2b Les anges aux luminaires dans le Jugement dernier

23 mai 2025

Les anges portant le soleil et la lune apparaissent dans les Crucifixions autour de 1220. Cet article présente les rares tympans gothiques où l’on retrouve ce motif dans le contexte du Jugement dernier.

Pour mieux comprendre  son  apparition, commençons par présenter les quelques tympans romans où figurent le Soleil et la Lune.

Chapitre précédente : 2a Les anges aux luminaires dans la Crucifixion

A) Le Soleil et la Lune dans les tympans romans

Ces cas se comptent sur les doigts d’une main : on y voit seulement des personnifications du Soleil et de la Lune, mais jamais d’anges qui les transportent.

A1) Conques (vers 1100)

sb-line

conques_tympan_jugement_dernier_christ_croixTympan de Conques, vers 1100 (détail) 

Le sujet du tympan de Conques est le Jugement dernier : mais la croix en position sommitale et axiale structure toute la composition. Les deux anges des cantons supérieurs jouent un rôle double :

  • d’une main ils soutiennent la croix en tant que signe de la Parousie, comme le précise la seconde ligne de l’inscription :

Ce signe, la croix, apparaîtra dans le ciel lorsque le Seigneur viendra pour le Jugement

(h)oc signum crucis erit un celo cum dominus ad ivdicandum venerit

  • de l’autre ils tiennent les deux objets liés directement à la mort du Christ, la lance et un clou, que la première ligne de l’inscription associe aux deux luminaires :

Soleil Lance Clous Lune

sol lancea clavi luna

Les personnifications du Soleil et de la Lune sont presque identiques, chacune avec deux torches en main ; elles ne se différentient que par le sexe, le décor du disque (rayons ou nuages) et probablement les couleurs :

conques_tympan_jugement_dernier_christ_croix colorise (c) OT-Conques-Marcillac(c) OT-Conques-Marcillac

Il est logique que la lance soit située du côté du flanc qu’elle a percé, le droit. Mais son association avec le Soleil (le Jour) lui confère ici une valeur positive : en faisant jaillir l’eau et le sang, elle est du côté du Baptême, de l’Eucharistie, et de ceux qui respectent les sacrements : les Elus.

Réciproquement, l’association de la Lune (la Nuit) avec les clous leur confère une valeur négative : instruments de la souffrance du Christ, ils président aux souffrances des Damnés.

Par l’importance de sa croix sommitale, le tympan de Conques développe de manière explicite la superposition entre les polarités habituelles de la Crucifixion (voir – 1) introduction) et celles propres au Jugement dernier : idée qui restera en germe dans la plupart des tympans.


Une seconde éclipse

Cette superposition explique le positionnement des luminaires à l’emplacement qui est le leur dans la Crucifixion, au dessus de la traverse ; mais leur présence dans la scène du Jugement dernier se justifie par un passage de l’évangile de Matthieu décrivant les présages avant le retour du Christ :

Aussitôt après ces jours de détresse, le soleil s’obscurcira, la lune ne donnera plus sa lumière, les étoiles tomberont du ciel, et les puissances des cieux seront ébranlées. Mathieu 24,29

Ce texte évangélique reprend littéralement un passage de l’Ancien Testament :

Voici des multitudes et encore des multitudes dans la vallée du Jugement ; il est tout proche, le jour du Seigneur dans la vallée du Jugement ! Le soleil et la lune se sont obscurcis, les étoiles ont retiré leur clarté. Joël, 4,14- 15

Cette éclipse terminale prélude au retour triomphal du Christ, tout comme la première éclipse avait accompagné sa mort : sous cet aspect, lz  Jugement dernier apparaît comme la contrepartie de la Crucifixion.


Le thème de la disparition des luminaires

A propos du tympan de Conques, Emile Mâle fournira une explication assez réductrice, considérant que les anges non pas portent, mais emportent les luminaires :

Pour la première fois, le Soleil et la Lune planent au-dessus de la scène du Jugement, à côté des anges qui montrent la lance, les clous et la croix ; au siècle suivant , des anges emporteront les deux astres , comme on éteint des lampes devenues inutiles , car la croix , nous enseigne Honorius d’Autun , « brillera d’une lumière plus éclatante que le soleil  » . [1]

Cette interprétation, répétée sempiternellement pour tous les tympans gothiques, mérite comme le verrons d’être largement nuancée.


Le thème du jour perpétuel (SCOOP !)

Conques couronnement (c) OT-Conques-MarcillacAnge tenant une couronne au dessus des Elus, vers 1100, Tympan de Conques

Un ange tenant une couronne surplombe la file des Elus, commentée par les deux vers léonins :

Ainsi, aux élus conduits aux joies du ciel sont donnés la gloire , la paix , le repos et le jour perpétuel.

Sic datur electis ad celi gaudia vectis / gloria pax requies perpetuusque dies

La couronne est l’image du mot gloire. Il est donc très probable que le cierge, juste au dessus du mot « perpetuusque dies« , soit l’image de cette lumière permanente qui remplace l’alternance du soleil et de la lune. De la même manière, les étoiles tombées du ciel sont rassemblées sur le pourtour et à l’intérieur de la mandorle divine. On notera que le soleil et la lune se trouvent derrière la traverse de la croix, comme s’ils se reculaient vers le fond.

Ainsi, la composition de Conques se trouve être certainement la plus proche à la fois du texte de Mathieu (la disparition des luminaires) et de celui de l‘Apocalypse qui décrit le Jour perpétuel de la Jérusalem céleste :

La ville n’a pas besoin du soleil ni de la lune pour l’éclairer, car la gloire de Dieu l’illumine : son luminaire, c’est l’Agneau. Apocalypse 21, 23


Le thème du Juge-Roi (SCOOP !)

Tympan de Beaulieu détail couronneTympan de Beaulieu

Ce tympan présente lui aussi deux anges apportant la croix parousiaque, mais décentrée. Un autre apporte les quatre clous, et un autre une couronne royale.


Conques REX IUDEX (c) OT-Conques-Marcillac(c) OT-Conques-Marcillac

A Conques, l’auréole présente le mot REX (roi) sur les trois branches de la croix, le mot IUDEX (juge) dans les intervalles. On connaît plusieurs exemples de tels nimbes à anagramme à l’époque romane, dont plusieurs avec le mot REX à la même place [2], mais la combinaison REX /IUDEX inventée à Conques est unique : elle permet de désigner le Christ-Juge comme Roi, sans pour autant figurer la couronne

Le mot REX fait écho à l’inscription injurieuse du titulus, ici inscrite directement sur le montant de la croix :

<IESUS NAZAR>ENUS REX JUDEORUM


Conques REX IUDEX suppedaneum (c) OT-Conques-Marcillac

(c) OT-Conques-Marcillac

A l’extrémité opposée, la planche inclinée sur laquelle sont posées les pieds évoque le suppedaneum de la Croix.

Sous une forme très concise et astucieuse est affirmée à nouveau l’idée forte que le Jugement dernier vient venger la Crucifixion.


sb-line

A2) Perse (début 12ème siècle)

sb-line

Espalion_église_Perse_portail_tympan soleil-luneChapelle Saint Hilarian-Sainte Foy de Perse

Malgré la proximité avec Conques, la scène représentée dans le tympan n’est ni le Jugement dernier, ni la Parousie, mais la Pentecôte (voir Le Soleil et la Lune à la chapelle de Perse).


sb-line

A3) Autun (1130-35)

sb-line

Saint Lazare 1130-35 AutunTympan du Jugement dernier, 1130-35, Cathédrale Saint Lazare, Autun

Le Christ apparaît dans une mandorle transportée par quatre anges, les deux supérieurs encore en vol et les deux inférieurs atterrissant. L’inscription du pourtour, en quatre vers intersectés par les membres et la tête, mérite une traduction littérale (souvent approximative dans la littérature) :

Moi seul dispose de tout /
et couronne les mérites./
ceux qui pratiquent le crime,
moi / jugeant, la peine les châtie.

“MNIA.DISPONO.SOLUS /
MERITOS QUE CORONO: /
QUOS SCELUS. EXERCE(n)T
ME / JUDICE. PENA COERCET

Quoique évoqué dans le texte, le couronnement des Elus n’est représenté nulle part, à la différence de Conques.


Saint Lazare 1130-35 Autun detail
Le soleil et la lune sont présents très discrètement, personnifiés par un simple visage. Leur taille minime suggère moins un lien avec le thème général du Jugement, qu’un commentaire graphique du texte voisin : le Soleil jouxte le mot CORONO (je couronne) et la Lune le mot SCELUS (le crime).

Comme ils sont situés juste au dessus de la mandorle véhiculée par les anges, on peut aussi supposer qu’ils illustrent l’origine du mouvement : la descente DEPUIS le ciel. Le cas inverse se rencontre dans quelques rares Ascensions avec luminaires, où ils indiquent la destination du mouvement (voir Lune-soleil : Crucifixion 2) en Orient )


sb-line

A4) Parme (1196)

sb-line

Antelami 1200 ca Portail de la Vie Baptistere de ParmeTympan du Portail de la Vie (Sud), Benedetto Antelami, 1196, Baptistère de Parme

Ce tympan illustre un sujet très particulier, le Quatrième apologue du « Roman de Barlaam et Josaphat”. Pour l’analyse, voir Le Soleil et la Lune dans le tympan de Parme.



B) Les anges aux luminaires dans les tympans gothiques

B1) Chartres

C’est à Chartres qu’ils apparaissent, mais pas dans le Jugement dernier.

sb-line

Création des luminaires (1210-25)

Chartres 1220-30 portail Nord porte centre voussure externe gauche creation jpur et nuitPremier Jour : création de la Nuit et du Jour
Voussure externe gauche, portail Nord, porte centre, 1210-25, Cathédrale de Chartres

Pour le Premier jour, le groupe de droite est une allégorie : la Nuit – une jeune femme tenant comme emblème un disque en forme de lune – et le Jour -un jeune homme tenant une torche qui ouvre le chemin. Avant la Création de la Lumière, on ne voit rien (comme avant le big-bang) : aussi l’homme à gauche est un homme du futur : c’est le rédacteur de la Genèse en train d’ouvrir le récit, son livre sur les genoux [3].


Chartres 1220-30 portail Nord porte centre voussure externe gauche creation firmamentDeuxième jour : séparation des eaux et création du firmament

Dans la scène du Deuxième Jour, située juste au dessus, deux anges, l’un tourné vers Dieu, l’autre en prières, font voir le lieu où ils ils résident : le firmament.


Chartres 1220-30 portail Nord porte centre voussure externe gauche creation luminairesQuatrième Jour : création des luminaires

Le Quatrième jour présente lui aussi une narration continue : à gauche Dieu modèle un disque entre ses mains, à droite deux anges sexués, homme et femme; tiennent ce qu’il a fabriqué. Dans les manuscrits, la représentation canonique du Quatrième Jour est celle de Dieu élevant les deux mains pour placer lui-même les luminaires dans le firmament, dans l’ordre du texte : soleil, puis lune (pour les rares inversions, voir le Quatrième Jour). Tout en respectant l’ordre canonique, la formule chartraine est tout à fait originale. Il et clair qu’elle se situe dans une continuité graphique : le couple allégorique du Premier Jour puis le couple angélique du Deuxième. Mais, comme souvent, l’explication immédiate se double d’une interprétation plus théorique : les anges sont les intermédiaires chargés de régir le mouvement des planètes.


En aparté : les anges « gubernateurs »

Voici les grandes étapes de cette idée, selon Barbara Bruderer Eichberg ( [4], p 33 et ss)

Elle remonte au Timée de Platon, mais s’étoffe dans le commentaire néoplatonicien de Proclus (mort en 485), où se ne sont plus les Dieux de l’Olympe qui meuvent directement les astres, mais des esprits-serviteurs.

L’idée se christianise au sixième siècle :

Tous les astres ont été créés pour régler les jours et les nuits, les mois et les années, et se meuvent, non point par le mouvement même du Ciel, mais par l’action de certaines vertus divines ou de certains lampadophores. Dieu a créé les anges pour le servir, et il a donné charge à ceux-ci de mouvoir l’air, à ceux-là le Soleil, à d’autres la Lune, à d’autres les étoiles, à d’autres enfin il a ordonné d’amonceler les nuages et de préparer la pluie. Cosmas Indicopleustès, Topographie chrétienne, vers 550

Cependant, ce n’est pas cette source byzantine qui influencera les théologiens scholastiques, mais la synthèse effectuée par Avicenne au XIème siècle :

« il est aussi l’un des premiers théoriciens qui, par l’emprunt non des esprits divins platoniciens mais des intelligences aristotéliciennes comme moteurs intelligibles des astres, les ont intégrées au système hiérarchique des êtres purs et spirituels de Denys, autrement dit, aux ordres angéliques. Par l’amalgame des ces trois lignes spéculatives, il est parvenu à créer dans sa Métaphysique un univers irrévocablement hiérarchisé, dans lequel les ordres angéliques sont reliés, d’une part, à la sphère intelligible des intelligences et, d’autre part, à la sphère sensible des âmes moteurs des astres. »

Au XIIIème siècle à Paris, la question est très discutée : dans son De universo (1231), l’évêque et confesseur de Saint Louis, Guillaume d’Auvergne, s’y oppose vigoureusement ; mais un peu plus tard Vincent de Beauvais, lui aussi très apprécié de saint Louis, retient l’idée que les anges font mouvoir les planètes, position qui sera entérinée par Saint Thomas d’Aquin [5]. En 1277, l’évêque de Paris condamne l’idée qu' »une intelligence fasse mouvoir un ciel de sa propre volonté » [6], mais il s’agit essentiellement de condamner l’idée que les astres soient doués d’une forme de vie indépendante.


14eme BL MS Harley 9440 fol 28r Breviari d'amorBL MS Harley 9440 fol 28r 14eme BL Ms. Royal 19 C. I fol 50 Breviari d'amorBL Ms. Royal 19 C. I fol 50

14ème siècle, Matfre Ermengaud, Breviari d’amor

Cette question importante, mais très théorique, ne se prêtait guère à la figuration. La seule iconographie qui s’en rapproche date du siècle suivant, avec ces anges faisant tourner les sphères célestes, soit avec une manivelle, soit à la main.

Reste que les anges aux luminaires apparaissent simultanément dans les Crucifixions vers 1220 (voir 2a Les anges aux luminaires dans la Crucifixion) et dans la Création de Chartres à la même période, soit au tout début de ce renouveau d’intérêt théologique quant à la question du mouvement des planètes. L’abandon de la formule carolingienne, puis romane (le Soleil et la Lune personnifiés tels des divinités antiques) au profit de cette médiation angélique reflète probablement cette évolution des idées.



Portail de Job et Salomon (1210-25)

Chartres 1210-25 Portail de Job linteau gauche Chartres 1210-25 Portail de Job linteau droit

Première voussure au niveau du linteau, portail Nord, porte droite , 1210-25, Cathédrale de Chartres

Dans le même portail Nord, les anges portant la lune et le soleil, surplombés par un ange portant une étoile, sont réutilisés dans les voussures d’un portail sur le thème de de la Sagesse, avec au tympan Job et au linteau le Jugement de Salomon. Pour W.Sauerländer ( [7], p 436), ces signes célestes pourraient être en rapport avec un passage cosmique du texte de Job :

Noues-tu les liens des Pléiades, Ou détaches-tu les cordages de l’Orion ? Fais-tu paraître en leur temps les signes du zodiaque, Et conduis-tu la Grande Ourse avec ses petits ? Connais-tu les lois du ciel? Règles-tu son pouvoir sur la terre ? Job 38, 31-33


Chartres 1210-25 Portail de Job
Le fait qu’ils encadrent le linteau, avec la scène du Jugement de Salomon, leur donne à mon avis un usage plus précis, celui d’en faciliter la lecture :

  • le soleil (le jour) éclaire Salomon et la bonne mère, qui préfère donner son enfant plutôt que de le laisser couper en deux par le numide ;
  • la lune (l’obscurité) est du côté de la mauvaise mère, qui refuse l’enfant, et du côté des spectateurs moins sagaces que Salomon.

Les autres anges, au dessus, accompagnent la scène du tympan, Job sur son fumier torturé par le démon. Les anges des étages 3 et 4 portent des torchères, ceux de l’étage 5 une épée et un bouclier, et ceux de l’étage 6 une couronne : ils forment une escorte glorieuse qui proclame le triomphe de Job au ciel, après son combat contre le démon.


Portail du Jugement Dernier (SCOOP !)

Chartres Portail Sud Porte centrale Jugement dernierPortail Sud Porte centrale (1205-15), Cathédrale de Chartres

Quatre anges apportent dans de longs linges trois instruments de la Passion bien particuliers : la croix en position axiale, une couronne et les clous.

L’absence des luminaires rend moins visible une polarité très semblable à celle de Conques :

  • à gauche, la couronne est moins la couronne d’épines qu’une couronne générique, destinée aux Elus du registre inférieur ;
  • à droite, les clous président à la torture des Damnés ;
  • au centre, la croix réduite à son montant vertical sert d’élément de séparation.

Cette polarité est soutenue par un motif discret, dans la première voussure : les séraphins de gauche tiennent à bout de bras deux globes célestes, ceux de droite deux flammes.


Saint Denis Portail du Jugement 1140Saint Denis

Cette solution très formelle inverse en somme celle de Saint Denis, où la couronne est clairement une couronne d’épines et où la croix, réduite cette fois à la traverse (le patibulum), sert de séparation entre le registre angélique et le registre apostolique : la polarité Elus/Damnés est expulsée dans les voussures, à l’extrémité des deux textes.


Burgos 1240-50 Puerta de la Coroneria
1240-50 , Puerta de la Coroneria, Cathédrale de Burgos

Ce tympan espagnol s’inspire très étroitement de celui de Chartres, tout en atténuant ses aspects insolites : les séraphins ne tiennent plus de globe ni de flamme, la croix a retrouvé son montant horizontal et n’est plus tenue au travers d’un grand linge peu explicable : à la place, deux élégants foulards joignent les mains des anges, en passant derrière leur cou. La polarité couronne d’épines / clous est respectée.


sb-line

B2) Amiens, vers 1235

sb-line

Tympan du Jugement, vers 1235, Cathédrale d'AmiensPortail du Jugement dernier, vers 1235, Cathédrale d’Amiens

Pour leur première apparition dans un Jugement dernier, la position centrifuge des luminaires montre qu’ils sont effectivement emportés par les deux anges. Ceux-ci sont clairement séparés de la scène du Christ-Juge : placés au dessus du baldaquin, de part et d’autre de la Jérusalem céleste, ils accompagnent le Dieu vengeur juste au dessus, tenant deux banderoles et crachant deux épées, tel que décrit dans l’Apocalypse :

« Il tenait dans sa main droite sept étoiles; de sa bouche sortait un glaive aigu, à deux tranchants, et son visage était comme le soleil lorsqu’il brille dans sa force » Apocalypse 1, 16

Il est possible que la polychromie ait accentué le côté brillant de ce visage, tandis que les luminaires étaient assombris.

La taille très importante du tympan d’Amiens a probablement favorisé l’adjonction de ce trio apocalyptique.

A noter que, comme à Conques et à Chartres; on trouve la polarité couronne d’épines / clous (la couronne d’épines, tenue par l’ange portant la croix, jouxte la couronne royale de la Vierge).


sb-line

B3) Bourges, 1225-50

sb-line

Tympan du Jugement, 1225-50 Cathédrale de BourgesPortail du Jugement dernier, 1225-50, Cathédrale de Bourges

Les deux anges sont comme à Amiens posés sur le baldaquin, mais ils tiennent cette fois les luminaires en position centripète. L’interprétation est compliquée par le fait que le Christ-Juge a été refait en plus grand, au 14ème siècle, ce qui place sa tête juste sous les deux astres. Mais on a du mal à imaginer que la composition ait voulu illustrer la disparition apocalyptique des luminaires : ceux-ci se positionnent  plutôt ici comme des attributs christiques.

L’hypothèse la plus simple est que les luminaires, introduits à Amiens en relation étroite avec le texte de l’Apocalypse, aient été rapidement considérés comme des « arma christi » s’ajoutant aux instruments de la Passion des autres anges (couronne d’épines, croix, lance et clous).

Une autre possibilité -non exclusive – est que l’iconographie du Christ-Juge ait pu être contaminée par le souvenir d’une iconographie plus ancienne, celle du Christ dans sa mandorle accompagné des luminaires, comme à Autun (pour d’autres exemples en dehors des tympans, voir 1 Mandorle double dissymétrique).

A noter, comme à Amiens, la polarité des couronnes (royale et d’épines) et des clous.


sb-line

B4) Rampillon, vers 1240

sb-line

Tympan du Jugement, vers 1240, Eglise Saint Eliphe, RampillonPortail du Jugement dernier, vers 1240, Eglise Saint Eliphe, Rampillon

Cette situation est encore plus flagrante à Rampillon, où les anges sont complètement intégrés à la scène du Christ-Juge : de même taille que la Vierge et Saint Jean, posés en avant du feuillage sur une bande nuageuse, ils amènent le soleil et la lune en collision au dessus de la tête du Christ, et masquent partiellement son auréole : dans une inversion paradoxale, c’est celle-ci qui semble éclipsée au profit de ces luminaires géants.

L’insertion de ce motif innovant, avec des anges de taille réelle, dans un tympan de dimension réduite, est une question ouverte.

A noter que la polarité couronne / clou a disparu, puisque la couronne d’épines se trouve, de manière exceptionnelle, posée sur la tête du Christ.

De plus, le portail de Rampillon a la particularité, parmi les portails du Jugement du Nord de la France, d’être le seul à avoir supprimé également la polarité Elus / Damnés : le Paradis se trouve simplement évoqué par les scènes du Sein d’Abraham et de Saint Michel, insérées dans le linteau de la Résurrection.


sb-line

B5) Larchant

sb-line

Église_Saint_Mathurin_de_Larchant-Jugement dernier portail nordPortail du Jugement dernier, 1240-1300, Basilique Saint Mathurin, Larchant [8]

Ce tympan se place dans la proximité de celui de Notre Dame , puisque cette église de pèlerinage a été édifiée par le chapitre de Paris. L’élément remarquable est le quatuor d’anges thuriféraires du registre supérieur :

  • les deux grands, debout sur une nuée, tiennent un encensoir et une coupe à encens [9] ;
  • les deux petits sortent du ciel en tenant d’une main un encensoir et de l’autre le soleil et la lune (disparue), juste au dessus du dossier en amande du trône du Christ.

La polarité couronne / clous était probablement présente (l’ange de droite portant la lance et les clous).


Église_Saint_Mathurin_de_Larchant-schema portailPlan du portail [10] Église Saint Mathurin de LarchantAnge stéphanophore

A noter que la première voussure présente, de part et d’autre du linteau de la Résurrection, deux anges buccinateurs. Les six autres anges, qui bordent la partie tympan, sont couronnés et tiennent chacun une seconde couronne, celle qui attend les Elus dans le Ciel. Ce motif des couronnes apparaît également à Rampillon, situé à une soixantaine de kilomètres.


sb-line

B6) En Aquitaine

sb-line

Saint Seurin de Bordeaux (1230-67)

Saint Seurin Bordeaux 1220-1260Portail du Jugement, église Saint Seurin, 1230-67 [11]

Le composition développe de manière plus claire la même idée qu’à Rampillon et Larchant : deux anges surgissent du fond, les ailes passant devant le feuillage, pour amener au Christ les luminaires de sa Crucifixion : au deux bouts de la barre horizontale de l’auréole, ils sont cette fois tenus au travers d’un linge, non pour les sacraliser (les autres instruments de la Passion sont tenus à main nue) mais probablement pour évoquer l’éclipse.

Simultanément, dans la première voussure, deux autres anges amènent explicitement la couronne royale, qui a Conques était seulement suggérée par le mot REX.



Saint Seurin Bordeaux 1220-1260 schema
Ce thème royal est souligné par la couronne que porte Marie, et par la couronne d’épine presque en position symétrique (en jaune). Comme à Rampillon, l’élimination de la polarité Elus/Damnés coïncide avec l’élimination de la polarité couronne /clou au profit d’un nouveau dispositif : la couronne sommitale, qui vient honorer le Christ et, au delà, tous les Elus.

A noter que, selon une iconographie plus courante dans les enluminures, le Christ est ici assis sur l’arc-en-ciel. Ses pieds sont posés sur un escabeau évoquant la terre, plus souvent représentée par un globe ou un demi-globe (voir 6 Le globe dans le Jugement dernier).


sb-line

Le portail royal de la cathédrale de Bordeaux (1240-50) (SCOOP !)

Portail royal, 1250-60 BordeauxPortail royal, 1240-50, Cathédrale de Bordeaux

Les deux registres comportent quatorze anges, debout dans une attitude statique (sauf deux agenouillés). En l’absence de polarité Elus / Damnés, le couple clous / couronne d’épines est, comme à Saint Seurin, inversé.

Dans les portails du Jugement d’Aquitaine, la séparation entre élus et reprouvés disparaît progressivement, comme le note M.Angheben ( [12], p 96) :

L’étape ultime de cette évolution est manifestement celle du portail de Bordeaux où le registre inférieur n’est occupé que par les ressuscités…. La chronologie de ces nombreuses œuvres est toutefois trop incertaine pour attester cette évolution linéaire. Il se pourrait au contraire que le concepteur du portail de Bordeaux ait créé ou adopté cette formule avant les autres, imprimant ainsi à l’évolution du Jugement dernier une accélération remarquable.  Quelle que fût l’importance de cette innovation, elle fait du Jugement dernier de Bordeaux le plus sobre de sa génération et correspond probablement à une évolution de sa portée sémantique. Comme on va le voir au sujet des ressuscités, l’absence de pesée et de séparation vient sans doute de ce que les âmes ont été jugées une première fois à l’occasion du jugement immédiat et que le Jugement dernier ne modifie pas leur statut.


Portail royal, 1250 ca Bordeaux archeovisionReconstitution archeovision [13]

Les traces de polychromie ont permis cette restitution, qui rend évidente une ambiance nocturne devant un firmament constellé d’étoiles.



Portail royal, 1250 ca Bordeaux age porteur de lune
La présentation centripète des luminaires, et l’inventivité de ces faces humaines affrontées, suggère qu’il ne s’agit pas ici de représenter leur extinction. Ni de les assimiler à des arma christi, puisqu’ils sont dans un registre supérieur, clairement séparé.

Il y a probablement ici une ambition théologique proche de cette réflexion de Saint Thomas d’Aquin [14] :

Certains affirment avec assez de probabilité que la résurrection aura lieu quasiment au crépuscule, alors que le soleil se trouve à l’orient et la lune à l’occident: c’est dans cette disposition qu’ils ont été créés, croit-on; ainsi leur révolution (circulatio) sera-t-elle achevée par leur retour au même point. Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, 1266-73

Le portail ayant la particularité d’être situé au Nord, le Soleil se trouve effectivement à l’orient et la lune à l’occident.



Portail royal, 1250-60 Bordeaux schema
Il faut tenir compte d’un autre élément, qui reprend la thématique de Saint Seurin : les deux anges sommitaux de la première voussure brandissent non plus une, mais deux couronnes royales, accolées autour d’une palme.

Pour M.Angheben ( [12], p 104), « ces couronnes correspondent aux récompenses destinées aux élus et ce sont elles que désigne le septième ange du registre supérieur du tympan ».

Les huit autres anges de la première voussure ont soit les mains jointes (pour les deux d’en bas, au niveau de la Résurrection des morts), soit les mains systématiquement cassées, ce qui suggère qu’ils auraient pu tenir devant leur torse la  couronne destinée aux Elus, comme à Larchant.



Portail royal, 1250-60 Bordeaux detail couronnes
Mais même si c’était le cas, le geste des deux anges du haut est bien différent, puisqu’ils élèvent les couronnes au dessus de leurs tête pour les fusionner avec le baldaquin. Je pense que cette trouvaille graphique, effectivement pointée par le septième ange, signifie que les luminaires, ayant achevé leur mouvement, forment comme deux nouvelles couronnes permanentes au centre de l’architecture céleste.

La relation ici affirmée entre luminaires immobilisés et couronnement du Christ-Juge pourrait bien être une des sources du motif des anges aux luminaires dans les Jugements derniers : les anges présentent au dessus du Christ le soleil et la lune comme les regalia d’un couronnement cosmique.


sb-line

L’ancien portail de la cathédrale de Dax (1300-20)

Portail des apotres 1300-20 Cathédrale_de_DaxCathédrale de Dax (1300-20)

Ce portail, malheureusement très mutilé, trahit l’influence du portail royal de Bordeaux, où le soleil et la lune ne sont plus des instruments de la Passion, mais des attributs permanents du Christ glorieux : ils sont néanmoins tenus au travers de linges, peut être sous l’influence locale de Saint Seurin. On observe la double polarité Elus / Damnés et Couronne d’épines / Clous. Il est très probable que les deux ange du haut tenaient une couronne royale, selon le dispositif commun à presque tous les tympans du Jugement aquitains [15].


sb-line

Le portail principal de la cathédrale de Bordeaux (1361-69)

Portail nord, 1361-69 BordeauxPortail principal (1361-69)

La cathédrale de Bordeaux a pour particularité d’avoir deux portails du Jugement dernier du côté Nord, le portail royal et celui-ci, réalisé une centaine d’années après : on ne peut doute que ce soit cette topographie très particulière qui ait conduit à répéter et amplifier, un bon siècle plus tard, la promotion extraordinaire des luminaires amorcée au portail royal. On assiste ici à un véritable cumul de plusieurs idées déjà évoquées :

  • les luminaires rappellent l’orientation générale de l’édifice ;
  • le registre inférieur représentant l’Ascension, ils en marquant la destination, telles deux bornes-frontières à l’entrée du ciel ;
  • ils sont présentés à égalité de dignité avec les autres arma christi :
    • la couronne d’épines et la lance, qui perforent comme les rayons du soleil,
    • le voile de Véronique, qui reflète l’image du Christ comme la lune la lumière du soleil.


sb-line

Portail du Jugement, Bazas (1233-1308)

Bazas 1233-1308Portail du Jugement, Bazas (1233-1308)

Un autre portail aquitain présente une composition en apparence comparable, où l’on a cru reconnaître le voile de Véronique et la couronne d’épines (en fait, celle-ci est portée par l’ange à droite de Saint Jean). Il s’agit bien d’une couronne royale, et son appariement avec le voile de Véronique ne ferait guère sens (sinon que tous deux concernent la tête du Christ). Je pense plutôt que l’ange de gauche tient le linge qui a servi à transporter la couronne, et que l’ange de droite vient de la saisir à main nue pour la poser sur la tête du Christ.

A noter que bien que le portail comporte un registre Elus/Damnés, les instruments de la Passion restent non polarisés [16] (sans doute sous l’influence régionale du portail royal).


Villeneuve l'archeveque 1240 caCouronnement de la Vierge, vers 1240, Villeneuve l’Archevêque

De la même manière, ici, deux anges amènent dans un linge la couronne du Christ, tandis que celui-ci pose à main nue une autre couronne sur la tête de la Vierge ( [7], p 468).


sb-line

Trois portails avec couronnement

Pour terminer ce parcours, citons trois portails du Jugement où les luminaires ne sont pas présents, mais où la couronne tient une place importante.

sb-line

 

1225-30 Reims-Portail_Nord-Tympan_du_Jugement_DernierPortail du Jugement, 1225-30, Reims

L’archivolte présente trois voussures de cinq registres :

  • celle de l’arrière est polarisée, avec à gauche cinq vierges sages surplombées par une porte ouverte, et à droite cinq vierges folles surplombées par une porte fermée ;
  • celle du centre présente cinq saints lisant un livre ;
  • celle de l’avant se divise en deux sections :
    • en bas, deux anges sonnent de la trompette (au niveau de la Résurrection des Morts et du Jugement ) ;
    • en haut, trois anges tiennent une couronne (au niveau du Christ).

De la même manière que les trompettes sont destinées aux Morts, les couronnes sont destinées aux Elus. Malgré le caractère éminemment monarchique de la cathédrale de Reims, le portail du Jugement ne comporte par encore l’idée de couronner le Christ-Juge.

Pour des anges à valeur monarchique dans cette même cathédrale, voir Les anges aux deux couronnes .


sb-line

Cathédrale de Ferrare vers 1250Loggia de la façade de la cathédrale de Ferrare, vers 1250

Dans la seule oeuvre italienne qui s’inspire des portails gothique français, c’est la couronne d’épines, tenue par deux anges au dessus du Christ, qui se place en haut du fronton : elle n’a donc aucun rapport avec le thème du couronnement des Elus, ce qui contredirait d’ailleurs la polarité Elus /Damnés de la frise. Les autres instruments de la Passion sont répartis selon la chronologie :

  • à gauche la lance et les clous, instrument de la Mort du Christ ;
  • à droite la croix, signe de son retour.


sb-line
1270 ca Catedral_Leon portada_JuicioCathédrale de Leon, vers 1270

Ce portail est le seul qui combine les deux couronnes :

  • la couronné d’épines tenue par deux anges posés sur le baldaquin,
  • la couronne royale, pour la première fois posée directement sur la tête du Christ.

Il est intéressant qu’on n’ait pas retenu l’option inverse :

  • la couronne royale au sommet, d’un point de vue honorifique,
  • la couronne d’épines sur le front, d’un point de vue narratif.

D’autant que les instruments présentés par les deux anges en pied suivent la chronologie de la Passion : à gauche la colonne et le fouet, à droite le manteau, la lance, la croix et les clous.

Sans doute a-t-on pensé que la couronne d’épines était incompatible avec la dignité du Christ-Juge, revenu devant les Nations en tant que Roi. Ce choix rend, a posteriori, d’autant plus étonnante la formule quasiment unique de Rampillon [17].

La motivation de ce double couronnement est ici probablement politique :

« Le Christ Juge, plus majestueux qu’à Burgos, apparaît couronné, élément iconographique banni auparavant à Saint-Denis. Cette disposition est liée à des motivations politiques. Il y a la volonté d’exprimer le caractère emblématique de la ville royale qu’était León, en conflit avec la ville royale qu’était Burgos à l’époque ». ( [18], p 186)

A noter que le Christ en Majesté apparaît également couronné dans une autre portail de la même cathédrale (portal del Sarmental).



En synthèse

Portails cosmiques schema P.Bousquet
Ce schéma synoptique récapitule tous les tympans du Jugement, du 12ème et 13ème siècle, soit cosmiques (soleil en bleu, lune en rose), soit présentant une couronne (d’épines en blanc, royale en jaune). La chronologie est très incertaine, et le schéma vaut surtout pour les rapprochements qu’il permet de mettre en évidence, avec toutes les réserves relatives à l’ampleur des pertes.

Les tympans non cosmiques ont un cadre orange.

Les tympans polarisés (à gauche) présentent une distinction forte entre Elus et Damnés ; les tympans non polarisés (à droite) présentent un registre unique avec la Résurrection des Morts, peu ou pas différenciés : mis à part Rampillon, ils se trouvent tous en Aquitaine.

Un premier résultat de cette catégorisation est que l’interprétation d’E.Mâle concernant les tympans cosmiques, selon laquelle les luminaires sont en train d’être éteints ou enlevés (cercles bleu et rose emplis de noir), n’est claire que pour quatre cas :

  • Conques et Amiens ;
  • en Aquitaine, Saint Seurin et Dax (dans la mesure ou les linges évoqueraient l’idée d’éclipse).

Dans les quatre autres tympans cosmiques, les luminaires paraissent plutôt s’assimiler à des arma christi (cercles bleu et rose emplis de jaune) :

  • à Bourges
  • en Ile de France, à Rampillon et à Larchant (le second sans doute influencé par le premier) ;
  • au portail royal de Bordeaux, où ils deviennent presque des regalia.

Un deuxième résultat est l’existence de cinq tympans doublement polarisés (encadrés en vert) qui soulignent la séparation Elus/Damnés en mettant en pendant la couronne d’épines (cercle blanc) et les clous (cercle rouge). L’idée semble s’ébaucher à Conques, où la couronne d’épines est absente, et où les clous sont mis en pendant avec la lance, et plus bas avec la couronne des Elus. Elle naît véritablement à Chartres (recopiée à Burgos) puis touche quatre tympans cosmiques (Amiens, Bourges, Larchant et à la fin du siècle Dax).

Un troisième résultat est que l’idée de placer au dessus du Christ-Juge une couronne royale (cercle jaune) n’apparaît qu’en Aquitaine : portail royal, Saint Seurin et sans doute Dax, plus quelques tympans mineurs très détériorés.

Le couronnement direct est exceptionnel. On ne le rencontre qu’à :

  • Rampillon (couronne d’épines)
  • Léon (couronne royale surplombée par une couronne d’épines), pour des raisons politiques.



