraîne une conduite différente du drapé du manteau qui n’est plus retenu par l’avant-bras droit. Le passage d’un type à l’autre est une mécanique bien réglée, à la disposition du sculpteur.

Au vu du visage et de la couronne, on peut se demander si ce sculpteur est aussi celui de Rampillon (ill.17) que nous retrouvons plus sûrement en l’église Saint-Pierre-aux-Liens de Brignancourt (Val-d-Oise; ill. 35). Sur ces deux dernières œuvres, le manteau donne à la Vierge une silhouette plus massive bien que fortement cambrée et est articulé par des plis plus puissants. Cela pourrait être mis sur le compte de la tenue de la fleur et non pas du pied de l’Enfant, mais le manteau de la Vierge d’Omerville qui est dans le même cas, présente un drapé beaucoup moins massif, dominé par un grand bec latéral. Si, comme il semble donc, le maître de Rampillon est distinct de celui de Varennes, on mesure a contrario le poids des conventions partagées à une date qui pourrait être le début des années 1320.


Wirth V34. Vierge de l'église d'Omerville (Poschadel)34. Vierge de l’église d’Omerville (Poschadel) Wirth V35. Vierge de l'église de Brignancourt (J.W.)35. Vierge de l’église de Brignancourt (J.W.)

Sans doute un petit peu plus récente, la Vierge de Champdeuil (Seine-et-Marne) tend à se libérer de ces conventions (ill. 36). Elle présente un nouveau visage, encore assez mélancolique, certes, mais plus ovale. Surtout, elle et l’Enfant se regardent comme sur la Vierge de Jeanne d’Évreux, ce qui est encore exceptionnel. Le manteau se replie sur lui-même comme dans le petit reliquaire de Séville et dégage l’épaule droite. Tout cela donne à l’œuvre quelque chose de moins solennel, de plus intime. On retrouve ces traits sur la Vierge de la Porte de l’Horloge à Amboise, aujourd’hui au musée Morin (ill. 37). Le manteau présente les mêmes pans superposés, mais il recouvre l’épaule au lieu de reposer sur l’avant-bras droit. Le couple se referme à nouveau sur lui-même : l’Enfant lisait, mais s’interrompt pour dialoguer avec sa mère tout en gardant la page de la main droite. Il semble lui faire un cours d’exégèse plutôt que de jouer avec un oiseau. La posture de la Vierge est aussi sinueuse qu’à Champdeuil et la polychromie est entièrement la même. La chevelure de la Vierge et la tête de l’Enfant sont si proches qu’il s’agit à l’évidence du même sculpteur, reconnaissable entre tous. Dans la longue série des Vierges en calcaire polychrome, ces deux œuvres apportent un renouvellement aussi considérable que passager, car elles sont isolées. Comme nous le verrons, c’est ailleurs et dans le marbre qu’il faut chercher soit leur source, soit leur postérité.

Au total, nous n’avons pu procéder qu’à quelques identifications dans l’abondante production parisienne aux environs de 1320, certaines étant en plus discutables. Bien que de haute qualité, elle dépend trop des chefs-d’œuvre du début du siècle pour laisser place à l’imagination.


Wirth V36. Vierge de l'église de Champdeuil (S.W.)36. Vierge de l’église de Champdeuil (S.W.) Wirth V37. Vierge de la Porte de l'Horloge, Amboise, musée Morin (J.W.)37. Vierge de la Porte de l’Horloge, Amboise, musée Morin (J.W.)



Limites et déclin de la suprématie parisienne

Il serait naïf de croire que les frontières artistiques suivent les frontières politiques ou même les frontières linguistiques. Il arrive que oui et il arrive que non. Nous avons vu des modèles parisiens pénétrer l’Empire jusqu’à Prague, mais ils sont bien moins imités en Lorraine, terre d’Empire proche de la France et en grande partie francophone. Les papes d’Avignon sont français, ainsi qu’une bonne partie des cardinaux, et pourtant Avignon est devenu un relai de la peinture italienne vers le Nord bien plus que de la sculpture française vers le Sud. Bordeaux est lié politiquement à l’Angleterre avec un solide sentiment anti-français et parle la langue d’Oc, mais sa cathédrale est une tête de pont de l’art français dans le Sud-Ouest. Les limites à l’autonomie des choix esthétiques sont plutôt techniques : construire une cathédrale gothique ne s’improvise pas et, pour y parvenir, il faut faire appel à des équipes françaises.

Le Languedoc

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La conquête française du Languedoc s’acheva dans les années 1240, mais n’entraîna pas immédiatement le changement artistique, dont on suit aisément la progression grâce à l’excellent ouvrage de Michèle Pradalier-Schlumberger[66]. On voit subsister un art roman attardé, mais on trouve quelques nouveautés gothiques affaiblies dans le décor sculpté des édifices, ainsi dès 1248 à la tour de Constance d’Aigues-Mortes. Il faut attendre le chœur de la cathédrale Saint-Nazaire-et-Saint-Celse de Carcassonne, dans les vingt dernières années du siècle, pour rencontrer une statuaire gothique. On y a sculpté en effet des statues de la Vierge et des Apôtres, non pas indépendantes de la construction comme à Montier-en-Der ou à la Sainte-Chapelle de Paris, mais intégrées à la structure des piles comme à la cathédrale de Naumburg. On les considère généralement comme françaises, dans la lignée des portails des cathédrales d’Amiens, de Reims et de Paris. Mais il faut y regarder de plus près.

Les œuvres caractéristiques du block style qui a inspiré le cycle ont souvent été datées tard, dans les années 1260. Mais on a montré que le portail Saint-Honoré de la cathédrale d’Amiens, où il apparaît sous la forme la plus pure, a été réalisé au milieu des années 1230[67]. Quant aux portails de la façade occidentale rémoise, ils sont entrepris vers 1240 et la dispersion des sculpteurs montre que le travail est terminé avant 1252[68]. Dès les années 1240, on constate un allègement du drapé par rapport à Amiens, ainsi à la Sainte-Chapelle, et il se généralise ensuite, sauf dans certaines périphéries. Le maître de Naumburg reste fidèle au block style dans les années 1240 et on retrouve un style proche dans l’Est de la France actuelle, ainsi dans un vestige d’un tympan du Jugement dernier qui peut dater des années 1260, provenant du portail sud de la cathédrale de Metz et conservé dans la crypte.


Wirth V38. Vierge à l'Enfant, chœur de la cathédrale de Carcassonne (tous droits réservés)38. Vierge à l’Enfant, chœur de la cathédrale de Carcassonne (tous droits réservés) Wirth V39. Vierge de l'Annonciation, chœur de la cathédrale de Carcassonne (tous droits réservés)39. Vierge de l’Annonciation, chœur de la cathédrale de Carcassonne (tous droits réservés)

Il serait en fait difficile de trouver à Paris un sculpteur travaillant encore dans ce style à la fin du siècle, mais on en trouve en Lorraine. La Vierge à l’Enfant du trumeau de Saint-Maurice d’Épinal et celle du cloître de la cathédrale de Saint-Dié (ill. 42 et 44) présentent en effet beaucoup de traits communs avec celle de Carcassonne et avec la Vierge de l’Annonciation du même cycle (ill. 38 et ill. 39). Dans les quatre cas, le manteau tombant des épaules contourne l’avant-bras droit puis rejoint le gauche sous lequel il est retenu pour produire une chute et pour que son extrémité inférieure descende de gauche à droite. Il s’agit toujours du dessin général de la Vierge dorée d’Amiens, à cela près que les plis de la robe et du manteau s’emboîtent. Sous le bras droit, les plis sont plus saillants dans la Vierge de l’Annonciation et celle de Saint-Dié, quasiment identiques sur la Vierge à l’Enfant de Carcassonne et celle d’Épinal. L’une est aussi peu déhanchée que l’autre, tandis que la Vierge de l’Annonciation l’est nettement plus, mais pas autant que la madone de Saint-Dié. Contrairement à celui de la Vierge amiénoise, le manteau tombe désormais assez bas pour laisser la ceinture visible. Les deux Vierges lorraines sont assez difficiles à dater. On peut envisager une date proche de 1280 pour la plus archaïque, celle d’Épinal, et nous verrons que celle de Saint-Dié devrait appartenir à la dernière décennie du siècle. Si le sculpteur de Carcassonne n’était pas lorrain, il pouvait venir d’une région où cette influence était forte, comme la Champagne ou la Bourgogne.

Michèle Pradalier-Schlumberger a noté la supériorité des deux Vierges de Carcassonne sur les Apôtres qui montrent encore des archaïsmes, tels que le double contour très graphique des yeux se poursuivant à la jonction des paupières qui évoque encore l’art roman. Elle fait donc des Apôtres les pièces les plus anciennes du cycle. Il semble plus probable que ce soit le travail moins abouti d’auxiliaires locaux du maître et que les statues totalement gothiques soient l’œuvre de cet étranger, le modèle plus ou moins bien compris celle des autres. Si le sculpteur qui a importé la statuaire gothique en Languedoc était lorrain et donc originaire de l’Empire, il ne pouvait être français que par la langue.


Wirth V40. Apôtre de la chapelle de Rieux, Toulouse, musée des Augustins (musée - Daniel Martin)40. Apôtre de la chapelle de Rieux, Toulouse, musée des Augustins (musée/Daniel Martin) Wirth V41. Notre-Dame de Bonnes-Nouvelles, Toulouse, musée des Augustins (musée)41. Notre-Dame de Bonnes-Nouvelles, Toulouse, musée des Augustins (musée)

De 1324 à 1343, l’évêque de Rieux Jean Tissandier fait construire sa chapelle en l’église des franciscains de Toulouse. Ce qui reste de l’admirable statuaire, au Musée des Augustins et à Bayonne, au Musée Bonnat, fait du maître de Rieux la deuxième grande impulsion façonnant le gothique languedocien (ill. 40)[69]. Son style repose sur une vaste connaissance de l’art de l’époque, comprenant la tradition de la grande sculpture gothique du siècle précédent, les raffinements maniéristes des années 1320, tels les drapés de l’enlumineur Jean Pucelle, enfin la peinture italienne installée en Languedoc, comme le montrent entre autres ses auréoles rayonnantes. Il sculpte de grosses boucles de cheveux en renchérissant sur des habitudes du siècle précédent pour parvenir à d’énormes tignasses et à de grosses barbes agitées répondant aux traits vigoureux du visage, proches de ce qu’on retrouvera dans la sculpture souabe au début du XVIe siècle, mais dont l’origine est à Saint-Nazaire de Carcassonne. En même temps, plusieurs autres pièces, comme saint Jean l’Évangéliste et saint Louis de Toulouse, expriment une incomparable douceur. Par rapport à la sculpture parisienne, l’élargissement de la gamme expressive est saisissant.

Le maître de Rieux se distingue non moins de ses collègues parisiens par la mise en valeur du corps. Alors que les plis larges et détendus des drapés parisiens le cachent, il l’enserre volontiers dans des plis tendus pour en faire ressortir les formes, ainsi sur saint Jean l’Évangéliste à la chapelle de Rieux. Le procédé est particulièrement efficace sur les madones, comme Notre-Dame de Bonnes-Nouvelles (Toulouse, Musée des Augustins; ill. 41) celle de Cardona en Catalogne qui peut être son œuvre et dans toutes celles qui manifestent son influence, ainsi la Vierge bien plus modeste d’Azille (Aude), sur laquelle le drapé moule la poitrine. On ne trouve la source du procédé ni dans la sculpture française ni dans la peinture italienne. Seule la sculpture antique peut l’avoir inspiré.

Il y a de fortes probabilités que le sculpteur vienne du chantier de la cathédrale Saint-André de Bordeaux, qu’il y ait travaillé précédemment au portail sud et il est possible qu’il soit le Petrus de Sancto Melio (Pierre de Saint-Émilion) mentionné par les archives toulousaines. Comme on l’a dit, Bordeaux nourrissait un profond sentiment anti-français et pourtant, sa cathédrale est profondément française. L’influence du maître de Rieux, formé à l’art français mais faisant la synthèse d’impulsions diverses, a déterminé largement la suite de la sculpture languedocienne. Peu d’œuvres témoignent d’une forte indépendance par rapport à son style. Il n’y a guère que la majestueuse Vierge de Bethléem, à la cathédrale de Narbonne, pour s’écarter partiellement de sa manière. La production courante dérive le plus souvent du maître de Rieux, comme en témoignent les chevelures abondantes, quelquefois de la Vierge de Bethléem, mais il n’y a plus de renouvellement avant la fin du siècle.


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Hors du royaume : la Lorraine

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Malgré un petit article bien senti de Paul Perdrizet, la sculpture lorraine du XIVe siècle n’est guère entrée dans la littérature scientifique que depuis William Forsyth, mais elle a fait l’objet d’un vaste travail de Josef Adolf Schmoll gennant Eisenwerth qui a montré son impact en Allemagne jusqu’à Cologne[70]. La plupart des Vierges lorraines sont faciles à identifier comme telles. Le plus souvent debout, elles exhibent une cambrure énergique, soulignée par les puissants plis obliques qui naissent sous l’avant-bras gauche lorsqu’il retient le manteau. Mais, dans un nombre à peu près égal de cas, le manteau porté sur les épaules est ouvert et dégage la robe, alors que sur les Vierges françaises, cette solution est très minoritaire. Comme nous l’avons vu, le manteau ouvert permet d’éviter qu’un grand pli de la robe parte sans raison de l’Enfant. La trajectoire des plis de la robe est ici d’une oblicité raisonnable, motivée par le hanchement.

Les deux formules – manteau ouvert ou fermé – se répètent à peu près immuables. Les visages sont larges, avec un front puissant, ce qui n’exclut pas une grâce juvénile sur les plus belles. Mais la plus grande différence avec la production parisienne est leur tridimensionnalité: la vue de côté est aussi plausible que la vue de face. On ignore évidemment comment elles étaient présentées, mais elles occupent parfaitement l’espace et peuvent se passer de tabernacle.


Wirth V42. Vierge du cloître de la cathédrale de Saint-Dié (tous droits réservés)42. Vierge du cloître de la cathédrale de Saint-Dié (tous droits réservés) Wirth V43. Vierge de Châtenois, New York, Metropolitan Museum (musée)43. Vierge de Châtenois, New York, Metropolitan Museum (musée)

Ces Vierges se situent donc dans la continuité de l’art du XIIIe siècle dont elles conservent les habitudes. Le manteau dégage volontiers le bras et même l’épaule droite, le bras bloquant les plis latéraux pour qu’ils ne traînent pas par terre, formule qu’on retrouve assez souvent, par exemple sur une Vierge lorraine conservée à Berlin (Skulpturensammlung, n° 7689), mais qu’on remarque déjà sur la Vierge du trumeau au portail principal de Notre-Dame de Marle (Aisne). Si plusieurs de ces Vierges, à commencer par celle de Saint-Dié, ignorent totalement les nouveautés parisiennes du début du siècle, d’autres montrent des emprunts à leurs dessins. Certaines portent le manteau en tablier au lieu qu’il retombe obliquement, ainsi l’une au Metropolitan Museum (réf. 32.100.406) qui rappelle le dessin de celle de Mainneville et une autre au Musée de Cluny (cl.18944), dépendant au contraire de celle d’Écouis. Il y a là l’indication d’une chronologie relative, mais on ne la remarque pas immédiatement, tant l’aspect général des Vierges parisiennes et lorraines est dissemblable.

En l’absence d’œuvres documentées, on a proposé des datations à la louche et contradictoires. C’est ainsi que la superbe Vierge du cloître la cathédrale de Saint-Dié qu’on considère généralement – sans doute avec raison – comme un prototype, car elle ne s’écarte en rien des habitudes du XIIIe siècle, était datée de la seconde moitié du siècle par Forsyth, du premier tiers par Béatrice de Chancel-Bardelot, de 1330-1340 dans le catalogue Figures de madones et de 1310-1320 par Schmoll (ill. 42)[71]. Dans ces conditions, parvenir à dater une œuvre majeure serait un grand pas en avant.

Le Metropolitan Museum de New York possède une remarquable Vierge lorraine qui a gardé une bonne partie de sa polychromie (réf. 17.120.256; ill. 43). Elle a été trouvée dans le cimetière de Châtenois (Vosges) ainsi qu’une seconde Vierge qui semble nettement plus tardive et partiellement inspirée d’elle (réf. 25.120365), par le sculpteur et collectionneur George Grey Barnard, de qui Forsyth tenait le renseignement.

La Vierge de Saint-Dié et la première Vierge de Châtenois sont d’un type bien différent: le manteau de l’une remonte vers l’avant-bras gauche, tandis que celui de l’autre, tenu par un cordon, tombe ensuite librement ; ici l’enfant est vêtu d’une tunique, là il est demi-nu. Mais, si on fait abstraction de la présence de la polychromie à Châtenois et de sa perte à Saint-Dié, les traits communs apparaissent: même posture des deux femmes, visages on ne peut plus semblables, tant de la mère que de l’Enfant. Il est même possible qu’elles soient toutes les deux de la même main. En outre, les deux formulations iconographiques se retrouvent sans cesse ensuite en Lorraine dans des œuvres sans doute un peu plus récentes, comme la Vierge déjà citée du Musée de Cluny (Cl. 18944) et une autre à Berlin (Staatliche Museen, inv. 8/87)[72].

Si le site du Metropolitan Museum ignore la provenance de la Vierge de Châtenois, elle n’a pas échappé à un érudit local lorrain, Christophe Labays[73]. Il a été alerté par une reproduction dans un magazine avec une inscription au stylo: « Châtenois, ancienne église. Elle se trouve dans un musée à New York. La Capeluche 1296 ». Labays s’est souvenu qu’il y avait effectivement une chapelle Notre-Dame de la Capluche au prieuré de Châtenois. On en possède l’acte de fondation par Raoul, abbé de Saint-Evre de Toul de 1289 à 1297, le 24 juin 1294 (et non pas 1296)[74]. Il va de soi que la fondation d’une chapelle mariale requiert une Vierge et, comme il n’y a pas de raison qu’on l’ait remplacée une ou deux décennies plus tard, celle de Châtenois date encore du XIIIe siècle et celle de Saint-Dié en est trop proche pour dater nettement plus tôt ou plus tard. La Vierge du trumeau à Saint-Maurice d’Epinal (ill. 44) doit être sensiblement antérieure et l’œuvre du sculpteur de Carcassonne s’insère parfaitement dans une telle chronologie. De même, Erwin Panofsky proposait une date vers 1290 pour la Vierge située au revers du portail occidental de la collégiale de Fribourg-en-Brisgau qui montre clairement la connaissance d’un modèle du type de Châtenois[75]. On comprend mal que Schmoll date la Vierge de Châtenois vers 1320 et mette celle de Morhange au début de la production lorraine dans les années 1290[76]. Cette dernière reprend la formule française du grand voile dans lequel est langé l’Enfant et est probablement plus tardive. Ce sont bien les modèles de Châtenois et de Saint-Dié qui ont été sans cesse imités et adaptés au goût du jour avec plus ou moins de talent. Cela dit, il y a des œuvres qui ne reposent pas sur leur modèle et peuvent être plus anciennes, à commencer bien sûr par la Vierge d’Épinal, mais aussi celle d’Ubexy (Vosges), conservée au musée de Metz[77]. Enfin, l’enracinement des Vierges de Châtenois et de Saint-Dié dans les habitudes stylistiques du XIIIe siècle, en particulier le puissant déhanchement de la Vierge, s’explique mieux ainsi que par le prétendu retard stylistique, sans cesse invoqué lorsqu’une chronologie est trop tardive.


Wirth V44. Vierge du trumeau, Épinal, basilique Saint-Maurice (Ji-Elle)

44. Vierge du trumeau, Épinal, basilique Saint-Maurice (Ji-Elle)

Ce qui se passe ensuite est difficile à décrire, car il faut attendre la fin du siècle pour apercevoir un net renouvellement des formes. Comme ailleurs, le vêtement prend de l’ampleur, avec des plis parfois énormes et le goût des contrastes vigoureux, ainsi sur la Vierge de la Tour-aux-Rats (Metz, Musée de la Cour d’Or). Jusque-là, on ne constate que de petites variations sur les deux types principaux, comme l’Enfant passant l’anneau nuptial au doigt de Marie sur la charmante Vierge de Maxéville, ou encore un travail grossier comme sur la seconde Vierge de Châtenois. L’encolure des Vierges étant dès la fin du XIIIe siècle assez large pour passer la tête, puis ne s’élargissant plus, tandis que les plis latéraux ne s’enroulent jamais en tuyaux d’orgue, on ne dispose pas de tels critères approximatifs de datation, en dehors des rares emprunts à Paris déjà notés.


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Mussy et la Lorraine

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En 1968, Pierre Quarré a défini un groupe d’œuvres dont il a situé la production à Mussy-sur-Seine (Aube)[78]. Il a été suivi par Schmoll genannt Eisenwerth qui a fait dériver la sculpture lorraine du XIVe siècle de ce groupe[79]. Il n’y a en effet aucun doute que le groupe de Mussy soit précoce. Guillaume de Mussy, l’un des puissants officiers de Philippe le Bel, qui a fait reconstruire l’église dans les années 1290 ou tout au moins a financé sa construction, est mort entre 1306 et 1308[80]. Ce proche de Nogaret fait penser à Enguerrand de Marigny, car il est lui aussi très pieux et grand donateur, ce qui ne l’empêche pas de s’enrichir par tous les moyens. On suppose que son tombeau a été érigé immédiatement à sa mort, de sorte qu’il sert de repère pour la chronologie du groupe d’œuvres. Un autre repère est donné par la Vierge au Buisson Ardent de l’Hôtel-Dieu de Tonnerre qui appartient à ce même groupe et devrait avoir été mise en place à la fin de la construction, en 1295 ou 1296[81].

Schmoll a fait observer que l’atelier ne se situait pas obligatoirement à Mussy : Langres, Tonnerre ou Troyes sont d’autres possibilités[82]. Il n’en reste pas moins que beaucoup d’éléments militent pour Mussy : le nombre d’œuvres conservées dans l’église, la présence d’un château de l’évêque de Langres où il résidait souvent et de carrières à Mussy. En outre, on y repère deux sculpteurs nommés tous deux Geoffroy, l’oncle qui était mort en 1319 et son neveu, ce qui s’accorde bien à l’évolution du style du groupe. Or un Geoffroy, peut-être l’oncle, a été appelé comme expert sur le chantier de la cathédrale de Troyes en 1297 et a été soupçonné d’être l’architecte de l’église[83]. Tout cela reste bien entendu hypothétique et nous ne parlerons du groupe de Mussy que pour simplifier.

Le groupe a de nombreux traits caractéristiques (ill. 45). La plupart des Vierges portent un voile court et le manteau ouvert, tenu par un cordon. Plusieurs lèvent la main droite, ce qui a été interprété par Quarré comme un geste d’oraison. Cela serait plus évident si elles levaient les deux mains, mais elles ne pourraient le faire sans lâcher le bébé. Plusieurs ont à leur pied Moïse face au Buisson Ardent. L’Enfant est toujours vêtu d’une tunique. Enfin, les oreilles de la Vierge sont curieusement décollées. C’est fréquent dans les représentations d’enfants, plus inhabituel pour les madones.


Wirth V45. Vierge à l'Enfant, église de Mussy-sur-Seine (médiathèque du patrimoine)45. Vierge à l’Enfant, église de Mussy-sur-Seine (médiathèque du patrimoine) Wirth V46. Vierge à l'Enfant, église de Chamant (Poschadel)46. Vierge à l’Enfant, église de Chamant (Poschadel)

Ces traits ont permis à Françoise Baron de repérer des œuvres du groupe dans l’Oise, ainsi la Vierge de l’église de Baron (simple homonymie) provenant de l’abbaye de Chaalis, celles de Betz et de Chamant (ill. 46)[84]. Elle ne parvient pas à expliquer le fait. Or la sculpture de la région ne présente au début du siècle aucune originalité par rapport à la production parisienne et il est peu probable qu’un atelier local se soit développé. Cela pourrait avoir poussé un sculpteur du groupe de Mussy à s’y installer quelque temps.

Tandis que ces œuvres de l’Oise appartiennent clairement au groupe, on peut se poser des questions sur d’autres, bien plus proches de Mussy, surtout une fois révisée la chronologie de la sculpture lorraine qui était systématiquement datée trop tard. On peut se demander par exemple si la Vierge de Gyé (Aube), avec son manteau retenu sur le bras gauche, au drapé typiquement lorrain, lui appartient vraiment. La même question se pose pour celle de Bayel (Aube) dont on a fait une œuvre maîtresse du groupe à ses débuts et dont le drapé est du même type (ill. 47). On donne comme argument pour rattacher les deux Vierges à ce groupe leurs oreilles décollées, mais elles existent aussi en Lorraine, ainsi sur la Vierge d’Ubexy, qui nous semble l’une des plus anciennes (ill. 48) et sur celle de Ligny-en-Barrois (Meuse). Elles apparaissent sur la Vierge d’Étrepy (Marne), également lorraine ou d’inspiration lorraine. On les trouve aussi dans des œuvres plus anciennes, sur la façade occidentale de la cathédrale de Strasbourg, ainsi sur l’une des vertus terrassant les vices et sur l’une des vierges sages, et déjà au portail central de la cathédrale d’Amiens, sur la Patience du cycle des vices et des vertus. Comme l’a montré Tina Anderlini, il s’agit d’une conséquence du port sous le voile d’une coiffe gonflée par la chevelure qui rabat les oreilles vers l’avant[85]. Il est donc impossible de ne faire de ce détail qu’une caractéristique d’un sculpteur ou d’un groupe particulier et on peut juste constater qu’il est fréquent dans le groupe de Mussy.


Wirth V47. Vierge de l'église de Bayel (GO69)47. Vierge de l’église de Bayel (GO69) Wirth V48. Vierge provenant d'Ubexy (Olivier Petit, tous droits réservés)48. Vierge provenant d’Ubexy (Olivier Petit, tous droits réservés)

En outre, il est discutable de vouloir faire du tympan de l’église templière de Libdeau (Nancy, Musée Lorrain), forcément antérieur à la dissolution de l’ordre en 1307, un exemple de l’influence de Mussy sur la Lorraine (ill. 49). La Vierge qui s’y trouve entre bien plus sûrement dans la postérité de Saint-Dié. En suivant à la trace les oreilles décollées, Schmoll attribue celles des Vierges de Libdeau et d’Ubexy à l’influence du groupe, mais l’argument est circulaire et ne tiendrait que si on pouvait se fier à sa chronologie. En effet, cela peut aussi bien servir d’argument à l’influence de plusieurs œuvres lorraines sur le groupe de Mussy.


Wirth V49. Tympan de l'église de Libdeau, Nancy, Musée Lorrain (musée)

49. Tympan de l’église de Libdeau, Nancy, Musée Lorrain (musée)

La recherche a raisonné comme si Mussy était une étape entre Paris et la Lorraine, mais il n’en est rien. La sculpture lorraine ne dépend en rien de la nouvelle sculpture parisienne à ces dates et, si le groupe de Mussy a infiltré la région de Beauvais, on chercherait en vain en Lorraine des œuvres qui lui appartiennent clairement. Inversement, la sculpture lorraine s’est diffusé tôt en Champagne et au nord de la Bourgogne. Forsyth a publié une Vierge que le Metropolitan Museum avait acquise (réf. 39.63) et qui rappelle celle de Châtenois, bien qu’elle soit assise et plus tardive[86]. Elle provient probablement de Saint-Chéron (Marne) et personne ne songerait à la situer dans l’orbite de Mussy. Plusieurs Vierges qui nous semblent clairement lorraines se trouvent dans la même région que Mussy, dont celle d’Herbisse et celle de Baroville que Schmoll attribue lui-même à un atelier lorrain[87].

Il y a quelque chose d’étrangement paradoxal dans le raisonnement de Schmoll. Selon lui, il n’y aurait pas de précédents locaux à la nouvelle sculpture lorraine, ce qui ne serait pas le cas de Mussy: « Etant donné que les rares témoignages de la sculpture lorraine qui s’est développée au milieu et à la fin du XIIIe siècle sont d’un tout autre caractère (il n’existe aucune étude exhaustive à ce propos), celle qui s’est épanouie dans cette région autour de 1300 semble être le fruit d’une impulsion étrangère dont il conviendrait de rechercher la source dans les ateliers du sud de la Champagne et du nord de la Bourgogne »[88]. Mais qu’en est-il aux confins de la Champagne et de la Bourgogne? Schmoll propose une formation du maître qu’on peut soupçonner d’être à l’origine du groupe à Troyes, auprès du sculpteur responsable des deux prophètes supposés provenir de Saint-Urbain, aujourd’hui au musée des Beaux-Arts de cette ville[89]. Au vu des drapés agités et presque déchiquetés de ces deux statues, on a beaucoup de peine à en faire l’origine de son style (ill. 50). Inversement, Schmoll a lui-même recherché, depuis lors, les précédents des madones lorraines et en a trouvés de bien plus convaincants : les reliefs du portail de Notre-Dame-la-Ronde à la cathédrale de Metz, bien sûr la Vierge du trumeau d’Épinal, mais aussi et surtout celle de Saint-Nicolas-de-Port en Meurthe-et-Moselle (ill. 51)[90]. Il n’a pas cru bon de changer d’avis pour autant.


Wirth V50. Prophète, Troyes, musée des Beaux-Arts (S.W.)50. Prophète, Troyes, musée des Beaux-Arts (S.W.) Wirth V51. Vierge à l'Enfant, basilique Saint-Nicolas-de-Port (G. Garitan)51. Vierge à l’Enfant, basilique Saint-Nicolas-de-Port (G. Garitan)

Le cas de la Vierge de Saint-Nicolas-de-Port est pourtant emblématique. Elle fait transition entre la Vierge dorée de la cathédrale d’Amiens et celle de Saint-Dié, comme le montre le dessin du manteau. En revanche, le voile est plus long qu’à Saint-Dié et tombe aussi droit qu’à Carcassonne, l’Enfant dont le jeu de jambes et les pieds nus restent les mêmes, est encore tenu à hauteur de la taille, la robe de la Vierge possède toujours un fermail et son visage est resté ovale : la face n’a pas encore acquis la forme d’un blason qui sera caractéristique des madones lorraines. La datation de cette Vierge par Schmoll vers 1270-1280 est tout à fait acceptable et on se demande pourquoi il place celle de Saint-Dié quarante ans plus tard. Il est vrai, comme le montre le cas de la Vierge dorée d’Amiens, que l’autorité d’un modèle peut-être très durable, mais la date de la Vierge de Châtenois montre que la nouvelle sculpture lorraine est apparue avant le XIVe siècle.

Une fois corrigée la chronologie de la sculpture lorraine, il paraît difficile de la faire dépendre du groupe de Mussy et l’inverse devient bien plus probable. L’évolution stylistique se moque des frontières politiques. Guillaume de Mussy, un grand officier royal, était le commanditaire d’un sculpteur que rien ne rattachait à Paris et dont on peut même se demander s’il n’était pas lorrain. Cela dit, on ne peut faire non plus comme s’il n’y avait pas eu de sculpture dans l’Aube avant Mussy et au même moment. A Troyes en particulier, les pertes dues à la Révolution sont considérables, sans compter celles qu’avait entraînées depuis le XVIe siècle le renouvellement du décor dans une ville riche. C’est finalement la présence d’œuvres lorraines dans la région et l’absence d’œuvres du groupe de Mussy en Lorraine qui indique le sens des emprunts.

D’ailleurs, l’influence lorraine ne s’est pas limitée à ce groupe. Plusieurs Vierges bourguignonnes en témoignent à leur tour. L’une des plus belles est celle de Châteauneuf-en-Auxois (Côte-d’Or; ill. 52) qui suit largement le dessin de celle de Mainneville. Elle s’en distingue pourtant clairement dans le bas du corps, bien plus large et la campant solidement. Plutôt que de former un « tablier », le voile et le manteau se terminent en deux obliques, partant de l’Enfant vers la jambe et le pied droits, de sorte que les proportions s’apparentent davantage à celles des Vierges lorraines du type de Saint-Dié. Elle semble pourtant bien bourguignonne, comme le montre la proximité avec le visage, la chevelure et le drapé de la Vierge de Saint-Thibault (Côte d’Or) qui n’a rien de lorrain et pourrait également être de sa main. Mais le cas n’est pas isolé. Deux autres Vierges bourguignonnes sont nettement apparentées à celle de Châteauneuf et ont le déhanchement lorrain : celles de Tregny et de Villevallier dans l’Yonne. Aucune de ces Vierges n’est précoce, de sorte qu’il serait aberrant d’en faire des prototypes que la Lorraine aurait suivis. Cela confirme simplement que les modèles lorrains font concurrence aux modèles parisiens en Bourgogne comme en Champagne.


Wirth V52. Vierge de l'église de Châteauneuf-en-Auxois (GO69)

52. Vierge de l’église de Châteauneuf-en-Auxois (GO69)

Il reste à savoir en quoi consiste vraiment le « groupe de Mussy ». Selon Thomas Morel, conservateur au Musée des Beaux-Arts de Troyes (communication orale), il pourrait bien s’agir de tout ce qui reste de la production locale et non pas d’un atelier parmi d’autres. Effectivement, on serait bien en peine de trouver dans la région des œuvres de la première moitié du XIVe siècle qui témoignent d’une autre direction stylistique. Seules celles qui sont clairement lorraines s’en distinguent. Dans certains cas, comme nous l’avons vu à propos des Vierges de Bayel et de Gyé, il est difficile de trancher. C’est finalement l’apparition de deux particularités iconographiques qu’on ne trouve pas en Lorraine – le geste d’oraison et la présence du Buisson Ardent – qui caractérisent le mieux la production locale et son intrusion dans l’Oise.


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Le renouveau mosan

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Wirth V53. Vierge de la cathédrale d'Anvers (S.W.)53. Vierge de la cathédrale d’Anvers (S.W.) Wirth V54. Vierge de Diest New York, Metropolitan Museum (musée)54. Vierge de Diest New York, Metropolitan Museum (musée)

Tout le monde savait que l’un des rares sculpteurs parisiens du début du XIVe siècle tant soit peu documenté, Jean Pépin de Huy, était mosan comme son nom l’indique et venait donc de l’Empire. Autour de 1900, Louis Conrajod avait insisté sur l’apport des « franco-flamands » à la sculpture parisienne et leur attribuait l’apparition progressive du « réalisme » durant le XIVe siècle, en fait de la diversification des traits du visage et du refus de leur idéalisation qui mènent au portrait ressemblant[91]. Il a été largement suivi, ce qui entraîna en 1957 la protestation de Pierre Pradel[92]. Celui-ci remarqua avec raison que l’appellation de franco-flamand, voire de flamand, était totalement inappropriée, en particulier pour les Mosans. Puis il s’acharna à minimiser l’apport des gens du Nord, à commencer par Pépin de Huy. Son importance serait une illusion due à la conservation des comptes de Mahaut d’Artois dont c’était le sculpteur favori. De même, les portraits ressemblants de Jean de Liège étaient tout simplement dans l’air du temps. Bref, ces étrangers n’ont rien apporté au génie français. A sa suite, la recherche française, dominée par les conservateurs du Louvre, ne s’est plus intéressée à d’éventuels apports étrangers et a tout fait dériver de Paris.

C’est donc principalement à un Américain, William Forsyth, puis à un Belge, Robert Didier, qu’on doit aujourd’hui une meilleure connaissance de la sculpture mosane[93]. Ils ont progressivement défini un groupe important et inégal, celui des madones mosanes, à la tête duquel se trouvait un maître auquel on doit entre autres la Vierge de la cathédrale d’Anvers (ill. 53) et celle de Diest, datée de 1345 (New York, Metropolitan Museum, réf. 24.215; ill. 54). Mais le groupe comprend également une Vierge provenant de Pise (Berlin, Staatliche Museen, détruite) et une Annonciation restée au baptistère de Carrare, ce qui confirme le succès international que laissait supposer la présence de Pépin de Huy puis de Jean de Liège à Paris[94]. La génération précédente présente également un maître intéressant, celui de La Gleize, identifié par Didier. Malheureusement, ces œuvres ne sont pas datées en dehors de la Vierge de Diest. Aussi sérieuses soient-elles, les estimations de Didier restent forcément incertaines.

La recherche de la possible influence de ces maîtres en France dans la première moitié du siècle n’est pas facilitée par les phénomènes d’osmose. En fait, la sculpture mosane doit beaucoup à la française autour de 1300, peut-être à l’importation de statuettes d’ivoire comme le pense Didier[95]. A Paris, Pépin de Huy tend à se fondre dans le paysage. Nous avons vu combien la Vierge de Gosnay était tributaire des modèles français. Toutefois, nous avons aussi remarqué que son visage juvénile, presque mutin, la différenciait des autres, sauf d’une petite Vierge en marbre du Louvre (RF 579) qu’il faut certainement attribuer à ce sculpteur.

Comme la Vierge de Gosnay, le gisant de Robert d’Artois possède un visage juvénile et presque souriant qui change de la gravité imposée sous Philippe le Bel, tout comme son déhanchement. La diversification des types se poursuit à Paris dans un groupe d’œuvres depuis la fin des années 1320. Gerhard Schmidt, suivi par Michael Viktor Schwarz, a remarqué le visage disgracieux donné à Charles d’Anjou sur son gisant à Saint-Denis en 1326, mais aussi les traits vigoureux du comte Aymon sur le sien en l’église de Corbeil[96]. Le mendiant auquel saint Martin donne la moitié de son manteau sur un groupe sculpté de l’église abbatiale de Saint-Martin-aux-Bois (Oise), daté 1344, montre un type de visage que nous retrouverons chez les apôtres dans le relief dit de la Cène à Maubuisson qui représente en fait l’institution de l’eucharistie (ill. 57)[97]. A la suite de Gerhard Schmidt, il attribue ces œuvres à un Maître du comte Aymon de Corbeil, dépendant de l’art de Pépin de Huy. Il est évidemment impossible de dire si ce sculpteur vient également de Liège, mais il est clair qu’il s’intègre dans le courant mosan.

Gerhardt Schmidt oppose son Maître du comte Aymon à Pépin de Huy, considérant qu’ils représentent deux tendances opposées, mais Schwarz relève avec raison les points communs. En fait, il suffit de remarquer le même contraste à Maubuisson entre la « Cène » et l’ange (ill. 58) pour comprendre qu’il s’agit du même phénomène d’opposition des types, que l’un ne va pas sans l’autre. Si on compare le gisant de Robert d’Artois à celui d’Aymon en oubliant un instant l’expression des visages, on s’aperçoit qu’ils sont de la même main ou en tout cas de la même équipe.

Il existe une parenté étonnante entre la Vierge de l’église de Champdeuil en Seine-et-Marne (ill. 36) et celle de la cathédrale d’Anvers, qui a intrigué Françoise Baron[98]. La comparaison des deux œuvres montre clairement qu’elles reposent sur le même dessin, tant pour le déhanchement que pour le drapé du manteau. Elles ont en commun une particularité aussi rare en France qu’en pays mosan : le manteau qui repose sur l’avant-bras droit dégage totalement la robe sur l’épaule. Dans les deux cas, la Vierge et l’Enfant se regardent bien en face, ce qui referme le groupe. Il est arrivé qu’on s’en approche en France, surtout avec la Vierge de Jeanne d’Évreux, mais ce n’était déjà plus la tendance depuis la Vierge de Poissy, car le groupe répugne à exclure totalement le fidèle.

En même temps, les deux œuvres présentent des différences notables : l’une est en calcaire polychrome ; le visage plus rond de la Vierge d’Anvers respire le bonheur, l’autre l’inquiétude, tout en étant plus menu mais non moins gracieux. Françoise Baron fait dériver la Vierge d’Anvers de celle de Champdeuil, alors qu’elle considérait cette dernière comme isolée dans la production régionale et même française. Comme celle d’Anvers s’insère parfaitement dans la production mosane, cela indiquerait plutôt que le dessin de la Vierge d’Anvers a circulé en France et a permis que la Vierge de Champdeuil se dégage des conventions.

Pourtant, nous avons attribué au même artiste la Vierge d’Amboise. Or celle-ci ne repose pas sur le dessin de celle d’Anvers malgré son évidente parenté avec celle de Champdeuil. En fin de compte, une fois la Vierge de Champdeuil sortie de son isolement en France, il devient difficile de dire si elle imite celle d’Anvers ou le contraire. Notre connaissance de l’évolution stylistique n’est pas assez sûre pour garantir l’antériorité de l’une ou de l’autre. Robert Didier propose une date dans les années 1330 pour la Vierge d’Anvers. Celle de Champdeuil s’apparente davantage par sa qualité et sa spontanéité à des œuvres parisiennes de la décennie précédente qu’aux surenchères de la période suivante. Françoise Baron pourrait bien avoir eu raison de la croire antérieure. Une chose est sûre : l’emprunt s’est fait entre deux sculpteurs de premier plan.

On repère une ressemblance moins poussée entre la Vierge de Villers-Saint-Frambourg (Oise) et une Vierge du Musée des Beaux-Arts de Lille, appartenant au groupe des Vierge mosanes en marbre (ill. 55 et 56). Toutes deux sont des Vierges en train d’allaiter l’Enfant et lui prenant le pied. Le manteau en tablier est d’un drapé très semblable, bordé de deux chutes retenues sous les avant-bras qui lui donnent un évasement faisant penser à une jupe. Le procédé semble dériver des Vierges qui tiennent le pied de l’Enfant et que Françoise Baron a rassemblées sous le nom de groupe de Varennes, mais il est nettement plus prononcé. La Vierge de Villers est clairement française et il s’agit à nouveau de savoir laquelle imite l’autre. Cette fois, il est facile de répondre: la retenue du manteau par l’avant-bras droit est convaincante à Lille, tandis qu’à Villers, l’avant-bras situé trop bas et trop loin du corps ne parvient pas à faire croire qu’il retient le manteau. Selon toute vraisemblance, la seconde imite la première, directement ou par des médiations.


Wirth V55. Vierge de l'église de Villers-Saint-Frambourg (Poschadel)55. Vierge de l’église de Villers-Saint-Frambourg (Poschadel) Wirth V56. Vierge mosane, Lille, musée des Beaux-Arts (S.W.)56. Vierge mosane, Lille, musée des Beaux-Arts (S.W.)

Le retable de Maubuisson montre au plus haut point l’importance qu’a prise en France le courant mosan. Il revient à Françoise Baron d’avoir réuni les pièces éparses qu’il en reste et les documents disponibles pour proposer une restitution convaincante de son aspect[99]. Le retable fait partie de la commande faite en octobre 1340 par Jeanne d’Évreux de la chapelle Saint-Paul et Sainte-Catherine en l’abbaye de Maubuisson[100]. Jusque-là, on ne peut que la suivre avec admiration.

Dans le même article, elle confronte le retable à deux autres œuvres, le groupe de la Vierge à l’Enfant et de l’évêque Guy Baudet ainsi que la statue de saint Mammès, commandés à Evrard d’Orléans en 1341 pour la cathédrale de Langres. En rapprochant ces pièces, elle arrive à la conclusion qu’elles sont d’Évrard et qu’on a enfin des témoins de son style.

Comme on l’a dit et comme elle le savait, Évrard d’Orléans, connu comme peintre du roi, a été durant sa longue carrière une sorte d’intendant des Beaux-Arts au service du roi et de la cour, de sorte qu’il a beaucoup sous-traité, ce que montrent les comptes de Mahaut d’Artois. En outre, les critères sur lesquels Françoise Baron prétend l’identifier, comme l’absence du contour des ongles ou au contraire le souci du détail sont trop généraux pour emporter l’adhésion. Il suffit d’ailleurs de prendre en considération le drapé pour se demander si la Vierge et l’évêque sont de la même main. Surtout, les apôtres et les prophètes de Maubuisson possèdent des traits qu’on ne retrouve pas à Langres et qui mènent dans une tout autre direction.


Wirth V57. Retable de Maubuisson, l'Institution de l'eucharistie (SiefkinDR)

57. Retable de Maubuisson, l’Institution de l’eucharistie (SiefkinDR)

Il est en effet difficile de partager son enthousiasme pour le relief central du retable (ill. 57). Le Christ et les apôtres, tassés comme des sardines dans une boîte, surprennent par leur monotonie et leurs moues grincheuses. Les épaules étroites qui se chevauchent donnent le sentiment que les têtes barbues sont surdimensionnées, la faible profondeur du bloc de marbre n’arrangeant pas les choses. Cela veut clairement inciter à la dévotion, mais risque plutôt d’inspirer l’ennui. On s’étonne qu’on puisse créditer ce relief d' »exclure la monotonie ». Les six patriarches et prophètes qui flanquaient le relief sont un peu moins à l’étroit, tandis que l’ange aux burettes est juvénile et élégant (ill. 58). Qu’il s’agisse de l’élégance de l’ange, des épaules étroites ou des mines renfrognées des apôtres et des prophètes, il y a des points de comparaison évidents dans la sculpture mosane.

Plusieurs figures masculines ont en effet un physique comparable à celui des apôtres. On retrouve ce type de personnages bien serrés, l’épaule gauche de l’un cachant l’épaule droite de l’autre, sur l’un de deux groupes mosans en chêne à l’église Notre-Dame de Louviers (Eure), avec des traits masculins assez brutaux (ill. 59)[101]. Deux groupes sculptés de la Passion dans la collection du prince du Ligne, également très compacts, montrent la même anatomie masculine aux épaules étroites, tout comme un apôtre liégeois au musée d’art de l’Université du Michigan parmi bien d’autres exemples[102]. Par ailleurs, nous avons déjà rencontré le type de visage chez le Maître du comte Aymon, certainement un mosan installé à Paris. Enfin, l’ange aux burettes, si différent avec son visage gracieux, se rapproche des madones mosanes. Il contraste avec les figures d’hommes mûrs, ce qui est caractéristique de l’art mosan et tient à une volonté d’élargir la gamme expressive. C’est peut-être ce qui a plu à Jeanne d’Evreux chez le sculpteur du retable de Maubuisson, malgré sa relative médiocrité. Nous allons trouver un second indice de son intérêt pour les Mosans.


Wirth V58. Retable de Maubuisson, l'ange aux burettes, Paris, Louvre (Langopaso)58. Retable de Maubuisson, l’ange aux burettes, Paris, Louvre (Langopaso) Wirth V59. Groupe sculpté mosan en l'église Notre-Dame de Louviers (médiathèque du patrimoine)59. Groupe sculpté mosan en l’église Notre-Dame de Louviers (médiathèque du patrimoine)

La petite Vierge allaitant de Muneville-le-Bingard (Manche) fait partie des rares madones datées (ill. 60). L’inscription suivante se trouve en effet sur son socle: « Mestre Henri de Dompare, personne de Muneville, clerc reine Jeanne d’Evreux, donna ceste ymage et une chasuble de veluyau l’an 1343 »[103]. Louise Lefrançois-Pillion avait été à la fois troublée et séduite par l’originalité de l’œuvre[104]. Brigitte Béranger-Menand s’est d’abord demandé si elle n’était pas antérieure à sa donation, car elle correspond mal au style français de la période. Revenant sur le sujet, elle est bien plus hésitante, car elle a remarqué une étonnante parenté avec une Vierge conservée à la fondation Gulbenkian de Lisbonne que Françoise Baron a attribuée à Jean de Liège et supposé dater vers 1364 (ill. 61)[105]. Les deux remarques sont moins contradictoires qu’on le croirait, car la Vierge de Muneville entre mal dans la production française du milieu du siècle.


Wirth-V60.-Vierge-de-leglise-de-Muneville-mediatheque-du-patrimoine60. Vierge de l’église de Muneville (médiathèque du patrimoine) Wirth V61. Vierge à l'Enfant, Lisbonne, fondation Gulbenkian (musée)61. Vierge à l’Enfant, Lisbonne, fondation Gulbenkian (musée)

Le plus troublant reste l’évidente parenté avec la Vierge Gulbenkian. Les deux œuvres sont en marbre, les dimensions sont proches, respectivement 57 et 63 cm, les visages encore plus, ceux de l’Enfant quasiment identiques, plus proches encore l’un de l’autre qu’ils ne le sont de celui du gisant de Bonne de France (Anvers, Musée Mayer van den Bergh). Ce dernier étant attribué à Jean de Liège, il a entraîné l’attribution de la Vierge, confortée par le manteau tenu sous le coude, semblable à celui de Charles IV sur son gisant des entrailles, œuvre attestée de Jean[106]. L’Enfant est porté sur le bras droit, tandis que le manteau passe dans les deux cas sous les avant-bras et se resserre donc à la taille pour s’évaser comme une jupe jusqu’à la hauteur des genoux, comme sur une autre Vierge allaitant, celle du musée de Lille[107]. Non seulement la parenté est telle entre la Vierge de Muneville et celle de Lisbonne qu’on peut les donner au même sculpteur, mais encore qu’on s’étonne d’un écart de vingt et un ans.

Notons d’abord que l’attribution de la Vierge Gulbenkian à Jean de Liège ne fait pas l’unanimité. Elle ne figure pas dans l’article de Gerhard Schmidt, ce qui est normal puisqu’elle a été proposée plus tard, mais Michael Viktor Schwarz la rejette en observant qu’elle s’écarte de son style au profit d’une forte parenté avec les madones mosanes et préfère la donner à un suiveur du Liégeois[108]. Mais qu’en est-il des dates ? N’étant pas de grande taille, la Vierge de Muneville pourrait avoir été sculptée avant 1343 pour un usage privé, mais certainement pas plus tard, car l’inscription est certainement due au donateur et on voit mal pourquoi il aurait falsifié la date. Le cas de la Vierge Gulbenkian est différent, car 1364 n’est qu’une estimation fondée sur la ressemblance avec la tête de Bonne de France. Elle a été retrouvée à Paris, au faubourg Saint-Antoine où elle servait d’enseigne à un boulanger, et on suppose qu’elle provenait de l’église Saint-Antoine-des-Champs. Cette provenance est très probable, mais ne suffit pas à dater la Vierge, plus proche de celle de Muneville que de la tête de Bonne de France. Cela dit, nous n’avons aucune mention de Jean de Liège en France avant 1361, ni même ailleurs.

Deux indices suggèrent pourtant qu’il y a travaillé avant cette date. Son testament contient en effet un legs pour les ayant droit de la reine Jeanne de Boulogne, épouse de Jean le Bon morte en 1360, tandis qu’il lègue à ceux d’Elie Talmont, bourgeois de la Rochelle, « une ymage d’alebastre faite en manière d’un bourgoiz vestu et en houce »[109]. Or ce dernier personnage a été quatre fois maire de sa ville entre 1328 et 1343. Son nom disparaît ensuite et il ne semble pas avoir eu d’héritier mâle, encore moins du même prénom. Il n’est donc pas invraisemblable que Jeanne d’Evreux ait connu Jean de Liège dès 1343 et soit à l’origine de la commande de la Vierge de Muneville. Si c’est bien lui, la parenté incontestable de cette œuvre et de la Vierge Gulbenkian avec le maître des madones mosanes montre dans quel milieu il s’est formé et explique que son style ne soit pas encore celui de sa maturité. Cela dit, l’ange de l’Annonciation du Metropolitan Museum (17.190.390) et l’Évangéliste saint Jean du Musée de Cluny, que Gerhard Schmidt lui attribuent, conservent une animation qui rappelle encore ce maître[110]. Il faut donc reprendre le problème du rôle des liégeois et plus généralement des gens du Nord en France là où l’avait laissé Conrajod. Les liégeois ont une prédilection pour les Vierges en marbre et on peut se demander si Pépin de Huy n’a pas au moins contribué à les mettre à la mode en France. Mais ce n’est pas un point décisif, car, compte tenu de l’importance des tombes, et donc des « tombiers », cela se serait certainement produit sans lui.

Il en va différemment de la diversification des types. Chez le Maître des Madones mosanes, des hommes au visage marqué, sévère ou même brutal, contrastent avec les Vierges et les anges, gracieux et juvéniles, au point que nous avons pu attribuer à un sculpteur mosan le retable de Maubuisson. Cette dualité a été bien notée à Paris : « La combinaison d’anges et de prophètes, alors fréquente, correspond à la dualité profonde de l’art gothique international : la figure du vieillard barbu servant en quelque sorte de faire-valoir à celle, juvénile, de l’ange, où s’affirment le raffinement et l’élégance »[111]. Ce n’est pas du retable de Maubuisson qu’il s’agit ici, mais de l’art parisien vers 1400, soit soixante ans plus tard. Il serait difficile de trouver un meilleur démenti à la négation de l’influence mosane à Paris.



La domination du Nord

La seconde moitié du siècle est marquée à Paris par un destin artistique contrasté. Le règne de Jean le Bon (1350-1364) est un étiage attribuable aux malheurs de la guerre, à l’instabilité politique et à la peste. On ne repère aucune commande sculpturale de la cour. La situation se stabilise à la fin du règne grâce au dauphin Charles. Le règne de ce dernier (1364-1380), remarquable en tous points, voit la relance des grands chantiers, à commencer par le nouveau Louvre, mais sa mort et l’arrivée au pouvoir de Charles VI (1380-1422) ouvre une seconde période catastrophique. Il n’y a plus de grandes commandes à Paris. Seules l’enluminure et l’orfèvrerie semblent connaître un vrai éclat. En fait, les grands chantiers et les grands sculpteurs se sont déplacés vers les apanages, chez Jean de Berry, Louis d’Orléans et Philippe le Hardi. En ce qui concerne la production des madones qui datent manifestement de cette période, il serait téméraire de vouloir la localiser.

Après le milieu du siècle à Paris, lorsqu’il y a du travail, les sculpteurs des Flandres et du Hainaut s’ajoutent à ceux de la Meuse. Comme nous l’avons vu, les Mosans avaient commencé par se fondre dans le style existant, puis l’ont fait évoluer d’abord à peine, puis en se libérant de plus en plus. Deux points méritent particulièrement l’attention, l’évolution des physionomies et celle de la conduite du drapé.

Les traits gracieux, faisant contraste avec ces visages d’hommes mûrs et barbus aux traits accusés parfois jusqu’à la brutalité, se sont précisés dans les madones mosanes, des mères adolescentes et souples qui s’étaient débarrassées de la couronne et du sceptre. Une forte différenciation des types a remplacé l’idéalisation placide qui était restée longtemps dominante à Paris. Ce point nous paraît essentiel : la diversification des types et la recherche d’expressivités sont indispensables à l’adoption du portrait ressemblant, avec ce qu’il peut avoir de disgracieux.

Si on fait abstraction des hypothèses fumeuses sur la ressemblance des gisants antérieurs au règne de Charles V et sur l’utilisation peu probable de masques mortuaires, le premier portrait ressemblant connu en France est celui de Jean le Bon au musée du Louvre, un panneau peint en triste état. Le personnage n’étant pas couronné, il a dû être réalisé lorsqu’il était encore dauphin, sans doute peu avant 1350. Le phénomène est antérieur en Italie et semble remonter aux portraits de Boniface VIII. Le visage peu sympathique d’Enrico Scrovegni se rencontre ensuite dans sa chapelle à la fois sur la fresque du Jugement dernier de Giotto et sur sa statue orante. Autre œuvre de Giotto, le retable Stefaneschi, au Musée du Vatican, montre deux fois le donateur de profil, encore juvénile. Nous voyons ensuite Jacopo Stefaneschi vieillir dans le codex de saint Georges (Bibliothèque du Vatican, fol. 17r et 41r), puis sur le tympan de Notre-Dame-des Doms à Avignon, peint par Simone Martini. On peut donc se demander si le portrait de Jean le Bon n’est pas dû à un peintre italien passé à Avignon ou à un Français formé par les Italiens. Il s’agit encore d’une œuvre exceptionnelle en France.