Inversion Lune- Soleil dans deux portails du Jugement dernier du 14ème siècle

Daroca-Puerta-del-Perdon-Colegiata 1350-1400Christ de l’Apocalypse et Résurrection des Morts
Porte du Pardon, 1350-1400, Collégiale de Daroca (Aragon)

Ce tympan a été conçu pour la façade occidentale de l’ancienne église romane. L’inversion, qui avait probablement pour but de placer le soleil côté Sud, a été facilitée ici par l’absence de tout élément polarisant : pas d’Elus ni de Damnés, et surtout pas de croix centrale imposant le placement conventionnel des luminaires. Pour d’autres cas de ce type (Crucifixions ou Ascensions), voir Les inversions topographiques (SCOOP) .


sb-line

Nürnberg ( Mittelfranken ). Pfarrkirche St. Lorenz Westportal ( 1340-50 )
Portail Ouest de l’église St. Lorenz, 1340-50, Nurenberg

Cette composition présente une double incongruité iconographique :

  • les luminaires – une nouvelle lune plongée dans les nuages, et le soleil – sont piétinés par le Christ [19] ;
  • ils sont inversés, de sorte que le Soleil éclaire les Damnés et la Lune les Elus.

L’arc-en-ciel sur lequel le Christ est assis ajoute à cette ambiance cosmique.

Dans le silence des historiens d’art, Grok m’a fourni une explication très inventive :

« Le soleil, symbole du Christ et de la justice divine, placé du côté des damnés, pourrait créer une ironie théologique : les damnés, ayant rejeté la lumière du Christ, se retrouvent sous l’éclat du soleil, non pas comme une source de salut, mais comme une lumière révélant leurs péchés. Cette disposition accentuerait le contraste entre les élus, baignés dans la miséricorde (symbolisée par la lune, associée à l’Église), et les damnés, jugés par la justice implacable du soleil. »

J’aurais volontiers adopté cette lecture, sauf qu’elle n’explique pas pourquoi cette « ironie théologique » n’a été conçue qu’à Nuremberg.

C’est en fait une particularité de la composition qui rend compte simultanément des deux « anomalies »


Nürnberg ( Mittelfranken ). Pfarrkirche St. Lorenz Westportal ( 1340-50 ) schema
Remarquons d’abord que Saint Jean Baptiste (en bleu clair) sert ici d’assesseur au Christ-Juge, ceci pour éviter la redite avec la scène de la Crucifixion au registre inférieur, avec Saint Jean l’Evangéliste (en bleu foncé). La particularité du tympan de la Lorenzkirche est donc l’imbrication étroite entre les registres du Jugement et le registre de la Passion.

Placer les luminaires sous les pieds du Christ-Juge a pour effet de les rapprocher, par delà la Résurrection des Morts, des scènes de la Passion :

  • la Lune préside aux scènes nocturnes, qui commencent par la Comparution devant Caïphe (flèche rouge) et même plus à gauche, par les scènes de la voussure : Jardin de Gethsémani et Trahison de Judas ;
  • le Soleil préside aux scènes diurnes, qui se terminent par la Résurrection (flèche verte) – les scènes de la voussure droite sont perdues.



Nürnberg ( Mittelfranken ). Pfarrkirche St. Lorenz Westportal ( 1360 ) Rosette
Le plus étonnant est que l’inversion se propage jusqu’en haut de la façade Ouest, avec les deux bas-reliefs qui qui encadrent la grande rosace, en répétant exactement le motif : Nouvelle lune plongée dans les nuages, et Soleil [20].



Nürnberg ( Mittelfranken ). Pfarrkirche St. Lorenz Westportal ( 1340-50 ) schema ensemble
On notera une autre inversion étonnante tout en bas, pour les statues d’Eve et Adam de part et d’autre du portail (voir L’inversion Eve-Adam) [21] . L’inversion féminin/masculin (en rose et bleu) et l’inversion Lune/Soleil (rouge/vert) ne sont pas nécessairement corrélées, puisque Mund et Sonne sont masculins en allemand. Reste que ce parti-pris d’inversion des conventions, pour l’ensemble de la façade, témoigne d’un projet  pour le moins original : aurait-on voulu accorder la façade Ouest avec l’orientation générale de l’édifice, en plaçant le féminin et le nocturne au Nord, le masculin et le diurne au Sud ? Nous serions ainsi en présence d’un monumentale inversion topographique.


Chapitre suivant : 3 Le globe solaire

Références :
[1] Emile Mâle, L’Art religieux du XIIe siècle en France: étude sur les origines de l’iconographie du Moyen Age, Page 413 https://archive.org/details/lartreligieuxdux00ml/page/413/mode/2up?view=theater
[2] Jacques Bousquet, « Les nimbes à anagramme, origine et brève fortune d’un motif roman », Les cahiers de Saint-Michel de Cuxa vol. 11 (1980) p. 101-121
[3] Jean Villette « Les Portails de la cathédrale de Chartres » p 280 https://books.google.fr/books?id=PHxYDwAAQBAJ&pg=PT280
[4] Barbara Bruderer Eichberg « Les neuf choeurs angéliques. Origine et évolution du thème dans l’art du Moyen Âge » Civilisation Médiévale Année 1998 6 https://www.persee.fr/doc/civme_1281-704x_1998_ths_6_1
[5] « Mais je n’ai pas posé qu’il y ait des substances spirituelles qui aient une autorité immédiate sur les corps inférieurs – sauf peut-être les âmes humaines ; et cela parce que je n’ai pas considéré qu’il y ait des opérations exercées dans les corps inférieurs, mis à part les opérations naturelles, parmi lesquelles le mouvement des corps célestes était suffisant. » Cité par Barbara Bruderer Eichberg [4], note 157
[6] Edward Grant, « Planets, stars, and orbs : the medieval cosmos, 1200-1687 » p 472 et p 528
https://archive.org/details/planetsstarsorbs0000gran/page/528/mode/1up?view=theater
[7] W.Sauerländer « Gothic sculpture in France, 1140-1270″ https://archive.org/details/gothicsculpturei00saue/page/436/mode/1up
[9] Ce motif apparaît dès 1230 sur un ange du chevet de Reims ( [7], p 318) https://archive.org/details/gothicsculpturei00saue/page/318/mode/1up?q=censer+boat
[11] Ce portail est très difficile à dater. Voir Chiara Piccinini, « Le portail sud de la collégiale : hypothèses entre iconographie, datation, style », in Autour de Saint-Seurin de Bordeaux. Lieu, Mémoire et pouvoir des premiers temps chrétiens à la fin du Moyen Age, https://www.academia.edu/12076922/Le_portail_sud_de_la_collégiale_hypothèses_entre_iconographie_datation_style_in_Autour_de_Saint_Seurin_de_Bordeaux_Lieu_Mémoire_et_pouvoir_des_premiers_temps_chrétiens_à_la_fin_du_Moyen_Age_éd_I_Cartron_et_alii_Éd_Ausonius_Bordeaux_2009_p_331_344
[12] M.Angheben, L’iconographie du Jugement dernier dans Markus Schlicht « Le portail royal de la cathédrale de Bordeaux: redécouverte d’un chef-d’œuvre » 2016
[14] Légèrement postérieur au portail mais qui reflète les idées du temps. Cité par Gilbert Dahan Le Jugement dernier vu par les commentateurs des Sentences, Civilisation Médiévale Année 1996 3 pp. 19-35 https://www.persee.fr/doc/civme_1281-704x_1996_act_3_1_894
[15] C’est en tout cas ce que l’on croit deviner sur deux autres Jugements derniers d’Aquitaine, très érodés, à Saint Emilion (collégiale et église souterraine).
[16] Malgré l’érosion on distingue pour les anges de gauche l’éponge et le roseau, les clous, la lance ; pour ceux de droite, la couronne d’épines (?), la croix et le fouet. La colonne semble manquer.
[17] On ne la rencontre que dans un autre Jugement des années 1230-40, la « déesis deThérouanne », transportée dans la cathédrale de Saint Omer.
[18] Angela Franco Mata « Juicios Finales en la escultura monumental de las catedrales de Burgos y León y sus áreas de influencia. Peculiaridades iconográficas hispánicas » dans De l’art comme mystagogie. Iconographie du jugement dernier et des fins dernière à l’époque gothique. ( Actes du colloque de la Fondation Hardt, Genève, 13-16 février 1994), Civilisation Médiévale Année 1996 3 pp. 175-198 https://www.persee.fr/doc/civme_1281-704x_1996_act_3_1_902
[19] Je ne connais que deux autres exemples, dans une illustration française de la « De civitate dei », voir 6 Le globe dans le Jugement dernier
[20] Les vitraux ont été offerts par Hartwig Volckamer vers 1360. La rosace a été refaite en 1864, puis après la seconde guerre mondiale, mais les bas-reliefs sont d’origine.
[21] A la Frauenkirche de Nuremberg, construite à la même époque, les statues d’Adam et Eve sont dans l’ordre héraldique.

Couples flamands ou hollandais atypiques

24 avril 2025

Les inversions héraldiques sont excessivement rares dans l’art flamand ou hollandais.


sb-line

Les fileuses de Heemskerck

sb-line

​La fileuse de Madrid

Maarten-van-Heemskerck-Portrait-of-a-Spinning-Woman-c.-1530.Madrid-Museo-Thyssen-Bornemisza

Portrait d’une femme en train de filer
Maarten van Heemskerck, vers 1530, Musée Thyssen-Bornemisza, Madrid [1]

Dans ce portrait de fileuse, Heemskerck s’intéresse particulièrement au rouet à double entraînement, d’un modèle de grand luxe : mise en mouvement par la manivelle, la grande roue entraîne une poulie qui fait tourner l’épinglier…

Maarten van Heemskerck, Portrait of a Spinning Woman, c. 1530.Madrid, Museo Thyssen-Bornemisza detail rouet…pièce en U par laquelle entre le fil et qui est chargée de sa torsion ; une seconde poulie, plus petite, fait tourner à une plus grande vitesse la bobine sur laquelle il s’enroule.

A noter, accroché au mur, le panier dans lequel la fileuse place les pelotes terminées.

L’instrument pendu sur la cloison de gauche est également instructif : il s’agit du dévidoir à main qui servait à transformer en écheveau la bobine sortie du rouet, de manière à faciliter ensuite la mise en pelotes.


Un grand écart thématique

Dans l’art hollandais, la thème de la fileuse oscille dangereusement entre la Vertu et le Vice.


The praise of the virtuous woman (1555), n° 1 the industry. Engraving by Dirck Volckertsz. Coornhert, after a design by Maarten van HeemskerckL’industrie, N°1 de la série L’éloge de la bonne ménagère,
Gravure de Dirck Volckertsz. Coornhert, d’après un dessin de Maarten van Heemskerck, 1555

Le même intérêt vis à vis des différentes opérations du filage inspirera à Heemskerck, vingt cinq ans plus tard, cette gravure à la fois technique et morale, dont la légende (en allemand) cite les Proverbes de Salomon :

Qui peut trouver une femme forte? Son prix l’emporte de loin sur celui des perles.
Le coeur de son mari a confiance en elle, et les profits ne lui feront pas défaut.
Elle lui fait du bien, et non du mal, tous les jours de sa vie.
Elle recherche de la laine et du lin, et travaille de sa main joyeuse.
Proverbes 33 10,13


1560-70 Man and Woman at a Spinning Wheel, Pieter Pietersz. (I),Homme et femme en train de filer
Pieter Pietersz. (I), vers 1560, 1570, Rijksmuseum, Amsterdam

A l’opposé de cette veine morale, des scènes de genre au rouet filent des métaphores ouvertement grivoises : la position de la femme, à gauche, souligne assez le caractère illégitime du couple. Pour l’analyse de ce portait d’amoureux, voir 4 Phalloscopiques par destination : objets mis en scène .


Le couple d’Amsterdam

Maarten-van-HeemskerckPortraits-of-a-Couple-possibly-Pieter-Gerritsz-Bicker-and-Anna-Codde-1529-Rijksmuseum-woman Maarten-van-HeemskerckPortraits-of-a-Couple-possibly-Pieter-Gerritsz-Bicker-and-Anna-Codde-1529-Rijksmuseum-man

Portrait d’un couple, possiblement Pieter Gerritsz Bicker et Anna Codde,
Maarten van Heemskerck, 1529, Rijksmuseum, Amsterdam

C’est dire la perplexité du commentateur devant ce pendant très officiel dans laquelle la femme, de manière quasiment unique dans l’art hollandais, se trouve du mauvais côté. Faute de mieux, on a suggéré qu’elle était peut être d’une extraction plus haute que celle de l’homme, ou bien qu’il s’agissait d’un portrait de fiançailles réalisé avant le mariage.

L’identification du couple est incertaine : on sait seulement, d’après le cartouche peint en bas du cadre, que la femme avait 26 ans en 1529, et l’homme 34, écart d’âge tout à fait banal. En tout état de cause, il s’agit d’un des tout premiers portraits d’un couple de notables flamands, et ils ne sont pas représentés dans une pose figée, en train de se regarder l’un l’autre : mais dans l’exercice de leur activité quotidienne.


Le panneau féminin

Maarten-van-HeemskerckPortraits-of-a-Couple-possibly-Pieter-Gerritsz-Bicker-and-Anna-Codde-1529-Rijksmuseum-woman
La femme file, avec son rouet, la laine qu’elle tire de l’écheveau. Les trois lettres AEN, les mêmes que sur le tableau de Madrid, n’ont pas été déchiffrées. Dans une interprétation récente, en rapport avec des traités de dévotion  de l’époque, Anna Dlabačová [2] a proposé une signification pieuse :

« Contrairement à son mari, elle ne regarde pas le spectateur droit dans les yeux. Son regard peut être interprété comme le signe qu’elle visualise intérieurement la Vie du Christ tandis que sa vie austère défile entre ses doigts, dans la méditation que facilite le filage. Sa position est comparable à celle d’un homme maniant un chapelet, le regard perdu dans le vide… Les lettres « AEN » sur le ruban qui empêche les fibres de glisser le long de la hampe, et dont la signification est restée obscure jusqu’à présent, pourraient être l’abréviation de « AMEN », renforçant ainsi le caractère pieux du décor. Outre la vertu domestique, la quenouille témoigne ainsi de la religiosité de la femme assise : tout en travaillant, elle s’absorbe dans la méditation et la prière, probablement aussi pour l’âme de son mari. »


Le panneau masculin

Maarten-van-HeemskerckPortraits-of-a-Couple-possibly-Pieter-Gerritsz-Bicker-and-Anna-Codde-1529-Rijksmuseum-man
L’homme est en train de compter des pièces, son livre de comptes est ouvert (on déchiffre le mot betaelt, payé) et tous les accessoires d’écriture habituels sont disposés sur la table : de gauche à droite l’encrier, le rasoir, la plume, la boîte à sable, un bloc de cire rouge et un sceau marqué d’une ancre, avec son manche en ivoire virtuose (des anneaux ciselés dans la masse tournent librement).
Au mur, un petit miroir reflète son profil.


Une lecture d’ensemble (SCOOP !)

Maarten-van-HeemskerckPortraits-of-a-Couple-possibly-Pieter-Gerritsz-Bicker-and-Anna-Codde-1529-Rijksmuseum-woman Maarten-van-HeemskerckPortraits-of-a-Couple-possibly-Pieter-Gerritsz-Bicker-and-Anna-Codde-1529-Rijksmuseum-man

Les gestes des deux époux relèvent en définitive d’occupations parallèles :

  • une main travaille la matière première : fibres ou pièces de monnaie ;
  • une main enregistre la matière produite : le fil sur le rouet, les lignes dans le livre de compte.

Trois points remarquables n’ont pas été relevés dans la composition d’ensemble.

En premier lieu, le fait que le panneau de gauche soit vu de face et celui de droite en perspective : c’est la disposition traditionnelle des diptyques de dévotion, où la Madone occupe le panneau fixe et le donateur le panneau mobile (voir 3.2 Trucs et suprises).

Un deuxième point est l’ombre des deux objets accrochés au mur, le panier et le miroir : elle suppose une source lumineuse située au centre alors que, malgré l’apparence, les deux époux ne se tiennent pas dans la même pièce :

  • côté féminin, un lambris à une seule moulure et un mur de pierre creusé d’une niche ;
  • côté masculin, un lambris continu, avec deux moulures.

Bien que les deux époux soient séparés (et peut être même distants, l’un à la maison et l’autre au bureau), ils sont éclairés par la même lumière, qui ne peut être que la lumière divine.

Un troisième point crucial, passé totalement inaperçu, est le thème de la pelote:

 

Maarten van Heemskerck, Portrait of a Spinning Woman, c. 1530.Madrid, Museo Thyssen-Bornemisza detail panierMusée Thyssen-Bornemisza, Madrid Maarten van Heemskerck,Portraits of a Couple, possibly Pieter Gerritsz Bicker and Anna Codde, 1529 Rijksmuseum woman detail panierRijksmuseum, Amsterdam

Le panier contenant les productions de la femme est protégé par un tissu, contrairement à celui de la fileuse de Madrid :


Maarten-van-HeemskerckPortraits-of-a-Couple-possibly-Pieter-Gerritsz-Bicker-and-Anna-Codde-1529-Rijksmuseum-man detail encrier
La pelote, invisible côté épouse, se trouve du côté du mari, en pendant avec le sceau remarquable qui incarne sa lignée.

Il est assez tentant d’interpréter cette pelote parfaite, abritée sous le livre, comme la métaphore de la vie chrétienne du couple, résultat de la piété de l’épouse, et qui permet au mari de régler ses comptes sous la lumière divine.


 

Maarten van Heemskerck,Portraits of a Couple, possibly Pieter Gerritsz Bicker and Anna Codde, 1529 Rijksmuseum woman detail panier

Le panier couvert et le miroir forment ainsi un couple d’emblèmes moraux : celui de la modestie et de l’humilité chez l’épouse, celui de l’honnêteté et de la clairvoyance chez le mari.

Ainsi, l’interversion exceptionnelle des panneaux exprime un rapport de causalité : c’est parce que l’épouse est vertueuse que le mari peut se regarder dans une glace. Cette valorisation presque outrancière de l’épouse, qui prend dans le couple la place d’une sorte de Vierge sans enfant, révèle-telle des circonstances biographiques particulières : choix d’une vie dévote, impossibilité d’avoir des enfants ou bien, tout simplement, attente d’un enfant ?



Maarten-van-Heemskerck-Portrait-of-a-Spinning-Woman-c.-1530.Madrid-Museo-Thyssen-Bornemisza
Le panneau célibataire de Madrid constituait lui aussi très probablement le panneau gauche d’un pendant de couple, comme le montrent le point de fuite du côté droit, la lumière venant de la droite et les armoiries d’alliance sur le bord droit (elles n’ont pas été identifiées).


Il y a donc très probablement un effet de mode dans cette invention sans lendemain de Heemkerck : une valorisation courtoise de l’épouse en Madone domestique, filant des bobines parfaites comme Marie le rideau du temple, dans l’attente de l’Enfant à venir.


sb-line

Hommage à une défunte

sb-line

Dirck_Jacobsz_-_Jacob_Cornelisz._van_Oostsanen_Painting_a_Portrait_of_His_Wife Anna Toledo Museum of ArtsPortrait de Jacob Cornelisz van Oostsanen peignant son épouse Anna
Dirck Jacobsz (attr), vers 1555, Toledo Museum of Arts

La comparaison avec un autoportrait signé ne laisse aucun doute sur l’identité du modèle, le peintre Jacob Cornelisz. van Oostsanen [6]. L’auteur du tableau pourrait être son propre fils, Dirck Jacobsz, réunissant ainsi ces parents dans un saisissant portrait de couple. La radiographie X a révélé que l’intention d’origine était de montrer le peintre en train de faire son autoportrait, remplacé ensuite par le portrait féminin.

Il pourrait s’agir d’une sorte de mémorial familial réalisé par Dirck Jacobsz à l’occasion de la mort de sa mère Anna [7] une vingtaine d’années après celle de son époux.

Ainsi s’expliqueraient :

  • la différence d’âge,
  • la tristesse de la veuve,
  • les coiffures qui se frôlent de part et d’autre de la toile, exprimant la séparation ici-bas ;
  • le demi-sourire du défunt que son épouse a rejoint dans l’au-delà, victoire sur la mort qui est, tout aussi bien, le pouvoir même de la Peinture.

L’inversion héraldique correspond ici à une nécessité pratique : montrer l’attribut indispensable, la palette, que la main gauche tient nécessairement en contrebas.


sb-line

Une question d’étiquette

sb-line

Antoine van Dyck, 1641 Le Prince Guillaume d'Orange (14 ans) et son epouse Marie-Henriette Stuart (10 ans) , Rijksmuseum, AmsterdamLe Prince Guillaume d’Orange (14 ans) et son épouse Marie-Henriette Stuart (10 ans)
Antoine van Dyck, 1641 , Rijksmuseum, Amsterdam
Gerard van Honthorst 1641 Le Prince Guillaume d'Orange (20 ans) et son epouse Marie-Henriette Stuart (16 ans) , Rijksmuseum, AmsterdamLe Prince Guillaume d’Orange (20 ans) et son épouse Marie-Henriette Stuart (16 ans)
Gerard van Honthorst 1647, Rijksmuseum, Amsterdam

Ces deux portraits du même couple à six ans d’intervalle sont une autre exception à l’ordre héraldique, qui s’explique par le fait que Marie-Henriette Stuart, fille du Roi d’Angleterre, était princesse royale, tandis que Guillaume II d’Orange n’était que le fils du Stadhouder de Hollande : il devint lui-même Stadhouder l’année du second portrait, et mourut trois ans plus tard.



Références :
[2] Anna Dlabačová « Spinning with Passion. The Distaff as an Object for Contemplative Meditation in Netherlandish Religious Culture », The medieval Low Countries : an annual review, 2018-01, Vol.5, p.177-209
[3] I. H. van Eeghen, « Cornelis Anthonisz en hun familierelaties » Netherlands Yearbook for History of Art, Vol. 37, (1986), pp. 95-132 https://www.jstor.org/stable/24705345
[4] Nicole Birnfeld « Der Künstler und seine Frau: Studien zu Doppelbildnissen des 15.-17. Jahrhunderts » 2009 p 125
https://www.db-thueringen.de/servlets/MCRFileNodeServlet/dbt_derivate_00038788/978-3-95899-313-6.pdf

6 La dame, le singe et les deux chevaux

20 avril 2025

Deux panneaux jumeaux de Memling sont doublement énigmatiques :

  • par leur fonction, à une période où la notion de « pendants » se s’est pas encore détachée d’une utilisation pratique comme panneaux d’un retable ;
  • par leur sujet profane, à une période où la quasi totalité des diptyques et triptyques s’inscrivent dans un cafre dévotionnel (voir Les premiers diptyques religieux).

Cet article résume l’état actuel du sujet, et propose une révision de l’interprétation classique de Panofsky.



Un diptyque profane

 

Memling 1485-90 diptyque allegorique MET Memling 1485-90 diptyque allegorique Boijmans van Beuningen Rotterdam

Jeune femme avec un oeillet, MET (43.2 x 17.5 cm)

Deux chevaux et un singe devant un paysage, Museum Boijmans van Beuningen, Rotterdam 43.5 x 18 cm)

Memling et atelier, 1485-90


Des reconstructions discordantes

Du fait de la similitude des fenêtres dans le mur de brique et de la taille identique des panneaux, ils ont été très tôt appariés par les historiens d’art, mais de manière discordante [1] .

Vu leur faible épaisseur, la plupart ont pensé qu’il s’agissait d’un panneau biface scié en deux.

D’autres y ont vu les faces extérieures d’un diptyque ou d’un triptyque : l’inconvénient est que ces revers sont en général peints en grisaille, ne présentent jamais de portrait (réservés aux faces intérieures) et sont souvent dégradés par les frottements.

D’autres ont pensé à un diptyque de couple, la dame à l’oeillet formant pendant avec son époux ou son fiancé. Cependant, dans ce type de diptyque, la femme est pratiquement toujours placée sur le volet droit.



Memling 1485-90 diptyque allegorique MET Boijmans hypo triptyque
Enfin, certains ont pensé aux volets latéraux d’un triptyque, les chevaux constituant une continuation de la scène centrale.


Adoration des Mages, Gentile de Fabriano, 1423, Offices detatil singesAdoration des Mages, Gentile de Fabriano, 1423, Offices [2]

Un candidat possible serait une Adoration des Mages : on voit ici deux singes enchaînés sur le dos d’un chameau et d’une autre monture, qui donnent une touche exotique au cortège.


La reconstruction de Panofsky (1953)

Comme souvent, Panofsky apporta au détour d’une longue note une démonstration décisive, qui aurait dû clore le débat :

« Que les deux tableaux constituaient un diptyque régulier, et qu’aucun n’appartienne à un retable…, ni ne forme le recto et le verso d’un même panneau…, cela ressort clairement du fait que le paysage et le parapet sont continus et que les lignes de fuite des « arcs diaphragmes » convergent de telle manière que l’intervalle entre les deux tableaux ne peut avoir dépassé la largeur de deux cadres. Les chevaux ne peuvent donc appartenir à un récit manquant (les associer à une Adoration des Mages est ipso facto improbable, car ils ne sont que deux et ne possèdent ni selle ni rênes), mais doivent être lus en lien direct avec le portrait. » [3], p 506

Longtemps après ces déductions implacables, l’analyse dendrochronologique a confirmé que les deux panneaux ne constituaient pas le recto et le verso d’une même planche.


Le schéma perspectif (SCOOP !)

Memling 1485-90 diptyque allegorique MET Boijmans schema 1
Ce schéma tient compte du fait que les deux panneaux ont été tronqués l’un en bas et l’autre en haut (bandes noires). Ce léger décalage vertical améliore la continuité du paysage, mais fait perdre, de manière surprenante, celle du parapet.

Les lignes bleues pointent vers le centre des arcades, les lignes jaunes vers le point de fuite de chaque embrasure (les lignes en rouge sont deux erreurs). La ligne d’horizon (en violet) coïncide parfaitement avec les lointains du panneau de droite, ce qui confirme l’exactitude de la construction;

En fusionnant les deux points de fuite, on voit bien, comme l’explique Panofsky, qu’il n’y pas place pour un troisième panneau central : ni de la même largeur, comme dans le triptyque de Benedetto, ni de largeur double comme dans un triptyque traditionnel, tel le triptyque Donne. Ces deux exemples montrent que, dans ses triptyques, Memling utilise toujours un point de fuite unique (voir 4 Le triptyque de Benedetto).

La surprise de cette construction est la distance importante entre les deux panneaux : il ne s’agissait pas d’un diptyque ordinaire, avec deux volets se refermant l’un sur l’autre. L’épaisseur de l’encadrement suggère que les deux panneaux étaint intégrés dans une lourde menuiserie, de forme approximativement carrée : soit les portes d’un placard, soit un panneau fixe formant lambris. Dans tous les cas, nous sommes face à une décoration profane, conçue ad hoc pour un besoin qui nous échappe.



Une allégorie

 

Une femme idéale

Memling 1485-90 diptyque allegorique MET
Le manque de réalisme du portrait a fait hésiter sur l’attribution à Memling : il faut comprendre qu’il ne s’agit pas de l’image d’une jeune fille réelle, mais de la représentation idéalisée qu’il emploie souvent pour ses saintes ou pour ses anges. Les spécialistes du vêtement considèrent que la mode est celle de la cour de Bourgogne dans les années 1470 – soit presque une génération avant la date présumée du diptyque – comme en hommage à un temps révolu [4]. Le corsage comprimant la potrine, le hennin conique démesuré, le long voile transparent qui tombe dans le dos et remonte sur le bras gauche, le geste précieux de la main droite tenant l’oeillet coupé court, posé dans la paume et tenu entre le pouce et le majeur, sont ceux d’un fantasme d’amour courtois, d’une pinup pour chevalier.

L’oeillet rouge est le symbole habituel des fiançailles. Mais le fait que la dame se penche à la fenêtre, le hennin frôlant l’embrasure et regardant fixement vers la droite, suggère une autre possibilité : ne serait-elle pas la spectatrice d’un tournoi, se préparant à jeter sa fleur, couleur de sang, à l’élu de son coeur ?


Un décor factice (SCOOP !)


Diptyque de Maarten van Nieuwenhove
Memling, 1487, Memlingmuseum, Bruges

Une comparaison s’impose avec ce célèbre diptyque, conçu pour que le panneau du dévôt soit ouvert à un angle bien précis, avec un point de fuite unique situé au niveau des lointains. Ici, toute la construction est au service du réalisme : la Madone et Maarten se trouvent dans une même pièce qui domine la ville de Bruges, et que nous observons de l’extérieur, au travers d’une fenêtre géminée (voir 3.2 Trucs et suprises).



Memling 1485-90 diptyque allegorique MET Boijmans schema 2
Avec un principe similaire (vue depuis l’extérieur au travers de deux fenêtre jumelles), la construction frappe ici par son caractère artificiel, puisqu’il n’y a pas d’intérieur. Il faut comprendre que ce mur de brique est une sorte de façade Potemkine, derrière laquelle la dame se tient sur un promenoir suspendu. La fenêtre de droite nous offre une vue plongeante sur les deux chevaux, dont l’un s’abreuve dans ce qui pourrait être un fossé : cette position en contrebas, qui explique la petite taille des animaux, a semble-t-il échappé aux commentateurs.

Une fois perçu le caractère fictif et théâtral du décor, la discontinuité du parapet choque moins, puisqu’elle amorce cette descente vers le fossé : tout se passe comme si la dame se trouvait dans un château réduit à un rempart, et perchée du côté de l’assaillant !



Singe et chevaux

 

Un antécédent douteux

Memling 1480 ca The Seven Joys of the Virgin Alte Pinakothek Munich detail photo Frans Vandewalle detail chevaux Memling 1480 ca The Seven Joys of the Virgin Alte Pinakothek Munich detail photo Frans Vandewalle detail singe

Les sept joies de la Viege, Memling, vers 1480, Alte Piacothek, Munich (photos Frans Vandewalle)

Des commentateurs ont pensé trouver un précédent dans ces deux fragments d’un grand panorama de Memling. On y voit effectivement :

  • deux chevaux les pattes dans l’eau, dont l’un s’abreuve et l’autre tourne la tête pour regarder ;
  • un singe assis sur un mur de brique ;
  • une donatrice en hennin.

Cependant ces deux fragments sont disjoints, séparées par la scène de la Résurrection du Christ. Il est donc difficile de prétendre que le cheval tourne la tête pour regarder la femme en hennin. Et le singe sert ici à présenter les armoiries de la donatrice, tel un homme sauvage à la sauce orientale, acclimaté à Jérusalem.

Il est donc abusif de relier à distance ces trois motifs (chevaux, singe et dame), comme s’ils relevaient d’une même intention : tout au plus peut-on en conclure que Memling remployait plusieurs fois les mêmes motifs, et y trouver argument pour confirmer l’attribution du diptyque.


Le singe lubrique

Getty-Museum-Flanders-1270-MS.-Ludwig-XV-3-De-avibus-Bestiary-folio-86vDe avibus, vers 1270 (Flandres), Getty Museum MS. Ludwig XV 3 fol 86v Universiteitsbibliotheek-LeidenNorth-France-ca.-1300-BPL-1283-Herbarius-De-medicamentis-ex-animalibus-folio-57rHerbarius – De medicamentis ex animalibus France du Nord), vers 1300, niversiteitsbibliotheek Leiden, BPL 1283 fol 57r

Photos bestiary.ca

Une des représentations les plus courantes du singe dans les Bestiaires médiévaux le montre dégustant un fruit d’une main et se grattant la jambe de l’autre : ce qui le place dans le camp du péché d’Eve, parmi les gourmands et les sensuels.

Dans la version de droite, plus crue, il soulage sa région anale et arbore ses génitoires.



Memling 1485-90 diptyque allegorique MET Boijmans detail singe
Quoique restant digne, le singe de notre diptyque se rattache à cette tradition : il porte un petit fruit à sa bouche et se gratte le pied de la main, ce qui attire l’attention sur la difformité de ce pied préhensile ainsi que  sur le pénis, petit mais bien visible. Il ne s’agit pas d’un singe domestiqué, toujours représenté avec une chaîne autour du cou ou de la taille : mais d’un singe en liberté, avec tous les attributs de la sauvagerie.


Memling,1491 Triptyque de la Passion (Greverade), Musée Sainte-Anne, Lübeck detail singeTriptyque de la Passion (Greverade), Memling, 1491 Musée Sainte-Anne, Lübeck

Memling reprendra quelques années plus tard le motif d’un singe mangeant un fruit et assis sur la croupe d’un cheval blanc, juste sous le Mauvais larron. Ici il ne se gratte pas, mais est importuné par un enfant. S’il garde une certaine tonalité négative, allusion au péché d’Eve du mauvais côté de la Crucifixion, son côté petit démon est atténué par l’anecdote : enchaîné à la selle d’un pharisien, le singe ici est moins coupable que son maître.


Le cheval lubrique

Hans Baldung 1534 kunsthallekarlsruhe-hans-baldung-gruppe-von-sieben-wilden-pferdenSept chevaux sauvages
Hans Baldung Grien, 1534, Kunsthalle, Karlsruhe

Dans cette gravure largement postérieure, et à la tonalité sexuelle évidente, un singe petitement membré gratouille la signature de Baldung Grien, transposition comique de l’homme sauvage présentant les armoiries. Au dessus de lui, un étalon hennissant se prépare à saillir une jument qui broute. A l’arrière-plan gauche, à l’orée du bois, un soldat joue les voyeurs.



L’interprétation de Panofsky et de Vos

 

Memling 1485-90 diptyque allegorique MET Memling 1485-90 diptyque allegorique Boijmans van Beuningen Rotterdam

« Le cheval blanc (et il faut garder à l’esprit que dans le symbolisme chrétien, le cheval blanc a souvent des implications défavorables car l’« equus pallidus » d’Apocalypse VI, 8, monté par la Mort et suivi par l’Enfer, était autrefois représenté blanc plutôt que « pâle » )…. est contrôlé par un singe, symbole de tout ce qui est égoïste et vil dans la nature humaine. Il ne s’attache qu’à étancher sa soif et ne prête aucune attention à la charmante jeune femme. Le noble isabelle, cependant, libre de tout appétit et non soumis à des pressions indésirables, regarde la jeune fille avec une expression de dévotion infinie. Le premier cheval personnifie le mauvais amant, le second le bon. » [3], p 507

On reconnaît ici la propension de Panofsky a détecter des « paysages moralisés » opposant une moitié positive et une moitié négative. La difficulté est qu’ici l’élément « vicieux » est blanc, couleur de la pureté, d’où le nécessité de convoquer de manière quelque peu forcée le cheval pâle de l’Apocalypse. Une autre difficulté est que, dans un paysage moralisé, le côté Vertu est toujours à gauche du côté Vice : pour que l’interprétation morale marche, il vaudrait mieux que le singe lubrique soit perché sur le cheval brun. Une difficulté supplémentaire, dont Panofsky ne dit mot, est que la fenêtre est en ruine du côté du cheval brun, contredisant quelque peu son côté supposément vertueux. Par ailleurs, l’interprétation « égoïste » du fait de boire perd de sa force si on considère que Memling a simplement repris le motif des deux chevaux qu’il avait utilisé dans Les sept joies de la Vierge.

Dans son ouvrage de 1994, Dirk De Vos [4] essaie d’intégrer le mur en ruine à l’interprétation de Panofsky : il symboliserait le mal dont l’amant vertueux a triomphé [5] . En définitive, Vos se résout à abandonner la dichotomie des deux amants imaginée par Panofsky :

« Une troisième interprétation, plus simple, est que le panneau de droite tout entier – deux chevaux et un singe – symbolise la luxure. Le geste de la femme – qui symbolise l’amour véritable – vers les chevaux s’intègre toutefois moins bien dans ce contexte. » [4]

Cette dernière réticence tombe dès lors que l’on comprend que le geste de la femme – le don de l’oeillet- ne s’adresse pas aux chevaux, situés derrière elle et en contrebas : mais au chevalier qu’elle attend, et qui arrivera du côté du spectateur.



Une interprétation révisée (SCOOP !)

Une intuition de Panofsky

« Aussi étrange que cela puisse paraître au spectateur moderne, il (le cheval brun) est, en un sens, le « portrait du fiancé de la dame » qui manque tant au Metropolitan Museum : l’image d’un amant « fidèle comme le cheval le plus fidèle qui ne se lasse jamais », comme le dit encore Thisbé de Shakespeare à propos de son Pyrame. Et que, dans ce cas, la dame occupe le panneau dextre du diptyque est tout naturel, puisqu’elle n’était pas encore l’épouse du donateur ; sous les traits d’un étalon, il admire sa bien-aimée comme il admirerait, sous forme humaine, la Madone. » [3], p 507

Englué dans sa dichotomie artificielle entre les chevaux, Panofsky n’a pas poussé plus loin cette idée simple que le panneau de droite constitue, dans son entier, un substitut du Fiancé. D’autant qu’on connaît deux exemples de doubles portraits de fiancés où la dame se situe à dextre et que, de manière générale, la femme placée à dextre de l’homme signale un couple non marié (voir Couples germaniques atypiques).