Un article de Georgia Sommers Wright pose très bien le problème de l’apparition du portrait ressemblant, constatant les discontinuités dans son usage[112]. En Bohème, il apparaît au château de Karlstein sous l’empereur Charles IV, mais connaît une éclipse sous son successeur Venceslas. Elle en déduit qu’une des conditions de son existence est son acceptation par le commanditaire, évidente dans le cas de Charles IV en Bohème, mais aussi en France dans celui de Charles V qui l’a fait sculpter et peindre plusieurs fois de son vivant, alors qu’il n’était pas bel homme. Elle est également consciente que cette tâche nouvelle n’était pas facile pour les artistes, ce qui pose le problème de leur formation. Or, parmi ceux qui ont fait le portrait du roi, il y a le peintre brugeois Jean Bondol dans la Bible de Jean de Vaudetar qui nous donne son nom (La Haye, Musée Meermanno-Westreenianum, ms 10 B 23) et le sculpteur André Beauneveu, originaire de Valenciennes auquel il a commandé son tombeau de Saint-Denis en 1364[113]. Nous n’avons aucun portrait de Charles V qu’on puisse attribuer avec certitude à Jean de Liège. On a parlé à son propos de pseudo-portraits et il est possible que les gisants de Charles IV et de Jeanne d’Evreux en soient[114]. Mais c’est à lui qu’a été commandé en 1367 le gisant de Philippa de Hainaut à Westminster. La disparition de la taille et le visage bouffi de la reine qui était dans la cinquantaine font supposer qu’elle aimait la bonne chère et il serait étonnant que cette œuvre peu conventionnelle, mais parfaitement cohérente, ne soit pas un portrait ressemblant.

Sous Charles V, les trois seuls artistes dont on peut assurer qu’ils maîtrisaient le portrait ressemblant sont donc des gens du Nord n’appartenant pas au royaume. Si, dans le cas de Liège, on comprend comment la représentation de types physiques diversifiés y a conduit, on ne peut en dire autant de la Flandres et du Hainaut : trop d’œuvres ont été détruites pour que nous ayons une idée claire[115]. Mais les œuvres restantes d’André Beauneveu et la tapisserie de l’Apocalypse de Jean Bondol montrent qu’ils ont dû parcourir un chemin semblable.


Wirth V62. Vierge de Saint-Donatien de Bruges, Anvers, Musée Meyer van den Bergh (S.W.)

62. Vierge de Saint-Donatien de Bruges, Anvers, Musée Meyer van den Bergh (S.W.)

Si la conquête du portrait n’affecte pas directement les madones, il n’en va pas de même de la diversification des types. Celle-ci avait eu lieu bien avant (qu’on pense par exemple au maître de Naumburg), mais les Vierges françaises avaient conservé des visages idéalisés. Or on en trouve à présent qu’on aurait pu rencontrer dans la rue sans y faire attention, comme la Vierge de la collection Aynard due à André Beauneveu avec son visage rond au nez épais ou encore celle de Claus Sluter à la chartreuse de Champmol avec son double menton.

Une Vierge provenant de l’église Saint-Donatien à Bruges (Anvers, Musée Meyer van den Bergh; ill. 62) est encore plus révélatrice de la nouvelle tendance. Les visages pleins de la Vierge et de l’Enfant respirent une bonhommie et une jovialité qu’on ne leur avait encore jamais vues. Que le manteau dégage la poitrine est loin d’être une nouveauté, mais cela met en valeur une paire de seins bien ronds comme on n’en avait pas encore vus non plus: la Vierge est devenue femme.

L’évolution du drapé est moins perceptible dans un premier temps, car les formules inventées au début du siècle ont gardé une grande autorité. Les chutes de plis en tuyaux d’orgue partant des avant-bras existent toujours, mais elles sont de moins en moins développées depuis les madones mosanes, comme la Vierge Gulbenkian que nous attribuons à Jean de Liège, ou alors, comme celles de Diest ou de Lille, elles ne présentent plus rien de comparable.

De nombreux plis courbes ni profonds ni clairement hiérarchisés caractérisent les Vierges de Langres et du Huarte dans les années 1340. Au même moment, les Mosans tendent à en réduire la quantité, les brisent lorsqu’il y a lieu et les organisent autour d’un pli massif sur le ventre qui donne la ligne directrice. Il y a un gain évident de clarté qu’on retrouve une génération plus tard dans l’œuvre d’André Beauneveu.

Les attributions à Beauneveu ont été longtemps hésitantes, mais un noyau de trois œuvres paraît aujourd’hui hors de doute: le gisant de Charles V à Saint-Denis, la sainte Catherine de Courtrai et la Vierge de la collection Aynard[116]. On y retrouve la même clarté des formes avec un drapé légèrement plus lourd et mou, comme si le tissu du manteau était devenu plus épais. Les œuvres flamandes apparentées manifestent bien plus clairement la nouvelle tendance avec une silhouette qui s’élargit du fait de la masse de tissu, principalement dans le bas du corps. C’est évident sur la Vierge de l’église Saint-Just à Arbois et sur les deux Vierges de l’église de Hal. On parvient ainsi à une solide construction qui s’éloigne du modèle parisien même lorsqu’elle le suit par ailleurs, et rappelle davantage les Vierges lorraines.

La Vierge d’Arbois est significative du changement survenu (ill. 63)[117]. On peut situer assez précisément sa commande à Tournai vers 1375, soit environ trois ans après la sainte Catherine de Beauneveu. Elle a en effet été commandée par Philippe d’Arbois, évêque de Tournai de 1351 à sa mort en 1378, pour l’une des chapelles qu’il a fait construire en l’église Saint-Just. Elle assure la transition entre la sainte Catherine et la première Vierge de Hal, celle du portail sud. Sa provenance est attestée par la dépendance envers la Vierge des malades au portail occidental de la cathédrale de Tournai (ill. 64) laquelle dépend à son tour de la Vierge de Mainneville. En dehors du visage de la Vierge et de l’Enfant tout entier, refaits après avoir été victimes des protestants, elle en reprend en effet le dessin avec une modification de la partie inférieure. Le tablier est plus court et recouvre deux pans du manteau, l’un oblique, l’autre tombant du bras gauche presque jusqu’au sol. Cette modification du modèle se retrouve approximativement sur le reliquaire de Philippe V et de Jeanne de Bourgogne à Séville qu’on peut dater entre 1316 et 1322 (ill. 21) et la Vierge des malades pourrait en être à peu près contemporaine. Tournai étant linguistiquement, économiquement et politiquement lié à la France, cela n’a rien d’étonnant, pas plus que le retour en France de son dessin.


Wirth V63. Vierge de l'église Saint-Just d'Arbois (médiathèque du patrimoine)63. Vierge de l’église Saint-Just d’Arbois (médiathèque du patrimoine) Wirth V64. Vierge des malades de la cathédrale de Tournai (Institut du patrimoine)64. Vierge des malades de la cathédrale de Tournai (Institut du patrimoine)

Déjà en effet deux œuvres bourguignonnes difficiles à dater, mais clairement antérieures à la Vierge d’Arbois semblent dépendre de celle de Tournai : les Vierges déjà évoquées de Châteauneuf (Côte-d’Or; ill. 52) et de Villevallier (Yonne). On y retrouve en effet assez exactement le dessin du bas du tablier et du manteau. Si l’élargissement du bas du corps est déjà perceptible à Tournai, il s’amplifie cette fois comme sur les Vierges lorraines et tourne nettement le dos aux habitudes parisiennes. Nous retrouverons tous ces traits vers 1375 sur la Vierge d’Arbois, puis sur la Vierge du portail sud de Hal, près de Tournai. Il s’agit clairement d’un développement qui se produit à l’écart du style parisien.

L’étape suivante est la renonciation totale à la faible profondeur des Vierges antérieures, qui n’occupent vraiment que deux dimensions, au profit d’une véritable tridimensionnalité. Deux témoignages brugeois de cette révolution se situent à son début : la Vierge de Saint-Donatien déjà citée et les consoles de l’hôtel de ville (Bruges, Musée Gruuthuse), auxquelles le même maître semble avoir travaillé[118]. La Vierge de Saint-Donatien donne l’impression d’occuper tout l’espace, mais, vue de profil, elle reste encore assez figée, tout comme la Vierge d’Arbois. En revanche, sur la console qui représente un couple d’amoureux, la torsion vigoureuse du personnage masculin occupe complètement les trois dimensions de l’espace, ce que les Vierges se mettront à leur tour à faire dès la décennie suivante. Or nous savons que l’hôtel de ville a été construit de 1376 à 1379. A cette date, il serait difficile de trouver un précédent dans la sculpture française.

L’élargissement et l’épaississement des plis aboutissent au retour d’une sorte de block style. Le néerlandais Claus Sluter en donne la formulation la plus impressionnante à partir de 1389 au portail de la Chartreuse de Champmol. Il réhabilite les plis en tuyaux d’orgue, mais plus déchiquetés, contrastant avec les grands plis obliques partant de l’Enfant. Au Puits de Moïse de la même chartreuse, les trognes des prophètes font contrepoint au drapé. Contrairement à la sculpture lorraine qui conservait des ingrédients du block style, la sculpture française avait pris progressivement la direction contraire dans la seconde moitié du XIIIe siècle et avait abouti à un style de plus en plus précieux, parfois même mièvre, durant le siècle suivant. La réaction était encore timide chez Beauneveu : elle est désormais violente, durable et assez générale.

Pour les Vierges de la période en France, nous ne possédons pratiquement ni de véritables repères chronologiques, ni d’indications sur la provenance des sculpteurs. Mais il est clair qu’elles participent au renouvellement. L’une des plus représentatives est celle de l’église Notre-Dame de Taverny (Seine-et-Oise) (ill. 65). Sa silhouette gracile et souple est emmitouflée dans un énorme manteau aux plis démesurés. Mais la torsion du corps est bien visible, soulignée par l’inclinaison de la tête vers l’Enfant et le geste de la main droite qui guide la chute du drapé.


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Wirth V65. Vierge de l'église de Taverny (S.W.)

65. Vierge de l’église de Taverny (S.W.)

On retrouve les mêmes tendances sur plusieurs Vierges remarquables de la fin du XIVe siècle, comme la Vierge de l’église Saint-Laurent à Auzon (Haute-Loire), la Vierge allaitant de l’abbaye de Royaumont (Val-d’Oise), ou la Vierge assise du musée d’art de Cleveland (Inv. 70.13)[119]. Dans le cas de la Vierge allaitant du Louvre (RF 2333), nous avons une provenance amiénoise confirmée par l’origine du calcaire[120]. Pour les autres, on relève une tendance assez mécanique à les attribuer à l’Île-de-France, mais il est plus raisonnable de considérer que nous n’avons aucune idée de l’origine des artistes. Du point de vue du style, Schwarz fait dériver la torsion du corps des statues de la Grande Salle du palais de Poitiers, probablement l’œuvre de Guy de Dammartin au service du duc de Berry[121]. Cette filiation est probable et n’implique en rien une domiciliation parisienne des sculpteurs.

Comme l’ont montré Robert Didier et Roland Recht, de telles œuvres sont comparables aux Belles Madones germaniques qui présentent le même contraste entre l’élégance corporelle de la Vierge et l’exubérance du drapé, mais la relation entre les deux milieux n’est ni très étroite ni très claire. Elle semble surtout liée au souvenir de commandes françaises bien antérieures. Quoi qu’il en soit, le rôle important que joue encore la France est certainement dû au mécénat des apanagistes et aux artistes qu’ils ont cherchés là où ils se trouvaient, les grands sculpteurs que nous savons d’origine française, comme Guy de Dammartin, étant minoritaires.

Avec la diversification des types physionomiques et l’apparition du portrait ressemblant, la conduite excentrique du drapé donne son allure à l’art de la fin du siècle et mène au suivant. Avec ses disciples, Sluter l’impose dans une grande partie de la France actuelle. En peinture, on trouve à Champmol le brabançon Henri Bellechose, et Jean Malouel, originaire de la Gueldre comme ses neveux les frères Limbourg. Leur art est bien plus gracieux et inaugure l’autre face du XVe siècle. Une nouvelle époque artistique s’est ouverte sous l’impulsion des artistes du Nord.



Conclusion

En fin de compte, le XIVe siècle que nous avons parcouru a une vingtaine d’années d’avance sur le calendrier : il va approximativement de 1280 à 1380. Le moment de loin le plus inventif correspond approximativement au règne de Philippe le Bel. Ce n’est pas propre au royaume, car il en va de même ailleurs, comme en Lorraine, pour ne rien dire du lac de Constance et de l’Italie de Giotto. En ce qui concerne la France, le roi et son entourage immédiat jouent un rôle décisif, en assurant le rôle dominant de Paris et en commandant les œuvres qui serviront longtemps de modèles. L’ambiance particulière de la cour produit des Vierges majestueuses et distantes qui ne sourient plus, somptueusement vêtues, mais évitant d’exhiber d’autres bijoux que la couronne. Tout en s’inspirant de ces modèles, les sculpteurs des décennies suivantes atténueront leur sévérité.

La rapidité du changement stylistique n’a pas toujours été perçue, du fait de la tendance à diluer la chronologie. Les Vierges de Mainneville et d’Écouis étaient pourtant suffisamment documentées pour donner un bon jalon. Non moins importante, celle de Poissy était soupçonnée à tort d’être un faux. Faute de comprendre combien les modèles du début du siècle avaient conservé de prestige, il pouvait paraître normal de dater la Vierge de Mainneville par rapport à celle de Jeanne d’Évreux. Tout le monde n’était pas tombé dans le piège, mais l’influence de cette œuvre restait sous-estimée.

Une fois admise la rapidité du changement, il faut constater que les décennies suivantes n’apportent guère que des inflexions, des incrustations de verroterie dans les bordures, souvent un déhanchement plus affirmé, plus généralement l’amincissement des plis du manteau et leur multiplication dans les chutes latérales. Le répertoire de motifs iconographiques reste inchangé, mais on en explore toutes les combinaisons possibles. Passé le milieu du siècle, il devient difficile de trouver un développement original des Vierges parisiennes dont l’origine ne soit pas étrangère.

Le développement indépendant de la sculpture lorraine est remarquablement parallèle. La date probable de la Vierge de Châtenois s’accorde avec la présence d’un sculpteur lorrain ou influencé par la Lorraine à Carcassonne pour indiquer que le nouveau style était acquis dès la fin du XIIIe siècle et ne s’était guère renouvelé, sinon parfois dans une direction plus sentimentale. La tentative de faire dépendre la sculpture lorraine d’un foyer burgondo-champenois qu’elle avait en fait inspiré avait empêché de percevoir sa précocité. Il est plus difficile de comprendre la suite. Surtout, on se demande ce qui s’est passé après les troubles du milieu du siècle. Une production de qualité ne réapparaît qu’à la fin du siècle. Entretemps, les mêmes formules semblent avoir persisté, simplement alourdies. C’est peut-être ce qui se serait passé à Paris, si la forte demande n’avait attiré des sculpteurs étrangers.

Récemment conquis par la France, le Languedoc se dote d’une véritable sculpture gothique de la fin du XIIIe siècle au milieu du XIVe siècle. Entretemps la peinture italienne avait déjà pénétré et elle avait infléchi le style des sculpteurs, ce qui a permis un développement original au lieu de la répétition des formules acquises. Mais la veine se tarit rapidement là-aussi avec des imitations de plus en plus faibles des chefs-d’œuvre.

Les sculpteurs du Nord, à commencer par les Mosans, s’installèrent à Paris en nombre croissant, se fondant d’abord dans le style de cour, avant de l’infléchir et d’imposer les nouvelles formules de chez eux. Passé le milieu du siècle, qu’on parle de Vierges ou de tombeaux, les rares sculpteurs dont nous connaissons les noms sont pour la plupart venus de là.



Bibliographie

 

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Notes

  1. Baron 2001, encart p. 191.
  2. Guillaume Durand, Rationale divinorum officiorum, l. I, ch. 3, § 6.
  3. Régnier 1913.
  4. Lefrançois-Pillion 1935.
  5. Salet 1938; Les fastes du gothique, p. 84.
  6. Baron 2006; Chefs-d’œuvre du Gothique en Normandie, p. 101-109; L’art au temps des rois maudits, p. 103 et ss.
  7. Régnier 1913, p. 403 et s.
  8. C’est l’occasion de remercier chaleureusement Madame et Monsieur Patrick Trancart pour l’accès à ces œuvres, leurs informations et leur amabilité.
  9. Régnier 1913, p. 387.
  10. Suckale 1971, p. 181; Schwarz 1986, p. 50; Béranger-Menand 2004, t. 1, p. 144.
  11. Les grandes chroniques de France, t. 5, p. 209 (1314): Philippe le Bel « fist faire à Paris par Enguerran son coadjuteur et gouverneur de son royaume un neuf palais de merveilleuse et coustable euvre, le plus très bel que nul, si comme nous creons en France, oncques véist ». La réfection du palais est déjà mentionnée p. 199 à la date de 1313.
  12. Id., p. 216: « Que de la pierre de Vernon il fist mener quatre mil pierres à Escouies, et cinquante-deux images chacune du prix de quarante livres ».
  13. Rita Van Dooren, curatrice du musée, m’a donné accès à l’œuvre et à son dossier. Je l’en remercie vivement.
  14. Salet 1970.
  15. Les fastes du gothique, p. 67.
  16. Bloch 1977.
  17. Comme l’a bien vu Tomasi 2017, remarquant au passage la tendance de certains à prendre trop vite les pièces pour des faux.
  18. Molinier 1896-1902, t. 2, p. 190. La mention légèrement inexacte est celle de l' »abbaye » de Poissy.
  19. Didier, 1970.
  20. Suckale 1971; Kaiser Karl IV, n° 9.5, p. 426 et s (Markus Hörsch).
  21. Schmidt 1971 fait à tort de la formule une nouveauté influente de Pépin de Huy.
  22. Mes remerciements à Mme Florence Caillet pour avoir pu l’observer attentivement.
  23. Mes remerciements à Damien Berné qui a attiré mon attention sur elle et m’a permis de l’examiner dans une réserve du musée.
  24. Brown 2013.
  25. Salet 1938; Chefs-d’œuvre du Gothique en Normandie, n° 11, p. 146.
  26. Elle parle plus exactement d’une œuvre d’Île-de-France, mais on peut se demander si ce qu’on appelle ainsi n’est pas simplement la production des sculpteurs installés à Paris, quelle que soit leur origine. Il serait en effet étonnant que les sculpteurs se dispersent dans les bourgades environnantes: ils ont plutôt tendance à habiter le même quartier.
  27. Trésors sacrés, trésors cachés, n° 66, p. 170 et n° 69, p. 176.
  28. L’art au temps des rois maudits, n° 57, p. 110 (Françoise Baron); Béranger-Menand 2004, t. 2, p. 315 et ss. L’une et l’autre considèrent l’œuvre comme normande. La parenté surprenante avec la Vierge de Fontenay paraît difficilement compréhensible dans cette hypothèse et, après avoir découvert son emplacement d’origine, on a peut-être exclu trop vite une production parisienne.
  29. Huard 1938.
  30. Forsyth 1970.
  31. Didier 1993.
  32. Ce que suggère la consultation de la base des ivoires gothiques mise en ligne par l’Institut Courtauld.
  33. Tilman Riemenschneider, n° 19, p. 239 et ss.
  34. Nous faisons ces remarques sur un nombre insuffisant d’observations : le dos des Vierges est généralement inaccessible lorsque les œuvres sont sur place, tandis que leurs photographies sont rares, y compris pour celles que conservent les musées.
  35. Certains dessins de Villard sont certainement des inventions, tandis que d’autres modernisent des œuvres existantes. Cf. Wirth 2015, passim.
  36. Lalou 1989.
  37. Vidier 1903, p. 285.
  38. Wirth et alii 2008, p. 355.
  39. Suckale 2002 et 2013.
  40. Wirth 2013, p. 73-94.
  41. L’art au temps des rois maudits, n° 151, p. 228 et ss.
  42. Baron 1975 et 1971a; Bordier 1865.
  43. Pradel 1969 (article médiocre); Les journaux du Trésor de Charles IV, col. 1658 et s. et Les journaux du Trésor de Philippe VI, p. 32.
  44. Dehaisnes 1886, p. 280.
  45. Erlande-Brandenburg 1975, p. 112.
  46. Dehaisnes 1886, p. 198, 215 es s., 231.
  47. Les fastes du gothique, n° 25, p. 79 et ss.
  48. Baron 1971b.
  49. Les fastes du gothique, n° 31, p. 87 et s.: « La Vierge de Langres, œuvre de vieillesse, sinon œuvre d’atelier… »
  50. Les fastes du gothique, p. 113; Dieulafoy 1908, p. 59: An(no) D(omi)ni MCCCXL°IX fecit Martinus Duardi mercator de Pampelone transferre hanc imaginem de villa Parisien(si) in ecclesiam ista(m) et dedit illa(m) in honore Beate Mariae Virginis. Orate pro eo.
  51. Suckale 2013, p. 38.
  52. Mâle 1925, p. 3 et ss.
  53. Gardner 1987.
  54. McNamer 2009.
  55. Lefrançois-Pillion 1935, p. 214.
  56. Wirth 2013, p. 93-118.
  57. Perdrizet 1907.
  58. Laurentin 1952.
  59. D’excellents exemples dans Dehaisnes 1886, en particulier le tombeau de Guillaume Catel en 1325, p. 261 et ss, et celui qu’a commandé Béatrice de Louvain en 1339, p. 330 et ss.
  60. Dehaisnes 1886, p. 263.
  61. Ronot 1933, p. 193-204. Il s’agit de la Vierge en marbre de la cathédrale de Langres, mais le mot « albâtre » est utilisé indifféremment pour l’albâtre et le marbre dans les textes du XIVe siècle.
  62. Dehaisnes 1886, p. 272.
  63. Trésors sacrés, trésors cachés, nos 64 à 70.
  64. Chefs-d’œuvre du gothique en Normandie, nos 16 et 17, p. 150 et ss.
  65. Fiche médiocre sur le site du patrimoine. Indications sommaires mais utiles dans une brochure locale sur l’église: https://soisysurecole.fr/fr/rb/569246/leglise-saint-aignan.
  66. Pradalier-Schlumberger 1998.
  67. Kimpel et Suckale 1973.
  68. Wirth 2017, p. 111 et ss, 137 et ss.
  69. En dernier lieu, Toulouse 1300-1400, p. 162 et ss.
  70. Perdrizet 1907; Forsyth 1936; Schmoll, 1970 et 2005.
  71. L’art au temps des rois maudits, n° 67, p. 121; Figures de madone, n° 3, p. 28 et ss; Schmoll 2005, n° 136, p. 209 et s.
  72. Simon 1923.
  73. Dans un billet hébergé sur le site internet BLeLorraine, tenu par Thomas Riboulet. Je les remercie tous deux pour leur aimable collaboration.
  74. Archives départementales des Vosges, Série h clergé régulier avant 1790, réf 6 h prieuré Saint-Pierre de Châtenois, liasse VI H 31.
  75. Panofsky 1924, t. 1, p. 169 et ss.
  76. Schmoll 2005, n° 146, p. 232, suivi par Schwarz 1986, p. 71.
  77. Schmoll 2005, n° 116, p. 174, date la pièce du milieu du XIVe siècle, alors que rien n’indique une date postérieure à 1300. Anne Adrian, conservatrice du musée, m’a fait part d’incertitudes concernant l’origine de la pièce et je l’en remercie.
  78. Quarré 1968.
  79. Schmoll 2005; Schmoll 1993-1994.
  80. Sur le personnage, Bautier 1944; néanmoins, Quarré et Schmoll fixent sa mort en 1306 précisément.
  81. Brigitte Kurmann-Schwarz 2007.
  82. Schmoll 2005.
  83. Quarré 1968.
  84. Baron 2001
  85. Anderlini 2014, p. 121 et ss.
  86. Forsyth 1939.
  87. Schmoll 2005, n° 348, p. 519 et n° 350, p. 523.
  88. Schmoll 1970.
  89. Schmoll 1993-1994.
  90. Schmoll 2005, n° 3, p. 43, n° 6, p. 47 et n° 13, p. 54.
  91. Conrajod 1903, passim.
  92. Pradel 1957.
  93. Forsyth 1968; Didier 1993a et b; Rhin-Meuse, p. 358 et ss; Schwarz 1986, p. 74 et s.
  94. Notons au passage une étrange particularité iconographique des Vierges d’Anvers et de Pise: le pied gauche est nu, alors que les pieds de la Vierge sont toujours décemment chaussés avant la Renaissance.
  95. Didier 1993a.
  96. Schmidt 1971a; Schwarz 1986, p. 106 et ss.
  97. Comme l’a vu Tomasi 2012, On chercherait en vain Judas, tandis que saint Paul fait pendant à saint Pierre. Il s’agit d’une représentation symbolique de l’institution de l’eucharistie.
  98. Trésors sacrés, trésors cachés, n° 65, p. 168; je remercie Madame Valérie Levillain qui m’a ouvert l’église et permis un examen attentif de l’œuvre.
  99. Baron 1971b. On conserve de ce retable de marbre le relief dit de la Cène, aujourd’hui en l’église parisienne Saint-Joseph des Carmes, une statue d’ange tenant des burettes, trois reliefs représentant la communion de saint Denis et six prophètes, tous au musée du Louvre. On a perdu les statues d’un second ange tenant des parfums, de Jeanne d’Évreux, de Charles IV et de leurs filles Marie et Blanche présentés par saint Paul et sainte Catherine, ainsi que les probables marbres d’encadrement.
  100. Dutilleux et Depoint 1882, p. 24 et 236 et s.
  101. Didier 1993b, ill. 29, p. 21.
  102. Didier 1993b, ill.71a, 71c et 74, p. 45 et ss.
  103. Béranger-Menand 2004, t. 1, p. 30, t. 2, p. 234 et ss; Chefs-d’œuvre du gothique en Normandie, n° 12, p. 146 et s. Le seul toponyme qui ressemble à « Dompare » est Dompaire (Vosges). Le clerc de Jeanne d’Evreux serait-il originaire de là?
  104. Lefrançois-Pillion 1935.
  105. L’art au temps des rois maudits, n° 66, p. 117 et s.
  106. L’art au temps des rois maudits, n° 65, p. 116 et s.
  107. Rhin-Meuse, n° O13, p. 384 (R. Didier).
  108. Schmidt 1971b; Schwarz 1986, p. 131 et ss.
  109. Vidier 1903, p. 287.
  110. Schmidt 1971b.
  111. Paris 1400, p. 367 et s. (Elisabeth Antoine).
  112. Sommers Wright 2000, p. 117-134. L’article est excellent, mais on comprend mal pourquoi elle se contente, dans les cas de Scrovegni et de Stefaneschi d’une simple allusion dans les notes 25 et 35.
  113. Delisle 1874, n° 109 et 144.
  114. Heinrichs-Schreiber 1997, p. 92, à la suite de Schwarz 1986, p. 137.
  115. Pour la Flandre, cf. Didier 2009.
  116. Nash et alii 2007.
  117. Didier, Henss, Schmoll 1970.
  118. Die Parler und der schöne Stil, t. 1, p. 81 et ss; Didier et Recht 1980.
  119. Paris 1400, nos 212 et 214, p.334 et ss; Schwarz 1986, p. 212 et ss.
  120. Paris 1400, n° 209, p. 332 et s.
  121. Schwarz 1986, p. 213.

Les Adorations au désert de Filippo Lippi

9 janvier 2025

Il est rare que naisse une nouvelle formule iconographique, et il est encore plus rare qu’on puisse suivre cette naissance avec précision. L’invention des Adorations au désert par Filippo Lippi, entre 1450 et 1460, a fait l’objet de plusieurs études. Mais comme les vernis accumulés par trop de restaurations, la question a fini par être obscurcie par les couches d’érudition discordantes accumulées par les spécialistes.

Une littérature copieuse

L’oeuvre la plus complexe de la série, l’Adoration au désert de la Chapelle des Mages, a intrigué les historiens d’art depuis une centaine d’années, et fait l’objet d’une littérature abondante. Ceux qui ont étudié la série complète sont bien moins nombreux. Il s’agit en tout premier de Jeffrey Ruda dans le chapitre VI, « The wilderness adoration », de son étude pionnière de 1999 [1]. La même année, Megan Holmes [2] est parvenu à une chronologie similaire, en s’intéressant plus spécifiquement aux influences carmélites sur l’art de Filippo Lippi. En 2013, Giulia Puma [3] a analysé les mêmes oeuvres en rapport avec le littérature érémitique italienne, ce qui conduit à diluer quelque peu leur originalité iconographique. Plus récemment, en 2017, Stefanie Solum [4] a consacré un livre entier à l’analyse des innovations dans le panneau de la Chapelle des Mages, qui s’expliqueraient selon elle par le patronage, jusqu’alors méconnu ou nié, de Lucrezia Tornabuoni [5].

Toutes ces études très méritantes sont au service d’une thèse : elles ont donc tendance à mettre en exergue certains points, et à en passer d’autres sous silence. Cet article ne prétend pas résoudre les questions en suspens, mais présenter chronologiquement l’ensemble du dossier, en corrigeant au passage quelques erreurs bien installées. En revenant ainsi à l’essentiel, on distinguera mieux les idées véritablement originales qui sont à la source de cette iconographie, plus quelques trouvailles géniales de Lippi qui sont passées à peu près inaperçues.



Prologue : l’Adoration des Mages (1435-55)

1445 ca Fra angelico et Fra_Filippo_Lippi_-_Adoration_of_the_Magi_NGAAdoration des Mages
Fra Angelico et Fra Filippo Lippi, vers 1445, NGA

Cette composition complexe est mystérieuse dans ses origines : probablement commandée par un membre de la famille Médicis, elle est attribuée à Fra Angelico dans l’inventaire de la collection de Laurent le Magnifique, après sa mort en 1492. Mais les spécialistes la donnent aujourd’hui à Filippo Lippi, tout en postulant une longue période de réalisation qui expliquerait les disparités de style (voir [1] , p 210 et [1a] , p 316).

Certains éléments se justifient par leur valeur symbolique : le paon, de taille géante par rapport à l’âne et au boeuf, s’impose sur le toit de la crèche comme emblème de la Résurrection (à cause de sa chair qu’on disait incorruptible) ; le couple de faisans participe peut être de la même symbolique.

D’autres points restent mystérieux :

  • les cinq jeunes garçons presque nus perchés sur la gauche pourraient évoquer des baptisés (le jour du Baptême du Christ coïncide avec la fête de l’Epiphanie) mais on comprend mal, alors, l’absence de tout point d’eau ;
  • les trois jeunes gens en tunique grège, qui encadrent Joseph – des bergers selon Ruda ( [1a], p 201) : deux sont perchés sur la plateforme rocheuse et le troisième descend par une crevasse du terrain en lui emboitant le pas et en imitant ses gestes : il tient de la main gauche un objet effacé qui aurait peut être expliqué cet étonnante mimétisme.

Ce qui nous intéresse ici est la topographie des lieux : il s’agit d’une des premières Nativités qui oppose aussi clairement la crèche rustique, posée sur deux troncs juste étêtés, et le palais de David, majestueux mais en ruine. La crèche où a eu lieu la naissance n’est plus occupée que par le boeuf et l’âne de Joseph, rejoints par les chevaux des dignitaires qui viennent tout juste d’arriver à l’étable, soignés par des palefreniers. La rencontre a lieu sur un pré fleuri en contrebas, entre les trois Rois aux auréoles constituées de pointillés dorés, et la Sainte famille, aux trois auréoles pleines. Venant de Jérusalem, la caravane des Rois descend à droite en longeant les remparts de Bethléem, contourne le palais de David et se déverse par la grande arche.



1445 ca Fra angelico et Fra_Filippo_Lippi_-_Adoration_of_the_Magi_NGA detail
Treize jours auparavant, venant de Nazareth, la Sainte Famille a traversé la même arche, comme ces voyageurs solitaires que l’on devine dans le désert.



1445 ca Fra angelico et Fra_Filippo_Lippi_-_Adoration_of_the_Magi_NGA detail gens de Bethleem
La porte de Bethléem, qui leur était fermée, laisse maintenant sortir des habitants, hommes, femmes et enfants, dont certains s’agenouillent, impressionnés par l’importance du cortège.

On retiendra quelques parti-pris que nous retrouverons par la suite :

  • placage d’éléments purement symboliques (le paon) ;
  • soin accordé à la topographie : c’est la situation particulière de la crèche, lieu de rencontre mais hors de la ville, qui fait de la composition un précurseur des Adorations au désert ;
  • épuration des éléments anecdotiques : Joseph n’a aucun de ses accessoires habituels, les Rois n’ont pas de couronne et n’apportent pas de cadeaux somptueux, mis à part une unique carafe.



1445 ca Fra angelico et Fra_Filippo_Lippi_-_Adoration_of_the_Magi_NGA grenade
Ils se contentent de rendre hommage au Roi des Rois qui, comme symbole de la Chrétienté en devenir, a posé à côté de lui une grenade dont on devine les graines.



L’Adoration d’Annalena (1450-55)

1455 ca Filippo_lippi Pala Annalena_adorazione_del_bambino_coi_ss._giuseppe,_girolamo,_ilarione_e_maria_maddalena,Uffizi

Adoration d’Annalena, Filippo Lippi, 1450-55, Offices, Florence

Ce panneau a probablement été commandé par Anna Elena Malatesta pour le couvent des dominicaines de San Vincenzo Ferrer à Florence. C’est la première des trois oeuvres que Jeffrey Ruda a fait rentrer dans sa catégorie « Adoration au désert« , bien que plusieurs traits la rattachent encore à une Nativité : animaux, crèche et palais de David.


Une Nativité épurée

Les tendances qui se révélaient dans le tondo de l’Adoration des Mages se retrouvent ici poussées un cran plus loin :

  • le ville de Bethléem a complètement disparu ;
  • un pré fleuri au premier plan isole la Sainte Famille ;
  • la crèche ne sert toujours qu’à héberger le boeuf et l’âne, éloignés de l’Enfant par une barrière rocheuse ;
  • marginalisés à l’arrière-plan derrière un second mur de pierre, les bergers ne voient que la crèche vide.

Ainsi la crèche, les animaux et les bergers ne participent pas à l’action, et ne semblent conservés qu’à regret, comme des éléments obligés réduits à la portion congrue. Seuls les deux troncs qui portent le toit participent à la composition, en formant  portique devant la colonnade qui fait de la forêt une sorte de temple antique.



1455 ca Filippo_lippi Pala Annalena_adorazione_del_bambino_coi_ss._giuseppe,_girolamo,_ilarione_e_maria_maddalena,Uffizi schema1
Les bases de ces deux troncs (ligne rouge) ne sont pas en accord avec le point de fuite qui régit l’escalier (lignes jaunes), de sorte que la crèche dans son ensemble constitue une sorte d’architecture impossible. Le muret avant, parallèle au plan du tableau, se casse en oblique derrière Joseph en passant devant un arbre nain (ovale rouge). Une autre discordance de taille se voit derrière Marie, avec deux arbres morts, l’un dressé et l’autre cassé, de taille encore plus réduite :

1455 ca Filippo_lippi Pala Annalena_adorazione_del_bambino_coi_ss._giuseppe,_girolamo,_ilarione_e_maria_maddalena,Uffizi detail sainte

Si l’on se concentre sur cette partie, on a l’impression que le bas du mur du palais de David se transforme en une falaise rocheuse, derrière laquelle apparaît une Sainte de taille géante.

Cet abandon de la perspective centrale est un archaïsme délibéré : tout comme dans le tondo de l’Adoration des Mages, Lippi n’a pas pour intention de créer une réalité virtuelle optiquement réaliste, mais une topographie dans laquelle il va disposer ses personnages selon une logique symbolique.

Comme le note Stefanie Solum ( [4a] p 205) :

Dans l’Adoration du Palazzo Medici et dans les autres panneaux  » au Désert » peints vers la fin de sa carrière, Filippo s’éloigne manifestement de la construction perspective traditionnelle… Cette démarche ne doit pas être interprétée comme dénuée de sens, mais plutôt comme un nouveau mode expérimental par lequel Filippo a retravaillé les prérogatives et les objectifs de la construction perspective afin de produire certaines de ses images les plus complexes et les plus provocantes.


Une Adoration en gestation

1424 Meister_Francke_Adoraion Thomas altar Hambourg KunsthallePanneau du retable de Thomas Beckett
Maître Francke, 1424, Kunsthalle, Hambourg

Dans les écoles du Nord, les Nativités influencées par la vision de Sainte Brigitte de Suède représentent l’accouchement de Marie, en robe blanche, les bras levés au ciel tandis que l’Enfant se retrouve miraculeusement sur le sol, auréolé de lumière (voir 3 Fils de Vierge). Dans ce moment surnaturel, Joseph laisse la place à Dieu le Père. Maître Francke a conservé les autres détails obligés : la crèche (ici une simple grotte), les animaux, les bergers et les anges.



1455 ca Filippo_lippi Pala Annalena_adorazione_del_bambino_coi_ss._giuseppe,_girolamo,_ilarione_e_maria_maddalena,Uffizi detail ernfant
Pour son premier essai d’une Nativité sur le sol, Lippi répugne au contact direct avec l’herbe, fut-elle fleurie : il dépose le bébé sur un fagot, côté Joseph, et sur la robe, côté Marie.

L’Enfant ne rayonne pas, mais la lumière divine est néanmoins présente, sous une forme si discrète qu’elle a échappé aux commentateurs :

1455 ca Filippo_lippi Pala Annalena_adorazione_del_bambino_coi_ss._giuseppe,_girolamo,_ilarione_e_maria_maddalena,Uffizi schema2
Partant des anges latéraux en position recto-verso (sur cette formule développée à Florence par Lippi, voir 2 Les figure come fratelli : en Majesté), deux rayons de lumière frappent les saints ermites. Traversant les nuages sous le trio d’anges central, des rayons laissent place, plus bas, à une sorte de flammèche formée de pointillés dorés, qui descend vers la tête de l’Enfant (traits jaunes)

On remarquera que, par leur posture, le Saint et la Sainte font écho aux deux parents (flèche bleue et flèche rose).


Saint Jérôme

1455 ca Filippo_lippi Pala Annalena_adorazione_del_bambino_coi_ss._giuseppe,_girolamo,_ilarione_e_maria_maddalena,Uffizi detail jerome

Saint Jérôme est identifiable par trois de ses attributs habituels : le chapeau de cardinal, le crucifix, et le caillou dont il se frappe la poitrine pour se mortifier. Le lion en revanche est absent, sans doute pour ne pas faire concurrence aux deux animaux de la crèche. La présence de Jérôme dans une Nativité est une innovation iconographique : le seul lien lointain étant que, selon la tradition, c’est dans une grotte de Bethléem qu’il se serait installé pour traduire la Bible (voir 5 Apologie de la Traduction). Mais ce n’est pas en tant que docteur qu’il figure ici, mais en tant qu’anachorète passé par le désert pour faire pénitence.


La sainte ermite (SCOOP !)

1455 ca Filippo_lippi Pala Annalena_adorazione_del_bambino_coi_ss._giuseppe,_girolamo,_ilarione_e_maria_maddalena,Uffizi detail echo

Vu l’importance de son auréole (comparée à celle en pointillés de Saint Jérôme), il s’agit plus probablement de Sainte Marie-Madeleine que de Sainte Marie l’Egyptienne. Souvent confondues, ni l’une ni l’autre n’ont aucun lien avec la Nativité. Outre sa valeur d’exemple pour des moniales, la sainte ermite voit sa présence justifiée par le prénom de Marie.  Elle constitue aussi une sorte d’antithèse à l’Immaculée Conception, en tant que pêcheresse ayant dû se retirer au désert pour expier ses péchés.

Les deux escaliers orthogonaux, l’un parfait du côté de la Vierge, l’autre formé d’un mur écroulé du côté de Marie-Madeleine, renforcent encore cet effet d’écho. Et il y a tout à parier que que les arbres secs plantés dans le mur, qui attirent l’oeil par leur taille bonsaï, figurent ici en tant que symboles de la Chute. Ainsi, tout comme avec le paon dans l’Annonciation des Mages, Lippi utilise la disproportion pour signaler les éléments symboliques.


Saint Hilarion

1455 ca Filippo_lippi Pala Annalena_adorazione_del_bambino_coi_ss._giuseppe,_girolamo,_ilarione_e_maria_maddalena,Uffizi detail hilarion

Le moine en bas à gauche fait exception à cette construction : aucun rayon de lumière ne se dirige vers lui, et son auréole chichiteuse se réduite à quelques traits dorés. L’inscription le désigne comme étant Saint Hilarion, un autre anachorète. La description par Saint Jérôme de son ermitage a été rapprochée du paysage du tableau ( [3], p 12 ), mais les ressemblances, très superficielles, ne suffisent pas à justifier la présence de ce troisième ermite, qui semble un intrus dans l’économie du tableau. Aussi les commentateurs ont supposé très tôt qu’il s’agissant du portrait d’un contemporain : peut être celui de Fra Roberto Malatesta, moine d’Annalena et frère de la commanditaire ( [3] note 16 ). La position latérale et la vue de profil correspondent en tout cas à la position habituelle des donateurs chez Lippi.



Le triptyque pour Alphonse V d’Aragon (1457)

1457 20 Juillet a Giovanni di Cosimo Ruda p 36Lettre du 20 Juillet 1457 à Giovanni di Cosimo de Medici ( [1] p 36)

Au bas de cette lettre autographie de Filippo Lippi figure l’esquisse du triptyque que lui avait commandé Giovanni di Cosimo de Medici comme cadeau diplomatique pour le roi de Naples. Sur les panneaux latéraux figuraient les patrons d’Alphonse V d’Aragon, Saint Antoine abbé et Saint Michel, et au centre une Adoration de la Vierge.


1457 Triptyque pour Alphonse V d'Aragon Cleveland Museum of ArtsReconstitution du triptyque pour Alphonse V d’Aragon, Musée de Cleveland

Le panneau central est perdu, mais peut être appréhendé au travers d’une oeuvre d’atelier tardive qui correspond à la composition esquissée sur le croquis : l’Enfant n’est pas posé sur le sol, mais soulevé par trois anges en direction de la lumière, émise ici par la colombe du Saint Esprit. On ne sait pas si le paysage en arrière faisait partie de la conception initiale : on remarquera en tout cas l’arbre mort bonsaï derrière la Vierge, devenu un truc d’atelier pour évoquer la Chute et l’opposition classique entre Marie et Eve (AVE / EVA).

Notons que les deux Saints jouent  un rôle très différent :

  • du côté honorable, une main sur le chapelet enroulé sur son bâton, le saint ermite s’inclut, par la force de sa prière, dans l‘Adoration de l’Enfant ;
  • dans le dos de la Vierge, une main sur l’épée et l’autre sur le bouclier, le saint protecteur monte la garde.

Tous les éléments de la Nativité ont maintenant disparu, mis à part les trois anges, passés des nuages à la pelouse.



L’Adoration de la Chapelle des Mages (1457-59)

1457-59 Fra_Filippo_Lippi The_Adoration_in_the_Forest_-BerlinAdoration dans la Forêt
Fra Filippo Lippi, 1457-59, Gemäldegalerie, Berlin

Ce panneau a été commandé par les Médicis pour l’autel de la chapelle privée de leur Palais, construite entre 1457 et 1459. Son iconographie très novatrice, qui a tant intrigué les historiens d’art, est moins frappante si l’on se place dans la continuité des oeuvres précédentes : nous sommes en présence d’une Adoration par un ermite ayant atteint la sainteté par la pénitence (comme Saint Jérôme dans l’Adoration d’Annalena ou Saint Antoine-abbé dans le Triptyque pour Alphonse V d’Aragon), en présence d’un Saint de fait, dont le caractère sacré est inné (Saint Joseph dans l’Adoration d’Annalena, saint Michel dans le Triptyque). Tout comme dans l’Adoration d’Annalena, le saint ermite se trouve au dessus du saint inné, ici Saint Jean Baptiste enfant : or il se trouve que celui-ci, sacré par sa naissance miraculeuse et sa parenté avec Jésus, cumule les deux caractères, puisque dès l’âge de sept ans il s’était retiré au désert.

Au final, le caractère le plus innovant de la composition est son absence de symétrie : les deux ermites occupent le côté honorable, et il n’y a rien dans le dos de Marie (mis à part le traditionnel arbre mort).

Avant de revenir sur la place  de cette composition  dans l’écrin prestigieux de la Chapelle des Mages, nous allons présenter l’état de la recherche sur quelques points délicats.


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Saint Jean Baptiste enfant

C’est sa toute première apparition en garçonnet, en présence de Jésus bébé. On trouve de nombreuses Madones en présence des deux bébés (puisque Jean Baptiste était né six mois avant son cousin). Ou bien quelques rares oeuvres représentant la rencontre légendaire des deux garçonnets à l’âge de sept ans, alors que la Sainte Famille traversait le désert lors de son retour d’Egypte ( [4a], p 139 ).


Francesco d'Antonio (attr), Vita di San Giovanni Battista, Bibliothèque nationale de Florence, MS Magliabechiano VII, 49, fol. lr

Francesco d’Antonio (attr), Vita di San Giovanni Battista, Bibliothèque nationale de Florence, MS Magliabechiano VII, 49, fol. lr ( [4b], fig 12 )

C’est ce que montre cette initiale historiée : Jésus (identifié par son auréole crucifère) se trouve à l’extérieur, et Jean Baptiste à l’intérieur, avec sa banderole « Ecce agnus dei ». L’originalité est l’effet de miroir entre les deux cousins, chacun avec un bâton cruciforme et désignant l’autre du doigt. Stefanie Solum, qui a démontré que ce manuscrit avait été commandé par Lucrezia Tornabuoni, l’épouse de Piero de Medicis, vers le milieu des années 1450, en tire argument pour sa thèse principale : l’Adoration de la Chapelle des Mages serait également une commande particulière de Lucrezia Tornabuoni, dont la dévotion à Saint Jean Baptiste est prouvée  par  plusieurs poèmes qu’elle lui a consacrés. Nous n’en dirons pas plus sur cette question d’un patronage féminin, très plausible mais qui ne s’appuie que sur des présomptions croisées, faute de sources écrites. On remarquera même, a contrario, que l’Adoration dans la forêt est très différente d’une Rencontre dans le désert : puisque l’âge différent des deux enfants en fait une aberration  chronologique.

Classiquement, les historiens d’art expliquent la présence de Saint Jean Baptiste, dans un tableau destiné aux Médicis, par le fait qu’il était le saint patron de la ville de Florence. Mais pourquoi Saint Jean baptiste enfant, et avec tous les attributs du désert ? Et pourquoi l’avoir associé avec un attribut rare, la hache, magnifiée par un autre détail tout aussi rare : la signature de Filippo Lippi ?


En aparté : Saint Jean Baptiste et la hache

1260 ca Jean Baptiste Cathedrale de Reims revers de la façade Ouest pilier droit
Revers de la façade Ouest (pilier droit), vers 1260, Cathédrale de Reims

La hache est un rare attribut médiéval de Saint Jean Baptiste, à cause de la métaphore musclée qui lui est attribuée par les Evangiles :

« Déjà même la cognée est mise à la racine des arbres : tout arbre donc qui ne produit pas de bons fruits sera coupé et jeté au feu ». Luc 3,9


1400-25 St_John_the_Baptist_by_Angelos_Akotantos_Byzantine_museum AthenesIcone signée Angelos Akotantos, 1400-25, Byzantine museum, Athènes

L’art byzantin la conserve comme attribut systématique de Saint Jean Baptiste au désert : la hache au pied de l’arbre, en bas à gauche, fait aussi allusion à la décapitation, en bas à droite.


1325-75 Maestro Delle Tempere Francescane (attr) Museo Diocesano Tursi-Lagonegro
Les deux Saint Jean et la Madone
Maestro Delle Tempere Francescane (attr), 1325-75, Museo Diocesano, Tursi-Lagonegro

En Italie, on la trouve dans quelques rares oeuvres d’esprit encore byzantin.

La grande innovation de Lippi est d’avoir exhumé cet attribut archaïque et de l’avoir associé, non pas au à la rude figure de l’imprécateur du désert, mais à celle de l‘enfant ermite.


1460-81, Vierge à l'enfant et Jean-Baptiste, Domenico di Zanobi, Musée de la cathédrale de Mdina, Malte
Vierge à l’enfant et Jean-Baptiste, Domenico di Zanobi, 1460-81, Musée de la cathédrale de Mdina, Malte

L’idée ne sera reprise que par des assistants de Lippi [5a] (à noter ici une autre poncif de l’atelier, le chardonneret) .


Jacopo Del Sellaio_1480 ca Saint_John_the_Baptist_NGAVers 1480, NGA 1485 Jacopo Del Sellaio Szépmûvészeti Múzeum BudapestVers 1485, Szépmûvészeti Múzeum, Budapest

Jacopo Del Sellaio

Mais c’est surtout un autre élève, Jacopo Del Sellaio, qui se l’approprie, aussi bien pour Saint Jean Baptiste enfant protégeant la ville de Florence (noter le chardonneret à ses pieds) que pour un Saint Jean Baptiste adulte montrant l’arbre mort autour duquel grimpe une vigne. Le bol posé par terre fait allusion au baptême de Jésus.



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La question de la hache

1457-59 Fra_Filippo_Lippi The_Adoration_in_the_Forest_-Berlin detail hache
Bien que personne ne mette en doute le fait que la hache soit l’attribut de Saint Jean Batiste, certains commentateurs lui trouvent une justification complémentaire.

A cause de la signature insolite, la théorie la plus fréquente est celle de la hache « subjective », selon laquelle l’outil marquerait, d’une manière ou d’une autre, l’implication singulière du peintre dans le tableau :

« Le bois mort est une métaphore des obstacles qu’il faut éliminer pour ouvrir la voie à une pratique chrétienne fructueuse (Luc 3:9). La hache emblématique peut représenter le pinceau du peintre, car Fra Filippo démontre que, par son art, au sein de l’imagerie du tableau, il a défriché un terrain propice à la réflexion spirituelle. La relation cruciale avec les Médicis, les mécènes les plus prestigieux de Fra Filippo, et le lieu d’exposition prestigieux du tableau dans la chapelle de leur palais, semblent avoir provoqué cette affirmation de l’action et de la personnalité du peintre. » Megan Holmes ([2], p 157)

A cette lecture subjective, on peut objecter que les suiveurs de Lippi, de même que le peintre qui a réalisé la copie d’époque actuellement présente dans la Chapelle des mages, ont repris la hache sans la signature, la considérant donc comme l’attribut de Jean Baptiste plutôt que comme l’emblème personnel intouchable de leur maître.

Le même Megan Holmes, tout à son interprétation carmélite de l’oeuvre, relie l’outil à un passage biblique (2Rois 6,1-7) racontant comment le prophète Elisée fit ressurgir miraculeusement du Jourdin une hache qui y était tombée ( [2], p 180 et ss). Le problème est que, dans la tableau, la hache est placée à l’opposé du cours d’eau qui pourrait évoquer le Jourdain.

Megan Holmes rappelle également que la métaphore de la hache abattant les arbres se retrouve dans de nombreux écrits de Saint Bernard, qui serait l’ermite figuré en haut à gauche ( [2], p 179).

Bernd Wolfgang Lindemann ( [6], p 87) qui pense quant à lui que cet ermite est Saint Romuald, relie la hache au miracle du hêtre qui menaçait de s’abattre sur la cabane de ce saint. Alors que les moines avaient commencé à élaguer l’arbre à la hache, celui-ci commença à s’incliner dangereusement. Tendant sa croix par le fenêtre, Romuald changea la direction de la chute, et la cabane resta intacte. Les problème est que si les arbres coupés abondent dans le tableau, aucun ne se se situe à côté d’une cabane.


La hache-substitut (SCOOP !)

A l’appui de ma propre thèse – à savoir que les différentes Adorations au désert se déduisent les unes les autres – je m’autorise à formuler une hypothèse qui m’arrange : la hache, signée par Lippi pour attirer l’attention, a effectivement un double sens : elle est la fois l’attribut de Jean Baptiste et le substitut de Joseph le charpentier, placé face à l’Enfant, à la position même qui est la sienne dans les Nativités.


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La question de l’ermite

1457-59 Fra_Filippo_Lippi The_Adoration_in_the_Forest_-Berlin detail saint Romuald

De même que la hache se situe juste en dessous de Saint Jean Baptiste au désert, deux arbres morts abattus servent d’attribut au saint en prières dans la forêt : comme si l’ermite moderne répondait à l’imprécation de son lointain devancier.


L’ermite serait Saint Bernard de Clairvaux

Trois points soutiennent cette identification :

  • les catalogues anciens de la collection Médicis [7] ;
  • une inscription dans son halo, dans la copie d’époque aujourd’hui exposée dans la Chapelle des Mages ( [4a], p 184 )
  • Saint Bernard était le second patron de Florence, et on fêtait le jour de sa mort, tout comme on fêtait celui de la naissance de Saint Jean Baptiste.

Ces arguments perdent de leur poids du fait que la Chapelle des Mages n’était pas un lieu officiel, mais un espace intime, dédié aux dévotions familiales.

D’autres présomptions tiennent à différents textes de Saint Bernard sur la vie érémitique, que l’on peut plus ou moins rattacher au paysage ( [3], p 23).

Les deux objections majeures sont les suivantes [8] :

  • Saint Bernard était un moine et un fondateur de monastère, pas un ermite ;
  • dans l‘iconographie italienne de Saint Bernard, il est presque toujours représenté imberbe : en particulier dans les oeuvres de Lippi père et fils (voir L’apparition de la Vierge à Saint Bernard).

L’ermite est Saint Romuald, fondateur des Camaldules

C’est l’identification qui semble aujourd’hui assurée, suite à l’article de Bernd Wolfgang Lindemann [6] et aux travaux de Stefanie Solum.

Le paysage ressemble en effet beaucoup à ce que les chroniques disent de l’ermitage fondé par Romuald dans les Appenins : il se situait sur un terrain agréable (campus amoenus) qui appartenait à un certain Maldulus (d’où le nom de ca-maldules). Le terrain était entouré d’une belle forêt de sapins – qu’aucune femme ne pouvait fouler sous peine d’excommunication – et comportait une bonne source. Le sentier étroit qui menait de l’ermitage à la source suivait un cours d’eau et passait sous un rocher dangereux. Un jour, un démon tenta de précipiter Romuald dans les flots tourbillonnants, du haut de ce rocher, mais le Saint, invoquant le Christ, rendit le roc aussi malléable que la cire ([6], p 87).

Les moines camaldules étaient spécialisés dans l’entretien des forêts, abattant les arbres « de manière à ne pas diminuer la forêt et ne rien enlever à sa beauté et à sa grâce » ( [4a], p 188).