Les singes des Heures d’Engelbert de Nassau

Faisons un excursus par un manuscrit contemporain, orné de miniatures très originales.


1475-85 Maitre viennois de Marie de Bourgogne Heures d'Engelbert de Nassau Bodleian Library MS. Douce 219 fol 36vSaint Antoine, Heures d’Engelbert de Nassau
Maitre viennois de Marie de Bourgogne, 1475-85, Bodleian Library, MS. Douce 219 fol 36v

Au début du manuscrit, un singe lubrique accompagné d’un couple de sangliers et d’autres animaux féroces, figure les tentations sexuelles qui assaillent Saint Antoine.


1475-85 Maitre viennois de Marie de Bourgogne Heures d'Engelbert de Nassau Bodleian Library MS. Douce 219 fol 47rFol 47r Fol 60r

Un peu plus loin, les marges s’agrémentent d’une sorte d‘histoire muette, sans aucun lien avec les textes. Au début, un jouvenceau ploie le genoux et se découvre devant une dame à hennin, dont le long voile passe par dessus le bras gauche ; puis différents jouvenceaux, équipés de la même gibecière triangulaire (la fauconnière), se livrent à des activités de chasse aviaire ; jusqu’à ce que l’un deux ramène un trophée à la dame.


1475-85 Maitre viennois de Marie de Bourgogne Heures d'Engelbert de Nassau Bodleian Library MS. Douce 219 fol 91vFol 91v 1475-85 Maitre viennois de Marie de Bourgogne Heures d'Engelbert de Nassau Bodleian Library MS. Douce 219 fol 96vFol 96v

Dans la dernière section du manuscrit se développe une autre histoire marginale : une dame décerne son heaume et sa lance à un chevalier-singe, puis décore de pièces d’or le caparaçon de sa monture – une licorne – en compagnie d’un singe-écuyer. Dans les pages suivantes, le chevalier-singe et sa suite livreront bataille à des hommes sauvages ( tâche ordinaire de tout bon chevalier)…


1475-85 Maitre viennois de Marie de Bourgogne Heures d'Engelbert de Nassau Bodleian Library MS. Douce 219 fol 160d
Fol 160d

…jusqu’au retour victorieux du chevalier-singe, portant un compagnon en croupe.


On voit combien l’imaginaire de ces pages, entre singe lubrique et singe chevalier, est proche du climat de notre diptyque, à la fois sensuel et ironique.


En synthèse

Memling 1485-90 diptyque allegorique MET Memling 1485-90 diptyque allegorique Boijmans van Beuningen Rotterdam

 

Le diptyque oppose l’amour courtois, symbolisé par la dame à l’oeillet sur son promenoir, et l’amour charnel, symbolisé par l’étalon et la jument en contrebas, les pattes dans le fossé. Menés par nul autre maître qu’un singe lubrique, ils sont venus par le chemin qui serpente : la jument se désaltère tandis que l’étalon hennit vers la châtelaine, dans une sorte d’appel bestial à l’amour : la fenêtre défoncée commente assez clairement la menace.

La dame sur sa muraille factice, sans autre protection que son élévation morale, offre sa fleur, côté spectateur, à celui qui se substituera au singe-cavalier, s’insérant dans le diptyque en position de fiancé.

Tout comme dans les Heures d’Engelbert de Nassau, la composition est empreinte d’une fantaisie distinguée, qui prend ses distances, non sans un certain humour, avec les codes de l’amour courtois.



Références :
[1] Pour un historique des hypothèses, voir [4]
[3] Erwin Panofsky « Early Netherlandish Paintings : Its Origins and Character. Vol. I », 1953, https://archive.org/details/earlynetherlandi0001erwi/page/506/mode/1up
[4] Dirk De Vos, « Hans Memling : l’oeuvre complet », 1994, p 264
[5] C’est l’interprétation que reprend le MET dans sa notice https://www.metmuseum.org/art/collection/search/437059

Comment se préserver des sorts

1 avril 2025

Le but de cet essai est de clarifier autant que possible les rapports complexes qui existent entre des domaines qu’on met rarement en relation: les sorts, l’obscène, le religieux et la politesse.

Les sorts sont d’une extrême diversité. Ils peuvent être jetés au vu et su de leur cible sous la forme de malédictions, mais ils peuvent aussi se faire en cachette, par exemple en enterrant une tablette, une defixio, attirant des maux sur un ennemi. Il est encore possible de les exhiber anonymement, par exemple en déposant un animal mort sur le seuil de cet ennemi. Ils peuvent être efficaces lorsque la victime sait qu’on lui en a jeté un, qu’il sache qui l’a fait ou qu’il soit obligé de le deviner, car le fait de se savoir haï peut rendre malade.

La religion est loin d’entrer toujours en scène dans l’ensorcellement, mais elle peut s’en mêler, ainsi lorsque la malédiction fait appel à un dieu vengeur, ou encore lorsqu’elle prend la forme d’un compliment excessif pour susciter la jalousie du dieu. Catulle (carmen 7) appelle cela fascinare lingua. Bien entendu, une incantation fait souvent appel à l’aide des démons.

Il n’en reste pas moins que, pour comprendre ce qui se passe, nous commencerons par le cas le plus simple et peut-être le plus commun, le mauvais œil qui ne fait pas appel à la religion.



Le mauvais œil

Tant dans les écrits scientifiques que dans les conceptions courantes, il existe deux théories sur le fonctionnement de l’œil, l’extramission et l’intromission. La seconde l’a finalement emporté et nous concevons l’œil comme un organe passif qui reçoit la sensation. Longtemps, les deux théories ont eu tendance à se combiner. Même Aristote, partisan de l’intromission, admettait qu’une femme tache les miroirs pendant ses règles et que ses yeux émettent donc quelque chose. En fait, le problème est pour lui comme pour l’aristotélisme médiéval d’éviter l’action à distance: toute action suppose l’intermédiaire d’un corps[1]. Le regard émet quelque chose, un rayon ou un spiritus et reçoit l’impression ou l’image (idola), de l’objet regardé. Il est à la fois actif et passif, dangereux et vulnérable. C’est par les yeux que passe la magie, entre autres la magie de l’amour[2].

Le regard est en effet capable de viser une cible et il s’accompagne souvent d’un geste de la main qui le redouble et dont nous verrons l’importance. Ce qui en émane entre dans le corps de la cible par les yeux. La manière la plus simple de se protéger est de baisser les yeux, mais c’est aussi reconnaître la puissance de l’autre et s’y soumettre.

On a beaucoup insisté sur la parfaite unité entre les conceptions scientifiques et vulgaires du mauvais œil de Démocrite jusqu’à la Renaissance[3]. Dès lors, il serait ridicule de parler de superstitions ou de « croyances populaires ». Il y pourtant une faille dans ce bloc monolithique, car il y a toujours eu des incrédules. Plutarque (Sympos. V, 7) est obligé d’admettre leur existence, tandis que Lucien en fait lui-même partie et insiste dans Les amis du mensonge sur la coexistence d’un niveau intellectuel élevé et de cette manière de ce mentir à soi-même. Les histoires de sorcellerie se heurtent à des interlocuteurs incrédules aussi bien dans le Satyricon de Pétrone que dans les Métamorphoses d’Apulée[4]. La situation n’est pas bien différente au Moyen Age. Le courant aristotélicien passé par la philosophie arabe admet le mauvais œil, ainsi saint Thomas d’Aquin (Somme théologique, 1a pars, q. 117, a. 3), mais en 1277, l’évêque de Paris Etienne Tempier censure cette opinion par hostilité envers l’averroïsme[5]. Alors que Thomas et Tempier s’opposent sur des raisons théoriques, l’incrédulité antique n’était pas une réfutation théorique du phénomène, mais reposait plutôt sur l’observation de bon sens qu’il n’existe pas. Le problème est à nouveau le même chez Montaigne. Il fustige la manière dont on prétend expliquer les phénomènes lorsqu’il faudrait mettre en doute leur existence[6].

Et pourtant, il suffit de remarquer le nombre d’amulettes que nous avons conservées, tant de l’Antiquité que du Moyen Age, pour constater qu’on se protégeait contre le mauvais œil ou en tout cas qu’on faisait comme si. Il n’est en effet pas possible de mesurer le niveau de sérieux de ces pratiques. Cela vaut aussi bien pour celles de nos contemporains. Jusqu’à quel point un catholique dont le porte-clés de la voiture est à l’effigie de saint Christophe se sent-il protégé contre les accidents? Même chose lorsqu’un curé de ma ville natale bénissait les voitures des paroissiens avant les départs en vacances. C’est donc sans préjuger de ce que les gens en pensaient que nous allons inventorier les pratiques destinées à se préserver.



Les remèdes

C:\Users\Wirth\AppData\Local\Microsoft\Windows\INetCache\Content.Word\1. main de fatma (stego77).jpg

1. Main de Fatma (stego77)

On peut éviter le mauvais œil en baissant le regard, mais aussi en faisant baisser le regard à celui qui l’a. Mais tout le monde n’en est pas capable et celui qui me regarde a peut-être l’œil plus mauvais que moi. Dans ce cas, il me faut un substitut. L’un des plus courants est l’image d’un œil. Elle peut être portée en amulette, sur une main de Fatma par exemple (ill. 1), ou peinte à la proue des vaisseaux, comme le faisaient les Grecs. Un œil chasse l’autre, le remède est semblable au mal, similia similibus[7]. Ensorceler et désensorceler sont des pratiques identiques, comme l’a bien vu Jeanne Favret-Saada[8]. L’autre moyen le plus courant pour faire baisser le regard est l’obscénité, forme fréquente de l’insulte. Pour cela, on peut aussi se servir de postures, de gestes et d’images. L’inventaire des unes et des autres est resté remarquablement constant depuis l’Antiquité.


C:\Users\Wirth\OneDrive\Documents\photos\illustrations\gestes\gestes article\2. hemessen munich.jpeg

2. Jan van Hemessen, Dérision du Christ, Munich, Alte Pinakothek

L’exhibition des parties sexuelles ou du derrière ne semble pas un charme très répandu en dehors de la littérature, sans doute parce que se déshabiller n’est pas la meilleure réponse à un danger. En revanche, les gestes et les images qui en tiennent lieu sont innombrables. Pour les gestes, ils ont peu varié depuis l’Antiquité et on en trouve une véritable anthologie dans les représentations de la Passion à la fin du Moyen Age, surtout la Dérision du Christ dans le domaine germanique[9]. On identifie facilement la fica (la main fermée et le pouce tendu entre l’index et le majeur, voir – Faire la figue). En revanche, les définitions du cornuto et de la furca sont moins claires. Il semble qu’on désigne comme cornuto l’index et le petit doigt dirigés vers le haut, le majeur et l’annulaire repliés. La furca consisterait plutôt à diriger l’index et le majeur sur quelqu’un. S’y ajoutent les grimaces médusantes, comme d’étirer la bouche avec les index des deux mains, et d’autres signes encore plus suggestifs, comme dresser l’index et le lécher (ill. 2). La victime étant sans défense, on peut aussi lui montrer le postérieur. Il y a pourtant un geste pour lequel il est difficile de trouver une iconographie avant le XXe siècle, le doigt d’honneur, le majeur simplement dirigé vers le haut. Le verbe καταδακτυλίζω a été interprété en ce sens, mais on a montré combien c’est incertain[10]. Que le digitus impudicus serve à des gestes obscènes est sûr, mais il est plus difficile de savoir exactement lesquels à quel moment. Un autre geste dont nous n’identifions pas de représentation directe est la ciconia (cigogne), mentionnée par Perse: O Jane, a tergo quem nulla ciconia pinsit (Satire I, v. 58: « O Janus qu’aucune cigogne ne frappa par derrière »). Mais nous en avons une scholie expliquant que les doigt sont réunis et inclinés à la manière d’un bec de cigogne[11].

Depuis l’Antiquité, les images se substituent aux postures et aux gestes, principalement pour protéger la personne ou l’objet qui les porte, comme on l’a vu pour celle de l’œil. Certaines reproduisent les gestes que nous avons énumérés, comme les mains dans leurs diverses configurations, particulièrement la fica (ill. 3). Les visages menaçants comme les têtes de Gorgones ou de Méduse se peignent sur les boucliers, mais l’image apotropaïque la plus répandue est certainement le phallus. Sous la forme du tintinnabulum muni de clochettes (ill. 4), il est suspendu dans les maisons pompéiennes pour les protéger, mais il existe aussi sous forme d’amulettes portées par les femmes et les enfants. On le retrouve souvent parmi les enseignes de pèlerinage du Moyen Age. Il est courant de distinguer parmi ces badges le religieux et le profane, mais ils finissaient ensemble dans les mêmes dépôts et étaient sans doute vendus dans les mêmes boutiques. Aujourd’hui encore, ce qui se vend dans les pèlerinages est loin d’inspirer toujours la piété.


C:\Users\Wirth\OneDrive\Documents\photos\illustrations\gestes\gestes article\3. $_57.JPG3. Mano fica (en vente) C:\Users\Wirth\OneDrive\Documents\photos\illustrations\gestes\gestes article\4. naples musée archéologique (sailko).jpg4. Tintinnabulum, Naples, Museo archeologico (Sailko)

Deux attributs courants du phallus sont les ailes et les pattes. On trouve déjà le phallus-oiseau chez les Grecs, ainsi sur une amphore attique à figures rouges où une femme en tient un en main et en a toute une provision dans un panier[12]. Rien n’indique dans une telle scène un rôle apotropaïque du phallus. On pense plutôt au moineau de Lesbie chez Catulle. Les phallus-oiseaux sont innombrables à Rome, puis dans les enseignes médiévales. La redécouverte de Pompéi les a rappelés à l’Allemagne, d’où un amusant dessin de Wilhelm von Kaulbach, Wer kauft Liebesgötter ? (ill. 5)[13] Il s’agit en fait de la caricature d’une peinture murale de Stabiae, représentant une marchande d’Amours, les Amours étant remplacés par des phallus-oiseaux. Il est possible que les pattes et les ailes du phallus en fassent un équivalent obscène du petit dieu. Cela dit, l’équivalence entre le pénis et l’oiseau est courante: on trouve cock en anglais, pinto (poussin) et rola (colombe) en portugais, Spatz (moineau) en allemand, langue dans laquelle « faire l’amour » se dit vögeln (oiseler).


C:\Users\Wirth\OneDrive\Documents\photos\illustrations\gestes\gestes article\5. kaulbach.jpg

5. Wilhelm von Kaulbach, Wer kauft Liebesgötter? (coll. privée)

L’autonomie du phallus ailé l’oppose au pénis, rivé au corps, au point qu’il doit signifier autre chose, alors même qu’il en est aussi une image. Ne serait-il pas plutôt de caractère spirituel, comme le suggèrent ses ailes? Ce serait alors une émanation de la personne, quelque chose comme un spiritus peregrinus, capable d’inspirer l’amour ou la peur, selon qu’il invite à l’amour ou menace un ennemi. Si c’est le cas, il semble y avoir une contradiction, puisque le pénis est sans cesse traité d’oiseau. Mais, si on traite le pénis d’oiseau, il peut s’agir d’une hyperbole lui supposant l’efficacité magique du phallus.

Menaçant ou protecteur, le phallus partage l’ambiguïté des gestes magiques qui servent aussi bien à agresser qu’à se défendre. Cela n’a rien d’étonnant, compte tenu de l’identité des pratiques destinées à ensorceler et à désensorceler. On guérit le mal par le mal ou, comme on disait, similia similibus.

Le rire enfin est un remède extrêmement efficace contre la fascination, mais il n’est pas à la portée de tous, car il présuppose l’incrédulité. Il est difficile de dire jusqu’à quel point les amulettes phalliques, avec leurs clochettes suspendues au cou, étaient ressenties comme comiques. L’histoire de Baubo faisant rire Déméter éplorée par la perte de sa fille Perséphone, en exhibant son sexe, assure que le plus tabou des organes sexuels pouvait faire rire. Enfin, il est sûr que les gestes insultants que nous avons énumérés sont des signes de dérision: les utiliser face à une menace magique, c’est montrer qu’on n’est pas affecté. Des facéties de Lucien aux fabliaux médiévaux, le rire ne cesse de désarmer tout ce qui peut faire peur, la magie bien sûr, mais tout autant la religion.



Magie et religion

En consultant un catalogue en ligne d’amulettes, on y trouve le symbole chrétien de la croix aussi bien que le phallus, la fica, la furca ou le cornuto. Que vient-il faire là? On n’y pense pas forcément lorsqu’une petite fille bien élevée porte une petite croix en or sur la poitrine, mais la croix est un symbole obscène. Elle évoque le supplice infamant de celui qui y est cloué, exposé nu aux regards. En fait, elle est en bonne compagnie parmi les autres amulettes. Cela pose le problème des relations entre magie et religion. Comme l’a bien montré Henri Hubert, l’une et l’autre occupent largement le même terrain et les Anciens avaient beaucoup de peine à les distinguer[14]. L’Apologie d’Apulée, accusé de magie, est un plaidoyer destiné à prouver qu’il s’agit en fait de religion. La sentence d’Henri Hubert est simple et brutale: « Ainsi, c’est l’autorisation légale qui sépare le religieux du magique ». On ne peut que lui donner raison, mais il laisse tout de même échapper quelque chose. Sous sa forme la plus simple, la magie ne nécessite ni démons, ni dieux. Et il paraît difficile de considérer comme religieuse une pratique dans laquelle ces personnages n’interviennent pas. Cela n’a guère d’importance pour la magie cérémonielle antique qui n’arrête pas d’en invoquer. Dans les procès de sorcellerie de la fin du Moyen Age et de l’époque moderne, c’est généralement à l’aide de la torture qu’on fait avouer aux sorciers réels ou supposés le pacte avec le diable et que la sorcellerie est ainsi assimilée à une religion perverse.

Que la magie puisse se passer de religion n’empêche pas qu’elles occupent le même terrain et utilisent largement les mêmes procédés. Si l’obscénité de la croix n’est plus guère ressentie aujourd’hui, nous avons pu montrer qu’elle était une évidence des débuts du christianisme à la fin du Moyen Age[15]. Avant d’être une consolation, elle était un objet destiné à terroriser, ainsi sur les boucliers de l’armée de Constantin: son ennemi Licinius défendit à ses soldats de s’en approcher et même d’y jeter les yeux (Eusèbe de Césarée II, 16). Selon saint Thomas d’Aquin, les bourreaux du Christ lui ont fait porter la croix pour ne pas avoir à la toucher eux-mêmes. Dans sa polémique antijuive, Guibert de Nogent admet que le culte de la croix est risible, mais reproche aux juifs d’avoir adoré Belphégor, ce qui est encore pire[16]. Mais la croix n’est pas seule en cause.

Malgré leur obscénité, la furca et le cornuto sont homologues, non seulement aux gestes de l’orateur, ainsi chez Quintilien, mais aussi à ceux du prêtre. Saint Pierre bénit avec le cornuto, le majeur rejoignant le pouce, l’index et le petit doigt dressés dans les mosaïques de Monreale par exemple (ill. 6). C’est un geste de conjuration chez Ovide[17], mais aussi celui du jeteur de sorts. Dans le psautier carolingien de Stuttgart (Stuttgart, Württembergische Landesbibl., cod. bibl. fol. 23, fol. 39r), il pointe l’index et le majeur écartés sur le croyant (ill. 7). Dans le cycle de gravures sur bois consacré aux dix commandements par Hans Baldung Grien (1516), le blasphémateur fait le même geste envers le crucifix (ill. 8).


C:\Users\Wirth\OneDrive\Documents\photos\illustrations\gestes\gestes article\6. Monreale-Mosaics-2.jpg

6. Saint Pierre, mosaïque de la cathédrale de Monreale


C:\Users\Wirth\OneDrive\Documents\photos\illustrations\gestes\gestes article\7. stuttgart cod. bibl. fol. 23, fol. 39r 2.jpg

7. Psautier, Stuttgart, Württembergische Landesbibliothek, cod. bibl. fol. 23, fol. 39r


C:\Users\Wirth\OneDrive\Documents\photos\illustrations\gestes\gestes article\8. m001302_0020108_1.jpg

8. Hans Baldung Grien, illustration du deuxième commandement, gravure sur bois

Malheureusement, les exemples iconographiques ne permettent pas de distinguer le signe de croix de celui de la main tenue immobile, mais le mouvement en forme de croix ne fait que renforcer le geste. Enfin, le crachat qu’on imaginerait facilement destiné à un mauvais coup était utilisé par les mères pour faire un peu de boue avec de la terre ou de la poussière qu’elles appliquaient sur le front des enfants pour les protéger du fascinum. On ne s’étonne donc pas que le Christ ait employé la même mixture pour guérir l’aveugle-né (Jean 9, 1-12).

L’Eglise a pris des précautions contre la possibilité d’une interprétation magique des actes religieux. C’est ainsi que les saints ne font pas de miracles à proprement parler, mais que Dieu les fait pour eux. Le prêtre n’est pas censé jeter des sorts. Plutôt que d’ensorceler un possédé, il l’exorcise en conjurant le démon et le guérit ainsi.

Mais le sens des gestes évolue. Dans les écrits carolingiens, particulièrement dans les Libri carolini, une distinction nette s’opère entre bénir et rendre grâce ou adorer, que les Byzantins sont accusés de confondre[18]. A l’inverse d’adorer, bénir est défini comme un geste du supérieur vers l’inférieur. Cela devient donc essentiellement le geste du prêtre, les laïcs le faisant principalement sur eux-mêmes[19]. La prêtrise étant réservée aux hommes, les femmes ne bénissent généralement qu’en contexte privé, par exemple leurs enfants, ou plus tard leurs soupirants en contexte courtois[20]. De l’inférieur ou supérieur, ce geste est donc devenu une transgression. Une seconde évolution est celle des sacrements qui se limitent à sept à partir du XIIe siècle, les autres bénédictions devenant les sacramentaux. Or, contrairement aux sacramentaux, les sacrements se caractérisent désormais par leur efficacité automatique: ils agissent ex opere operato, du seul fait de leur administration[21]. Ils sont valides quelle que soit la valeur du prêtre et c’est ce que l’Eglise voulait. En même temps, l’intervention divine est neutralisée au profit des pouvoirs du prêtre et il en devient un magicien, ce que les Réformés n’ont pas manqué de remarquer.

Le changement de sens du geste est évident dans l’iconographie. La rencontre d’Abraham et des trois anges est représentée au IVe siècle dans la catacombe de la via latina à Rome (ill. 9) et vers 1200 dans le psautier d’Ingeburge (Chantilly, Musée Condé, fol. 10v; ill. 10). Dans la catacombe, les quatre personnages se saluent du même geste, levant l’index et le majeur, et sont visiblement sur un pied d’égalité. Dans le psautier, le premier des anges salue Abraham de ce geste, mais celui-ci répond les mains jointes en courbant l’échine, dans une posture de soumission. Le geste d’Abraham traduit ainsi le mot de la Vulgate, adoravit eum, tandis que le peintre de la catacombe ne voit aucune différence entre bénir et adorer.

L’opposition entre la bénédiction et le respect exigé de celui qui la reçoit n’assure pas que la domination du prêtre sur le fidèle, mais crée un rapport hiérarchique comparable à l’intérieur du clergé, le pape occupant désormais le pouvoir suprême aux dépens des conciles. Cette pyramide est progressivement édifiée par le droit canon, avec des étapes telles que le Décret de Gratien vers 1140, puis les Décrétales de Grégoire IX en 1234. Le langage ecclésiastique est loin de la révéler. Les actes de sa chancellerie présentent le pape comme le serviteur des serviteurs de Dieu, servus servorum Dei. Dans l’ensemble, le rapport hiérarchique est exprimé par celui de la parenté, chaque dignitaire étant non pas le chef, mais le père de ses subordonnés. En revanche, le système fait l’objet de satires qui exploitent le non-dit et raillent la magie ecclésiastique.


C:\Users\Wirth\OneDrive\Documents\photos\illustrations\gestes\gestes article\9. via-latina-abraham-et-les-trois-anges-catacombe.jpg9. Rome, catacombe de la via latina C:\Users\Wirth\OneDrive\Documents\photos\illustrations\gestes\gestes article\10. MAIITRE_DU_PSAUTIER_D_INGEBURGE_n_i_Hospitalite_d_Abraham_Abraham_49cc4825.jpeg 10. Psautier d’Ingeburge, Chantilly, Musée Condé

Abraham et les trois anges

Les chapitres 45 à 54 du Quart livre de Rabelais en sont l’un des meilleurs exemples. Pantagruel et ses compagnons débarquent successivement dans l’île des Papefigues et dans celle des Papimanes. Jadis, les Papefigues vivaient dans l’opulence, mais, depuis que l’un d’eux a fait la figue (fica) au portrait du pape, les Papimanes ont désolé leur île et se les sont soumis. Les Papefigues ont certes des astuces pour se défendre. Lorsqu’un diable tourmentait son mari, une petite vieille l’a mis en fuite en lui montrant son sexe, le lui présentant comme une blessure infligée par son redoutable mari qui risque de lui en faire autant. Mais les Papimanes adorent un objet bien plus puissant, les « couilles » du pape. Le pape, il est vrai, n’a jamais visité leur île, mais ils veulent baiser les pieds de Pantagruel qui en a vu trois (successivement, car le pape est l’Unique). Pantagruel leur demande ce qu’ils feraient s’ils recevaient le pape en personne et ils lui répondent: « nous lui baiserions le cul sans feuille et les couilles pareillement ».

Comme on le voit, Rabelais dont les sympathies avec le mouvement évangélique sont connues, ramène l’Eglise de son temps à un système de domination dont la tête est un phallus situé au-delà du visible. La « figue » féminine, efficace face à un diable, ne peut que se soumettre face à ce phallus tout-puissant.

Les marges à drôleries des manuscrits médiévaux poussaient encore plus loin la caricature du clergé[22]. Les plus féroces que nous ayons rencontrées sont celles du psautier Douce 5-6 de la Bodleian Library à Oxford, certainement commandé par le comte de Flandre Louis de Nevers pour son épouse ou pour une concubine. Les singes y jouent un rôle majeur, représentant une ou deux fois des Flamands révoltés contre le pouvoir comtal, mais le plus souvent le clergé et les dévots. Ils sont asexués, mais présentent un derrière cambré avec un anus bien visible. Ils s’agenouillent assez souvent devant un dignitaire ecclésiastique humain ou simiesque qui les bénit (Douce 5, vol. 22r, 71r, 117v, Douce 6, fol. 24v, 49v, 123v-124r). Lorsqu’ils ne lui présentent pas le postérieur mais lui font face normalement, il arrive qu’une cigogne ou un autre oiseau les sodomise du bec (ill. 11). On les trouve aussi en train d’oiseler, l’un d’eux sodomisant avec un bâton celui qui le précède (Douce 6, fol. 51r, 99v). La magie ecclésiastique est ainsi reconduite à un schéma très simple par la caricature: la bénédiction entraîne la prosternation qui offre le derrière sans défense, la cigogne se chargeant le plus souvent de pénétrer le soumis. Le long bec de cet oiseau est non moins phallique en contexte hétérosexuel, puisqu’il le met dans la cheminée du foyer (Douce 6, fol. 160v), les marges suivantes montrant les premiers soins du nourrisson. Les cigognes n’apportent pas seulement les nouveau-nés en Alsace.


C:\Users\Wirth\OneDrive\Documents\photos\illustrations\gestes\gestes article\11. 2.13 douce 6, 24v-25r.JPG

11. Psautier, Oxford, Bodleian Library, ms. Douce 6, fol. 24v-25r



Ce qui doit rester voilé

Les marges à drôleries sont loin d’être toujours convenables, mais le psautier de Louis de Nevers tend à dépasser les autres en impertinence: ce prince ne semble pas avoir eu le moindre respect du sacré. Il s’agit cependant d’une commande privée et ses audaces ne concernaient pas la place publique. Pour sa part, Rabelais écrit dans la crise du système qui a engendré la Réforme. La critique virulente de l’Eglise aboutit à des soulèvements qui bouleversent toute la société, avec des révoltes et des guerres civiles. La stabilité sociale exige au contraire des non-dits. Dévoiler ce qui est magique ou obscène, que ce soit réel ou imaginaire, c’est enclencher un cycle de réponses du même type. Du même coup, l’étude des interdits permet de comprendre ce qu’une société peut ou ne peut pas tolérer.

Dans l’Antiquité, on observe une très nette dissymétrie entre les interdits concernant les sexes masculin et féminin. Si les images du pénis et les phallus sont innombrables, il y a un tabou sur les organes sexuels féminins[23]. Sur les statues de femmes, le pubis est à la fois glabre et fermé. Il est peu probable que la polychromie y ait remédié, car la peinture murale n’en montre pas plus. On chercherait également en vain une représentation autonome des organes féminins analogue au phallus. Leur représentation est symbolique et indirecte, ainsi les têtes de Gorgone ou de Méduse (ill. 12). La laideur terrifiante de ces visages suffit à expliquer l’absence de représentation directe de ce qu’elles suggèrent. Les figurines de la déesse Baubo remplacent d’ailleurs le sexe par un visage sur le ventre. De même, les mots pour le désigner sont généralement métaphoriques, ainsi le delta des femmes chez Aristophane. Vulva en latin désigne au sens propre tout l’appareil reproducteur de la femme et évite une dénomination plus précise pour le vagin, à son tour une métaphore puisque vagina veut dire « gaine »[24]. Landica, « clitoris », est certainement le plus obscène des mots: il apparaît rarement en dehors des graffitis. Cela dit, les désignations des organes masculins sont aussi des euphémismes à l’origine, comme penis et cauda qui signifient « queue », mais ils sont tout de même moins obscènes puisqu’on les met directement en image. La dissymétrie des sexes est évidente dans les mots insultants sanctionnant l’homme qui se laisse faire comme une femme, cinaedus et pathicus. En revanche, il n’y a pas de gros mots pour désigner celui qui sodomise et le poète menace volontiers de le faire, ainsi Catulle (carmen 16) :

Pedicabo ego vos et irrumabo

Je vous enculerai et vous donnerai à sucer

Les attitudes changent nettement au Moyen Age avec l’apparition de l’amour courtois qui revalorise la femme. Dans ce contexte, les rapports sexuels sont désignés par des euphémismes, tels que le déduit ou le soulas qui finiront par devenir obscènes à leur tour, puis par disparaître[25]. Mais le style courtois ne s’impose pas comme un carcan. On retrouve aussi chez les troubadours et les trouvères des poèmes très crus. Les fabliaux du XIIIe siècle, puis les contes et les nouvelles donnent une vision démystifiée des rapports sexuels, en s’en tenant généralement aux pratiques considérées comme normales. La représentation du sexe masculin est assez fréquente dans les modillons romans, particulièrement dans le nord de l’Espagne et l’Aquitaine mais, cette fois, celle du sexe féminin n’est pas en reste: les personnages des deux sexes exhibent des parties génitales disproportionnées. Le phallus antique est reproduit ensuite dans les enseignes de pèlerinage, portées comme broches, mais on voit apparaître concurremment le sexe féminin, qu’on désigne sans euphémisme comme le con, lui aussi isolé du corps, mais sans pattes ni ailes. Il existe une enseigne ou des phallus portent une civière sur laquelle il trône couronné à la matière d’une statue-reliquaire (ill. 13). Il profite donc d’une promotion liée à l’amour courtois, fût-ce sur le mode comique.


C:\Users\Wirth\OneDrive\Documents\photos\illustrations\gestes\gestes article\12. Gorgone Tête de - Terre cuite - Syracuse - Musée archéologique régional Paolo Orsi.jpeg12. Tête de Gorgone, Syracuse, Museo archeologico Paolo Orsi C:\Users\Wirth\OneDrive\Documents\photos\illustrations\gestes\gestes article\13. enseigne musée de cluny.jpg13. Enseigne de pèlerinage, Paris, Musée de Cluny

A un niveau plus relevé apparaît, tant dans l’image que dans le vocabulaire, un organe sexuel imaginaire et spiritualisé que possèdent les deux sexes: le cœur[26]. Il gouverne aussi bien l’amour sacré que l’amour profane, depuis le cœur de Jésus jusqu’à celui des amants, transpercés l’un par la lance de Longin, l’autre par les flèches de l’amour.

Le statut de l’homosexualité se modifie aussi complètement[27]. Du point de vue chrétien, elle est condamnée comme une forme de sodomie, c’est-à-dire de sexualité non reproductrice, tout comme la masturbation. Dès lors, la distinction entre un rôle actif et un rôle passif n’a plus de pertinence. La condamnation est assez théorique jusqu’au XIIIe siècle, mais la pression des laïcs qui soupçonnent la chasteté monastique d’y conduire finit par imposer la peine du bûcher. En revanche, ce qu’on peut saisir des pratiques laisse plutôt supposer leur continuité. La poésie homosexuelle, assez développée dans le clergé du XIe-XIIe siècle, est surtout celle de dignitaires ecclésiastiques s’adressant à de beaux jeunes hommes: on y distingue donc clairement la survie de l’éraste et de l’éromène.

Un tabou très puissant concernait les rapports entre le haut et le bas du corps. Jusqu’à la Renaissance comprise, on chercherait en vain des mentions de la fellation ou du cunnilingus. On trouve cependant quelque chose d’assez proche, le baiser sur le derrière, ainsi dans un fabliau comme Bérenger au long cul. Les templiers furent accusés de la pratiquer et, par la suite, les sorciers et les sorcières de baiser celui du diable. Le bûcher sanctionna la gravité de cette perversion imaginaire. L’obscène tend à se réduire au diabolique. On ne parle certes pas à une dame comme à un compagnon de taverne et il y a des niveaux de langage très différents d’un genre littéraire à l’autre. Mais c’étaient certainement les mêmes qui lisaient les romans d’amour et les fabliaux grivois. Les plaisanteries osées qu’on trouve dans les marges à drôleries de psautiers et de livres d’heures offerts à des dames, comme le psautier Douce 5-6, suffisent à l’assurer. En comparaison avec les siècles qui ont suivi, la liberté de ton est évidente.



La transparence du voile

Les formes les plus directes de l’obscénité sont le dévoilement des organes du sexe et de la défécation ou l’exhibition de ces actes, mais aussi les supplices. L’obscénité est particulièrement dévoilée dans le cas de la sorcellerie, qu’il s’agisse de celle des pratiques supposées ou de celle de leur châtiment. Mais le reste du temps, elle est plus ou moins voilée. Les postures sont remplacées par des gestes de la main qui les évoquent, les objets par leur image plus ou moins transposée. Enfin, le langage utilise à cet effet tous les moyens rhétoriques, à commencer par la métaphore, la métonymie et tous les procédés de l’euphémisme.

La valeur des gestes est variable. Au Vietnam, croiser les doigts pour souhaiter bonne chance passe pour un geste obscène évoquant un vagin. En Iran, le pouce tendu est à proscrire, car ce geste est équivalent au doigt d’honneur dans le monde arabe[28]. Ils le sont aussi dans le temps: nous avons vu qu’il n’existe pas d’iconographie ancienne du doigt d’honneur, alors qu’il semble pourtant décrit dans les textes et qu’on ose le photographier aujourd’hui. Nous avons aussi remarqué que les gestes pouvaient être équivoques dans une même culture, ainsi la furca et le cornuto qui servent aussi de bénédiction. Mais la valeur des mots ne varie pas moins. Dans le domaine qui nous occupe, ce que John Orr a appelé « le rôle destructeur de l’euphémie » semble avoir force de loi[29]. La grande majorité des mots obscènes sont au départ des euphémismes, ainsi « baiser » qui signifiait « donner un baiser ». Déjà Corneille doit le remplacer par « flatter » dans les rééditions de L’illusion comique. Il n’y a guère que le marquis de Sade pour utiliser correctement le mot, car il en a de précis pour désigner les rapports sexuels. Le sens correct du mot utilisé transitivement ne survit que dans des expressions fossiles, telles que « baiser le pied du pape ». Lorsque les mots sont devenus obscènes, ils peuvent disparaître. C’est par exemple le cas de « vit », issu du latin vectis signifiant le levier ou la barre, qui n’est plus aujourd’hui qu’un archaïsme inusité. Plus souvent, leur sens se réduit, ainsi pour « saillir » qui ne se dit plus des hommes, ou change complètement, ainsi celui de « foutre » devenu une exclamation, puis un synonyme vulgaire de « faire ».

L’érosion touche même des mots peu connotés sexuellement, comme « demoiselle ». Au Moyen Age, il se dit d’une jeune fille noble, mais dès le XIIIe siècle, il désigne aussi une femme mariée de la petite noblesse ou de la bourgeoisie. Depuis le XIXe siècle, il désigne souvent un statut subordonné, comme celui d’une serveuse de restaurant, tout en gardant le sens de femme non mariée, en particulier dans l’adresse « Mademoiselle ». Cela dit, la distinction entre femme mariée et non mariée a fini par devenir indiscrète, en particulier du fait de l’importance prise par le concubinage, de sorte que le mot ne s’adresse pratiquement plus qu’aux petites filles. « Madame » s’est généralisé malgré les protestations de quelques « vieilles filles » fières de l’être.

Décrire le phénomène comme une érosion du sens des mots est juste, mais un autre point de vue est possible: il s’agit aussi de la résistance de l’obscénité aux manœuvres destinées à la réprimer. En effet, chaque fois qu’un mot disparaît parce qu’il est devenu obscène, un autre devient obscène pour prendre la relève. Le langage des différentes sociétés peut tolérer plus ou moins l’obscénité, mais pas l’éradiquer. Pour prendre un exemple actuel, le mot « sexe » est en train de faire place à « genre » sous nos yeux, mais on peut augurer qu’on finira par menacer quelqu’un de lui mettre son genre quelque part. Bien sûr, les partisans du changement terminologique prétendent avoir de bonnes raisons. Mais, comme ils s’insurgent lorsque leurs adversaires parlent de « théorie du genre », ils admettent eux-mêmes l’absence de raison théorique. On reconnaît ici la déraison de l’euphémisme: l’illusion qu’en changeant les mots on peut changer les choses. Il s’agit de l’une des nombreuses façons de manipuler les signes pour agir sur ce qu’ils représentent. La pensée magique n’est pas l’apanage des sociétés jugées primitives. Elle est aujourd’hui au cœur de nos rapports sociaux. Elle l’est dans la volonté de changer les mots pour changer les choses et elle l’est aussi dans la permanence de l’obscénité, sans laquelle il n’y aurait plus de magie.



 

  1. Béatrice Delaurenti, « La fascination et l’action à distance: questions médiévales (1230-1370), Médiévales, t. 50 (2006), p. 137-154.
  2. Robert Klein, « Spirito peregrino », in: La forme et l’intelligible. Ecrits sur la Renaissance et l’art moderne, Paris, 1970, p. 29-64.
  3. Max Caisson, « La science du mauvais œil (malocchio). Structuration du sujet dans la ʽpensée folkloriqueʼ », Terrain. Anthropologie et sciences humaines, t. 30 (1998), p. 35-48.
  4. Jean Wirth, La sorcellerie et sa répression en Europe, Genève, 2023, p. 12 et s.
  5. Articles 112 et 210 (David Piché, La condamnation parisienne de 1277, Paris, 1999, p. 112 et 144).
  6. Montaigne, Essais, III, 11: éd. Albert Thibaudet, Paris, 1961, p. 1151.
  7. Pour l’usage apotropaïque de l’œil chez les Grecs: Alain Moreau, « L’œil maléfique dans l’œuvre d’Eschyle », Revue des études anciennes, t. 78-79 (1976), p. 50-64.
  8. Jeanne Favret-Saada, Les mots, la mort, les sorts, Paris, 1977.
  9. Deux beaux exemples pour la Dérision du Christ: Wolfgang Katzheimer le Vieux, Winnipeg Art Gallery; Jan van Hemessen, Munich, Alte Pinacothek.
  10. Max Nelson, « Insulting Middle-Finger Gestures among the Ancient Greeks and Romans », Phoenix, t. 71 (2017), p. 66-88..
  11. Ciconiam manu formare solent irrisores, qui unitate colligatos digitos agunt ad inferiorem partem inclinata similitudine ciconini rostri; quo cum praesentant, port tergum motitantes derident quos volunt.
  12. Corpus Vasorum Antiquorum, France 15, Musée du Petit-Palais, Paris, 1944, pl. 12.2–3.6; John Boardman, « The Phallos-bird in archaic and classical Greek Art », Revue archéologique, n. s. t. 2 (1992), p. 227-242.
  13. Gerhardt Dietrich, Wer kauft Liebesgötter ? Metastasen eines Motivs, Göttingen, 2008.
  14. Henri Hubert, art. Magia, in: Dictionnaire des antiquités grecques et romaines, éd. Charles Victor Daremberg et Edmond Saglio, t. 3, 2 (1902), p. 1494-1521.
  15. Jean Wirth, « Qu’est-ce qu’un crucifix? », in: Statue. Rituali, scienza e magia dalla Tarda Antichità al Rinascimento, éd. Luigi Canetti, Florence, 2017, p. 403-416.
  16. Guibert de Nogent, Tractatus de Incarnatione contra Judeos (PL 156, col. 525)
  17. Ovide, Fastes V, v. 433: signaque dat digitis medio cum pollice iunctis.
  18. Jean Wirth, L’image médiévale. Naissance et développements (VIe-XVe siècle), Paris, 1989, p. 132.
  19. Jean-Claude Schmitt, « Un geste rituel. Le signe de croix au Moyen Age », L’homme, t. 247-248 (2023), p. 101-132.
  20. Nous avons traité les exceptions dans « La femme qui bénit » (avec la collaboration d’Isabelle Jeger), in : Femmes, art et religion au Moyen Age, éd. Jean-Claude Schmitt, Strasbourg – Colmar, 2004, p. 157-179.
  21. Sur l’histoire de la notion, Constantin von Schätzler, Die Lehre von der Wirksamkeit der Sakramente ex opere operato in ihrer Entwicklung innerhalb des Scholastik und ihrer Bedeutung für die christliche Heilslehre, Munich, 1860.
  22. Wirth et alii, op. cit., p. 276 et ss.
  23. Georges Devereux, Baubo, La vulve mythique, Paris, 1983.
  24. Excellente synthèse d’une vaste bibliographie dans l’article « latin obscenity » de Wikipedia.
  25. John Orr, « Le Rôle destructeur de l’euphémie », Cahiers de l’AIEF, t. 3-5 (1953), p. 167-175.
  26. Jean Wirth, « L’iconographie médiévale du cœur amoureux et ses sources », in: L’image du corps au Moyen Age, Florence, 2013, p. 129-149.
  27. John Boswell, Christianisme, tolérance sociale et homosexualité, trad. Paris, 1985, p. 267 et ss.
  28. Exemples donnés sur Internet « Attention aux gestes qui choquent à l’étranger », sur le site Reporteurs.com (consulté le 06.01.2025).
  29. Orr, op. cit.

1 Prémisses

11 mars 2025

Ces trois articles sont consacrés aux Résurrections dans lesquelles la tombe du Christ est montrée ostensiblement fermée, de manière à suggérer la traversée miraculeuse de la dalle.

Le premier article étudie les prémisses de cette idée, avant que ne se développe pleinement l’iconographie typiquement germanique de la dalle perméable (à partir de 1437).

Article précédent : Deux Résurrections atypiques



Un précurseur lointain : la Résurrection du Missel de Stammheim

1170 ca stammheim_missal_resurrection Paul Getty Museum, MS. 64, fol. 111Résurrection
Vers 1170, Miissiel de Stammheim (Hildesheim), Getty Museum, MS. 64, fol. 111

Cette composition cruciforme comporte, aux angles, quatre scènes de l’Ancien Testament liés typologiquement à la Résurrection :

  • Élisée ressuscitant le fils de la Sunamite (2 Rois 4:8-36) ;
  • Samson enlevant les portes de Gaza (Juges 16 :3) ;
  • David tuant Goliath (1 Rois 17:51) ;
  • Benaiah tuant le lion [1] (2 Samuel 23 :20) ;

Le registre médian

Le registre médian suit l’iconographie ancienne de la Résurrection :

  • à gauche le soldats endormis
  • au centre l’ange accueillant les deux saintes femmes ;
  • à droite Isaïe pointant du doigt le tombeau vide et disant « son tombeau sera glorieux » (Isaïe 11:10).

On comprend que cette formule inclut obligatoirement la cuve vide, avec son couvercle déplacé sur lequel l’ange est assis :

« Et voici, il y eut un grand tremblement de terre; car un ange du Seigneur descendit du ciel, vint rouler la pierre, et s’assit dessus ». Matthieu 28,2

Malgré le texte de Mathieu, l’art occidental représente très rarement la pierre roulée (voir Deux Résurrections atypiques), et lui préfère la dalle décalée ou brisée.


Le bas et le haut

Les montants verticaux de la croix montrent :

  • en bas le phénix renaissant de ses cendres le troisième jour, prêt à s’envoler vers sa patrie [2] ;
  • en haut, le Christ traversant la coupole pour retourner vers son Père, avec un dialogue extrait du psaume 57,8 : « Réveille-toi, mon âme…. Je me réveillerai à l’aube ».

On voit que cette traversée tout à fait exceptionnelle résulte de la composition d’ensemble :

  • analogie verticale avec l’envol du phénix ;
  • analogie horizontale avec deux scènes miraculeuses, qui évoquent les deux parties du dialogue :
    • le réveil du fils de la Sulamite ;
    • Samson en pleine puissance (matérialisée par ses cheveux), quittant sa prison à minuit.

La porte .de Gaza défoncée, avec son cadre bleu clair et son fond rouge, fait écho au sarcophage décapoté.


En Italie

Impossible dans l‘iconographie ancienne de la Résurrection, la formule de la tombe fermée va devenir possible dans l’iconographie moderne, où l’ange et les saintes femmes sont supprimés, laissant les soldat seuls face au Christ [3] . Elle restera néanmoins extrêmement minoritaire par rapport à la représentation canonique, où le sarcophage est béant.

Le Christ en lévitation

sb-line

Two miniatures from a Laudario, by Pacino di BonaguidaColla madre del be(ato gaudiamo), Feuille d’un Laudario de la Compagnia di Sant’ Agnese, Florence
1330-1340 , Fizwilliam Museum, MS 194

Cette page superpose les deux formules de la Résurrection :

  • en bas l’ancienne, avec le tombeau ouvert, les saintes femmes et l’ange assis ;
  • en haut la moderne, avec le tombeau fermé et le Christ lévitant, dans une mandorle rayonnante aspirée par le firmament.

Ce débordement remarquable permet de caser le Christ debout dans un format horizontal (voir 8 Débordements gothiques : quelques cas locaux).


1388, Fragment de Graduel, Don Simone Camaldolese, Resurrection, coll partFragment de Graduel, Don Simone Camaldolese, 1388, collection particulière 1410 ca Lorenzo_Monaco,_Graduale Corali_3,_Biblioteca_Medicea_Laurenziana,_FirenzeLorenzo Monaco, 1410, Graduel Corali 3, Laurenziana, Florence

L’opposition entre les deux scènes et les deux tombeaux n’a rien de systématique :

  • à gauche, ils sont tous les deux ouverts ;
  • à droite, seule la formule moderne est conservée, répartie sur les deux compartiments de la lettre.

1370 Resurrection - Jacopo da Cione National GalleryJacopo da Cione, 1370, National Gallery 1390-1410 Lorenzo di Niccolò coll part fototeca zeriLorenzo di Niccolò, 1390-1410, collection particulière (fototeca zeri)

Résurrection

Autant le Christ en lévitation au dessus du tombeau ouvert est fréquent en Italie, autant la formule avec tombeau fermé est rare. Tandis qu’un couvercle pivoté ou renversé ouvrait des possibilités graphiques innombrables, le formule fermée pouvait passer pour une solution de facilité. Aussi fallait-il l’agrémenter d’un détail pittoresque :

  • dans le premier cas, couvercle en bâtière vu de biais (comme le montent les six motifs du flanc) ;
  • dans le second, scellement par des lanières.


sb-line

Le pied sur la margelle (SCOOP !)

sb-line

1324-25. Ugolino_di_Nerio._The_Resurrection.__London National GalleryRésurrection
Ugolino di Nerio, 1324-25, National Gallery

La formule où le Ressuscité sort du tombeau en prenant appui d’un pied sur la margelle est courante en Italie.


1371 Lorenzo Veneziano, Résurrection, Milan, Pinacothèque du Château SforzaRésurrection
Lorenzo Veneziano, 1371, Pinacothèque du Château Sforza, Milan

Lorenzo Veneziano lui donne une tonalité toute vénitienne, en couvrant le Christ d’une robe rouge et or, ouverte pour montrer la plaie du flanc, et dont la somptuosité rivalise avec le pourpre du marbre. Les soldats sont tous endormis, sauf un qui se cache les yeux, ébloui par le rayonnement. Deux monts déchiquetées flanquent les bords, l’un portant une ville forte (Jérusalem), l’autre abritant la grotte du sépulcre.


 

1371 Lorenzo Veneziano, San Pietro trittico della sete Accademia VeniseSaint Pierre, Accademia, Venise 1371 Lorenzo Veneziano, Résurrection, Milan, Pinacothèque du Château SforzaRésurrection, Milan 1371 Lorenzo Veneziano, San Marco trittico della seta Accademia VeniseSaint Marc, Accademia, Venise

Trittico della Seta

Le panneau constituait la partie centrale d’un triptyque réalisé pour l’Office de la Soie, ce qui peut expliquer le luxe des tissus, y compris pour les panneaux latéraux :

  • du côté de la ville, et de la main qui bénit, est placé Saint Pierre avec ses clés, tenant un rotulus fermé ;
  • du côté du sépulcre et de l’étendard victorieux est placé Saint Marc tenant ouvert son Evangile à la page de la Résurrection (Marc 16,1-7).

On voit que la composition équilibre subtilement la puissance papale et la puissance vénitienne.


1371 Lorenzo Veneziano, Résurrection, Milan, Pinacothèque du Château Sforza detail
La comparaison avec la cuve ouverte d’Ugolino di Nerio rend évidente une autre subtilité qui n’a pas été relevée : tandis que le tissu rouge et le tissu blanc se replient à droite en se posant sur la margelle, le tissu blanc tombe verticalement sur la gauche. On pourrait à la rigueur imaginer que le bord intérieur de la margelle (ligne pointillé) est masqué entièrement par les tissus : reste que la margelle serait beaucoup trop large pour laisser un vide central suffisant, et de plus son bord arrière est manquant (ligne rouge).

Compte-tenu du caractère très ambitieux de la composition, la maladresse est exclue : c’est donc bien intentionnellement que Lorenzo Veneziano, pour la seule et unique fois en Italie, à représenté le Ressuscité émergeant directement de la pierre.


sb-line

Autres Résurrections italiennes avec tombe fermée

sb-line

1430 ca Livre de prières (Milan) Michelino (de' Molinari) da Besozzo. Morgan library MS M.944 fol 26v
Livre de prières (Milan), Michelino da Besozzo, vers 1430, Morgan library MS M.944 fol 26v.

Le Christ est ici perché sur un sarcophage en bâtière, sans couvercle et avec chargement frontal. L’ouverture est obturée par un rocher brut, scellée par trois bouts de papier tenus par des points de cire.


1430-35 Antonio_vivarini_e_aiuti,_polittico_della_passione,_13_resurrezione Ca d'Oro VeniseRésurrection
Antonio Vivarini et atelier, 1430-35, Polyptyque de la Passionne, Ca d’Oro, Venise

On trouve ici le même type de sarcophage, sans pommes de pins, et avec quatre bouts de papier et quatre points de cire. Le sigle SPQR, le scorpion et l’aigle sont des symboles péjoratifs qui apparaissent couramment sur les écus ou les oriflammes des soldats païens [4]. Leur position couchée de part et d’autre du Christ triomphant et l’association entre un animal venimeux et un oiseau monstreux font ici probablement allusion à la victoire du Christ sur le mal :

 » Tu marcheras sur l’aspic et sur le basilic » Psaumes 91:13 .


1446-47 giovanni Boccati Montee au calvaire Galleria Nazionale dell'Umbria PérouseMontée au calvaire
Giovanni Boccati, 1446-47 Galleria Nazionale dell’Umbria, Pérouse

On retrouve en tout cas l’association basilic-scorpion en tête de ce cortège tragique.

1440 ca Maestro dell’Osservanza (Sano di Pietro) prédelle du Polittico della Passione Detroit Institute of ArtsRésurrection (prédelle du Polittico della Passione)
Maestro dell’Osservanza (Sano di Pietro), vers 1440, Detroit Institute of Arts

Autre résurrection tout à fait extraordinaire avec ce Christ s’échappant sur un nuage dans une mandorle rayonnante : peu après le coucher du soleil, au milieu d’un paysage noir, la puissante lumière aveugle les soldats et projette sur la colline l’ombre du tombeau intact.



En Catalogne


1398-Pere-Nicolau-Retablo-de-los-siete-gozos-de-la-Virgen-Maria-museo-bellas-artes-BilbaoRetablo de los siete gozos de la Virgen María, 1398, Museo bellas artes, Bilbao 1404 Pere Nicolau Retaule dels Set Gojos de la Mare de Déu, museo bellas artes valenciaRetaule dels Set Gojos de la Mare de Déu, 1404, Museo bellas artes, Valencia

Résurrection, Pere Nicolau

Ces deux compositions proposent deux solutions bien différentes quant à la sortie du tombeau fermé :

  • dans la première, le Christ est simplement posé dessus, sur le biais incurvé du couvercle en bâtière assujetti par six sceaux ;
  • dans la seconde, il flotte en avant du tombeau parallélépipédique, dans une mandorle noire soutenue par deux anges.

1432-34. Jaume Ferrer II Retable de Verdú, La résurrection Musee Episcopal de Vic 1432-34. Jaume Ferrer II Retable de Verdú, La résurrection Musee Episcopal de Vic detail

Résurrection (Retable de Verdú), Jaume Ferrer II , 1432-34, Musée épiscopal de Vic

Jaume Ferrer II retient une solution étrange : il supprime les anges et pose la pointe de la mandorle sur le couvercle plat, vers l’avant. Cependant, le pommeau de l’épée du garde situé à l’arrière masque la mandorle, en faisant un objet optiquement impossible.


1451-54 Jaume Ferrer II Retaule de la Verge dels Paers Paeria de LleidaRetaule de la Verge dels Paers
Jaume Ferrer II,1451-54, Paeria de Lleida

Dans cette version tardive par le même peintre, l’influence du réalisme flamand a fait son chemin, et gommé le surnaturel : le Christ est campé sur le sarcophage tel Sartre sur son bidon à Billancourt, son sang dégoulinant sur la pierre.



A Avignon


1390 Jean de Toulouse et collaborateur bohémien, Missel de Clement VII BNF Lat 848 fol 160rMissel de Clément VII, Jean de Toulouse et collaborateur bohémien, 1390, BNF Lat 848 fol 160r 1384-1398 Jean de Toulouse Missel (Avignon) Cambrai BM 0150 (146) fol 181vMissel, Jean de Toulouse, 1384-1398, Cambrai BM 0150 (146) fol 181v

On a attribué à cet enlumineur avignonnais, actif à la fin du XIVème siècle, une série de manuscrits, dont certains comportent une Résurrection [5]. Ces deux initiales R montrent un Christ debout ou montant sur le tombeau fermé. On remarquera dans le premier cas que le sarcophage est construit en perspective inversée (le point de fuite en avant).


1390-95 Jean de Toulouse Atelier Livre d'Heures (Avignon) Spencer 49 II, fol. 11v New York Public LibraryRésurrection, fol. 11v 1390-95 Jean de Toulouse Atelier Livre d'Heures (Avignon) Spencer 49 II, fol. 12r New York Public LibraryDescente aux Limbes, fol 12r

Livre d’Heures (Avignon) , Jean de Toulouse (Atelier), 1390-95, Spencer 49 II, New York Public Library

Dans ce bifolium pleine page très exceptionnel, la figure du Christ faisant un pas en avant a été utilisée pour la Descente aux Limbes.

Pour la Résurrection, un Christ debout sur le tombeau aurait créé une disproportion de taille : l’enlumineur a donc inventé cette posture très inhabituelle d’un Christ à genoux sur la dalle, se retournant vers le seul soldat réveillé (qui fait le geste de l’éblouissement). Deux grands rubans noirs masqués par le vêtement barrent la route à l’idée que la jambe gauche cachée pourrait être prise dans la pierre : ces scellés très voyants sont à mon avis la preuve que le dessinateur était conscient de l’ambiguïté graphique quant à la perméabilité de la dalle, et a cherché à l’éviter.


1380-1400 Jean de Toulouse Atelier) Livre d'Heures (Avignon) Harley 2979 fol 94v detailLivre d’Heures (Avignon)
Jean de Toulouse (Atelier), 1380-1400, Harley 2979 fol 94v

Cette miniature tout à fait unique dénote le choix inverse : l’arrière de la robe tombe droit et le scellé a été supprimé (on devine encore sa trace). Ne sachant trop comment traiter l’émersion hors de la pierre, l’illustrateur a tracé une sorte de fente tout près du bord, par où se faufile un Christ bidimensionnel.


L’habitude très particulière du tombeau fermé, vu en perspective inversée, a conduit l’atelier de Jean de Toulouse à différentes expérimentations, dont une au moins a voulu développer l’idée du Christ traversant la pierre, mais avec des moyens graphiques insuffisants.



Dans les pays germaniques

A Cologne

 

1403 Conrad von Soest Wildunger Altars Sankt Nikolaus Kirche, Bad Wildungen INVERSEConrad von Soest, 1403, Wildunger Altars, Sankt Nikolaus Kirche, Bad Wildungen (inversé) 1410 Maitre de Sainte Veronique Trityque volet droit Cologne Museum Boijmans Van Beuningen RotterdamMaitre de Sainte Véronique (Cologne), 1410, Triptyque (volet droit), Museum Boijmans Van Beuningen, Rotterdam

La similitude des deux compositions plaide sur une influence de Conrad von Soest, de Dortmund, sur le Maitre de Sainte Véronique, un des artistes marquants de l’école colonaise du début du XVème siècle. Ce dernier a inversé certaines parties de la composition : le tombeau en biais, la jambe gauche du Christ tendue à l’extérieur, les bras croisés du soldat du premier plan. Mais tandis que Conrad von Soest montrait la dalle pivotée, le Maitre de Sainte Véronique l’a supprimée, de manière à gagner de la place dans le format étroit du volet d’un triptyque [6], et à caser le troisième soldat. Mais n’osant pas la suppirmer complètement, il a conservé une demi-dalle à l’arrière-plan, pour que le soldat du fond puisse y poser ses coudes.


1410 Maitre de Sainte Veronique Trityque volet droit Cologne Museum Boijmans Van Beuningen Rotterdam1410, Maitre de Sainte Véronique, Museum Boijmans Van Beuningen, Rotterdam 1415-1430 Maître de Saint-Laurent (Cologne) Wallraf-Richartz, Cologne WRM 00291415-1430, Maître de Saint-Laurent, Wallraf-Richartz, Cologne (WRM 0029)

C’est un élève du Maître de Sainte Véronique qui fit le pas décisif, en refermant la dalle sur la gauche. La solution est un compromis :

  • le manteau repose sur la dalle, comme le montre le revers retourné à l’extrémité gauche ;
  • la jambe invisible ne peut être repliée sous le manteau (le genou droit devrait être au niveau du bord, comme le genou gauche).

C’est donc par pure déduction qu’on comprend qu’elle est encore prise dans la pierre, tandis que le manteau a totalement émergé : on en arrive ainsi à la conception purement théorique d’une dalle perméable à la chair divine, mais imperméable au tissu.


1400-20 Heures à l'usage de Cologne (Cologne) Avignon, BM, 0208 fol 42v IRHTMise au tombeau, fol 42v 1400-20 Heures à l'usage de Cologne (Cologne) Avignon, BM, 0208 fol 43v IRHTRésurrection, fol 43v

Heures à l’usage de Cologne, Peintre colonais travaillant à Avignon, 1400-20, Avignon, BM, 0208 IRHT

Cet illustrateur a bien vu la difficulté : en reculant le corps, il laisse suffisamment de place au genou droit pour se poser sur la dalle. On notera l’influence de Jean de Toulouse :
dans la perspetive inversée du tombeau ;

  • dans le geste du Christ se retournant vers le soldat qui se protège les yeux ;
  • dans le choix de la Résurrection avec tombeau fermé, qui crée ici un contraste marqué avec la miniature précédente, celle de la Mise au Tombeau.

Ce contraste pourrait être une des raisons de l’apparition de cette formule, bien qu’aucun manuscrit conservé de l’atelier de Jean de Toulouse ne présente la même séquence Mise au Tombeau / Résurrection. Par ailleurs, cet artiste prouve l’existence de liens qui ont pu propager, d’Avignon vers Cologne, la formule de la Résurrection avec tombeau fermé.


1420 maitre-de-st-laurent Wallraf-Richartz 1420 maitre-de-st-laurent Wallraf-Richartz WRM 0737 schema

1420, Maître de Saint-Laurent, Wallraf-Richartz, Cologne (WRM 0737)

A Cologne, le Maître de Saint-Laurent essaye cette variante, dont l’intention semble être de laisser au spectateur le choix entre les deux options : dalle imperméable ou dalle perméable. L’inclinaison du corps impose un appui du côté droit, mais le tissu masque aussi bien l’appui du genou replié sur la dalle, ou de la jambe tendue sur le fond.


1430-35 Meister der Passionsfolgen, Leben und Leiden Christi in 31 Bildern, Wallraf-Richartz-Museum Cologne
Leben und Leiden Christi in 31 Bildern (détail), Meister der Passionsfolgen, 1430-35, Wallraf-Richartz-Museum, Cologne

Au final, c’est cette formule indécidable qui s’impose à Cologne, avec un tissu suffisamment couvrant pour offrir les deux possibilités. En masquant le pied posé derrière le soldat, l’artiste a même laissé le choix entre le gauche ou le droit. On notera le couvercle en bâtière et, pour la première fois en Allemagne, l’ajout des scellés rouges, qui étaient omniprésents à Avignon.


A Nuremberg

1430-35 Meister der Passionsfolgen, Leben und Leiden Christi in 31 Bildern, Wallraf-Richartz-Museum Cologne recomposéMeister der Passionsfolgen, 1430-35 (recomposé) vRetable de Deocarus (volet droit), 1436-37, Eglise Sankt Lorenz, Nuremberg (photo Theo Noll).

On peut facilement, en coupant la figure du Christ à la taille, inverser la diagonale du tombeau.

C’est ce qu’on trouve dans le retable de Deocarus, considéré par Schrade comme un des premiers exemples de dalle perméable en Allemagne : mais on peut tout aussi bien considérer qu’il s’inscrit dans la continuité des expériences menées à Cologne depuis une quinzaine d’années, puisqu’il conserve encore l‘ambiguïté sur la jambe masquée : repliée ou traversante.



En Bohème

Le Christ debout

sb-line


1380 ca Mise au tombeau maitre de trebon Galerie nationale PragueMise au Tombeau 1380 ca Resurrection_maitre de trebon Galerie nationale PragueRésurrection

Maître de Trebon, retable de Trebon, vers 1380, Galerie nationale, Prague

La Résurrection vient en contrepoint de la Mise au Tombeau, dans deux vues plongeantes très novatrices. La cuve, identique dans les deux vues, se complète d’un couvercle ostensiblement hermétique : bombé, muni de deux anneaux pour le déplacer et scellé aux armes de quatre autorités différentes. Le Christ donne l’impression de descendre de la dalle mais en fait il flotte en avant : seul le bas du manteau prend appui sur la pierre.

Le tombeau fermé donne à la figure du Christ une élongation maximale : c’est donc le choix purement compositionnel d’un artiste exceptionnel, qui ne s’inscrit pas dans une tradition antérieure.

[

1410-1420, Graduel de České Budějovice, Musée de Bohême du Sud, České BudějoviceGraduel de České Budějovice, 1410-1420, Musée de Bohême du Sud, České Budějovice 1470, Graduel de Kourim, Bibliothèque nationale tchèqueGraduel de Kourim, 1470, Bibliothèque nationale tchèque
1425-35 Österreichische Nationalbibliothek cod. 485 fol. 69v (c) imareal1425-35 Österreichische Nationalbibliothek cod. 485 fol. 69v (c) imareal 1439-42 Chanoine Friedrich Zollner de Langerzenn, , Bibliothèque de l'Abbazzia di Novacella, BolzanoChanoine Friedrich Zollner de Langerzenn, 1439-42, Bibliothèque de l’Abbazzia di Novacella, Bolzano

Cette composition frappante aura une grande fortune au siècle suivant, en Bohème et dans les régions avoisinantes.


1420 ca Speculum humanae salvationis Boheme Prague, Knihovna Národního muzea, III.B.10 fol 36rSpeculum humanae salvationis, vers 1420, Prague, Knihovna Národního muzea, III.B.10 fol 36r

Ce dessinateur a même osé faire dépasser le tombeau en avant-plan, dans un des très rares débordements du manuscrit. Ainsi est mise en évidence la valeur symbolique des trois sceaux rouges, qui encadrent les deux blessures sanglantes. Il aurait été facile de les fixer un peu plus bas, sur le joint que l’artiste a omis : placés sur l’arête, ils se transforment en gonds et font de la dalle une sorte de porte horizontale : ainsi est confrontée la sortie miraculeuse du tombeau et la sortie fracassante de Gaza.


sb-line

Le Christ assis sur le tombeau

sb-line

1380-90 Bohemian_School_coll part ancienne collection WaldesAnonyme bohémien, 1380-90, collection particulière (ancienne collection Waldes)

Cette oeuvre bohémienne, contemporaine du retable de Trebon, témoigne d’un autre type de Résurrection présent en Bohème, où le Christ est assis au centre du tombeau (ici fermé), dans une composition très symétrique : deux arbres à l’arrière-plan, et deux soldats au premier plan, l’un endormi et l’autre aveuglé (plus un troisième sur le bord droit).


1360 Prag_Emmauskloster_resurrectionFresque du cloître du monastère d’Emmaüs, Prague

Le Christ en robe blanche est ici placé au centre du tombeau ouvert, la jambe droite passant à l’extérieur.

La symétrie est assurée par les deux anges de l’arrière-plan, Ce motif de remplissage se rencontre assez souvent, avec des attitudes variées : anges en adoration (retable de Quedlinburger, 1270), tenant des encensoirs, des cierges, jouant de la harpe ou du violon, soulevant le linceul du Christ (retable de Schotten, 1385) ou déplaçant le couvercle comme ici (quadriptyque d’Anvers Baltimore, 1380).


1427 Tomas de Kolozsvar (Kolozsvári Tamás) Triptyque du Calvaire de Garamszentbenedek, Esztergom Kereszteny MuzeumVolet droit du Triptyque de Garamszentbenedek
Tomas de Kolozsvar (Kolozsvári Tamás), 1427 , Esztergom, Kereszteny Muzeum

Cette composition de très haut niveau, due à un maître hongrois connu par ce seul triptyque, cumule les singularités.

  1. Le tombeau pourrait être ouvert, puisque le moitié gauche est absente : mais le sceau posé sur le joint nous prouve qu’il est bien fermé.
  2. Les deux anges tiennent chacun un linge blanc : probablement une allusion aux deux linges, les bandes et le suaire couvrant la tête, qui étaient resté à l’intérieur du tombeau (Jean 20,6-7) : ainsi les anges exhibent ce que nos yeux ne peuvent pas voir sous la pierre.
  3. La mandorle rayonnante est ici située à l’arrière-plan : alors que dans toutes les oeuvres avec tombeau fermé qui l’utilisent, elle enveloppe le Christ et sert de véhicule à son échappée hors de la pierre. De forme parfaitement circulaire, elle tangente l’auréole de la tête, et fonctionne comme une seconde auréole autour du torse du Christ.

1427 Tomas de Kolozsvar (Kolozsvári Tamás) Triptyque du Calvaire de Garamszentbenedek, Esztergom Kereszteny Muzeum detail

La jambe visible échappe au regard du soldat aveuglé, de même que la plaie presque refermée échappe à la pointe de son épée. La jambe invisible, du côté du soldat endormi, est indubitablement fusionnée avec la pierre.

Dans une étude récente [7], cette singularité a été utilisée comme argument pour une influence de l’école de Nuremberg : or, comme nous l’avons vu, la première oeuvre avec couvercle fermée est le retable de Deocarus en 1437, qui joue encore la double lecture de la jambe manquante : repliée sur la dalle ou prise dedans. Ici toute ambiguïté est exclue : Tomas de Kolozsvar veut nous faire voir que son Christ est encore pris dans la pierre.


1427 Tomas de Kolozsvar (Kolozsvári Tamás) Triptyque du Calvaire de Garamszentbenedek, Esztergom Kereszteny Muzeum schema

Toute l’oeuvre semble imprégné d’une réflexion sur la vision : les anges montrant les linges, et le Christ en train de se matérialiser au dessus de la dalle nous donnent à voir ce dont les soldats dont incapables, l’un parce qu’il est ébloui par le rayonnement et l’autre parce qu’il dort.


D’où la possibilité d’une oeuvre théorique, illustrant la double nature du Christ :

  • divine et céleste dans sa partie circulaire,
  • humaine et terrestre dans sa partie rectangulaire.

La jambe manquante a pour effet de mettre en exergue la nudité de l’autre jambe, qui est parfois, depuis l’époque gothique, le symbole de l’Humanité du Christ (voir 1 Toucher le pied du Christ : la Vierge à l’Enfant).


1290 The-Resurrected-Christ-Photograph-Wolfgang-Brandis-(C) Kloster-WienhausenRésurrection, 1290, (C) Kloster-Wienhausen, Photo Wolfgang Brandis

En définitive, l’étrangeté de cette nouvelle conception devient toute relative si on la compare, non pas aux représentations picturales de la Résurrection, mais à des groupes sculptés montrant le Christ assis sur un tombeau plein : les conventions de la sculpture justifient le fait que le tombeau ne soit pas évidé, et la jambe manquante ne choque pas : d’autant plus qu’elle concentrait la dévotion des moniales, à l’aplomb de la plaie du flanc et piétinant l’impie, sur le seul pied visible, offert à leurs baisers.

La Résurrection de Tomas de Kolozsvar est ainsi le tout premier témoignage, en peinture, de cette iconographie du Christ unijambiste qui va exploser en Allemagne exactement dix ans plus tard.



Synthèse

DallePermeable_PremissesSchema
Les plus anciens précurseurs de la dalle perméable germanique sont, paradoxalement, méditerranéens :

  • en Italie, l’expérimentation très discrète de Lorenzo Veneziano n’a eu aucune fortune,
  • en Avignon, les essais sont restés cantonnés à un atelier spécialisé dans les Résurrections avec tombe fermée, celui de Jean de Toulouse.

Le cas d’un artiste de cet atelier ayant travaillé pour Cologne permet d’établir un lien fragile avec l’apparition du motif dans cette ville vers 1420, puis de là à Nuremberg une quinzaine d’années plus tard.

Dans l’état actuel du corpus, la version de Tomas de Kolozsvar en Bohême apparaît comme une invention ex nihilo, tout comme l’avait été celle de Veneziano en Italie.



Article suivant : 2 La dalle perméable

Références :

[2] Physiologus latin version Y :

Le troisième jour, on trouvera un grand aigle : et, en s’envolant, il salue le prêtre et se rend à son ancien lieu.

Tertio die inueniet aquilam magnam: Vet evolans, salutat sacerdotem, et vadit in antiquum locum suum.

[3] Tandis que la formule ancienne illustre avec précision des textes évangéliques, la formule nouvelle résulte d’une construction progressive, sans source textuelle claire (un peu comme l’appariton un peu plus tardive de l’iconographie de la Mise au Tombeau, voir 1 Les Mises au Tombeau : quelques points d’iconographie). La question de l’apparition de cette formule nouvelle , au milieu du XIIème siècle à Reichenau [3a], a fait l’objet de nombreux travaux et théories. Pour une synthèse récente , voir Lotem Pinchover « Representations of the Resurrection in the Convents of the Luneburg Heath », Master dissertation, 2012 https://www.academia.edu/38712009/Representations_of_the_Resurrection_in_the_Convents_of_the_Luneburg_Heath_Part1
[3a] Franz Rademacher « Zu den frühesten Darstellungen der Auferstehung Christi » Zeitschrift für Kunstgeschichte , 1965, 28. Bd., H. 3 (1965), pp. 195-224 https://www.jstor.org/stable/pdf/1481590.pdf
[4] Jean Louis Schefer « L’Hostie profanée: Histoire d’une fiction théologique » p 23 et ss https://books.google.fr/books?id=eKmbDwAAQBAJ&pg=PA23
[5] Francesca Manzari, « Harley MS. 2979 and the Books of Hours Produced in Avignon by the Workshop of Jean de Toulouse » Electronic British Library Journal 2011  https://bl.iro.bl.uk/downloads/060e0966-40c1-41ed-ab85-fa9b29d98155?locale=en
Francesca Manzari, « La miniatura ad Avignone al tempo dei papi, 1310-1410 » https://archive.org/details/laminiaturaadavi0000manz/page/220/mode/2up
[7] Zsombor Jekely, « Painting at the Court of Emperor Sigismund: the Nuremberg Connections of the Painter Thomas de Coloswar », Acta historiae artium Volume: 58 Pages: 57-83 2017 https://real.mtak.hu/72067/1/170.2017.58.1.3.pdf

2 La dalle perméable

11 mars 2025

Cette iconographie très particulière naît en Bavière en 1437 et se développe au XVème siècle exclusivement dans les régions germaniques, avant de disparaître à tout jamais. Mon point de départ est le livre d’Hubert Schrade consacré à l’Iconographie de la Résurrection, qui a étudié et nommé ce motif sous le vocable durchsteigen (grimper au travers) [8].