Comme le reconnaît Stefanie Solum, il n’y a pas de document permettant de relier Lucrezia aux Camaldules à l’époque du tableau : mais on sait que dix ans plus tard en 1468, elle fit don d’un manteau d’or aux moines de Val di Castro en remerciement à Saint Romuald, qui selon elle et son mari Pietro, l’avaient guéri d’une grave maladie ( [4a], p 181 et ss). On sait par ailleurs qu’en 1463, le couple fonda et fit décorer une cellule dans l’ermitage de Camaldoli (voir plus bas). L’hypothèse d’une dévotion familiale dès 1459 est donc très plausible, bien que non prouvée à ce jour.


Deux géants dans la forêt (SCOOP !)

1457-59 Fra_Filippo_Lippi The_Adoration_in_the_Forest_-Berlin detail saint Romuald et Dieu

Devant le saint en prière, deux arbres abattus non ébranchés sont posés sur la plateforme rocheuse comme sur une table d’autel. La disproportion de taille est la même que celle, dans l’Adoration d’Annalena, entre Marie-Madeleine en prières et les arbres-bonsaï. Mais ici la logique est inverse : les arbres sont à l’échelle du paysage, c’est Saint Romuald qui se trouve de taille géante : il faut donc le lire non comme une présence réelle mais comme une apparition surnaturelle, ce qui l’apparente à la figure elle aussi géante de Dieu le Père. Celui-ci surplombe l’arrière-plan tandis que la colombe, de taille normale, plane en avant à l’aplomb de l’Enfant. Cette affinité entre d’une part Saint Romuald et Dieu le Père, d’autre part entre la Colombe et la Vierge, s’expliquera un peu plus loin.


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Un paysage symbolique

Les deux pélicans

1457-59 Fra_Filippo_Lippi The_Adoration_in_the_Forest_-Berlin detail pélicans
On lit souvent qu’un des pélicans se fouaille le flanc avec son bec pour donner à manger à ses enfants. En fait il dévore une vipère qu’il tient dans sa patte.

« Les oiseaux aquatiques sur la rive du ruisseau à droite sont facilement interprétés comme le « pélican du désert » du Psaume 102, un ancien symbole de la vie érémitique. Le fait que l’un de ces oiseaux soit en train de vaincre une vipère est une référence facile à comprendre à la lutte contre les démons, l’une des principales occupations de la vie solitaire. » [4a], p 193

Comme le remarque J.Ruda ( [1], p 227), la vipère fait aussi allusion au début de l’imprécation de Saint Jean Baptiste :

Il disait donc à ceux qui venaient en foule pour être baptisés par lui : Races de vipères, qui vous a appris à fuir la colère à venir ?, Luc 3,7


Les rayonnements (SCOOP !)

1457-59 Fra_Filippo_Lippi The_Adoration_in_the_Forest_-Berlin detail rayonnements

Comme le remarque avec finesse S.Solum ( [4a], p 211), les rayons émis latéralement par Dieu le Père ne sont pas symétriques : ils sont plus intenses du côté de Saint Romuald que du côté inhabité de la forêt. L’idée est donc la même que dans l’Adoration d’Annalena, où les rayons émis interagissaient avec les auréoles des deux ermites, distinguées selon leur importance hiérarchique.

Ici, les auréoles suivent une hiérarchie à quatre niveaux :

  • translucide pour Saint Romuald ;
  • plus intense et animée de tourbillons pour Saint Jean Baptiste ;
  • pleine pour Marie ;
  • crucifère pour le Père et le Fils.


1457-59 Fra_Filippo_Lippi The_Adoration_in_the_Forest_-Berlin detail enfant
Dans l’Adoration d’Annalena, les rayons tombaient depuis le nuage angélique sans déclencher aucun retour. Ici, émis par la colombe du Saint Esprit, ils allument tout autour de l’Enfant une couronne de flammèches qui remontent vers le ciel. Il s’agit très probablement d’une allusion à la fin de l’imprécation de Saint Jean Baptiste :

Il leur dit à tous: Moi, je vous baptise d’eau ; mais il vient, celui qui est plus puissant que moi, et je ne suis pas digne de délier la courroie de ses souliers. Lui, il vous baptisera du Saint-Esprit et de feu. Il a son van à la main; il nettoiera son aire, et il amassera le blé dans son grenier, mais il brûlera la paille dans un feu qui ne s’éteint point. Luc 3,16


Le voile interminable (SCOOP !)

Comme dans l’Adoration d’Annalena, l’enfant a la tête posée sur ce qui semble être une gerbe de branches. Son corps est couché, non plus sur le manteau, mais sur un gaze qui, selon J.Ruda, symbolise à la fois le lange et le linceul du Christ ( [1] , p 227 ).

Le chardonneret posé sur une souche, juste à côté, ainsi que les quatre oeillets rouges (allusion aux quatre clous) s’inscrivent eux aussi dans la symbolique classique de l’anticipation de la Passion.

Mais l’idée de Lippi est bien plus originale : car le gaze n’est autre que l’extrémité du voile qui tombe depuis la tête de Marie. Avec ce linge immatériel qui joint la mère et le fils, Lippi reprend une trouvaille symbolique qu’il avait exploitée vingt ans plus tôt dans l’Annonciation Barberini (voir 7-3 Les donateurs dans l’Annonciation : à droite, la spécialité des Lippi) :

1435 Fra Filippo Lippi Galerie nationale d'art ancien, Palazzo Barberini Rome
Annonciation avec deux donateurs inconnus
Fra Filippo Lippi, vers 1440 , Galerie nationale d’art ancien, Palazzo Barberini, Rome

Il est possible que l’idée soit une allusion graphique au récit de la Nativité dans les Meditationes du Pseudo-Bonaventure : avant de poser le nouveau né dans la mangeoire, la Vierge « l’enveloppa dans le voile dont sa tête était coiffée ».


Une ascension spirituelle

S.Solum insiste beaucoup sur le fait que le paysage mis au point par Lippi est à la fois une évocation réaliste des forêts aimées des Camaldules, et une construction symbolique :

La manière dont le paysage de Filippo négocie entre symbole et réalité est, en fait, cruciale pour la lecture du tableau dans son ensemble ( [4a], p 193).

En particulier, la bande de gauche se prête à une lecture en terme d’ascension spirituelle :

La hache, qui détermine la relation du spectateur avec le tableau, est un message de défi. Filippo indique clairement que la forêt sauvage doit être comprise comme un lieu de pénitence et de renoncement à soi-même, incarné par ses deux habitants : saint Romuald et saint Jean-Baptiste. ( [4a], p 207).

Le geste de celui-ci, la main sur la poitrine, invite le spectateur à le suivre,

« exigeant symboliquement la pénitence tout en signalant physiquement ce qui est la seule voie claire à travers le sombre désert de Filippo – un chemin qui commence par la hache menaçante et continue, depuis Jean-Baptiste via une série d’escaliers rocheux, jusqu’à Saint-Romuald et au-delà ( [4a], p 210 ).

Le paysage est conçu pour impulser cette lecture verticale et bloquer la lecture horizontale :

Le ravin central… crée un clivage visuel, parallèle aux rayons verticaux émis par la colombe, et divise le paysage en deux moitiés distinctes. De plus, le ravin délimite la formation rocheuse abrupte sur la gauche, la séparant du reste du paysage et en faisant une montagne indépendante et autonome…. Les orthogonales naturelles de Filippo, qui poussent doucement le flux directionnel du paysage vers le sommet de la montagne du Baptiste, démontrent que le véritable point de fuite n’est pas optique, mais symbolique. Filippo a soigneusement orienté la lecture vers le sommet élevé de la montagne situé au plus profond de l’espace du tableau et accessible uniquement par le chemin physiquement et symboliquement difficile suggéré par la hache. ( [4a], p 212).


La structure d’ensemble (SCOOP !)

1457-59 Fra_Filippo_Lippi The_Adoration_in_the_Forest_-Berlin schema ensemble
Je complèterai cette lecture en soulignant une subtilité de la composition : l’axe de symétrie (pointillés bleus) ne se situe pas au centre, mais est décalé sur la gauche. La dissymétrie des rayonnements place l’étroite bande verticale, à l’extrême droite (ligne bleue), hors de l’influence divine, dans une sorte de hors champ. La lecture ascensionnelle sur la gauche, qui joint l’auréole du Fils à celle du Père via celles des deux saints ermites (flèche verte) est ainsi contrebalancée par une sorte de verticale de la Chute (flèche rouge).



1457-59 Fra_Filippo_Lippi The_Adoration_in_the_Forest_-Berlin detail arbres
Le torrent qui dégringole mène l’oeil, derrière les deux pélicans, jusqu’à un arbre arraché qui symbolise, d’une certaine manière, le Pécheur que sa propre faute abat inutilement, sans même servir de pont. Plus bas, juste derrière Marie, une seconde souche fracassée fait contraste avec un tronc correctement coupé et ébranché qui symbolise, quant à lui, le Pécheur réformé par la hache divine.



1457-59 Fra_Filippo_Lippi The_Adoration_in_the_Forest_-Berlin detail pont
Dument équarri, il pourra servir de bois d’oeuvre pour le pont, la palissade, et l’ermitage que l’on devine tout en haut, entre les troncs, dans la partie la plus sombre de la forêt.


sb-line

Sur l’autel de la Chapelle des Mages

Capella magi ZeuxisVR ensembleModèle 3D ZeuxisVR [9]

La question de l’intégration du tableau de Lippi au sein de la Chapelle des Mages, et de la cohérence du programme iconographique, a longtemps été débattue. Il est vrai que les paysages toscans peints par Gozzoli, avec leurs arbres aérés sur de larges pans de ciel bleu, contrastent fortement avec la forêt fermée et sombre conçue par Lippi. Il faut cependant tenir compte de l’obscurité de la chapelle, éclairée seulement par deux petits oculus : la visite à la lumière des bougies unifiait les deux espaces dans une même expérience [10].



Cappella_dei_Magi,_Palazzo_Medici_Riccardi_Firenze choeur
L’absence de fresques sur le mur du fond, mis à part les quatre Vivants de l’Apocalypse (il ne reste que l’Aigle et l’Ange, le Lion et le Taureau ont été perdus), et le lourd encadrement du retable, créent une solution de continuité avec le décor qui l’environne, même si les deux groupes d’anges, priant en direction du tableau, participent à l’Adoration.

Il ne fait plus guère de doute, aujourd’hui, que les fresques et le tableau ne constituent un ensemble mûrement réfléchi :

Étant donné que Benozzo a commencé son cycle de fresques après que le retable était déjà en place, son intervention dans la chapelle constitue un commentaire contemporain inestimable sur la peinture préexistante et son rôle dans la chapelle ( [4a], p 197).

Deux éléments majeurs appuient cette assertion :

Cappella_dei_Magi,_Palazzo_Medici_Riccardi_Firenze entree

  • la fresque qui surplombe, à l’extérieur, le seuil de la porte d’entrée :

L’agneau de Benozzo, peint dans un cadre fictif comme s’il était le sujet d’un tableau sur panneau, est posé horizontalement, la tête et le halo cruciforme sur le côté gauche. L’animal est un écho visuel indubitable de l’Enfant Jésus dans le tableau de Filippo, qu’il était censé symboliser. L’agneau renforce également le rôle de Jean Baptiste dans le retable ; de la main gauche, il tient une banderole sur laquelle est écrit « Ecce agnus dei ». ( [4a], p 200).



Cappella_dei_Magi,_Palazzo_Medici_Riccardi_Firenze vue generale

  • le fait que les deux animaux de la Nativité, qui manquent dans le panneau de Lippi, sont en quelque sorte externalisés sur les deux pans de mur de part et d’autre de l’arc triomphal, en compagnie de leurs bergers :

« Le bœuf et l’âne disloqués rappellent que les Rois Mages de Benozzo ne voyagent pas vers une Nativité conventionnelle, mais vers l’Enfant Jésus dans la peinture mystique de Filippo. » ( [4a], p 200).

Les deux piliers corinthiens massifs cannelés et les murs latéraux du choeur, vus depuis l’entrée, se comportent comme des orthogonales qui mènent vers le mur de l’autel, créant une aspiration perspective vers le tableau de Filippo… Cet effet est renforcé par les pilastres corinthiens et l’entablement de style classique du cadre du retable aujourd’hui conservé dans la chapelle. Ce cadre, bien que n’étant pas original, a été réalisé pour reproduire le cadre décrit dans l’inventaire de la chapelle de 1492 ( [4a], p 200 et note 11).


Une topographie ternaire

Capella magi ZeuxisVR shema parcours
La topographie de la chapelle crée trois espaces soumis à des dynamiques distinctes :

  • la nef, espace public dans lequel le cortège des Mages impulse un parcours circulaire, pénétrant en haut à droite et sortant en haut à gauche, mais sans aller jusqu’au retable (flèche bleue) ; il s’agit d’une évocation du cortège qui tous les trois ans, le jour de l’Epiphanie, parcourait la ville, et auquel les Médicis eux-mêmes participaient (d’où la présence de nombreux portraits) ;
  • le choeur, qui s’ouvre par une Adoration des bergers et se poursuit par une Adoration des Anges, dont les regards propulsent vers le mur du fond celui du spectateur (flèches jaunes)
  • le retable, dans lequel la méditation attentive décèle les deux parcours, ascendant et descendant, de la montagne et du torrent (flèche verte et flèche rouge).

Cette tripartition a été explicitée, vers 1565, par une épigramme de Gentile Becchi ( [2], p 176) :

« à la chapelle de Cosimo, dans la première partie de laquelle sont peints les Rois Mages, dans la deuxième les anges chantants, dans la troisième Marie adorant l’Enfant nouveau né, afin que les visiteurs y sacrifient par leur cœur, par leur verbe et par leur oeuvre. »

Les trois deniers mots (corde, verbo, opere) font allusion à la générosité des Mages, au chant des anges, et à l’oeuvre de Marie, à savoir le Christ.


Le texte de Becchi est une paraphrase de ce qu’il cite juste après, un distique qu’il aurait relevé dans la chapelle :

Les dons des Rois, les prières des Plus haut (les anges), l’esprit de la Vierge sont ce qui est sacré dans l’autel : laisse ton pied à l’écart, foule profane !

Regum dona, preces superum, mens Virginis arae Sunt sacra: siste procul, turba profana, pedem !


Une lecture trinitaire (SCOOP !)

1457-59 Fra_Filippo_Lippi The_Adoration_in_the_Forest_-Berlin schema trinitaire
Ce qui n’a pas été remarqué jusqu’ici est que ces trois « choses sacrées » ne désignent pas seulement les trois parties de la chapelle, mais aussi les trois composantes du panneau posé sur l’autel :

  • les « dons des Rois » font référence au Fils et à son alter ego Saint Jean Baptiste (rectangles blancs) ;
  • les « prières » renvoient au Père et à son serviteur qui le prie, Saint Romuald (triangles jaunes) ;
  • « l’esprit de la Vierge » invite à associer la Colombe et Marie comme deux émanations du Saint Esprit (ellipses bleues).



Capella magi ZeuxisVR marche
C.Acidini-Luchinat [11] a fait l’hypothèse que le distique aurait été inscrit sur la marche à l’entrée du choeur, à l’emplacement de la grande plaque de porphyre rouge qu s’y trouve aujourd’hui (visiblement refaite puisqu’elle empiète sur les deux cercles latéraux).

Ainsi, dans son ambiguïté, le distique suggérait au spectateur comment lire, tout en restant à distance respectueuse, le retable de Lippi. De même que la marche constituait une barrière physique à l’entrée du profane dans l’espace sacré (réservé aux Médicis), le mur vide de fresques et le cadre autour du retable constituaient une seconde barrière, visuelle cette fois, qui ne pouvait être franchie que par une méditation active, assistée par le distique.


Une expérience mystique à domicile

Je ne peux que faire mienne la conclusion de la thèse de S.Solum ( [4a], p 228 )

Le paysage de l’Adoration représentait pour les Médicis un défi spirituel. Mais en important, dans leur palais privé, l’environnement de l’ermitage alpin, le retable leur donnait également accès au Paradis de Romuald. L’expérience de la topographie camaldule offrait aux membres de la famille un véritable pèlerinage à l’intérieur de leur chapelle… Car le paysage camaldule était en lui-même une construction puissante, imprégnée de la mémoire universelle de l’Eden et des actes de sacrifice solitaire accomplis par la multitude d’ascètes depuis l’époque de Jean-Baptiste jusqu’à celle de Romuald, et au-delà. Le voyage offert par la montagne de Filippo suivait donc de puissantes lignes de force. Il permettait aux Médicis d’accéder à Camaldoli et, ce faisant, d’échapper au monde présent et à l’histoire humaine. Dans l’espace de leur chapelle, les membres de la plus mondaine des familles florentines pouvaient rompre les liens sociaux, privilégier l’âme au corps et rejoindre leurs ancêtres ascétiques en participant à leur quête originelle d’un autre type d’existence. En fin de compte, dans la contemplation du tableau, ils pouvaient espérer atteindre le but de toute vie solitaire – une union directe avec Dieu.



L’Adoration de Camaldoli (vers 1463)

1463 Adorazione di Camaldoli with_the_young_St._John_the_baptist,St._Romuald,_Filippo_Lippi OfficesAdoration de Camaldoli, avec Saint Jean Baptiste Enfant de Saint Romuald
Filippo Lippi, vers 1463, Offices, Florence

Ce panneau a été commandé par les Médicis pour décorer la nouvelle cellule de Saint Jean Baptiste, qu’ils avaient fait construire dans l’Ermitage de Camaldoli. Le cadre portait les armes de Piero de Médicis et de son épouse Lucrezia, mais les documents ne permettent pas de conclure à une commande de cette dernière. Vasari explique clairement qu’il s’agit d’une copie de l’Adoration de la Chapelle des Mages. Mais si les éléments sont effectivement les mêmes, leur inversion en miroir, ainsi que certaines autres différences, méritent explication.


Saint Jean Baptiste

Il entre maintenant par la droite, désignant l’enfant de l’index et du phylactère, tout en regardant mystérieusement vers l’arrière.


Saint Romuald

Comme une source stipule que la donation avait été faite en l’honneur de Saint Romuald, nul n’a jamais douté que l’ermite du tableau ne soit le fondateur des Camaldules (la ressemblance avec l’ermite de l‘Adoration de la Chapelle des Mages rend intenable l’opinion, encore largement soutenue, qu’il s’agirait de Saint Bernard dans un cas et de Saint Romuald dans l’autre).

L’ermite se place maintenant en dessous de Saint Jean Baptiste, là où se trouvaient la hache et la signature. Sa taille réduite (comparée à celle de l’Enfant) montrent que sa présence est virtuelle : vu de trois quarts, il se situe en avant de l’espace du tableau, selon la convention habituelle des donateurs.

Le bâton noueux qu’il tient dans une main favorise un double processus de substitution :

  • entre Saint Romuald et Saint Joseph dans la scène de la Nativité ;
  • entre l’ermite qui occupait la cellule et son saint patron.

Ainsi, tandis que Saint Jean Baptiste entre en scène dans le plan du tableau, le dévot s’y trouve propulsé orthogonalement, depuis l’avant plan droit.


L’Enfant rayonnant

Dans l’Adoration de la Chapelle des Mages, les deux enfants, de taille similaire et séparés seulement par la hache, se déduisaient l’un de l’autre par rotation. Ici, l’introduction de Saint Romuald casse cette affinité. En outre, l’enfant Jésus est désormais entouré d’un rayonnement surnaturel, ce qui autorise à le coucher directement par terre, sans la protection du manteau ou du voile.


Les deux torrents (SCOOP !)

On retrouve derrière Marie la souche morte et le torrent qui descend : l’interprétation en terme de « verticale de la Chute » reste donc substantiellement la même. De l’autre côté, derrière les deux ermites, Lippi a rajouté un torrent à sec qui forme un escalier rocheux jusqu’au sommet de la montagne. Cette accentuation de l’opposition entre la voie facile, qui conduit à la perdition, et la voie rude, qui conduit au salut, se heurte à la structure même du tableau : puisque la voie négative se trouve maintenant du côté gauche – le côté honorable lorsque Dieu se situe au milieu.




C’est sans doute la raison pour laquelle la figure divine a été remplacée par un emblème plus abstrait : deux anges bleus symétriques, le dos d’une main droite et la paume d’une main gauche : ainsi Dieu repousse d’un revers de sa dextre les pécheurs dans le torrent, et accueille de la senestre les pénitents de l’escalier.


Une Déésis dans le désert (SCOOP !)

1463 Adorazione di Camaldoli with_the_young_St._John_the_baptist,St._Romuald,_Filippo_Lippi Offices detail croix
Les deux anges tristes, couleur de nuit, ont aussi pour fonction de faire voir, dans les rayonnements, la forme d’une croix tenue en haut par les mains divines : ce pourquoi ne sont plus nécessaires d’autres allusions à la Passion (lange/linceul, chardonneret, fleurs rouges…).

Une fois perçue cette structure, la position de la Vierge, à gauche de la croix (donc du côté honorable par rapport à son fils crucifié) devient toute à fait naturelle, de même que celle de Saint Jean Baptiste de l’autre côté : en inversant sa composition, Lippi a transformé son Adoration en une Déésis dans le désert.


La source vive (SCOOP !)

1463 Adorazione di Camaldoli with_the_young_St._John_the_baptist,St._Romuald,_Filippo_Lippi Offices detail
A la place du ravin obscur qui coupait en deux l’Adoration de la chapelle des Mages, Lippi a rajouté, entre la Colombe et l’Enfant, un filet d’eau qui sort du rocher et remplit un bassin tranquille. On peur y voir une allusion à la fonte buona, la bonne source qui a donné son nom au monastère situé à trois kilomètres de l’ermitage de Camaldoli.
Mais sa position sous la Colombe, et le fait que Jean-Baptiste la pointe de l’index, en font une allusion évidente au Baptême du Christ.



1463 Adorazione di Camaldoli with_the_young_St._John_the_baptist,St._Romuald,_Filippo_Lippi Offices detail reflet
Une trouvaille extraordinaire est le reflet, qui montre seulement le haut du monticule, et le tronc qui y est fiché : nouvelle manière de faire apparaître; au centre du panneau, le Golgotha et la Croix .


Vue d’ensemble (SCOOP !)

1463 Adorazione di Camaldoli with_the_young_St._John_the_baptist,St._Romuald,_Filippo_Lippi Offices schema
Tout comme dans l’Adoration de la Chapelle des Mages, l’axe de symétrie (en pointillés bleus) est légèrement décentré, mais pas suffisamment pour faire apparaître une bande latérale en « hors champ » : il s’agit simplement d’une préférence esthétique, courante chez Lippi, pour éviter une symétrie trop pesante. Elle accentue également le dynamisme de l’entrée en scène du jeune Saint Jean Baptiste, une jambe coupée par le cadre.

Un premier thème de la composition est l’opposition entre la voie qui descend, facile mais fatale (en rouge) et la voie qui monte, difficile mais salutaire (en vert). Cette opposition flagrante est passée totalement inaperçue des historiens d’art, sans doute parce qu’elle précède d’une quarantaine d’années les premiers « paysages moralisés » (une catégorie péniblement dégagée par Panofsky [12] ) ainsi que la formule antiquisante d’ « Hercule au croisement des chemins », entre le Vice et la Vertu (voir 4 Les figure come fratelli : autres cas). Mais il n’est pas besoin de postuler une extraordinaire modernité de Filippo par rapport à ses contemporains : il a simplement mis en image une métaphore courante dans les textes monastiques :

« Il y a donc une voie qui monte et une voie qui descend; l’une qui mène au bien et l’autre au mal; gardez-vous donc de prendre la mauvaise; choisissez la bonne… » [13]

Le second thème sous-jacent est celui de la Crucifixion, suggérée par les deux anges tristes, les rayonnements, et le reflet golgothéen dans la source, qui est aussi, d’une certaine manière, la projection de la croix brandie par Saint Jean Baptiste (pointillés blancs) : ainsi le geste de l’index annonce à la fois l’Agneau de Dieu et le lieu de son sacrifice.

Le filet d’eau pure sortant du rocher (flèche bleu) renvoie quand à lui à un autre thème johannique, celui du Baptême du Christ.

Loin d’être une copie simplifiée de l’Adoration de la Chapelle des Mages, l’Adoration de Camaldoli apparaît comme un approfondissement, qui mêle avec virtuosité le thème érémitique de la pénitence dans le désert à celui de la Rédemption, par la Crucifixion et par le Baptême.

Par rapport à cette Crucifixion virtuelle, la Vierge et Saint Jean se retrouvent placés comme dans une Déésis : mais il s’agit plutôt d’une conséquence heureuse que de la cause profonde de cette acrobatique inversion.


La cause de l’inversion (SCOOP !)

eremo di camaldoli Plan general
Pour passer de la somptueuse chapelle Médicis, en plein centre de Florence, à la cellule San Giovanni Battista d’un austère ermitage camaldule (cadre bleu), le panneau n’avait besoin que d’une faible réduction de taille, puisque dans le deux cas il était placé sur l’autel, destiné à une dévotion rapprochée.



eremo di camaldoli Cellule de Saint Romuald
A Camaldoli, les maisonnettes des ermites ont toutes la même structure : un couloir (1) donne accès au centre de la cellule avec sa cheminée d’angle (4), et de là aux espaces de vie : le lit (5), le studiolo (6) et la chapelle (8). Cette structure en spirale, en plus d’offrir un abri contre les rigueurs de l’hiver, pouvait symboliser le cheminement introspectif de l’ermite [14]. L’espace de l’étude (6) et celui de l’oraison (8) prennent jour du côté Sud, par une fenêtre latérale.


1457-59 Fra_Filippo_Lippi The_Adoration_in_the_Forest_-Berlin detail eclairage 1463 Adorazione di Camaldoli with_the_young_St._John_the_baptist,St._Romuald,_Filippo_Lippi Offices detail eclairage

Dans l’Adoration de la Chapelle des Mages, tous les troncs de la forêt sont éclairés de la même manière : non par le rayonnement central surnaturel, mais par une lueur diffuse venant de la gauche, sans créer d’ombre portée.

Dans l’Adoration de Camaldoli, l’éclairage n’est toujours pas surnaturel, mais vient cette fois de la droite, dans une lumière unique qui modèle les troncs, les rochers et les personnages.


Cellule de Saint Romuald eremo di camaldoli reconstitutionReconstitution P.Bousquet (cellule dite de Saint Romuald, eremo di Camaldoli)

L’inversion était nécessaire pour adapter le tableau à l’éclairage naturel de la chapelle : ainsi la Vierge était tournée vers le jour, et le jeune Saint Jean Baptiste semblait tout juste avoir fait irruption par la fenêtre, regardant encore derrière lui.



L’Adoration de Prato (1465-70)

1465-70 Filippo Lippi  Adoration de l'Enfant avec saint Vincent Ferrier et saint Georges Musee palazzo Pretorio Prato
Adoration de l’Enfant avec saint Georges et saint Vincent Ferrier
Filippo Lippi et atelier, 1465-70,  Palazzo Pretorio, Prato

Cette dernière Adoration de Lippi provient peut être de l’église San Domenico de Prato, Vincent Ferrier étant un dominicain récemment canonisé (1455). Comme dans le triptyque pour Alphonse V d’Aragon, le saint protecteur garde les arrières de la Vierge, et le saint moine fait face à l’enfant.

Cette ultime Adoration au désert, moins inventive que celles commandées par les Médicis, marque un retour à une forme de normalisation :

L’écran des personnages, disposés en forme de V, met judicieusement en valeur l’Enfant Jésus, et sa pose est astucieusement intégrée à cette composition. L’espace relativement naturaliste suggère qu’à la fin des années 1460, Fra Filippo ne pouvait plus accepter le placement hiérarchique et irrationnel des saints dans ses Adorations antérieures. ([1], p 233)



L’Adoration de Castello

Maestro della nativita di castello Accademia Florence
Adoration avec Saint Jean Baptiste
Maestro della Nativita di Castello, 1450-60, Accademia, Florence

Hors celles de Lippi, cette composition est une des rares Adorations florentines avec un Saint Jean Baptiste enfant, ici les pieds dans un ruisseau pouvant évoquer le Jourdain. Elle provient de la maison de campagne des Médicis située à Castello, et la prédelle porte sur ses côtés les armoiries des Médicis et des Tornabuoni. Il est difficile de créditer ce peintre mineur de l’invention de l’Adoration au désert ([4b], p 95), d’autant plus que Saint Jean Baptiste est ici un bébé à peine plus âgé que Jésus : il manque donc la grande audace de Lippi : représenter une rencontre chronologiquement impossible, et donc purement symbolique.



Références :
[1] Jeffrey Ruda, Fra Filippo Lippi : life and work, 1999 https://archive.org/details/frafilippolippil0000ruda/page/219/mode/1up?view=theater
[1a] Jeffrey Ruda, Fra Filippo Lippi: Life and Work with a Complete Catalogue, 1993
[2] Megan Holmes, « Fra Filippo Lippi the Carmelite Painter », 1999 p 174 et ss https://archive.org/details/frafilippolippic0000holm/page/174/mode/1up?view=theater
[3] Giulia Puma, « Le désert des anachorètes dans la forêt des ermites : trois adorations de Filippo Lippi (1450-1465) », Arzanà. Cahiers de littérature médiévale italienne, Année 2013 16-17 pp. 157-178 https://www.persee.fr/doc/arzan_1243-3616_2013_num_16_1_1032
[4] Stefanie Solum, « Women, Patronage, and Salvation in Renaissance Florence « : Lucrezia Tornabuoni and the Chapel of the Medici Palace », 2017, https://books.google.fr/books?id=WiMxDwAAQBAJ&pg=PT23&redir_esc=y#v=onepage&q&f=false
[4a] Stefanie Solum, « Lucrezia’s Saint: The Child Baptist and Medici redemption in fifteenth-century Florence », 2001, PhD Berkeley
[4b] Stefanie Solum, The Problem of Female Patronage in Fifteenth-Century Florence, The Art Bulletin, Vol. 90, No. 1 (Mar., 2008), pp. 76-100 https://www.jstor.org/stable/20619589
[5] Dans ses travaux successifs ([4a], [4b] et [4]), Stefanie Solum a exploité de manière exhaustive toutes les sources disponibles sur Lucrezia Tornabuoni, et tiré cette conclusion d’une accumulation de présomptions, sans preuve définitive. Autant la question de ce patronage féminin reste affaire d’opinion (sauf découverte d’un document inédit), autant les analyses très fines sur les détails de la composition et sur son insertion au sein du programme de Chapelle des Mages sont à mon avis définitives.
[5a] Je remercie Raoul Bonnaffé de m’avoir signalé ces oeuvres : https://lamusee.fr/tags/hache
[6] Bernd Wolfgang Lindemann, Wer ist der Mönch mit dem Bart? Ein Beitrag zur Ikonographie und zur ursprünglichenBestimmung von Filippo Lippis Berliner « Anbetung im Walde », Zeitschrift für Kunstgeschichte, 78. Bd., H. 1 (2015), pp. 84-93 https://www.jstor.org/stable/43598614
[7] « … e in detta tavola una Nostra Donna che adora il fìgliulo che sta innanzi a piedi e un San Giovanni e uno Santo Bernardo e Dio padre cholla cholomba innanzi » Eugène Müntz, Les collections des Médicis au XVe siècle , Paris 1888, p 62
[8] Pour le détail de la discussion, voir [4a], p 184, note 114
[10] Marie Piccoli-Wentzo (15 juillet 2018), Lorsque voir fait se mouvoir : quelle performance pour le retable de la chapelle des Mages ?, Contextualités https://doi.org/10.58079/n359
[11] Cristina Acidini-Luchinat, « The Chapel of the Magi. The Frescoes of Benozzo Gozzoli », p 12 et ss
[12] La notion a été par la suite fortement remise en cause. Voir Patricia Emison « The Paysage Moralisé », Artibus et Historiae , 1995, Vol. 16, No. 31 (1995), pp. 125-137 https://www.jstor.org/stable/1483501
[13] Saint Bernard, Les degrés de l’humilité, Chapitre IX, 7027 https://clerus.org/bibliaclerusonline/es/jr3.htm

1 Phalloscopiques par construction

17 décembre 2024

Au point de sophistication où en est arrivé la traque universitaire des phallus refoulés ou défoulés, vaut-il encore la peine d’ajouter au catalogue ? Ces quatre articles présentent, à côté d’exemples connus, quelques cas intéressants qui ont échappé aux spécialistes.

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La bourse

Le Couple mal assorti

1480-90 Couple mal assorti Israhel van Meckenem d'après Maitre du Livre de raison British Museum a 1480-90 Couple mal assorti Israhel va

Le Couple mal assorti , Israhel van Meckenem d’après le Maître du Livre de raison, 1480-90, British Museum

Dès l’origine, la formule du Couple mal assorti se décline en deux options : la vieille femme ou le vieil homme. La règle héraldique, qui dans les portraits de couple place le mari à gauche, est enfreinte dans le cas de la vieille femme, afin de bien signifier que c’est elle qui domine. La bourse est située du côté du riche :

  • le jeune homme y pose une main tandis que l’autre tâte le sein de la vieille,
  • la jeune femme la tâte d’une main en repoussant faiblement, de l’autre, la main du vieillard qui s’aventure sur son corsage.

Dans cette composition déjà suffisamment audacieuse, la bourse ne signifie encore que le montant de la transaction.


1495 ca The_Ill-Matched_Couple Durer METLe Couple mal assorti , Dürer, vers 1495, MET

Dürer positionne deux bourses : une grosse entre les jambes du vieillard, une petite entre celles de fille. Le symbolisme est alors moins dans le contenant que dans le contenu, qui s’épanche de l’homme vers la femme.


1503 Bernhard_Strigel_couple_diable_Berlin, Kupferstichkabinett.jpgLe Couple mal assorti, Bernhard Strigel, 1502-03, Kupferstichkabinett, Berlin

Le message démoniaque soufflé au couple :

Recevez mes instructions, car je suis méchant et j’ai très mauvais cœur

Discite a me quia nequam sum et pessimo corde

prend le contrepied de celui du Christ :

Recevez mes instructions, car je suis doux et humble de coeur. Matthieu 11,29

Il existe des formules du Couple mal assorti où la prostituée tend à un tiers, maquerelle ou maquereau, la bourse dont elle vient de s’emparer. L’originalité ici est qu’elle tend la bourse et le couteau à un enfant qui récupère cet appareil génital au complet, lequel se trouve en position repos, contrairement à celui du diable. Déjà évidente graphiquement, cette symbolique sexuelle est renforcée par l’homophonie latine entre culeus (bourse de cuir) et coleus (testicule).

Le message implicite va plus loin que la moralité habituelle du Couple mal assorti : l’idée pourrait être que la luxure fait perdre à l’homme ce qui fait sa puissance virile – richesse (bourse) et force (couteau) – et le réduit à un enfant qui se plait à jouer sous une jupe.


1520-22 The_Ill-Matched_Couple_Lucas_Cranach_the_Elder Musee des Beaux Arts Budapest1520-22 1522 The_Ill-Matched_Couple_Lucas_Cranach_the_Elder Musee des Beaux Arts Budapest1522

Le Couple mal assorti, Cranach l’Ancien, Musée des Beaux Arts, Budapest

Cranach ne reprendra qu’un fois l’option « vieillarde », la bourse rouge et fripée figurant, de manière déplaisante, une sorte de de descente d’organe.

En revanche, il déclinera à neuf reprises l’option « vieillard », qui a l’avantage de montrer une belle femme. Dans la version de Budapest, on retrouve les deux bourses, avec l’audace supplémentaire que celle du vieux, dans laquelle la jeune femme vient puiser son dû, équivaut à une braguette.


1646, Gravure de Hollar d'après Vinci.jpgLe Couple mal assorti , Gravure de Hollar d’après un dessin de Léonard de Vinci, 1646 1525-30-ca-Suiveur-de-Quentin-Metsys-Museu-de-Arte-Sao-Paulo.Le mariage inégal, Suiveur de Quentin Metsys, 1525-30, Museu de Arte, Sao Paulo

On n’a pas retrouvé le dessin original de Léonard, mais il a eu une certaine notoriété, puisque le geste pressant de la vieille femme est repris tel quel dans la scène de mariage, tandis que son autre main offre l’anneau nuptial au lieu d’une pièce de monnaie.


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L’épée et la bourse

1540 Judith Jan Sanders van Hemessen Art Institute ChicagoJudith, Jan Sanders van Hemessen, 1540, Chicago Art Institute

Par ce cadrage elliptique, Hemessen écartèle diagonalement la cause et l’effet, l’épée et le sac qui transporte la tête coupée. Ce faisant, il assimile la décapitation d’Holopherne à une prise de pouvoir féminine sur sa virilité, et à une castration.


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L’or est vainqueur de toute chose

1590–95 Carracci Ogni cosa vince l'oro serie Lascivie Musee des Beaux Arts BudapestL’or est vainqueur de toute chose, 1590–95, Carrache, Musée des Beaux Arts, Budapest

A la fin du siècle, Carrache produit les Lascivie, une série de gravures à visée ouvertement érotique. Cette gravure s’en rapproche, malgré un format différent [1].

Au premier degré, il s’agit d’une scène vénitienne, comme le montre la campanile à l’arrière plan : une courtisane nue attire vers le lit un vieillard suffisamment riche, en caressant d’une main son crâne chauve.

Le rébus en bas donne le titre :

Ogni cosa vince l’oro (unghie – coscio – vino – ci – l’oro).

Le choix de ces pictogrammes n’est pas innocent : tandis que l’ongle et la cuisse renvoient à l’anatomie de la dame, la carafe renversée et l’or répandu évoquent le double soulagement du client.

Au second degré, l’image fonctionne comme le détournement malicieux de l’expression virgilienne « L’amour est vainqueur de toute chose (Omnia vincit amori) » : ce pourquoi Cupidon, découragé par cette concurrence déloyale, casse son arc de dépit. On peut classer dans cette lecture ironique le petit chien qui, n’ayant pas d’argent, en est réduit à se satisfaire tout seul.

Les personnages de la terrasse sont plus difficiles à interpréter : selon certains, la figure vue de dos à côté du bébé serait Carrache lui-même, dont on sait qu’il avait eu un enfant avec une courtisane vénitienne ( [1] , p 164). Selon moi, ce bébé dans son trotteur, qui jette les bras vers une pomme inaccessible, est tout simplement une autre figure ironique de la déception, une antithèse du vieillard. Et la figure vue de dos, à l’extérieur et engoncée dans sa robe, est l’antithèse de la courtisane vue de face, en intérieur et dénudée : l’une aide le vieillard à satisfaire son désir, l’autre néglige celui de son enfant. Elle préfère contempler le campanile qui, contrairement à l’intuition, est ici un symbole féminin : reproduisant la silhouette de la mère, il est l’image de son rêve : héberger des petits oiseaux.


1596 Theodor de bry der alte liebhaber Emblemata secularia mira et jucundaMalheur au vieux soldat, malheur au vieil amant (Turpe senex miles, mage turpe senilis amator)
Theodor de Bry, 1596, Emblemata secularia mira et jucunda

Theodor de Bry a produit cette copie moins pernicieuse de la composition de Carrache, qui masque le sexe féminin, supprime le léchage canin et remplace le rébus par une citation anodine d’Ovide (Des amours, Elégie IX) :  le vieux soldat comme le vieil amant sont maudits, car la guerre comme l’amour sont le privilège de la jeunesse.


1599-Carracci-omnia_vincit_amor-METOmnia vincit amor, Carrache, 1599, MET

Un peu plus tard, Carrache se frottera directement à la maxime originale de Virgile, là encore d’une manière oblique et ironique. Cupidon protège les deux nymphes contre le dieu Pan, qui en perd ses attributs – la houlette courbée et la flûte.

Au premier degré, l’image illustre littéralement la maxime : « l’Amour vainc Tout », puisque Pan en grec signifie « Tout ».

Au deuxième degré, l’image renvoie au thème antique de la lutte de Pan contre Cupidon, allégorie du désir bestial subjugué par l’amour humain [2].

Au troisième degré, l’amateur éclairé comprendra que l’enlacement des deux nymphes évoque un couple lesbien [3] : l’une des amantes désigne du doigt, et l’autre des cheveux, le monstre hétérosexuel qui vient les importuner.


1598-99 Carracci omnia_vincit_amor Städel Museum, Frankfurt am MainOmnia vincit amor, Dessin à la plume, 1598-99, Städel Museum, Frankfurt am Main

Le dessin préparatoire, beaucoup plus inventif, présente trois éléments qui ont disparu dans la gravure :

  • l’effet d’écho des couples d’arbres, enlacés au dessus des nymphes et croisés au dessus des combattants ;
  • le caractère comique de la lutte, le supposé vainqueur en prenant plein la figure ;
  • un quatrième degré de lecture, radicalement ironique : deux satyres portant une corde arrivent en douce derrière les nymphes, captivées par le combat : tandis que Pan fait semblant d’être vaincu, c’est finalement la bestialité qui vaincra.

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La bourse génitale

Certaines bourses évoquent très ouvertement les attributs masculins.


1567 Bueckelaer Paysans au marché KHM ViennePaysans au marché, Bueckelaer, 1567, Kunsthistorisches Museum, Vienne

La jeune volaillère caresse l’orifice de sa cage d’une main songeuse, prête à passer au couteau et à la double bourse, suspendus au bon endroit.


1601 Gillis van Breen, De betrapte echtgenootLe mari attrapé, Gillis van Breen, 1601

Les vers latins de Schonaeus décrivent la situation :

L’épouse surprend le mari fâcheusement trouvé avec une prostituée,
et met et morceaux sa chevelure en l’arrachant

Inventum coniunx malè cum meretrice maritum
Excipit, evulsam dilaceratque comam

Le légende en néerlandais explique l’objet du litige :

 » Alors je te trouve ici, sale voyou. Je vais te griffer la tête, parce que tu gaspilles avec de belles femmes ce dont j’ai besoin à la maison «  [4]

On voit que c’est moins l’infidélité que la prodigalité qui est la source de la querelle. Peu émue, la prostituée continue de manipuler ostensiblement le corps du délit.


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La bourse chez Goltzius

1582 Le repos, Goltzius serie La Fortune RijksmuseumLe Dieu Terme et la Quiétude, Goltzius, 1582

Cette gravure est la quatrième de la série Fortuna qui, sous de nobles prétextes, montre des couples nus dans des étreintes passionnées. Ici la légende latine évoque le gonflement caractéristique du dieu Terme, et la quiescence qui s’ensuit, éloquemment figurée par la bourse avachie par terre [5] :

Bien que l’esprit malade du fils de la Terre soit gonflé par les soucis de l’amour , plus sûrement peut-il atteindre le repos éternel.

Mens quoque Terrigenum curis distenditur ægra, Certior æternam quo posset adire quietem


Cet esprit humain toujours et partout
aspire soigneusement à la paix et il y veille patiemment

Dat menschelyck verstant altyt sorchuuldich haect
Nae rust aen elcken cant, daert naer geduldich waect


1595 Saenredam_ d'après Goltzius Le mariage pour les richesses (Trilogie du mariage)Le mariage pour les richesses (série Trilogie du mariage)
Saenredam d’après Goltzius, 1595

Les mauvaises richesses, et ceux qui sont conjoints par l’opulence
Sont misérablement trompés par la fine ruse du mauvais démon.

Divitiae turpes, et quos opulentia iungit
Falluntur misere vafro cacodemonis astu

La « fine ruse » est celle de l’artiste, qui suspend la bourse au poignet de l’avaricieuse, tout en sous entendant qu’elle sert d’organe au cacodémon : d’où le jet de pièces en pleine face.


1599 Saenredam d'après Goltzius Vieille femme avec un coupleVieille femme avec un jeune couple 1599 Saenredam d'après Goltzius Vieil homme avec un coupleVieil homme avec un jeune couple

Gravure de Saenredam d’après Goltzius, 1599

Ce pendant retrouve la thématique des couples dépareillés symétriques, avec le piment supplémentaire que l’intrus s’attaque à deux jeunes amants. Aux deux extrémités, la vieillarde et le vieillard déposent sur la table son organe symbolique : coupe et bourse.


– Ne me méprise pas, moi avec ma dot magnifique, et propose mes sous à la pauvre fille

– Tu ne m’achèteras pas, vieille femme laide, quelque soit le prix. Je suis rebuté par ton visage couvert de vilaines rides

– Ne méprise pas le vieil homme riche, idiote, et laisse l’argent précieux t’influencer.

– Je méprise l’argent que tu m’offres et ta richesse – je me réjouis de la grâce d’une jolie et jeune silhouette.

Me cum magnifica noli contemnere dote, atque meos numos inopi propone puellae.
Non me turpis anus , quanvis numata movebis , Frons tua me terret , deformibus obsita rugis

Ne contemne senem munatum, stulta puella , Atque tuam flectat preciosa pecunia mentem .
Numos quos offers contemno, divitiasque, Me nitide , viridisque oblectat gratia forme

 


1603-GOLTZIUS_The_Sleeping_Danae_Being_Prepared_Receive_Jupiter__LACMA.Danaé recevant Jupiter sous la forme d’une pluie d’or
Goltzius, 1603, Los Angeles County Museum of Art

Cette autre bourse très éloquente a été reconnue par tous les commentateurs comme un symbole phallique évident. Mais personne n’a expliqué son rôle dans l’économie du tableau, ni la raison pour laquelle le second angelot transporte une autre bourse, de plus petite taille.


1553 Tizian_-_Danae_receiving_the_Golden_Rain_-_PradoDanaé recevant la pluie d’or
Titien, 1553, Prado

Comme le note Eric Jan Sluijter ( [6], p 28), la vieille servante est devenu, à l’époque de Goltzius, une figure pratiquement imposée . Dès 1553, Titien a exploité le contraste plastique qui fait ressortir la nudité et la blancheur de la jeune fille, tout en pimentant le thème : Danaé s’assimile à une courtisane couverte d’or et la vieille femme à l’entremetteuse.

La présence du dieu Mercure, reconnaissable à son caducée et à son casque ailé, est en revanche totalement originale :

« Mercure, cependant, n’a pas sa place dans cette histoire, il a donc dû être placé là pour une raison particulière. Il était, bien sûr, le dieu du commerce, du gain financier et même de la tromperie, mais il a toujours été considéré comme la personnification de l’esprit vif et de l’éloquence, et dans ce rôle, il était vu également comme le mécène des arts. » ( [6], p 31).

Pour Sluijter, la présence de Mercure est à la fois un hommage au commanditaire – le banquier, collectionneur et peintre Bartholomeus Ferreris, de Leyde – et un clin d’oeil à la mythologie personnelle de Goltzius, qui dans plusieurs oeuvres fait référence à Mercure comme le patron des peintres en général, et de lui-même en particulier.



1609 ca Goltzius album amicorum van Ernst Brinck, National Library of the Netherlands.jpgL’honneur au dessus de l’or – Err hoven golt((zius)
Goltzius, vers 1609, Album amicorum de Ernst Brinck, fol 245, National Library of the Netherlands

Ainsi le caducée figure au centre de son emblème personnel, illustrant une devise qui joue avec son nom de famille :

  • l’Honneur est représenté par un rayonnement,
  • l’Or par des coupes d’orfèvrerie, des pièces répandues et des bourses,
  • Goltzius lui-même par cet angelot couronné de lauriers, volant au dessus du caducée [7].



1603 GOLTZIUS_The_Sleeping_Danae_Being_Prepared_Receive_Jupiter__LACMA detail
Dans le tableau, le caducée se trouve également plongé dans un rayonnement, issu du foudre que tient l’aigle de Jupiter, et qui n’est pas une pluie d’or, mais de perles. On les voit se transformer en pièces d’or, au niveau de la grosse bourse, et de la coupe remplie dans la main de l’entremetteuse. C’est en somme par l’intervention de Mercure que la semence de l’aigle se transmute en espèce monnayable pour la courtisane.

Le sourire du dieu place la composition sous le signe de la fantaisie, voire de la facétie, et nous incite à la lire comme une oeuvre profondément personnelle, concertée entre le peintre et son mécène. C’est d’ailleurs le seul tableau que Goltzius signe de son nom complet, à un endroit stratégique, sur la tranche de la cassette remplie d’or ( [6], p 33). Réalisé au moment où le graveur se tourne vers la peinture, le tableau est une sorte de « pièce de démonstration » destinée à faire valoir sa capacité à peindre le nu avec la perfection italienne ( [6], p 35).



1603 GOLTZIUS_The_Sleeping_Danae_Being_Prepared_Receive_Jupiter__LACMA schema
Une lecture possible est de considérer le coin supérieur gauche comme une sorte d’emblème illustrant, par des objets en double, le couple Goltzius / Ferreris :

  • au peintre (en bleu sombre) l’Honneur, les ailes de l’aigle, le foudre, la petite bourse et la pluie de perles (triangle bleu) ;
  • au banquier (en bleu clair) l’Or, les ailes du casque, le caducée, la grosse bourse, et les objets précieux répandus sur le sol.

Le reste de la composition met en scène le couple principal, celui de la courtisane (en rose) qui magnifie l’entremetteuse (en rouge) :

  • la chevelure savamment coiffée surclasse le voile ;
  • la cassette remplie à ras bord surclasse la petite coupe ;
  • la jeune poitrine surclasse le sein flétri.

Dans un jeu purement formel, les mains se répondent en pivotant d’un quart de tour :

  • à la main gauche qui dort répond celle qui réveille ;
  • à la main droite qui effleure le sexe répond celle qui tient la coupe.

Les deux anges qui ouvrent le lit se rattachent également à ce couple.


1603 GOLTZIUS_The_Sleeping_Danae_Being_Prepared_Receive_Jupiter__LACMA detail premier plan 1578-79 Sextus Tarquin et Lucrèce, gravure de Galle d'après Goltzius.jpgLe viol de Lucrèce, gravure de Goltzius, série Histoire de Lucrèce, éditée par Philippe Galle, 1578-79

Les objets du premier plan racontent leur propre histoire. Les chaussures et le pot de chambre s’inscrivent dans l’érotique de la chambre à coucher : on les trouve déjà dans une des premières gravures à succès de Goltzius, où le pot de chambre renversé constitue une métaphore assez audacieuse du viol, complétant la dague phallique.

Ainsi le pot de chambre de Danaé est une sorte d’autocitation. D’autant plus que le bras de l’entremetteuse, touchant son épaule de la main gauche, rappelle celui de Sextus Tarquin touchant l’endroit où Lucrèce, de honte, enfoncera sa propre dague [8]. Ce jeu d’autocitation se combine peut être avec une allusion plus salace dans laquelle le récipient de cristal, grâce à la pluie d’or [9], se transforme en un hanap doré qui, pour les amateurs de mythologie, synthétise la suite de l’histoire :

1603 GOLTZIUS_The_Sleeping_Danae_Being_Prepared_Receive_Jupiter__LACMA detail hanap
Un Pan lubrique porte la coupe frappée de l’aigle, le couvercle étant surplombé par Persée coupant la tête de Méduse : Persée, le fils de l’union aurifique entre Jupiter et Danaé.


1614 Le jeune homme et la vieille, Hendrick Goltzius, Musee de la Chartreuse DouaiLe jeune homme et la vieille, 1614, Hendrick Goltzius, Musée de la Chartreuse, Douai

Goltzius reprend gaillardement le thème du couple dépareillé et insiste sur le flux d’or qui coule du pichet vers la bourse, inversant le cours naturel des choses.


Jacob_Goltzius_(II) Le couple dépareilléLe couple dépareillé
Gravure de Jacob Goltzius (II) d’après Hendrick Goltzius

Gravée par le fils de Goltzius, cette version habillée affiche une moralité en béton :

Laissons de côté la vieille femme froide, la jeunesse est faite pour la jeunesse. Je ne veux pas me laisser prendre par l’argent, l’amour est doux à l’amour

Frigida cedat anus iuveni juvenilia grata non opibus capior , dulcis amore amor est

Néanmoins l‘interversion des attributs – la bourse aux pieds de la vieille, le pichet aux pieds du jeune homme – sous-entendent que sa résistance n’est que de façade.


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La bourse après Goltzius

 

1621 ca Jacob Matham, Couple Playing Tric-trac, RijksmuseumCouple jouant au tric-trac
Jacob Matham, vers 1621, Rijksmuseum

Cette gravure du beau fils de Goltzius repend le thème habituel du vieillard et de la prostituée. La bourse phallique est posée bien en évidence au centre, en pendant avec le verre de vin que tient le jeune homme, probable souteneur.


Ce n’est pas assez, pour l’insensé, de payer tribut à la luxure,
Que les dés nuisibles ne lui arrachent les moyens qui lui restent.

Nec satis insano censum profundere luxu

Noxia ni reliquas alea carpat opes.


Non seulement la boisson conduit à un sentiment impudique,

mais le jeu, au lieu de profits, n’apporte que tromperie.

Niet gheeft des drancks onmaet alleen oncuysschen zin 

Maer teghen alle baet brenght spel en tuyschen in


1680 ca Le Centre De L'Amour Embleme 48Gravure de Peter Rollos, Euterpae suboles, 1608

Cette planche d’un recueil de gravures ouvertement érotique rend éclatante l’équivalence phallique entre la bourse, dont le manche est agité par le vieillard, et l’épée, dont le pommeau est effleuré par le jeune homme :


Et le jeune homme et le vieil homme branlant le peuvent l’un et l’autre.
Cependant le jeune homme n’est jamais lent.

Et juvenis tremulusque senex uterque posissit
Ast juvenis numquam segnior esse solet


Les jeunes, ils ne peuvent pas le faire seul,
Sauf qu’ils sont plus rapides

junge die könnens nicht allein
allein dass sie geschwinder sein



La cornemuse

La cornemuse évoque les plaisirs de la danse et de la musique, campagnarde ou militaire, tandis que sa forme, poche et bourdons, l’assimile inévitablement aux organes masculins.


vBlason avec cornemuse et trompettes,
Gravure de Huquier d’après Watteau, vers 1735, Livre nouveau de differents Trophées, planche 2

Ces deux significations sont inextricablement imbriquées, mais il existe quelques exemples ou la symbolique génitale domine.

1470-80 various_occupations__recto_NGAOccupations variées (Various Occupations)
Italie, 1470-80 (recto), NGA, Washington

Cette plaque gravée sur ses deux faces de motifs érotiques est très difficile à interpréter (pour l’autre face, voir L’oiseau licencieux). Selon l’analyse très complète d’Anthony Colantuono [10], il faut voir au centre une maîtresse femme, assise sur un sac opulent et ayant déjà pris dans ses fils de nombreux mâles (les fuseaux dans le panier). L’homme de gauche, qui taille d’un air piteux des louches queues en bas, béret et pénis flappi, flanqué d’un garçonnet tenant un petit oiseau, semble l’image de la virilité vaincue. A l’inverse, le cornemuseux à l’écart, au bonnet rigide, ayant pendu à son tuyaux une amulette en forme de phallus, apparaît comme une figure plus positive.

On peut compléter et nuancer cette interprétation en remarquant que les louches font pendant aux fuseaux : si ces dernières symbolisent l’organe masculin ficelé par la féminité, les louches pourraient symboliser le désir de le plonger dans la soupière : d’autant plus que le nom de l’ustensile – cazzuola – renvoie à celui de l’organe – cazzo ( [11], p 97) . Ainsi la multiplicité des fuseaux et des louches ne signifierait pas un nombre important de partenaire, mais la répétition et la prolifération inhérentes à la sexualité. En contraste, le cornemuseux se satisfait en tripotant sa pipe et en se soulageant dans un baquet, ne produisant rien d’autre que de l’ordure. Ses pieds dépareillés, l’un nu et l’autre chaussé, indiquent ordinairement la folie.

Ainsi l’idée de la gravure est probablement, de part et d’autre de la femme en position centrale, un détournement ironique du Choix d’Hercule, entre deux conditions misérables :

  • à gauche la malédiction de la sexualité ordinaire, vouée à la production et à la procréation ;
  • à droite les plaisirs solitaires et la folie.


1562 the_bagpipe_player Brueghel l'Ancien NGALe cornemuseux
Brueghel l’Ancien, 1562, NGA

Brueghel s’amuse à comparer la taille imposante de l’instrument, et la taille modeste de la braguette.

1525-30 Monogrammiste IB Rijksmuseum.jpgLa jeune femme et le joueur de cornemuse
Monogrammiste IB, 1525-30, Rijksmuseum

Jouer assèche le gosier, et la jeune femme offre à boire au cornemuseux. Son index désigne la cruche qui s’entrebaille ainsi que son bas-ventre, nous donnant la clé du symbole. Cette conjugalité de la cornemuse et de la cruche va devenir un poncif de l’époque.

1540 ca Jan van Hemessen Le joueur de cornemuse et la vieille coll partLe joueur de cornemuse et la joyeuse commère Jan van Hemessen, vers 1540, coll part 1598 Peeter_Baltens_-_Evening_of_the_WeddingLe soir des noces, Peeter Baltens, 1598

La composition de Hemessen était probablement le second panneau d’un pendant, que Peeter Baltens a regroupé en une seule gravure :

Maintenant pleurer icy voyez l’Espousée, qui de rire au lit se tient bien assurée.

  • à gauche la mariée éplorée est accompagnée par son mari, tenant deux objets au symbolisme transparent : la bougie pour la nuit de noces et la cruche pour les ablutions ;
  • à droite le cornemuseux et la joyeuse commère amorcent un cortège paysan, qui est par contraste l’image d’un couple expérimenté : tuyaux multiple, beurre et cruche ouverte.


1550 ca Jan van Hemessen attr Le joueur de cornemuse et la vieille Fine Arts Museums of San FranciscoLe joueur de cornemuse et la vieille
Jan van Hemessen (attr), vers 1550, Fine Arts Museums of San Francisco

La partie « cortège » évolue vers une scène de genre autonome, où la femme vieillie s’empare avec autorité, en ouvrant sa cruche, du tuyau qu’elle convoite.


1571 Pieter Huys Le joueur de cornemuse et la vieille (Gemäldegalerie, Berlin)Le joueur de cornemuse et la vieille
Pieter Huys 1571, Gemäldegalerie, Berlin

Le thème fusionne ici avec celui du client rincé par la vielle prostituée, qui tient le cordon de sa bourse :

Oh, laisse tomber, c’est en vain,

ma bourse est prise.

Tu l’as vidée

et déjà ma pipe ne fait plus de bruit

Ay laet staen, tis verloren

mijn Borse ghegrepen

Ghy hebtse gheleecht

en mijn pijp al uuyt ghepepe(n)


1570 ca serie Ten Roundels for Trenchers d'après Maarten van Cleve, Le Fabricant de saucisses, Le Joueur de cornemuse (c) President and Fellows of Harvard ColleLes Fabricants de saucisses, Le Joueur de cornemuse
Vers 1570, série Ten Roundels for Trenchers d’après Maarten van Cleve

Dans des dialogues savoureux, ces deux gravures établissent une équivalence symbolique entre saucisse et cornemuse, d’abord flatteuse puis piteuse :

– Theissgen, ce n’est pas bien de ta part, que tu prennes la meilleure (saucisse)
– Oui femme, mais pour que tu le croies, tu devrais venir et mesurer toi-même.

– As-tu bien touché mon instrument ?
– Oui, mon ami, il titube, il ne tient jamais debout.

– Dasselb sich, Theißgen, gar nich zampt, Daß ihr die aller beste nempt.
– Ja frau, und daß ihrs glaubet haß, So kompt und nempt selb die maß.

– Habt ihr mein rommel wel betast
– Ja freunt, er wanckt, steht nimer fast.


1608 Peter Rollos, Euterpae suboles, hoc est Neues Stambuchlein. Von allerleij lustigen und kurtzweiligen Figuren.Gravure de Peter Rollos, Euterpae suboles, 1608

Les légendes en latin et en allemand développent la même idée : celle de la déception féminine quant à la tenue de l’instrument :

Elle est pesante ta mentule, ô berger, mais elle ne tient pas.
Et son travail ne s’érigera jamais assidument.

Propendet nec stare potest tibi mentula, pastor
Ac eriget numquam sedulitate labor


– Veux-tu toucher ma cornemuse ?
– Oui, mon ami, elle flageôle et ne tient presque jamais

Habt ihr mein Sackpfeiff woll betast
Ja Freund er wanckt steht nimmer fast

La version française, parue vers 1680 [12] , appuie sur le thème de la déception féminine :

Ta musette s’étend si je la touche un peu
Dans l’exercice elle enfle & se redresse
Mais dès qu’elle a joué son jeu
Sa flûte tombe à la renverse.


1616-17-Frans-Hals-Merrymakers-at-Shrovetide-Metropolitan-Museum-of-Art.Les fêtards au Mardi Gras (Merrymakers at Shrovetide)
Frans Hals, 1616-17, Metropolitan Museum of Art

Le tableau dépeint deux personnages traditionnels de ces agapes [13] :

  • à droite Hans Worst, une saucisse suspendue à son béret ;
  • à gauche, Pekelharing, portant une guirlande composée de gousses, de saucisses, d’oeufs percés, de harengs secs et d’une patte de porc, qui symbolisent les jouissances auxquels le Carême va mettre fin.

La cornemuse aplatie sur la table s’inscrit dans cette thématique de la fin de la fête charnelle.

Le personnage central est dénoncé, par sa pomme d’Adam, comme un jeune homme travesti. Son index droit désigne d’ailleurs, en rigolant, l’emblème androgyne que constituent la saucisse unique, et le couple de saucisses de la guirlande. L’autre main s’apprête à saisir une des nombreuses saucisses du plat, signalant qu’il a encore de l’appétit et s’apprête à répondre favorablement à l’index suggestif de Hans Worst.


Rommelpot Player Cornelis Bloemaert after Abraham Bloemaert Städelsches Kunstinstitut, Frankfurt-am-MainLe joueur de rommelpot
Gravure de Cornelis Bloemaert d’après Abraham Bloemaert, vers 1630, Städelsches Kunstinstitut, Frankfurt-am-Main

Le tambour à friction est un autre instrument du folklore du Mardi Gras, où les enfants allaient de porte en porte quémander des friandises ou de la monnaie ( [14], p 230). Par rapport à d’autres représentations du même sujet, le jeune joueur arbore ici une panoplie particulièrement chargée : des objets carnavalesques (le collier de saucisses, la cuillère), des emblèmes de la folie (la queue de renard, la clochette), mais aussi des plaisirs (les cartes à jouer, l’aile d’oiseau passée dans le chapeau, le pichet de bière accroché à la ceinture).

Son sourire de complicité et son geste significatif pourraient sous-entendre qu’il revendique une activité sexuelle, mais le texte reste prudent :

Voyez le fou du Mardi gras

Voyez- le qui vient avec son Rommelpot 

Prêtez l’oreille à sa chanson , bonnes gens 

donnez-lui un biscuit du pot (ou de la poële)

Siet de Vastel-avonts Sot

Comt hier met de Rommelpot,

Hoort hem singen, lieve man

Geeft een Koeckjen wyt de kan


1630 ca Cornelis Bloemaert after Abraham Bloemaert Bagpiper Städelsches Kunstinstitut, Frankfurt-am-MainLe cornemuseux
Gravure de Cornelis Bloemaert d’après Abraham Bloemaert, vers 1630, Städelsches Kunstinstitut, Frankfurt-am-Main

Cette autre gravure de la même série est intéressante par les textes qui l’accompagnent, assez alambiqués mais dépourvus de toute connotation sexuelle : il s’agit ici simplement de dénoncer la paresse des paysans :

L’odeur de la sueur bouillonnante ne sentira pas bon à ces narines
tant qu’un hymne à la cornemuse réjouira les paysans.

Naribus his fervens numquam bene sudor olebit,
dum juvat agricolas utriculare melos


Je ne me soucie ni de la charrue ni de la bêche, tant que mes tuyaux me rapportent plus d’argent.

In ploech noch spadij en heb ick sin , Soo lang ick hier min duijtjen win


Andrea Sacchi 1641 Marcantonio Pasqualini couronne par Apollon METLe castrat Marcantonio Pasqualini couronné par Apollon
Andrea Sacchi, 1641, MET

Le clavicytherium central [15] est orné de deux figurines : un faune enchaîné et Daphné se transformant en laurier. Elles font écho à deux des protagonistes : Marsyas attaché à un arbre et Apollon brandissant la couronne de lauriers de la victoire : on sait qu’à l’issu d’un défi musical entre le silène et le dieu, Marsyas perdit et finit écorché. La cornemuse jetée à terre euphémise cet arrachement, tout en symbolisant la musique populaire opposée à la lyre savante d’Apollon.

La gradation, de droite à gauche, entre les trois instruments – la cornemuse minuscule, la lyre et le clavicytherium démesuré, suggère que, par le sacrifice d’une partie minime de sa personne, le castrat prodigieux a bien mérité sa couronne.

Luc Olivier Merson Eveil du printemps 1884L’éveil du printemps, Luc Olivier Merson, 1884, collection particulière

Devant une Vénus alanguie, ce Cupidon fessu se voit affublé d’un priapisme printanier.



La saucisse

 

1520-60 Giacomo Franco, Da questa sorte sono I buon salamiDe cette sorte sont les bons salamis (Da questa sorte sono I buon salami)
Giacomo Franco, 1520-60

Le second degré de comique tient au goître des deux vieilles, qui complète malicieusement l’objet de leur intérêt.


1595 Cornelis Cornelisz. van Haarlem Le fou et les jeunes femmes Sotheby's 10 juillet 2014Le fou et les jeunes femmes
Cornelis Cornelisz. van Haarlem, 1595, Sotheby’s 10 juillet 2014

Amusante et même populaire à la fin du XVIème siècle, la saucisse est rapidement devenue inacceptable et a été recouverte. On connaît au moins deux autres versions, où elle a été remplacée dans un cas par une corne d’abondance, dans l’autre par une chouette [16].


Jacob Cats, 1635, Spiegel van den Ouden ende Nieuwen Tijdt p 81 d'een het bloet d'ander het goetD’een het bloet d’ander het goet (D’un homme le sang, d’un autre la richesse)
Jacob Cats, 1635, Spiegel van den Ouden ende Nieuwen Tijdt p 81 [16a]

La servante apporte à la belle dame, en hommage d’un seigneur, un plateau de boudin : fait de bon sang, de gravier et de poudre, même si cela vient d’un cochon. La dame dit qu’elle n’en a jamais goûté, mais qu’elle va y réfléchir favorablement.


Caspar_Netscher_-_A_Masked_Joker_1668_Schloss Wilhelmshöhe (Kassel)Une plaisanterie masquée (Ein Maskenscherz)
Caspar Netscher, 1668, Schloss Wilhelmshöhe, Kassel

« Comme le montrent les étagères et les bocaux à l’arrière-plan et la balance suspendue au plafond, l’action se déroule dans une pharmacie, où un vieil homme masqué en costume de théâtre offre une grosse saucisse – l’une d’une énorme pile qu’il a devant lui dans un réchaud en or ouvragé – à deux dames magnifiquement habillées. Pendant ce temps, un fou pose sa main sur l’épaule de l’une d’elles et lui offre également une saucisse. Un charlatan masqué à l’arrière-plan à gauche, dont la chaîne en or ridicule est en contradiction avec sa prétendue science, regarde attentivement un flacon d’urine dans lequel, une fois de plus, on peut voir une saucisse. Il a également une saucisse posée devant lui et d’autres pendent autour de son cou. Il y a même des saucisses suspendues au plafond. Pour compléter cette comédie érotique, un compas et une règle sur le sol permettent de vérifier la taille des saucisses. Il ne s’agit évidemment pas d’une véritable pharmacie, mais d’une véritable pharmacie. Il s’agit d’une scène de théâtre, vu le lourd rideau du fond et les vêtements des personnages… Dans le personnage masqué et barbu, on reconnaît aussi le vieux marchand sournois Pantalone de la Commedia dell’Arte, qui essaie toujours en vain de s’emparer de l’argent et des femmes. Il n’est pas étonnant qu’il joue ici le rôle d’un apothicaire vendeur de saucisses : les apothicaires étaient souvent considérés comme des charlatans. Pantalone et ses collègues comiques étaient bien connus pour se comporter de temps à autre de manière obscène. » Jasper Hillegers ( [17], p 131)

Ce commentaire manque à mon avis l’objet-clé qui explique la scène, à savoir la balance, qui penche bizarrement du côté où il n’y a qu’une seule saucisse. Pantalon arbore habituellement une volumineuse braguette, pour attirer l’attention sur une virilité dont chacun, autour de lui, sait qu’elle appartient au passé. Or ici il cache cette spécificité et la remplace par un étalage de saucisses. La balance  penche du côté du fou, indiquant que  la jeune femme en robe jaune préfère la saucisse unique, mais juvénile  : nous sommes ici dans un renversement du thème conventionnel, que nous pourrions baptiser « le couple réassorti ».

Dans un second renversement, on remarque que le jeune fou est de mèche avec son maître masqué, et que la femme en bleu regarde avec intérêt l’abondance de saucisses : sans doute subodore-elle que le faux vieillard cache un vrai Don Juan.

Le sujet profond du tableau serait en définitive : « se fier ou pas aux apparences ».



Le pouvoir des pointes

Des dards de Cupidon à la lance d’Apollon, de Mars ou de saint Georges, le pouvoir de pénétration des pointes leur confère une force symbolique irrésistible. Je me limiterai ici à trois exemples amusants.

L’épée du lanquenet

Urs Graf, à la fois graveur et mercenaire, a multiplié les lansquenets, les prostituées, et les couples de fortune, avec des connotations variées.


Urs Graf 1513-15 L'Adieu plume Kupferstich-Kabinett, DresdeL’Adieu (dessin), 1513-15, Kupferstich-Kabinett, Dresde Krijgsman en jonge vrouw in landschap, Urs Graf, 1500 - 1528 RijksmuseumGuerrier et prostituée dans un paysage (gravure), 1500-28, Rijksmuseum

Dans le dessin, la prostituée attire vers elle le client en glissant une main dans son manteau, tandis que celui-ci s’avance en imbriquant contre elle une plume de son béret et le pommeau de son épée.

La gravure illustre une manière de porter l’épée non pas sur le flanc, mais à l’horizontale, passée dans une mince ceinture. Juste à côté de la braguette, le pommeau équilibre le poids de la longue lame. Dirigée vers l’extérieur du couple, celle-ci surplombe un tronc coupé sur lequel est posé, à l’envers, le panonceau avec la signature. Cette horizontale de la lame, qui prolonge celle des deux mains du lansquenet, traduit ici une forme de soumission masculine. La puissance féminine s’exprime quant à elle, orthogonalement, par la verticale des objets lourds qui pendent à sa ceinture : clés, canif, carnet, bourse et pompon.

A noter un détail de coquetterie masculine de l’époque : le crevé en forme de croix sur la manche gauche.


Urs Graf 1516 Guerrier à la lance avec une prostituée Kunstmuseum Bâle.Guerrier à la lance avec une prostituée Urs Graf; Krieger und Dirne in Landschaft; 1516Guerrier et prostituée dans un paysage

Urs Graf, 1516, Kunstmuseum, Bâle.

Le premier dessin reprend le crevé cruciforme (ici sur la cuisse droite) et l’épée portée à l’horizontale, mais dans une intention inverse : la femme ne porte plus rien à sa ceinture et la verticale du pouvoir est passée du côté de l’homme, sous la forme de sa lance imposante (le haut du dessin a été coupé). La femme baisse les yeux vers le pommeau qui semble posé en équilibre sur la braguette, la ceinture étant invisible. La plume qui frôle la chevelure annonce le rapprochement qui va suivre.

Le second dessin pourrait constituer le pendant « Après » du premier :

  • le béret à plumes, qui servait aux préliminaires, est rejeté dans le dos ;
  • le crevé cruciforme, métaphore de la pénétration, orne désormais sur la cuisse droite, la femme étant elle-aussi passé de ce côté ;
  • le pommeau en forme de huit, toujours gaillardement porté par la braguette, trouve un écho dans les deux B du nom de fantaisie qu’Urs Graf a donné à son double : BERBE.
  • l’épée présente une incongruité graphique : si elle passe derrière la croupe de la femme, à l’avant elle soulève sa robe, imageant l’accouplement.


La lime et la pointe

1607-09-Spranger-venus-and-vulcan-Kunsthistorisches-Museum-Vienne.Vénus et Vulcain
Spranger, 1607-09, Kunsthistorisches Museum, Vienne

A angle droit des pubis infantiles des divins époux, la rencontre des deux outils mime une rencontre charnelle : la lime n’aiguise pas la pointe, mais peaufine le manche, dans un mouvement alternatif que contrarie la force de l’étau. La plaisanterie vient ici du fait que Vulcain ne travaille pas pour son sa propre compte, mais pour celui de son rival, Mars, dont il fait forger le bouclier par ses aides et dont il a terminé la cuirasse, le casque et maintenant la lance. D’où le regard amusé de Vénus, qui le gratifie d’une caresse dans le cou, tout en pensant à son amant.

Assis incommodément sur une enclume pointue, Cupidon tente d’attirer l’attention de Vulcain pour qu’il répare la corde cassée de son arc. Le petite pointe de sa flèche vient comiquement se comparer avec la grosse lance de Mars.


La lance du tournoi

1680 ca Le Centre De L'Amour Embleme 10Gravure de Peter Rollos, 1608, Euterpae suboles, N°10 (édition française de 1648)

– Eh, crois-moi, le centre de l’anneau, Ô Vierge, je le toucherai.
– Si tu le touches, tu es un grand homme, et je ne te serrerai pas moins.

Pol : crede mi , centrum anulli, O Virginella tangam.
Si tangis es vir ingent Magni , minus nec angam .


Vierge délicatement belle, reste tranquille, je veux frapper le petit anneau.
Mon cœur, je resterai tranquille, si c’est ta volonté, frappe droit, ne me fais pas manger

Zart schön Jungfraw haltet fein still , Das Ringlein will ich treffen.
Herz , ich halt still , ists euer will , trefft recht thut mich nicht essen


Plus petit est l’anneau plus je pique & j’avance,
Je suis à cette liste adroit,
Je vise si roide & si droit
Que toujours au milieu je sais placer ma lance.

 



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Références :
[1] Marzia Faietti, Rebus d’artista. Agostino Carracci e la carta dell' »Ogni cosa vince l’oro », in «Artibus et Historiae», 55, XXVIII, 2007, pp. 155-171 https://www.academia.edu/44815104/M_Faietti_Rebus_dartista_Agostino_Carracci_e_la_carta_dell_Ogni_cosa_vince_loro_in_Artibus_et_Historiae_55_XXVIII_2007_pp_155_171
[2] Mirja Lehmann « Le combat d’Amour et de Pan : lutte ludique et érotique » Pallas, N°119, 2022 p p. 437-454 https://journals.openedition.org/pallas/25329?lang=en#:~:text=La%20lutte%20d’%C3%89ros%20et,%2Dpuissant%2C%20tyrannique%20et%20enfantin
[3] Frédérique Villemur « Érotique du couple lesbien à l’époque moderne : Diane et ses nymphes », Images re-vues, N°17, 2020, p 25 https://journals.openedition.org/imagesrevues/8417?lang=en#ftn53
[4] Martha Moffitt Peacock, « Heroines, Harpies, and Housewives: Imaging Women of Consequence in the Dutch Golden Age » p 240 https://books.google.fr/books?id=neIJEAAAQBAJ&pg=PA240
[5] Sans évacuer totalement l’allusion sexuelle, les historiens d’art prennent au sérieux l’alibi littéraire et esthétique, en remarquant que la posture de Quies évoque la mélancolie devant le Repos éternel, ainsi que l’insatisfaction de l’artiste à atteindre la perfection. L’expression consternée des deux partenaires, notamment celle du Dieu Terme dont l’organe triomphant est désormais avachi sur le sol, soulignent pourtant la dimension facétieuse de la composition.
Jürgen Müller « Sex um 1600: Hendrick Goltzius’ graphische Folge Wege und Mittelzum Glück in neuer Deutung » https://archiv.ub.uni-heidelberg.de/artdok/5282/1/Mueller_Sex_um_1600_2013.pdfs
[6] Eric Jan Sluijter « Emulating Sensual Beauty: Representations of Danaë from Gossaert to Rembrandt », Simiolus: Netherlands Quarterly for the History of Art, Vol. 27, No. 1/2 (1999) https://www.jstor.org/stable/3780877
[7] Pour Goltzius, le couple Honneur/Richesse n’est pas conçu comme une opposition mais comme une complémentarité espérée :
1582 Hendrick Goltzius, Honor Opulentia serie La Fortune RijksmuseumHonor et Opulentia, série La Fortune
1582 Hendrick Goltzius, Rijksmuseum

Si seulement Richesse et Honneur nouaient alliance, ils engendreraient pour l’homme le repos sans discorde qu’il désire.

Mutua Divitiae et Laus si modo foedera nectunt
Optatam parient homini sine lite Quietem

On notera le débordement du pied hors du cadre, qui évoque une autre élongation.

[8] Rachel Wise, Hendrick Goltzius’s Lucretia abd the Eighty Years’ War, dans Violence, Trauma, and Memory: Responses to War in the Late Medieval and Early Modern World, 2022, p 182
[9] L’assimilation de la pluie d’or à l’urine de Jupiter est explicite dans un dessin de Wtewael, qui place le pot de chambre à l’aplomb d’une bourse phallique :
Joachim Wtewael 1600-38 Danae Staatliche Graphische Sammlung MünchenJoachim Wtewael 1600-38 Danae Staatliche Graphische Sammlung München
[10] Anthony Colantuono The penis possessed dans The Body in Early Modern Italy 2010 p 107 https://books.google.fr/books?id=SaJdVmk_2oYC&pg=PT117
[11] Allen J Grieco « From roosters to cocks: Italian renaissance fowl and sexuality » dans « Erotic Cultures of Renaissance Italy, », 2010, https://www.academia.edu/2399314/From_roosters_to_cocks_Italian_renaissance_fowl_and_sexuality
[12] Le Centre De L’Amour, Decouvert soubs Divers Emblesmes Galans et Facetieux, Chez Cupidon, 1680 https://books.google.fr/books?id=EfHzuYTDMLIC&pg=PA20-IA1
[14] E. de Jongh, Mirror of everyday life : genreprints in the Netherlands, 1550-1700 https://archive.org/details/mirrorofeveryday0000jong/page/281/mode/1up?view=theater
[17] Anna Tummers, Elmer Kolfin et Jasper Hillegers, The Art of Laughter: Humour in the Dutch Golden Age, 2017 https://www.academia.edu/70688197/The_Art_of_Laughter_Humour_in_the_Dutch_Golden_Age

2 Phalloscopiques par destination : les fruits de la Nature

17 décembre 2024

Des productions naturelles presque toujours inoffensives, sauf dans des situations pernicieuses.

Article précédent : 1 Phalloscopiques par construction



Les légumes dans le décor

1517-18 Raphael Villa_Farnesina,_RomeGiovanni Martini da Udine, fresques de la villa Farnésine Cartouche met een citaat van Epictetus, Frans Huys, after Hans Vredeman de Vries, 1555 serie Variarum protractionum RijksmuseumCartouche avec une maxime d’Epictète, Frans Huys, d’après Hans Vredeman de Vries, 1555, série Variarum protractionum, Rijksmuseum

Parmi des dizaines de légumes évoquant l’abondance, la courge et la figue ouverte, désignées par la main de Mercure, illustrent crument le thème général de la décoration, les amours de Cupidon et Psyché [17a].

Suite à cet exemple prestigieux, les courges phalliques vont revenir de loin en loin, hors de tout contexte amoureux. Elles accompagnent ici une sentence irréprochable :

Il est plus nécessaire de guérir l’âme que le corps. Car il vaut mieux mourir que vivre mal.

Magis necessarium est mederi animae, quam corpori. Mori enim melius est quam male vivere.


Citation d'Horace Hans Liefrinck, 1556 serie Varii generis partitionum, Herzog Anton Ulrich-MuseumSentence d’Horace, série Varii generis partitionum, 1556, Herzog Anton Ulrich-Museum ed Hans Liefrinck, Jacob Floris the Elder graveur Herman Müller Anvers 1564Frontispice, série Veelderhande cierlijcke Compertementen profitelijck, 1564

Graveur Herman Müller d’après Jacob Floris l’ancien, imprimeur Hans Liefrinck, Anvers

Dans l’image de gauche, les mêmes courges font écho aux petits faunes ithyphalliques présentés par leur mère, qui accompagnent gratuitement cette sentence lapidaire d’Horace :

C’est chose pleine d’attrait pour qui n’en a pas l’expérience que de cultiver l’amitié d’un grand ; l’expérience faite, c’est chose qu’on redoute

Dulcis inexpertis cultura potentis amici ; expertus metuit

L’image de droite introduit la série « Différents types de cartouches profitables aux peintres, orfèvres, sculpteurs et autres artistes ». Les objets qui pendent en bas se réfèrent à ces métiers. L’oeil s’arrête, à côté de la médaille de l’orfèvre, sur un outil énigmatique à coulisse, que je n’ai pas pu identifier. Il semble former un couple mâle-femelle avec les coquilles de moules, de l’autre côté, utilisées comme godets pour les couleurs [18].



Scènes de marché à l’italienne

Sous l’influence de l’art hollandais, mais sans l’alibi d’une scène biblique à l’arrière-plan, des scènes de genre basées sur une accumulation sensuelle de victuailles apparaissent de manière assez abrupte dans l’art du nord de l’Italie, à Crémone et à Bologne, entre 1580 et 1585 [19].

Passarotti : des anecdotes grivoises

Les volaillières
Bartolomeo Passarotti, vers 1580, Fondation Roberto Longhi

Ce tableau s’inscrit dans la symbolique très courante de la volaille phallique, et évoque l’ambiance de la prostitution, avec la vieille entremetteuse qui embobine les coqs et la jeune femme plantureuse qui montre sa jambe et sa dinde plumée (voir L’oiseau licencieux). A noter en bas à droite la signature parlante du peintre, un passereau, ici perché sur un verre de vin.


1580 ca Bartolomeo Passarotti Deux marchandes et un garçon avec de la volaille et des légumes Gemäldegalerie Berlin photo Christoph SchmidtDeux marchandes et un garçon avec de la volaille et des légumes
Bartolomeo Passarotti, vers 1580, Gemäldegalerie, Berlin (photo Christoph Schmidt)

La diagonale montante divise la composition en deux moitiés :

  • à gauche, la vieille piégeuse de volailles, qui montre son épaule osseuse comme pour aguicher encore son coq ;
  • à droite, une ambiance radicalement différente : une jeune mère et son fils, au dessus d’une pyramide de navets, de courges et de melons.

Un lecture plus précise que celle, souvent proposé, des « trois âges », relève l’opposition entre les deux types de femmes :

  • à gauche la femme vénale, vouée à vieillir stérilement ;
  • à droite la mère protectrice, comme le signifie son collier de corail.



1580 ca Bartolomeo Passarotti Deux marchandes et un garçon avec de la volaille et des légumes Gemäldegalerie Berlin photo Christoph Schmidt detail
Ce dont elle cherche à protéger encore un moment l’innocence de son garçon, c’est de la sexualité qui s’annonce, avec la queue de la courge qui s’érige vers le melon qui s’entre-baille. Passarotti transpose en somme, sur un mode profane, le thème très italien de la Madone triste, où la Vierge tente d’éloigner l’Enfant de son futur tragique, figuré par un chardonneret ou une mouche (voir 4-2 Préhistoire des mouches feintes : dans les tableaux).


vLe magasin de poissons
Bartolomeo Passarotti, 1580, Palais Barberini Rome

L’étalage propose une étonnante confrontation sexuelle :

La moule géante et béante associée à la vieille femme évoque un sexe féminin. Cette moule démesurée est mise en présence d’une autre moule de forme phallique se dressant devant le vieil homme. L’âge avancé des deux protagonistes accentue l’aspect comique de la connotation sexuelle. Cet aspect risible est renforcé par l’analogie physique existant entre le poisson-globe tenu par la vieille femme et le visage de cette dernière : même rotondité de la tête, mêmes incisives inférieures et mêmes petits yeux vifs. Valérie Boudier, [20]



1580 Bartolomeo Passarotti Le magasin de poisson, Palais Barberini Rome detail passereau
La signification de cette étrange scène de genre reste néanmoins à préciser. On remarquera d’abord, dans le coin supérieur droit, la signature parlante de Passarotti, le moineau, en proie à la concupiscence féline.



1580 Bartolomeo Passarotti Le magasin de poisson, Palais Barberini Rome detail moule
Cette saynette aide à comprendre le comique de la moitié gauche, placée quant à elle sous le signe de la concupiscence féminine : la poissonnière exigeante autant que peu ragoutante, montre à son vieux mari un poisson-globe, autrement dit un poisson capable d’un gonflement spectaculaire [21]. Avec un air résigné, le vieillard débarrasse d’un byssus incrusté de coquillages son organe vétuste et encroûté, mais qui reste de bonne taille.


Campi : des clins d’oeil appuyés

Dans ses compositions alimentaires, Campi juxtapose les allusions, mais sans chercher, comme Passarotti, à les coordonner en une anecdote originale.


 

Campi La cuisiniere coll part
La cuisinière, école de Campi, collection particulière

Le côté comique du sujet tient à ce que l’innocente cuisinière manipule un pilon, objet ostensiblement viril, pour casser des noix, fruit dont la coque est un symbole bien connu de la virginité féminine. Le jeune homme qui en dérobe une en nous faisant un signe de complicité, sert à déminer le sujet à l’intention des spectateurs naïfs, qui ne verront que ce menu larcin.


Vincenzo_campi,_cucina,_1578-81, BreraLa cuisine
Vincenzo Campi, 1578-81, Brera, Milan

Dans cette composition typique de son procédé d’accumulation, Campi a confié le pilon à une vieille, qui goûte la sauce du bout du doigt. Dans ce florilège de métaphores grivoises empruntées à l’art hollandais, pratiquement tous les gestes sont à double sens : rapper le fromage, rouler la pâte, vider la volaille. Un boucher écartèle un veau, un apprenti s’applique à embrocher une poularde, un garçonnet s’évertue à souffler dans une vessie tandis que son équivalent minuscule s’échappe hors de sa braguette.


1580-81 Campi Les vendeurs de poissons Fuggerschloss KirchheimLes vendeurs de poissons
Campi, 1580-81 Fuggerschloss, Kirchheim

Cette toile est une des cinq commandées par Fugger pour décorer la salle à manger de son château de Kirchheim. Les fayots, que le père avale à grande cuillerées et que la mère essaye de faire manger au fiston, sont un légume érotique, souvent assimilé aux testicules dans les paillardises italiennes ( [22], p 109 ). La mère nous montre d’un air entendu la carafe confortablement érigée sur l’entrecuisse de son mari. Le bébé, qui a mis trop tôt la main dans le pot, se fait mordre par une écrevisse, crustacé associé à l’excitation sexuelle ( [22], p 112 ). D’un pied, il enfonce la louche dans la soupière, présage d’une virilité prometteuse.


1580-81 campi_fruit_vegetable_seller (fruttivendola) Fuggerschloss Kirchheim

La vendeuse de fruits (fruttivendola), Campi, 1580-81, Fuggerschloss, Kirchheim

Dans cet autre tableau réalisé pour Fugger, la séduisante marchande de primeurs vend aussi quelques fleurs, dont un lys proéminent planté au milieu d’un panier, tel le drapeau de sa virginité. Par ailleurs elle pèle d’un air entendu le fruit du péché, une pomme. Au milieu des fruits d’été, cet unique fruit d’automne détonne. Il faut le rattacher à la scène de l’arrière-plan, où un jeune homme secoue un pommier dont les fruits sont recueillis par un couple [23].


Gravure de Peter Rollos, 1608, Euterpae suboles, N°18Gravure de Peter Rollos, 1608, Euterpae suboles, N°18

Barry Wind ( [22], p 113) explique judicieusement la scène par référence à cette gravure allemande un peu postérieure, dont la moralité latine est la suivante :

Quand la pomme mûrit et que la vierge devient pubère,
La pomme veut être cassée et la vierge aussi veut tâter du bâton.

Cum maturescit pomum virgoque pubescit

Pomum vult frangi, virgo quoque stipite tangi


1583 campi_fruit_vegetable_seller (fruttivendola) coll partLa vendeuse de fruits (fruttivendola), Campi, 1583, collection privée

Dans cette variante, le lys a été remplacé par un godelureau arborant sur son chapeau une plume de faisan, tenant une botte d’oignons [24] et se fourrant l’auriculaire dans l’orifice naturel. De l’autre côté, au dessus du fléau de la balance romaine, un gros melon fracturé a remplacé les pêches fessues. Et dans l’arbre de l’arrière-plan, l’homme lâche les fruits directement dans la robe de sa partenaire. Tout indique que la marchande de fruits a perdu sa virginité.


Frangipane : des grivoiseries assumées

1597 Nicolò Frangipane Allégorie de l'Automne Château d'Udine
Allégorie de l’Automne
Nicolò Frangipane, 1597, Château d’Udine

Un doigt dans le melon fendu et une main sur la saucisse, le satyre rend manifeste le rêve du jeune flûtiste.


1597 av Nicolò Frangipane Satire d'un concert de madrigal coll partSatire d’un concert de madrigal
Nicolò Frangipane, avant 1597, collection particulière

Quatre chanteurs menés par un ruffian donnent un concert champêtre, accompagnés par une pie qui s’égosille. De même que le chat s’intéresse moins au chant qu’à l’oiseau (voir Le chat et l’oiseau), de même les joyeux fêtards qui les cernent s’intéressent moins au madrigal qu’au charme des jeunes concertistes. Il forment une farandole bacchique où chacun se touche d’un air égrillard : un faune, un juif à turban, un godelureau à plumet, un bacchus tenant un coupe de vin et de pain trempé, un couple de pâtres.



1597 av Nicolò Frangipane Satire d'un concert de madrigal coll part detail 1
L’un d’eux nous fait le signe du secret tout en malaxant son boudin, tandis que Bacchus frotte l’autre boudin à une outre fessue.


1597 av Nicolò Frangipane Satire d'un concert de madrigal Comte F. de Liederkecke, Château de Leefdael,Comte F. de Liederkecke, Château de Leefdael 1597 av Nicolò Frangipane Satire d'un concert de madrigal coll part detail 2Collection particulière, vendue par Christies en 2015

Composée de pomme et de boudins, la nature morte centrale, très explicite dans la version conservée en Belgique, a été expurgée dans la version vendue par Christies.


Caravage : la sublimation réaliste

Caravaggio_-_Still_Life_with_Fruit_(circa_1603) Denver Art MusemNature morte aux fruits sur une dalle de pierre
Caravage, vers 1603, Denver Art Museum

Après vingt ans d’allusions déguisées plus ou moins salaces, Caravage introduit dans la peinture italienne un genre nouveau, celui de la nature morte sensuelle, où le scabreux se dissimule sous une ostensible fidélité au réel :

Caravage a disposé des melons, des grenades, des courges, des figues et d’autres fruits pour suggérer la turgescence sexuelle et la réceptivité à la pénétration. Une fois que l’on remarque la tige du melon central dirigée vers une figue éclatée et les deux gourdes charnues reposant langoureusement sur une paire de melons fraîchement coupés, une autre lecture est-elle possible ? Il s’agit de la première nature morte érotique à être autonome, son imagerie n’étant plus confinée aux marges ou éclipsée par la présence humaine. John Varriano [25]


Une postérité sporadique

1637 georges flegel Stillleben mit Römer, Brezeln, Nüssen und Mandeln Landesmuseum MünsterNature morte avec un röhmer, un bretzel, des noix et des amandes.
Georg Flegel, 1637, Landesmuseum Münster

Parmi les nombreux tableaux de marché et natures mortes de Georg Flegel, on ne trouve rien d’équivalent à ce fragment de bretzel qui se penche sur ces deux noix, et sur un autre fragment qui semble copuler avec lui-même. Soit l’obscénité est involontaire, soit plus probablement elle résulte de la commande d’un amateur de curiosités.



Bulbes

 

1855 ca Carl Spitzweg l'amateur de cactus Grohmann Museum, MilwaukeeL’amateur de cactus
Carl Spitzweg, 1855, Grohmann Museum, Milwaukee

Dans une première lecture, ce fonctionnaire vieillissant, accablé par le passage du temps et l’empilement des dossiers, regarde d’un air attendri le fleurissement inattendu de son cactus. Dans une seconde lecture, les ombres obliques de la fenêtre conduisent l’oeil du cactus au haut de forme, et de là au crâne chauve du bonhomme : on comprend alors que le cactus fleurissant est l’antithèse de sa virilité disparue.


1882-83 Von Stuck Der Schwammerling I pastel coll part v

Le champignon, pastel
Franz Von Stuck, 1882-83, collection particulière

Au premier degré, ce pendant recto verso révèle que le champignon n’était qu’un bébé chapeauté : alibi humoristique qui fait oublier la forme impudique du jeune bolet.


1900 ca Edward Okun Mother Mushroom with her children
Maman Champignon avec ses enfants
Edward Okun, vers 1900

On doit à Edward Okun une femme-araignée (Fil d’or), une femme-paon (Le Printemps) et une femme-fauve (Fraulein Leopardus, 1906). Ces recherches rendent plus expliquable cette mère-champignon cernée par ses « enfants », dont la coiffe turgescente semble la rendre perplexe.



Tiges

Musidora: The Bather 'At the Doubtful Breeze Alarmed', replica ?exhibited 1846 by William Etty 1787-1849Musidora (The Bather At the Doubtful Breeze Alarmed)
William Etty, 1846, Tate Gallery,

Dans le poème L’Eté de James Thompson (1727), le jeune Damon décide, par pudeur, de ne pas regarder la belle Musidora, qui se baigne nue en pensant être seule. Chef d’oeuvre d’hypocrisie, le tableau fonctionne donc à l’inverse de ce qu’il prétend illustrer [26]. Son titre se rapporte au dernier instant avant la baignade :

Elle reste exposée à ses regards, et se retire en rougissant de peur d’être vue ; alarmée du moindre souffle, et sautant comme un faon craintif, elle s’élance dans le fleuve.

Traduction Bontems, 1759

And fair-expos’d she stood, shrunk from herself,
With fancy blushing, at the doubtful breeze
Alarm’d, and starting like the fearful fawn?
Then to the flood she rush’d;

La tige à laquelle Musidora se retient est justifiée par ce moment de suspens. Ce pourquoi les spectateurs de l’époque, l’oeil suffisamment occupé par l’irruption dans la campagne anglaise d’une nudité enfin autorisée, n’y ont pas vu malice : elle pourrait pourtant passer pour le symbole tangible de l’admiration de Damon.


1885 zorn nymphe de l'amour coll partLa nymphe de l’amour
Anders Zorn, 1885, collection particulière

Les exubérances végétales du premier plan fonctionnent en repoussoir, en accentuant la profondeur et l’effet de clair-obscur. Les tiges qui perforent la feuille se projettent, au delà du ventre de la nymphe, dans la tige brisée que le petit amour manipule d’un air dépité, découvrant la déception après l’essor.



Animaux phalliques

J’ai consacré à ces exemples surabondants des articles dédiés.

Pour les volatiles :

Pour les souris :

Pour les chats :

Pour les lapins :


En aparté : la symbolique sexuelle du limaçon

Dans l’Antiquité

La symbolique vaginale de la conque, attribut de Vénus, est attestée depuis l’Antiquité et a été exploitée par plusieurs artistes de la Renaissance italienne, à commencer par Botticelli (voir 5.1 Des objets ambigus). Mais on en sait moins sur l’escargot.

Hésiode compare son hibernation pendant l’hiver au retrait dans la maison de sa mère de la jeune vierge « étrangère aux jeux de la belle Vénus », escargot affamé qui se rue sur sa proie dès le printemps [27]. Selon l’interprétation hermétique de ce passage par de F.Bader, l’escargot « appartient à un univers masculin, parce que son pied rétractile fournit une représentation du membre viril » [28]. L’escargot jouirait donc d’un symbolisme contradictoire :  phallique hors de sa coquille, et virginal lorsqu’il s’y enferme.

Plaute utilise l’expression « limare caput » pour signifier « se frotter à la manière des limaces » [29]. Et il traite de limaces (limax) des femmes vénales peu ragoûtantes :

Non pas comme sont ces limaces blafardes, ces horreurs parfumées de lavande, Phrynés à deux oboles, avec leurs chevilles torses, leurs jambes de fuseau, leurs cheveux arrachés et leurs oreilles mutilées, cathéreuses, boiteuses, pelées, édentées. [30]

Non quasi, ut hæc sunt heic limaceis lividæ,
Diobolareis, scœnicolæ, miraculæ,
Cum extortis talis, cum crotilis crusculis,
Capillo scisso, atque excissatis auribus.
Scratiæ, scrupedæ, strictivillæ, edentulæ.


Messal invicta claudi Antikensammlung BerlinMessal invicta Claudi, Antikensammlung Berlin

Il semblerait que le jeune fille qui médite devant un autel à Priape porte une coiffure antérieure d’un bon siècle à l’époque de la célèbre Messaline, épouse réputée luxurieuse de l’empereur Claude [31]. Le revers aurait donc été gravé dans un second temps. Il y a consensus sur la traduction de l’inscription : Messaline invaincue, (femme) de Claude. L’adjectif « invicta » fait allusion à une compétition restée fameuse :

Messaline, femme de l’empereur Claude, jugeant cette peine digne d’une impératrice, choisit pour ce combat une prostituée des plus renommées parmi celles qui trafiquent de leur corps, et elle la vainquit en soutenant pendant un jour et une nuit vingt cinq assauts. Pline, Histoire naturelle, Livre X, chapitre LXXXIII

Mais les spécialistes n’ont pas explicité le lien portant assez clair entre l’adjectif et l’emblème : les sept phallus en attaque sont assimilables à des oiseaux, dont l’escargot non seulement n’a pas peur, mais vient à bout successivement ou simultanément (invicta) . L’escargot déployé signifie donc ici le sexe féminin triomphant, le contraire de la Vierge recroquevillée dans sa coquille


Au Moyen-Age

Dans les drôleries gothiques, on rencontre fréquemment un chevalier en armure mis en déroute par un animal réputé faible : lapin ou escargot [32]. Pour Michael Camille [33] ou Jean Wirth [34] cette image de type « monde à l’envers » se double parfois d’un sous-entendu plus direct aux organes génitaux : chevalier laissant tomber son épée devant un gastéropode en majesté .


Psalter KB MS GKS 3384 fol 160v-161r Camille fig 13Psautier KB MS GKS 3384 fol 160v-161r (Camille fig 13)

C’est indubitablement le cas dans cette page, qui place un homme bien pourvu – le cornemuseux – et un homme dévirilisé – le chevalier qui perd ses moyens devant l’escargot- face à une femme dont le panier est attaqué par un bouc.


Missel festif Amiens, 1323, KBH, Ms. 78 D 40, fol 177Missel festif (Amiens), 1323, KBH, Ms. 78 D 40, fol 177

Bien sûr la symbolique de l’escargot n’est pas exclusivement féminine : ici au contraire, l’animal est mis en balance avec deux objets phalliques auquel la femme tient : son fuseau et le membre de son mari, qu’elle agrippe semble-t-il sous sa robe.


A la Renaissance

A la Renaissance, on ne savait toujours pas que l’escargot est hermaphrodite [35]. On se savait pas non plus – en tout cas on n’en a pas de preuve écrite – que certaines espèces d’escargots se perforent avec un « dard d’amour », dans lequel un naturaliste voit l’origine des flèches de Cupidon [36]. Entre la symbolique masculine et la symbolique féminine , c’est plutôt la seconde qui semble encore l’emporter, d’après les rares exemples connus [37].


1538 ca Copy after Hans Brosamer Venus and Cupid on a Snail METCupidon et Vénus sur un escargot
Copie d’après Hans Brosamer, vers 1538, MET

Dans cette iconographie unique, le véhicule habituel de Vénus, conque ou dauphin, est remplacé par un escargot qui, à la manière d’un hydroglisseur, la propulse vers le rivage. Un pied sur la coquille, elle dirige de l’autre la tête de l’animal.


Niklaus Manuel Deutsch 1517 ca Schreibbüchlein Kunstmuseum Basel (photo Martin P. Bühler)Niklaus Manuel Deutsch, vers 1517, Schreibbüchlein, Kunstmuseum Basel (photo Martin P. Bühler)

Dans cette fantaisie, deux puttos chevauchent chacun son escargot :

  • l’un réussit à lui faire hausser le col, en le caressant avec une aile plantée au bout d’un bâton : symbole aviaire, donc phallique (voir L’oiseau licencieux) ;
  • l’autre, armé d’un balai, n’aboutit qu’à lui faire piquer du nez.

C’est donc bien la fonction érectile qui est visée, mais est-elle pour autant masculine ? On peut imaginer que le gastéropode gaillard signifie une monture pleinement satisfaite des caresses de son cavalier, tandis que l’autre se décourage suite à la maladresse du sien.




Deux Cupidons dépités

Les allégories très originales de Maître HL (le sculpteur Hans Leinberger ?) sont difficiles à déchiffrer.

 

1533-monogrammiste_HL_NGA-WashingtonCupidon en équilibre sur une boule 1533-monogrammiste_HL_escargot_NGACupidon chevauchant un escargot sur un tapis de champignons

Monogrammiste HL, 1533, NGA, Washington

Ces deux gravures formaient probablement un pendant, puisque Cupidon y brandit un arc à la corde cassée et tient dans sa main droite une flèche brisée.

Dans la première, il semble que Cupidon, en perdant l’équilibre sur sa boule, a cassé en trois morceaux la flèche qu’il sortait du carquois dans l’intention de s’attaquer aux baigneurs : ceux-ci restent donc protégés du désir sexuel, de même que, dans la célèbre Némésis de Dürer, la déesse de la vengeance passe sans s’arrêter au dessus du village paisible.



1533 monogrammiste_HL_NGA Washington detail
L’élément troublant est la double érection de part et d’autre du carquois : de la base hors du noeud et des flèches hors de la gueule dentée. Le monogramme de Maître HL, accompagné de son emblème habituel, le ciseau de sculpteur, est visible sur la partie décalottée du fourreau.


1533-monogrammiste_HL_escargot_NGA

Cupidon chevauchant un escargot sur un tapis de champignons
Monogrammiste HL, 1533, NGA, Washington

Une des motivations de maître HL était certainement l’exactitude naturaliste à la Dürer, dans cette représentation peu commune de l’animal à quatre cornes. Mais la symbolique sexuelle y prend elle-aussi sa part. Compte-tenu de ce que nous avons vu plus haut, cette iconographie extraordinaire fait hésiter entre deux lectures :

  • Cupidon combat le gastéropode et a brisé sur lui la flèche qu’il brandit, ainsi que celles du carquois ; l’image serait donc à classer dans la lignée des combats entre escargots et chevaliers [37a] ;
  • Cupidon chevauche l’escargot (comme Vénus dans la Copie d’après Hans Brosamer) : déjà peu rapide, la monture s’est détournée pour flairer un lit de champignons et son cavalier essaye vainement de la faire avancer.

Le détail significatif de l’aile ficelée au bout de la flèche, identique à celle de la composition de Niklaus Manuel Deutsch, fait pencher vers la seconde lecture : il s’agit bien d’exciter et de faire avancer l’escargot, comme le confirme le grelot attaché à la main gauche de Cupidon.



1533 monogrammiste_HL_escargot_NGA schema
Le tapis de bave à l’avant de la bête (rose foncé) montre qu’elle s’est retournée en arrière (flèche jaune) pour s’intéresser au tapis de champignons (bleu clair).

Ainsi le glissement des fronces vulvaires sur les chapeaux phalliques reprend, en inversant les proportions, la composition de la gemme de Messaline : c’est ici une féminité géante qui triomphe sur une armée de petits membres décimés. En remplacement de la flèche cassée de Cupidon, le ciseau fiché dans la souche et le panonceau de maître HL (en orange) semblent fixer une frontière à l’avancée de cette sexualité féminine débordante.



Article suivant : 3 Phalloscopiques par destination : les fruits de l’Industrie 

Références :
[17] Anna Tummers, Elmer Kolfin et Jasper Hillegers, The Art of Laughter: Humour in the Dutch Golden Age, 2017 https://www.academia.edu/70688197/The_Art_of_Laughter_Humour_in_the_Dutch_Golden_Age
[17a] Philippe Morel « Priape à la Renaissance. Les guirlandes de Giovanni da Udine à la Farnésine » Revue de l’Art Année 1985 69 pp. 13-28 https://www.persee.fr/doc/rvart_0035-1326_1985_num_69_1_347521
Jules Janick, Harry S. Paris, The Cucurbit Images (1515–1518) of the Villa Farnesina, Rome https://pmc.ncbi.nlm.nih.gov/articles/PMC2803371/
[18] Pour l’analyse des objets du haut comme un autoportrait symbolique de Floris, voir le blog de Jean-Yves Cordier https://www.lavieb-aile.com/2020/11/le-hibou-harcele-par-les-oiseaux-selon-jacques-floris-1564.html
[19] Sheila McTighe « Foods and the Body in Italian Genre Paintings, about 1580: Campi, Passarotti, Carracci » The Art Bulletin, Vol. 86, No. 2 (Jun., 2004), pp. 301-323 https://www.jstor.org/stable/3177419
[20] Valérie Boudier, Représenter volailles et volaillères dans la peinture italienne du Cinquecento. Analogies physiques et associations alimentaires dans les tableaux de Campi et Passarotti Revue d’ethnoécologie 12 | 2017 http://journals.openedition.org/ethnoecologie/3294
[21] Le poisson-globe était à l’époque une curiosité zoologique, connue pour sa ressemblance avec une face humaine grotesque ([19], note 12). Mais c’est ici son gonflement express qui intéresse Campi.
[22] Barry Wind, Vincenzo Campi and Hans Fugger: A Peep at Late Cinquecento Bawdy Humor , Arte Lombarda, Nuova Serie, No. 47/48 (1977), pp. 108-114 https://www.jstor.org/stable/43105109
[23] Sheila McTighe, qui n’a pas vu le lien entre le fruit et l’arbre de l’arrière-plan, croit reconnaître une nèfle (qui pourtant ne se pèle pas, mais s’épluche), en lien avec un proverbe désignant une femme douteuse « qui ne peut pas avoir la nèfle propre » ([19], p 319). Elle note, sans l’expliquer, le contraste avec la pureté du lys.
[24] Selon Pisanelli  » Ceux qui l’utilisent en permanence ont une augmentation notable du sperme et une grande prédisposition à l’acte du coït ». Cité par Sheila McTighe, [19] p 317
[25] John Varriano, Fruits and Vegetables as Sexual Metaphor in Late Renaissance Rome, Gastronomica, Vol. 5, No. 4 (Fall 2005), pp. 8-14 https://www.jstor.org/stable/10.1525/gfc.2005.5.4.8
[27] Le froid courbe le vieillard ; mais il ne se fait point sentir aux membres délicats de la jeune fille, retirée dans sa maison auprès de sa mère, vierge encore, étrangère aux jeux de la belle Vénus. Elle se réchauffe par des bains salutaires, elle répand sur son corps une huile parfumée, et repose doucement au fond de sa demeure, dans cette cruelle saison où le polype affamé se ronge les pieds, ne pouvant sortir de sa triste et froide retraite. Car le soleil ne lui montre pas encore de proie sur laquelle il puisse s’élancer. Hésiode, Les Travaux et les Jours, traduction par Henri Patin, 1892, p 121
[28] F.Bader « La Langue Des Dieux Ou L Hermetisme Des Poetes Indo Europeens » p 101 https://fr.scribd.com/doc/158894302/106582158-La-Langue-Des-Dieux-Ou-l-Hermetisme-Des-Poetes-Indo-Europeens-F-Bader-Pisa-1989-600dpi
[29] Mémoires de l’Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Lyon, Volume 27, 1885, p 293 https://books.google.fr/books?id=X5_CefjTLY4C&pg=PA293#v=onepage&q&f=false
[30] Théâtre de Plaute – Volume 9 – Page 357 Traduction J.Naudet, 1838 https://books.google.fr/books?pg=PA358
[31] Ben van den Bercken & Vivian Baan, Engraved Gems From antiquity to the present, 2017, https://www.sidestone.com/openaccess/9789088905056.pdf
[32] Pour les références sur ce sujet maintes fois traité, voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Combat_de_chevaliers_contre_des_escargots
Pour une bonne synthèse sur les différentes significations médiévales, voir https://justhistoryposts.com/2017/11/13/medieval-marginalia-why-are-there-so-many-snails-in-medieval-manuscripts/
[33] Michael Camille, Image on the edge : the margins of medieval art, p 35 https://archive.org/details/imageonedgemargi0000cami/page/35/mode/1up
[34] Jean Wirth Les marges à drôleries des manuscrits gothiques (1250-1350) p 23, p 110
Sur la transmission possible via les intailles antiques, voir p 137
[35] Aucune mention dans les auteurs grecs et latins. Seule l’étymologie du mot persan (homme-femme) laisse supposer au les Perses aurait pu en avoir la notion. L’hypothèse semble avoir été émise pour la première fois par l’anatomiste Harder en 1679.
Sur les deux points, voir André-Etienne-Just-Pascal-Joseph-François d’Audebard baron de Férussac « Histoire naturelle générale et particulière des mollusques terrestres et fluviatiles… volume 2 », 1819, p 97 note 1 et p 133 https://books.google.fr/books?id=6hBQAAAAcAAJ&pg=RA1-PA133
[37] Egbert Haverkamp Begemann « Fifteenth- to Eighteenth-century European Drawings » MET 1999 p 86 https://books.google.fr/books?id=VCCzi4lQ7eAC&pg=PA86
[37a] Megan L. Erickson « From the Mouths of Babes: Putti as Moralizers in Four Prints by Master H.L. » MofA, 2014 https://digital.lib.washington.edu/server/api/core/bitstreams/0951a156-4720-4332-8790-0e0f7d16054b/content

3 Phalloscopiques par destination : les fruits de l’Industrie

17 décembre 2024

Objets manufacturés détournés de leur utilisation première.

Article précédent : 2 Phalloscopiques par destination : les fruits de la Nature



Le carquois

Un carquois hyperbolique

1730-50 Tiepolo Young man with a bow and a large quiver and a friend with a shield, Rijskmuseum, AmsterdamJeune homme avec un arc et un grand carquois et un ami avec un bouclier, Tiepolo, 1730-50, Rijksmuseum

On ne sait rien sur cette toile : ni son sujet (le titre traditionnel, Télémaque et Mentor, est désormais abandonné), ni si elle se suffit à elle-même ou faisait partie d’un ensemble plus vaste : toutes les spéculations sont donc permises. Cependant, les commentateurs n’ont pas été frappés par la disporportion flagrante entre le carquois et le petit arc à moitié caché.