Article précédent : 1 Prémisses

L’irruption de la formule (1437)

Multscher

1437 Hans Multscher (Ulm) eglise de Landsberg am Lech Resurrection Wurzacher_Altars Gemäldegalerie BerlinRésurrection (Wurzacher Altar), Multscher, 1437, Gemäldegalerie, Berlin vRetable de Deocarus (volet droit), 1436-37, Nuremberg

Réalisé par ce peintre d’Ulm pour l’église de Landsberg am Lech, la même année que le retable de Deocarus, ce panneau abandonne radicalement l’ambiguïté encore entretenue par les écoles de Cologne et de Nuremberg : le tombeau est toujours en biais et scellé ostensiblement, mais le Christ ne fait plus mine d’en descendre : il trône au centre du tombeau, la jambe gauche plantée dans la dalle, même si le manteau rouge cache encore la crudité du moignon.

Schrade ( [8] , p 193) met cette innovation audacieuse sur le compte d’une autre, le réalisme flamand que Multscher importe dans l’art de l’Allemagne du Sud : on le ressent dans le traitement des matières (par exemple le métal de la croix ) ou des ombres (celle de la hampe barrant l’aine du Christ), ainsi que dans la brutalité du modelé des chairs et du rendu des blessures. Cependant, ce réalisme matériel va en sens inverse du caractère miraculeux de la dalle perméable, que les artistes précédents avaient toujours évité d’affronter (sauf le lointain Tomas de Kolozsvar). C’est donc plutôt l’esprit novateur de Multscher qui explique ce progrès simultané dans deux directions contradictoires.

L’innovation de la dalle perméable n’allait pas de soi : pour la faire remarquer au spectateur, Multscher a eu l’idée de faire écho à cette posture toute nouvelle du Christ avec ce sarcophage étrange, libéré du rocher du côté gauche, et fusionné avec lui du côté droit.

Une autre étrangeté de la composition est la palissade incurvée, qui ferme l’horizon et contrecarre tout effet de surplomb, bloquant le Christ dans sa position assise. Cette palissade, présente dans de nombreuses Résurrections, trouve sa justification dans le texte de Jean :

« Or, au lieu où Jésus avait été crucifié, il y avait un jardin, et dans le jardin un sépulcre neuf, où personne n’avait encore été mis. C’est là, à cause de la Préparation des Juifs, qu’ils déposèrent Jésus, parce que le sépulcre était proche. «  Jean 19,41-42

Jean Wirth [9] y voit une image du jardin clos marial et l’associe à la dalle traversée : les deux souligneraient l’analogie entre la sortie miraculeuse du tombeau et l’accouchement virginal, qui est développée par plusieurs textes de l’époque. Cependant, cette palissade n’apparaît pas dans toutes les Résurrections à dalle perméable qui vont fleurir en Allemagne.



Les successeurs immédiats de Multscher (1445-1450)

A Nuremberg

1445-50 Tucheraltar Frauenkirche NurnbergTucheraltar, 1445-50, Frauenkirche, Nuremberg

Le maître du retable Tucher marque l’arrivée des influences néerlandaises dans l’école de Nuremberg, jusqu’alors plutôt marquée par les influences bohémiennes [10]. Une dizaine d’années après Multscher, cette composition ne retient que la percée conceptuelle de la dalle perméable, et en tire la conséquence graphique : montrer le mollet sectionné. Les autres caractéristiques n’ont pas été reprises, du fait des contraintes du triptyque :

  • le Christ est décentré, debout à gauche devant le tombeau, puisque tous les panneaux sont bipartis ;
  • le tombeau est incliné en sens inverse (diagonale montante) pour laisser la place aux soldats du premier-plan, dont l’un est assis sur la dalle.


A Munich

1445 Gabriel_Angler (Munich) Resurrection_Tabula_Magna (abbye de Tegernsee originally with brocade background) Berlin, Bodemuseum, Inv. Nr. 1938 1445 Gabriel_Angler (Munich) Resurrection_Tabula_Magna (abbye de Tegernsee originally with brocade background) Berlin, Bodemuseum, Inv. Nr. 1938 schema

Résurrection (Tabula Magna de l’abbaye de Tegernsee )
Gabriel Angler (Munich), 1445, Berlin, Bodemuseum, Inv. Nr. 1938

Le grand peintre bavarois reprend dans ses grandes lignes la composition de Multscher, mais en inventant une nouvelle posture pour le Christ : sa jambe pliée ne se pose pas à l’extérieur, comme dans les compositions antérieures de Cologne et de Nuremberg, mais prend appui sur la dalle.

Sans le paysage (ajouté au XVIIème siècle), l’élan de cette gestuelle est restauré : doublement cerné par les quatre gardes et par la palissade, le Christ s’échappe vers le haut. La dalle perméable coupe le genou droit à mi-rotule, mais de manière suffisamment discrète pour éviter de focaliser le regard sur le moignon.

Les deux anneaux de levage sont un marqueur visuel récurrent dans la formule de la dalle perméable, qui manifeste le paradoxe de sa lourdeur et de sa matérialité.

En aparté : la jambe gauche mobile

Dans pratiquement tous les exemples de dalle perméable, la jambe mobile est cohérente avec la main qui bénit, la droite. La composition d’Angler est la seule, en peinture, où le Christ sort du « mauvais » pied.


1450-1470 master-der-berliner-leidenschaft-die-auferstehung Art Institute Chicago Rhénanie-du-NordRhénanie du Nord, 1450-70, Meister der Berliner Leidenschaft, Art Institute Chicago 1450-1470 master-der-berliner-leidenschaft-die-auferstehung Art Institute Chicago Rhénanie-du-Nord rectifiéeComposition « rectifiée »

Je ne l’ai retrouvée que dans cette gravure rustique, où l’avancée du pied gauche résulte peut être simplement d’une maladresse du graveur, voulant caser tous les orteils.


1488 Epitaphe de Johannes von Winstein Cathedrale de Worms RhenanieEpitaphe de Johannes von Winstein, 1488, Cathédrale de Worms (Rhénanie) 1512 Osnabrück,_Johanniskirche,_Hochaltar_des_Evert_van_Roden Resurrection (Basse Saxe)Retable de Evert van Roden, 1512, Johanniskirche, Osnabrück (Basse Saxe)

On la trouve également dans ces deux sculptures tardives, dont la seconde marque la pointe extrême de l’avancée de la dalle perméable en Allemagne du Nord, a une période où elle est complètement passée de mode dans le Sud. Dans ces deux cas, on voit bien que le « contraposto » entre la main qui bénit et le pied qui avance résulte d’un souci d’équilibre proprement sculptural.



En Silésie

1447 Wilhelm Kalteysen von Oche, Breslauer Barbaraltar Detruit en 1945Résurrection, Breslauer Barbaraltar (pour l’église Sainte Barbe de Wroklaw)
Wilhelm Kalteysen von Oche, 1447, détruit en 1945

Ce retable, dont les deux paires de volets ont été perdus, présentait une Résurrection tout à fait particulière : presque réduit à un homme-tronc, le Christ passait sa jambe visible sur l’arrière du cercueil. Le retable est dû à la collaboration entre un artiste silésien et un artiste rhénan, récemment identifié comme étant Wilhelm Kalteysen von Oche (d’Aix la Chapelle) [11] .


1447 Wilhelm Kalteysen von Oche, Breslauer Barbaraltar detail
Saint Barbe s’échappant de la tour (Breslauer Barbaraltar)
Wilhelm Kalteysen von Oche, 1447, National Museum in Warsaw

Cet artiste avait si bien assimilé le procédé de la dalle perméable qu’il l’a appliqué, de manière tout à fait unique, à Saint Barbe extraite par un ange à travers le rempart de sa prison [12]. Il s’est même payé le luxe de comparer la fluidité de cette fuite à celle du ruisseau traversant le rez-de-chaussée.

La dalle selon la diagonale montante

Les compositions combinant la diagonale montante et la dalle perméable sont mécaniquement plus rares, puisqu’elles rendent difficile la posture du Christ assis : si l’on veut que la jambe libre soit la droite, alors elle est partiellement cachée derrière le tombeau comme nous venons de le voir dans le seul cas connu, celui du Barabaraltar. La diagonale montante impose donc un Christ debout.

1450-60 Meister der Passionsfolgen Andachtsbild mit zwölf Szenen aus dem Leben Christi, Wallraf-Richartz-Museum Cologne1450-60, Meister der Passionsfolgen, Andachtsbild mit zwölf Szenen aus dem Leben Christi, Wallraf-Richartz-Museum 1478-80 Meister von Liesborn (Johann von Soest) Auferstehung für das Klarissenkloster St. Klara, Cologne , GNM Nuremberg Inv.-Nr. Gm33Résurrection pour le Klarissenkloster St. Klara, Cologne, Meister von Liesborn (Johann von Soest), 1478-80, GNM Nuremberg Inv.-Nr. Gm33

Cette composition se contente se conforme à la tradition colonaise du tombeau sur la diagonale montante, modernisée par une dalle perméable discrètement suggérée.


1493 Holbein le Jeune Predelle d'un panneau de la Vie de Marie, nef de la cathédrale d'Augsburg (Baviere), Foto-Leander-Stork 1493-Holbein-le-Jeune-panneau-de-la-Vie-de-Marie-nef-de-la-cathedrale-dAugsburg-Baviere-Foto-Leander-Stork.jpg 11 mars 2025

Panneau 1/4 de la Vie de Marie, Holbein le Jeune, 1493, nef de la cathédrale d’Augsburg (Bavière), Foto-Leander-Stork

La diagonale montante était imposée par l’harmonie avec les deux autres scènes du panneau : tombeau ouvert de la Mise au Tombeau, et l’autel du Sacrifice de Joachim. La solution retenue est de montrer le Christ debout sur la jambe gauche cachée, prenant appui du pied droit sur la dalle.


1495 Altarretabel aus der St. Pankratius ( Kirche in Rothenschirmbach) Kunstmuseum Moritzburg Halle Foto Punctum-Bertram Kober
Retable provenant de l’église St. Pankratius de Rothenschirmbach, 1495, Kunstmuseum Moritzburg, Halle (photo Punctum-Bertram Kober)

La solution est ici l’inverse : le Christ est debout sur la jambe droite visible, extrayant sa jambe cachée, restée en arrière : pour éviter une torsion impossible, l’artiste a fait sortir le Christ par le petit côté, dans le plan du tableau : dans cette configuration très particulière (je n’ai pas trouvé d’autre exemple), le tombeau peut être placé indifféremment sur l’une ou l’autre diagonale.



La dalle selon la diagonale descendante

Les Résurrections avec dalle perméable descendante sont de loin les plus nombreuses : forte présomption en faveur du rôle fondateur de la composition de Multscher.

1450 ca Oberrhein Freiburg-im-Bresgau, Staedtische Museen, AugustinermuseumRhénanie du Sud, vers 1450, Freiburg-im-Bresgau, Augustinermuseum 1450-75 Meister der Berliner Passion Blatt 10 (von 12) Serie Das Leben Christi Niederrhein, Kupferstich-Kabinett, Staatliche Kunstsammlungen DresdeCologne, 1450-60, Meister der Passionsfolgen, Andachtsbild mit zwölf Szenen aus dem Leben Christi, Wallraf-Richartz-Museum, Cologne

Ces deux panneaux reprennent timidement la posture du Christ assis de Multscher, en escamotant sous le tissu la question de la jambe gauche : il devient néanmoins impossible de l’imaginer repliée.


1460 ca _St._Georg Nördlingen (Baviere)
1460, église St. Georg, Nördlingen (Bavière)

Cette compositions combine la dalle de Multscher avec le Christ debout à gauche du Tucheraltar.


1455 Meister des Wolfgangaltars wolfgangsaltar Sankt lorenz nurnberg__foto_theo-nollWolfgangsaltar, 1455, église Sankt Lorenz, Nuremberg (photo Theo Noll) 1448-49 Meister des Wolfgangaltars Zwölf-Boten-Altar (anciennement Lorenz Kirche , Nuremberg), Kolumba Museum, Cologne detailZwölf-Boten-Altar, Kolumba Museum, Cologne

Meister des Wolfgangaltars

La longueur du manteau est réglable, telle celle des jupes dans les sixties, pour montrer plus ou moins du moignon scandaleux. Le même maître a réalisé pour la même église Sankt Lorenz de Nüremberg ces deux variantes (nous reviendrons plus loin sur la formule du tombeau vu de face).


1450-75 Meister der Berliner Passion Blatt 10 (von 12) Serie Das Leben Christi Niederrhein, Kupferstich-Kabinett, Staatliche Kunstsammlungen DresdeMeister der Berliner Passion (Rhénanie du Nord), 1450-75, Feuille 10/12 de la série Das Leben Christi , Staatliche Kunstsammlungen, Dresde 1481 ca spiegel der menschen behaltnis Speyer (Peter Drach d.M.). BSB GW M43020 fol 113r RhenanieIllustration du Spiegel der menschen Behaltnis de Speyer (Peter Drach d.M.), Rhénanie, vers 1481, BSB GW M43020 fol 113r

Ces deux gravures entérinent la popularité de la dalle perméable en Allemagne du Sud, entre 1450 et 1480.


1437 Hans Multscher (Ulm) eglise de Landsberg am Lech Resurrection Wurzacher_Altars Gemäldegalerie BerlinWurzacher Altar, Multscher, 1437 1470 ca Maître d’Uttenheim (Sud Tyrol) La Résurrection, Retable de Saint-Étienne Musee d'Art et d'Archeologie, MoulinsRetable de Saint-Étienne (détail), Maître d’Uttenheim (Sud Tyrol), vers 1470, Musée d’Art et d’Archéologie, Moulins

A quarante ans de distance, cette composition remarquable sonne comme un hommage à celle de Multscher. La sempiternelle vue plongeante est remplacée par une vue de bout très originale, mais les autres idées sont toujours là, et même exacerbées :

  • croix métallique,
  • ombres portées violentes (celle de la hampe et celle du plumet),
  • ellipse ostensible de la jambe prise,
  • posture assise du Christ, à cheval sur l’arête.

A ce Christ ouvrant grand ses bras, au torse dénudé et blessé, s’oppose le soldat assis en contrebas, engoncé dans son armure, replié sur sa masse d’arme.

1470-1480, Pfarrkirche St. Kilian, Wartberg an der Krems, Autriche (c) imareal 1485 Meister von 1477 (Augsburg) Auferstehung, früher Sammlung BeckerMeister von 1477 (Augsburg), 1485, anciennement collection Becker

Ces deux oeuvres sont significatives de la période terminale, où la formule commence à passer de mode : les deux artistes imitent une dalle perméable mais l’un montre le pouce du pied gauche en appui et l’autre le cache, revenant à l’ambiguïté de la période pré-Multscher.



Le tombeau de face

1427 Tomas de Kolozsvar (Kolozsvári Tamás) Triptyque du Calvaire de Garamszentbenedek, Esztergom Kereszteny Muzeum
Volet droit du Triptyque de Garamszentbenedek
Tomas de Kolozsvar (Kolozsvári Tamás), 1427 , Esztergom, Kereszteny Muzeum

Contrairement à la formule avec dalle inclinée inaugurée par Multscher, la formule plus simple inventée par Tomas de Kolozsvar (voir 1 Prémisses) n’a pas eu de postérité directe, ni en Hongrie, ni en Allemagne. Du moins si l’on retient comme traits caractéristiques la posture assise, le manteau blanc découvrant le torse et le bras droit, le genou plié au niveau de l’arête et les anges portant le linceul.


1440-50 maître du Retable de Heisterbach (Cologne) Resurrection Wallraf-Richartz Museum WRM 0762Maître du Retable de Heisterbach (Cologne), 1440-50, Wallraf-Richartz Museum, Cologne (WRM 0762) 1448-49 Meister des Wolfgangaltars Zwölf-Boten-Altar (anciennement Lorenz Kirche , Nuremberg), Kolumba Museum, Cologne detailMaître du Wolfgangaltar, 1448-49, Zwölf-Boten-Altar, anciennement à la Lorenz Kirche de Nuremberg, Kolumba Museum, Cologne

Les deux premières oeuvres à tombeau vu de face apparaissent en Allemagne durant la décennie après Multscher, dans les deux principaux foyers d’expérimentation de la dalle perméable :

  • à Cologne, une solution très radicale, où le Christ est englouti jusqu’au bassin ;
  • à Nuremberg, une version elliptique où le moignon se dissimule et où les soldats sont confinés derrière le tombeau.

1440-50 maître du Retable de Heisterbach, WolfgangsAltar schema
Dans les deux cas, la frontalité du tombeau et le triangle des fuyantes sont exploités pour leur symétrie, au service d’une idée forte : l’émergence vers le haut pour la première, la sortie vers l’avant pour la seconde.

Tout se passe comme si l’innovation de Multscher, en débloquant la question de la perméabilité, avait ouvert aux artistes de nouvelles pistes d’expérimentation graphique.


1455 losel-altar-(chapelle de Rheinfelden) Musée des Beaux-Arts Mulhouse Rhenanie SudLosel altar, 1455, provenant de la chapelle de Rheinfelden (Rhénanie du Sud), Musée des Beaux-Arts Mulhouse 1440 ca South German master Resurrection, woodcut, Budapest, Library of the Hungarian Academy of Sciences, Inc. 242Vers 1440, Allemagne du Sud, Budapest, Library of the Hungarian Academy of Sciences, Inc. 242

La frontalité peut être exploitée, comme chez Tomas de Kolozsvar, pour mettre en place deux angelots symétriques. La similarité des angelots et de la gestuelle du Christ fait supposer que le graveur s’est inspiré du peintre : la gravure, connue en un seul exemplaire trouvé dans la reliure d’un incunable publié à Ulm en 1473, devait donc être postdatée.


1430-40 Auferstehung Gebetsbuch mit 12 Holzschnitt der Passion Cim. 22, Berlin, Kupferstichkabinett1430-40, Livre de Prières avec 12 gravures de la Passion, Cim. 22, Berlin, Kupferstichkabinett 1455-65 Österreichische Nationalbibliothek cod. 1775 fol 1v (c) imareal AutricheAutriche, 1455-65, ONB cod. 1775 fol 1v (c) imareal

La solution sans angelots, très simple, se diffuse par cette autre gravure et est reprise par cet enlumineur autrichien.


1456 Speculum humanae salvationis (allemagne N) Wolfenbüttel, Herzog August Bibliothek, Cod. Guelf. 81.15. Aug fol 60v Warburg database1456 (Allemagne du Nord), Wolfenbüttel, Herzog August Bibliothek, Cod. Guelf. 81.15. Aug fol 60v (Warburg database) 1456 Speculum humanae salvationis (Rhin) Berlin, Staatsbibliothek, germ. fol. 945 fol 40v Warburg database(Rhénanie), Berlin, Staatsbibliothek, germ. fol. 945  fol 40v (Warburg database)

Speculum humanae salvationis

Malgré sa simplicité, on ne la retrouve que rarement dans le Speculum humanae salvationis, où c’est la formule du tombeau ouvert placé en biais qui prédomine.

On notera que le second illustrateur est tellement séduit par son sarcophage magique qu’il applique la perméabilité aux deux jambes, tout en multipliant les sceaux tel un prestidigitateur les cadenas.


1473 Munderkinger Passion Baviere Pfarrkirche St. Dioysius Munderkingen1473, Panneau de la Passion de Munderkinger, Pfarrkirche St. Dioysius, Munderkingen (Bavière)

La centralité de la formule met en valeur le contraste de matière entre les armures et la corolle rouge du manteau, qui attire le regard vers les plaies du torse et de la main gauche. On notera que l’artiste utilise encore la perspective inversée, totalement archaïque dans le cas du tombeau vu de face.


1490 Biblia germanica. Das ander teyl der Bibel, Augsburg Johann SchönspergerBiblia germanica (Das ander teyl der Bibel), Augsburg, imprimée par Johann Schönsperger, 1490

La formule apparaît une dernière fois dans ce frontispice de l’Evangile de Marc. La scène de l’arrière plan lie les deux scènes principale :

  • la porte de Gaza fait écho au pupitre de l’Evangéliste,
  • les deux battants emportés par Samson au bouclier lâché par le soldat.



Une excursion en Espagne

La dalle perméable inventée en 1437 en Allemagne du Sud se diffuse exclusivement dans les régions germaniques… mis à part deux oeuvres aragonaises isolées.

1464-65, Tomás Giner y Arnaldo de Castellnou Iglesia Santa María. Erla (Zaragoza)(Foto de Jesús Díaz)Tomás Giner y Arnaldo de Castellnou, 1464-65, Iglesia Santa María. Erla (Zaragoza) (photo Jesús Díaz) 1450-1500 Maestro de Morata, Iglesia de San Martín de Tours, Morata de Jiloca (Sargosse)Maestro de Morata, 1450-1500, Iglesia de San Martín de Tours, Morata de Jiloca (Saragosse)

Dans la seconde moitié du XVème siècle, la mode des sépulcres fermés touche quelques Résurrections en Aragon : le Christ est debout, soit devant la dalle, soit dessus.

On notera dans la première oeuvre l’intérêt de l’artiste pour la question de l’étanchéité, assurée par deux grosses chaines cadenassées. Le Christ sort miraculeusement par l’avant, en poussant du pied gauche sur le couvercle.

La seconde oeuvre montre un geste très particulier : le Christ plaque de la main gauche la hampe sur sa cuisse, remontant du même coup le manteau pour cacher ses parties honteuses.


1440 ca Resurrection atelier de Blasco de Grañen Maître de Lanaja (Aragon) coll partAttribué à l’atelier de Blasco de Grañen (Aragon), vers 1440, collection particulière 1430-40 Auferstehung Gebetsbuch mit 12 Holzschnitt der Passion Cim. 22, Berlin, KupferstichkabinettVers 1450, Livre de Prières avec 12 gravures de la Passion, Cim. 22, Berlin, Kupferstichkabinett

Cet anonyme aragonais a eu connaissance de la dalle perméable inventée en Allemagne grâce à cette gravure, dont il a repris la posture du Christ et les fuyantes en triangle, tout en dupliquant l’angelot.


1450 ca Mestre de Sant Bartomeu (attr) aragon METMestre de Sant Bartomeu (attr ), vers 1450, MET

Ce panneau peu ordinaire, qu’on a cru d’abord germanique, puis français, est attribué aujourd’hui à un maître aragonais [13]. La gestuelle du Christ est très étrange puisqu’il tient son étendard de la main droite et ne bénit pas de l’autre : cette main gauche semble hésiter entre deux gestes :

  • utiliser la hampe comme une gaffe posée sur le sol, puisque le pied droit ne repose sur rien ;
  • remonter le pan du manteau qui masque opportunément la jambe manquante.

1450 ca Mestre de Sant Bartomeu (attr) aragon MET detail
En fait la main ne fait ni l’un ni l’autre, ce qui rend incompréhensibles et l’équilibre du Christ, et celui de son manteau. On peut imaginer qu’il s’agit :

  • d’une imitation maladroite du geste du Maestro de Morata ;
  • d’un instantané, au moment où la main lâche à la fois la hampe et le manteau ;
  • d’un élément surnaturel, comme si l’artiste avait voulu pimenter la scène sans connaître la solution germanique de la perméabilité de la dalle.



La dalle perméable dans la Biblia pauperum

Il s’agit d’une série d’images typologiques (quelque fois accompagnées de texte) dont l’origine remonterait à l’Allemagne du Sud au XIIIème siècle. Les spécialistes ont classifié et ordonné chronologiquement la soixantaine d’exemplaires connus, bien que les datations précises restent très controversées. Comme la plupart des exemplaires comportent une page consacrée à la Résurrection, la série nous fournit un moyen pratique de confirmer la chronologie de la dalle perméable, tout au long du XVème siècle.

1430-50 Biblia pauperum Resurrection Universitätsbibliothek Heidelberg, Cod. Pal. germ. 148 fol 135r1430-50 (Bavière), Universitätsbibliothek Heidelberg, Cod. Pal. germ. 148 fol 135r 1450 Biblia pauperum resurrection Salzburg, BSB-Hss Cgm 155 fol 19v1450 (Salzburg) BSB-Hss Cgm 155 fol 19v

Biblia pauperum

Ces deux versions manuscrites montrent l’une la figuration la plus courante (tombeau ouvert, vu de face) , l’autre la première apparition d’une dalle perméable placée en diagonale. On pense que le second manuscrit aurait pu être illustré au sein même du couvent St Erentrud : ceci montre que la nouveauté de la dalle perméable s’était diffusée suffisamment, depuis l’Allemagne du Sud jusqu’en Autriche, pour qu’une nonne dominicaine ait l’idée de l’illustrer, d’une manière très atypique puisque la plaie du flanc n’est pas montrée et et que le Christ sort du pied gauche. Ce qui suggère que la dessinatrice n’a pas recopié un modèle existant, mais imaginé comme elle a pu une solution ad hoc.


1455-58 Biblia pauperum resurrection Blockbuch Ostmitteldeutschland Heidelberg, Cod. Pal. germ. 438 fol 129v1455-58 (Blockbuch), Allemagne du Centre-Est, Heidelberg, Cod. Pal. germ. 438 fol 129v 1462 Biblia pauperum resurrection Bamberg, Pfister1462, Bamberg,, imprimeur Pfister

La toute première version imprimée de la Biblia pauperum est peu lisible, du fait du caractère rudimentaire du dessin :

  • la bande à l’avant du sarcophage veut être une margelle, sur laquelle le Christ pose le pied ;
  • la bande coloriée à l’arrière est en revanche la paroi interne d’un tombeau peu profond ;
  • le coloriste a laissé en blanc la margelle arrière, sur laquelle un soldat pose son bras ;

le graveur a oublié de tracer la margelle à droite.

La version de 1462, en revanche, lève toute ambiguïté : il s’agit bien d’une dalle perméable, avec ses deux sceaux et ses deux anneaux réglementaires.


1465 ca Biblia pauperum Netherland blockbuch resurrection British Museum 1845,0809.30Vers 1465 (Blockbuch), Pays-Bas, British Museum 1845,0809.30 1465 ca biblia pauperum EsztergomVers 1465, Esztergom

Peu de temps après sort la version néerlandaise, qui semble avoir été conçue pour organiser l’ambiguïté (peut être parce qu’elle était destinée aux deux clientèles, hollandaise et germanique) : l’arête verticale, à droite, manque aussi bien pour le couvercle que pour la base : la bande supérieure peut donc aussi bien être interprétée comme le flanc d’un couvercle fermé, ou la margelle d’un tombeau ouvert.
C’est d’ailleurs ainsi que l’a comprise celui qui a colorié la version conservée à Esztergom.


1480 Bibliothèque nationale de France - Xylo-5, fol. 39 gallicaVers 1480 (Blockbuch), Pays-Bas, BNF Xylo-5, fol. 39 1472 Biblia pauperum, Blockbuch, Nürnberg München, BSB Xylogr. 26 fol 15r1472 (Blockbuch), Nuremberg, Munich BSB Xylogr. 26 fol 15r, Gallica

La version néerlandaise suivante supprime toute ambiguïté, en montrant l’intérieur du tombeau. L’élément peu lisible, entre la hampe et la banderole rajoutée, n’est pas la jambe manquante, mais la retombée du tissu sur la margelle, déjà présent dans la version précédente.

Entretemps, la version germanique de 1472 a renoncé à la dalle perméable explicite, en montrant simplement le Christ sortant par la face étroite du tombeau.


  • La série des Biblia Pauperum germaniques montre une apparition asses précoce de la dalle perméable (dans un manuscrit de 1450),  reprise dès la seconde version imprimée (1462) et atténuée dans celle de 1472.
  • Les  Biblia Pauperum néerlandaises (à partir de 1465) organisent l’ambiguïté.



Synthèse

DallePermeable_DeveloppementSchema
Ce schéma de synthèse ne présente que les oeuvres-clés pour le développement de la formule.

Le Christ assis de Mutscher à Ulm en 1437 n’a pas été immédiatement recopiée, mais a débloqué le concept de dalle perméable, permettant des expérimentations inconcevables auparavant :

  • en Bavière, le Christ d’Angler, poussant du pied gauche pour s’échapper ;
  • à Cologne, celui du Maître du Retable de Heisterbach, présenté comme un homme tronc.

C’est à Nuremberg que la formule se développe le plus, avec des Christ debout ou assis, et des tombeaux vus en diagonale ou de face.

Après ces deux foyers traditionnels, la formule se diffuse vers :

  • la Silésie, avec le Maître du Babarbasaltar, qui rend perméable dalle et rempart ;
  • le Tyrol du Sud, avec le Maître de Uttenheim, qui pousse à l’extrême les idées de Multscher ;
  • l’Allemagne du Nord, avec un dernier exemple sculpté repéré en 1512 à Halle.

Une gravure permet d’expliquer l’écho lointain de la formule en Aragon, région qui possédait déjà une tradition de la Résurrection avec tombe fermée.



Article suivant : 3 Autres traversées miraculeuses

Références :
[8] Hubert Schrade « Der Aufstieg aus dem geschossenem Grabe in Werken des 15. Jahrhunderts », dans Ikonographie der Chrsitlichen Kunst, vol 1, Auferstehung der Christi, 1932 p 193 https://books.google.fr/books?id=zaBsDwAAQBAJ&pg=PA193
[9] Jean Wirth, Art et image au Moyen-Age, p 342
[11] Agnieszka Patała « Masters without Names in Medieval Silesia: the Master of the Years 1486–1487, the Master of the Gießmannsdorf Polyptych and Wilhelm Kalteysen von Oche » Journal of Art Historiography Number 22 June 2020 https://arthistoriography.wordpress.com/wp-content/uploads/2020/05/patala.pdf
[12] Merci à Raoul Bonnaffé de me l’avoir signalé. Le lien entre les deux traversées a été relevé par Adam S. Labuda, Wort und Bild im späten Mittelalter am Beispiel des Breslauer Barbara-Altars (1447), Artibus et historiae. 1984, Num. V/9, p p 44 https://www.jstor.org/stable/1483168
[13] Guadaira Macías Prieto. « Noves aportacions al catàleg de dos mestres aragonesos anònims, el Mestre de Sant Jordi i la princesa i el Mestre de Sant Bartomeu. » Butlletí del Museu Nacional d’Art de Catalunya 11 (2010), https://www.academia.edu/39209778/Noves_aportacions_al_cat%C3%A0leg_de_dos_mestres_aragonesos_an%C3%B2nims_El_Mestre_de_Sant_Jordi_i_la_princesa_i_el_Mestre_de_Sant_Bartomeu

3 Autres traversées miraculeuses

11 mars 2025

Dans le dernier quart du XVème siècle, le procédé quelque peu brutal de la dalle perméable passe progressivement de mode dans les pays germaniques, sans avoir pris racine ailleurs. Ceci n’a pas empêché quelques artistes de trouver d’autres moyens pour signifier la traversée miraculeuse de la dalle.

Article précédent : 2 La dalle perméable



En Italie : la dalle soufflée

Andrea_Mantegna_-_Jesus_Cristo_descendo_ao_limboLe Christ aux Limbes, Mantegna (attr.), vers 1468 Mantegna 1459 La résurrection Musee des BA ToursRésurrection (Prédelle de San Zeno), Mantegna, 1459, Musée des Beaux Arts, Tours

Mantegna a représenté plusieurs fois la Descente aux Limbes avec le Christ vu de dos (voir 5 Le nu de dos en Italie (1/2) ).

Pour sa célèbre Résurrection, il a choisi d’implanter le sarcophage ouvert dans une arche rocheuse, jouant sur le contraste entre pierre rustique et pierre taillée qu’avaient mis à la mode les palais florentins.

A la suite de ces compositions marquantes, de nombreux peintres italiens s’inspireront de ces modèles.


1491 ca Benvenuto di Giovanni Predelle probable du retable de l'Acension monastère de Sant'Eugenio Sienne, NGA 1952.5.54Descente aux limbes, NGA 11952.5.54 1491 ca Benvenuto di Giovanni Predelle probable du retable de l'Acension monastère de Sant'Eugenio Sienne, NGA 11952.5.55Résurrection, NGA 11952.5.55

Benvenuto di Giovanni, vers 1491, Prédelle probable du retable de l’Ascension du monastère de Sant’Eugenio près de Sienne

Dans un premier temps, le Christ dégonde miraculeusement les portes de l’Enfer (sans abîmer ni le bois, ni le fer des charnières, ni la pierre) et en profite pour écraser le démon qui gardait l’entrée. Le Christ vu de dos – une nouveauté à Sienne – trouve un précédent dans la gravure de Mantegna, ainsi que les battants tombés à terre – mais l’idée paradoxale de les laisser intacts revient à Benvenuto.

Sa Résurrection présente quant à elle quatre miracles simultanés :

  • la dalle verticale qui fermait le tumulus est soufflée de l’intérieur, et retombe sur les soldats ;
  • le sarcophage, passé de l’intérieur à l’extérieur, fait office de marchepied ;
  • le Christ ressuscite en géant ;
  • il ne présente plus de blessures aux membres, et son flanc droit est caché.

Ces originalités s’expliquent peut être par le fait que Benvenuto avait peint, pour le réfectoire du même monastère de Sant’Eugenio, une fresque de la Résurrection beaucoup plus conventionnelle, avec un sarcophage ouvert et le Christ montrant ses plaies [14].


Quoiqu’il en soit, l’invention de la dalle soufflée s’écarte de la lettre des Evangiles (voir Deux Résurrections atypiques), en interprétant la « pierre roulée » comme une dalle renversée : mais elle gagne en symbolique, par l’écrasement des méchants.


1502 Luca Signorelli, Compianto sul Cristo morto particolare Museo Diocesano di CortonaLamentation sur le Christ mort (détail)
Luca Signorelli, 1502, Museo Diocesano, Cortone

Dix ans plus tard, Signorelli place en arrière-plan de sa grande Lamentation une Résurrection assez conventionnelle, avec un sarcophage enfoncé en longueur dans une arche rocheuse et un Christ qui en sort dans une mandorle rayonnante, les pieds sur un nuage. On peut reprocher l’absence de toute pierre déplacée.


1505 Signorelli Fragment de la Pala Matelica collection privee fototeca Zeri
Fragment de la Pala Matelica
Signorelli, 1505, collection privée (fototeca Zeri)

Dans une autre Lamentation aujourd’hui démantelée, Signorelli avait également placé une petite Résurrection en arrière-plan. L’amusant est qu’il :

  • recopie son propre Christ, en remplaçant le nuage sustentateur par des angelots ;
  • recopie partiellement, en l’inversant, son groupe de soldats ;
  • plagie son collègue de Sienne, Benvenuto di Giovanni, tout en rationnalisant ses excentricités :
    • les ombres dans l’encastrement sont désormais réalistes ;
    • le sarcophage est resté à l’intérieur du tumulus ;
    • le Christ est de taille normale ;
    • il montre toutes ses plaies.



En Italie : la dalle escamotée

Mantegna 1492 DescentLimbo_ Barbara Piasecka Johnson Collection Princeton Accademia Carrara BergameRésurrection et Descente aux Limbes, Mantegna, 1492 1500-50 Mantegna (imitateur) National Gallery LondresImitateur de Mantegna, 1500-50, National Gallery, Londres

Cette oeuvre pose un problème insoluble d’attribution et de datation, puisqu’il s’agit clairement d’un pastiche « à la Mantegna ». La spectaculaire contreplongée ainsi que la position astucieuse du Christ, posté à l’extrême bord du sarcophage, conduisent à ce qui pourrait être l’enjeu de la composition, à savoir un sarcophage indécidable :

  • s’il est ouvert, le Christ peut tout à fait trouver un appui stable sur les deux bords de la margelle ;
  • s’il est fermé, l’absence de tranche visible ne prouve pas l’absence d’un couvercle : il peut très bien être encastré, comme dans la Résurrection de 1459.

La presque disparition du rayonnement montre que l’artiste a cherché à éliminer les effets naïvement merveilleux, au profit de la construction rationnelle d’une énigme.



Pays-Bas et Allemagne : le tumulus à dalle verticale

1476 Meister des Ehninger Altars Staatsgalerie StuttgartMeister des Ehninger Altar, 1476, Staatsgalerie, Stuttgart 1480 ca Dirk Bouts (atelier) mauritshuisDirk Bouts (atelier), vers 1480, Mauritshuis, La Haye

Ces deux répliques d’une composition perdue de Dirk Bouts sont centrées sur un tumulus qui, en plus herbeux, rappelle les compositions italiennes que nous venons de voir : mais la dalle, loin d’être soufflée, est doublement maintenue en place : en haut par deux sceaux rouges, en bas par un bloc équarri. Le Christ s’est paisiblement téléporté devant la dalle restée intacte, sans effet spécial merveilleux, et sa matérialité est prouvée par l’ombre qu’il projette sur elle.