Tandis que son ami relève discrètement son manteau à l’abri du bouclier, le jeune homme placé à l’avant pourrait être du côté de ceux qui ne tirent pas les flèches, mais les accumulent. Le croisement des deux troncs au dessus – l’un souple et l’autre rigide – semble appuyer cette lecture.


Un carquois métaphorique

1775 Le carquois epuise graveur Nicolas Delaunay apres Baudoin METLe carquois épuisé
Gravure de Nicolas Delaunay apres Baudoin, 1775, MET

La jeune femme se refait une beauté d’un oeil critique, tandis que le jeune homme la regarde d’un air flapi.



1775 Le carquois epuise graveur Nicolas Delaunay apres Baudoin MET schema
Cet échange muet se poursuit, au delà, par des objets symboliques qui expliquent la situation : le pinceau minscule dans les doigts de la belle, le pubis infantile de Cupidon, le carquois vide et les bougies éteintes.


Des carquois humoristiques

1887 amor-imperator-franz von Stuck Museum Villa StuckAmor Imperator, 1887, Museum Villa Stuck 1888 franz von Stuck Cupidon au bal masquéCupidon au bal masqué, collection particulière

Franz von Stuck

Dans ces deux oeuvres souriantes, le carquois est utilisé comme une sorte d’étui pénien disproportionné.

Dans la première, Cupidon emprunte les attributs d’un empereur germanique : arc à la place du sceptre dans la main droite, boule du monde dans la main gauche. Le symbole habituel de la croix plantée sur un double mont est remplacé par un coeur planté sur une croupe.

Dans la seconde, Cupidon déploie deux objets érectiles – l’aile et l’éventail – tout en faisant avec sa flèche le signe du silence.



La colonne

Schalcken 1690 ca A useless Moral Lesson MauritshuisUne inutile leçon de morale Schalcken 1690 ca The Medical Examination MauritshuisL’examen du docteur

Godefridus Schalcken, 1680-85, Mauritshuis La Haye

 

« La femme, armée d’un gros livre de bonnes manières… lève le doigt pour souligner la leçon, mais la jeune fille ne lui prête aucune attention. Au lieu de cela, elle regarde intensément le spectateur, tout en posant sa main sur un précieux coffret en imitation de laque. Dans le coffret se trouve un petit oiseau aussi bleu que sa robe . Bien qu’elle n’ait soulevé que légèrement le couvercle, l’oiseau – symbole de sa virginité volatile – est sur le point de s’envoler ». Jasper Hillegers ([17], p 135)

Sur ce thème, voir L’oiseau envolé.


1675 ca La Grande Bacchanale (détail), Gérard de LairesseLa Grande Bacchanale (détail), Gérard de Lairesse, vers 1675

Si Schalcken censure le détail classique que Gérard de Lairesse n’avait pas craint de montrer, c’est pour le reproduire, en énorme, sous la forme de la colonne.

Dans le pendant, on retrouve la même jolie jeune femme, en pleurs.

« La raison de sa détresse va sans dire, mais elle nous est révélée d’une manière tout à fait peu conventionnelle. Un charlatan tout à fait ridicule, à en juger par sa tenue étrange et son apparence désuète, brandit un urinoir contenant « l’eau » de la jeune femme. Au XVIIe siècle, cette pratique de « regarder l’urine » était une méthode depuis longtemps dépassée, considérée à juste titre comme absurde. Et pourtant, le charlatan est capable d’identifier le problème de cette manière aberrante : Il détecte un bébé qui nage dans la fiole. »

On remarquera d’autres symboles fortement connotés :

  • le jeune garçon qui fait le geste obscène de la figue (voir – Faire la figue) ;
  • le clystère posé sur la table ;
  • le panier tenu au bout d’un fil par le médicastre, et dont le couvercle bée élégamment.

Sur la composition, voir Les pendants de Schalcken .


Une allégorie de Fragonard (SCOOP !)

1771-73 fragonard the_progress_of_love_-_reverie Frick collectionRêverie
Fragonard, 1790, Frick collection, New York

Cette toile a été réalisée à Grasse à l’intention d’Alexandre Maubert, le cousin de Fragonard, pour compléter les quatre tableaux de la série Les Progrès de l’Amour, peints en 1771-72 pour Madame Du Barry et finalement refusés par elle.

Le programme iconographique de la série initiale, s’il y en a un – est sujet à discussions, et il est improbable que ce tableau réalisé vingt ans plus tard s’y insère. Le caractère familial de la commande rend possible une intention érotique, qui n’a été timidement envisagée que par de rares historiens d’art [38].

Le premier point à élucider est celui du garçonnet ailé perché sur le globe du cadran solaire. Personne a ma connaissance n’y a reconnu Zéphyr, pourtant bien caractérisé par ses ailes de papillon.


1675-1721 Claude I Duflos d'après Antoine Coypel Zephyr et Flore.jpgGravure de Claude I Duflos d’après Antoine Coypel, 1675-1721 1749 Flora_mit_ZephyrFrancois_Gaspard_Adam-Gruft_Friedrich_II-Schloss_SanssouciFrancois Gaspard Adam Gruft, 1749, Château de Sanssouci

Zéphyr embrassant Flore

Si Zéphyr est le plus souvent représenté adolescent, il peut être parfois considérablement rajeuni, par analogie avec Cupidon. Spécialisé dans l’enlèvement des jeunes vierges, il est en général accompagné par une cavalière :

  • soit la nymphe Flore, qu’il embrasse, épouse, et transforme en déesse des fleurs ( Ovide, Fastes, V) ;
  • soit Psyché, qu’il transporte, depuis le rocher escarpé où elle attend la venue d’un mari terrible, au palais où ce Dieu se révélera être l’Amour (Apulée, L’Ane d’or, IV, 35, 4).

Ce second thème, prétexte à des envolées de nudités synchronisées, se développera surtout au XIXème siècle. Fragonard l’évoque de manière allusive, suggérant une première interprétation de la colonne : le rocher sur lequel la vierge Psyché a été laissée seule :

« Qu’en ses plus beaux atours la vierge abandonné
Attende sur un roc un funèbre hyménée. »

Le côté humoristique de la composition commence à apparaître dès lors que l’on s’avise que la posture de la jeune fille – assise, une main entre les cuisses et l’autre étendue latéralement – inverse celle du garçonnet. Très précisément, celui-ci étend le bras pour servir d’aiguille au cadran solaire, marquant l’heure de midi.



1771-73 fragonard the_progress_of_love_-_reverie Frick collection detail
L’analogie entre les deux mains posées, l’une sur le sexe de la jeune fille, l’autre sur la colonne du garçonnet, invite à reconnaître dans le fût et le globe un organe masculin assez bien caractérisé, à laquelle l’ombre ajoute une précision anatomique bienvenue. Il est malheureux qu’une trouvaille aussi ingénieuse n’ait pas été saluée par l’Histoire de l’Art.



La massue

Spranger 1585 ca Hercule et Omphale Kusthistorisches Museum WienSpranger, vers 1585, Kusthistorisches Museum Wien Daumier_1842 Hercule_et OmphaleDaumier, 1842

Hercule et Omphale

La massue du héros devient d’autant plus phallique que quelqu’un d’autre s’en empare.

Dans la composition très osée de Spranger (voir Pendants avec couple pour Rodolphe II), elle ridiculise par sa taille le minuscule fuseau qui remplace le sexe d’Hercule, comme le suggère le fil qui passe devant.

Dans la caricature de Daumier, c’est un Cupidon malingre qui transporte la massue, en tirant le héros par le bout du nez vers une Omphale tout aussi décharnée. L’image va plus loin que la légende, en suggérant un retournement de situation inattendu : les deux index croisés d’Hercule font le geste aujourd’hui oublié du « Je t’en ratisse » (voir Surprises et sous-entendus) qui signifie peu ou prou « va te faire voir ». Il semble que cet Alcide musculeux n’est pas tout à fait disposé à se faire enchaîner par ces squelettes.



La torche

1600-10 Cupid Discovers Psyche in His Bed Jan (Harmensz) MullerCupidon découvre Psyché dans son lit
Gravure de Jan Harmensz Muller d’après un modèle de Spranger, 1600-10

Jalouse de la beauté de Psyché, Vénus lui envoie son fils Cupidon, pour qu’il la venge de cette concurrence insupportable :

« Aussitôt elle appelle son fils, ce garnement ailé qui ne respecte ni morale, ni police, qui se glisse chez les gens comme un voleur de nuit, avec ses traits et son flambeau, cherchant partout des ménages à troubler, du mal à faire, et ne s’avisant jamais du bien… Elle gémit, elle pleure de rage : Mon fils, dit-elle, je t’en conjure, au nom de ma tendresse, par les douces blessures que tu fais, par cette flamme pénétrante dont tu consumes les cœurs, venge ta mère; mais venge-la pleinement, que cette audacieuse beauté soit punie. C’est la grâce que je te demande et qu’il faut m’accorder : avant tout, qu’elle s’enflamme d’une passion sans frein pour quelque être de rebut ; un misérable qui n’ait honneur, santé, feu ni lieu, et que la fatalité ravale au dernier degré d’abjection possible sur la terre. » Apulée, L’Ane d’Or, IV, 28, 4

Bien sûr c’est l’inverse qui se produit : devant la beauté de Psyché endormie, c’est Cupidon qui tombe amoureux d’elle : on lui détache son carquois, il laisse tomber son arc, et un écoulement éteint la torche mauvaise qui aurait dû embraser sa victime d’un amour abject. Cette image de la torche inondée par une urne béante est évidemment un motif pornographique, que la légende essaye de justifier comme l’extinction du feu vengeur par le feu gratifiant du désir :

Le fils venu venger l’honneur volé à sa mère
est blessé par ses propres flèches.
Dès qu’il voit Psyché, immédiatement blessé, il brûle d’amour pour elle,
et le châtiment préparé s’est transformé en désir.
Il n’en peut mais : il se lie à elle par le nœud conjugal,
et elle vécut ensuite auprès de Vénus qui l’accueillit comme sa bru.
Bienheureuse est Psyché que, plus divin encore ,
Cupidon , éternellement présent , réchauffe de son feu et de sa couche. [39]

Qui venit ulturus praereptos Matris honores,
Filius en iaculis laeditur ipse suis.
Ut Psychen vidit, visam mox saucius ardet,
Versaq[ue] in affectum poena parata fuit.
Nec modus: hanc nexu sociat sibi deinde iugali,
Quae viuit Veneri post quoq[ue] grata nurus.
At felix Psyche est, quam sanctior ille Cupido
Vsq[ue] suo praesens igne thoroq[ue] fouet.


1600-10 Cupid Discovers Psyche in His Bed Jan (Harmensz) Muller detail mains
A noter le morceau de bravoure maniériste que constitue le dialogue entre les deux mains de l‘amoretto : la visible, crispée sur l’anse, et l‘invisible sous le rideau, qui fait le V de la Victoire.


Flying-Cupid-with-a-Torch-Greuze-attr-The-Wallace-CollectionCupidon volant avec sa torche
Greuze (attr), The Wallace Collection

Au XVIIIème siècle, la torche fumante est couramment associée avec une couronne de fleurs, censée ceindre le front de l’être élu, mais qui image aussi une évidente complémentarité anatomique.


Vénus entourée d'une ronde d'amours 1785 ca Jean-Frédéric Schall coll partVénus entourée d’une ronde d’amours
Jean-Frédéric Schall, vers 1785 collection pariculière

Le siècle avançant, couronnes et torches prolifèrent et deviennent plus audacieuses : on notera ici la coopération entre un amour qui tire le voile et un autre qui tente d’éclairer l’endroit secret, tandis qu’un troisième s’est couché sur le sol pour bien voir.


1774 ca Cupid as a Link Boy, Sir Joshua Reynolds, Albright-Knox Art Gallery in BuffaloCupidon comme « Link Boy », Albright-Knox Art Gallery, Buffalo 1774 Mercury as Cut Purse, Sir Josuah Reynolds, 1774. Faringdon Collection Trust.Mercure comme coupe-bourse, Faringdon Collection Trust.

Sir Joshua Reynolds, vers 1774

Dans ce pendant grinçant, Reynolds a représenté deux dieux de l’Antiquité comme des gamins des rues, avec les connotations associées à la prostitution homosexuelle juvénile.

Cupidon a des ailes de chauve-souris, brandit une torche et esquisse, de la main enserrant l’avant-bras, un  geste obscène popularisé par quelques oeuvres  hollandaises (voir plus loin). Les « link boys » [40] étaient des gamins à la réputation douteuse, qui pour un farthing éclairaient le chemin des piétons jusqu’à leur porte.

Mercure, dieu des voleurs, est représenté en pickpocket, tenant à la main une « bourse d »avare » dont les deux extrémités pesantes, autour d’une fente centrale, forment le complément anatomique parfait du brandon de Cupidon. Sa main dans le dos et son air soucieux sous-entendent qu’il lui sert de partenaire passif.



Les instruments de musique

1514 Priape et Lotis Giovanni_Bellini_and_Titian_-_The_Feast_of_the_Gods_-_DetailPriape et Lotis (détail du Festin des Dieux)
Giovanni Bellini et Titien, 1514

Lotis pendant ce temps était plongée dans un sommeil profond.
Priape s’en réjouit, retira le voile qui lui couvrait les pieds,
et déjà il était sur la voie de réaliser ses voeux.
Voici que l’âne, la monture de Silène, se met à braire
d’une voix rauque, émettant des sons malvenus.
La nymphe se redresse effrayée ; des mains, elle repousse Priape
et, en fuyant, elle ameute tout le bois. Mais le dieu,
qui physiquement n’était que trop prêt à son acte indécent,
fut la risée de tous, sous l’éclat lumineux de la lune.

Ovide, Fastes, I, 430

Le tableau montre l’instant juste avant le braiement. L’excitation de Priape est évoquée par les plis de sa robe, et matérialisée en dessous par le manche de la viole.

Deux allégories opaques de Van Hemessen

1540-57 Jan_van_Hemessen_-_Allegory_of_Nature_as_the_Mother_of_Art RijksMuseum, AmsterdamAllégorie de la Nature en nourrice des Arts
Jan van Hemessen, 1540-57, Rijksmuseum, Amsterdam

Ce sujet bizarre a été diversement interprété. On y a vu :

  • un pastiche à partir de deux allégories italiennes tout aussi énigmatiques [41],
  • Apollon avec une Muse ou une nymphe [42],
  • un tableau de mariage représentant le gendre de Hemessen Chrétien de Morien (qui était organiste) et sa fille Catharina van Hemessen (qui était peintre)

L’interprétation allégorique (les Arts nourris par la Nature) est celle qui explique le plus de détails :

  • l’opposition entre les deux éléments du paysage : la maison forte au bord de l’eau (côté Arts) et la grotte dans laquelle le berger abrite ses brebis (côté Nature) ;
  • les allusions à Apollon :
    • dans la chevelure rayonnante du musicien,
    • dans la viole qui modernise la cithare
    • dans l’idée d’allaiter l’instrument plutôt que l’artiste : on sait que les dons d’Apollon étaient attribués au fait qu’enfant, il n’avait pas été nourri de lait.

S’agissant de fécondité, un double-sens plus osé n’est pas à exclure : tandis que le berger plante verticalement sa houlette devant ses brebis nourricières, le musicien tient son archet à plat et le manche retourné vers lui, dans l’incapacité de jouer. Tout autant que l’inspiration, c’est la vitalité qui lui manque. Et le lait revigorant de la Muse, gaspillé vainement sur l’instrument, est peut être l’emblème de l’inanité des fantasmes solitaires.


1556 av Musica_(Sanders_van_HemessAllégorie de l’Amour et de la Musique
Jan van Hemessen (attr), collection privée

Cette allégorie tout aussi opaque est plus clairement sous le ligne de l’Amour, comme le montre le tableau avec Vénus et Mars suspendu au baldaquin. Cette musicienne, l’air aussi consterné que les protagonistes de l’allégorie précédente, repose son luth sur la table, après l’avoir extrait de l’étui ouvert au pied du lit. Juste à côté, un autre étui ouvert contient trois flûtes partiellement sorties, la quatrième étant posée sur le tabouret. Sous la table on remarque un troisième étui d’où sortent de nombreux tubes. Le tabouret comme le pied du lit sont sculptés de figures exclusivement féminines, torse nu.



1556 av Musica_(Sanders_van_Hemessen) coll part detail
Une clé d’interprétation se trouve peut être dans le « tableau dans le tableau ». Notre Vénus solitaire tend sa main gauche à son petit compagnon à quatre pattes, à défaut de la tendre à Cupidon en vol ; et elle tient de l’autre main le manche du luth, faute de la poser sur la cuisse de Mars. Tout comme dans l’allégorie précédente, la tableau représente le fantasme de la musicienne esseulée, au centre d’un monde féminin peuplé de contenants séparés de leur contenu.


1597 Nicolo l'aveugle de Pistoia Gravure de Vilamena
Nicolo l’aveugle de Pistoia
Gravure de Vilamena, 1597

Incapable de se satisfaire tout seul, le flûtiste recourt aux services de la vieille, comme le précise à mot couvert la légende :

La vieille souffle, n’ayant pas appris l’art d’agiter,
Et de la main et des doigts l’aveugle en tire des hymnes.
Ce que la vieille ne peut faire, celui qui est privé de lumière le peut.
Ce qu’ils ne peuvent pas faire séparément, ils se le rendent simultanément.

Inflat anus, pulsandi artem non docta, manuque,
Et digitis caeci exilit inde melos.
Non quod anus potest, hoc praestat lumine captus,
Quod nequeunt seorsum, reddit uterque simul.

L’auteur joue habilement sur la paronymie entre mellos (les hymnes) et mel (le miel).


Beter met de uil gezeten dan met de valk gevlogen anainyme RijksmuseumBeter met de uil gezeten dan met de valk gevlogen
Gravure anonyme, Rijksmuseum

Le couple sera repris en Hollande, au sein d’un composition plus large, pour illustrer le proverbe : mieux vaut être assis avec la chouette que de voler avec le faucon.

A l’arrière-plan, Icare tombant du ciel et un homme chassé du bordel « Au faucon », à grand renfort de balais et de pot de chambre, illustrent les mésaventures de qui ne se contente pas des plaisirs simples.


1621-76 Man met miniatuurportret in de hand, Theodor Matham, after dessin Hendrick ter Brugghen, français 1621-76 Man met miniatuurportret in de hand, Theodor Matham, after dessin Hendrick ter Brugghen, Rijksmuseum

Homme tenant un portrait miniature
Theodor Matham, d’après un dessin de Hendrick ter Brugghen, 1621-76

En regard de la crudité du geste de la main enserrant l’avant-bras [43], les légendes des deux versions sont parfaitement anodines :

« Quelqu’un a-t-il déjà vu une déesse des champs aussi belle
que la nymphe de ce tableau, que j’adore ?

Comme seul je puis possesseur
De ce pourtraict de ma Maistresse,
Ainsi je suis de son coeur,
Puisque seul Elle me caresse:
Tu le peus bien voir comme moy
Du reste ce n’est pas pour toy.

A peine la mention « Tu le peus bien voir comme moy » invite-t-elle le spectateur à un regard attentif.


1624 Gerard van Honthorst Le joyeux violoniste coll part
Le joyeux violoniste
Gerard van Honthorst, 1624, collection particulière

Honthorst a exploité le même geste de serrage, auquel fait écho le manche de l’instrument coincé sous l’aisselle du violoniste.

1633-72 Les trois musiciens gravure de Willem Basse, d'après Adriaen Brouwer RijksmuseumLes trois musiciens, 1633-72, gravure de Willem Basse, d’après Adriaen Brouwer, Rijksmuseum

Au coin du feu, le premier chante, le second gratte son violon et, au dessus de sa braguette ouverte, le troisième actionne sa flûte : laquelle forme, avec l’archet et le manche positionnés aux bons endroits, une enfilade d’instruments probablement volontaire.


1660 ca Molenaer A Boy and a Girl playing Music by Candlelight coll partUn garçon et une fille jouant de la musique à la lueur d’une bougie
Molenaer, vers 1660, collection particulière

Deux adolescents sont descendus à la cave pour faire tranquillement de la musique. Certains commentateurs soutiennent que la composition aurait servi, sur un mode plaisant, à inciter à veiller sur la virginité des jeunes fille – voir la cruche au col brisé, en bas à gauche. Mais faire d’une intention morale le moteur principal du tableau serait un contresens à peu près aussi complet que de voir, dans le sourire des pinups, une exhortation à la chasteté des GI : l’intention est bien évidemment libidinale.

Le garçon se vante en portant haut son violon, selon la symbolique habituelle ; la fille se moque de lui en branchant la petite flûte vers le bas. Au centre l’archet, ainsi que le porte-chandelle allongeable, évoquent les mouvements qu’il importe de maîtriser.


1674_Steen_Merry_company_on_a_terrace MET

Joyeuse compagnie sur une terrasse
Jan Steen, 1674, MET

Steen a peint plusieurs tableaux sur le thème de la fête transgénérationnelle, au sein de laquelle il se met lui-même en scène, ici dans le personnage du buveur assis à gauche. Il est probable que certains de ces personnages sont des membres de sa famille, mais on n’est pas sûr que la belle femme un peu éméchée, au centre, soit sa seconde épouse Maria van Egmond [44].Le pichet au couvercle entrebaillé, à ses pieds, évoque indubitablement sa disponibilité sexuelle.



1674_Steen_Merry_company_on_a_terrace MET schema
Du point de vue qui nous occupe, le balle dame se trouve à équidistance de deux objets éloquents :

  • la carafe sur le ventre de Steen, vers laquelle elle tend son verre vide,
  • la cithare au long manche du jeune homme, sur le genou duquel elle pose le coude en retroussant son tablier.

Steen n’a en somme fait que détourner, dans une veine humoristique, le vieux thème du couple mal assorti : sans doute la jeune femme va-t-elle délaisser le séduisant musicien, pour lui préférer le vieux paillard qui la fait boire.


Watteau 1710-16 L'enchanteur Musee des Beaux Arts TroyesL’enchanteur
Watteau , 1712-14, Musée des Beaux Arts, Troyes
Giovanni Grevembroch 18eme Pantalone Museo Correr VenisePantalone
Giovanni Grevembroch, 18ème siècle, Museo Correr, Venise

Tous les commentateurs ont bien noté que la guitare est plus qu’un simple instrument de musique, d’autant plus qu’elle est tenue à l’envers, pour mieux impressionner les auditrices. Celui qui la manie ainsi porte un costume rouge évoquant le personnage de Pantalone, lequel arbore habituellement une braguette vantarde.


Watteau 1719, Pour nous prouver que cette belle, Wallace Collection, Londres
Pour nous prouver que cette belle
Watteau, 1719, Wallace Collection, Londres

La légende de la gravure de Surugue explique la situation et confirme la symbolique, chez Watteau, du manche des instruments à corde :

Pour nous prouver que cette belle
Trouve l’hymen un noeud fort doux,
Le peintre nous la peint fidelle
A suivre le ton d’un Epoux.
Ces enfants qui sont autour d’elle
Sont les fruits de son tendre amour
Dont ce beau joueur de prunelle
Pourroit bien gouter quelque jour.

La chanteuse est donc l’épouse du mandoliniste, fidèle au « noeud fort doux » qui a produit ses beaux enfants. Néanmoins elle ne repousse pas le séducteur qui la presse.
Ces tableaux font chacun partie d’une paire, et doivent être appréciés en fonction du pendant. Voir Les pendants de Watteau.


Greuze le_guitariste_dit_un_oiseleur
Le guitariste italien, dit Un oiseleur
Greuze, 1757, Musée national de Varsovie

Grand remployeur de métaphores hollandaises, Greuze ajoute à la symbolique de la cage ouverte et des oiseaux morts (ici des leurres d’oiseleur) celle de la guitare conquérante, que ce Don Juan de campagne enlace et règle avec amour avant de s’en prendre aux oiselles. Il fonctionne en pendant avec La paresseuse italienne. Voir Les pendants de Greuze..



L’outillage du peintre

1632, Molenaer autoportrait en Zeuxis coll partAutoportrait en Zeuxis
Molenaer, 1632, collection particulière

Dans cette variante du couple mal assorti, le rôle du jeune homme est joué par le peintre lui-même : la vieille lui empoigne l’avant-bras, avec le geste obscène déjà mentionné. Comme le note Jasper Hillegers ([17], p 159) :

« L’analogie osée entre le pinceau, la peinture, les organes génitaux masculins et le sexe était bien connue, et cette insinuation métaphorique était certainement prise comme telle [45] . Plus précisément, la vieille femme rend visite à l’artiste pour qu’en échange de son argent, il fasse son portrait, c’est-à-dire qu’il l’immortalise. Le tableau est avant tout un commentaire satirique sur cette quête stupide, vaine et futile de l’immortalité. Le peintre regarde le spectateur en riant, car ils savent tous deux que tout – même l’art – est transitoire. Les symboles de la Vanité – les instruments de musique sur le mur, et surtout la nature morte sur laquelle le peintre est en train de travailler – en disent long à cet égard. »

Le pouce dressé à la verticale par le trou de la palette est le symbole d’une autre vanité, celle du peintre, dans l’affirmation facétieuse de sa virilité.

Par ailleurs, dans son Schilder-Boeck publié en 1604, Karel van Mander avait rappelé que Zeuxis s’étouffa et mourut d’un fou rire incontrôlable, en peignant d’après nature une vieille femme ridicule. Par cette référence savante, Molenaer se pose flatteusement comme un bon peintre, en plus d’un bon coup.


1879 Frederik_Hendrik_Kaemmerer Le portrait de la marquiseSalon de 1879, collection particulière 1879 22 novembre Le monde illustréLe monde illustré, 22 novembre 1879

Le portrait de la marquise, Frederik Hendrik Kaemmerer

Manipulateur expert du symbolisme du XVIIIème siècle, Kaemmerer invente ici une scène de genre entre une belle marquise et un vieux peintre :

  • la tapisserie derrière l’une nous montre ce à quoi elle rêve : chasser à courre ;
  • la grisaille au dessus de l’autre nous révéle ce qu’il a en tête : il la voit nue.

Les pinceaux érigés en éventail manifestent un regain d’intérêt, que la cornemuse flasque dément : le temps de la galanterie est révolu.

On remarque sur la reproduction un chien tondu et fripé assis sur son séant, alter ego comique du peintre dans son adoration canine. Il a dû être jugé trop phallique puisqu’il a aujourd’hui disparu.

Salacités involontaires

1880 Studio in Paris, Jose Ferraz de Almeida Junior
Studio à Paris
Jose Ferraz de Almeida Junior, 1880

Elève de Cabanel, ce peintre brésilien a peint plusieurs scènes d’atelier. Dans celle-ci, il se présente en artiste accompli, entre un rapin qui lui nettoie ses pinceaux et un visteur qui choisit un dessin. Tout montre sa maîtrise du métier : au mur des modèles en plâtre et une copie de Vélasquez, au plafond un squelette vers lequel, durant la pose, la fille bien en chair jette un regard comparatif. Sur le chevalet, le tableau en cours est une Vénus avec Cupidon, moins dénudée que le modèle. C’est donc sans penser à mal que le peintre fourre sa pipe dans la blague à tabac.


1881 Dantan La séance du modèleLa séance du modèle, janvier 1881, collection particulière 1874 Dantan Moine sculptant un Christ en bois Musee de nantesMoine sculptant un Christ en bois, Salon de 1874, Musée de Nantes

Edouard Dantan

Le nu dans l’atelier est un genre affriolant. Mais Dantan, qui en est un spécialiste, l’a sans doute pratiqué plus innocemment que les autres (en particulier Gérôme, voir Le paragone chez Gérôme). Fils d’un sculpteur renommé, peintre sérieux, il veut avant tout rendre hommage au métier et le montrer avec réalisme.

C’est donc sans aucun symbolisme qu’il se représente dans un moment de réflexion, rejeté en arrière, ses pinceaux à l’arrêt, tandis que seule la statue antique semble tendue vers le modèle.

De même, c’est sans intention castratrice que le saint moine dépose son maillet à da droite, aux pieds de la Vierge, en pensant probablement faire écho aux mots visibles du psaume « Dixit dominus » affiché sur au mur :

à ma droite…je déposerai… de tes pieds..le sceptre de la puissance

a dextris mea…ponam..pedum tuorum… virgam virtutus


Understatement

1913 William-Worcester-Churchill Le Peintre coll part
Le Peintre
William Worcester Churchill, 1913, collection particulière

Tandis que la modèle s’interroge sur un pot de forme tubulaire, le peintre lui donne la réponse en désignant l’équivalent, dans son autoportrait en satyre.



Tubes braqués : canon, télescope

Les canons de Danaé

pieter_isaacsz_danae 1612 Ernest Brinck's Album Amicorum Koninklijke Bibliotheek, The HagueDanaé
Pieter Isaacsz, 1612, Album Amicorum de Ernest Brinck, Koninklijke Bibliotheek, La Haye

Tandis que la pluie d’or de Jupiter féconde Danaé, des canons éjaculent des pièces d’or sur les murailles. Il s’agit officiellement d’illustrer un thème en vogue à l’époque, celui de l’or qui, selon l’expression de Van Mander, vient à bout  » des murs les plus hauts… des chaînes les plus solides, des barrières de fer, des serrures, des verrous, des portails et des portes «  ( [6] , p 30).


Canons et télescopes

thomas-rowlandson-14 février 1814 les progrès de la galanterie ou les baisers volés sont les plus douxLes progrès de la galanterie ou Les baisers volés sont les plus doux
Thomas Rowlandson, paru le 14 février 1814

Les aquarelles érotiques de Rowlandson [46] ont pour mérite de présenter sans filtre des symboles ordinairement voilés. Le vent soufle fort sur le rempart, comme le montre le tricorne du vieillard de gauche, noué sur son crâne par un foulard. Un vieux marin ventripotent est venu observer les bâteaux dans la tempête, en compagnie de son épouse. Tandis qu’il les regarde à la lunette, la femme détourne son parapluie pour embrasser un séduisant officier. Le titre « Les progrès de la galanterie » fait référence aux caresses en cours, dans le couple en contrebas comme dans le couple illégitime qui se forme sur le rempart. Mais aussi à la progression analogue entre deux objets phalliques :

  • la maigre lunette du mari, qui l’aveugle ;
  • le fût puissant qui, si l’on regarde bien, prolonge le jeune officier.


thomas-rowlandson-1815 ca The Stars gazersLes observateurs d’étoiles (the star gazers)
Thomas Rowlandson, vers 1815

La situation est à peu près la même : l’astronome observe les étoiles au travers de son télescope alors que, dans la chambre à côté, sa femme les voit par l’entremise d’un jeune homme. Les deux mappemondes conjuguées illustrent cet accouplement, tout en complétant le symbolisme du télescope.


Rops 1881 La sphère de la Lune
La sphère de la Lune, Rops, 1881

Dans cette pochade, le petit amour de gauche mesure au compas une « hemisphesse » tandis que celui de droite pratique l’« à ce tou-nomie » au télescope.


Les élégances de Kaemmerer

Affichage de 68 médias sur 68 Téléversement 54 / 68 – 1850 John Everett Millais Study for Mariana Victoria and Albert Museum.jpg Détails du fichier joint Frederik-Hendrik-Kaemmerer-Deux-cordes-a-son-arc-coll-part.Deux cordes à son arc Frederik Hendrik KAEMMERER La promenade en traineau coll partLa promenade en traîneau

Frederik Hendrik Kaemmerer, collection particulière

Adepte comme son maître Gérôme d’un érotisme élégant dans un passé fantasmé, Kaemmerer invente des scènes de genre suggestives tout en restant irréprochables : le plumet du hussard comme le cygne doré qui semble révéler l’intention du pousseur n’ont rien qui puisse faire hausser le sourcil.


Frederik_Hendrik_Kaemmerer Une après-midi de peche collection particuliereUne après-midi de pêche Frederik_Hendrik_Kaemmerer_Am_Strand_1870A la plage, 1870

Frederik Hendrik Kaemmerer, collection particulière

De même, on ne saurait objecter ni à la manière dont le jeune homme tient sa canne à pêche, ni à la promenade de deux faux-culs entre deux culasses rouillées.


1861-62 The_painter_Frederik_Hendrik_Kaemmerer_at_work_in_Oosterbeek,_by_Jacob_Maris coll partLe peintre Frederik Hendrik Kaemmerer à l’oeuvre à Oosterbeek
Jacob Maris, 1861-62, collection particulière

C’est en définitive Jacob Maris qui a le mieux révélé, involontairement ou pas, la tension érectile dans l’art de son ami.

Le canon de Cupidon

Cupidon Carte postale Amitié 1906 ca Cupidon Carte postale nouvel an 1906

Vers 1906, cartes postales françaises

Dans cette série, un couple de Cupidons remplace l’arc par un canon décoré de fleurs, pour envoyer des colombes ou des bons voeux.


Cupidon-1915-anglais_frCarte postale anglaise, 1915 Cupidon 1914-18 françaisCarte postale française, 1914-18

Durant le conflit, le canon devient à la fois plus réaliste et plus cru : il se place dans la continuité anatomique de l’émetteur, qui se contente en attendant mieux d’envoyer des coeurs ou des fleurs.



Instruments à jet

Jets d’eau

Jean-Honoré Fragonard, les jets d'eau, vers 1765–70, Clark InstituteLes Jets d’eau, vers 1765–70, Clark Institute Jean-Honoré Fragonard. Les Pétards 1763-5. Museum of Fine Arts, Boston.Les Pétards, 1763-5, Museum of Fine Arts, Boston.

Jean-Honoré Fragonard

Ces dessins ont été conçus en pendant :

  • deux beautés dans un grand lit et une plus jeune dans un petit ;
  • une trappe au plancher et au plafond  ;
  • un chien terrorisépar les jets d’eau et un chat par les jets de feu .

Fragonard renouvelle avec gaité ce grand poncif des estampes galante, le clystère. Le pendant a été gravé par Pierre Laurent Auvray, avec des légendes anodines :

 

Cessés jeunes Beautés d’opposer un rideau
A cette invention gentille,
Pour eteindre le feu qui dans vos yeux petille
Il faudrait bien d’autres jets d’eau

De ces feux apprètés ne craignez point les flammes
Punissez plutôt l’indiscret
Les feux que vos appas allument dans nos âmes
Font moins d’éclat , mais plus d’effet


Rops 1878-81 La Douche Musee Rops NamurLa Douche, Rops, 1878-81, pastel et gouache, Musée Rops Namur rops 1878 ca Au Feu coll partOù est le feu !, Rops, 1878-81, pastel et aquarelle, collection particulière

Rops a procédé lui aussi par symétrie pour moderniser le thème du jet d’eau, avec cette femme nue tantôt de dos, tantôt de face, opposée à deux praticiens de la lance.



Accessoires victoriens

Salière, sucrier et encensoir chez Millais

Je résume ici certaines des analyses de Carol Jacobi [47].

sb-line
La salière d’Isabella

1849 John_Everett_Millais_-_Isabella Walker Art GalleryIsabella
John Everett Millais, 1849, Walker Art Gallery, Liverpool

Le sujet est tiré du Décaméron de Boccace, via un poème de Keats. Au cours d’un repas, la riche Isabella partage une orange sanguine avec Lorenzo, un pauvre apprenti, tandis qu’en face d’elle un de ses frères, de rage, repousse un chien du bout du pied et fracasse une noix. Violence qui préfigure la tragédie imminente : l’assassinat de Lorenzo par les frères outragés.



1849 John_Everett_Millais_-_Isabella Walker Art Gallery detail Lorenzo
Sa tête, coupée comme l’orange sanguine, finira dans le pot de basilic de la balustrade [48].

Peinte à l’âge de vingt ans, cette oeuvre délibérément transgressive contient un petit secret : les initiales PRB en bas à droite, dont on saura plus tard qu’elles signifiaient Pre-Raphaelite Brotherhood. D’une certaine manière, cette toile-manifeste revendique, pour cette Fraternité de jeunes artistes prêts à tout, le patronage énergique des frères d’Isabella et de leur violence primitive.


1849 John_Everett_Millais_-_Isabella Walker Art Gallery detail Frederic George StephensFrederic George Stephens

Un des principes de cette nouvelle peinture est que la partie vaut le tout : chaque détail du tableau constitue en soi un tableau. Ainsi l’homme qui lève son verre est le critique d’art Frederic George Stephens, scrutant le sang qui s’annonce, tandis que la plume déchiquetée par le vautour fait écho aux noix fracassées.



1849 John_Everett_Millais_-_Isabella Walker Art Gallery detail salière
La salière renversée sur la table annonce le malheur imminent, comme l’avait fait Léonard de Vinci dans sa Cène. Dans ce parti-pris d’allusions et de symbolisme généralisé, où convient-il d’arrêter le soupçon ? Carol Jacobi a détecté un symbole phallique dans l’ombre du casse-noix sur la table, et vu dans l’éjection du sel sa conséquence mécanique : le détail renverrait donc à l’auto-érotisme du frère, confirmé par la position de ses mains sur le casse-noix.



1849 John_Everett_Millais_-_Isabella Walker Art Gallery detail chaise
Mais jusqu’où aller trop loin ? La chaise qui penche sous le poids de la jambe tendue exprime le déséquilibre du jeune homme. Carol Jacobi n’a pas relevé les griffes qui serrent une boule et le pied prêt à retomber sur l’entrecuisse du chien. Ces détails ne sont-ils pas à relier avec le cassage des noix ? Ainsi le frère d’Isabella se revèle être à la fois onaniste et castrateur.

Ces sous-entendus probables perdent un peu de leur sel à être dits à haute voix : un peu comme lorsqu’on explique une contrepèterie. Et sans doute est-ce ainsi qu’il convient de les interpréter : des contrepèteries visuelles mise au point par un jeune artiste provocateur.


Le sucrier de la demoiselle d’honneur

1851 millais la-demoiselle-d-honneur Fizwilliam MuseumLa demoiselle d’honneur
Millais, 1851, Fizwilliam Museum

La demoiselle d’honneur fait passer sept fois un petit morceau de gâteau de mariage dans une alliance en or. Ce rituel folklorique assez transparent, pratiqué par une jeune fille la veille de la Sainte-Agnès avant d’aller se coucher, était censé lui faire voir en rêve celui qu’elle épouserait.

Le brin de fleurs d’oranger blanches, étendard de la virginité, forme couple avec le sucrier, forme sublimée de la virilité qu’elle attend.

L’encensoir de Mariana

1851 John_Everett_Millais_-_Mariana_-tate Britain

Mariana
John Everett Millais, 1851, Tate Britain

Le tableau illustre le poème Mariana de Tennysson. Rejetée par son fiancé, Mariana mène une existence solitaire dans une grange entouré de douves. Mais elle est toujours amoureuse et aspire à se marier avec lui. Millais sous la montre au moment où, lasse de son travail de broderie, elle se redresse et cambre ses hanches douloureuses.

Lors de son exposition, le tableau était accompagné des quatre vers suivants :

« Elle dit simplement: « Ma vie est morne,
Il ne vient pas » ; Elle a dit aussi
« Je suis lasse, lasse,
Je voudrais être déjà morte ! »

Les feuilles sur le sol illustrent le dernier vers. Le vitrail avec l’Annonciation est à relier avec le blason inventé par Millais : le perce-neige à la corolle baissée, emblème de la virginité déçue de Mariana, remplace le lys de Marie, emblème de sa virginité triomphante. La devise latine In coelo quies (le repos dans le ciel) est une forme d’ironie : Marie a eu le couronnement dans le ciel, Mariana ne peut espérer que le repos dans la mort.


1851 John_Everett_Millais_-_Mariana_-tate Britain aiguille 1851 John_Everett_Millais_-_Mariana_-tate Britain souris

Tous les commentateurs ont noté deux symboles phalliques évidents :

  • l’aiguille plantée droit dans la broderie devant le ventre de Mariana ;
  • la souris, justifiée par le poème :

La souris, derrière les lambris en décomposition
criait ou regardait autour d’elle depuis la crevasse


1850-John-Everett-Millais-Study-for-Mariana-Victoria-and-Albert-Museum

Etude pour Mariana, John Everett Millais, Victoria and Albert Museum

Ces deux symboles figuraient déjà dans l’étude préliminaire, accompagnés d’un troisième, le peuplier, lui-aussi manipulé de main de maître par Tennyson :

L’ombre du peuplier tombait
sur son lit, sur son front.
Elle dit seulement : « La nuit est morne,
il ne vient pas ».

Dans le tableau, Millais a éliminé le peuplier trop voyant, ainsi que la bourse-réceptacle sur la hanche de Mariana.



1851 John_Everett_Millais_-_Mariana_-tate Britain detail autel
A la place, il a recyclé son objet favori en encensoir, positionné de manière à recevoir le spot rouge de la bougie : ainsi le désir persistant de Mariana se résume à une flamme caressée par un parfum. Plus crument et plus cruellement, le triptyque posé sur l’autel ouvre ses volets à l’encensoir, tandis que les bras de Mariana s’ouvrent à l’absent.


sb-line

Les enfants-fleurs de Sargent

sb-line

1884 John Singer Sargent, Garden Study of the Vickers Children, Flint Institute of ArtsGarden Study of the Vickers Children, 1884 , Flint Institute of Arts Carnation, Lily, Lily, Rose, 1885-86, Tate Britain

John Singer Sargent

La vue plongeante place les enfants dans un espace végétal et flottant, que seule la récession des lys rattache au monde réel. Il est impossible ici de résumer l’interprétation qu’Alison Syme propose de cette série de compositions, dans son livre très étayé et documenté sur la personnalité ambivalente de Sargent :

Plutôt que de symboliser simplement l’innocence et la pureté, les enfants de Sargent présentent une sexualité précoce, polymorphe et perverse, et une libido entre espèces, qui permettent à l’artiste de se figurer à la fois comme comme une plante hermaphrodite et comme son pollinisateur et, par conséquent, de travailler l’imaginaire de la fécondation et des naissances florales. Alison Syme ( [49], p 166)

Dans la première des toiles, le pot et l’arrosoir fonctionnement évidemment comme des organes sexués, et la miction est suggérée comme une forme de sexualité infantile. Mais la composition va bien au delà d’une simple gaillardise :

« Elle évoque la relation réciproque entre pollinisateur et plante : le rouge des lèvres de Billy reprend celui des anthères des lys, et la robe-blouse de Dorothy fait écho à leur corolle en trompe. Dans le tableau, les corps des enfants sont superposés, leurs mains entrelacées, et leurs jambes enchevêtrées forment une tige partagée. Noir et blanc, mâle et femelle, pollinisateur et plante sont ici combinés en une créature composite, dotée d’un arrosoir dont le bec proboscidiforme fait pousser le jardin, le fertilise, voire – peut-être – illustre une situation proustienne où les lys hermaphrodites « ne peuvent être fertilisés par eux-mêmes, mais peuvent l’être par d’autres hermaphrodites ». ( [49], p 168)



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Références :
[6] Eric Jan Sluijter, « Emulating Sensual Beauty: Representations of Danaé from Gossaert to Rembrandt », Simiolus: Netherlands Quarterly for the History of Art, Vol. 27, No. 1/2 (1999) https://www.jstor.org/stable/3780877
[14] E. de Jongh, Mirror of everyday life : genreprints in the Netherlands, 1550-1700
[17] Anna Tummers, Elmer Kolfin et Jasper Hillegers, The Art of Laughter: Humour in the Dutch Golden Age, 2017 https://www.academia.edu/70688197/The_Art_of_Laughter_Humour_in_the_Dutch_Golden_Age
[38] Pour une synthèse récente, voir James McCabe « The Triumph of Men: Reassessing Gender in
Fragonard’s Progress of Love », 2015, p 16 https://core.ac.uk/download/229340511.pdf
[39] Traduction (légèrement modifiée) de Véronique Gély « L’invention d’un mythe, Psyché: allégorie et fiction, du siècle de Platon au temps de La Fontaine » 2006, p 176
[41] Les Trois âges de l’homme, de Titien, pour le musicien, et la nymphe allaitante du miroir Martelli. Voir Emanuel Winternitz « The inspired musician: A sixteenth-century musical pastiche » The Burlington Magazine Vol. 100, No. 659 (Feb., 1958), https://www.academia.edu/24036662/The_inspired_musician_A_sixteenth_century_musical_pastiche
[42] Paul Wescher « Jan van Hemessen und Jan van Amstel » Jahrbuch der Berliner Museen, 12. Bd. (1970), pp. 34-60 (27 pages) https://www.jstor.org/stable/4125667
[43] Moins codifié que d’autres, ce geste se retrouve dans plusieurs oeuvres hollandaises à sous-entendu grivois. Voir [14], p 314
[44] Margaretta M. Salinger « Jan Steen’s Merry Company » The Metropolitan Museum of Art Bulletin, New Series, Vol. 17, No. 5 (Jan., 1959), pp. 121-131 https://www.jstor.org/stable/3257799
Sur les allusions sexuelles, voir le commentaire du MET : https://www.metmuseum.org/art/collection/search/437749

[45] Dans son poème burlesque « Du pinceau » (Del penello), Bronzino décrit ainsi son instrument :

Qui est celui qui ne prend plaisir à discuter
des choses que fait ce quelque chose
Fait de poil, de soie ou de queue ?
Et il n’y a pas d’homme ni de femme si bestial
qui ne cherche à avoir de ses choses
ou à se faire peindre d’après nature.

Chi è colui che a ragionar non goda
delle cose che fa questo cotale,
nato di pel de setola o di coda?
E non è uomo o donna sì bestiale,
che non cerchi d’aver delle sue cose
o di farsi ritrar al naturale.

Il se lance ensuite dans une description de toutes les positions que ce « pinceau » permet de « peindre ». Voir Deborah Parker « Towards a Reading of Bronzino’s Burlesque Poetry », Renaissance Quarterly, Vol. 50, No. 4 (Winter, 1997), p. 1024 https://www.jstor.org/stable/3039403

[46] Pour le répertoire de sa prolifique production , voir https://en.wikipedia.org/wiki/List_of_erotica_by_Thomas_Rowlandson
[47] L’article de Carol Jacobi est très détaillé, documenté, et empreint d’esprit de sérieux. Mais l’artillerie lourde des théories contemporaines ôte toute légèreté à ce qui n’était sans doute que des provocations juvéniles et de l’érotisme sublibidinal.
Carol Jacobi, Sugar, Salt and Curdled Milk: Millais and the Synthetic Subject, Tate Papers,n°18, Autumn 2012. https://www.tate.org.uk/research/tate-papers/18/sugar-salt-and-curdled-milk-millais-and-the-synthetic-subject
[48] Pour une analyse détaillée et très pertinente, voir Gabrielle de Lassus Saint-Geniès « Lorenzo et Isabella, les amants tragiques de John Everett Millais » 2016 https://laplumedeloiseaulyre.com/?p=3771
[49] Alison Syme, (Alison Mairi) « A touch of blossom : John Singer Sargent and the queer flora of fin-de-siècle art » https://archive.org/details/touchofblossomjo0000syme/page/167/mode/1up

4 Phalloscopiques par destination : objets mis en scène

17 décembre 2024

Dans les cas que nous avons vu jusqu’ici, les objets suggéraient l’organe masculin soit par leur forme intrinsèque, soit par leur contexte. On examine ici des compositions plus ambitieuses, où l’objet est mis en scène pour évoquer une situation érotique précise.

Article précédent : 3 Phalloscopiques par destination : les fruits de l’Industrie



Excitation

Combinaison d’un manche avec une main.

1530 ca Priape et Lotis Parmiggiano British museumPriape et Lotis
Parmiggiano, vers 1530, British museum

Parmiggiano avait dessiné en situation le dieu éponyme de la chose, avant qu’une main prude ne barbouille la zone litigieuse.


1625–1650 Ribera A_winged_putto_flogging_a_satyr_tied_to_a_tree_METUn putto ailé fouettant un satyre attaché à un arbre
Ribera, 1625–50, MET

Sous l’effet de l’excitation, l’outil professionnel du satyre s’amplifie à la proportion du tronc qu’il malaxe de ses bras.



Prostituée promenant une souris
Urs Graf, dessin, 1521 ou 1529, Kunstmuseum, Bâle

Cette dame fait prendre l’air à sa souris, en observant avec intérêt la miche de pain qu’elle va lui donner à manger.


Steen 1663-65 L'amoureux offrent une oublie Museum De Lakenhal)
Le biscuit du soupirant ou La brodeuse et le prétendant timide
Jan Steen, vers 1665, Museum De Lakenhal, Leyde

Le soupirant offre un gâteau de forme évocatrice, le « heiligmaker » (littéralement « faiseur de saint »), qui valait demande en mariage. Il s’agit de montrer comiquement une vieille fille revêche qui refuse de tâter du gâteau, par opposition au tableau en pendant, où une jeune fille fait diagnostiquer sa grossesse par un docteur. Voir Les pendants de Jan Steen.


1874 roybet_ferdinand Gentilhomme au clairon coll partGentilhomme au clairon, 1874, collection particulière 1875 roybet_ferdinand-sleeping_watchmanLa sentinelle endormie, 1875, collection particulière

Ferdinand Roybet


1881 Cabanel-A-Young-Page-in-Florentine-Costume coll partJeune page en costume florentin, Cabanel, 1881, collection particulière 1902 Antonio Fabres Mousquetaire musée national d'Art de CatalogneMousquetaire, Antonio Fabres, 1902, Musée national d’Art de Catalogne

Toujours irréprochable, la reconstitution historique s’agrémente parfois d’un rien de gaillardise.


1895 john-william-godward-erato-at-her-lyre
Erato à sa lyre
John William Godward, 1895, collection particulière

C’est d’une main tremblante et du bout des doigts que le peintre victorien taquine un fantasme priapique.


1898 Cusernier Mandragorine pal-(jean-de-paléologue)-crème-de-mentheLa Mandragorine (crème de menthe glaciale), 1898 1901 Cusenier Supreme PALLa Suprême (grande liqueur), 1901

Publicités pour Cusernier, Pal (Jean de Paléologue)

En revanche, sur le continent, la publicité expérimente de manière très directe un motif qui perdurera au travers les marques et les pays, celui de l’appétit irrésistible des femmes pour les flacons. Quand bien même, comme dans la seconde affiche, la bouteille se réputerait « inviolable » face aux passes de la « Mystérieuse ».


1906 Jean Veber adam-et-eveAdam et Eve
Jean Veber, 1906, collection particulière

Toujours provocant, Jean Veber place un Adam et une Eve très animalisés au centre d’une sélection de bestioles érectiles, démontrant par là que leur péché n’a rien d’original.


1959 vaughan bass wrench-wench Slick chicks calendarLa bricoleuse (wrench wench) 1959 vaughan bass good match Slick chicks calendarÇa colle (Good match)

Vaughan Bass Calendrier « Slick chicks », 1959

La vie des pinups n’est pas toujours simple : la bricoleuse s’étonne d’un résultat imprévu, tandis que la décoratrice se propose d’harmoniser le papier-peint avec sa robe.


1955 Wallace Wood proposition de couverture pour GalaxyProposition de couverture pour Galaxy
Wallace Wood, 1955

L’amatrice de fusées ne tient pas à ce que son fiston lui ramène des cochonneries à la maison.



Réciprocité

Mise en balance d’un saillant et d’un rentrant.

1531-50 Beham The_Fool_and_the_Lady_FoolFou et folle, Beham, 1531-50

Dans le monde inversé du Carnaval, c’est la Folle fait des avances au Fou en glissant sa jambe entre les siennes et sa main droite vers ses attributs. Le Fou qui ne comprend rien – comme le montent les insectes qui bourdonnent autour de sa capuche – croit qu’elle veut qu’il remplisse sa cruche avec son flacon. Ainsi, tandis que les mains gauches montrent ce que le fou comprend, les mains droites montrent ce que la Folle désire : le Narrenwurst (« saucisse du fou »), un objet de cuir de forme phallique, typique des carnavals germaniques.


Organes suggérés

1460-70-Master-ES-La-demoiselle-et-le-chevalier-METLa demoiselle et le chevalier
Maître ES, 1460-70, MET

La demoiselle tient la lance et le heaume qui, combinés, donnent une bonne image de la partie adverse. Réciproquement, le chevalier tient la robe et le bouclier, lesquels évoquent les défenses féminines. Sous la chemise, le soleret de l’un et et la poulaine de l’autre entretiennent un contact discret.


Joseph et la femme de Putiphar, Pieter Coecke van Aelst 1525-49 Utrecht catharijneconvent utrecht

Joseph et la femme de Putiphar, Pieter Coecke van Aelst, 1525-49, Catharijneconvent, Utrecht

Les deux objets tombés au sol résument toute l’histoire : le vase béant l’indécente proposition, la bougie brisée le refus de Joseph . A noter que le lit, avec son pilastre orné d’une tête de bélier et de courges, et sa traverse décorée de têtes d’amours, est un mobilier de connaisseuse.


Spranger 1585 ca Venus et Mercure Kusthistorisches Museum Wien
Mercure et Vénus
Spranger, vers 1585, Kunsthistorisches Museum, Vienne

A la cour de Rodophe II, le mode était aux appariements de divinités pouvant donner lieu à un déchiffrage savant comme à une lecture grivoise. L’appariement de Mercure et de Vénus est inédit, et s’explique par la nécessité de faire pendant à une scène plus courante, Vénus et Mars avertis par Mercure (voir Pendants avec couple pour Rodolphe II).

Spranger a probablement [50] trouvé la justification de ce couple dans un traité de mythologie illustrée à l’intention des peintres, où Vincenzo Catari explique que, selon Plutarque :

« les anciens avaient coutume de placer la statue de Mercure avec la statue de Vénus, voulant ainsi signifier que les unions amoureuses ont besoin de divertissements doux et suaves et de paroles agréables, car celles-ci suscitent et préservent souvent l’amour entre les gens. » [51]

Ainsi Vénus couronne Mercure pour le remercier d’être un antidote à l’Oubli, représenté ici par le garnement grimaçant qui éteint une torche en y versant de l’eau. La figure détourne, sous une forme péjorative, celle de l’Amour oublieux (Amor Laetheus) vanté par Ovide :

qui guérit les coeurs malades, en plongeant sa torche ardente dans les eaux glacées du Léthé.

Ovide, Remèdes à l’Amour

qui pectora sanat, Inque suas gelidam lampadas addit aquam.

En contraste, Cupidon escalade un tronc aux branches coupées, dont la raison d’être n’a rien de mythologique. Il donne à l’observateur curieux l’occasion d’emboîter mentalement deux couples d’objets symboliques :

  • verticalement, le caducée et la couronne, présentés par les deux grandes divinités ;
  • horizontalement, la branche membrue et l’urne coulante, présentées par les deux petits Amours.


1635-ca-Adriaen-Brouwer-Tavern-Scene-National-GalleryScène de taverne
Adriaen Brouwer, vers 1635, National Gallery

De part et d’autre du coupe débraillé, le bâton et le pichet dégoulinant reprennent, en moins distingué, les mêmes connotations.


van beers-jan-arlequin-et-pierretteArlequin et Pierrette
Jan van Beers, date inconnue, collection particulière

Arlequin prend la mesure de son bâton et Pierrette présente le triangle noir de son éventail.