On notera le modèle de gonfanon typique des pays du Nord, rattaché par un cordon à la base de la croix et flottant horizontalement.


1480 Hans Memling Die Sieben Freuden Mariens detail Alte Pinakothek MunichLes Sept joies de Marie (détail), Hans Memling, 1480, Alte Pinakothek Munich

Memling, à Bruges, a pu avoir connaissance de la composition de Bouts, à Louvain. Mais son choix du même tumulus établit aussi un contraste bienvenu avec les scènes suivantes, qui se déroulent sous une arche ouverte : la Pentecôte, l’apparition du Christ à Marie et la Mort de Marie : comme si la dalle fermée, loin de clôturer l’histoire, servait au contraire de seuil entre les trois premières Joies de la Vierge et les trois dernières.


Gerard-David-1510-ca-Resurrection-MET- Breviarum_Mayer_van_der_Bergh_-_Resurrection_f284v Breviaire-Grimani-1510-20-fol-162v-Biblioteca-Marciana-Venise

Gérard David, vers 1510, MET

Bréviaire Mayer van der Bergh, fol 284v

Bréviaire Grimani, 1510-20, fol 162v Biblioteca Marciana Venise

Résurrection

Gérard David redresse la dalle et établit, pour les trois soldats, une formule qui sera recopiée par les miniaturistes de l’école ganto-brugeoise.

Dans le Bréviaire Mayer van der Bergh, la bordure présente cinq scènes indépendantes, postérieures à la Résurrection.

Dans le Bréviaire Grimani, la bordure raconte en quatre scènes une histoire énigmatique, sans doute l’Apparition à Saint Paul :

De retour à Jérusalem, comme je priais dans le temple, il m’arriva d’être en extase, et je vis (le Seigneur) qui me disait :  » Hâte-toi et sors au plus tôt de Jérusalem, parce qu’on n’y recevra pas ton témoignage sur moi. «  Actes 22, 17–18

L’inscription sur la tombe, REI YFAS.OH semble sans signification.


1505-07 Jan Joest von Kalkar, Resurrection of Christ St. Nicolai Kirche, Kleve, Nordrhein-Westfalen

Panneau du maître-autel de l’église Saint-Nicolas de Kalkar
Jan Joest von Kalkar, 1505-07, Kleve (Nordrhein-Westfalen)

En reprenant le tumulus fermé néerlandais, Jan Joest ajoute aux deux sceaux intacts une autre preuve que la dalle est restée en place : l’arbalète posée contre elle.


1520-30 Frei Carlos - Resurrection of Christ National Museum of Ancient Art LisbonneFrei Carlos, 1520-30, Musée d’Art Ancien, Lisbonne 1525-1550 Resurrection rei_Carlos_Workshop Museu_Nacional_de_Machado_de_Castro_-_CoimbraFrei Carlos (atelier), Museu Nacional de Machado de Castro, Coimbra

Frère Charles de Lisbonne, moine d’origine flamande, a importé la formule hermétique au Portugal, sans grande originalité. L’atelier a ensuite préféré la version ouverte, en escamotant les deux dalles sans autre forme de procès.

Mais c’est en Allemagne que le tumulus à dalle fermée allait trouver une éblouissante apogée.


1519 Jerg Ratgeb herrenberger altar Staatsgalerie Stuttgart CrucifixionCrucifixion 1519 Jerg Ratgeb herrenberger altar Staatsgalerie Stuttgart ResurrectionRésurrection

Jerg Ratgeb, 1519, Herrenberger altar, Staatsgalerie Stuttgart

Les deux panneaux sont jointifs, mais sans continuité topographique : le sépulcre dans lequel le Christ est déposé n’a rien à voir avec le rocher en pain de sucre, avec une face polie et une dalle découpée dans la même pierre, devant lequel il ressuscite : l’important est que son corps glorieux se substitue, sans changer de place, à son cadavre cloué.



1519 Jerg Ratgeb herrenberger altar Staatsgalerie Stuttgart Resurrection schema
Les diagonales (en violet) divisent très lisiblement le panneau en quatre secteurs.

  • à gauche, les morts sortant du sépulcre, au moment de la mort du Christ, renvoient au panneau précédent ;
  • à droite, est condensée la suite de l’histoire : deux anges descendant dans un rayon de lumière pour indiquer aux saintes femmes que le tombeau est vide, et l’Apparition à Marie-Madeleine.

Le secteur du haut est réservé au Ressuscité, et à une construction géométrique basée sur des cercles :

  • une bulle lumineuse autour de chaque plaie des membres (en bleu) ;
  • un faiceau de lumière sortant de la plaie du flanc, faisant écho au faisceau sortant des nuages (en jaune) ;
  • une grande auréole centrée sur le torse, englobant l’auréole autour de la tête, qui se retrouve en bas à droite autour de celle du Christ jardinier (en blanc) ;
  • un globe impérial de cristal (en vert), portant une croix dorée à laquelle est rattachée un gonfanon trifide, qu’on retrouve également à la croix du Christ jardinier.

Le dernier secteur, avec les trois soldats allongés et contorsionnés, exprime tout le désordre et les vices du monde. Les détails ont été très commentés, sans révéler d’autre signification symbolique : cartes à jouer dispersées, bourse crevée, pièces répandues sur le sol, gobelet et gourde, armements d’époque. A noter un élément rarement mentionné : le soldat de gauche tient une sorte de tromblon primitif (Luntenhandfeuerrohr) dont la mèche est enroulée autour de son épaule, la corne à poudre pendue en bandoulière dans son dos.


A cause du grand halo autour du torse, on a souvent invoqué l’influence de la Résurrection de Grünewald, avec son Christ-torche rayonnant dans la nuit au dessus d’un chaos rocheux. Mais Ratgeb a poussé la gageure plus loin en nous montrant, devant une dalle blanche, un cops lumineux qui se rematérialise en plein jour, aveuglant les soldats et projetant sur le sol des ombres tranchées.



Le tombeau fermé institutionnel

1494-1500 Hans_Holbein_d._Ä.-Graue_Passion Staatsgalerie StuttgartGraue Passion, 1494-1500, Staatsgalerie, Stuttgart 1501 Hans Holbein l'Ancien Staedel Museum Francfort Resurrection)Retable de l’église des Dominicains (détail), 1501, Staedel Museum, Francfort

Hans Holbein l’Ancien

Dans ses trois Résurrections, Holbein l’Ancien utilise le tombeau fermé, vu de bout, pour sa compacité et sa vertu symétrisante. La question de la traversée de la dalle n’est évoquée que pour mémoire, par des sceaux à peine visibles.

Dans la Passion grise, tout l’intérêt se porte sur le contraste entre les contorsions des sept soldats diversement habillés et la verticalité du Christ demi nu.

Dans la Résurrection de Francfort, le tombeau, toujours en position centrale, sert à diviser l’arrière-plan en deux scènes qui s’opposent :

  • à gauche l’ange accueille les trois Saintes Femmes ;
  • à droite un juif grimaçant, avec un arc et une bourse, en pousse deux autres à quitter la scène.


1502 Hans Holbein l'Ancien kaisheimer altar Alte Pinakothek MunichHans Holbein l’Ancien, 1502, Kaisheimer altar, Alte Pinakothek, Munich.

Dans ce dernier opus, le format oblong oblige à décentrer le tombeau, qui sépare les Juifs de l’arrière-plan en deux groupes centrifuges. Les effets spectaculaires (lumière, ébranlement du tombeau, geste d’effroi) n’ont pas lieu d’être : la Résurrection s’effectue incognito au milieu de la foule indifférente, qui ne voit que le tombeau fermé.

Après Holbein l’Ancien, c’est Dürer qui va reprendre cette formule, dans trois gravures canoniques.


1509-10 Durer Petite passion METDürer, 1509-10, Petite Passion MET 1501-04 Albrecht_Dürer_-_Apollo_with_the_Solar_Disc Bristih Museum dessin inverséApollon et le Soleil (dessin inversé), 1501-04,  British Museum

Dans ce premier essai (sur bois), le tombeau est peu exploité : placé en largeur, il montre juste les deux éléments traditionnels de l’étanchéité de la dalle : l’anneau de levage et le sceau.

Ce qui intéresse Dürer est une nouveauté iconographique : le soleil qui se lève derrière les Saintes Femmes arrivant au tombeau, conformément au texte de Marc (16, 12). Cette version aquarellée met bien en valeur la symétrie avec le Christ ressuscité, qui prend une allure de Dieu solaire.

Dürer a probablement repensé à son projet,  quelques années plus tôt, pour une gravure (jamais réalisée) sur le thème d’Apollon et le Soleil. Dans une allusion humaniste, il nous rappelle ainsi que le Jour de la Résurrection, le Dimanche, était pour les Romains le Jour du Soleil .


1510 Dürer_-_Large_Passion_12Dürer 1510, Grande Passion

Dans la version en grand format (toujours sur bois), Dürer opte pour une composition à la Holbein, avec le tombeau vu de bout pour symétriser la composition. Le ciel s’ouvre dans un V qui épouse la silhouette du Christ, écrasant de part et d’autre la troupe réduite à l’impuissance.


1512 Albrecht_Duerer_-_The_ResurrectionDürer, 1512, Passion gravée

Pour la dernière série (sur cuivre), Dürer reprend le schéma en V en supprimant les nuages surnaturels au profit d’effets purement graphiques : l’auréole cruciforme, le ciel rayonnant tout autour et la robe qui se soulève de part et d’autre, préludant à l’envol. La dalle, visible désormais jusqu’au fond, fonctionne comme une expansion immodeste du panonceau signé AD.


Ces trois gravures très diffusées figeront pour longtemps l’iconographie du tombeau fermé, et nous dispensent de suivre la postérité du thème.


Un marqueur religieux

Dans sa Confession de 1528, Luther argumente sur les trois manières d’être présent en un lieu, en prenant comme exemple de présence « definitive » la traversée miraculeuse de la dalle par le Christ [15], tandis que les calvinistes s’y opposeront après 1536. Dès lors, la représentation du tombeau fermé ou ouvert distinguera les deux doctrines (pour un exemple, voir 2 Couvercles coulissants).


En guise de conclusion

1555_Giovanni Capassini_Tournon, Lycee Gabriel FaureTriptyque de la Résurrection (panneau central)
Giovanni Capassini, 1555, Musée de Tournon

Réalisé pour le collège de Tournon, cette oeuvre didactique ressuscite bizarrement le thème en rajoutant, devant le scellé et les deux anneaux, la Mort qui tombe de la dalle et casse sa flèche contre la citation appropriée :

Le Seigneur précipitera la mort pour toujours (Isaïe 25,8)

Praecipitabit dominus mortem in sempiternum


Références :
[14] Aujourd’hui au musée Bardini de Florence. Voir Maria Cristina Bandera, Benvenuto di Giovanni, p 237
[15] Luther, Confession de 1528, XXX, 207 . Voir un résumé dans  Muhammad Wolfgang G. A. Schmidt « And on this Rock I Will Build My Church“. A New Edition of Schaff’s „History of the Reformation 1517-1648 » https://books.google.fr/books?id=SKwyDwAAQBAJ&pg=PA250

1 Toucher le pied du Christ : la Vierge à l’Enfant

15 février 2025

Cette série d’articles étudie le geste de toucher les pieds du Christ, dans trois contextes différents :

  • par Marie, dans les Vierges à l’Enfant ;
  • par Melchior, dans l’Adoration des Mages ;
  • par Marie-Madeleine, dans les épisodes de l’Onction à Béthanie, de la Crucifixion  ou de la Mise au Tombeau.

Nous essayerons de cerner les significations diverses que ces gestes ont pu revêtir, en nous appuyant sur les textes, mais aussi sur le logique interne de quelques oeuvres fondatrices.

Les pieds et la tête du Christ : sources textuelles

La promesse édénique

 

Il s’agit de la malédiction que Dieu adresse au serpent dans Genèse 3,15 . Deux grandes traductions sont possibles [1] :

  • celle de la Vulgate (en latin) :

Je mettrai inimitié entre toi et la femme, entre ta postérité (semen) et sa postérité: elle t’écrasera la tête, et tu lui blesseras le talon.[2]

  • celle de la Septante (en grec) :

J’établirai une haine entre toi et la femme, et entre ta race et sa race. Il surveillera ta tête, et tu guetteras son talon [3] .

Dans la Vulgate, elle (ipsa) se rapporte non pas à postérité (semen, neutre) mais à la femme (mulierem) : on peut donc comprendre que c’est la femme en général, ou Marie en particulier, qui écrasera la tête du serpent : d’où, en Occident, les innombrables représentations de l’Immaculée Conception occupée à accomplir la malédiction.

Dans la Septante, le « il » (autos, masculin) fait clairement allusion à quelqu’un qui n’est ni la femme, ni sa descendance (spermatos, neutre) : d’où l’interprétation, courante en Orient, selon laquelle  « il » signifie le Christ et que l’attaque au talon annonce la Crucifixion. Les commentateurs orthodoxes ont donc tendance à expliquer que, dans les icônes où la Vierge tient la talon de l’Enfant, il s’agit de le protéger de la Crucifixion.


sb-line

Marie-Madeleine composite

 

 L’onction de la tête et/ou des pieds du Christ, racontée dans deux épisodes distincts des Evangiles :

  1. En Galilée, alors que Jésus est à la table de Simon le Pharisien, une pécheresse mouille de larmes ses pieds, les essuie avec ses cheveux, puis les enduit de parfum (Luc 7,37-46).
  2.  A Béthanie, une semaine avant sa mort, alors que Jésus est à table, une certaine Marie :
    • oint ses pieds de parfum et les sèche avec ses cheveux (Jean 12,1-8) ;
    • oint sa tête de parfum (Marc 14,3-9, Matthieu 26,6-7).
    • Jésus conclut que cette onction préfigure celle de son cadavre, le jour de sa sépulture.

Les coïncidences entre ces deux épisodes ont fait que de nombreux commentateurs ont assimilé la pécheresse à Marie de Béthanie, puis à Marie-Madeleine, laquelle est présente lors de la Mise au Tombeau [4].


1260-ca-Psautier-cistercien-Besançon-BM-ms.0054-f007Psautier pour un monastère de cisterciennes (dit de Bonmont), région du Lac de Constance
Vers 1260 , Besançon BM MS 0054 fol 7

Cette « Marie-Madeleine composite » est ici représentée deux fois :

  • une fois dans l’image, habillée en moniale pour verser le parfum sur la tête du Christ ;
  • une fois en débordement, les cheveux dénoués pour essuyer ses pieds (voir 5 Débordements récurrents).


sb-line

Le pied du Christ, symbole de l’Incarnation

Pour Saint Cyrille de Jérusalem, « la tête signifie la divinité du Christ, les pieds son humanité« . ( [5], p 46).


Saint Augustin, un peu plus tard, reprend la même métaphore, en soulignant le caractère temporel de l’Incarnation :

Les pieds du Fils de Dieu se prennent pour son Incarnation, laquelle est soumise à la Divinité, comme les pieds sont soumis à la tête, ou en ce sens que ce n’est que vers la fin du monde que cette même Incarnation a eu lieu. Car de même que par la tête, ainsi que nous l’avons dit, on entend sa Divinité, ainsi par les pieds on entend figurativement son Humanité. [6]


Dans un texte contemporain (fin du 4ème siècle) mais très peu connu, Chromace d’Aquilée rejoute aux dichotomies pieds/tête et Incarnation/Divinité deux autres couples : Temporel/Intemporel et Mère/Père, dans un sermon sur l’Onction à Béthanie :

Elle n’oignit pas immédiatement la tête du Seigneur, mais ses pieds. Les pieds du Christ évoquent le sacrement de son Incarnation, par laquelle il a daigné, au dernier temps, naître d’une vierge. Sa tête, en revanche, nous démontre la gloire de sa divinité par laquelle, en tout temps, il procède du Père. L‘Église vient donc d’abord aux pieds du Seigneur, et par la à sa Tête, car si elle n’avait pas appris l’incarnation du Christ par la Vierge, elle n’aurait jamais pu connaître la gloire de sa divinité, qui est du Père. C’est pourquoi nous lisons, à propos de l’agneau offert dans le mystère du Christ par la Loi, qu’il est écrit : « Tu mangeras la tête tout comme les pieds » (Exode 12,9). C’est-à-dire : croyons aux deux choses au sujet du Christ, parce qu’il est Dieu et homme : Dieu par le Père, Homme par la Vierge. Car sa tête, comme nous l’avons dit, signifie sa divinité, qui vient du Père ; mais ses pieds son Incarnation, qui vient de la Vierge. Nous ne pouvons pas être sauvés sans croire, du Christ, l’une et l’autre chose. Chromace d’Aquilée , Sermon IX [7]


En 590-92, Saint Grégoire le Grand appuie la même dichotomie sur un autre épisode, celui des deux anges assis dans le tombeau du Christ après la Résurrection :

« Pourquoi à la place du corps du Seigneur, voit-on deux anges, l’un assis à la tête et l’autre aux pieds, sinon parce qu’en latin, un ange est appelé messager ? Ainsi il devait être annoncé par sa passion, celui qui est à la fois Dieu avant les siècles et homme à la fin des siècles. » [8]

Dans la suite, Grégoire insiste sur la dichotomie intemporel/temporel en associant les deux anges à deux versets de l’Evangile de Jean :

  • l’ange de la tête à « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu » (Jean 1,1),
  • l’ange des pieds à « Et le Verbe s’est fait chair, et il a habité parmi nous » (Jean 1,14).

A la fin du VIIème siècle, Bède le Vénérable appuie la même dichotomie sur le personnage de Marie-Madeleine composite, en montrant que les trois Maries sont la même personne, à des moments différents :

« N’étant plus une pécheresse, mais une femme chaste, sainte et dévouée au Christ, on découvre qu’elle a oint non seulement ses pieds, mais aussi sa tête : ce qui s’accorde très bien avec les règles de l’allégorie ; car toute âme fidèle, s’étant d’abord humiliée aux pieds du Seigneur, s’incline pour être absoute de ses péchés. Puis, à mesure que les mérites augmentent avec le temps, la flamme de la foi joyeuse remplit, pour ainsi dire, la tête du Seigneur du parfum des épices. Et l’Église universelle du Christ, dans le présent de Son Incarnation – désignée sous le nom de « pieds » – rend un pieux hommage à son Rédempteur en célébrant ces mystères. Mais dans l’avenir elle glorifie à la fois la gloire de son humanité, et l’éternité de sa divinité – car, en regardant de la même manière, la tête du Christ est Dieu – par les louanges perpétuelles des confessions, qui sont comme un pur parfum ». [9]


En synthèse

Tête

Divinité

Intemporel

Père Absolution
Pied

Incarnation

Temporel Mère

Péché

Il résulte de cette chronologie rapide que la double dichotomie tête/pied Divinité/Incarnation est première. Les commentateurs l’agrémentent parfois d‘autres dichotomies ( Intemporel/Temporel, Père/Mère, Absolution/Péché ) et l’appuient sur des épisodes divers : l’onction à Béthanie, l’agneau de l’Exode, les deux anges au tombeau, la rédemption de Marie-Madeleine.

Le trope plus général « les pieds sur terre, la tête dans le ciel «  traduit une vision hiérarchique du corps, dont Leo Steinberg a recensé toute une série d’exemples plus récents ( [5], p 175).


sb-line

Le pied du Christ, symbole de la Passion

Vers la fin du XIIème siècle, l’opposition tête/pieds se prête à une interprétation nouvelle, qui n’a guère été soulignée : ainsi le théologien Philippe le Chancelier interprète le même passage de l’Exode différemment : non plus comme l’opposition des deux natures, mais comme le début et la fin de la vie du Christ :

De même que l’Incarnation du Christ est désignée par sa tête, de même sa Passion est désignée par ses pieds, qui en sont la partie la plus extérieure. D’où Ex. 12 : Tu dévoreras la tête avec les pieds et les intestins. La tête est l’Incarnation car elle est le commencement : les pieds sont la Passion. Les intestins, l’intérieur de la Passion elle-même : donc dévorer la tête avec les pieds, c’est se souvenir de l’Incarnation et de la Passion du Christ et des événements individuels qui s’y sont produits. [9a]


Tête

Divinité

Incarnation

Pied

Incarnation

Passion

Ainsi l’ancienne interprétation « tête/pied = Divinité/Incarnation » se renverse, via la dichotomie début/fin, en « tête/pied = Incarnation/Passion ».


Au XIIIème siècle, le dominicain Hugues de Saint Cher entérine cette interprétation moderne à partir des mêmes passages (Exode et onction de Béthanie) :

L’évangéliste nous invite à une investigation diligente des mystères de l’Incarnation et de la Passion du Seigneur. D’où Exode 12. 9 : Tu dévoreras la tête avec les pieds, c’est-à-dire que tu étudieras avec soin le mystère de l’Incarnation et de la Passion. Car Madeleine oint la tête et les pieds du Seigneur, c’est-à-dire que l’Église adore pieusement le mystère de l’Incarnation et de la Passion. On dit qu’elle a versé des larmes, non pas lors de l’onction de la tête, mais des pieds, car la Passion du Christ exige un sentiment de compassion, mais l’Incarnation a plus de joie. [9b]

Nous allons voir dans la suite que, dans quelques oeuvres, le motif rare du pied touché illustre ces deux interprétations, quelquefois l’ancienne, mais surtout la moderne.


sb-line

Les gestes symboliques dans les Vierges à l’Enfant

Dans les Vierges à l’Enfant, quelques gestes de l’Enfant ont pu être reliés à une signification symbolique :

Nous nous intéressons ici à un geste bien différent, car il est un des rares  à l’initiative de la Vierge : toucher le pied nu de l’Enfant n’est-il qu’un charmant geste d’intimité, ou est-il quelquefois porteur d’une signification symbolique ?



Le foyer byzantin

Le trio de Dumbarton Oaks

950-1000 The Hodegetria with St. Basil and St. John the Baptist Dumbarton Oaks
Vierge Hodegetria entre saint Basile et Saint Jean Baptiste
950-1000, Dumbarton Oaks

La particularité de cette composition est la présence des deux saints, composant une sorte de triptyque. Le saint évêque de gauche, identifié au départ comme Saint Jean Chrysostome, est désormais reconnu comme saint Basile. Pour Sirarpie der Nersessian ( [11], p 75), le thème sous-jacent est celui de l’Incarnation :

« Jean-Baptiste se tient ici, à gauche de la Vierge, comme le dernier des prophètes et le premier témoin de l’Incarnation, témoin avant même la naissance du Christ »


Vierge entre Zacharie et St Jean Baptiste Ampoule de Bobbio No20 Grabar planche LIIIVierge entre St Jean Baptiste et Zacharie, Ampoule de Bobbio N°20 (Grabar planche LIII )

Un rapprochement est possible avec cette ampoule, qui comporte en bas la Vierge en orante, flanquée [12] :

  • à gauche par Saint Jean Baptiste faisant le geste de l’allocution et tenant un phylactère sur lequel est inscrit « Voici l’Agneau de Dieu, qui ôte le péché du monde » ;
  • à droite par le père de Jean, le prêtre Zacharie.

Voici la conclusion de Sirarpie der Nersessian :

« Le groupe en ivoire de la collection Dumbarton Oaks est un exemple important de la manière dont une conception théologique profonde peut s’exprimer au travers d’une composition apparemment simple. Le symbolisme de l’Incarnation, combiné à celui de la Rédemption, comme sur l’ampoule de Bobbio, est ici illustré d’une manière différente, en rappelant le sacrifice eucharistique. Le rôle de la Vierge comme médiatrice, clairement montré par les gestes d’intercession des personnages qui l’accompagnent, est mentionné de la même manière durant le rite du Proskomide lorsque, en détachant le fragment en l’honneur de la Vierge, le prêtre dit : « Par son intercession, reçois, Seigneur, cette offrande sur ton autel céleste ».

Pour J.Wirth, le fait de toucher le pied est souvent un signe d’humilité. Le fait que la Vierge touche la sandale – emblème de la saleté – marque un surcroît d’humilité, qui serait à interpréter ici comme un geste de supplication ( [13], p 114).


Une thématique temporelle (SCOOP !)

J’ajouterai que les deux trios (celui de l’ivoire et celui de l’ampoule), bien que la position de Saint Jean Baptiste soit inversée, se lisent chronologiquement de la même manière :

  • à senestre de la Vierge, le Passé (Jean Baptiste, Zacharie) ;
  • à dextre (côté honorable), le Futur (Basile, Jean Baptiste).

950-1000 The Hodegetria with St. Basil and St. John the Baptist Dumbarton Oaks schema
Cette idée de chronologie est traduite graphiquement de deux manières :

  • dans la profondeur, par le fait que Saint Basile se situe en avant-plan (sa main gauche passe devant la Vierge) et Saint Jean Baptiste en arrière-plan (sa main droite est masquée par la Vierge).
  • latéralement : un espace sépare Saint Basile de la Vierge (ligne blanche) tandis que la silhouette de celle-ci est contigüe à celle de Saint Jean Baptiste (ligne pointillée).

Le Présent de l’Incarnation est ainsi pris en sandwich entre un Futur lointain, qui le désigne de l’index, et un Passé immédiat, qui le tangente. Le bras droit du Prophète tenant le livre (dans sa manche) anticipe de très peu l’Enfant tenant le rotulus (dans sa chair). Le geste tout à fait exceptionnel de la Vierge tenant le pied de l’Enfant (ellipse bleue) [12a] s’inscrit dans cette thématique temporelle, en donnant l’impression que c’est la main du prophète qui se prolonge dans celle de la Vierge, soutenant immatériellement sa prophétie faite chair.



950-1000 The Hodegetria with St. Basil and St. John the Baptist Dumbarton Oaks triangle
Ainsi les trois mains gauche, celle tenant le Livre fermé et voilé (la prophétie), celle tenant le pied (le Verbe incarné) et celle tenant le rotulus (le Verbe) unissent le Précurseur, l’Enfant et le Dieu dans un triangle mystique. Nous sommes ici très proche d’une illustration de la métaphore de Saint Augustin, de Chromace d’Aquilée et de Bède le Vénérable comparant les pieds de Jésus à l’Incarnation et sa tête à la Divinité. D’autant plus que les pieds chaussés de sandales éloignent toute référence aux clous et à la Passion.


sb-line

Une variante de la Vierge Hodegetria

1080-1100 Icône avec la Vierge Kykkotissa (detail) Monastère de Ste Catherine, Mont Sinai detailIcône avec la Vierge Kykkotissa (detail), 1080-1100, Monastère de Sainte Catherine, Mont Sinaï 1204-60 Hodegetria variante Byzantine Museum AthenesVariante de la Hodegetria, 1204-60, Byzantine Museum, Athènes

L’icône de gauche est la copie la plus ancienne disponible  de la Vierge Kykkotissa, type qui se caractérise par le dynamisme de l’Enfant : tandis qu’il attrape de la main droite le rotulus que lui tend sa mère, il se retient de la gauche à son voile ; ses bras et ses jambes sont nus, et il donne un coup de pied de la gauche ; en contrepoint de ces jeux, sa mère porte de côté un regard mélancolique,

La Vierge Hodegetria du musée byzantin comporte de éléments inspirée par la Kykkotissa : les jambes nues de l’Enfant et les « bretelles » (qui apparaissent dans les variantes plus récentes de la Kykkotissa).



1204-60 Hodegetria variante Byzantine Museum Athenes detail
Le croisement des pieds de l’enfant n’est pas aberrant anatomiquement – surtout en tenant compte de la souplesse des jeunes enfants – mais bien peu naturel sans une intention symbolique. La seule qui semble plausible est une référence à la promesse édénique : la Vierge nous montre la talon que menace le serpent, mais qui finira victorieux.

L’hypothèse n’a pas été envisagée dans l’article de référence sur cette icône : Doula Mouriki ( [14], p 406) relève ce motif sans l’interpréter et lui attribue une origine byzantine, puisqu’il pourrait être apparu peu avant les premiers exemples italiens (1230-40). Pourtant, les deux exemples byzantins antérieurs qu’elle fournit sont peu convaincants, comme nous allons le voir


Une question de stabilité

1191 Abside de St Georges de Kurbinovo photo Efkoski Bobi
1191, Abside de St Georges de Kurbinovo (photo Efkoski Bob)

Ici, la composition est si différente (Vierge vue de face et touchant les deux chevilles, enfant allongé calmement, jambes couvertes) que le rapprochement laisse dubitatif. Le fait que l’Enfant soit couché explique largement pourquoi sa mère a besoin de le maintenir contre elle de la main droite.


980-1020 Menologe de Basile II Biblioteca Apostolica Vaticana) Vat. gr. 1613 page 272980-1020, Ménologe de Basile II, Biblioteca Apostolica Vaticana, Vat. gr. 1613 page 272 1080 Adoration of the Magi Daphni1080, monastère de Daphni

Adoration des Mages

La mosaïque de Daphni reprend le même modèle que le Ménologe, avec l’Enfant bénissant et l’Ange central. L’inversion miroir s’explique facilement :

  • dans le livre, le mouvement des arrivants suit le sens de la lecture ;
  • dans l’église de Daphni, la fresque se trouve dans le bas-côté Sud, et la Vierge à l’Enfant est positionnée de manière à se trouver côté choeur [15].

D’autres différences sont plus subtiles :

  • dans le Ménologe, les Mages sont en mouvement, commençant de s’incliner à distance ; l’Ange leur sert de guide jusqu’à la la grotte, en substitut de l’étoile ;
  • à Daphni, les Mages sont arrivés à destination et l’ange prend plutôt la fonction de gardien du trône, au pied duquel les cadeaux vont être déposés.

1080 Adoration of the Magi Daphni detail
Imbriqués l’un à l’autre, ni la Mère ni l’Enfant ne sont en mesure de les prendre en main. Cette pose très sophistiquée, spécifique à Daphni, s’explique à mon avis par la même cause topographique que l’inversion par rapport au sens de la lecture : si l’Enfant avait été assis face aux Mages, il aurait tourné le dos à son image en tant que Christ, dans la coupole. Le concepteur a donc imaginé une solution pour que l’Enfant puisse à la fois bénir les arrivants et s’asseoir face à son futur, grâce à cette extrême torsion du tronc par rapport au bassin : la main de la Vierge posée sur les pieds n’est qu’un effet de bord nécessaire pourque l’Enfant garde son équilibre ; pour la même raison, il prend appui de la main gauche sur la main gauche de sa mère.

La position très en hauteur de la mosaïque exclut d’ailleurs que le détail de la main touchant les pieds ait été introduit en vue d’une méditation spécifique : presque invisible vu d’en bas, il contribue simplement à la perception de cette dynamique inventive.


sb-line

Une Kykkotissa occidentalisée

1080-1100 Icône avec la Vierge Kykkotissa (detail) Monastère de Ste Catherine, Mont Sinai detailVierge Kykkotissa (détail), 1080-1100, Monastère de Sainte Catherine, Mont Sinaï 1280-1300 S. Martino à Velletri1280-1300, église San Martino, Velletri

Réalisée à la fin du XIIIème siècle par un artiste italo-byzantin, cette Kykkotissa témoigne de plusieurs évolutions :

  • suppression du rotulus, ce qui libère les mains droites (une spécificité italienne, dont ce serait ici le cas le plus ancien [16]);
  • ajout des bretelles et du gros noeud (un trait chypriote) ;
  • auréoles séparées ;
  • regard direct de la Vierge, qui apparente la scène à une Présentation officielle de l’Enfant plutôt qu’à un instant d’intimité mélancolique.

1285-90 Sinai, Monastery of St. Catherine diptych, Virgin and Child KykkotissaVierge Kykkotissa
1285-90, Monastère de Sainte Catherine, Sinaï

Datant de la même période, ce panneau est la partie droite d’un diptyque de très haute qualité comportant sur le panneau de gauche trois saints guerriers : Saint Procope en grand, saint Théodore et saint Georges en petit sur l’encadrement. Il s’agit d’une oeuvre réalisée à la toute fin des Croisades, dans le syle veneto-byzantin qui fleurit à cette époque en Palestine. Elle été produite au / pour le monastère Sainte Catherine du Sinaï (son encadrement comporte des saints caractéristiques du monastère). Néanmoins, cette Kykkotissa s’éloigne encore d’un cran de son illustre prototype, avec :

  • le pantalon couvrant les jambes de l’Enfant;
  • la posture allongée , qui a pour conséquences :
    • la séparation des visages et des auréoles ;
    • la nécessité d’une prise plus ferme par la main droite de la Vierge, autour du pied gauche de l’Enfant.

Notons que, sur ce pied, le tissu remonte jusqu’aux orteils, évitant le contact entre les peaux : ce pantalon couvrant élimine toute allusion à la Passion. Le détail de la main touchant le pied est donc ici sans signification particulière : c’est un trait italianisant, qui s’inscrit dans la discussion érudite sur l’origine du peintre et du commanditaire (Syrie, Venise ou Chypre) [17].


sb-line

Deux Vierges à droite du choeur

1285 ca Eglise de la Pórta-Panagía Pyli pres Trikala
Vers 1285, Eglise de la Porta-Panagía, Pyli (Trikala)

Ces deux icônes fixes, dites proskynetaria , sont placées de part et d’autre du templon (iconostase primitive). Elles présentent trois particularités :

  1. leur position est ici inversée – le Christ au Nord – dans une rarissime infraction à la tradition byzantine [18] ;
  2. Ia Vierge Hodegetria est également inversée, portant l’Enfant du bras droit (type Dexiokratousa) ;
  3. au lieu de désigner l’Enfant comme « le chemin de la vie », sa main gauche effectue ici un geste complexe, passant sous son mollet nu pour agripper l’autre mollet, couvert.

On dit que la raison de la particularité 1) est que le fondateur du monastère de la Grande Porte (Porta Panagia), le prince de Thessalie Jean Doukas, a voulu ainsi honorer la Vierge, envers laquelle il entretenait une dévotion particulière : en effet le pilier Sud est privilégié (on y rencontre quelque fois, à la place du Christ, le Saint patron de l’église). Par ailleurs, le nom de Pily (la Porte) se réfère à la situation géographique du village, dans un défilé entre deux montagnes servant de passage entre l’Epire et la Thessalie. Comme la Vierge est souvent dite Porte du Ciel et que le templon est symboliquement une porte vers le Ciel, on a la situation très remarquable d’un emboîtement de cinq « portes » (la Vierge dans le templon dans le monastère dans le village dans la vallée), qui a pu donner l’idée de valoriser la Vierge en la plaçant du côté privilégié.

Quoiqu’il en soit, la particularité 2) découle directement de la particularité 1) : comme à Daphni, on s’assure ainsi que l’Enfant se situe côté choeur.

La particularité 3) n’a pas été expliquée : on peut invoquer l’influence de l’art italien, possible à cette date. Mais il faut rappeler un autre cas de la même inversion rarissime.


1285 ca Eglise de la Pórta-Panagía Pyli pres Trikala general vers 1285, Eglise de la Porta-Panagía, Pyli (Trikala) 1315-20 Saint Sauveur de Chora (Istanbul Kariye museum) NaosNaos,  1315-20, Saint Sauveur de Chora (Istanbul Kariye museum)

Hodegetria Dexiokratousa

Pour le naos de Saint Sauveur de Chora,  on explique la particularité 1) par la raison inverse qu’à Porta-Panagía : il s’agirait ici de donner la place d’honneur au Christ, en tant que patron de l’église ( [19]).

Dans la mosaïque de droite, la Vierge est une Dexiokratousa comme à Porta Panagía, ce qui confirme bien le lien logique entre 1) et 2).


1315-20 Saint Sauveur de Chora (Istanbul Kariye museum) s_Theotokos

On pourrait considérer qu’elle partage aussi la particularité 3), puisqu’elle touche la cheville droite dénudée de l’Enfant, qui croise les jambes (la gauche sous la droite). Cependant les gestes de l’Enfant sont très différents : au lieu d’être assis de face en tenant un rotulus de la main gauche, il est couché de profil, se rejetant en arrière pour regarder sa mère et levant la main gauche vers elle : le geste de poser la main sur les pieds est donc ici, comme à St Georges de Kurbinovo et à Daphni, une simple question de stabilité.


sb-line

Le type Pelagonitissa

1080-1100 Icône avec la Vierge Kykkotissa (detail) Monastère de Ste Catherine, Mont Sinai detailIcône avec la Vierge Kykkotissa, 1080-1100, Monastère de Sainte Catherine, Mont Sinaï 1170-1200 byzantine-museum-athens1170-1200, Byzantine museum, Athènes

Selon Lydie Hadermann-Misguich [20], ce type ce serait constitué à partie de l’enfant agité de la Vierge Kykkotissa : on retrouve les jambes nues, le coup de pied (cette fois de la jambe gauche), les bretelles rouges ; l’Enfant a maintenant saisi complètement le rouleau, rejeté la tête en arrière pour regarder sa mère et lâché le maphorion pour lui toucher le visage.