Organes intervertis

1560-70 Man and Woman at a Spinning Wheel, Pieter Pietersz. (I),Homme et femme en train de filer
Pieter Pietersz (I), 1560-70, Rijksmuseum, Amsterdam

Chacun de deux partenaire manipule l’organe symbolique de l’autre sexe. L’inversion héraldique (le mari devrait être à gauche, voir Couples irréguliers) signale le caractère illégitime du couple.


1560-70 Man and Woman at a Spinning Wheel, Pieter Pietersz. (I), vase 1853 Courbet La fileuse endormie Musee FabreLa fileuse endormie, Courbet, 1853, Musée Fabre, Montpellier

A noter le détail du petit récipient posé à l’extrême droite : il servait à humidifier la laine ou le lin pour faciliter le filage, comme on le verra encore dans la Fileuse de Courbet, accroché au rouet.



1560-70 Man and Woman at a Spinning Wheel, Pieter Pietersz. (I), quenouille pichet
Tandis que se frôlent les objets malhonnêtes – fuseau et pichet de vin, les objet laborieux – rouet et pot à eau – s’écartent sur les marges.


1575-99 Pieter_Pietersz_-_Liebespaar_in_der_Herberge_-_Kunsthistorisches_Museum VienneCouple d’amoureux dans une auberge
Pieter Pietersz, 1575-99, Kunsthistorisches Museum, Vienne

Pietersz reprend ici les mêmes principes : inversion héraldique et interversion de symboles, pour les mains situées de part et d’autre du tableau : manche de quenouille et cruche. Au centre du tableau, leurs mains touchent la réalité. En contrepoint des jeunes gens, un trio de vieillards se contente de ce qui lui reste : les plaisirs de la table.


1861 william-bouguereau-faun-and-bacchante
Faune et bacchante
William Bouguereau, 1861, collection particulière

Sous couvert de mythologie, cette composition retrouve le même principe de réciprocité : la bacchante s’occupe du manche du thyrse et le satyre du col de l’amphore.


1815 ca Rowlandson_Erotiques VandA(E.125-1952)Rowlandson, vers 1815, Victoria and Albert Museum (E.125-1952)

Il est amusant de noter que Rowlandson, avait déjà eu l’idée d’accoupler thyrse et vase, dans une composition dénuée d’ambiguïté.



Pénétration

Saillant rentrant.

1400 ca Roman de la rose, , Frankrijk, (Universiteit Valencia, BH Ms. 387, fol. 147v
Roman de la rose, Français, vers 1400, Université de Valencia, BH Ms. 387, fol. 147v

Cette image ne fait qu’illustrer les riches métaphores du texte :

J’ai tant fait et j’ai tant erré,
Qu’entre les deux piliers d’ivoire,
Vigoureux, fier de ma victoire,
M’agenouillai sans demeurer,
Car moult ai grand’ faim d’adorer
De cœur dévot et pitoyable
Le beau sanctuaire honorable.
Or tout à terre était tombé,
Car tant avait le feu flambé,
Qu’il avait jeté tout par terre,
Sans pourtant aucun mal me faire.
Le rideau j’écarte un petit
Qui les reliques garantit,
Et de l’image je m’approche
Qui du sanctuaire est tout proche.
Moult la baise dévotement
Et veux mettre, en pieux servant,
Mon bourdon dans la meurtrière
Où pend l’écharpe par derrière.
Roman de la Rose, vers 22678-22696


1514 Lucas de Leyde Pyramus_and_Thisbe_MET_DP819001Pyrame et Thisbé
Lucas de Leyde, 1514, MET

Les héroïnes suicidées (Lucrèce ou Thisbé) se perforent le plus souvent noblement. Ici l’image est parfaitement conforme au récit d’Ovide. D’abord le suicide de Pyrame :

Alors l’arme qu’il portait à la ceinture, il se l’enfonça dans le flanc,
et aussitôt, mourant, la retira de sa blessure brûlante.
Il resta à même le sol, couché sur le dos et son sang jaillit bien haut.
Ainsi lorsque un tuyau se fend, à cause d’un défaut du plomb,
en sifflant il lance avec force à travers un petit trou
de longs jets d’eaux qui déchirent et frappent l’air.

Ovide, Métamorphoses, Livre IV

La fontaine avec ses jets d’eau est donc un euphémisme inventé par Lucas de Leyde, pour éviter le côté grand guignol d’une illustration littérale.

Ensuite le suicide de Thisbé :

Elle cessa de parler et, appliquant la pointe de l’épée sous sa poitrine,
se coucha sur la lame, encore tiède de la mort de Pyrame.

Si l’emplacement de la pointe est conforme, celui du pommeau est plus inventif : il suggère que l’épée de Pyrame accomplit, par delà la mort, le projet des deux amants.

1570 ca Ten Roundels for Trenchers d'après Maarten van Cleve, Le Pot à étourneau et La Laitière énervée (c) President and Fellows of HarvardLe Pot à étourneau et La Laitière énervée
Vers 1570, série Ten Roundels for Trenchers d’après Maarten van Cleve (c) President and Fellows of Harvard College

Ces deux gravures comparent plaisamment un pot à étourneau pressé d’être rempli, et un pot à lait qui souhaite être libéré de sa charge symbolique.


 

Petite Barbara, tiens ferme ton pot à étourneau
Pour que ma chouette rentre comme tu aimes.

– Mange vite, Nelis, lève-toi et va-t’en, car je dois aller traire les vaches tout de suite
– Ne me presse pas ainsi, chère Leiß, je pourrais m’étouffer en mangeant si vite.

 

Barblein hallt ewren Sprepott still,

So kreucht mein kautz nach ewrem will.

– Ist snel Nelis, zaugt euch darvon, Dan ich muß itzund melcken gohn.
– Fagt nicht so sehr mein liebe Leiß, Ich möcht versticken an der Speiß.


1621-22 Callot Balli di Sfessania 20

Callot,1621-22, série Balli di Sfessania N°20

A son retour d’Italie, Callot réalise une série d’estampes inspirées des nombreux spectacles de rue et de cour donnés à Florence [52] . Outre les plumes, le nez proéminent et l’épée, on voit que ces costumes ne lésinaient pas sur les attributs phalliques.


1621-22 Callot Balli di Sfessania 16N°16 1621-22 Callot Balli di Sfessania 22N°22

Même arrangés par la créativité du graveur, il semble que ces duels grotesques caricaturaient différents types de pénétration, à l’épée ou au clystère. On notera même, à l’arrière-plan, un âne importuné par un soufflet.


1620-30 Peter Wtewael Kitchen Scene METScène de cuisine
Peter Wtewael, 1620-30, MET

Cette toile est un véritable florilège des allusions copulatoires hollandaises :

Dans sa main, le garçon tient un canard mort, symbole bien connu du vogelen (l’observation des oiseaux), plus précisément du sexe, de l’organe masculin… Dans l’autre main, il porte une chope en grès dont le couvercle est ouvert, allusion évidente aux organes génitaux féminins. Ses œufs sont sans doute destinés à être aphrodisiaques. La servante n’est pas en reste. Elle tient une broche sur laquelle elle a enfoncé une grosse côte de bœuf, au-dessus de laquelle se trouve une poule. Déjà au XVIe siècle, la métaphore de l’enfilage de viande et de volaille sur une broche ne laissait rien à l’imagination… L’étalage sur la table est tout aussi éloquent. Sur le bord de la table sont posées deux bécassines, oiseaux réputés pour leur libertinage, notamment parce qu’ils sont faciles à attraper. Les lapins qui se trouvent à côté d’eux étaient connus, à l’époque comme aujourd’hui, pour leur propension à se reproduire. Derrière les lapins, la plaisanterie visuelle du pilon et du mortier est explicite, tout comme le coq suspendu au plafond. Le plateau en bois avec le hachoir est plus énigmatique, mais ici – en plus de signifier la même chose que le pilon et le mortier – il s’agit également d’une référence à la coupe d’oignons, un autre aphrodisiaque. Jasper Hillegers ( [17], p 87)


1646 Rembrandt Le lit à la Française British Museum

Le lit à la française, Rembrandt, 1646

Les gravures licencieuses ont dû être plus courantes que ce que l’on a conservé. Celle-ci est une des très rares de Rembrandt où l’accouplement est montré. On remarque que la fille a deux mains droites, ce qui crée une décomposition du mouvement tout à fait expérimentale. Le verre sur la table et le béret à plumes sont des objets qu’on rencontre souvent dans la scène du Fils prodigue au bordel, mais ils sont trop peu spécifiques pour caractériser le thème [53].

Le lit est d’un type qu’on rencontre depuis la Renaissance [54], avec un ciel de lit séparé et deux demi-quenouilles coté pied, sur lesquelles retombent les courtines. La partie ouvrante, avec des anneaux coulissant sur une tringle, se trouve du grand côté. Il semble donc que l’homme s’est frayé un accès latéral en décoiffant de son rideau la quenouille centrale et en la coiffant de son béret : actes d’effraction et d’intromission par lequel le mobilier reproduit la scène principale.


1634 Rembrandt_-_Joseph_and_Potiphar's_wifeJoseph et la femme de Putiphar, Rembrandt, 1634

Dans cette gravure antérieure qui constitue une sorte d’antithèse, le pot de chambre était visible  et la quenouille libre, symboles du désir inassouvi de la femme.


1650 ca Nicolaus_Knüpfer_-_Bordeelscene RijksmuseumScène de bordel
Nicolaus Knüpfer, vers 1650, Rijksmuseum

La fille de gauche a chipé le chapeau à plumes du client pour le planter sur sa jambe lancée à la verticale.



1650 ca Nicolaus_Knüpfer_-_Bordeelscene Rijksmuseum detail
Elle étend le bras droit vers l’enjeu de la compétition, triplement suggéré par le pan de ceinture dorée qui retombe entre les cuisses du jeune homme, le verre long qu’il propose à la concurrente, et l’ombre de celui-ci sur l’oreiller. La pomme posée au bon endroit complète cette savante évocation.

1861 wiertz plus philosophique qu'on ne pense Musees royaux des Beaux Arts BruxellesPlus philosophique qu’on ne pense
Wiertz, 1861, Musées royaux des Beaux Arts, Bruxelles

Le titre énigmatique invite à lire cette pastorale comme une Vanité dissimulée, genre dont Wierz s’est fait une spécialité. Sans doute faut-il comprendre que la joliesse de Cupidon, qui s’enfuit après avoir tiré sa flèche, cède la place à la violence sexuelle, matérialisée par la pointe acérée de la houlette.



1859-wiertz-Une-embuscade-Musees-royaux-des-Beaux-Arts-BruxellesUne embuscade
Wiertz, 1859, Musées royaux des Beaux Arts, Bruxelles

Cette toile antérieure présente une moralité similaire : un Cupidon sinistre tend sa pointe derrière les roses, pour que la jeune fille s’y pique.



Les phallomorphoses

Dans cette formule rare, le phallus se dissimule dans une astuce graphique.

1765 ca ,fragonard-Bergers dans un paysage, Chateau d'annecy 1765 ca ,fragonard-Bergers dans un paysage, Chateau d'annecy detail bis

Bergers dans un paysage, Fragonard, vers 1765, Château d’Annecy

Le berger, la bergère et leurs trois moutons….

1776 Matthew Darly La Brillante Toilette de la Déesse du Goût. . LouvreLa Brillante Toilette de la Déesse du Goût
Matthew Darly, 1776, Louvre

Quelle félicité pour ce jeune amoureux
Il est dans ce moment au comble de ses voeux
Puisqu’il peut sans rougir observer tour à tour
Ces trésors enchanteurs destinés à l’amour.

La perruque du jeune homme illustre le « comble de ses voeux », celle de la jeune femme les « trésors enchanteurs destinés à l’amour ».

1858 Char de triomphe lithographie Cham (Amedee de Noe)
Char de triomphe, lithographie de Cham (Amédée de Noé), 1858

Dans cette charge contre le pouvoir féminin, c’est la forme d’ensemble qu’il faut voir.

van dongen La prière coll partLa prière
Van Dongen, date inconnue, collection particulière

La plaisanterie tient à la silhouette rouge du prélat.

1926 henri gerbault mars-qui-rit-malgré-les-averses Fantasio 1er Mars 1926
Mars qui rit malgré les averses, prépare en secret le Printemps.
Henri Gerbault, Fantasio, 1er Mars 1926, Gallica

La citation de Théophile Gautier nous invite à constater que cette éducatrice de jeunes enfants représente un Mars bien constitué.



A l’issue de ce parcours, difficile de ne pas en voir partout…

Références :
[17] Anna Tummers, Elmer Kolfin et Jasper Hillegers, The Art of Laughter: Humour in the Dutch Golden Age, 2017 https://www.academia.edu/70688197/The_Art_of_Laughter_Humour_in_the_Dutch_Golden_Age
[50] Sally Metzler, « Bartholomeus Spranger: Splendor and Eroticism in Imperial Prague » 2014 Catalogue de l’exposition « Bartholomeus Spranger: Splendor and Eroticism in Imperial Prague », MET, p 110 https://resources.metmuseum.org/resources/metpublications/pdf/Bartholomeus_Spranger_Splendor_and_Eroticism_in_Imperial_Prague.pdf
[51] Vincenzo Cartari « Imagini delli dei de gl’antichi » p 279 https://archive.org/details/imaginidellideid01cart/page/279/mode/1up
[53] E. de Jongh, Mirror of everyday life : genreprints in the Netherlands, 1550-1700 p 281 https://archive.org/details/mirrorofeveryday0000jong/page/281/mode/1up?view=theater
[54] Un exemple plus luxueux se voit dans la gravure La naissance de Joseph d’Etienne Delaune, 1560-70

– La Luxure à l’oiseau

3 novembre 2024

Les images de la Luxure avec un oiseau sont rares, et semblent avoir été réinventées sporadiquement sans suivre une trajectoire iconographique unique.


La Luxure-oiseleuse

1330-40 Cocharelli codex BL Add MS 27695 fol 15v
Codex Cocharelli, 1330-40, BL Add MS 27695 fol 15v

Le tout premier exemple est très particulier : cette femme représentée dans la page Luxuria d’un manuscrit à usage familial est environnée de nombreux oiseaux en cage, et accompagnée par un oiseleur, mérite une analyse en soi (voir L’oiseleuse).


La Luxure à la colombe

1390 ca Lecherye BNF FR 400 fol 56r

Pecherye, vers 1390, BNF FR 400 fol 56r

« Pecherye ressemble une dame chevauchant sur une chèvre portant en sa main une colombe »

On peut s’étonner de trouver une colombe, emblème de l’Esprit Saint, posée sur la main de cette luxurieuse. Selon Emile Mâle [1] , ces allégories très originales des Sept Vices, qui montrent toutes un homme ou une femme chevauchant un quadrupède et brandissant un oiseau [2], seraient pour partie inspirées du Dieta Salutis, un traité du XIVème siècle dans lequel on lit :

La fiente de la colombe, qui est un oiseau luxurieux, signifie le caractère immonde de la luxure

Stercus columbe que est auis luxuriosa : figurat immundicias luxurie

 

Le texte précise même la source biblique de la fiente :

« Il y eut une grande famine à Samarie; et voici qu’on l’assiégeait si durement qu’une tête d’âne valait quatre-vingt sicles d’argent, et le quart d’un cab de fiente de pigeon cinq sicles d’argent. » 2Rois 6, 25

L’idée que la colombe est un oiseau luxurieux vient quant à elle de Pline :

« Après les perdrix, c’est dans les pigeons qu’on remarque surtout l’ardeur amoureuse : mais la chasteté est la première de leurs qualités. L’adultère est inconnu chez eux. «  . Pline, Histoire naturelle, Livre X, 52,1


07.1-lodovica_tornabuoni_daughter_of_giovanni_tornabuoni_obverse_1957.14.891.a-2048x2048-1 07.2-lodovica_tornabuoni_unicorn_before_a_tree_reverse_1957.14.891.b-2048x2048-1

Médaille en l’honneur de Lodovica Tornabuoni
Niccolo Fiorentino, 1485-86 [3]

On n’a pas d’autre exemple de colombe associée à la Luxure, sans doute à cause de la contradiction avec le symbolisme très courant de la colombe comme figure de la Virginité, au même titre que la licorne.


La femme nue à l’oiseau

1430 ca Friedrich-Alexander-Universitat Erlangen-Nurnberg, Graphische Sammlung

Allemagne du Sud, vers 1430, Graphische Sammlung, Friedrich-Alexander-Universität Erlangen-Nürnberg

Ce dessin inclassable est probablement à rapprocher du thème de la fauconnière (voir XXX), mais dans un esprit érotique et parodique : l’oiseau est posé sur la serviette comme le faucon sur le gant, et fait son rapport à sa maîtresse. L’homme qui devrait être la proie se présente ici en vainqueur, en posant son pied sur le linge pour déshabiller la dame, pied qu’il nous désigne du doigt afin que nous comprenions bien l’histoire.



1520 ca RDK II, 159, Abb. 6. Berlin, SchlossmuseumPlat de cuivre, vers 1520, RDK II, 159, Abb. 6, Berlin, Schlossmuseum

Une prostituée en chapeau à plumes vide d’une main une bourse et tient de l’autre un oiseau, au dessus d’un fou étendu sur le sol. Cette composition, qui se retrouve sur quelques cuvettes de l’époque, provient d’une gravure sur bois de H.S.Beham dont on a conservé seulement le bois [4]. Il s’agit probablement d’une idée propre à Beham : la dame a soulagé à la fois la bourse et le petit oiseau du fou.


La Luxure au passereau

Robinet Testard Book of Hours Poitiers, ca. 1475 Morgan MS M.1001 fol. 098rLa Luxure, Robinet Testard, Livre d’Heures (Poitiers), vers 1475, MS M.1001 fol 98r

Ce manuscrit reprend l’idée des Sept Vices chevauchant un animal, mais les sept cavaliers sont du sexe masculin et leur attribut n’est pas systématiquement un oiseau. Dans le cas du Luxurieux, la référence à Vénus est perdue et l’artiste a remplacé la colombe par un passereau, brandi opportunément au dessus de la partie significative du bouc, connu depuis l’Antiquité comme un animal luxurieux (voir aussi 4 Le bouc au Paradis ).

L’oiseau, en tant que symbole phallique lui aussi bien connu (voir L’oiseau licencieux) complète la série que forment la plume de faisan du bonnet et la corne. La dimension comique de l’ensemble est manifeste, puisque ce jouvenceau aux mains inutilement gantées et dont les pieds touchent le sol contrefait délibérément la noble figure du fauconnier à cheval : il monte une chèvre, qui n’obéit pas, et chasse avec un moineau, qui n’attrape rien [5].


Le passereau comme substitut de la colombe

La suite du texte de Pline justifie l’équivalence entre colombe et passereau :

Les pigeons et les tourterelles vivent huit ans. Le moineau, qui n’a pas moins de salacité, à la vie la plus courte. On dit que les mâles ne durent pas plus d’un an . Pline, Histoire naturelle, Livre X, 52,4

Apulée quant à lui associe les colombes et les passereaux dans sa description du char de Vénus :

« De l’escadron ailé qui roucoule près de la chambre de la déesse, se détachent quatre blanches colombes; elles s’avancent en se rengorgeant, et viennent d’un air joyeux passer d’elles-mêmes leur cou chatoyant dans un joug brillant de pierreries. Leur maîtresse monte; elles prennent gaiement leur vol; une nuée de passereaux folâtres gazouillent autour du char. » Apulée, L’Ane d’or, VI, 6, 3

Le roman d’Apulée a été connu des humanistes italiens dès 1320-30 et s’est largement diffusé, bien avant l’édition princeps de 1469 [7]. L’ode à Aphrodite de Sappho, qui associe également colombes et passereaux, n’a été connue que bien plus tard (édition grecque en 1554, [8]).


Le passereau aphrodisiaque

Une autre source antique plus accessible est « Le Banquet des sages » d’Athénée de Naucratis (édition princeps 1514, traduction latine en 1556) :

« Les passereaux sont aussi fort salaces , et Terpsicles dit pour cette raison que ceux qui mangent de ces oiseaux sont aussi plus lascifs. N’est-ce pas en conséquence de cette opinion que Sapho a dit que Vénus était traînée sur un char par des passereaux? Car c’est un animal porté à l’accouplement, et qui prolifie beaucoup. » [9]

La réputation luxurieuse du moineau a été définitivement popularisée par les Hieroglyphica de Valeriano Bolzani (première édition en latin en 1556 [10]), qui compile et amplifie les diverses sources antiques. Tout d’abord, il va plus loin que Pline, en liant la courte vie du moineau à son activité frénétique :

Car on a constaté que les moineaux mâles ne peuvent pas vivre plus d’un an, à cause de leurs salacité très incontinente, qui rend tant d’hommes épuisés et vidés de leur force avant même le jour de la vieillesse.

Passerum enim mares anno diutius durare non posse compertum est, cuius rei causa salacitas incontinentissima, quæ tot hominum etiam ante diem effœtos exhaustósque viribus tradit senectuti.

 

Juste après, il brode sur le passage de Terpsicles :

Car le moineau, excité par les titillations excessives et l’abondance de femelles, copule sept fois en une heure, sans jamais manquer de vitalité. L’observation d’un telle salacité a incité les Medicis, pour réveiller la languissante Vénus. à absorber en nourriture des passereaux ou bien leurs œufs. Les mythologues imaginaient qu’il tiraient le char de Vénus. Et Thersiclès dit que l’excitation des moineaux aide grandement à la chose vénérienne.

Passer enim titillatione immodica, et feminis vbertate concitatus, vel septies una hora fæminam salit, nunquam egens genituræ. Eiusmodi porrò salacitatis observatio effecit, ut feris ad languescentem Venerem excitandam passeres in cibo, vel eorum ova Medici propinarent, ideó eos Veneris currum trahere mythologi confinxerunt. Iam etThersicles ait Passerum esitationem rem veneram plurimum ajiuvare.


1585-89 Luxuria, Jacob Matham (attributed to), after Hendrick Goltzius, RijksmuseumLuxuria, 1585-89, gravé par Jacob Matham, dessin Hendrick Goltzius, Rijksmuseum

Goltzius réduit ici la colombe à la taille d’un moineau, jouet dont la géante peut se débarrasser d’une pichenette : nous sommes ici au tout début de la métaphore de l’oiseau-amant (voir L’oiseau chéri ).


L’influence de Ripa

Libidine, édition de 1611 par Pietro Paolo Tozzi Lussuria, édition de 1613 par Matteo Florimi

Ripa, Iconologia

L’invention de Goltzius est antérieure à la toute première édition de l’Iconologia de Ripa (1593, sans figures) : celle-ci décrit Libidine telle qu’elle sera représentée dans l’édition de 1611, assise sur un bouc et tenant un scorpion dans la main ; de Lussuria, il est dit seulement que les anciens la représentaient soit comme Vénus assise sur une chèvre, soit comme un faune.

La première représentation de Lussuria tenant un oiseau, en l’occurrence une perdrix, apparaît dans l’édition de 1613. On voit bien qu’il s’agit d’une pure invention de Ripa en quête de nouvelles images, et non d’une référence à une tradition antérieure : il justifie le crocodile par sa fécondité, et diverses recettes aphrodisiaques.

La perdrix, quant à elle, jouit d’un chaud tempérament : le mâle est tellement agité durant le coït , « ‘qu’il casse l’oeuf qu’elle couve, l’empêchant de couver et de se conjoindre au sec ». Ripa passe sous silence les explications savoureuses de Pline :

« les mâles, dans l’excès de leurs désirs, cassent les oeufs pour empêcher l’incubation, qui les prive. Alors, manquant de femelles, ils se battent entre eux ; et l’on dit que le vaincu sert de femelle au vainqueur ». Pline, Histoire naturelle, Livre X, 51,2

Les éditions françaises ultérieures oublieront prudemment la perdrix et reviendront au scorpion.


Luxuria 1618-25. Jacques Callot RijksmuseumLuxuria, 1618-25. Jacques Callot, Rijksmuseum

Cette gravure de Callot est une oeuvre de jeunesse, qui aurait été réalisée à Rome d’après une série de Bernardino Poccetti (que je n’ai pas pu retrouver). Elle se situe en tout cas clairement sous l’influence de l’Iconologia.


Des inventions isolées

1618 ca Janssens,_Abraham_-_Lascivia coll part

La Lascivité (Lascivia)
Abraham Janssens , vers 1618, collection privée

Ripa décrira bien Lascivia comme « une femme richement vêtue, un miroir dans la main gauche, elle se maquille le visage avec la main droite, des moineaux près d’elle, une petite hermine à son côté » , mais cette description n’apparaîtra que dans l’édition de 1764-67.

La source de Janssens n’est donc pas Ripa : dans un procédé qu’il a déjà pratiqué, il détourne délibérément le thème bien connu de Vénus à sa toilette, en remplaçant les colombes par des moineaux. Pour l’analyse détaillée, voir Les mythologies et allégories plaisantes de Janssens.


Lesbia_piange_per_la_morte_del_suo_passerotto_-_Caroselli coll partCatulle et Lesbie pleurant sur la mort de son passereau
Caroselli, collection particulière

A la même période, le moineau inaugure un nouveau thème, lui aussi à connotation érotique : il s’agit d’illustrer une Ode de Catulle où son amante, Lesbie, se lamente sur la mort de son moineau. Poème d’ailleurs dans lequel Catulle s’était librement inspiré de l’Ode à Aphrodite de Sappho.

Les différents fils se rejoignent et deviennent inextricables.


Références :
[1] Emile Male « L’art religieux de la fin du Moyen Age en France: étude sur l’iconographie du Moyen Age et sur ses sources d’inspiration, Volume 1 » p 354 https://archive.org/details/lartreligieuxdel00ml/page/354/mode/2up
[2] Orgueil : roi sur un lion et tenant un aigle ;
Envie : moine sur un chien et tenant un épervier ;
Ire : femme sur un sanglier et tenant un coq ;
Accidie (Paresse) : vilain sur un âne et tenant un hibou ;
Avarice : marchand sur un blaireau (taisse, taxus) et tenant un choucas (et non une chouette) ;
Gloutonnerie : jouvencel sur un loup et tenant un milan (escofle) ;
Pécheuse : femme sur une chèvre et tenant une colombe.
[4] Otto Kurz, Die graphische Vorlage eines Nürnberger Messingbeckens, Altes Kunsthandwerk I, Wien 1928, p 223
[5] D’un point de vue ornithologique, Fabienne Galaire identifie l’oiseau comme une grive litorne, sans justification symbolique évidente. L’illustrateur aurait pu vouloir « faire montre de sa maîtrise en caractérisant fidèlement ce qui aurait pu être un passereau générique ». Voir Fabienne Galaire « La luxure et les petits oiseaux » https://lignedescience.wordpress.com/2023/11/28/la-luxure-et-les-petits-oiseaux/
[7] Etienne Wolff « Pétrarque et Boccace lecteurs des Métamorphoses d’Apulée », Actes du colloque de Tours, 20-22 octobre 2011 https://www.persee.fr/doc/mom_0151-7015_2015_act_53_1_3380
[8] Robert Aulotte  » Sur quelques traductions d’une ode de Sappho au XVIe siècle » Bulletin de l’Association Guillaume Budé Année 1958 https://www.persee.fr/doc/bude_1247-6862_1958_num_17_4_4178
[9] Athénée, Banquet des savans, 1789, p 476 https://archive.org/details/bub_gb_MYM9xSAmTA0C/page/476/mode/2up
[10] Giovanni Pierio Valeriano Bolzani, Hieroglyphica seu de sacris AEgyptorum aliarumque gentium literis, Cap XXXVII p 207 https://books.google.fr/books?id=XUGf9eZAelkC&printsec=frontcover#v=onepage&q=passer&f=false

Les mythologies et allégories plaisantes de Janssens

26 octobre 2024

Abraham Janssens, premier peintre d’histoire à avoir importé à Anvers les acquis du caravagisme, a été totalement éclipsé par la figure écrasante de Rubens. La chronologie précise de son oeuvre est difficile à établir, et la littérature est pauvre [0]. Cet article propose une sélection de ses oeuvres allégoriques ou mythologiques les plus originales er amusantes.

Hercule, Omphale et Pan

L’épisode d’Hercule et Omphale intervertissant leurs vêtements (peau de lion et robe) et leurs attributs (massue et quenouille) a inspiré de nombreux artistes soucieux d’exploiter la veine soit comique, soit égrillarde, du travestissement (voir par exemple Pendants avec couple pour Rodolphe II). Mais la suite de l’histoire a été très rarement représentée.

 

1604-05 abraham janssens hercule kikcking faunus (pan) out of Omfale's bed coll partHercule chassant Pan du lit d’Omphale,
Abraham Janssens, 1604, collection privée

« Ainsi travestis, ils se mettent à table, puis se livrent au sommeil, reposant près l’un de l’autre sur des lits séparés. – Pourquoi ? – Ils se préparaient à offrir le lendemain, au point du jour, un sacrifice à l’inventeur de la vigne, et pour cela, ils devaient être purs tous deux.
On était au milieu de la nuit; que n’ose pas l’amour dans son délire ? Pan, à travers les ténèbres, s’avance vers l’antre frais, et voyant les esclaves ensevelis dans l’ivresse et le sommeil, il espère que les maîtres ne dormiront pas moins profondément. Il entre, adultère audacieux, et porte ses pas çà et là; ses mains prudentes le précèdent, et interrogent tout sans bruit. Il arrive au lit désiré; il en a touché les étoffes ; jusqu’ici tout semble sourire à ses projets ; mais sa main rencontre le poil hérissé du monstre de Némée (le lion) ; il frémit, il s’arrête, et recule saisi de frayeur; ainsi tremble le voyageur à l’aspect du serpent qu’il allait fouler aux pieds. Il sent au lit voisin de doux et fins tissus ; il se laisse prendre à ces apparences trompeuses ; il monte et se place sur le devant de la couche ; la raideur et la dureté de la corne ne seraient que de faibles emblèmes de la violence de ses désirs. Cependant il commence à soulever légèrement la tunique; les jambes qu’elle recouvre sont velues, et tout hérissées d’un poil rude. Il veut aller plus loin; le héros de Tirynthe (Hercule) le repousse du coude ; il tombe avec bruit. La reine appelle ses femmes, demande des flambeaux, et les flambeaux qu’on apporte à l’instant éclairent la scène. Le dieu gémit tout meurtri de sa lourde chute, et lève à peine de terre ses membres froissés. Alcide (Hercule) et tous rient du malheur de Pan ; la Lydienne (Omphale) aussi rit de la confusion de son amant. C’est depuis cette époque que le dieu Pan ne peut souffrir les vêtements perfides qui ont été cause de son erreur; il veut qu’on se présente nu à ses autels. » Ovide, Fastes, II, 325-358


Le texte d’Ovide est à la fois un texte érotique (métaphore de la corne) et comique (la demi-bête lubrique rossée par le demi-Dieu). Dès sa version de 1604, Janssens met en scène solidement les détails narratifs :

  • l’éclairage est assuré par un flambeau apporté par un serviteur,
  • la peau de lion sur laquelle Omphale est couchée (visible sous sa main gauche et son mollet droit) et la massue qui la flanquent, expliquent pourquoi Pan l’a contournée pour s’en prendre à Hercule.

Janssens ajoute également des éléments symboliques :

  • les deux puttos de droite symbolisent le sommeil ;
  • la carafe et la coupe évoquent l’ivresse ;
  • le masque place la scène sous le signe de la comédie.

Le développement le plus intéressant par rapport au texte est qu’Hercule repousse Pan non pas d’un coup de coude, mais d’un coup de pied. Janssens a bien compris le ressort sous-jacent de l’histoire : la jambe velue d’Hercule surclasse la patte de bouc de Pan, lui-même trompé par le mollet velu d’Omphale.


1585 Jacopo_Robusti_Tintoretto_-_Hercules_Expelling_the_Faun_from_Omphales_Bed_Museum of Fine Arts, Budapest-_inverse1585 Tintoret, Musée des Beaux Arts, Budapest (inversé). 1604-05 abraham janssens hercule kikcking faunus (pan) out of Omfale's bed coll part

Selon Hofstede ([1], p 233), Janssens aurait pu voir à Venise cette version par Tintoret. Mais les ressemblances (le lit aux rideaux ; les serviteurs aux torches ; la carafe sur la table au premier plan ; la peau de lion et la massue à côté d’Omphale) sont imposées par la narration, et la composition est très différente : Omphale dort sur un lit séparé en compagnie d’une servante (en bas à droite). Tout au plus Janssens aurait pu trouver chez Tintoret l’idée du coup de pied remplaçant le coup de coude.


1607 abraham janssens hercule kikcking faunus (pan) out of Omfale's bed , Statens Museum for Kunst, Copenhague

Hercule chassant Pan du lit d’Omphale,
Abraham Janssens, 1607, Statens Museum for Kunst, Copenhague

Janssens reprend le thème trois ans plus tard, dans une composition repensée et largement améliorée :

  • un seul serviteur, dont l’irruption est d’autant plus dramatique ;
  • la torche s’éteint, symbolisant le désir interrompu de Pan ;
  • sa posture très étudiée crée une sorte de recto-verso avec Hercule, dont le coup de pied héroïque ridiculise la patte impuissante, lancée vainement en arrière ;
  • l’érotisme est accentué par le diadème d’Hercule, les cuisses ouvertes d’Omphale saoule, sa main caressant le bout du gourdin, ses chaussures fétichistes.

On notera enfin le morceau de bravoure des deux puttos, dont l’enlacement mime exactement celui des deux amants.


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1607 janssens toilette-de-venus coll part

La toilette de Vénus
Janssens, 1607, collection particulière

On date de la même année cette composition ouvertement érotique, qui combine l’intimité de la toilette avec le voyeurisme du miroir (sur l’invention de cette formule par Van Eyck voir 1 Les Epoux dits Arnolfini (1 / 2)).

Dans un geste on ne peut plus prosaïque, Vénus se taille les ongles du pied tandis que le petit Cupidon lui apporte sa chemise. La fiole de parfum, l’éponge posée sur le bassin (que nous retrouverons plus loin) et les chaussures à semelle compensée sont des accessoires de courtisane. L’étui rouge du nécessaire de toilette forme un contrepoint phallique avec l’inoffensif garçonnet.


1590-95 Nymphe, putto et petit satyre Lascivie Agostino Carraci British MuseumNymphe, putto et petit satyre (série des Lascivie )
Agostino Carraci, 1590-95, British Museum

Nous sommes ici très proche de l’esprit des Lascivie, cette série de gravures qui avait brisé le mur de la décence à la fin du siècle précédent, notamment celle qui compare un petit amour soumis à un petit faune triomphant.


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1609 ca St._Sebastian_by_Abraham_Janssen,_Phoenix_Art_Museum

Saint Sébastien, vers 1609
Abraham Janssens (attr), Phoenix Art Museum

Cette oeuvre religieuse de Janssens est originale :

  • par le moment choisi, avant le martyre : l’arc est encore posé et les flèches dans le carquois ;
  • par l’absence de pathos : les liens n’enserrent pas la chair.

Le parti-pris est avant tout allégorique – il s’agit d’opposer :

  • le sacrifice chrétien, sur un tronc évoquant la croix,
  • le sacrifice païen, sur un autel orné d’une aigle romaine.

Les objets posés sur l’autel posent question : le ruban pourpre et le gros gland de passementerie pourraient évoquer les honneurs militaires auxquels a renoncé Sébastien (il était officier de haut rang). Le fragment mouluré, beige clair, reste énigmatique.


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L’influence d’une gravure

1600 ca Jan Pietersz Saenredam d'aprs un dessin de Abraham Bloemaert sine_cerere_et_baccho_friget_venus NGA _2012.92.605Sine Cerere et Baccho friget Venus
Jan Pietersz Saenredam, d’après un dessin de Abraham Bloemaert, vers 1600, NGA (2012.92.605)
1609 ca Abraham_Janssens_-_Diana_mit_ihren_Nymphen_-_13111_-_Bavarian_State_Painting_CollectionsDiane et ses Nymphes
Abraham Janssens, vers 1609, Collections de peintures de l’Etat de Bavière, Münich

Dans les mêmes années, Janssens transpose la composition de Saenredam pour ce trio de chasseresses, auquel il adjoint à droite une quatrième qui s’occupe à retirer une flèche du gibier. Le tableau satisfait deux appétits masculins, belles femmes et trophées de chasse, ces derniers étant confiés à un spécialiste du genre :

1614 Frans_Snyders_-_Still-Life_with_Fowl_and_Game detail inverse Wallraf-Richartz museum CologneNature morte avec volaille et gibier, Wallraf-Richartz museum, Cologne 1614 Frans_Snyders_-Nature morte au chasseur detail inverse Mauritshuis La HayeNature morte avec chasseur, Mauritshuis, La Haye

Frans Snyders, 1614 (détails inversés)

Synders réutilisera le même héron et la même hure dans des natures mortes postérieures.


1600 ca Jan Pietersz Saenredam d'aprs un dessin de Abraham Bloemaert sine_cerere_et_baccho_friget_venus NGA _2012.92.605 inverseSine Cerere et Baccho friget Venus (inversé)
Jan Pietersz Saenredam, d’après un dessin de Abraham Bloemaert, vers 1600, NGA (2012.92.605)
1609 ca Abraham_janssen_van_nuyssen,_le_naiadi_riempiono_il_corno_dell'abbondanza Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, BruxellesNaïades remplissant une corne d’abondance
Abraham Janssens, vers 1609, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles

Janssens reprend la même composition, inversée, pour ce trio dans lequel on a pu voir une personnification des mois d’Eté ([1], p 255). On y reconnaît maintenant les Naïades dont parle Ovide, pour expliquer la naissance de la Corne d’abondance, lors du combat entre Hercule et le fleuve Achéloos, qui avait pris la forme d’un taureau :

« tenant dans sa main droite une de mes puissantes cornes, il l’arracha de mon front qu’il mutila. Des Naïades la remplissent de fruits et de fleurs odorantes, la consacrent aux dieux, et la Bonne Abondance est riche de ma corne ». Ovide, Métamorphoses, IX, 85-88

Les trois Naïades s’inspirent des trois personnages de la gravure :

  • celle de droite tient la grappe comme Bacchus ;
  • celle qui tient l’artichaud remplace Vénus ;
  • celle qui tient la courge imite Cérès avec sa faux.

Les mauvais esprits ne peuvent que constater la gradation entre une tige mince, une queue moyenne et un cucurbitacé conséquent, conduisant à un jaillissement dont l’abondance rivalise avec celle de la Corne.


1619 ca L'origine de la corne d'abondance Abraham Janssen Seattle Art MuseumL’origine de la corne d’abondance
Abraham Janssens, vers 1619, Seattle Art Museum

Janssens développera le même thème et le même trio dix ans plus tard, dans une composition moins caravagesque et moins allusive, où l’effet de gradation est devenu imperceptible :
1619 ca L'origine de la corne d'abondance Abraham Janssen Seattle Art Museum detail


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1609 L'Escaut et Anvers (Scaldis et Antverpia) Abraham_Janssens_I,_,_Koninklijk_Museum_voor_Schone_Kunsten_Antwerpen

L’Escaut et Anvers (Scaldis et Antverpia)
Abraham Janssens, 1609, Koninklijk Museum voor Schone Kunsten, Anvers

La Corne d’abondance débordant de légumes revient très souvent chez Janssens, ici encore associée à une urne jaillissante. Cette fois, l’intention est irréprochable : cette allégorie du fleuve Escaut et de la ville d’Anvers avait été commandée par le conseil municipal pour orner la cheminée de la Chambre des États de l’Hôtel de ville, et inciter les négociateurs néerlandais et espagnols à rouvrir la navigation sur le fleuve, rétablissant ainsi la prospérité de la cité.

Janssens, qui était rentré de Rome en 1602, était jusque là le premier peintre d’Anvers. Rubens, qui venait juste de rentrer de Rome en 1608, avec reçu commande, pour la même salle et pour plus du double, d’une monumentale et virtuose Adoration des Mages [2]. Dans ce contexte de concurrence perdue d’avance, Janssens a voulu faire une oeuvre « romanissime » :

  • son dieu-Fleuve imite la statue du Tibre de la place du Capitale,
  • sa femme couronnée de tours suit l’iconographie des villes dans les monnaies antiques,
  • sa courge phallique cite un motif de fécondité multiplié par Raphaël dans les fresques de la Farnésine [2a] ;
  • l’ensemble de la composition veut rappeler la Création de Michel-Ange à la Sixtine, la Ville tendant vers son Fleuve le même index impérieux que Dieu vers Adam, pour le rappeler à la vie.

Sans doute Janssens a-t-il pensé marquer un dernier point avec cette face de légumes à la Arcimboldo, qui semble émanée du vieux fleuve pour donner à la Ville un baiser.

L’outrance allégorique rend la composition incompréhensible au premier degré, puisque ni l’homme ni la femme ne tiennent cette corne anthropomorphe, qui s’érige mystérieusement entre les deux.


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1612-13 Abraham_Janssens_-_Jupiter_Rebuked_by_Venus__Art_Institute_of_Chicago

L’Olympe
Abraham Janssens, 1612-13, Art Institute, Chicago

On connaît deux versions quasiment identiques de ce sujet (il manque dans celle de Münich le personnage de Mercure). La scène représente un épisode de l’Eneide (X, 1-14) [3] : tandis que la guerre fait rage entre les peuples italiens et les Troyens, menés par Enée, Jupiter se prononce en faveur de la paix. Vénus intervient en faveur des Troyens et d’Enée, mais Junon soutient le camp adverse.

Les trois protagonistes principaux sont facilement identifiables : Junon par son paon, Jupiter par son aigle et Vénus par Cupidon qui se presse conte elle pour lui montrer sa flèche : trois compagnons ailés de taille croissante, selon un procédé de gradation que nous avons déjà noté dans les Naïades remplissant la corne d’abondance.

Un des amusements de la composition consiste à identifier les autres Dieux : si on voit bien le casque à plumet de Minerve et le croissant de lune de Diane, la harpe d’Apollon, le casque de Mars et la massue d’Hercule sont malicieusement masqués par leur position au second plan.


1517-18 Raphael Conseil des Dieux(Villa_Farnesina,_Rome)_inverseLe Conseil des Dieux (inversé)
Raphaël, 1517-18, Villa Farnesina, Rome

Un second amusement est de les retrouver pratiquement dans le même ordre – mais inversé – que dans cette célèbre fresque où Vénus supplie Jupiter d’accepter Psyché parmi les dieux : on remarquera que Raphaël n’avait pas eu l’idée d’exploiter la gradation en taille des trois volatiles.


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1615 Janssens_Sine_baccho et cerere friget venus Musée National Brukenthal, Sibiu

Sans Cérès et Bacchus, Vénus toujours est froide
Janssens, 1615, Musée National Brukenthal, Sibiu

Ce sujet classique donne à Janssens l’occasion de déployer un véritable compendium de ses symboles favoris.

Les officiels tout d’abord :

  • la corne d’abondance débordante et la couronne d’épis, pour Cérès ;
  • la carafe de vin caravagesque, la couronne de feuilles de vignes et la peau de panthère, pour Bacchus ;
  • le char, les deux colombes et Cupidon, pour Vénus.

Les sous-entendus ensuite :

  • le brandon allumé au bon endroit, la cascade impétueuse, soulignent les effets énergisants du boire et du manger ;
  • le brandon en extinction, la chemise flasque, les colombes noircies, la fontaine chichiteuse, l’arc sans corde, la figure de proue voilée et mélancolique, suggèrent l’état flagada de Vénus.


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1617 ca Janssens L'Inconstance Statens Museum for Kunst Copenhague

L’Inconstance
Janssens, vers 1617, Statens Museum for Kunst, Copenhague

Sous prétexte allégorique, Janssens renoue ici, mais de manière moins provocante, avec la veine érotique des années 1609. En dépit de son apparence surréaliste, cette figure suit d’assez près les prescriptions de Ripa :

Incostanza : Une femme qui marche avec ses pieds sur un grand crabe, semblable à celui représenté dans le zodiaque, est vêtue de bleu clair et tient la lune dans sa main .
Le Crabe est un animal qui marche en avant et en arrière, avec la même disposition que ceux qui, étant indécis, louent tantôt la contemplation, tantôt l’action, tantôt la guerre, tantôt la paix, tantôt la science, tantôt l’ignorance, tantôt la conversation et tantôt la solitude… Le vêtement bleu clair évoque les vagues de la mer, qui sont très inconstantes et changent de temps en temps, comme on peut le constater. La Lune est également très changeante, autant que nos yeux en jugent ; c’est pourquoi on dit que le fou change comme la Lune, qui ne reste jamais une heure de la même manière ; On peut encore peindre une Chauve-Souris, qui vole de manière très irrésolue, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre… Ripa, Iconologie, édition de 1603

Janssens a remplacé le crabe par un homard bleu assorti à la robe. Le croissant de lune lui a donné l’idée de pimenter la composition par deux autres croissants non strictement nécessaires : ceux qui mettent en valeur des seins dont la nudité n’était pas prévue par Ripa.


Sainte Agathe
Francesco Furini, 1635-45, Walters Art Museum

En imitant à l’envers les pinces noires du homard, ces croissants créent un effet de tenaille qui n’est pas sans taquiner un imaginaire troublant.



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1618 ca Janssens,_Abraham_-_Lascivia coll part

La Lascivité (Lascivia)
Abraham Janssens , vers 1618, collection privée

Cette allégorie du même tonneau pose un redoutable problème de chronologie : Ripa décrira bien Lascivia comme « une femme richement vêtue, un miroir dans la main gauche, elle se maquille le visage avec la main droite, des moineaux près d’elle, une petite hermine à son côté » , mais cette description n’apparaîtra que dans l’édition de 1764-67 [4].


1582 Veronese_-_Venere_alla_Toilette_-_Omaha_-_Joslyn_MuseumVéronèse, 1582, Joslyn Museum, Omaha 1614-15-Peter_Paul_Rubens_-_The_toilet_of_Venus-Palais-Liechtenstein-VienneRubens, 1614-15, Palais Liechtenstein, Vienne

La toilette de Vénus

A l’époque du tableau, la femme se regardant dans un miroir n’est pas encore le symbole de la Vanité (au double sens d’Orgueil ou de Caducité) qu’elle deviendra bientôt. On la rencontre exclusivement dans les représentations de Vénus à sa toilette. Janssens a inventé son allégorie en reprenant :

  • le geste de coquetterie de la main arrangeant la chevelure,
  • les objets de toilette déjà présents dans sa version érotique de 1609 (miroir, flacon de parfum et éponge).

L’idée nouvelle et audacieuse est de remplacer les deux colombes vénusiennes par deux moineaux en train de s’accoupler (sur d’autres exemples de copulation aviaire, voir Les oiseaux licencieux). Le caractère lubrique du moineau, transmis à l’époque médiévale par Pline et Apulée, s’est étoffé durant la Renaissance au fil de la découverte de nouvelles sources, dans lesquels Ripa, mais aussi d’autres compilateurs ont puisé (sur cette histoire, voir – La Luxure à l’oiseau ). A l’époque ou Janssens peint pour des spectateurs férus de mythologie,  ceux-ci ne peuvent pas manquer d’apprécier cette interversion malicieuse des attributs  de la déesse : car les moineaux, tout comme les colombes,  font partie du cortège de son char.


1618 ca Janssens,_Abraham_-_Lascivia coll part

Cette trivialisation de la Toilette de Vénus s’inscrit en définitive dans le même esprit que le tableau érotique de 1609, mais sous un alibi antique et littéraire. Il en résulte une Venus Lascivia originale et convaincante, mélange d’indolence, de sensualité (la carafe, les fruits) et d’animalité (les moineaux, la fourrure de bacchante nouée sur l’épaule).

Les deux natures mortes (absentes dans la version de Bruxelles) entretiennent de part et d’autre du tableau des commentaires complémentaires :

  • les grappes n’intéressent pas les oiseaux, obnubilés par un appétit plus puissant ;
  • les accessoires de la séduction – la fiole de parfum bouchée et l’éponge de toilette – préludent à ceux de l’ivresse – la fiole ouverte et la serviette ;
  • les figues vertes et rouges reprennent, d’une manière plus directe, l’idée d’un stade ouvert après un stade fermé.

1618 ca Janssens,_Abraham_-_Lascivia coll part detail
Le couple de moineaux renvoie à l’image dupliquée de la femme dans le miroir, qui effleure sa chevelure du bout des doigts : comme si, pour se satisfaire, la lascivité se suffisait à elle-même.


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1620 Jordaens Pan et Syrinx Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique BruxellesAbraham Janssens, 1619-20, collection particulière 1619-20 janssens Pan et Syrinx coll partJordaens, 1620, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles

Pan et Syrinx

Le thème est celui de l’invention par Pan de sa flûte faite de roseaux :

« Croyant saisir la nymphe fugitive (Syrinx), Pan n’embrassa que des roseaux ; pendant qu’il soupirait de douleur, ces roseaux, agités par les vents, rendirent un son léger, semblable à sa voix plaintive ; le dieu, charmé de cette douce harmonie et de cet art nouveau, s’écria : « Je conserverai du moins ce moyen de m’entretenir avec toi »; enfin le dieu, coupant des roseaux d’inégale grandeur, et les unissant avec de la cire, en forma l’instrument qui porta le nom de son amante. » Ovide, Métamorphoses, I, 704-12

Si Jordaens complique sa composition de lourds symboles (la torche éteinte, le Dieu-Fleuve), Janssens pour une fois se concentre sur l’essentiel, dans une composition puissamment érotique et subtilement allégorique : tandis que les bras de Pan se referment sur un fagot sec, métaphore de son désir déçu, Syrinx échappe à l’incendie qui a manqué la consummer.

Références :
[1] Justus Müller Hofstede « Abraham Janssens. Zur Problematik des flämischen Caravaggismus » Jahrbuch der Berliner Museen , 1971, 13. Bd. (1971), pp. 208-303 https://www.jstor.org/stable/4125725
[2a] 1517-18 Raphael Villa_Farnesina,_Rome
Jules Janick, Harry S. Paris, The Cucurbit Images (1515–1518) of the Villa Farnesina, Rome https://pmc.ncbi.nlm.nih.gov/articles/PMC2803371/

1 Débordements : avant le Xème siècle

22 septembre 2024

Bien que les commentateurs signalent ici ou là une figure qui dépasse du cadre, il semble que ces cas très particuliers n’aient pas été identifiés comme un procédé graphique récurrent et méritant explication : tâche d’autant plus vouée à l’échec, pour un historien d’art, qu’il n’existe ni source textuelle, ni corpus suffisamment fourni pour permettre des comparatifs. La littérature est donc très maigre, mis à part quelques considérations théoriques rapides, et en général anachroniques, sur les questions de hors-cadre et de marge : on devine combien ces mots glissants peuvent nous emporter loin.

Cette série d’articles aborde donc un sujet pratiquement vierge, et qui s’est révélé étonnamment fécond. Ils présentent certains exemples bien connus, d’autre moins, en essayant de cerner la part des conventions de l’époque et la part de l’originalité de l’artiste. Les débordements ont toujours été suffisamment rares pour attirer l’oeil, en général pour une raison bien précise. Nous verrons qu’elle n’est pas si difficile à comprendre, le tout étant de se poser la question.


Lettrine synthétique, 1109-11 Morales sur Job, Dijon BM Ms.168 f.4vLettrine synthétique, Saint Michel, 1109-11 Morales sur Job, Dijon BM Ms.168 f.4v 1405-15 Royal 1 E. IX, f.101 St JeromeLettrine historiée, Saint Jérôme, 1405-15 Royal 1 E. IX, f.101r

Ce parcours n’aborde pas les innombrables lettrines qui hébergent l’essentiel des illustrations dans les manuscrits romans et gothiques. Elles jouent selon d’autres règles que les images encadrées :

  • les lettrines synthétiques ont pour cadre la lettre elle-même, et les débordements sont entièrement contraints par sa géométrie ;
  • les lettrines historiées présentent des débordements fréquents : question d’encombrement pour les lettres connexes, et contraintes topologiques pour celles qui divisent l’image en plusieurs champs, (tels R, B, H…) ; elles nécessitent des études détaillées, lettre par lettre et même thème par thème (voir ZZZ Beatus Vir).


Les casula (caselles) du Virgile romain

Les très rares manuscrits antiques conservés présentent tous des encadrements rigoureux, sauf deux pages de ce célèbre manuscrit, qui méritent donc d’être étudiées de près.

340-550 Virgile romain Ms Vat.Lat. 3867 fol 44v Georgiques (c) Biblioteca VaticanaFol 44v 340-550 Virgile romain Ms Vat.Lat. 3867 fol 45r Georgiques( c) Biblioteca VaticanaFol 45r

340-550, Virgile romain, Ms Vat.Lat. 3867 (c) Biblioteca Vaticana

Ce bifolium, avec deux images pleines pages, sert de frontispice aux Géorgiques. L’auteur y déploie dans le désordre tout son vocabulaire graphique, très comparable aux autres représentations bucoliques de l’époque [1] :

  • bergers coiffés d’un couronne de lauriers, debout ou assis sur un rocher, jouant de la flûte, prenant la parole (bras tendu) ou écoutant (bras replié au dessus de la tête) ;
  • moutons, chèvres, chevaux, poulains et chiens ;
  • casula : petite hutte en feuillages, ici dépliée, avec une gourde suspendue à l’entrée.

340-550 Virgile romain Ms Vat.Lat. 3867 fol 6r Eglogue 3 Menalque et Damète s'affrontent devant Palémon (c) Biblioteca VaticanaEglogue 3 : Ménalque et Damète s’affrontent devant Palémon, fol 6r (c) Biblioteca Vaticana

La partie Bucoliques utilise les mêmes éléments, mais selon une charte graphique différente : les images, en format allongé, occupent le haut ou le bas de la page. Comme l’ont remarqué les spécialistes ( [2] , p 68) les églogues de numéro pair, où n’intervient qu’un seul protagoniste, sont précédées par une image de Virgile dans son étude. Les autres, avec deux ou trois intervenants, sont précédées par une image comportant le nombre approprié de bergers.

Ici les trois sont assis, la houlette dans la main gauche, faisant le geste de prendre la parole. Leur nom est inscrit en rouge en dessous. Il s’agit dans cette églogue d’une dispute versifiée entre Ménalque et Damète. Palémon, à droite, prend la parole à deux reprises, d’abord pour ouvrir la partie « concours » :

« Toi, Damète, commence ; toi, Ménalque, tu répondras. Vous chanterez tour à tour :les Muses aiment ces chants alternatifs. » [3]

puis pour le clore sur un match nul :

« Il ne m’appartient pas de juger entre vous un si grand différend « 


340-550 Virgile romain Ms Vat.Lat. 3867 fol 11r Eglogue 5 Menalque et Mopsus joutent (c) Biblioteca VaticanaEglogue 5 : Concours entre Ménalque et Mopsus, fol 11r (c) Biblioteca Vaticana

On reconnaît à sa tunique grise Ménalque, qui cette fois ouvre le dialogue. La composition est très symétrique : un troupeau de quatre bêtes au centre, chaque berger avec son chien, son arbre et sa casula. Celle de Ménalque a pour particularité de déborder sur la petite marge, posée sur la ligne du cadre rouge qui déborde elle-aussi assez maladroitement, comme si l’artiste avait hésité sur le statut à lui donner. Ce débordement est d’autant plus étonnant qu’en l’absence d’un troisième berger, il y avait toute la place pour intégrer la casula dans l’image : il semble donc intentionnel, d’autant que l’artiste a très certainement commencé son dessin par la gauche.