1316-18 Church_of_Saint_George_in_Staro_Nagorichino,_iconostase_with_Mary_and_Saint_GeorgeIconostase avec la Vierge et Saint Georges
1316-18 Eglise Saint Georges, Staro Nagorichino (Macédoine)

De part et d’autre de la porte de l’iconostase se placent les icônes dites de proskynesis (destinées à recevoir les prières des fidèles ). En pendant de Saint Georges, figure la première apparition du type Pelagonitissa proprement dit, comme le stipule une inscription.

Sur le pilier de gauche, en position de proskynetaria, on retrouve l’habituelle Vierge Hodegetria en pendant du Christ.


1316-18 Church_of_Saint_George_in_Staro_Nagorichino virgin Hodegetria1316-18, Staro Nagorichino 1315-20 Saint Sauveur de Chora (Istanbul Kariye museum) s_Theotokos1315-20, Saint Sauveur de Chora

Hodegetria

La Vierge Hodegetria touche de la main droite le pied nu de l’Enfant, comme dans la Hodegetria Dexiokratousa de Chora qui lui est contemporaine : la différence est que l’Enfant a retrouvé sa posture assise et son rotulus : le geste de tenir son pied ne peut donc plus être ici expliqué par une question de stabilité. Autant la Vierge de Porta-Panagía (1285) était trop précoce pour imputer ce détail avec certitude à une influence italienne, autant à Staro Nagorichino trente ans plus tard, le motif a eu largement le temps de se diffuser de l’Occident à l’Orient.


1316-18 Church_of_Saint_George_in_Staro_Nagorichino virgin HodegetriaHodegetria 1316-18 Church_of_Saint_George_in_Staro_Nagorichino,_ Virgin PelagonitissaPelagonitissa

1316-18, Staro Nagorichino

Pour Bissera V Pentcheva [21], la Pelagonitissa ne représente pas une mère jouant, comme on le lit souvent, mais une mère tragique :

« L’opposition des expressions du corps et du visage, l’amour maternel et la disposition au sacrifice traduisent le drame et la profondeur de la souffrance. L’image de la Vierge à l’Enfant offre une vision du salut humain obtenu grâce au double sacrifice de la mère et de l’enfant. Par le geste de sa main libre, Marie donne son Enfant bien-aimé, tout en réprimant son chagrin de mère. Au même moment, le Christ donne sa vie. L’image de l’amour et du sacrifice est appariée, sur l’iconostase de l’église de Staro Nagoričino, à celle du saint guerrier victorieux « .

Le contraste voulu entre une mère présentant officiellement son fils (Hodegetria, à deux auréoles) et une mère penchée vers lui dans une tendre étreinte (Pelagonitissa, avec une seule auréole pour les deux ) –  soit pour jouer, soit dans la prémonition du sacrifice – prouve que, dans la Hodegetria, le fait de tenir le pied nu n’était pas perçu comme un signe d’intimité. Il n’avait non plus rien à voir avec la Prémonition de la Passion, qui serait plutôt suggéré dans la Pelagonitissa. Le détail est donc ici un pure question stylistique, sans rien de symbolique.


 

1316-18 Church_of_Saint_George_in_Staro_Nagorichino,_ Virgin Pelagonitissa1316-18, Staro Nagorichino
1400-25 Virgin Pelagonitissa Ste Catherine Sinaï1400-25, Monastère Sainte Catherine, Sinaï

Pelagonitissa

Au XVème siècle, les Vierges Pelagonitissa vont suivre le modèle de Staro Nagorichino, avec la position caractéristique de l’enfant vu de dos, la tête rejetée en arrière pour embrasser sa mère, laquelle le maintient fermement en empoignant sa jambe nue : question évidente de stabilité. Un autre détail caractéristique, sur lequel nous reviendrons plus loin, est l’insertion d’un linge bouillonnant au travers de laquelle la Vierge tient son fils.


1270-90 Anonyme florentin coll part Fototeca Zeri1270-90, Anonyme florentin, collection particulière (photothèque Zeri) 1316-18 Church_of_Saint_George_in_Staro_Nagorichino,_ Virgin Pelagonitissa1316-18, Staro Nagorichino

Vierge Pelagonitissa

Un point irritant est que cette Vierge italienne de la fin du XIIIème siècle, avec l’Enfant retourné tenu par la jambe et le linge intermédiaire, précède largement la Pelagonitissa de Staro Nagorichino (1316). Les premiers spécialistes (N.P.Kondakov , N.P. Likhachev ) ont donc soutenu que le motif était d’origine italienne. Cependant la plupart (K. Weigenvesrlt, A. N. Grabar, N. M. Belyaev, P. Milkovic-Pepek, V. N. Lazarev, R. Corrie ) soutiennent désormais l’inverse, notamment depuis que A.Grabar [22] a publié la miniature ci-dessous :

1200-1300 Andre Grabar, L'art de la fin de l'Antiquité et du Moyen-âge pl 139cTétraévangile d’origine macédonienne, vers 1250, Bibliothèque nationale, Belgrade (Grabar, planche 139c)

Quoiqu’il en soit, aucune Pelagonitissa, qu’elle soit orientale ou occidentale, ne montre la Vierge touchant le pied de l’Enfant : ce n’est pas dans ce type qu’il faut chercher l’origine de notre motif.

Il est temps maintenant de remonter un peu le temps et de nous déplacer en Italie, vers 1230-40


Quelques Vierges Nicopeia en Italie

900-950 Virgin Kyriotissa with Saints Hermolaos and Panteleimon The Sinai Icon Collection (Princeton University)La Vierge Kyriotissa entre Saint Hermolaos et Saint Panteleimon, 900-950, The Sinai Icon Collection (Princeton University)

Le type Kyriotissa, apparu au Xème siècle, se caractérise par la vue frontale de la Mère et de l’Enfant, alignés sur une même verticale. La Mère peut être à mi-corps, assise sur un trône ou debout ; l’Enfant tient le rotulus de la main gauche et bénit de la main droite, cette main restant à l’intérieur du torse, comme ici, ou s’écartant à l’extérieur.


1100-20 Vierge Nicopeia St Marc Venise1120-40, Saint Marc, Venise Nicopeia copie XVIe Musee national de RavenneCopie XVIème, Musée national de Ravenne

Vierge Nicopeia

Cette icône dite Nikopoios (qui apporte la victoire), de type Kyriotissa, a accompagné l’empereur Jean II Comnène dans ces campagnes militaires ; après la prise de Constantinople par les Croisés en 1024, elle a été ramenée à Venise comme trophée.

La copie du XVIème siècle restitue les gestes de l’Enfant, soutenu par la main gauche de sa mère et bénissant vers l’intérieur.


1230 ca Maestro_del_bigallo,_madonna_col_Bambino_e_due_angeli UffiziOffices, Florence 1230 ca Maestro del Bigallo Madonna col Bambino, Certaldo, Museo di Arte SacraMuseo di Arte Sacra, Certaldo

Maestro del Bigallo, vers 1230

Ce peintre florentin développe l’icône en version trônante, et choisit la variante où le Christ bénit vers l’extérieur. Ceci oblige à inverser les mains de la Vierge, dont la main droite se retrouve alors proche du pied droit de l’Enfant : juste en dessous ou sur la partie couverte par la robe. On voit que cette gestuelle ne découle pas de l’idée de toucher le pied de l’Enfant, mais de la contrainte qu’impose la bénédiction « par l’extérieur ».


1240-45 margaritone d'a arezzo NGAMargaritone d’Arezzo, 1240-45, NGA

On attribue à cet artiste trois madones pratiquement identiques, où la Vierge entoure de la main gauche le minuscule pied gauche de l’Enfant. Du fait de son style archaïsant, elles sont très difficiles à dater, mais le consensus semble maintenant s’établir en faveur d’une datation haute, avant 1250 [23].


1240-45 margaritone d'a arezzo NGA sch
On voit que Margaritone s’est rapproché de la figuration primitive de l’Enfant dans la Nicopeia de Saint Marc, pieds à la même hauteur, mais en inversant le bas du corps. Il a décalé légèrement la main gauche de la Vierge, pour qu’elle entoure les orteils au lieu de tenir la mappa. La modification la plus importante est l’extension des deux bras vers l’extérieur, à la fois pour bénir et pour tenir le rotulus.


Theotokos from the mosaic of John II Komnenos and Augusta Eirene in Hagia Sophia.
Vierge Kyriotissa, mosaïque de Jean II Comnène et Irène, Sainte Sophie

L’idée était déjà venue à un mosaïste byzantin, chez qui l’orthogonalité du rotulus blanc et de la mappa blanche fait clairement écho à la croix blanche de l’auréole, pour évoquer la Crucifixion. Margaritone n’a pas été aussi loin, puisqu’il a conservé l’oblique du rotulus : mais on ne peut totalement exclure que les bras écartés ne se conjuguent avec le pied nu dans l’idée d’une Crucifixion symbolique.

C’est un peu plus tard, à Sienne, que l’idée va apparaître de manière incontestable.



Le foyer siennois

1261 Coppo_di_marcovaldo,_madonna_del_bordone,_siena,_chiesa_dei_serviMadonna del bordone,
Coppo di Marcovaldo, 1261, Chiesa dei Servi, Sienne

Pour Leo Steinberg, le dénudement des jambes de l’Enfant marquerait le prélude d’un mouvement qui se poursuit tout au long du XIIIeme siècle, allant jusqu’au dénudement complet, dans le but de souligner l’Humanité du Christ ( [5], p 48 et p 176-179 ). Les pieds ne seraient au départ qu’une litote pour les parties génitales. Ce souci d’humanisation serait le facteur-clé de la nudité de l’Enfant, au détriment des « pauvres explications » avancés ordinairement : le souci de naturalisme et l’imitation de l’antique. On peut objecter que la nudité complète va à l’encontre de la dichotomie haut du corps / bas du corps et de la motivation originale : souligner les deux natures du Christ, et pas seulement son Humanité. Par ailleurs, Steinberg ne parle pas du geste spécifique du pied touché.

Dans son premier article de 1991 consacré à la Madone del bordone , Rebecca Corrie aborde le détail avec prudence ( [24], note 9) :

« La signification du geste de tenir le pied n’est pas claire. Par exemple, il pourrait simplement indiquer l’endroit où ira le clou de la Crucifixion. Ce qui semble clair, cependant, c’est qu’il avait une certaine signification pour les Servites et pour Sienne, car il est répété fréquemment au cours des siècles suivants dans les peintures réalisées pour Santa Maria dei Servi et d’autres églises siennoises. »

Avant cette oeuvre novatrice, la Vierge Hodegetria n’était présente en Italie que dans un format à mi-corps. En étendant le format vers le bas, Coppo combine le type occidental de la Majestas avec le type oriental de la Hodegetria, obtenant un type nouveau, bien différent des « Hodegetria debout » byzantines. Comme le remarque Hans Belting en 1994, c’est pour combler l’espace entre le bras tenant l’Enfant et le genou que Coppa a l’idée d’insérer un tissu bouillonnant formant coussin ; mais ce dispositif a aussi une valeur symbolique :

« Ce tissu inhabituel n’a de sens que s’il est mis en relation métaphorique avec la nappe d’autel, ou corporal, sur laquelle l’hostie consacrée (corpus meum) était déposée. Le rouleau rouge sang dans la main de l’Enfant, qui fait référence au Verbe divin sous la forme de chair et de sang humain, est cohérent avec cette signification. Enfin, de manière très personnelle, Marie touche le pied de l’Enfant, au lieu de le désigner du doigt. Peut-être le geste suggère-t-il une supplication par prosternation à ses pieds, mais cela ne peut rester que conjecture tant que nous n’en saurons pas plus sur le langage de ces gestes. » [25]

Dans un second article de 1996 [26], Rebecca Corrie prolonge l’idée de Belting en liant le linge rayé, non plus simplement au corporal de l’autel, mais au linceul du Christ.


1080-1100 Icône avec la Vierge Kykkotissa (detail) Monastère de Ste Catherine, Mont Sinai detailKykkotissa, 1080-1100, Monastère de Sainte Catherine, Mont Sinaï 1192, Church_of_Panagia_tou_Arakos,Lagoudera,_Cyprus_St._Simeon_holding_Christ_ChildSaint Simeon présentant l’Enfant, 1192, Eglise Panagia tou Arakos, Lagoudera (Chypre)

En effet, en Orient, l’Enfant agitant ses jambes nues, qui caractérise la Vierge Kykkotissa, se trouve repris à l’identique dans les bras du vieillard Siméon lors de la scène de Présentation au temple, pendant laquelle Siméon prophétise la future douleur de la Vierge au moment de la Crucifixion :

« Vois, ton fils qui est là provoquera la chute et le relèvement de beaucoup en Israël. Il sera un signe de division. Et toi-même, ton cœur sera transpercé par une épée. » Luc 2,34-35

Pour Rebecca Corrie, il y aurait eu une série d’associations d’idées entre :

  • l’Enfant agitant ses jambes, que la nudité rend vulnérable ;
  • l’Enfant porté par Siméon, lors de la  prophétie de la Crucifixion ;
  • le corps nu posé sur le linceul, au moment de la Lamentation

Coppo aurait eu l’idée de suggérer le linceul, avec le tissu rayé et replié.


1275 Coppo di Marcovaldo Lamentation Crucifix de san Zeno Duomo PistoiaLamentation (Crucifix de san Zeno)
Coppo di Marcovaldo, 1275, Duomo, Pistoia

On voit ici le même tissu rayé utilisé comme linceul.

En résumé ([26]), p 43) :

« L’Enfant aux jambes nues, associé en Orient et en Occident à la Présentation au Temple, souligne l’identification de l’Enfant avec le Christ crucifié et avec l’hostie de l’Eucharistie. Cette interprétation identifie le tissu du tableau de Coppo au linceul du Christ, un motif adapté aux besoins particuliers de l’ordre des Servites ».


1270-ca-Coppo_di_marcovaldo-Maesta-_chiesa_Santa-Maria-dei-Servi-Museo-dellopera-del-duomo-OrvietoMaesta
Coppo di Marcovaldo, vers 1270, Museo dell’opera del duomo, Orvieto

Dans cette réplique réalisée pour l’église Santa Maria dei Servi d’Orvieto, le drap-linceul se développe encore et se constelle de croix, qui renforcent sa signification. La Vierge touche maintenant le pied nu par en dessous, toujours à l’emplacement de la future blessure. En revanche les jambes ne sont plus nues, ce qui éloigne l’allusion à la Crucifixion. Il faut donc faire la part du souci de ne pas se répéter, mais aussi de l’effet « logo » : R.Corrie ([26], p 53) suggère l’hypothèse que le tissu-linceul ait été associé aux Servites, tandis que les jambes nues auraient été une spécialité siennoise.


 

1261 Coppo_di_marcovaldo,_schema comparaison

En ajoutant le tissu-linceul et les jambes nues, et en accentuant le contact entre le pouce  et l’emplacement du clou, Coppo rend explicite, en 1261, la prémonition de la Crucifixion qui était en germe dans la formule de Margaritone.


1265-90 coll part Venturi, Madonna di Arnolfo di Cambio, L'Arte (1934) Volume 37 p 382Arnolfo di Cambio (attr), Collection particulière 1287 ca Arnolfo di Cambio, Monumento a Luca Savelli Chiesa di S. Maria in Aracoeli, RomaMonument à Luca Savelli (détail), Arnolfo di Cambio, vers 1287, Santa Maria in Aracoeli, Rome

On peut verser au dossier cette Madone attribuée par Venturi à Arnolfo di Cambio [27]. Les jambes nues et le pied touché sont peut être des réminiscences de la formation d’Arnolfo à Sienne. L’oiseau dans la main de l’Enfant et l’expression sombre de la Vierge sont deux autres éléments en faveur d’une thématique sacrificielle.


1265-75 Chiesa di S. Giovanni Battista, Pomarance Photothèque Zeri
1265-75, Chiesa di S. Giovanni Battista, Pomarance Photothèque Zeri

La prudence s’impose quant à la généralisation de la symbolique de la Crucifixion à toutes les Madones ultérieures où la Vierge touche le pied de l’Enfant. Comme le remarque R.Corrie ([26], p 52), ce panneau qui recopie l’oeuvre de Coppo supprime le coussin-linceul, et le remplace par une mappa plus neutre. Ajoutons que la Vierge ne désigne plus l’emplacement du clou, mais pince les orteils, et que le pied est chaussé : comme si l’artiste avait voulu délibérément supprimer les références à la Crucifixion, ne conservant que le geste de tendresse.



1261 Coppo_di_marcovaldo,_schema influences,
Ce schéma, qui prolonge les réflexions de R.Corrie, récapitule les influences mutuelles les plus probables, en fonction des oeuvres que nous venons de discuter (en jaune les byzantines, en blanc les italiennes) :

  • le tissu-linceul (flèches vertes) est une invention de Coppo di Marcovaldo, qui est recopiée dans une Pelagonitissa réalisée par un italien. R.Corrie suppose que Coppo a trouvé l’idée dans une Pelagonitissa antérieure, dont il ne reste pas de trace ; on peut donc tout aussi bien imaginer une influence inverse, de l’Occident vers l’Orient ;
  • les jambes nues (flèches bleues) sont d’origine byzantine : elles viennent lointainement de l’Enfant agité de la Kykkotissa, associées à l’idée de jeu ; puis sont comprise à un certain moment comme une allusion à la Crucifixion ;
  • la main de la Vierge tenant le pied, lorsqu’il est associé aux jambes nues (flèche blanche) :
    • est connu en Orient dans une seule oeuvre, la Hodegetria atypique du musée byzantin, où le geste sert à montrer le talon de l’Enfant ;
    • apparaît en Italie chez Coppo di Marcovaldo, puis va fleurir dans toute une série de madones siennoises : la Vierge montre du doigt l’emplacement du clou, et l’Enfant ne porte pas de semelle.

Le geste oriental est compatible avec la version orientale de la promesse édénique, où c’est le talon du Christ qui est associé au serpent (et non celui de Marie comme en Occident). Le geste de Coppa, dont on ne trouve aucun équivalent en Orient, fait référence visuellement à la Crucifixion, sans se référer à un texte.

L’apparition quasi simultanée de ces deux formules montre une évolution similaire des artistes de part et d’autre de l’Adriatique, cherchant à renouveler les formules de la Vierge à l’Enfant par des allusions doloristes à la Crucifixion.


sb-line

Le geste revu par Cimabue

sb-line

1261 Coppo_di_marcovaldo,_madonna_del_bordone,_siena,_chiesa_dei_servi Cimabue,_maestà_di_santa_maria_dei_servi Bologne 1280-90

Coppo di Marcovaldo, 1261, Chiesa dei Servi, Sienne

Cimabue, 1280-90, Santa Maria dei Servi, Bologne

A la génération suivante, Cimabue réalise pour les Servites de Bologne une Maestà très différente par son style, qui abandonne la maniera greca, mais très semblable dans la composition, avec le trône en forme de lyre et le geste de tenir le pied de l’Enfant. Celui-ci s’est humanisé, perdant sa pose officielle :

  • au lieu de bénir, il se retient de la main au voile de sa mère ;
  • au lieu d’un rouleau fermé, il tient une feuille de papier (aux caractères illisibles).

Le linceul a disparu, et la Passion n’est plus évoquée que par la nudité de la jambe, qui cherche refuge à la fois dans la robe et dans la main de la Mère.


Tout se passe comme si Cimabue avait conservé le geste tout en l’escamotant : non plus pour sa signification symbolique, mais en tant que signe distinctif des Maestà servites.


1285-90 ca Cimabue Basilique inférieure AssiseMaestà avec Saint François
Cimabue, 1285-90, Basilique inférieure, Assise

Le contexte est très différent dans cette fresque, véritable apothéose franciscaine : la frêle silhouette de Saint François équilibre, à elle seule, la machinerie grandiose de la Maestà, avec ses sextuples auréoles. Tout se passe comme si, par ses stigmates, le Saint matérialisait les blessures futures de l’Enfant. Par cette escorte inédite, Cimabue invente une manière totalement originale de traiter le thème de l’anticipation de la Passion.



1285-90 ca Cimabue Basilique inférieure Assise schema

  • les deux anges du bas, posant leur main sur les pieds du trône, sont préposés aux blessures des pieds (en vert) ;
  • les deux anges du haut, posant leur main sur les montants du trône, sont préposés aux blessures des mains (en bleu) ;
  • le geste habituel de l’Enfant manipulant le voile trouve un écho inattendu dans la bure ouverte de François, découvrant la blessure du flanc (en rouge).


sb-line

La postérité siennoise

Les Vierges touchant le pied de l’Enfant d’une manière ou d’une autre sont particulièrement fréquentes dans la Sienne du Trecento, comme si la Madonne de Coppo avait inauguré une spécificité de la ville, que les artistes des générations suivantes déclineront à l’envie.

sb-line

L’Enfant debout

1315 simone_martini_ maesta Palazzo Pubblico de Sienne
Maestà, Simone Martini, 1315, Palazzo pubblico, Sienne

La Maestà de Simone Martini est une fresque civile, qui place la Madone au centre d’une cour céleste parfaitement équilibrée : quinze personnages de chaque côté, échelonnés trois par trois sur cinq niveaux de profondeur. L’innovation la plus spectaculaire est la posture de l’Enfant, debout au centre sur le genou de sa mère : tel l’aiguille d’une balance, l’Enfant vertical tient un phylactère lui-aussi vertical [28]:

Aimez la justice, vous qui jugez la terre. Sagesse 1,1

Diligite justitiam qui judicatis terram


1315 Simone Martini Maestà siena_palazzo_pubblicoSimone Martini, 1315, Sienne 1317 Lippo_Memmi_-_Maestà Palazzo Pubblico San GimignanoLippo Memmi, 1317, San Gimignano

En comparant à la Maestà de Sienne  celle réalisée deux ans plus tard à San Gimignano par Lippo Memmi, le beau-frère de Simone Martini, quelques différences apparaissent :

  • frontalité des deux visages ;
  • diminution de la taille de l’Enfant, qui de ce fait tient le phylactère plus haut (au dessus de sa taille) ;
  • l’Enfant est vêtu seulement d’une tunique, sans manteau posé sur les épaules ;
  • la main gauche de la Vierge, qui remontait le manteau du bout de l’auriculaire dans un geste sophistiqué, rebrousse maintenant la tunique ;
  • au lieu d’être bien détachée, cette main est maintenant à demi masquée par le phylactère ;
  • les mollets sont couverts par une tunique noire ;
  • la main droite de la Vierge, qui soutenait par en dessous le pied droit de l’Enfant, est simplement posée dessus.

Tous ces détails pourraient être mis sur le compte d’un simple souci de variété. Mais il se trouve qu’ils vont tous dans le même sens :

  • Martini cherchait à rendre naturelle cette toute nouvelle position de l’Enfant, tenu en équilibre, comme entre deux crochets, par les deux mains de sa mère ;
  • Lemmi, considérant cette stabilité comme admise (d’autant plus que l’Enfant est de plus petite taille) , développe les aspects symboliques qui auraient pu échapper au spectateur :
    • en plaquant le phylactère sur la main gauche de la mère, il associe cette main à la partie haute du texte avec son premier mot : « Diligite » ;
    • en restreignant la nudité aux pieds seuls, que désigne la main droite de la mère, il associe cette main à la partie basse du texte, et à son dernier mot ‘terram ».

Ainsi le corps de l’Enfant, assujetti entre les deux mains de la Vierge, s’assimile à cette Justice qui joint les deux parties du verset, l’Amour et la Terre.


A noter que la fresque de Memmi présente une autre innovation iconographique : une des toutes premières apparitions d’un donateur à taille humaine qui prend place parmi les personnages sacrés, situation explicitée par un remarquable dialogue entre deux phylactères (voir 6-1 Le donateur-humain : les origines (avant 1450)).


L’Enfant assis

Parmi les innombrables Vierges à l’Enfant à usage de dévotion privée, réalisées en série tout au long du Trecento par les peintres siennois, le geste de toucher le pied est fréquent, mais sans corrélation avec d’autres traits permettant de lui imputer une symbolique univoque :

  • peut être sa valeur de métaphore de l’Incarnation et de la Passion était-elle si bien intégrée à Sienne, depuis Cecco, qu’il était inutile d’insister ;
  • peut-être à l’inverse le motif s’était-il banalisé pour devenir un élément variationnel comme un autre.

 

 

 

 

 

1325-30 Lippo_memmi,_madonna_col_bambino_da_s.clemente_dei_servi pinacoteca sienne1325-30, provenant de San Clemente dei Servi

1325-56 Lippo_memmi,_madonna_col_bambino_e_cristo_giudice,_da_montepulciano Pinacoteca Nazionale Sienne1325-56, provenant de Montepulciano

Lippo Memmi, Pinacoteca nazionale, Sienne

Dans la Madone réalisée pour les Servites, le chardonneret à la tâche rouge bien marquée pourrait renvoyer à la Passion, mais pas les autres détails : la Vierge joint les deux pieds à travers la robe, et le phylactère n’a aucun rapport avec la Crucifixion.

Dans la Madone provenant de Montepulciano, le geste est très différent : l’enfant gigote et sa mère ne tient qu’un seul pied, largement au dessus de l’emplacement du clou. Ce sont ici plutôt les mains de l’Enfant qui servent d’antithèse aux paumes perforées du Crucifié, surgissant du trilobe du pinacle : l’une se fait un doudou avec le voile de sa mère, tout en cherchant protection dans le contact de l’autre main.


1330_ca Lippo_memmi,_madonna_col_bambino,_Berlin GemaldemuseumLippo Memmi, vers 1330, Gemäldemuseum, Berlin 1336 Niccolò_di_segna,_madonna_col_bambino Museo diocesano CortonaNiccolò di Segna, 1336, Museo diocesano, Cortona

Dans cette formule très codifiée de la Vierge à l’enfant à mi-corps, les artistes explorent tous les degrés de liberté possibles :

  • l’Enfant de Memmi s’agrippe au voile et au col, en joignant les pieds ;
  • celui de Niccolò di Segna s’agrippe au voile et remonte de l’autre son manteau, en écartant les pieds.

1340 ca Lippo Memmi METMET 1340-ca-Lippo-Memmi-Louvre-c-RMN-photo-Frank-RauxLouvre (c) RMN photo Frank Raux

Diptyque, Lippo Memmi, vers 1340

Il faut tenir compte aussi du fait que la Vierge à l’Enfant pouvait constituer la moitié d’un diptyque dévotionnel, comme c’est le cas ici :

  • tout le ressenti dramatique se concentre dans le second panneau, celui de la Fin et de la Crucifixion ;
  • le premier porte les thématiques inverses, celles du Début et de l’Incarnation :
    • les lettres sur l’auréole et la manche de Marie, AVE ET GRA(tia), renvoient à l’Annonciation ;
    • saint Jean Baptiste et Saint François dialoguent en miroir, l’un en tant que prophète de l’Incarnation, l’autre, avec ses stigmates, en tant que praticien.

Nous serions ici dans un cas où le geste de la main posée sur le pied fonctionnerait exclusivement en tant que symbole de l’Incarnation, et non de la Crucifixion.

A noter que, dans une sorte de ping-pong chronologique, le premier panneau porte aussi l’idée de Fin ultime, après la Fin de la vie terrestre :

1340 ca Lippo Memmi MET detail
incisés dans la dorure, deux Trônes [29] amènent les deux sièges sur lesquels la Mère et le Fils régneront éternellement dans le ciel.


1360–65 Luca di Tomme MET1360–65, MET 1366 ca Luca_di_Tommè_-_Madona_con_Niño_en_el_trono Museo de Arte de Ponce1366, Museo de Arte de Ponce

Luca di Tomme

Ces deux Madones plus tardives montrent bien la permutabilité des composantes graphiques :

  • texte EGO SUM VIA VERITATIS versus EGO SUM LUX MUNDI ;
  • voile de tissu blanc tantôt enveloppant la tête, tantôt posé sur les genoux ;
  • absence ou présence d’un manteau sur les épaules de l’enfant ;
  • drap d’apparat masquant complètement le trône ou le dévoilant partiellement.

Au milieu de ces transformations, la position de la main gauche enserrant le pied droit reste strictement identique, montrant bien que le motif est devenu un composant variationnel autonome.



Le foyer mosan

Tandis que les Italiens restent tout au long du treizième siècle empêtrés dans la rigidité byzantine, les artistes du Nord abandonnent le style roman pour la liberté et la souplesse des formes gothiques.

1220-1230 Sedes sapientiae, Cathedrale de Liège
Sedes sapientiae, 1220-1230, Cathédrale de Liège

Cette grande Vierge à l’Enfant (130 cm) est atypique par son élongation et son hiératisme encore roman malgré les plissés gothiques. Elle tenait auparavant une pomme dans sa main droite, et présente deux particularités par rapport aux Virges mosanes comparables : le lion sous le pied gauche (à la place du dragon symbolisant le mal que l’on trouve fréquemment) et la jambe gauche dénudée de l’Enfant, sur laquelle elle pose sa main. Comme le remarque Emmanuelle Mercier [30] :

« Ce geste ne répond pas au schéma traditionnel dans lequel la main gauche, en retrait, est appuyée contre le flanc de l’Enfant. Ainsi, la Vierge présenterait, dans une main, la pomme du péché et, dans l’autre, la jambe dénudée de l’Enfant, rappel possible de l’humanité du Christ et de son sacrifice. »


1220-30 Vierge mosane Louvre OA 10925 face (c) RMN photo Maurice et Pierre ChuzevilleVierge mosane, 1220-30 Louvre OA 10925 (c) RMN photo Maurice et Pierre Chuzeville

On attribue à la même région et à la même période cette petite Vierge en ivoire, d’un style gothique beaucoup plus avancé et d’une grande originalité iconographique, favorisée par le caractère privé de l’objet. On retrouve la jambe gauche dénudée, ici par l’Enfant lui-même. Sa mère lui attrape l’autre pied, tandis qu’il se retourne pour la regarder.

D.Gaborit-Chopin [31] voit dans l’ostension de cette chair nue ce qui serait le plus ancien exemple de la symbolique de l’Incarnation.


1220-30-Vierge-mosane-Louvre-OA-10925-c-RMNLouvre OA 10925 (c) RMN 1250-1300 Collection privée (c) Bukowski Auktioner AB 1Collection privée (c) Bukowski Auktioner AB

On connait une autre variante une peu différente, où la main droite de l’enfant touche le menton et non le bord du voile.


1250-1300 Collection privée (c) Bukowski Auktioner AB 2Collection privée (c) Bukowski Auktioner AB

Dans un geste tout à fait exceptionnel [32], la main gauche de cette Vierge triste tire son manteau vers l’avant et nous montre le noeud de tissu : on ne peut que mettre en pendant ces deux mains, la droite tenant le pied nu et le gauche le linge replié, pour évoquer une prémonition de la Mise au tombeau.


1300-25 France Louvre RF 1369 (c) RMN photo Hervé Lewandowski

1300-25 (France), Louvre RF 1369 (c) RMN photo Hervé Lewandowski

L’idée se renforce encore ici par la présence, du côté de l’Enfant souriant, du dragon du Mal et du chardonneret de la Passion, tandis que sa mère tient tristement son pied nu.


1250 Vierge a l'Enfant France du Nord MET

Vierge à l’Enfant (France du Nord), vers 1250, MET [33]

Cependant cette thématique douloureuse reste très rare par rapport à la thématique inverse, celle de la tendresse et du jeu : ici l’Enfant chatouille le menton de sa mère et celle-ci réplique en lui chatouillant le pied [34].



En synthèse

PiedsChrist_Madonne_Schema

Ce schéma replace dans le temps les trois foyers que nous venons de décrire : byzantin (B), italien (I) et mosan (M), en se limitant aux plus anciens exemples du motif de la Vierge touchant le pied de l’Enfant. Ceux pour qui relèvent clairement de la thématique de la Crucifixion sont encadrés en bleu clair. Les autres s’expliquent par d’autres thématiques (en jaune), y compris les influences mutuelles : une fois que le motif est apparu, il est en effet impossible de discerner les causes intrinsèques et l’effet de mode.

En tout état de cause, les cas où le motif peut être associé à la Crucifixion sont très rares, et les trois foyers semblent indépendants : il est impossible par exemple de supposer une influence de la très innovante Vierge mosane M1 sur une rigides peintures toscanes (I1, I2). De la même manière, on peut difficilement imputer les aspects affectifs de notre sculpture mosane à l’influence directe des Vierges de tendresse peintes,  dont aucune à cette époque, que ce soit en Occident ou en Orient, ne présente notre motif.


Le fait que les trois foyers apparaissent dans les années 1220-1260 correspond possiblement à des évolutions différentes :

  • pour les peintres orientaux et occidentaux, autonomie accrue dans les hybridations ou variations des formules antérieures (Hodegetria, Kykkotissa ou Kyriotissa) ;
  • pour les sculpteurs occidentaux, acquisition spectaculaire de capacités tridimensionnelles, aussi bien pour la gestuelle que pour les plissés,  permettant d’échapper au hiératisme de la Sedes sapientiae, au profit du naturalisme.

Du point de vue des sources textuelles, cette période est cohérente avec l’inversion de l’interprétation des pieds du Christ, d’abord métaphore de son Incarnation (Saint Augustin, Saint Chromace d’Aquilée, Bède le Vénérable) puis métaphore de la fin de sa vie terrestre et de la Passion (Philippe le Chancelier, Hugues de Saint Cher).



L’explicitation du symbole

Une source littéraire

En 1379 paraissent les Révélations de Sainte Brigitte de Suède, où elle donne la parole à la Vierge :

Et comme il est entré en tous mes membres avec la joie universelle de mon âme, de même il est sorti sans lésion de ma virginité, mes membres et mon âme tressaillant d’une joie ineffable. Considérant et regardant sa beauté, mon âme était inondée de joie, sachant que j’étais indigne d’un tel Fils. Or, quand je considérais sur ses mains et sur ses pieds la place des clous, et que j’avais ouï que, selon les prophètes, on le crucifierait, alors mes yeux fondaient en larmes, et la tristesse déchirait mon coeur. Et quand mon Fils me regardait ainsi éplorée et larmoyante, il s’attristait jusqu’à la mort [34a].

On sait que le récit de la naissance du Christ par Sainte Brigitte a eu une influence cruciale sur l’iconographie du Nativité [34b] ; de la même manière, cette idée de Marie anticipant « sur ses mains et sur ses pieds la place des clous » a donné une nouvelle impulsion au geste de tenir les pieds.


Les premières Vierges tristes

Madone-Sternberg-1390-ca-Olomouc-Archdiocesan-Museum
Madone Sternberg, vers 1390, Olomouc Archidiocesan Museum

Ainsi, dans cette Vierge gothique, les gestes habituelles de la tendresse s’imprègnent de mélancolie [34c] : le poids de la pomme semble entraîner l’Enfant qui se retient au voile, et dont la mère touche le flanc et le pied avec une expression de tristesse.


sb-line

A Sienne

Nicolò da Voltri Madonna-di-Pia Finalpia (Savone) Taddeo_di_bartolo,_madonna_col_bambino,_angeli_e_santi,_1400-05 Siena Santa Maria della Scala Oratorio di Santa Caterina della Notte

Nicolò da Voltri Madonna-di-Pia, Finalpia (Savone)

Panneau central du retable de de Santa Caterina della Notte
Taddeo di Bartolo, 1400-05 Santa Maria della Scala, Sienne

De sa formation en Ligurie, le siennois Taddeo di Bartolo a ramené le geste très vivant de l’Enfant qui, au lieu de bénir, se touche le pied gauche de la main droite [34c1]. Au passage, il transforme le chardonneret perché en un oiseau qui cherche à s’enfuir en piquant le pouce de l’Enfant. Cette claire anticipation de la Passion est renforcée par le geste, bien connu à Sienne, de la Vierge enveloppant l’autre pied.


Taddeo di Bartolo 1410 ca Madonna Philbrook Museum of art Taddeo di Bartolo 1405-07 église de Sant’Agostino Colle di Val d’Elsa

Vers 1410, Philbrook Museum of art

1405-07, église de Sant’Agostino, Colle di Val d’Elsa

Taddeo di Bartolo

Il reprendra la même composition « aux deux pieds touchés » pour la Madone Philbrook, composition qui servira ensuite de modèle à Giovanni di Paolo ([34c2], p 56). Pour la Madone de Colle di Val d’Elsa, il revient à la formule habituelle du « pied unique touché », la Passion étant cette fois évoquée à rebours, par l’enfant qui s’amuse à forcer de l’index le bec de son jouet aviaire.