340-550 Virgile romain Ms Vat.Lat. 3867 fol 16v Eglogue 7 Corydon et thyrsis joutent sous l'arbitrage de Mélibée (c) Biblioteca VaticanaEglogue 7 : Concours entre Corydon et Thyrsis sous l’arbitrage de Mélibée, fol 16v (c) Biblioteca Vaticana

Répartis cette fois de part et d’autre de l’arbitre assis, les deux concurrents tendent le bras symétriquement, Corydon devant un arbre, Thyrsis devant une casula qui déborde sur la marge large. Mélibée, qui fait le geste d’écouter, prend la parole au début et à la fin, où il proclame la victoire de Corydon sur Thyrsis.

L’image de l’Eglogue 9, qui oppose Lycidas et Moeris, est perdue.

La forme des Eglogues et très rigoureuse : chaque participant au concours prend la parole un même nombre de fois, qu’il y ait un arbitre ou pas. Les illustrations en revanche ne respectent pas un système formel homogène avec celui du texte :

  • l’arbitre est tantôt à droite, tantôt au centre ;
  • la place du chien varie, et Corydon n’en a pas ;
  • la casula est associée tantôt à l’arbitre, tantôt au berger de gauche (qui parle en premier), tantôt à celui de droite (qui parle en second).

On peut remarquer que l’artiste a pour principe d’utiliser toute la hauteur dont il dispose : dans les trois images, de hauteur croissante, il représente les bergers d’abord assis, puis debout, puis debout au dessus d’un registre composé d’animaux.

Un second principe graphique est de varier les gestes des bras des bergers et l’emplacement des attributs, la casula étant le plus contraignant par sa largeur :

  • dans la première image, il l’intègre à droite pour clore l’image, l’ouverture tournée vers les bergers ;
  • dans la deuxième image, avec deux bergers seulement, il y a largement la place pour une seconde casula ; mais pour éviter une symétrie trop rigide, l’illustrateur décide :
    • de la placer à cheval sur le cadre ;
    • de décaler le second chien devant la porte (alors qu’il aurait pu utiliser l’emplacement libre devant le second berger) ;
  • dans la troisième image, il reprend l’idée de la casula qui déborde, mais la positionne sur l’autre marge.

Tout laisser penser que ce débordement , étonnant de la part d’un illustrateur peu doué, résulte du caractère particulièrement contraint de la structure des Géorgiques, et du souci d‘éviter des images trop répétitive : ainsi la « casula sur le cadre » est née comme comme un attribut graphique spécifique, différent de la « casula dans l’image ».


340-550 Virgile romain Ms Vat.Lat. 3867 fol 3v Eglogue 2 Corydon (c) Biblioteca VaticanaEglogue 2 (Corydon), fol 3v 340-550 Virgile romain Ms Vat.Lat. 3867 fol 14r Eglogue 6 Silène (c) Biblioteca VaticanaEglogue 6 (Silène) fol 14r

340-550 Virgile romain Ms Vat.Lat. 3867 (c) Biblioteca Vaticana

Pour les images montant Virgile seul, l’illustrateur s’adapte là encore à la hauteur disponible, rajoutant un repose-pied dans l’image la plus haute. Le débordement des pieds sur le cadre peut à la rigueur s’expliquer par le rétrécissement de l’image, mais pas celui du pied du lutrin : ce débordement, ici très discret puisqu’il ne perce pas le cadre, est donc bien conçu comme un ingrédient variationnel parmi d’autres, tel que l’inversion du lutrin et du scrinium (boîte à livres).


En aparté : le cadre dans l’Antiquité

Casa della Farnesina, Rome, c . 20 avant JC , Palazzo Massimo alle Terme.Fresque de la Casa della Farnesina, Rome, vers 20 av JC, Palazzo Massimo alle Terme, Rome Dionysos et tigre , mosaïque, Maison du Faune, Pompéi ; Musée archéologique national de NaplesMosaïque de la Maison du Faune, Pompéi, Musée national de Naples

Plusieurs témoignages montrent que les Romains connaissaient, comme les Grecs, les tableaux de chevalet (« pinakes« ), souvent mis en valeur par des cadres épais et richement ornés [4].



Fresque Pompei litho italienneFresque de Pompéi (lithographie italienne)

Cette fresque illustre les deux types de mise en page qui cohabitaient dans la décoration murale. Les figures sont :

  • soit disposées librement sur un fond uni,
  • soit regroupées dans un cadre à l’imitation d’un tableau.

On peut supposer que l’habitude de ces cadres épais ait été un frein à l’idée de débordement.



Pierre Paul ai lati della colonna col monogramma di Cristo. Fine l IV secolo MetPierre et Paul autour d’une colonne , fin 4ème siècle, MET

Néanmoins, ce fond de verre à boire montre que le débordement n’était nullement prohibé, et qu’il pouvait être compris même des classes populaires : ici, il contribue à affirmer discrètement la primauté de Pierre, au même titre que sa robe qui touche la colonne symbolisant le Christ, et que sa place en position d’honneur par rapport à celle-ci.


400-500 Dittico_delle_cinque_parti Duomo, Milan A 400-500 Dittico_delle_cinque_parti Duomo, Milan B

Diptyque en cinq parties, fin du cinquième siècle, Cathédrale de Milan

Cet artiste de très haut niveau pratique, sur les cadres épais en feuille d’acanthe, tous types d’empiètements :

  • verticalement, pieds et têtes des personnages, toits des édifices, objets significatifs tels que le lit du paralytique ou les lances du Massacre des Innocents) ;
  • latéralement, aile de l’ange, mains ou dos des personnages.


Diptych of the Five Parts, Ravenna, 5th century

Alors que la technique de l’ivoire va de pair avec le cloisonnement entre les plaques, l’artiste s’en affranchit sur un bord interne, avec la colombe du Baptême du Christ, quitte à devoir creuser plus profondément l’ensemble de la plaque. L’oiseau sert à indiquer la direction de la lecture (de haut en bas dans la colonne de gauche, de bas en haut dans celle de droite) et, par ses ailes, impose une analogie avec l’ange de l’Annonciation, lui aussi face à une source. Dans la case centrale, un autre débordement remarquable est celui de l’Etoile de Bethléem au dessus des mages, une idée qui sera réinventée au Moyen-Age (voir 5 Débordements récurrents).


400-500 Dittico_delle_cinque_parti Duomo, Milan B detail 2

A cette étoile merveilleuse répond, dans la dernière case, une autre invention de l’artiste : une étoile que l’Ange montre à une Sainte Femme au dessus du tombeau vide, pour signifier le retour du Christ au ciel.


Cet exemple de haute volée suggère que la quasi-absence de débordements dans les oeuvres antiques ou tardo-antiques ne tient pas à une hypothétique réticence vis-à-vis de ce procédé, mais à la disparition quasi-complète des oeuvres qui y recourraient.


Un hors-cadre dans la Génèse de Vienne

Ce codex byzantin, l’un des plus anciens conservés, voit cohabiter dans ses pages les deux types antiques de mise en page (sur fond uni ou dans un cadre) : un éclectisme que l’on retrouvera dans la plupart des grands manuscrits byzantins, même si la formule la moins onéreuse, celles des figures remplissant les blancs du texte, restera de loin la plus fréquente.

500-50 Génèse de Vienne ONB Cod. Theol. gr. 31, fol. 4v Promesse à AbrahamDieu promet à Abraham une progéniture nombreuse
500-50, Génèse de Vienne ONB Cod. Theol. gr. 31, fol. 4v

Cette page illustre la première formule, avec deux registres superposés, chacun équipé d’une ligne de sol. La page suit fidèlement le texte :

 » Après ces événements, la parole de Yahweh fut adressée à Abram en vision : Ne crains point, Abram; je suis ton bouclier; ta récompense sera très grande.  » Abram répondit:  » Seigneur Yahweh, que me donnerez-vous? je m’en vais sans enfants, et l’héritier de ma maison, c’est Eliézer de Damas. Et Abram dit:  » Voici, vous ne m’avez pas donné de postérité, et un homme attaché à ma maison sera mon héritier.  » Alors la parole de Yahweh lui fut adressée en ces termes:  » Ce n’est pas lui qui sera ton héritier, mais celui qui sortira de tes entrailles sera ton héritier.  » Et, l’ayant conduit dehors, il dit:  » Lève ton regard vers le ciel et compte les étoiles, si tu peux les compter. » Et il lui dit: « Telle sera ta postérité. «  Génèse 15,1-5

Dans le registre inférieur, le serviteur Eliézer de Damas, unique héritier d’Abraham car celui-ci n’a pas de fils, surveille seul son troupeau. Au dessus de lui, son maître endormi entend la voix de Dieu, figurée par la main divine dans une portion de sphère bleue. Abraham sort par la porte, lève à nouveau les yeux et voit cette fois, autour de la main divine, le ciel constellé d’une multitude d’étoiles.


500-50 Génèse de Vienne ONB Cod. Theol. gr. 31, fol. 2r Le delugeLe déluge, fol 2r 500-50 Génèse de Vienne ONB Cod. Theol. gr. 31, fol. 3r Alliance entre Dieu et NoeAlliance entre Dieu et Noé, fol. 3r

500-50, Génèse de Vienne ONB Cod. Theol. gr. 31

Ces pages illustrent la seconde formule telle qu’elle se présente dans ce manuscrit, un tableautin à fond paysager, encadré d’un rectangle rouge très fin. Mais le folio 3, et c’est le seul dans tout le manuscrit – présente un débordement : la portion de sphère bleue se glisse entre le ciel et l’arc-en-ciel, et la main passe devant cet arc. Cette main divine reste néanmoins enclose dans le périmètre réservé à l’image – le rectangle rouge à peine visible.



500-50 Génèse de Vienne ONB Cod. Theol. gr. 31, fol. 3r Alliance entre Dieu et Noe schema
Grâce aux nuages blancs et roses, l’artiste aurait pu sans perdre de lisibilité se conformer à sa charte graphique habituelle. S’il a conçu ce débordement étrange, c’est en raison du sujet de cette scène : juste après l’image dramatique de l’arche de Noé flottant sur les eaux emplies de noyés, il évoque ainsi une sorte d »« arche divine » posée en haut de l’arc-en-ciel, tout comme l’arche humaine s’est posée sur le mont Ararat.



500-50 Génèse de Vienne ONB Cod. Theol. gr. 31, fol. 1r La ChuteLa Chute
500-50 Génèse de Vienne ONB Cod. Theol. gr. 31, fol. 1r

Cette page est un autre exemple de l’utilisation très rationnelle du cadre dans ce manuscrit. Elle est du second type (figures isolées) puisque le frise représente trois scènes consécutives, séparées par des arbres : la Chute, la Honte d’être nus, et la Dissimulation dans les buissons. L’artiste aurait dû, comme dans la scène de la promesse à Abraham, représenter la main de Dieu au dessus de la dernière scène, le moment où, selon le texte, Adam et Eve entendent la voix de Dieu. Le cadre rouge, superflu ici puisqu’il ne s’agit pas d’une scène unique à fond plein, permet de répartir la présence divine sur les trois moments, montrant que Dieu a laissé faire l’infraction pour prouver sa liberté à l’homme.


Le hors-cadre dans le Pentateuque de Tours

Ce manuscrit unique ne se rattache à rien de connu, même si des indices suggèrent une influence juive [5]. Les images, très riches, regoupent dans un même cadre plusieurs scènes habituellement séparées. Les débordements ne sont jamais gratuits, mais obéissent à une charte graphique redoutablement cohérente.

Pour souligner les phénomènes surnaturels

600 ca Pentateuque de Tours BNF NAL 2334 fol 10v Arche de NoeLa fin du Déluge, fol 10v 600 ca Pentateuque de Tours BNF NAL 2334 fol 76r MoiseMoïse reçoit les commandements de Dieu, fol 76r

Vers 600, Pentateuque de Tours, BNF NAL 2334

Dans ces deux images, Dieu apparaît dans un nuage qui traverse le cadre :

  • réduit à une main, et surplombé par l’arc-en-ciel, dans la scène où il parle à Noé ;
  • réduit à une tête nimbée, dans la scène où il apparaît en personne à Moïse :

« Yahweh dit à Moïse: « Voici, je vais venir à toi dans une nuée épaisse » Exode 19,9

Un second débordement marque l’autre phénomène surnaturel de l’épisode :

« La montagne de Sinaï était toute fumante, parce que Yahweh y était descendu au milieu d’eux, et la fumée s’élevait comme la fumée d’une fournaise, et toute la montagne tremblait fortement. » Exode 19,18


600 ca Pentateuque de Tours BNF NAL 2334 fol 18r Sodome et GomhorreVers 600, Pentateuque de Tours, BNF NAL 2334, fol 18r, gallica

D’une manière tout à fait cohérente, les pluies de feu traversent le cadre pour détruire Sodome et Gomhorre. En revanche la main de Dieu , en bas à gauche, ne le traverse pas, car Dieu s’adresse seulement en songe à Abimélech endormi (Gen 20,6).


Pour exprimer un mouvement

600 ca Pentateuque de Tours BNF NAL 2334 fol 22v Jacob vend son potage a Esau revenant des champsEsaü rentre bredouille et Jacob lui vend ses lentilles (fol 22v) 600 ca Pentateuque de Tours BNF NAL 2334 fol 25r Jacob s'enfuit chez LabanJacob s’enfuit chez Laban (Gen 27,44), fol 25r

Vers 600, Pentateuque de Tours, BNF NAL 2334, gallica

Dans ces deux images, le débordement marque l’entrée en scène ou la sortie d’un personnage. Dans le second cas, elle marque aussi la fin de la narration, mais pas dans le premier : car le registre inférieur se lit de droite à gauche.


600 ca Pentateuque de Tours BNF NAL 2334 fol 30r reconciliation de Laban et Jacob

Laban et Jacob dans le désert (Gen 31, 25-54)
Vers 600, Pentateuque de Tours, BNF NAL 2334 fol 30r , gallica

Dans le registre supérieur, Laban avec son âne (en haut à gauche) rejoint le campement de Jacob, qui s’est enfui en emportant ses filles et ses idoles. Laban cherche vainement les tephilims dans les trois tentes, mais le débordement du pic central est un indice pour le lecteur : ils se trouvent dans la tente de Rachel, cachés dans la selle sur laquelle elle est assise.

Dans le registre inférieur, les débordements en sens inverse traduisent le mouvement de séparation des deux familles ( [6], p 17) :

  • à gauche Laban rentre chez lui avec sa suite ;
  • à droite ses quatre filles (sur trois mulets et un chameau) partent comme épouses de Jacob.


Pour faciliter la lecture

600 ca Pentateuque de Tours BNF NAL 2334 fol 21r Rebecca quitte son père et va chez AbrahamHistoire de Rebecca,
Vers 600, Pentateuque de Tours, BNF NAL 2334 fol 21r, gallica 

Le registre supérieur se lit de droite à gauche : le serviteur d’Abraham rencontre Rebecca près d’un puits, puis va dans la maison de son père Bathuel pour demander sa main pour son maître :

« Le serviteur prit dix des chameaux de son maître… il alla en Mésopotamie, à la ville de Nachor. Il fit ployer les genoux aux chameaux hors de la ville, près d’un puits, vers le soir, à!’heure où les femmes sortent pour puiser de l’eau. » Gen, 24,10-11

On pourrait imaginer que le débordement des pattes des chameaux traduit « hors de la ville », mais l’artiste n’est pas si scrupuleux puisqu’il a représenté onze chameau au lieu de dix. Les chameaux étant couchés, il ne s’agit pas non plus d’exprimer un mouvement. Le débordement a ici un rôle purement graphique : indiquer au lecteur le point d’entrée dans le registre supérieur.

Le registre inférieur est conçu en symétrie : à gauche Rebecca quitte la maison de son père, à droite elle est accueillie dans la maison d’Abraham ([6], p 14, [7]). Là encore le débordement des pattes des chameaux indique où commence le second registre.


La seule mosaïque byzantine pré-iconoclasme

6-7eme s Presentation au temple Church of the Mother of God Kyriotissa (Kalendarkhane Mosque), Istanbul. Archeological MuseumPrésentation au temple
6-7ème siècle, provenant de l’Eglise de la Kyriotissa, Archeological Museum, Istambul

Ce précieux et unique vestige présente un débordement inattendu pour l’art byzantin : le grand prêtre pose les deux pieds sur un cadre épais à l’antique, dans le but probable de créer un effet de profondeur, au même titre que le dégradé de vert. Le fait que ce débordement ait été utilisé sans nécessité intrinsèque, mais pour une simple question graphique, montre que le procédé n’était pas prohibé et suggère même qu’il ait pu être relativement courant dans cet art pré-iconoclaste, presque totalement disparu.


Les « audaces » du Job du Vatican

Ce manuscrit grec très ancien, puisque probablement réalisé en Italie juste à la fin de la période iconoclaste ( [8], p 229 et 146-148 ), est un des très rares qui présente quelques audaces graphiques confinant à des débordements. Les spécialistes y distinguent plusieurs mains, certaines travaillant dans la tradition romaine, d’autres dans un style plus spécifiquement byzantin ([8], p 149-154).


paul huber hiob chronologie p 174Chronologie de Paul Huber [9]

De tous les Livres de Job byzantins illustrés (même les deux plus proches), il est le seul qui présente des débordements.

Le premier illustrateur romain

800-20 Vat. Gr. 749, fol 12v Le diable et les anges devant Dieu (c) Biblioteca VaticanaLe diable et les anges devant Dieu, 800-20 Vat. Gr. 749, fol 12v (c) Biblioteca Vaticana

Cette page suit la formule sur fond blanc, avec trois groupes flottant. Le diable est prudemment encapsulé dans un ovule noir, tandis que Dieu est représenté, de manière conventionnelle, par une main s’échappant de la demi-sphère du firmament. L’artiste a eu l’originalité d’ajouter au dessus les deux luminaires, et d’englober le tout dans un cadre doré, que traverse le rayonnement surnaturel de la main.


800-20 Vat. Gr. 749, fol 6r Job et sa feme devant son palais (c) Biblioteca VaticanaJob et sa femme devant leur palais, fol 6r 800-20 Vat. Gr. 749, fol 16v Le banquet des enfants de Job (c) Biblioteca VaticanaLe banquet des enfants de Job, fol 16v

800-20 Vat. Gr. 749, (c) Biblioteca Vaticana

A quelques pages de distance, ces deux groupes flottants se répondent, avec leur sol marqué d’une ligne rouge, les colonnes de part et d’autre et un tissu rouge sur le bord supérieur :

  • dans la vue extérieure, il semble s’agir d’un velum replié, illustrant la magnificence du palais de Job ;
  • dans la vue intérieure, il s’agit du rideau, assujetti à la colonne de droite et enroulé sur une tringle horizontale, qui fermait la salle de banquet dans la maison de l’un des fils (nous reviendrons sur le motif du rouleau autour du cadre dans 5 Débordements récurrents).

L’allure serpentine du rideau est probablement une allusion au Mal qui rode, dans ce dernier moment de prospérité :

«Tes fils et tes filles mangeaient et buvaient du vin chez leur frère aîné, et voilà qu’un grand vent s’est élevé de l’autre côté du désert et a saisi les quatre coins de la maison; elle s’est écroulée sur les jeunes gens, et ils sont morts…» Job 1, 18-19

Formellement, il s’agit d’un tout premier exemple de réification du cadre, qui acquiert une consistance matérielle lui permettant d’interagir avec d’autres objets de l’image (ici le rideau).


800-20 Vat. Gr. 749, fol 17v Première épreuve, la perte des ânes et des vaches (c) Biblioteca VaticanaPremière épreuve : la perte des ânes et des vaches, 800-20 Vat. Gr. 749, fol 17v (c) Biblioteca Vaticana

Pour marquer le temps des désastres (fols 17v à 20v), l’artiste passe à la seconde formule, celle des images encadrées. En commençant par un effet spécial exceptionnel dans la miniature byzantine : faire dépasser sur le cadre l’épée d’un des décapiteurs.


800-20 Vat. Gr. 749, fol 21r La douleur de Job (c) Biblioteca VaticanaLa douleur de Job, fol 21r 800-20 Vat. Gr. 749, fol 21v Dieu bénit Job (c) Biblioteca VaticanaDieu bénit Job, fol 21v

800-20, Vat. Gr. 749 (c) Biblioteca Vaticana

Après la série des épreuves revient la formule sur fond blanc. La première image décompose la douleur de Job en trois temps : il arrache ses vêtements, puis ses cheveux, puis se jette à terre pour adorer Dieu.

En tournant la page, apparaît ce qui pourrait sembler une bénédiction, mais qui en est l’inverse. Dans un dalogue entre Dieu et Satan, ce dernier propose d’aller encore plus loin pour éprouver la piété de Job :

« Satan répondit à Yahweh et dit: «Peau pour peau! L’homme donne ce qu’il possède pour conserver sa vie. Mais étends ta main, touche ses os et sa chair, et on verra s’il ne te maudit pas en face. » Job 2,4-5

Pour illustrer fidèlement le verbe toucher, la main de Dieu traverse le cadre par son rayonnement, mais aussi du bout des doigts.


800-20 Vat. Gr. 749, fol 25r Satan frappe Job d'ulcères (c) Biblioteca Vaticana
Satan frappe Job d’ulcères, 800-20, Vat. Gr. 749, fol 25r (c) Biblioteca Vaticana

Retour à la formule encadrée pour le début de la pénitence de Job, avec un débordement là encore justifié par un effet dramatique : les épines du dragon percent le cadre pour montrer que c’est bien Satan – en l’occurrence ce monstre marin crachant sur Job son venin par ses trois têtes – qui a percé d’ulcères la peau du malheureux [10].



800-20 Vat. Gr. 749, fol 25v-26r Job s'installe sur son tas de fumier (c) Biblioteca VaticanaJob quitte sa maison pour s’installer sur son tas de fumier, 800-20 Vat. Gr. 749, fol 25v-26r (c) Biblioteca Vaticana

A partir de ce bifolium, une série d’images sur fond blanc (folios 25v à 28v) nous montre Job installé sur son nouveau domicile.


Le second illustrateur romain

800-20 Vat. Gr. 749, fol 38r Job maudit le jour de sa naissance dvant Eliphas, Baldad et Sophar (c) Biblioteca VaticanaJob maudit le jour de sa naissance devant Eliphas, Baldad et Sophar, fol 38r 800-20 Vat. Gr. 749, fol 50v Première confrontation avec Eliphas( c) Biblioteca VaticanaPremière confrontation avec Eliphas, fol 50v

800-20, Vat. Gr. 749 (c) Biblioteca Vaticana

Une image spectaculaire ouvre la section des Dialogues, dont toutes les images sont encadrées : profitant d’un blanc dans le texte, l’artiste a eu l’idée de faire déborder le tas de fumier, mais en prenant la précaution de l’entourer du même pourtour rouge que le cadre, y compris en bas : il ne s’agit donc pas à proprement parler d’un percement du cadre, mais plutôt de deux images encadrées et imbriquées l’une sur l’autre.

Dès la deuxième occurrence, l’artiste renonce à fermer en bas le contour rouge du tas de fumier, qui est désormais intégré dans l’image principale, afin de permettre les interactions successives entre Job et ses amis.


800-20 Vat. Gr. 749, fol 144v Troisième confrontation avec Eliphas (c) Biblioteca VaticanaTroisième confrontation avec Eliphas, fol 144v 800-20 Vat. Gr. 749, fol 198r Quatrième confrontation avec Eliphas (c) Biblioteca VaticanaQuatrième confrontation avec Eliphas, fol 198r

800-20, Vat. Gr. 749 (c) Biblioteca Vaticana

Toutes ces scènes très répétitives s’inscrivent dans un cadre unique, dont l’artiste s’ingénie à faire varier la couleur et les décrochements, sans aucun débordement (sauf le fronton du folio 144v).


Le premier illustrateur byzantin

800-20 Vat. Gr. 749, fol 238r Leviathan (c) Biblioteca VaticanaLe Léviathan, 800-20 Vat. Gr. 749 fol 238r (c) Biblioteca Vaticana

Dans cette image très expressive, ce dessinateur entoure d’un cadre à décrochement la totalité du monstre marin, en prenant soin de raccorder les deux parties par un arc de cercle englobant la queue.


Avec ses « audaces » bien relatives, ce manuscrit illustre bien l‘aversion au débordement qui frappe les manuscrits de cette époque, qu’il soient d’influence antique ou byzantine.


Une licence pour les toits

903-04, Marciana, Gr. Z. 538 fol 17r les messagers devant Job (fig 54)Les messagers devant Job, fol 17r (fig 54) 903-04, Marciana, Gr. Z. 538 fol 7v Job offre un agneau en sacrifice (fig 19)Job offre un agneau en sacrifice, fol 7v (fig 19)

903-04, Marciana, Gr. Z. 538 [8]

Ainsi ce manuscrit du siècle suivant, typiquement byzantin, présente le seul débordement toléré, celui de la toiture d’un édifice. Dans la première image, le toit peut être analysé comme un objet séparé, au contour bien délimité, qui serait venu se coller au cadre. Dans la seconde image, le cadre présente un décrochement vers le haut, qui est à son tout percé pour laisser passer le coupole : transgression que justifie le caractère sacré de l’édifice et céleste de la coupole.


Des débordements de prestige dans un manuscrit impérial

Les Homélies de Grégoire de Nazianze ont été illustrées à Constantinople pour l’empereur Basile Ier, sous la supervision du patriarche Photius ( [11], p 6). Ce manuscrit exceptionnel, chef d’oeuvre de la Renaissance macédonienne, présente de nombreux débordements.

Le débordement de la Main de Dieu (SCOOP !)

Le symbole de la main divine, qui revient dans six pages, obéit à une convention spécifique à ce manuscrit.

 


879-83 Grégoire de Nazianze BNF Grec 510 fol 75r Transfiguration

La Transfiguration, fol 75r
879-83, Homélies de Grégoire de Nazianze, BNF Grec 510

Comme le remarque Leslie Brubaker ( [12], p 307), la main de Dien n’apparaît pas dans les autres représentations byzantines de la Transfiguration.  De plus, elle  est en dehors du cadre.

« Comme il parlait encore, une nuée lumineuse les couvrit. Et voici, une voix fit entendre de la nuée ces paroles : celui-ci est mon Fils bien-aimé, en qui j’ai mis toute mon affection : écoutez-le ! » Matthieu 17,5

Le disque ocre qui recouvre Elie, Jésus et Moïse, matérialise la nuée. La main de Dieu, qui fait ici sa première apparition dans le manuscrit, y représente donc la Voix de Dieu : c’est son caractère immatériel qui lui permet de traverser le cadre, toute comme le son traverse les murs.


879-83 Grégoire de Nazianze BNF Grec 510 fol 264vHomélie sur le Baptême, fol 264v
879-83, Homélies de Grégoire de Nazianze, BNF Grec 510

Cette page montre :

  • au registre supérieur : Moïse et le buisson ardent, la Conversion de saint Paul et l’Ascension d’Elie ;
  • au registre inférieur: la Traversée de la Mer Rouge et la Danse de Miryam.

Comme l’explique Leslie Brubaker ( [11], p 7), l’artiste a fait l’impasse sur les principaux épisodes développés dans l’homélie et retenu certains qui sont à peine cités (registre supérieur) ou pas du tout (registre inférieur). Le patriarche Photius a ainsi sélectionné les images qui, de son point de vue, symbolisaient le mieux le thème de l’Homélie, le baptême.


879-83 Grégoire de Nazianze BNF Grec 510 fol 264v schema

Dans le seul épisode du Nouveau Testament, la Conversion de Saint Paul, l’intervention divine est figurée par une imago clipeata du buste du Christ, lançant un rayonnement vers la tête de Paul, encore sans auréole : l’intégration dans le cadre signifie probablement que l’intervention divine était, dans cet épisode, à la fois audible et visible. Elle se distingue ainsi des deux autres interventions divines de la page, où le Dieu de l’Ancien Testament ne se manifeste que par sa voix. Le point significatif est que l’artiste a séparé par une bande blanche les deux registres (seul cas dans la manuscrit), afin que la seconde Voix de Dieu se trouve elle-aussi en hors cadre. Les spécialistes n’ont pas repéré cette convention parce qu’elle est spécifique à ce manuscrit de très haut niveau : dans tous les autres manuscrits représentant les mêmes scènes, la main de Dieu s’inscrit à l’intérieur de l’image.

Une conséquence heureuse de cette convention est que, dans le registre supérieur, les trois sources surnaturelles de lumière que sont le Buisson ardent (associé inhabituellement avec un ange), le Fils et Dieu le Père tracent une diagonale montante : Leslie Brubaker y voit, avec raison, un symbolisme trinitaire (Esprit Saint, Fils et Père).


879-83 Grégoire de Nazianze BNF Grec 510 fol 174vLe sacrifice d’Isaac (en haut à droite), fol 174v
879-83, Homélies de Grégoire de Nazianze, BNF Grec 510

La même convention régit le Sacrifice d’Isaac, où Abraham se retourne en entendant la voix de l’ange de Dieu, et voit le bélier qu’il sacrifiera finalement à la place de son fils. La forme en hors cadre, malheureusement trop effacée pour l’identifier, n’était donc peut être pas une main divine habituelle, mais un ange volant à l’horizontale . Il est probable que l’arbre en haut de la montagne était peint lui aussi par dessus le cadre doré, débordement aujourd’hui disparu.

Cette page illustre bien les deux types de débordement présents dans le manuscrit ( [12], p 98). :

  • ceux prévus dès la conception, comme l’échelle de Jacob qui montre du registre inférieur à un endroit où le bord interne s’interrompt ;
  • ceux ajoutés lors de la réalisation, peints sur la dorure.


879-83 Grégoire de Nazianze BNF Grec 510 fol 87vHistoire du père de Grégoire (registre inférieur) fol 87v
879-83, Homélies de Grégoire de Nazianze, BNF Grec 510

Le père de Grégoire de Nazianze entend le début du psaume 121 durant son sommeil, se convertit, puis reçoit le baptême ( [12], p 128). A contrario, cette expérience purement onirique vaut à la main de Dieu de demeurer à l’intérieur de la case.


879-83 Grégoire de Nazianze BNF Grec 510 fol 438vLa Vision des ossements desséchés, fol 438v
879-83, Homélies de Grégoire de Nazianze, BNF Grec 510

« La main de Yahweh fut sur moi, et Yahweh me fit sortir en esprit et me plaça au milieu de la plaine, et elle était couverte d’ossements. » Ezéchiel 37, 1

Le cadre ovale orné, qui fait exploser sur les quatre cotés le cadre habituel des images, traduit graphiquement l’idée de « sortir en esprit ». La main incluse dans ce cadre, qui bénit Ezéchiel et écoute sa question (Seigneur, Seigneur, est-ce que ces os vivront ? [12], p 387) n’est plus ici la représentation symbolique de la voix divine, mais la main littérale qui vient de transporter le prophète dans cet espace mental.

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Des débordement à visée théologique


L’Homélie sur la Paix

879-83 Grégoire de Nazianze BNF Grec 510 fol 52vHomélie sur la Paix, fol 52v
879-83, Homélies de Grégoire de Nazianze, BNF Grec 510

Seul le registre inférieur, avec Moïse recevant la Loi et Grégoire de Nazianze prêchant, font directement référence à l’homélie. C’est Photius qui a eu l’idée de rajouter l’histoire d’Adam et Eve dans les registres supérieurs, pour illustrer la rupture dans la Paix du Monde que constitue la Chute ( [11], p 8).



879-83 Grégoire de Nazianze BNF Grec 510 fol 52v schema
Comme l’explique Leslie Brubaker ( [12], p 224), celle-ci n’est d’ailleurs pas représentée, au profit des épisodes paradisiaques (en vert) et punitifs (en rouge). On notera l’iconographie rare de l’archange tendant une houe à Adam, « pour qu’il cultive la terre d’où il avait été pris. » (Génèse 3,23). En faisant l’ellipse sur le moment précis de la Chute et en opposant latéralement son avant et son après, la page la présente, de manière non chronologique , comme un schisme entre Dieu et l’Humanité, dont les conséquences lointaines se prolongent, en bas, dans l’opposition entre l’Ancienne Loi et la Nouvelle.

En ce sens, l’édifice du registre inférieur fait écho à celui du registre central (rectangles verts) : mais tandis que l’Eglise reste incluse dans sa case, la Porte du Paradis, qui matérialise ce schisme, déborde vers le haut (ligne rouge), montrant ainsi que sa fermeture conditionne l’Histoire humaine dans sa totalité.

Incidemment, on notera que l’épisode de Moïse recevant les tables de la Loi confirme la convention de la main de Dieu qui prévaut dans ce manuscrit : cette sixième occurrence est incluse dans la case parce que Dieu se manifeste physiquement, en déposant sur le mont Sinaï « les tables de pierre, la loi et les préceptes que j’ai écrits » (Exode 24,12).

L’homélie « A Pâques »

879-83 Grégoire de Nazianze BNF Grec 510 fol 30vCrucifixion, fol 30v
879-83, Homélies de Grégoire de Nazianze, BNF Grec 510

Cette page complexe, aujourd’hui déplacée, illustrait autrefois l’homélie « A Pâques ». Le débordement le plus remarque est celui de la croix de la Crucifixion, en haut mais surtout en bas où le Golgotha, avec une grotte contenant le crâne d’Adam, empiète largement sur le registre central. On notera également que les pieds des soldats, de Saint Jean, ainsi que des deux hommes fuyant sur le droite (non identifiés) passaient aussi devant le bord doré, accentuant l’effet de profondeur de cette scène majeure.



879-83 Grégoire de Nazianze BNF Grec 510 fol 30v schema
Dans le deuxième registre, seule la croix de la Déposition déborde en haut, formant avec le soleil rouge et la lune bleue un motif récurrent. Dans le troisième registre, seule l’auréole de Saint Jean déborde. On notera l’effet d’écho entre les deux tombeaux superposés, dans la scène de la Mise au Tombeau et dans celle de la « chairete » (Apparition aux saintes femmes) qui occupe tout le registre inférieur

Comme le note Leslie Brubaker ( [12], p 302) :

« L’axe central de la page forme une ligne dominante allant du Christ crucifié sur le Golgotha ​​à la figure de Jean dans le niveau central, et de là jusqu’au Christ ressuscité du registre inférieur. Le peintre – comme pour les tombeaux alignés, et dans bien d’autres miniatures de Paris.gr. 510-superpose aux bandes narratives horizontales un commentaire vertical. Comme Kartsonis l’a observé pour la première fois, la figure de Jean relie la Crucifixion et la Résurrection, la « cause » et l’« effet », alignement particulièrement approprié car l’Evangile de Jean, considéré comme le récit par excellence de la Résurrection, jouait un rôle majeur dans la liturgie pascale, tout comme dans le sermon « À Pâques » de Grégoire. »


La Vision d’Isaïe

879-83 Grégoire de Nazianze BNF Grec 510 fol 67vHomélie « A mon père »
879-83, Homélies de Grégoire de Nazianze, BNF Grec 510 fol 67v

Cette page superpose la Vision d’Isaïe à la Consécration de Grégoire comme évêque de Sasima, le thème commun étant celui se l’homme qui proteste de son indignité devant la faveur accordée par Dieu.

Du point de vue des débordements, les deux registres sont à égalité, et même en affinité :

  • les pieds des anges comme les flammes des candélabres empiètent sur le bord interne ;
  • la mandorle du Christ comme la croix du dôme empiètent sur le bord supérieur.

L’originalité majeure est la position d’Isaïe, a cheval sur la paroi de gauche. Comme le remarque Leslie Brubaker ( [12], p 284), cette brisure de symétrie,
aussi maladroite qu’elle puisse paraître, transforme une « Majestas liturgique » intemporelle en un événement historique. La présence d’Isaïe modifie la signification de la scène et la relation entre la représentation d’une vision et son spectateur.



879-83 Grégoire de Nazianze BNF Grec 510 fol 67v detail
A mon sens, cette perméabilité de la paroi est moins maladroite que calculée : elle sépare en effet la partie « indigne » du prophète de sa partie noble, ses lèvres, en train d’être purifiées par la braise d’un chérubin.


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Les débordements d’expression

 

879-83 Grégoire de Nazianze BNF Grec 510 fol 440r Constantin avant la bataille du Pont MilviusScènes de la vie de Constantin, fol 440r
879-83, Homélies de Grégoire de Nazianze, BNF Grec 510

Cette page comporte deux débordements, qui différent dans leur intention :

  • celui du lit vise à créer un effet de profondeur statique (seul cas dans le manuscrit) ;
  • celui des pattes des chevaux dynamise la fuite de l’empereur Maxence, lors de la bataille du Pont Milvius



879-83 Grégoire de Nazianze BNF Grec 510 fol 424vLes cavaliers Israélites poursuivent les Amalécites (registre central), fol 424v
879-83, Homélies de Grégoire de Nazianze, BNF Grec 510

Le manuscrit présente un autre débordement de chevaux vers la droite, accompagné cette fois de celui des lances (un débordement identique, mais vers la gauche, se trouve au folio 226v, pour la fuite des Amorites devant Josué).

L’expansion vers le haut (auréole de Moïse, montagne et casques des cavaliers) souligne la supériorité des Israélites.


879-83 Grégoire de Nazianze BNF Grec 510 fol 347vScènes de la vie de Samson, fol 347v
879-83, Homélies de Grégoire de Nazianze, BNF Grec 510

Le registre supérieur présente le débordement d’une arme, à savoir la mâchoire d’âne que Samson abat sur les Philistins. Ce débordement crée un effet d’autant plus dynamique que la même mâchoire réapparaît juste à côté, cette fois à l’intérieur de l’image, pour permettre à Samson de boire l’eau qui en jaillit (Juges 15, 15-19).

Le registre médian présente deux édifices :

  • à gauche la maison de Dalila, devant laquelle elle coupe les cheveux de Samson pour lui ôter sa force ;
  • à doite celle des Philistins, sur le toit de laquelle se trouvaient « environ trois mille personnes, hommes et femmes, qui regardaient Samson danser. »

La disposition des maisons crée un effet de profondeur, de l’arrière-plan gauche à l’avant-plan droit. Le débordement des toits vers le haut a pour but d’accentuer le caractère dramatique de ce qui va se passer, annoncé par l’inscription : « Samson fait s’écrouler la maison ».


879-83 Grégoire de Nazianze BNF Grec 510 fol 143vLa parabole du Bon Samaritain (registre médian), fol 143v
879-83, Homélies de Grégoire de Nazianze, BNF Grec 510

Dans le registre médian, un voyageur part de Jérusalem pour aller vers Jéricho. Au centre on le voit attaqué par trois brigands, abandonné par un lévite et un prêtre, puis secouru et remis en selle par le Bon Samaritain, sous la forme du Christ lui même. Le débordement des trois bâtons rend l’attaque plus spectaculaire, et crée une antithèse avec celui de la lance de Saint Michel archange, dans le registre supérieur droit.

A noter le débordement d’une des ailes, aussi rare dans l’art byzantin qu’il sera fréquent dans les manuscrits occidentaux.


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Un débordement contraint

879-83 Grégoire de Nazianze BNF Grec 510 fol 332vScènes de la vie de Cyprien, fol 332v
879-83, Homélies de Grégoire de Nazianze, BNF Grec 510

Le registre supérieur montre la vierge Justina faisant ses dévotions au Christ, et un démon découragé qui retourne chez Cyprien, représenté comme un philosophe païen avec ses rotuli, son globe céleste et ses idoles dorées.

Au registre inférieur, l’heureux Cyprien, ayant brûlé ses rotuli, se fait, de droite à gauche, baptiser, bouillir puis décapiter en haut d’un mont. Par manque de place, le dessinateur a malencontreusement fait frôler les pieds de la vierge par la tête du bourreau.


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En synthèse sur les enluminures byzantines

Très contrôlé théologiquement, le manuscrit des Homélies de Grégoire de Nazianze présente dès le IXème siècle des débordements variés. Preuve que leur rareté dans l’art byzantin tient moins à une réticence de principe qu’au conservatisme des ateliers, soumis à la perpétuation des principes de l’art antique. Une autre raison est que dans les grands manuscrits enluminés postérieurs, soit les miniatures possèdent des cadres ornés très épais et impénétrables dans la tradition de l’Antiquité [13] , soit elles sont peintes sur une feuille d’or à l’imitation des icônes [14] : différence de support qui n’incite pas non plus à sortir de l’image


Le hors-cadre dans le Psautier de Stuttgart

Une soixantaine d’années avant les Homélies de Grégoire de Nazianze , ce manuscrit carolingien, réalisé au scriptorium de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés à Paris, présente des débordements pratiquement à chaque page. Leur banalisation tient au fait que le cadre est très peu marqué, l’image étant délimitée par son fond coloré : sortir d’un champ sans clôture est plus facile que de la briser.

820-30 Psautier de Stuttgart Württembergische Landesbibliothek Bibl. fol. 23 fol 93r Ps 77,45-50 Plaies d'EgypteLes Plaies d’Egypte (Ps 77,45-50), fol 93r
820-30, Psautier de Stuttgart, Württembergische Landesbibliothek, Bibl. fol. 23

Cette page très riche illustre d’emblée toute la liberté que donne à l’artiste ce principe du champ coloré.

  • En haut, sur un fond vert fermé à droite et en bas, des crapauds et des mouches attaquent les Egyptiens de toute part.
  • Au centre, sur un fond sable fermé des deux mêmes côtés, des chiens attaquent un figuier (parce que la maladie de la rouille se dit en bas latin canicula), des sauterelles attaquent les blés et la grêle attaque les vignes.
  • En bas, sur un fond composé d’un nuage et d’un sol bleu de prusse, des chevaux terrifiés jusqu’à se mordre entre eux sont frappés par la grêle qui a abattu leurs maîtres, tandis qu’un démon noir, crachant le feu de sa bouche et de sa fourche, incendie les maisons jusqu’en dehors du cadre.

820-30 Psautier de Stuttgart Württembergische Landesbibliothek Bibl. fol. 23 fol 32v Psaume 26  2-3. David repousse ennemisDavid repousse ses ennemis (Psaume 26, 2-3), fol 32v 820-30 Psautier de Stuttgart Württembergische Landesbibliothek Bibl. fol. 23 fol 66v Psaume 54 ,4-7. David fuit devant SaülDavid fuit devant Saül (Psaume 54 ,4-7) fol 66v

820-30, Psautier de Stuttgart, Württembergische Landesbibliothek, Bibl. fol. 23

Ces deux images utilisent le débordement pour marquer l’irruption de l’ennemi sur la gauche, tandis que la retraite est coupée sur la droite.
L’oiseau qui s’échappe du cadre illustre le passage suivant :

 » Oh! si j’avais les ailes de la colombe, je m’envolerais et m’établirais en repos ; voici que je fuirais bien loin, et je demeurerais au désert. »


820-30 Psautier de Stuttgart Württembergische Landesbibliothek Bibl. fol. 23 fol 19r Psaume 17,1. Le jeune David est poursuivi par SaülLe jeune David est poursuivi par Saül (Psaume 17,3-4), fol 19r 820-30 Psautier de Stuttgart Württembergische Landesbibliothek Bibl. fol. 23 fol 43r Psaume 34Le pauvre fuit vers la main de Dieu (Psaume 34,10), fol 43r

820-30, Psautier de Stuttgart, Württembergische Landesbibliothek, Bibl. fol. 23

La situation symétrique, l’ouverture sur la droite, illustre au contraire la possibilité de s’échapper :

Yahweh mon rocher, ma forteresse, mon libérateur, mon Dieu, mon roc où je trouve un asile, mon bouclier, la corne de mon salut, ma citadelle ! J’invoquai celui qui est digne de louange, Yahweh, et je fus délivré de mes ennemis. Psaume 17,3-4

Tous mes os diront:  » Yahweh, qui est semblable à toi, délivrant le malheureux d’un plus fort que lui, le malheureux et le pauvre de celui qui le dépouille ? » Psaume 34,10



820-30 Psautier de Stuttgart Württembergische Landesbibliothek Bibl. fol. 23 fol 82r Psaume 70,4. Le juste court vers la main de Dieu

Le juste court vers la main de Dieu, (Psaume 70,4 ), fol 82r
820-30, Psautier de Stuttgart, Württembergische Landesbibliothek, Bibl. fol. 23

Mon Dieu, délivre-moi de la main du méchant, de la main de l’homme inique et cruel.

Lorsque la délivrance est un souhait non encore exaucé, le cadre reste fermé sur la droite; mais le débordement du manteau suggère que Dieu pourrait bien procéder à l’exfiltration par le plafond.

On remarquera dans ces trois images homologues trois manières différentes de représenter la main de Dieu.

820-30 Psautier de Stuttgart Württembergische Landesbibliothek Bibl. fol. 23 fol 19v Ps 17,11. Maiestas DominiMajestas Domini (Ps 17,11), fol 19v 820-30 Psautier de Stuttgart Württembergische Landesbibliothek Bibl. fol. 23 fol 91v Psaume 77,20. Moïse fait jaillir l'eau du rocherMoïse (suivi par Aaron) fait jaillir l’eau du rocher avec sa verge (Psaume 77,20), fol 91v

820-30, Psautier de Stuttgart, Württembergische Landesbibliothek, Bibl. fol. 23

Les débordements verticaux sont tout aussi bien maîtrisés :

  • en débordant en bas, les anges font monter la figure divine ;
  • en débordant en haut, la montagne fraternise avec Moïse et Aaaron, en rapetissant les Hébreux.


820-30 Psautier de Stuttgart Württembergische Landesbibliothek Bibl. fol. 23 fol 26r Psaume 21,13. taureaux harcelant ChristLe Christ entre deux taureaux, (Psaume 21,13) fol 26r 820-30 Psautier de Stuttgart Württembergische Landesbibliothek Bibl. fol. 23 fol 83v Psaume 71,1 Le jugement de SalomonLe jugement de Salomon (Psaume 71,1 ), fol 83v

820-30, Psautier de Stuttgart, Württembergische Landesbibliothek, Bibl. fol. 23

Dans ces deux compositions symétriques :

  • le débordement des pattes accentue la menace des taureaux :

Ne t’éloigne pas de moi, car l’angoisse est proche, car personne ne vient à mon secours. Autour de moi sont de nombreux taureaux, Psaume 21,12-13

  • le débordement des épées met à équivalence de sagesse le roi Salomon et la Bonne mère (qui préfère abandonner son fils plutôt que de la voir coupé en deux).



820-30 Psautier de Stuttgart Württembergische Landesbibliothek Bibl. fol. 23 fol 72v Psaume 607. Guérison miraculeuse du roi Ezéchias

Guérison miraculeuse du roi Ezéchias par Isaïe (Psaume 60:7), fol 72v

Le débordement des deux colonnes crée un effet de perspective très innovant.


Le hors-cadre dans l’art insulaire

Les cadres dans le Livre de Kells (SCOOP !)

800 ca Livre de Kells Madonna Child Trinty College MS 58 fol 7vVierge à l’Enfant, fol 7v 800 ca Livre de Kells Madonna Child Trinty College MS 58 fol 8r Breves causae of Matthew I-IIIBreves causae de Matthieu 1-3, fol 8r

Vers 800, Livre de Kells, Trinity College MS 58

Cette image, la plus ancienne représentation de la Vierge dans l’art occidental, a été très étudiée. On lit partout que trois des anges tiennent un flabellum (éventail liturgique) et le quatrième, en bas à droite, un objet à deux fleurons tournées vers le bas, qui est un sceptre florissant ( [15] , p 11 note 46). On lit moins que ces anges forment deux couples distincts :

  • ceux du haut, en vol, ont une chevelure féminine, une aile interceptée par l’auréole de la Vierge, et désignent d’un doigt leur petit flabellum vert ;
  • ceux du bas, posés sur la terre, ont une chevelure courte, et tiennent deux attributs de majesté : un grand flabellum orné d’une étoile, et le sceptre florissant.

Il ne fait donc guère de doute que les anges du haut sont associés à la Vierge, et ceux du bas à l’Enfant. De ce fait, la rupture de symétrie à l’intérieur de l’image (l’ange au bâton florissant) n’a rien à voir avec la rupture de symétrie que présente le cadre : six petits personnages regardant vers la droite, comme installés dans une tribune ouverte elle-aussi vers la droite.

Ces six personnages contemplent la seconde page de ce bifolium, une page de texte très ornementée qui évoque de manière lapidaire la Nativité, les Rois Mages, le Massacre des Innocents et le Retour en Judée [16] . Comme la marge gauche de cette page présente, juste en face de la « tribune », une crosse très effacée, il est probable que les six petits personnages évoquent les moines auxquels le livre était destiné [17], et que la crosse abbatiale fait pendant, dans la marge, au bâton florissant à deux crosses, dans l’image.

La page des Breves causae illustre l’extrême complexité de la notion de « cadre » dans le Livre de Kells : le bandeau qui la borde sur deux côtés et demi est anthropomorphe, avec une tête échevelée à un bout et des jambes à l’autre. Un petit personnage tenant un livre est assis à l' »intérieur » de la page, sous deux oiseaux tête en bas qui concluent le N de « Nativitas ». On peut interpréter ces deux figures comme on veut.



800 ca Livre de Kells Madonna Child Trinty College MS 58 fol 124r« Tunc cruxifixerant XRI cum eo duos latrones », fol 124r
Vers 800, Livre de Kells, Trinity College MS 58

Cette page recto est composée de la même manière : les trois « tribunes », contenant chacune cinq personnages, regardent cette fois vers la page de gauche, une image de la Crucifixion aujourd’hui disparue ([15] , p 13 note 54). La différence étant que les tribunes ne sont pas ici posées sur la bordure, mais contournées par celle-ci : elle forme une sorte de long ruban, avec un fermoir composé d’une tête de lion crachant des flammes. Un autre lion, mordant des rinceaux, constitue la lettre T, tandis que la lettre X, en dessous, héberge la suite du texte à partir de XRI.


800 ca Livre de Kells Trinty College MS 58 fol 285r Luc 24 Anges gardant tombeauTransition entre Luc 23 et Luc 24, fol 285r
Vers 800, Livre de Kells, Trinity College MS 58

On voit ici le même type de cadre, conçu comme un ruban à fermoir léonin posé sur la page. Celle-ci illustre la transition remarquable entre les chapitres 23 et 24 du récit de Saint Luc, concernant les Saintes Femmes au tombeau :

« S’en étant retournée, elles préparèrent des aromates et des parfums. Puis elles se reposèrent le jour du sabbat, selon la loi. » Luc 23,56
« Le matin après le sabbat, très tôt, elles se rendirent au tombeau, portant les aromates qu’elles avaient préparés » Luc 24,1 :

Là, s’étonnant de trouver le tombeau vide

« deux hommes leur apparurent, en habits resplendissants… ils leur dirent: Pourquoi cherchez-vous parmi les morts celui qui est vivant ? » Luc 24,4-5

Les deux anges du haut, tenant un livre, sont probablement ceux dont parle le texte de Luc, et qu’ont vu les Saintes Femmes. Ceux du bas en revanche, tenant les mêmes attributs de majesté que dans le folio 7r (le flabellum et le sceptre fleurissant) escortent celui qu’elles n’ont pas vu : le Christ ressuscité.

De même que le texte de Jean, avec la répétition du mot « sabbat », fait l’ellipse sur ce qui s’est passé ce jour-là – à savoir la Résurrection, de même l’image, avec ses deux couples d’anges entourant la lettre U, fait l’ellipse sur ce qu’elle ne montre pas, à savoir le tombeau plein, puis vide.



800 ca Livre de Kells Trinty College MS 58 fol 291v St Jean

St Jean, fol 291v
Vers 800, Livre de Kells, Trinity College MS 58

Cette dernière page illustre magnifiquement la conception du cadre dans le Livre de Kells : un élément précieux, ici une sorte de plaque d’orfèvrerie ajourée au centre, qui entretient avec la figure centrale un rapport tridimensionnel sophistiqué.


:
800 ca Livre de Kells Trinty College MS 58 fol 291v St Jean haut
Dans sa partie haute, la plaque ajourée :

  • est solidaire de cinq demi-étoiles soudées, qui viennent masquer l’auréole de l’Evangéliste ;
  • établit un rapport graphique entre la pointe de la plume (qu’elle masque) et un coin du livre (qui la masque).



800 ca Livre de Kells Trinty College MS 58 fol 291v St Jean bas
Dans sa partie basse, la plaque ajourée :

  • porte l’encrier et la robe (elle se rebrousse au milieu en un pli en forme de pique) ;
  • est masquée par le pied droit et vient masquer le pied gauche, dans un rapport croisé avec la plume et le livre.

800 ca Livre de Kells Trinty College MS 58 fol 291v St Jean detail
L’image présente une autre particularité unique : les quatre protubérances externes de la plaque laissent apparaître les deux mains, les deux pieds, et le cou d’un personnage. Dans le trait rouge que tient sa main droite, certains voient un clou, qui l’assimilerait au Christ. Mais la main gauche ne tient rien, et ce trait rouge indistinct semble bien être un rajout postérieur. La seule chose certaine est que ce personnage porte la même auréole, la même robe et les mêmes sandales que Saint Jean, mais des cheveux blonds bouclés et ce qui semble une barbe noire. On ne peut pas non plus dire qu’il se trouve « sous le cadre », puisque son torse se glisse entre les bordures orange et bleu.

J’ai tendance à penser qu’il ne faut pas le considérer comme un personnage à part entière, appelant une interprétation : tout comme les rubans à fermoir léonin des folios 24r et 285r, ou le ruban à tête et à jambes du folio 8r, ce cadre antropomorphisé fait partie des inventions mi décoratives, mi vivantes, qui font la spécificité du Livre de Kells.

Dans ce manuscrit, la notion de hors-cadre n’est pas pertinente : la bonne question est : « devant ou derrière » le cadre.


sb-line

Le cadre posé sur la page

Des manuscrits antérieurs, plus frustres, montrent la même réification du cadre en un objet matériel posé sur la page.


750 ca Casmug gospels Fulda Landesbibliothek Cod Bonifacius 3 fol 1v St MathieuSaint Matthieu
Vers 750 ca, Evangiles de Casmug, Fulda Landesbibliothek Cod Bonifacius 3 fol 1v

Dans ce manuscrit, les Evangélistes sont représentés tous quatre à l’identique, un fleuron dans la main droite et un livre dans la main droite, le cadre posé sur les jambes.


730 Évangéliaire de saint Chad Cathédrale de Lichfield Saint LucSaint Luc 730 Évangéliaire de saint Chad Cathédrale de Lichfield Saint MarcSaint Marc

Vers 730, Évangéliaire de Saint Chad, Cathédrale de Lichfield

Dans les mains de Saint Luc, on reconnaît le sceptre à deux fleurons et le flabellum, ici cruciforme. Son Taureau passe sous le cadre, et ses cornes par dessus.

Le cas de saint Marc est plus complexe à analyser :

  • son Lion bondit au dessus de lui, tenant l’Evangile dans ses pattes avant ;
  • son trône se compose de deux animaux symétriques rose pâle, aux pattes de lion, à la queue terminée par une fleur, et à la tête monstrueuse, avec un mâchoire béante, une corne, et une langue serpentine ;
  • le cadre aux bords rouge vif est grillagé par deux barres horizontales, auxquelles s’enchevêtrent les pattes et se soudent le cou des deux monstres ;
  • le pied gauche du saint sort devant ce cadre.

Avec leur faibles moyens graphiques, toutes ces images trahissent la même ambition de représenter, par des masquages, une réalité tridimensionnelle. En ce sens, les cadres insulaires, épais et saturés de décors, imitent les cadres antiques en leur donnant un nouveau rôle : non plus mettre en valeur un tableau déjà délimité par son fond, mais situer une figure dans l’épaisseur de la page.


En synthèse

Dans les hautes époques, les manuscrits illustrés sont rares, ceux présentant des encadrements rarissimes, et ceux présentant des débordements se comptent sur les doigts. Les incertitudes sur leur lieu et date de réalisation, ainsi que l’ampleur des pertes, rendent toute filiation indécidable.



DebordementsPrehistoire_Schema
Les zones en bleu sombre sont celles où les débordements sont exceptionnels à l’intérieur du manuscrit, voire où le terme même est inapproprié, comme dans l’art insulaire.

Les zones en bleu clair isolent les trois seuls manuscrits où les débordements sont fréquents, et utilisés sciemment comme un procédé graphique à part entière. On ne peut pas les imputer au renouveau post-iconoclasme côté Byzance (période hachurée) ou carolingien côté occidental, puisque le précoce Pentateuque de Tours est totalement à l’écart de ces courants.

On a postulé une influence italienne pour le Psautier de Stuttgart et le GR 749, mais les débordements dans ce dernier manuscrit sont si timides qu’il est difficile de les attribuer à cette hypothétique influence. Il est possible que la floraison des débordements dans le Grégoire de Paris reflète une influence occidentale ponctuelle, puisque les manuscrits byzantins postérieurs, même très luxueux, reviendront au cadre imperméable.

En définitive, la seule conclusion est que les débordements se multiplient dans deux oeuvres de grand luxe, le Psautier de Stuttgart et le Grégoire de Paris, dont le public d’élite est à même d’analyser et de comprendre ces images innovantes.



Article suivant : 2 Débordements préromans et romans : dans les Béatus

Références :
[1] Erwin Rosenthal. « The Illuminations of the Vergilius Romanus (Cod. Vat. lat. 3867). A Stylistic and Iconographic Analysis » https://archive.org/details/illuminationsofv0000rose/mode/1up?view=theater
[2] Eggenberger, « Die Miniaturen des Vergilius Romanus, Codex Vat. Lat. 3867 »,. Byzantinische Zeitschrift, 70, 1977, p. 58-90.
[5] Joseph Gutmann « The Jewish Origin of the Ashburnham Pentateuch Miniatures » The Jewish Quarterly Review, Vol. 44, No. 1 (Jul., 1953), pp. 55-72 https://www.jstor.org/stable/1453176
[7] Dans son souci de prouver l’influence de l’écriture hébraïque, Gutmann ([5], p 65) lit, contre l’évidence, le second registre de droite à gauche. En fait, selon les pages, les registres peuvent se lire dans un sens ou dans l’autre, voire même être désorganisés chronologiquement (voir l’histoire d’Abel et Caïn, fol 6r).
[9] Paul Huber, « Hiob », p 79
[10] Cette explication m’est personnelle. Sur un comparatif de cette image dans les divers manuscrits byzantins, voir Jeanne Devoge « Quand Job tombe malade, Etude littéraire et iconographique d’une scène biblique d’aprés la Septante » https://www.academia.edu/10966035/When_Job_falls_ill_Literary_and_iconographical_study_of_a_biblical_scene_from_the_Septuagint
[11] Leslie Brubaker « Politics, Patronage, and Art in Ninth-Century Byzantium: The « Homilies » of Gregory of Nazianzus in Paris (B. N. gr. 510) » Dumbarton Oaks Papers, Vol. 39 (1985), pp. 1-13 https://www.jstor.org/stable/1291513
[12] Leslie Brubaker, « Vision and meaning in ninth-century Byzantium : image as exegesis in the homilies of Gregory of Nazianzus », 1999, https://archive.org/details/visionmeaninginn0000brub
[13] Par exemple la Bible de Léon (vers 950, Vat MS. Reg. gr. 1) ou le Psautier de Paris (vers 950, BNF MS Grec 139)
[14] Par exemple le Ménologe de Basile II (11ème siècle, Vat Cod. Grec. 1613 ) ou ‎les Homélies de Jacques de Kokkinobaphos (12ème siècle, BNF Gr 1208)
[15] Martin Werner « The Madonna and Child Miniature in the Book of Kells: Part I « , The Art Bulletin, Mar., 1972, Vol. 54, No. 1 (Mar., 1972), pp. 1-23 https://www.jstor.org/stable/3048928

[16]

Nativité
du Christ à Bethléem
en Judée ; les mages
offrent des cadeaux et
les enfants sont massacrés ;
le retour.

NATIUITAS
XPI IN BETHLEM IU
DEAE MAGI
MUNERA OFFERUNT ET
INFANTES INTER
FICIUNTUR REGRESSIO

2 Débordements préromans et romans : dans les Beatus

22 septembre 2024

Ces commentaires de l’Apocalypse doivent leur nom à leur auteur, le moine espagnol Beatus de Liébana. On en connaît en tout et pour tout vingt six s’étalant entre le 9ème et le début du 13ème siècles, dûment répertoriés, photographiés et classés en familles par les spécialistes.


Beatus Classification KleinClassification de P.Klein (basée sur les illustrations) [18]

Dans cette iconographie très codifiée, les hors-cadre sont rares : ils sont essentiellement concentrés dans un des manuscrits les plus tardifs, le Beatus de San Andrés de Arroyo, à la limite entre le roman et le gothique (en vert clair) ; mais on en trouve également quelques prémisses dans trois Beatus antérieurs (en vert).

Pour qualifier ces débordements, nous ferons des comparaisons avec leurs voisins les plus proches (en bleu).

Article précédent : 1 Débordements : avant le Xème siècle


Les ambiguïtés du hors-cadre dans les Beatus

Dans la page de l’Arche de Noé

arche noe 975 Girona_Beatus,_folio_52v-53r975, Beatus de Gérone, folio 52v,53r arche noe 975 Seu d'Urgell Ms 26 fol 82v,975, Beatus de la Seu d’Urgell, Ms 26 fol 82v

La plupart des Beatus représentent uniquement l’arche et ses étages vus en éclaté, avec un toit troué en haut pour laisser passer la colombe. Le Beatus d’Urgell présente en bas un registre supplémentaire, la mer et le mont Ararat sur laquelle l’arche va bientôt se poser.

Le hors-cadre sert à mettre en évidence les trois éléments narratifs :

  • le corbeau envoyé par Noé, posé sur le bras d’un cadavre qui flotte ;
  • l’olivier qui commence à émerger ;
  • la colombe qui en ramène un rameau à Noé.


Deux autres Beatus seulement montrent des noyés, mais pas la mer :

arche noe 975 Seu d'Urgell Ms 26 fol 82v,975, Beatus de la Seu d’Urgell, Ms 26 fol 82v, arche noe 1180-90 Beatus de Manchester, John Rylands Library, Latin MS 8 fol 15v Arche de Noe1180-90, Beatus de Manchester, John Rylands Library, Latin MS 8 fol 15v

Le Beatus d’Urgell identifie la marge inférieure à la mer : on y voit un seul noyé; picoré par le corbeau, tandis que la colombe rentre en haut par une brisure ad hoc dans le cadre.

Dans le Beatus de Manchester, plus tardif, l’artiste a tout rationalisé : les compartiments sont encyclopédiques, l’ouverture du haut se justifie par un toit à bascule, la colombe est représentée une seconde fois posée sur l’olivier, le corbeau est posé sur un des trois noyés qui flottent.


Cette comparaison illustre les ambiguïtés de la notion de hors-cadre dans les Beatus : dans un même manuscrit, certaines pages proposent des images délimitées par un cadre tandis que d’autres comportent uniquement des figures flottantes, sans repère spatial, où le blanc est un espace virtuel signifiant ce que l’on veut : ciel, terre ou mer.


Ainsi, pour la page de l’Arche :

  • le Beatus de Gérone suit la formule du fond abstrait et traite la mer comme une extension de l’arche, une sorte de sous-sol qui lui est annexé ;
  • le Beatus de Manchester fait de même, en posant l’arbre et les noyés en dehors de l’arche, dans cet espace virtuel : il ne s’agit pas véritablement d’une traversée du cadre, puisque celui-ci est absent ;
  • le Beatus d’Urgell choisit au contraire la formule encadrée, mais laisse passer la colombe par pure nécessité pratique, sans se frotter réellement aux audaces du débordement.

Dans un Beatus mozarabe

962, Morgan Ms 644, fol 87r 980-1000, Beatus de San Millan de la Cogolla, Académie de Madrid, Cod.Emil.33 fol 92r

Adoration de l’Agneau (Apo 5,8-14)

« Quand il eut reçu le livre, les quatre animaux et les vingt-quatre vieillards se prosternèrent devant l’Agneau, tenant chacun une harpe et des coupes d’or pleines de parfums, qui sont les prières des saints ».

La composition canonique fait alterner, dans le sphère du ciel soulevée par quatre anges, les quatre animaux et quatre couples de vieillards tenant la cithare et la coupe, plus quatre autres agenouillés sous les Animaux (soit douze viellards au total).

Le Beatus de San Millan de la Cogolla remplace les anges externes par les vieillards, qui sont désormais vingt quatre mais perdent leurs attributs : on voit donc que cette nouvelle disposition n’est pas motivée par la fidélité au texte, mais par l’envie d’explorer les possibilités de la zone externe. Tandis que les dix vieillards du bas sont debout dans le vide – selon la convention de l’espace virtuel – les quatorze du haut sont couchés sur la sphère, qui conserve ainsi une qualité d’imperméabilité, bien différente du cadre ornemental que nous avons vu dans les images précédentes.

Cette page fonctionne donc à la manière de celle de l’Arche, où c’est un objet physique, et non un cadre abstrait, qui divise l’image entre intérieur et extérieur.


Apo 20,1-3 1000 Beatus-de-l Escorial fol 153r1000, Beatus de l’Escorial, fol 153r Apo 20,1-3 980-1000 Beatus San Millan de la Cogola Academie Madrid Cod.Emil.33 fol 213v Ange enfermant le diable aux enfers980-1000, Beatus de San Millan de la Cogola, Academie Madrid Cod.Emil.33 fol 213v

Satan enchaîné (Apo 20,1-3)

« Et je vis descendre du ciel un ange qui tenait dans sa main la clef de l’abîme et une grande chaîne; il saisit le dragon, le serpent ancien, qui est le diable et Satan, et il l’enchaîna pour mille ans. Et il le jeta dans l’abîme, qu’il ferma à clef et scella sur lui. »

Ces deux images se limitent à montrer l’ange et Satan (d’autres Beatus distinguent Satan mis sous clé et le serpent tenu en laisse par la chaîne). Le Beatus de l’Escorial suit la formule encadrée, tandis que celui de de San Millan de la Cogola suit la formule du fond abstrait : de ce fait, on ne peut pas dire qu’il s’agisse d’un hors-cadre, puisque la boîte grillagée représentant les enfers est, tout comme l’arche dans l’exemple précédent, un objet de la scène, et non un cadre. A noter le détail créatif de la tête de Satan prise en tenaille par une louve.


Un hors-cadre isolé

Apo 20,7-8 1086 Beatus Osma fol 155V Le camp des saints gog et magog Apo 20,7-9
1086, Beatus d’Osma, fol 155V

« Quand les mille ans seront accomplis, Satan sera relâché de sa prison, et il en sortira pour séduire les nations qui sont aux quatre extrémités de la terre, Gog et Magog, afin de les rassembler pour le combat : leur nombre est comme le sable de la mer. Elles montèrent sur la surface de la terre, et elles cernèrent le camp des saints et la ville bien-aimée » Apo 20,7-8

L’enlumineur du Beatus d’Osma, Martinus, ne pratique jamais le hors-cadre, sauf dans cette image très particulière : on voit en haut la ville des Saints, puis Gog et Magog qui en tirent deux par les cheveux, et tout en bas le « diable déchaîné (satanus solutus) ». Cet empiètement très discret sert donc à signifier l’entrée en scène du diable. Le cadre a ici une valeur proprement théâtrale, délimitant l’espace des acteurs et celui du lecteur. Tandis que Magog se contente de passer la tête devant un des montants, Satan monte sur les planches depuis le parterre, dans un de ces effets d’irruption dont tout bon metteur en scène sait qu’il ne faut pas abuser.


Commentaire 6 1086 Beatus Osma fol 117 La bête des abyssesLa bête des abysses, Commentaire 6, 1086, Beatus d’Osma, fol 117

Voici la seule autre image que Martinus n’a pas inclus intégralement dans un cadre : le rectangle bleu représente les Abysses, et le débordement figure l’émersion de la Bête, queue et langue dardées vers le haut, plus impressionnante pour le lecteur que si elle se heurtait au plafond d’un cadre fictif.


Le siège de Jérusalem

Jer 39 962 Morgan Ms 644, fol 240v Siège de Jérusalem et lamentation de JFol 240v Jer 39 962 Morgan Ms 644, fol 241r Siège de Jérusalem et lamentation de JFol 241r

Siège de Jérusalem et lamentations de Jérémie, 962, Morgan Ms 644

Certains Beatus comportent un bifolium illustrant ce passage de Jérémie (39,1-6) : ici la page de gauche montre les assiégés et le bas de la page de droite les assaillants. Selon le principe de l’espace virtuel, le haut de cette page présente, sans transition, le résultat après deux ans de siège : « le roi de Babylone fit égorger à Ribla les fils de Sédécias sous ses, yeux; le roi de Babylone fit aussi égorger tous les grands de Juda ».


Jer 39 1180-90 Beatus de Manchester, John Rylands Library, Latin MS 8 fol 206v-207r Siège de Jérusalem et lamentation de J

1180-90, Beatus de Manchester, John Rylands Library, Latin MS 8 fol 206v-207r

Deux siècles plus tard, ce Beatus tardif conserve le même principe (en inversant les pages). La page hétérogène propose désormais un cadre à trois registres, où rien ne distingue les deux registres du présent (les assaillants) et le registre du futur, qui en outre se trouve coincé au beau milieu de la lecture. Faisant confiance à la tradition de ce bifolium et à la compétence du lecteur, l’artiste n’a pas utilisé le cadre pour organiser rationnellement la page, mais pour sa capacité purement graphique de donner du mouvement à ce qui en dépasse : les assaillants entrant par la gauche, les flèches sortant par la droite, le corps supplicié éjecté par en bas.


Le premier songe de Nabuchodonosor

Dan 2,1-34 962 Morgan Ms 644, fol 243vfol 243v Dan 2,1-34 962 Morgan Ms 644, fol 244rfol 244v

962, Morgan Ms 644

Ce bifolium illustre chronologiquement les événements décrits dans Daniel 2,1-34 :

  • 1) Nabuchodonosor dort ;
  • 2) le début de son rêve : une pierre se détache de la montagne et fracasse la statue géante ;
  • 3) la fin du rêve : la pierre détachée se transforme en une immense montagne ;
  • 4) Daniel explique le rêve à Nabuchodonosor


Dan 2,1-34 1220 Beatus de Las Huelgas Morgan MS M.429, fol. 151 r Nebuchadnezzar Daniel inerpreting.

1220, Beatus de Las Huelgas, Morgan MS M.429, fol. 151r

Grâce au cadre et au hors-cadre, l’illustrateur a réussi à condenser en une seule image ces quatre moments :

  • l’édifice renferme à la fois Nabuchonosor rêvant et ce qu’il voit au début de son rêve, la statue ;
  • le hors-cadre montre les résultats du rêve : à gauche la pierre détachée et la statue brisée, à droite la montagne ;
  • dans le registre supérieur, Daniel comparaît devant Nabuchodonosor.

Le repentir du bas est particulièrement intéressant : l’illustrateur avait initialement placé la pierre détachée et les débris de la statue aux pieds de celle-ci, la montagne à droite étant celle dont la pierre s’est détachée. A cette organisation mécaniste, il a préféré une organisation symbolique, où le hors champ présente, en pendant, les deux issues du rêve : la pierre tombée, puis la pierre transformée en montagne.


Dan 7,2-10 1220 Beatus de Las Huelgas MS M.429 fol. 163r Ancient des jours et les quatre betes
La vision de l’Ancient des jours avec les quatre bêtes (Daniel 7,2-10)
1220, Beatus de Las Huelgas, MS M.429 fol. 163r

Le manuscrit comporte un autre repentir significatif : au départ, l’illustrateur avait disposé les bêtes dans l’ordre du texte : l’ourse (numéro 2) et la bête à dix cornes (numéro 4) dans un quatrième registre coincé en bas de la page, les deux registres du haut hébergeant les quatre Vents.

Il a fait ici le démarche inverse, cassant cette organisation très logique pour une raison purement esthétique : le registre inférieur étant trop étroit, il l’a effacé (en oubliant de fermer le cadre), et a ensuite expulsé deux des vents pour laisser la place aux deux bêtes. On voit ici que le hors-champ n’a pas toujours une valeur symbolique recherchée.


Vision 4 betes et statue 1220 Beatus de Las Huelgas Morgan MS M.429, fol. 35v Daniel et la Vision des quatre betes1220, Beatus de Las Huelgas, MS M.429 fol. 35v Vision 4 betes et statue 1180-90 Beatus de Manchester, John Rylands Library, Latin MS 8 Fol 49v Nebuchadnezzar's first dream1180-90, Beatus de Manchester, John Rylands Library, Latin MS 8 Fol 49v

La Vision des quatre bêtes et le Rêve de la statue

Les Beatus comportent une autre page qui regroupe ces deux passages de Daniel en une image synoptique :

  • en haut, dans un cadre, les quatre Bêtes dans le bon ordre ;
  • en dessous, en hors cadre, la statue, la pierre détachée, et la montagne.

L’illustrateur du Beatus de Las Huelgas a tenté assez maladroitement de créer une continuité graphique entre les deux scènes, en alignant la statue et la montagne sur la droite des deux colonnes, et en prolongeant un bout de cadre sur le bord.

L’illustrateur du Beatus de Manchester a évité cette continuité sans signification en supprimant les colonnes, et en séparant clairement les deux images.

Dans les deux cas, la notion de hors-cadre n’a pas de sens : le cadre sert simplement à regrouper les quatre Bêtes en un tout, au lieu de les laisser flotter séparément.


Le hors-cadre dans le Beatus de l’Escorial

Ce manuscrit, au dessin très stylisé, se caractérise par des cadres épais présentant de nombreux débordements, en grand majorité pour les ailes des anges. Je me limite ici à ceux qui sont véritablement significatifs.

Un exemple de débordement angélique

Apo 16,8-9 1000 Beatus-de-l Escorial-_Fourth_bowl sun fol 128vLa quatrième coupe (Apo 16,8-9)
1000, Beatus de l’Escorial, fol 128v

Cette image typique des représentations angéliques dans ce manuscrit montre que le cadre y est à comprendre comme un trou dans la page : l’ange plane en avant pour déverser sa coupe à l’intérieur.


Un hors-cadre pédagogique

Apo 9,7-12 1000 Beatus-de-l Escorial- fol 96v
Les locustes (Apo 9,7-12), 1000, Beatus de l’Escorial, fol 96v

« Elles ont des queues semblables à des scorpions, et des aiguillons, et c’est dans leurs queues qu’est le pouvoir de faire du mal aux hommes durant cinq mois. « 

Ce hors-cadre améliore la lisibilité de l’image en évitant de confondre Saint Jean, à cheval sur le coin supérieur gauche du cadre, avec les victimes des locustes, à l’intérieur de l’image.


Des hors-cadre d’expression

Ces hors-cadre ne sont pas narratifs, en ce sens qu’ils n’ajoutent rien à la sémantique de l’image. Mais ils en améliorent l’expressivité, un peu comme les indications de nuance adjointes à une partition.


Apo 13,1-10 1000 Beatus-de-l Escorial- fol 108vL’adoration de la Bête de la Mer et du dragon, (Apo 9,7-12), 1000, Beatus de l’Escorial,  fol 108v

« Le dragon lui donna sa puissance, son trône et une grande autorité. Une de ses têtes paraissait blessée à mort; mais sa plaie mortelle fût guérie… et l’on adora le dragon, parce qu’il avait donné l’autorité à la bête, et l’on adora la bête… »

L’artiste a traduit avec précision ce passage difficile, en représentant le dragon sous la forme d’un serpent qui nourrit une des sept têtes de la bête, manière à la fois de la guérir et de lui « donner l’autorité ». Le débordement du serpent, à la fois dans l’épaisseur et en dehors du cadre, lui confère une notion de supériorité par rapport à la Bête.


Beatus Escorial 1000 Apocalypse 2,4 Bibliotheque royale de l'Escurial
Le trône de Dieu et la cour céleste (Apo 4,2)
1000, Beatus de l’Escorial, fol 57v

« Après cela, je vis, et voici qu’une porte était ouverte dans le ciel, et la première voix que j’avais entendue, comme le son d’une trompette qui me parlait, dit « Monte ici, et je te montrerai ce qui doit arriver dans la suite. Aussitôt je fus ravi en esprit; et voici qu’un trône était dressé dans le ciel, et sur ce trône quelqu’un était assis. »

A la différences des Apocalypses anglo-saxonnes qui montrent Saint Jean dans le ciel, debout devant une porte (voir 3-4-2 La vision de Patmos dans les Apocalypses anglo-normandes), les illustrateurs des Beatus insistent sur le fait qu’il reste physiquement sur la terre : « je fus ravi en esprit » est traduit par le procédé ingénieux de l’aigle, délégué dans le ciel au bout d’une longue chaîne. La mer qui déborde sur le coin inférieur droit situe la scène géographiquement, sur l’île de Patmos.


Apo 8,8-9 1000 Beatus-de-l Escorial- fol 93vLa deuxième trompette (Apo 4,2)
1000, Beatus de l’Escorial, fol 93v

« Et le deuxième ange sonna de la trompette, et une sorte de grande montagne tout en feu fût jetée dans la mer; et le tiers de la mer devint du sang »

Le débordements en rouge sur le bord droit soulignent les deux catastrophes déclenchées par la trompette : en haut la montagne en feu, en bas le tiers de la mer changé en sang.


Apo 19,11-16 1000 Beatus-de-l Escorial- fol 144rLe Verbe de Dieu à la tête des armées célestes (Apo 19,11-16)
1000, Beatus de l’Escorial, fol 144r

« Puis je vis le ciel ouvert, et il parut un cheval blanc; celui qui le montait s’appelle Fidèle et Véritable… il était revêtu d’un vêtement teint de sang: son nom est le Verbe de Dieu. Les armées du ciel le suivaient sur des chevaux blancs, vétues de fin lin, blanc et pur. De sa bouche sortait un glaive à deux tranchants, pour en frapper les nations. »

L’image est conçue pour être lue de bas à haut : le débordement des pattes donne alors l’impression que les cinq chevaux du bas suivent le cheval du haut.


Des hors cadres savants

Apo 17,1-3 1000 Beatus-de-l Escorial- fol 133r1000, Beatus de l’Escorial, fol 133r Apo 17,1-3 940-950, Beatus Vitr. 14-1, Madrid, Biblioteca Nacional, Vitr. 14-1 fol 137v940-950, Beatus Vitr. 14-1, Madrid, Biblioteca Nacional, Vitr. 14-1 fol 137v

La Grande Prostituée trinquant avec les Rois de la Terre (Apo 17,1-3)

« Viens, je te montrerai le logement de la grande prostituée qui est assise sur les grandes eaux, avec laquelle les rois de la terre se sont souillés, et qui a enivré les habitants de la terre du vin de son impudicité. « 

On pourrait trouver anodin le débordement vers la droite du tapis bleu : il s’agit en fait d’une représentation très abstraite des « grandes eaux« , que l’illustrateur du Beatus du 10ème siècle avait rendues de manière plus explicite.


Apo 14,14-20 1000 Beatus-de-l Escorial-Moisson-et-Vendange-eschatologique-folio-1201000, Beatus de l’Escorial, fol 120r Apo 14,14-20 1180 ca Beatus de Navarre BNF NAL 1366 fol 117v Apo 14,14Vers 1180, Beatus de Navarre, BNF NAL 1366 fol 117v

Moisson et vendange eschatologiques (Apo 14,14-20)

« La cuve fut foulée hors de la ville, et il en sortit du sang jusqu’à la hauteur du mors des chevaux, sur un espace de mille six cents stades ».

Ce cas est un autre exemple de débordement savant, qui n’a été repris que dans un seul autre Beatus : le cheval en hors-cadre illustre « hors de la ville », le pressoir se trouvant juste sur la frontière.


Apo 15,5-8 1000 Beatus-de-l Escorial-_Seven_bowls fol 123v

Les septs coupes et le sanctuaire (Apo 15,5-8)
1000, Beatus de l’Escorial, fol 123r

« Après cela, je vis s’ouvrir dans le ciel le sanctuaire du tabernacle du témoignage. Et les sept anges qui ont en main les sept plaies sortirent du sanctuaire; ils étaient vêtus d’un lin pur et éclatant, et portaient des ceintures d’or autour de la poitrine. Alors l’un des quatre animaux donna aux sept anges sept coupes d’or, pleines de la colère de Dieu qui vit aux siècles des siècles. »

L’artiste a voulu représenter le moment précis où « l’un des quatre animaux » (ici l’Aigle) donne la coupe au dernier des sept anges, qui va ensuite rejoindre sa place réservée en pointillés bleu, en bas de l’image. Le hors-cadre du haut signifie donc « en dehors du sanctuaire », tandis que le masquage des colonnes latérales par l’ange de tête et l’ange de queue (du moins par sa silhouette virtuelle) signifie plus précisément que, tels des parachistes, ils se regroupent en file devant le sanctuaire, avant de s’envoler pour répandre les fléaux par le monde.


Le hors-cadre dans le Beatus de Saint Sever

Seul Beatus français, ce manuscrit à l’iconographie très originale se refuse aux débordements, sauf dans deux pages où ils sont tigourseusement justifiés par la fidélité au texte.

1050 ca Beatus de St Sever BNF Latin 8878 fol 11v genealogie du christ (Garsia) 1050 ca Beatus de St Sever BNF Latin 8878 fol 12r Adoration des Mages (Garsia)

Généalogie du Christ, dessinateur Garsia, vers 1050, Beatus de St Sever BNF Latin 8878, fol 11v-12r

Ce bifolium est le dernier de la Généalogie du Christ selon Saint Matthieu. Les générations successives sont représentées par les cercles suspendus à la barre du haut. Sur la page de droite, le cercle concernant Joseph s’agrandit pour rappeler en résumé cette généalogie, de Salomon à Joseph. Le rectangle contient quant à lui un résumé de la vie du Christ. L’Adoration des Rois Mages n’y est pas évoquée directement : l’image a été choisie pour justifier l’ascendance royale de l’Enfant par l’hommage des trois Rois, dont l’arrivée, en hors-cadre et en position d’humilité (à main gauche du suzerain) traduit ce rapport de vassalité.

« Où est le roi des Juifs qui vient de naître? Car nous avons vu son étoile à l’orient et nous sommes venus l’adorer. «  Matthieu 2,2


1050 ca Beatus de St Sever BNF Latin 8878 fol 150v (Garsia) Apo 10, Ange aux jambes comme des colonnesL’ange vêtu de nuées (Apo 10), dessinateur Garsia, vers 1050, Beatus de St Sever BNF Latin 8878 , fol 150v

D’après le texte, cet ange avait le pied droit sur la mer et le pied gauche sur la terre. Le choix de faire couler la mer verticalement, dans un épaississement du cadre, témoigne de cette réticence au débordement qui régit tout le manuscrit.


Le hors-cadre dans le Beatus de San Millan de la Cogolla

Ce Beatus a été illustré en deux campagnes distantes :

  • une au 10ème siècle dans le style mozarabe (dont nous avons vu un exemple plus haut) ;
  • une au début du 12ème siècle, dans le style roman.

Cette seconde campagne a très certainement été réalisée au scriptorium de San Millan de la Cogolla (voir [18], vol 3 p 25), là même ou avait été produit une centaine d’années auparavant le seul Beatus mozarabe présentant des débordements, celui de l’Escorial. On peut donc estimer que cette résurgence est liée à une tradition graphique perdurant dans cet atelier.

L’incendie de Babylone

Apo 18,1-20 962 Morgan Ms 644, fol 202vFol 202v Apo 18,1-20 962 Morgan Ms 644, fol 203rFol 203r

962, Morgan Ms 644

Classiquement, cette scène est traitée en bifolium, avec d’un côté l’ange annonciateur qui surplombe Babylone en flammes, de l’autre les rois et le marchands qui pleurent sur le sort de leur ville.


apo 18,1-20 1100-20 Beatus San Millan de la Cogolla Academie Madrid Cod.Emil.33 fol 204v Ange et BabyloneFol 204v apo 18,1-20 1100-20 Beatus San Millan de la Cogolla Academie Madrid Cod.Emil.33 fol 205r Ange et BabyloneFol 205r

1100-20, Beatus de San Millan de la Cogolla, Académie de Madrid, Cod.Emil.33

Le Beatus de San Millan se conforme à cette organisation, mais dans l’esthétique des images encadrées : de ce fait les deux scènes perdent la continuité que leur donnait le fond virtuel, d’autant plus que l’artiste n’a pas eu la place de reproduire le même cadre épais pour la page des pleurants. La main qui déborde à gauche, tout comme les pieds de l’ange qui débordent sur le cadre, sont une tentative peu convaincante de créer une unité purement graphique entre les deux registres supérieurs


Saint Jean aux pieds de l’Ange (Apo 19,1-10)

Apo 19,1-10 962 Morgan Ms 644, fol 207r962, Morgan Ms 644, fol 207r Apo 19,1-10 980-1000 Beatus San Millan de la Cogolla Academie Madrid Cod.Emil.33 fol 209r Theophanie100-20, Beatus de San Millan de la Cogolla, Académie de Madrid, Cod.Emil.33 fol 209r

Cette composition en trois registres montre en bas Saint Saint Jean tombant aux pieds de l’Ange, au centre les vingt quatre vieillards et en haut Dieu le Père entouré par le Tétramorphe. Aux empiètements habituels des êtres ailés s’ajoutent des débordements moins importants, limités à l’épaisseur du cadre : celui de la mandorle, celui des vieillards latéraux et celui des pieds de Saint Jean. Ainsi l’artiste expérimente ce nouveau procédé pour tous les habitants de la page.


Présentation des Deux témoins

Apo 11,3-6 962 Morgan Ms 644, fol 149r962, Morgan Ms 644, fol 149r Apo 11,3-6 1100-20 Beatus San Millan de la Cogolla Academie Madrid Cod.Emil.33 fol 154r Les deux temoins1100-20, Beatus de San Millan de la Cogolla, Académie de Madrid, Cod.Emil.33 fol 154r

Les deux témoins (Apo 11,3-6)

Ceux-ci sont les deux oliviers et les deux candélabres qui sont dressés en présence du Seigneur de la terre. Si quelqu’un veut leur nuire, un feu sort de leur bouche qui dévore leurs ennemis : c’est ainsi que doit périr quiconque voudra leur nuire. Ils ont la puissance de fermer le ciel pour empêcher la pluie de tomber durant les jours de leur prédication; et ils ont pouvoir sur les eaux pour les changer en sang, et pour frapper la terre de toutes sortes de plaies, autant de fois qu’ils le voudront.

Tandis que l’illustrateur du Morgan MS 644 s’en tient à une illustration symétrique et littérale (les deux oliviers, les deux candélabres, le feu sort de leur bouche), celui du Beatus de San Millan a préféré sacrifier la symétrie pour introduire, en hors cadre, les deux sujets du pouvoir des témoins : à gauche les ennemis, à droite le ciel (les étoiles) et les eaux (le nuages).

Comme le montrent les deux auréoles, Elie sort devant le cadre pour repousser les ennemis, tandis qu’Hénoch reste derrière, pour « fermer le ciel » comme un rideau : le retrait peu esthétique du bord droit a pour but de mettre en évidence ce geste de glissement des deux doigts, même s’il a pour effet indésirable de laisser le second candélabre pendre à l’extérieur de l’image.


L’Ascension des Deux témoins

Apo 11,11-13 962 Morgan Ms 644, fol 154v962, Morgan Ms 644, fol 154v Apo 11,11-13 1180-90 Beatus de Manchester, John Rylands Library, Latin MS 8 fol 139v Ascension des deux témoins1100-20, Beatus de Manchester, John Rylands Library, Latin MS 8 fol 139v

L’Ascension des Deux témoins suivie du tremblement de terre (Apo 11,11-13 )

Magius, l’illustrateur du Morgan Ms 644, a introduit l’usage des registres colorés horizontaux, particulièrement pertinents pour la composition canonique de l’Ascension, qui perdurera pendant deux siècles :

  • dans le registre supérieur, Dieu le Père dans le Ciel ;
  • à cheval entre les registres 1 et 2, les deux témoins en ascension, à l’intérieur d’un nuage ;
  • deux registres contenant les ennemis des témoins, ceux qui les regardent avec terreur et ceux qui rendent grâce à Dieu (tous sont pour cela sauvés, comme l’indique leur auréole) ;
  • en bas, un registre contenant ceux qui, n’ayant pas rendu grâce, périssent dans le grand chambardement du tremblement de terre.


Apo 11,11-13 1100-20 Beatus San Millan de la Cogolla Academie Madrid Cod.Emil.33 fol 156r Deux temoins1100-20, Beatus de San Millan de la Cogolla, Académie de Madrid, Cod.Emil.33 fol 156r

L’illustrateur de San Millan de la Cogolla invente quant à lui une composition très originale, mais qui n’aura aucune postérité de par son contresens graphique : les deux témoins, dans leur bulle, se trouvent à la même hauteur que les victimes du tremblement de terre. De plus, les deux sauvés, qui ont vu et qui rendent grâce (isti timuerunt et dederunt claritatem deo celi) se retouvent en position péjorative, à cheval sur le bord inférieur, donnant l’impression fâcheuse qu’ils précèdent les réprouvés dans une chute en diagonale.


Les hors-cadre du Beatus navarrais

1180 ca Beatus de Navarre BNF NAL 1366 fol 30vLa Grande Prostituée
Vers 1180, Beatus de Navarre, BNF NAL 1366 fol 30v

La Grande prostituée brandit ses attributs, la coupe de sang et le miroir. Le texte en haut à gauche (ubi mulier sedet meretrix super aquas multas) nous renseigne sur ces étranges « queues » qui passent sous le cadre : il s’agit de trois sources alimentant le réservoir d’eau sur lequel elle trône.

A noter que le Beatus de Navarre est le seul qui présente cette réification du cadre.


Apo 7,1-3 1180 ca Beatus de Navarre BNF NAL 1366 fol 75vL’Ange de l’Orient (Apo 7,1-3)
Vers 1180, Beatus de Navarre, BNF NAL 1366 fol 75v

 

« Et je vis un autre ange qui montait du côté où le soleil se lève, tenant le sceau du Dieu vivant« 

Le hors-cadre et en évidence le sceptre crucifère, qui illustre le « sceau du Dieu vivant ».


Apo 16,17-21 1180 ca Beatus de Navarre BNF NAL 1366 fol 127r Le septième angeLe septième ange (Apo 16,17-21), fol 127r Apo 18,21-24 1180 ca Beatus de Navarre BNF NAL 1366 fol 137r L'ange et la meuleL’ange et la meule (Apo 18,21-24), fol 137r

Vers 1180, Beatus de Navarre, BNF NAL 1366

Ces pages mettent en évidence la trouvaille du manuscrit : tandis que les anges du Beatus de l’Escorial masquaient le cadre de leurs deux ailes, ceux du Beatus de Navarre passent l’une devant et l’autre derrière, donnant l’impression qu’ils volent au travers du cadre.


Apo 8,2-5 1180 ca Beatus de Navarre BNF NAL 1366 fol 86rL’ouverture du Septième sceau (Apo 8,2-5)
Vers 1180, Beatus de Navarre, BNF NAL 1366, fol 86r

« Puis l’ange prit l’encensoir, le remplit du feu de l’autel, et le jeta sur la terre »

Cette capacité dynamique est ici exploitée à plein, pour montrer l’ange de gauche sortant de l’image pour jeter le feu à l’extérieur.


Apo 20,1-3 1180 ca Beatus de Navarre BNF NAL 1366 fol 142r Le démon enchaîné dans les abyssesLe démon enchaîné dans les abysses (Apo 20,1-3)
Vers 1180, Beatus de Navarre, BNF NAL 1366, fol 142r

Ici au contraire le démon est expulsé vers l’arrière de la page, au plus loin du lecteur.


Apo 9,1-6 1180 ca Beatus de Navarre BNF NAL 1366 fol 90v Cinquieme trompette et sauterellesCinquième trompette et sauterelles (9,1-6), fol 90v Apo 11,1-18 1180 ca Beatus de Navarre BNF NAL 1366 fol 103r Saint Michel combattant la BeteSaint Michel combattant la Bête (Apo 11,1-18), fol 103r

Vers 1180, Beatus de Navarre, BNF NAL 1366

Le cadre fonctionne comme une sorte de languette souple sous laquelle se glissent ceux qui veulent fuir l’image : un homme pour échapper aux sauterelles, la Bête pour échapper à Saint Michel.


Apo 15,5-8 1180 ca Beatus de Navarre BNF NAL 1366 fol 120r Les anges aux sept plaies sortant du TempleLes anges aux sept plaies sortant du Temple (Apo 15,5-8)
Vers 1180, Beatus de Navarre, BNF NAL 1366, fol 120r

Cette image est assez complexe par ses ruptures de symétrie : l’illustrateur devait montrer tous les anges tenant la coupe de la main gauche, et tendant la droite à l’aigle pour recevoir la fiole. Le débordement permet à la fois de souligner les portes qui s’ouvrent, et deux ailes et deux coupes qui se détachent sur la marge large, suggérant l’envol des anges vers la droite.


Les hors-cadre du Beatus de San Andrés de Arroyo

Nous en arrivons enfin au Beatus le plus tardif, à la limite entre le style roman et le style gothique. Les débordements y sont abondants, et nous éliminerons ceux qui répondent à un souci purement esthétique, afin d’isoler ceux qui représentent une réelle innovation sémantique.

Les débordements purement esthétiques


apo 14,1-5 962 Morgan Ms 644, fol174v962, Morgan Ms 644 fol 174v apo 14,1-5 1180-90 Beatus de Manchester, John Rylands Library, Latin MS 8 fol 158v adoration de l'agneau1180-90, Beatus de Manchester, John Rylands Library, Latin MS 8, fol 158v apo 14,1-5 1220 ca Beatus de San Andrés de Arroyo BNF NAL 2290 fol 126r Agneau sur le mont SionVers 1220, Beatus de San Andrés de Arroyo, BNF NAL 2290, fol 126r

L’Adoration de l’Agneau sur le Mont Sion (Apo 14,1-5)

Cette composition, où le mont perce des bords internes, remonte aux registres colorés introduits par le Morgan Ms 644. La spécificité du Beatus de San Andrés de Arroyo, par rapport au Beatus de Manchester qui le précède dans la même famille, est la traversée généralisé de tous les bords (sauf les planchers).


apo 11,7-10 962 Morgan Ms 644, fol 151r962, Morgan Ms 644 fol 151r apo 11,7-10 1220 ca Beatus de San Andrés de Arroyo BNF NAL 2290 fol 106vVers 1220, Beatus de San Andrés de Arroyo, BNF NAL 2290, fol 106v

L’exécution des deux Témoins par L’Antéchrist (Apo 11, 7-10)

Cette page est traditionnellement composée en deux registres :

  • en haut les armées de l’Antéchrist subvertissent Jérusalem ;
  • en bas les deux Témoins sont exécutés.

Le Beatus de San Andrés de Arroyo fait sortir du cadre les toits et les armes, comme c’est alors la pratique  dans les illustrations de bataille (voir 5 Débordements récurrents).


970, Beatus de Valladolid, fol 93 975, Beatus de Gérone, fol 126 Vers 1220, Beatus de San Andrés de Arroyo, BNF NAL 2290, fol 70v

Les cavaliers des quatre premiers sceaux (Apo 6,1-8)

Cette composition multicouche s’est complétée progressivement.

Le Beatus de Valladolid place un démon au dessus du cheval blanc, pour illustrer :

« Et je vis paraître un cheval de couleur pâle. Celui qui le montait se nommait la Mort, et l’Enfer le suivait. »

Le Beatus de Gérone rajoute la mandole de l’Agneau, et utilise les niveaux 1 et 3 pour caser les Quatre animaux.

Le Beatus de San Andrés de Arroyo respecte la même disposition, jusqu’à la direction des chevaux. En rajoutant des planchers entre les niveaux, il crée des débordements qui n’attiraient pas l’oeil auparavant. Le démon trouve sa place naturelle sur le bord, à la suite du cavalier qui lui ressemble. La représentation des deux cavaliers de droite de manière négative, sous forme diabolique, et des deux cavaliers de gauche sous forme humaine, est unique : elle témoigne d’une compréhension en profondeur du texte. A noter que les anges et la mandorle restent inscrits dans le cadre ( tout comme la sphère volante dans la page de l’Adoration de l’Agneau) : le cadre conserve ainsi le caractère d’une enceinte sacrée, dont ne débordent que les extrémités subsidiaires : pattes et queues des chevaux.


apo 11,19 1180-90 Beatus de Manchester, John Rylands Library, Latin MS 8 fol 141r1180-90, Beatus de Manchester, John Rylands Library, Latin MS 8, fol 141r apo 11,19 1220 ca Beatus de San Andrés de Arroyo BNF NAL 2290 fol 109r Bête de l'abysseVers 1220, Beatus de San Andrés de Arroyo, BNF NAL 2290, fol 109r

Le sanctuaire ouvert (Apo 11,7) et la Bête des Abysses

« Et le sanctuaire de Dieu dans le ciel fut ouvert, et l’arche de son alliance apparut dans son sanctuaire. »

Le Beatus de San Andrés clarifie l’iconographie, en disjoignant le cadre, qui illustre strictement le texte, et la Bête des Abysses, illustration conventionnelle qui sert à introduire les chapitres suivants. Cette évolution répond aussi au souci esthétique de valoriser le cadre, qui met en exergue ce qui est essentiel.


sb-line

La maîtrise du cadre

 

palmier 1180-90 Beatus de Manchester, John Rylands Library, Latin MS 8 fol 123r1180-90, Beatus de Manchester, John Rylands Library, Latin MS 8, fol 123r palmier 1220 ca Beatus de San Andrés de Arroyo BNF NAL 2290 fol 89r PalmierVers 1220, Beatus de San Andrés de Arroyo, BNF NAL 2290, fol 89r

Le palmier a toujours été une page assez libre, où les illustrateurs des Beatus peuplent la partie tronc selon leur fantaisie. Il s’agit en effet d’une métaphore de la Vertu : pour atteindre les fruits, il faut passer par le tronc épineux.

Dans le Beatus de San Andrés, le cadre sert esthétiquement à mettre en valeur la partie sacrée, et métaphoriquement à matérialiser la barrière que le tronc constitue pour le grimpeur.


1180-90, Beatus de Manchester, John Rylands Library, Latin MS 8, fol 89r Vers 1220, Beatus de San Andrés de Arroyo, BNF NAL 2290, fol 56v

Adoration de l’Agneau (Apo 5,8-14)

A la composition classique des anges en vol soutenant la sphère céleste, le Beatus de Manchester avait déjà ajouté Saint Jean et l’ange posés sur le bord inférieur, lequel fait office de plancher.

Le Beatus de San Andrés de Arroyo introduit pour la première fois un cadre abstrait autour de la sphère, englobant les anges sustentateurs. L’ensemble recule ainsi d’un niveau, plaçant Saint Jean et l’ange en situation de spectateur, et donc de relais du lecteur à l’intérieur de la page.


Apo 20,4-6 962 Morgan Ms 644, fol 214r962, Morgan Ms 644 fol 214r apo 20,4-6 1180-90 Beatus de Manchester, John Rylands Library, Latin MS 8 fol 191r1180-90, Beatus de Manchester, John Rylands Library, Latin MS 8, fol 191r Apo 20,4-6 1220 ca Beatus de San Andrés de Arroyo BNF NAL 2290 fol 156r Règne de mille annéesVers 1220, Beatus de San Andrés de Arroyo, BNF NAL 2290, fol 156r

Le collège apostolique et les âmes des Elus (Apo 20,4-6)

« Puis je vis, des trônes, où s’assirent des personnes à qui le pouvoir de juger fut donné, et je vis les âmes de ceux qui avaient été décapités à cause du témoignage de Jésus et à cause de la parole de Dieu »

Cette composition n’avait pratiquement pas varié depuis deux siècles, sinon par le nombre des colombes. En rajoutant Saint Jean devant le cadre, l’illustrateur fait coup triple ;

  • graphiquement, la scène sacrée recule là encore d’un niveau ;
  • esthétiquement, l’harmonie de la page est accrue par le parallélisme entre les deux registres ;
  • symboliquement, on voit que les âmes sont encore au niveau terrestre, avec Saint Jean, tandis que le Christ et les Apôtres siègent dans le ciel.


apo 18,1-20 1220 ca Beatus de San Andrés de Arroyo BNF NAL 2290 fol 147v Chute de BabyloneFol 147v apo 18,1-20 1220 ca Beatus de San Andrés de Arroyo BNF NAL 2290 fol 148r Chute de BabyloneFol 148r

L’incendie de Babylone (Apo 18,1-20), vers 1220, Beatus de San Andrés de Arroyo, BNF NAL 2290

Le Beatus de San Andrés reprend la disposition traditionnelle en bifolium, et unifie les deux images par un cadre de même taille et de même couleur de fond. Dans la page de gauche débordent à la fois les flammes et les habitants, qui s’échappent de la ville par la porte. Le résultat n’est plus seulement d’ajouter un niveau d’abstraction à la page, mais de lui donner profondeur et dynamisme : les habitants, comme les flammes, fuient vers l’avant et vers les côtés.


apo 9,17-21 1180-90 Beatus de Manchester, John Rylands Library, Latin MS 8 fol 133r1180-90, Beatus de Manchester, John Rylands Library, Latin MS 8, fol 133r apo 9,17-21 1220 ca Beatus de San Andrés de Arroyo BNF NAL 2290 fol 100vVers 1220, Beatus de San Andrés de Arroyo, BNF NAL 2290, fol 100v

Les chevaux de la Sixième trompette (Apo 9,17-21)

Le Beatus de Manchester avait déjà eu l’idée de souligner les queues empoisonnées et leurs victimes en les plaçant en hors cadre, quitte à perdre l’homogénéité avec les autres victimes, regroupées dans le registre inférieur.

Le Beatus de San Andrés de Arroyo homogénéise le page avec trois registres identiques et en symétrie miroir. Ou presque : car la grande innovation est de profiter de la marge étroite pour montrer une petite animation en trois temps : la victime menacée par la gueule, soulevée, puis happée à l’intérieur.


sb-line

Des iconographies uniques

 

La victoire de l’Agneau

Apo 17,14-18 962 Morgan Ms 644, fol 200r962, Morgan Ms 644 fol 200r apo 17,14-18 1180-90 Beatus de Manchester, John Rylands Library, Latin MS 8 fol 179v1180-90, Beatus de Manchester, John Rylands Library, Latin MS 8, fol 179v

La victoire de l’Agneau (Apo 17,14-18)

Cette image passablement embrouillée, er recopiée pieusement pendant deux siècles, n’illustre pas directement le texte de l’Apocalypse, mais le libellé récapitulatif inscrit en haut :

L’Agneau a vaincu le pseudo-prophète et le dragon et le diable et la bête

Agnus vincit pseudoprophetam et draconem et diabolum et bestiam

Les deux registres du bas montrent la bête et le dragon, s’affrontant à deux guerriers (un avec un épée, l’autre avec une pierre) qui doivent être les émissaires de l’Agneau. Les têtes coupées tentent d’illustrer un autre passage obscur, où il est dit que l’Agneau vainc sept Rois (qui sont les têtes de la Bête) mais qui sont aussi dix (comme les cornes de la Bête) : ce pourquoi, sans doute, on voit une tête bestiale coupée se transformer en trois corps, auxquels on coupe aussitôt la tête).


Apo 17,14-18 1100-20 Beatus San Millan de la Cogola Academie Madrid Cod.Emil.33 fol 202v Agneau et dix roisLa victoire de l’Agneau (Apo 17,14-18)
980-1000, Beatus de San Millan de la Cogola, Academie Madrid Cod.Emil.33  fol 202v

Dans une autre tradition iconographique, on représente uniquement l’Agneau vainqueur des dix rois.


Apo 17,14-18 1220 ca Beatus de San Andrés de Arroyo Paul Getty Museum, Ms. 77, recto The Lamb Defeating the Ten KingsVers 1220, Beatus de San Andrés de Arroyo, Paul Getty Museum, Ms. 77

Le Beatus de San Andrés fusionne les deux traditions, en rajoutant en bas le serpent mangeant une des têtes couronnées, nouveauté iconographique qui illustre le passage suivant :

« Car Dieu leur a mis au coeur (aux dix cornes, donc aux dix rois) d’exécuter son dessein, et de donner leur royauté à la bête, jusqu’à ce que les paroles de Dieu soient accomplies. » Ap 17,17

Les débordements facilitent la lecture de cette image innovante : les Rois entrent par la gauche, se font décapiter par l’Agneau (son glaive l’associe à la mandorle), tombent dans le registre inférieur, où ils sont supplantés par le serpent couronné.


Le Verbe de Dieu

Apo 19,11-16 1000 Beatus-de-l Escorial- fol 144r1000, Beatus de l’Escorial, fol 144r Apo 19,11-16 1220 ca Beatus de San Andrés de Arroyo BNF NAL 2290 fol 152r Armée célesteVers 1220, Beatus de San Andrés de Arroyo, BNF NAL 2290, fol 152r

Le Verbe de Dieu à la tête des armées célestes (Apo 19,11-16)

Le Beatus de San Andrés renouvelle complètement l’imagerie traditionnelle :

  • ajout d’une registre céleste, avec le Soleil, la Lune et dix étoiles, comme signes du pouvoir cosmique du Verbe de Dieu ;
  • ajout d’un démon impuissant, repoussé vers la marge étroite ;
  • ajout d’un registre inférieur, avec à gauche la chute des nations vaincues.

Selon sa logique habituelle, l’artiste aurait dû abstraire l’ange et Saint Jean en les plaçant devant le cadre. Il a choisi au contraire de les inclure dans le compartiment inférieur, sans doute pour suggérer un parallèle : Saint Jean suit l’Ange comme les Armées célestes suivent le Verbe de Dieu.

On notera l’invention extraordinaire de l’auréole composée de douze parties (en comptant le disque externe), cohérente avec les douze astres dorés du firmament.

La Victoire sur la Bête et le Faux Prophète

apo 19,19-21 962 Morgan Ms 644, fol 211r962, Morgan Ms 644 fol 211r apo 19,19-21 1220 ca Beatus de San Andrés de Arroyo BNF NAL 2290 fol 154r Victoire des cavaliers sur la BêteVers 1220, Beatus de San Andrés de Arroyo, BNF NAL 2290, fol 154r

Victoire sur la Bête et le Faux Prophète (Apo 19, 19-21)

L’iconographie habituelle montre, en deux registres :

  • en haut la Bête capturée,
  • en bas :
    • à gauche le Faux prophète assommé,
    •  à droite le résultat :  » tous les oiseaux se rassasièrent de leurs chairs. »

Le Beatus de San Andrés revient au texte pour restructurer très lisiblement l’image en deux cases opposées :

  • « la bête et les rois de la terre avec leurs armées » (fond rouge),
  • « rassemblés pour faire la guerre à Celui qui était monté sur le cheval et à son armée. » (fond bleu).

L’affrontement est accentué par le hors champ, à gauche d’une massue, à droite des croupes des chevaux. Sur le bord inférieur débordent, dévorés par les oiseaux, les corps du faux-prophète, d’un roi et d’un simple soldat.


Le Jugement dernier

Apo 20,11-15 962 Morgan Ms 644 fol 219v-220rLe Jugement dernier (Apo 20,11-15)
962, Morgan Ms 644 fol 219v,220r

Dans les Beatus, le Jugement dernier est représenté par un empilement de registres. Lorsqu’ils se répartissent en bifolium, la page de gauche est consacrée aux Elus et celle de droite aux Damnés, d’une manière fort complexe :

« Le Christ Juge est assis au sommet dans une mandorle soutenue par deux anges. En dessous, sur trois registres, se trouvent six paires de saints assis (probablement des apôtres), chaque paire étant accompagnée d’un saint debout. Ceux-ci bénissent les élus, représentés par des groupes de saints immobiles. Les registres de droite contiennent les damnés. Les hommes au sommet, se tenant la main, sont les damnés pris dans leur ensemble ; en dessous , les hommes souffrent individuellement ; tout en bas, les damnés sont torturés dans un étang de feu aux parois semblables à des fours. » [19]


Apo 20,11-15 1220 ca Beatus de San Andrés de Arroyo BNF NAL 2290 fol 160r Jugement DernierVers 1220, Beatus de San Andrés de Arroyo, BNF NAL 2290, fol 160r

Le Beatus de San Andrés renouvelle la page de droite de manière radicale: la partie infernale s’étend sur trois registres de même fond bleu, remplis à ras bord par l’image très moderne d’une bouche d’enfer, brûlant et broyant les Damnés [20].



Apo 20,11-15 1220 ca Beatus de San Andrés de Arroyo BNF NAL 2290 fol 160r Jugement Dernier schema
La page de gauche a disparu, mais par analogie avec les autres Beatus, on peut imaginer qu’elle représentait le Christ Juge, au dessus de trois registres d’Elus, ce qui permet de comprendre la page subsistante :

  • le premier registre montre ceux qui attendent le Jugement, poussés de droite à gauche par la foule en hors cadre (en orange) ;
  • le deuxième registre montre les Condamnés, tirés de gauche à droite par le diable en hors cadre (en rouge).

Dans cette image à la fois complexe et novatrice, les débordements jouent un rôle essentiel pour guider le parcours de l’oeil entre les différents registres.



Article suivant : 3 Débordements préromans et romans : en Angleterre 

Références :
[18] John Williams « The illustrated Beatus : a corpus of the illustrations of the Commentary on the Apocalypse » https://arachne.dainst.org/search?q=beatus

[20] La bouche d’Enfer apparaît surtout dans les manuscrits français :

1170-85 Jugement dernier Psaultier Amiens BM 19 fol 12v1170-85, Psaultier Amiens BM 19 fol 12v Apo 20,11-15 1225-35 Psautier de Blanche de Castille Arsenal MS 1186 fol 9v1225-35 Psautier de Blanche de Castille, Arsenal MS 1186 fol 9v

Le psautier d’Amiens montre en outre des personnages de rang social différents menés par une corde au cou. Le détail rarissime de la roue broyeuse suggèrent aussi l’influence de manuscrits français (voir [18], Vol 5, p 45).