Madonna-of-humility-_1433_Domenico_di_Bartolo Pinacoteca Nazionale, SienneMadone de l’Humilité
Domenico di Bartolo, 1433, Pinacoteca Nazionale, Sienne

Neveu et élève de Taddeo di Bartolo, Domenico di Bartolo reprend la formule des « deux pieds touchés », auxquels font écho les pieds nus de la Vierge d’Humilité. Il lui ajoute le geste très original de la main du bébé portée à la bouche, sans doute pour soulager une poussée dentaire. L’expression consternée des anges montre qu’ils voient au delà de cette douleur enfantine. Une inscription dans le fond doré exprime leur commisération envers la fin programmée de l’Enfant [34c3] :

Bien que presque entièrement effacée, les premiers mots dorés de l’inscription suffisent à l’identifier comme le titre d’ouverture d’un hymne exaltant la croix et déplorant le sacrifice du Christ, hymne associé à l’office du Jeudi Saint de la Semaine Sainte : « Nous t’aimons, ô Christ, et nous te bénissons, car tu as racheté le monde par ta croix. » Ainsi, lorsque les anges rendent grâce, adorent et prient, leur attitude correspond aux paroles de l’hymne et imprègne l’image d’un sentiment poignant et doux-amer, propre à la conscience du sacrifice prédestiné de cet enfant.


sb-line

A Florence

Lorenzo_monaco,_madonna_dell'anfora,_1405-10_ca Museo dell'Opera di Santa Croce Lorenzo_Monaco 1407 Maria_mit_Kind Staatsgalerie Stuttgart

Madonna dell’Anfora, 1405-10, Museo dell’Opera di Santa Croce

1407, Staatsgalerie, Stuttgart

Lorenzo Monaco

Lorenzo Monaco réserve le geste de tenir le pied à des Madones de l’Humilité : une formule hydride où la Vierge exprime sa modestie en s’asseyant par terre (humus), et sa sainteté en irradiant une lumière céleste.

Dans la fresque, la Passion est évoquée par la nudité du bébé, l’auréole crucifère et le collier en forme de croix.

Dans le panneau de Stuttgart, la date « ab anno suis incarnationis MCCCCVII » fait référence directement à l’Incarnation, que le geste du pied tenu suggère indirectement : comme si la Mère attirait vers la terre son Fils rayonnant.


masaccio-Trittico di San Giovenale, 23 aprile 1422 museo Masaccio cascia di regello
Triptyque de Saint Juvénal, Masaccio, 23 avril 1422, Museo Masaccio, Cascia di Regello

Cette toute première oeuvre connue du jeune artiste de vingt ans, réalisée trois mois après son admission à la Guilde des peintres de Florence ( Arte dei Medici e Speziali ) est très innovante, à la fois par sa construction perspective et par son iconographie : l’enfant est pour la première fois représenté entièrement nu, à la manière d’un putto à l’antique [34d]. De sa main gauche, il tient le voile qui cache son sexe ainsi qu’une grappe de raisins, tandis qu’il porte sa main droite à sa bouche, pour en sucer le jus.


1315 Simone Martini Maestà siena_palazzo_pubblico detailSimone Martini, 1315 masaccio-Trittico di San Giovenale, 23 aprile 1422 museo Masaccio cascia di regello detailMasaccio, 1422

Ainsi, un siècle après Martini, la grappe s’est substituée au livre et la succion à la bénédiction, comme pour rendre plus vivante l’image officielle de la Maestà. Le geste de la main droite de la Vierge a encore à voir avec la stabilité de la station debout mais, avec un raffinement très étudié, il ajoute une notion de réciprocité, de solidarité entre l’Enfant et sa mère : Jésus pose un pied, Marie retient l’autre.



Masolino 1423 Madone de l'Humilite Bremen KunsthalleMadone de l’Humilité
Masolino, 1423, Bremen Kunsthalle

L’année d’après, son aîné Masolino entre à son tour dans la guilde des peintres, et produit sa première oeuvre datée, encore dans le style du gothique international. Commandées par des membres de puissantes familles du haut Valdarno, région d’où les deux artistes étaient originaires [34e], les deux oeuvres revisitent à leur manière le geste de tenir le pied de l’enfant : ici, la Vierge au regard triste encourage l’enfant apeuré à revenir vers elle. Dans les deux oeuvres, la recherche du geste naturel va de pair avec l’approfondissement symbolique.


Giotto retable stefaneschi 1330 Vatican ca detailTriptyque Stefaneschi, Giotto, vers 1330, Vatican Ambrogio Lorenzetti 1342 Purification de la Vierge (Florence, Offices)Purification de la Vierge (détail), Ambrogio Lorenzetti, 1342, Offices

Le geste rare de sucer un doigt était déjà apparu auparavant, probablement dans la simple intention de donner un peu d’animation à la posture du bébé emmaillotté.


Arcangelo di Cola da Camerino, Madonna in trono con Bambino e sei Angeli, 1423-25, Propositura dei Santi Ippolito e Donato, BibbienaVierge à l’Enfant trônant avec six anges
Arcangelo di Cola da Camerino, 1423-25, Propositura dei Santi Ippolito e Donato, Bibbiena

Cette composition, qui suit de très près celle de Masaccio, combine également la posture debout, le pied tenu et le geste de porter la main à la bouche : on comprend que l’enfant grimace en goûtant un raisin qu’il a pris dans la grappe que lui tend sa mère.


Masaccio 1426 Triptyque de Pise (detail) National GalleryTriptyque de Pise (détail)
Masaccio, 1426, National Gallery

Masaccio reprendra lui-même le thème eucharistique de la grappe tendue par Marie [34f] et des doigts sucés avec une expression douloureuse, comme si l’Enfant ressentait déjà dans le jus l’amertume du vin et, au delà, de son propre sang.

Ces oeuvres semblent montrer qu’à Florence du moins, dès les années 1420, la symbolique du pied tenu et de la grappe goûtée fonctionnaient de concert au service de la même idée : l’anticipation de la fin tragique de l’Enfant.


sb-line

Des échos dans le Nord

Liber precum, Anglais, 1415-40 BNF Latin 1196 fol 113v detailLiber precum, Anglais, 1415-40, BNF Latin 1196 fol 113v

La notion devient parfaitement explicite avec cette banderole que le perroquet messager adresse à la Vierge, portant les mots « memento finis » rappelle-toi de la Fin.

Pour l’analyse de cette miniature, voir – Le symbolisme du perroquet

Pour un autre détail portant, en Italie, la même signification fatale dans les Vierges tristes, voir 4-3 Préhistoire des mouches feintes : dans les tableaux sacrés.


Van Eyck 1438–40 Madonna in the church Staatliche Museen, Berlin
La Vierge dans une église
Van Eyck, 1438–40, Staatliche Museen, Berlin

Il serait réducteur de ramener cette oeuvre très complexe (voir La Vierge dans une église (1438-40) :ce que l’on voit (1 / 2)) au seul geste du pied tenu, unique dans l’oeuvre de Van Eyck.

Reste que cette Madone pensive, debout en chair et en os dans la nef, résiste d’une certaine manière à cette autre représentation d’elle-même, en statue au pied de la croix, dans  les pinacles du jubé. 


Article suivant : 2 Toucher le pied du Christ : Melchior

 

Références :
[2] Traduction littérale de : Inimicitias ponam inter te et mulierem, et semen tuum et semen illius : ipsa conteret caput tuum, et tu insidiaberis calcaneo ejus.
[4] Pour une compilation récente de l’ensemble des textes associées à cette « Marie-Madeleine composite », voir P.Florian Racine, « Dix gestes d’adoration de Marie-Madeleine «  https://missionnaires-eucharistie.fr/wp-content/uploads/2019/11/10-gestes-de-Marie-Madeleine.pdf
[5] Léo Steinberg, « La sexualité du Christ dans l’art de la Renaissance et son refoulement moderne », 1987
[6] Livre de l’essence de la Divinité, Œuvres complètes de Saint Augustin, Volume 27 p 708 https://books.google.fr/books?id=N9_fAAAAMAAJ&pg=PA708
[7] « Non statim caput Domini unxit, sed pedes. ln pedibus Christi sacramentum incarnatioriis eius ostenditur, qua novissimo tempore ex virgine nasci dignatus est. ln capite vero divinitatis eius gloria demonstratur, in qua ante omnia tempora de Patre processit. Ante ergo Ecclesia ad pedes Domini venit, et sic ad caput, quia ni si incarnàtionem Christi, ex virgine didicisset, numquam divinitatis eius gloriam, quae de Patre est, cognoscere potuisset. Et ideo scriptum legimus de agno qui in myterio Christi offerebatur in lege: Caput cum pedibus simul edetis, id est utrumque de Christo credamus, quia Deus et homo est. Deus de Patre, homo ex virgine. ln capite enim, ut diximus, divinitas eius quae de Patre est significatur; in pedibus vero incarnatio eius quae ex virgine est. Alioquin salvi esse non possumus, nisi utrumque de Christo credamus. » J.Lemarié, Homélies inédits de Saint Chromace d’Aquilée, Revue Bénédictine, 1962-01, Vol.72 (3-4), p.261
[8] Quid est est quod in loco dominici corporis duo angeli videntur , unus ad caput , atque alius ad pedes sedens , nisi quia Latina lingua angelus nuntius dicitur , et ille ex passione sua nuntiandus erat , qui et Deus est ante saecula , et homo in fine saeculorum . Saint Grégoire, Homilia II,25,3. Cité par J.Wirth, [13] p 99 note 11
[9] Non jam peccatrix, sed casta, sancta, devotaque Christo mulier, non solum pedes, sed et caput ejus unxisse reperitur: quod et regulis allegoriae pulcherrime congruit; quia et unaquæque fidelis anima, prius ad Domini pedes humiliata, peccatisque absolvenda curvatur. Deinde, augescentibus per tempora meritis, lætæ fidei flagrantia, Domini quasi caput odore perfundit aromatum. Et ipsa universalis ecclesia Christi, in præsenti quidem incarnationis ejus, quæ pedum nomine designatur, mysteria celebrando, devota Redemptori suo reddit obsequia. In futuro autem et humanitatis ejus gloriam, et divinitatis ejus æternitatem, quia caput Christi Deus, simul intuendo, perpetuis confessionum laudibus, quasi pistica nardo glorificat.
Saint Bede (the Venerable), Opera quae supersunt omnia: nunc primum in Anglia, ope codicem manuscriptorum editionumque optimarum, Volume 11, III, 28 Whittaker, 1844, p 53 https://books.google.fr/books?id=EuXfAAAAMAAJ&pg=PA53
[9a] Vel sicut per caput Christi incarnatio: ita per pedes qui sunt pars extrema, ipsius passio designatur. Unde Ex. 12 Caput cum pedibus et intestinis vorabitis. Caput incarnatio principium: pedes passio. Intestina ipsius passionis interiora: ergo caput cum pedibus devorare est incarnationem Christi et passionem et que in eis contigerunt singula memorare Philippe le Chancelier, Glose sur le psaume 76 https://gloss-e.irht.cnrs.fr/php/editions_chapitre.php?id=phi&numLivre=26&chapitre=26_76
[9b] Invitat nos Evangelista ad diligentem inquisitionem mysteriorum Incarnationis et Passionis Dominicæ. Unde Exod. 12. 9: Caput cum pedibus vorabitis, id est incarnationis et passionis mysterium diligenter inquiretis. Magdalena enim caput et pedes Domini ungit, id est Ecclesia, Incarnationis et Passionis mysterium devote colit. Quæ non in capitis, sed pedum unctione lacrymas dicitur effudisse, quia Passio Christi compassionis affectum exigit, Incarnatio vero magis habet gaudium.
Hugues de Saint-Cher, « De vita spirituali curante », édité par Fr. D. Mézard, 1907, p 47 https://books.google.fr/books?id=UxWzxEOu4eQC&pg=PA4
[10] Perdrizet (Paul), « Maria sponsa filii Dei », Bulletin mensuel de la Société d’archéologie lorraine, 1907, p. 100-108. http://perdrizet-doc.hiscant.univ-lorraine.fr/doc/Perdrizet%201907-Maria%20Sponsa%20Filii%20Dei.pdf
[11] Sirarpie der Nersessian, Two Images of the Virgin in the Dumbarton Oaks Collection, Dumbarton Oaks Papers, Vol. 14 (1960) https://www.jstor.org/stable/1291145
[12] André Grabar, Ampoules de Terre Sainte (Monza-Bobbio) https://archive.org/details/grabar-ampules-compressed/page/43/mode/1up
[12a] Pour la comparaison avec d’autres vierges Hodegetria de la même époque, voir l’article original : Hayford Peirce, Royall Tyler, « An Ivory of the Xth Century », Dumbarton Oaks Papers, Vol. 2, Three Byzantine Works of Art (1941), https://www.jstor.org/stable/1291034
[13] Jean Wirth « L’image du corps au Moyen Age », 2013
[14] Doula Mouriki, « A Thirteenth-Century Icon with A Variant of the Hodegetria in the Byzantine Museum of Athens », 1987, Dumbarton Oaks Papers, vol. 41, https://archive.org/details/DOP41_37_Mouriki/mode/1up
[15]
Daphni monastery dome
L’Annonciation (B), la Nativité (B) et l’Adoration des Mages (C) suivent la même convention de placer Marie du côté de son Fils, au centre du dôme. Dans la Naissance de la Vierge (A), le bébé échappe à cette logique de mère.
[16] Lydie Hadermann-Misguich.La Vierge Kykkotissa et l’éventuelle origine latine de son voile dans Byzantion vol. 62 (1992) p. 5-12.
https://dipot.ulb.ac.be/dspace/bitstream/2013/235009/4/c9bb1d4e-376a-455e-8969-5d2e322a0744.txt
[17] Jaroslav Folda, Crusader Art in the Holy Land, From the Third Crusade to the Fall of Acre, 1187-1291, p 447-454 https://archive.org/details/folda-crusader-art-in-the-holy-land-1187-1291/page/447/mode/1up?view=theater
[18] A partir du Xème siècle, on place la Déésis sur l’architrave (la Vierge à gauche de la Croix, Saint Jean Baptiste à droite) ; à partir du XIIème siècle, les icônes latérales de la Vierge à l’Enfant et du Christ suivent la même disposition (la Vierge à gauche).
Sharon E . J . Gerstel « Thresholds of the Sacred: Architectural, Art Historical, Archaeological, Liturgical and Theological Views on Religious Screens, East and West » (Washington, DC and Cambridge, MA: Harvard University Press, 2007) p 121 https://www.academia.edu/453790/Thresholds_of_the_Sacred_Architectural_Art_Historical_Archaeological_Liturgical_and_Theological_Views_on_Religious_Screens_East_and_West_Washington_DC_and_Cambridge_MA_Harvard_University_Press_2007_
[19] P. Underwood, « The Kariye Djami » ed., Princeton, 1975, vol. 1, p 169 https://archive.org/details/the-kariye-djami-volume-2/THE%20KARIYE%20DJAMI%20VOLUME%201/page/169/mode/1up
[20] Lydie Hadermann-Misguich, « PELAGONITISSA » ET « KARDIOTISSA » : VARIANTES EXTRÊMES DU TYPE « VIERGE DE TENDRESSE » Byzantion , 1983, Vol. 53, No. 1 (1983), pp. 9-16 : https://www.jstor.org/stable/44170789
[21] Bissera V Pentcheva, « Icons and power : the Mother of God in Byzantium » p 100 https://archive.org/details/iconspowermother0000pent/page/100/mode/1up
[22] André Grabar, L’art de la fin de l’Antiquité et du Moyen-âge, p 543-554, pl 139c
[24] Rebecca W. Corrie, « The Political Meaning of Coppo di Marcovaldo’s Madonna and Child in Siena » Gesta, Volume 29, No. 1, 1990 https://www.academia.edu/5129274/ThePolitical_Meaning_of_Coppo_di_Marcovaldos_Madonna_and_Child_in_Siena
[25] Hans Belting, « Likeness and presence : a history of the image before the era of art », 1994, p 390 https://archive.org/details/likenesspresence0000belt/page/390/mode/1up
[26] Rebecca W. Corrie « Coppo di Marcovaldo’s Madonna del bordone and the Meaning of the Bare-Legged Christ Child in Siena and the East, Gesta , 1996, Vol. 35, No. 1 (1996), pp. 43-65 https://www.jstor.org/stable/767226
[27] Venturi, « Madonna di Arnolfo di Cambio », L’Arte (1934), Volume 37 p 382. L’hypothèse que cette Vierge ait fait partie de la Crèche de Saint Marie Majeure (1291) a été contestée par Romanini « Arnolfo di Cambio e lo stilnovo del gotico italiano » p 188 note 252 pour une raison stylistique.
[28] Ce texte n’est en rien une innovation de Martini : le verset était devenu sorte de « slogan des communes italiennes », couramment utilisé dans les sermons. Voir Rosa Maria Dessì, « Diligite iustitiam vos qui iudicatis terram » (Sagesse I,1) : sermons et discours sur la justice dans l’Italie urbaine (XIIe-XVe siècle) » https://www.academia.edu/2172493/Diligite_iustitiam_vos_qui_iudicatis_terram_Sagesse_I_1_sermons_et_discours_sur_la_justice_dans_l_Italie_urbaine_XIIe_XVe_si%C3%A8cle_
[29] La multitude angélique suit rigoureusement la hiérarchie du Pseudo-Denys, cf la notice du MET :
« Au sommet se trouve la première triade : les Séraphins, « ceux qui brûlent », désignés par leurs six ailes ; les Chérubins, signifiant la plénitude de la connaissance ou de la sagesse, tenant des livres ; et les Trônes, le siège de l’exaltation, portant des tabourets. Viennent ensuite : les Dominations, représentant la Justice (ils tiennent des encensoirs) ; les Vertus, pour le courage et la virilité (tenant des ceintures) ; et les Puissances, pour l’ordre et l’harmonie (tenant des bâtons). Et enfin : les Principautés, symbolisant l’autorité (avec des branches de lys) ; les Archanges, emblématiques de l’unité (avec des épées) ; et les Anges, porteurs de révélation (avec des baguettes). » https://www.metmuseum.org/art/collection/search/437063
[30] Emmanuelle Mercier « La Sedes Sapientiae de la cathédrale de Liège : une œuvre atypique entre tradition et modernité » https://www.tresordeliege.be/publication/pdf/033.pdf
[31] Gaborit-Chopin, Danielle ; Alcouffe, Daniel ; Bardoz, Marie-Cécile, Ivoires médiévaux : Ve-XVe siècle p 274-76
[32] De manière peu convaincante, D.Gaborit-Chopin (op.cit) y voit une réminiscence de la mappa circensis, pièce de tissu blanc que les consuls jetaient lors de jeux.
[34] Le fait qu’une même formule puisse avoir deux significations opposées – douloureuse et ludique, – peut surprendre. J.Wirth n’y voit qu’une adaptation de la formule byzantine de la Vierge à l’Enfant joueur : « Le sculpteur a repris à la Kykkotissa le motif de l’Enfant vu de dos, mais en lui faisant regarder sa mère au lieu de détourner la tête. Il s’apprête à saisir son voile de la main droite au lieu de bénir et dénude sa propre jambe de la gauche. On retrouve comme dans tant de madones occidentales les ébats de l’Epoux et de l’Epouse, transposés sur le mode infantile pour éviter l’obscénité. » ([13], p 115)
[34a] Visions de Sainte Brigitte de Suède Tome I – Livre 1  Chapitre 10, traduction Jacques Ferraige, 1850 https://livres-mystiques.com/partieTEXTES/SainteBrigitte/L1ch1a27.htm#Haut
[34b] Giulia Puma, Les Nativités italiennes (1250-1450) Chapitre 3. La nativité selon les visions de Sainte Brigitte de Suède https://books.openedition.org/efr/39057?lang=fr
[34c] Selon l’interprétation de Jiří Fajt et Robert Suckale, voir https://en.wikipedia.org/wiki/Sternberg_Madonna
[34c1] A. DE MARCHI, « Andrea de Aste e la pittura tra Geneva e Napoli all’inizio del Quattrocento », Bollettino d’arte, 76, p. 129, note 38 http://periodici.librari.beniculturali.it/visualizzatore.aspx?anno=1991&id_immagine=12305212&id_periodico=4288&id_testata=4
[34c2] Thomas Bohl « Giovanni di Paolo : sources, usages et significations d’un répertoire de modèles singulier » dans Les modèles dans l’art du Moyen Age , éd. D. Borlée; L. Terrier Aliferis, Brepols, 2018 https://www.academia.edu/35869058/Les_mod%C3%A8les_dans_lart_du_Moyen_Age_Models_in_the_Art_of_the_Middle_Ages_%C3%A9d_D_Borl%C3%A9e_L_Terrier_Aliferis_Brepols_2018
[34c3] Andrew Ladis, Studies in Italian Art, p 316 https://books.google.fr/books?id=u-OyEAAAQBAJ&pg=PA316
[34e] Eliot W. Rowlands « MASACCIO, Saint Andrew and The Pisa Altarpiece » p 20 https://www.getty.edu/publications/resources/virtuallibrary/0892362863.pdf

2 Toucher le pied du Christ : Melchior

15 février 2025

Le développement de cette iconographie a été bien expliqué par les historiens d’art. Ce chapitre en rappelle les grandes lignes, et analyse plus en détail deux oeuvres-clé : une Adoration des Mages de Botticelli, et l’ensemble des Adorations des Mages réalisées pour le duc de Berry.

Article précédent  : 1 Toucher le pied du Christ : la Vierge à l’Enfant

A l’époque romane

Fin XIIe Aguero_Huesca_Iglesia_de_Santiago photo (Josep Maria Viñolas Esteva,Tympan de l’Adoration des Mages
1160-1200, Eglise Santiago de Aguero (Huesca) photo Josep Maria Viñolas Esteva

Le motif du premier Roi baisant le pied de l’Enfant apparaît dans ce tympan roman [35] : à noter que ce baiser est une sorte de récompense en retour, puisque l’Enfant tient déjà dans sa main le présent.

Cet isolat iconographique s’explique difficilement ([35], p 226) :

  • Invention d’un unique artiste (le « Maître de San Jaun de la Pena », dont le corpus est très discuté).

1196 Liber ad honorem Augusti sive de rebus Siculis, Petrus de Ebulo, Richard I Henri VI
Le roi Richard I embrassant les pieds de l’empereur Henri VI après son pardon
Petrus de Ebulo, Liber ad honorem Augusti sive de rebus Siculis, 1196

  • Référence à la Proskynesis impériale : le baisement du pied faisait partie des rites impériaux du Bas-Empire, de l’empereur byzantin ou de l’empereur franc, voire exceptionnellement de l’empereur germanique, comme dans l’image ci-dessus ; mais on comprend mal comment ces rites lointains (dans le temps et l’espace) auraient pu influencer cette contrée reculée, d’autant que les artistes byzantins ou francs n’ont jamais eu l’idée de représenter une Epiphanie avec baisement des pieds ;

 

  • référence à la cérémonie vassalique : le baise-pied est très peu répandu, et pas en Aragon ;

 

  • référence à la pompe papale :
    • dans le Dictatus papae (1075), Grégoire VII stipule que le pontife est le seul homme dont tous les princes baisent le pied ( [36], p 14). ;
    • dans De sacro altaris mysterio (vers 1195), le pape Innocent III justifie quant à lui l’obligation du diacre de baiser le pied du pape par le fait qu’il est le représentant du Christ, celui dont le pied a été baisé par la pécheresse et par les Saintes Femmes ( [13], p 98, note 8).

En théorie, la référence papale s’appliquerait bien au signe d’allégeance des Rois de la terre envers le Roi des Cieux : mais pourquoi l’idée serait-elle apparue en Aragon et pas en Italie, où l’influence papale était directe ?


980-1000 Donateur en proskynese, Byzance ou Italie du Sud, Bayerisches Nationalmuseum München, Inv. MA 162Donateur en proskynèse
980-1000, Byzance ou Italie du Sud, Bayerisches Nationalmuseum München, Inv. MA 162

Dans la majorité des représentations de proskynèse byzantine, le suppliant se présente à plat-ventre, à quelque distance du pied. Les cas de baiser sur le pied sont très rares, tel ce donateur anonyme touchant du bout des lèvres le bout du pied chaussé de la Vierge.


Antependium Bale 1015-22 Cluny_Museum_ParisHenri II et Cunégonde
Antépendium de Bâle, 1015-23, Musée de Cluny (détail)
980-1000 Otton II, Théophano et Otton III Placchetta Trivulzio Milano, Museo del Castello SforzescoFamille impériale (probablement Otton II, Théophano et Otton III), Plaquette Trivulzio, 980-1000, Castello Sforzesco, Milan

C’est seulement dans le cas où le donateur est l’Empereur germanique lui-même qu’il s’aventure à presque toucher le pied du Christ debout, voire même à embrasser le pied nu du Christ trônant. On a du mal à imaginer que ces exemples très rares, signalant une donation impériale, aient pu avoir une influence sur nos tympans aragonais.


1130 ca life of St Edmund. England, Bury St Edmunds, New York, The Morgan Library & Museum, Ms. M.736, fol. 22vApothéose de Saint Edmont (Vie de St Edmond)
1130 ca England, Bury St Edmunds, Morgan Library Ms. M.736, fol. 22v

Un autre cas très particulier est celui du roi Edmond au moment où, sanctifié par sa décapitation (on voit le trait rouge au niveau du cou), les anges du ciel lui rendent son sceptre et sa couronne, et lui confèrent la palme du martyre. Les deux moines baisant les pieds ne sont pas des acteurs de cette apothéose : ils embrassent non pas Edmond au ciel, mais son image sur terre, authentifiant par ce ce geste l‘efficacité de son culte. Dans le cas du tympan d’Aguero, la source la plus probante est aussi celle du culte à un Saint.


13eme siecle san juan evangelista, uncastilloFin XIIIème, église San Juan Evangelista, Uncastillo

Cette fresque, située à une cinquantaine de kilomètres d’Aguero, est plus récente d’un siècle, mais montre une iconographie archaïque  [37] : il ne s’agit pas d’une Majestas Dei (il serait inconcevable que deux pèlerins viennent baiser les pieds de Dieu en majesté dans le Ciel), mais d’une représentation de Saint Jacques le majeur en apôtre tenant l’Evangile : il est montré d’ailleurs dans les deux scènes latérales ((baptisant Hermogène et comparaissant à Jérusalem devant Hérode Agrippa).

L’hypothèse la plus probable est donc que le tympan d’Aguero illustre une association d’idée locale entre les Rois mages et les pèlerins, baisant les pieds de celui qu’ils sont venus adorer.



En aparté : les Meditationes du Pseudo-Bonaventure

Grégoire le Grand (592) nous donne un interprétation précise de ce que signifient baiser et oindre les pieds du Christ [38] :

« Nous baisons donc les pieds du Rédempteur, lorsque nous aimons de tout notre cœur le mystère de son Incarnation. Nous oignons ses pieds d’onguent, lorsque nous proclamons la puissance même de son Humanité en interprétant correctement l’éloquence sacrée. »

Ainsi, tandis que l‘onction traduit un effort intellectuel, le baiser est une émotion. Cette approche effusive est celle que met en avant le Pseudo-Bonaventure dans ses Meditationes, une oeuvre très répandue au Moyen-Age qui semble avoir été écrite en Toscane par un franciscain, dans la seconde moitié du XIIIème siècle [39].

  • D’abord dans le passage qui commente l’Adoration des Bergers :

Et vous qui avez tant tardé, fléchissez aussi le genou, et adorez votre Dieu et ensuite sa Mère, et saluez avec respect le saint vieillard Joseph. Puis baisez les pieds de l’Enfant Jésus, étendu dans la crèche; priez Notre-Dame qu’elle vous le donne ou qu’elle vous permette de le prendre. Recevez-le dans vos bras, considérez et gardez en mémoire les traits de son visage, embrassez-le avec respect et réjouissez-vous en lui avec confiance. Vous le pouvez faire, puisqu’il est venu pour les pécheurs et pour leur salut, qu’il a humblement habité parmi eux, et qu’il s’est enfin donné pour être leur nourriture. Meditationes vitae Christi, chapitre VII, p 91 [40]

Ainsi l’agenouillement est associé à l’adoration, et le baiser est présenté comme un prélude à la manducation.

  • La même séquence de gestes revient dans l’Adoration des Mages.
    • D’abord la génuflexion, qui marque une distance de respect :

« Notre-Dame entend le bruit et le tumulte, et elle saisit son Enfant. Ils entrent dans la pauvre maison, ils fléchissent le genou, ils adorent pieusement l’Enfant Jésus, Notre-Seigneur. Ils l’honorent comme Roi, ils l’adorent comme Dieu ».

    • Puis l’appropriation par le baiser, une fois que les Mages ont parlé avec Marie et contemplé avec émerveillement la beauté de l’Enfant :

« Et, ouvrant leurs trésors et ayant placé devant les pieds de Jésus une riche étoffe ou un tapis, ils lui offrent une grande quantité de ces trois présents, surtout de l’or – autrement, et pour une légère offrande, ils n’auraient pas ouvert leurs trésors, et ils auraient eu assez de ce que leur sénéchal portait dans sa main. Ensuite ils lui embrassent dévotement les pieds. Qu’aurait-ce été si, pour les consoler plus intimement et pour les fortifier dans son amour, il leur avait donné sa main à baiser ? Or il les signa et les bénit. » Meditationes vitae Christi, chapitre IX, p 104 [40]

Le texte traduit un crescendo émotionnel, qui parcourt en accéléré trois natures :

  • matérielle : émerveillés, les mages déballent toutes leurs richesses ;
  • humaine : le baiser d’un homme sur un pied d’enfant ;
  • divine : la bénédiction de la main.



En Italie

Un siècle après l’isolat aragonais, le motif du baiser des Mages ressurgit brusquement en Italie, chez les Pisano [41].

A l’époque gothique

sb-line

1265-68 Nicola Pisano Adoration des Mages Chaire Duomo, SienaNicola Pisano, 1265-68, Chaire de la cathédrale, Sienne  1298-1301 Giovanni Pisano Adoration des Mages Chaire Duomo,PistoiaGiovanni Pisano, 1298-1301, Chaire de la cathédrale, Pistoia

Adoration des Mages

Les historiens d’art ( [42], p 248), [43] p 74) attribuent avec raison le baise-pied à l’influence des Méditations du Pseudo-Bonaventure. La succession des événements – l’offrande récompensée par le baiser – est identique, puisque l’Enfant tient  la coupe qui vient de lui être offerte :

  • à Sienne, sa mère l’aide à ouvrir le couvercle,
  • à Pistoia il le fait tout seul.

Dans les deux cas, on remarque le détail pratique de la couronne que le roi a enfilée sur son bras droit avant de s’agenouiller.


1270 ca Guido_da_siena,_adorazione_dei_magi Lindenau museum altenburgAdoration des Mages, Guido da Siena, vers 1270, Lindenau museum, Altenburg

Ce panneau siennois témoigne de l’influence immédiate de la chaire de la cathédrale : le baiser succède au cadeau. En revanche, Guido da Siena n’a pas respecté l’ordonnancement traditionnel des mages par âge croissant, et inventé une anecdote : le roi d’âge moyen se retourne d’un air sévère vers les chevaux qui hénissent. Il a également rajouté le geste respectueux de tenir les cadeaux dans la manche.


1303-05 Giotto Adoration_of_the_Magi Chapelle de l'Arena, PadoueGiotto, 1303-05, Chapelle des Scrovegni, Padoue 1328-38 Taddeo Gaddi Adoration mages detail Chapelle Baroncelli basilique Santa Croce à FlorenceTaddeo Gaddi, 1328-38 , Chapelle Baroncelli, basilique Santa Croce, Florence

Adoration des Mages (détail)

Giotto introduit plus de cérémonie, en évitant le contact direct entre les lèvres et la peau : Melchior, après avoir déposé sa couronne sur le rocher – signe d’humilité supplémentaire – baise seulement le bas du maillot. L’Enfant emmaillotté est bien incapable de prendre en main le présent, et c’est l’ange de droite qui le reçoit à sa place.

Son élève Taddeo Gaddi instaure lui-aussi une distance, en interposant le pan du manteau rouge du roi entre la bouche et le pied.


1375-85 Bartolo di Fredi Adoration des Mages, Sienne, Galerie nationaleAdoration des Mages
Bartolo di Fredi, 1375-85, Galerie nationale, Sienne

Ce panneau est le premier de grande taille consacré au thème en Italie : la caravane des Mages suit un parcours sinueux, rentrant en haut à droite, passant par Jérusalem (représenté comme la ville de Sienne) pour y rencontrer Hérode, puis arrivant en bas à gauche à Bethléem. La crèche, figurée par un portique, isole sous la même arcade deux vieillards égaux en sainteté, Joseph debout et Melchior à genoux.



1375-85 Bartolo di Fredi Adoration des Mages, Sienne, Galerie nationale detail
L’idée est de comparer le cadeau tenu à mains nues par Joseph, et le véritable trésor : les deux pieds de l’Enfant emmaillotté, que Melchior découvre en ouvrant délicatement le manteau.


sb-line

En Italie à la première Renaissance

sb-line

1403-24 Ghiberti Adoration des mages Porte baptistère FlorenceAdoration des Mages
Ghiberti, 1403-24, Portes du baptistère, Florence

Ghiberti reprend la composition de Bartolo di Fredi (notamment le portique avec colonne suspendue) tout en l’épurant radicalement :

  • élimination de la question des couronnes (plus aucune n’apparaît) ;
  • opposition entre les deux mages debout (qui se fondent avec la foule des serviteurs) et le mage prosterné.

1403-24 Ghiberti Adoration des mages Porte baptistère Florence schema
La composition s’adapte ainsi au format triparti du cadre, en créant deux tranches centrales :

  • la tranche verticale (en bleu) sépare la caravane de la Sainte Famille, cette frontière n’étant franchissable qu’à genoux ;
  • la tranche horizontale (en jaune) met l’accent sur les cadeaux des deux mages debout.

Le cadeau de Melchior étant manquant, on en est réduit – dans une inversion si révolutionnaire qu’elle est passée inaperçue – à lire les gestes à rebours (flèche jaune) : c’est Marie qui tend des deux mains l’Enfant à Melchior, et celui-ci, ambassadeur de l’Humanité compactée, qui reçoit ce présent divin respectueusement dans sa manche.


1430-32 Fra_Angelico Adoration des Mages Predelle de l'Annonciation du PradoPrédelle de l’Annonciation, Fra Angelico, 1430-32, Prado 1435-55, Fra Angelico et Filippo Lippi, Adoration des Mages NGA detail piedFra Angelico et Filippo Lippi, 1435-55, NGA

Adoration des Mages

Toujours à Florence, dans les Adorations des Mages moins ambitieuses de Fra Angelico, puis Filippo Lippi, on revient au baiser direct sur le pied de l’Enfant : on voit que la distance de respect est affaire d’atelier, pas d’époque.

Le roi de Lippi, le front ceint d’une couronne discrète et le crâne sanctifié par une léger rayonnement, s’autorise même à toucher le pied des deux mains.


sb-line

Une Adoration de Botticelli

1475 Botticelli,_adorazione_dei_magi_uffiziAdoration des Mages
Botticelli, 1475 , Offices

En revanche, cette Adoration des Mages de Botticelli [44] utilise un dispositif très original de voiles pour transformer la scène traditionnelle en une sorte de cérémonie religieuse, jouée solennellement par les membres de la cour des Médicis. Le panneau a été commandé par le banquier et courtisan Giovanni di Zanobi del Lama, pour sa chapelle funéraire à Santa Maria Novella.


Une Epiphanie eucharistique

Je résume ici l’interprétation de Rab Hatfield ( [45], p 35 et ss).

1475 Botticelli,_adorazione_dei_magi_uffizi detail Pierre, Jean de Medicis
Le geste de tenir un objet sacré au travers d’un linge est courant depuis l’art paléochrétien (traditio legis ou traditio clavis, voir 2 Epoque paléochrétienne) ou médiéval (anges tenant les instruments de la Passion) mais rare pour les présents des Rois Mages, qui sont des richesses terrestres.

La « sacralisation » opérée par Botticelli est particulière, puisque Pierre de Médicis (à gauche) ne tient pas son présent au travers du tissu, mais sous celui-ci : il s’apparente ainsi à un desservant présentant le calice sous son voile. Mais tandis que le voile liturgique sert, lors de la messe, à dissimuler le mystère du sang du Christ [46], Botticelli montre son para-calice au travers d’un voile transparent, qui fait écho au voile de la Vierge sur lequel est posé l’Enfant, juste au dessus.

Le geste de son frère Jean de Médicis, à droite, est partiellement effacé, mais on voit que la main qui tient le calice soulève le voile qu’il porte en écharpe, et dont le bout dépasse en contrebas.



1475 Botticelli,_adorazione_dei_magi_uffizi detail cosme de medicis
Tandis que la Vierge laisse voilé le pied droit de l’Enfant, le père de Pierre et Jean, Cosme de Medicis, touche son pied droit au travers de son écharpe, transformant celle-ci en une sorte d’étole liturgique.

Comme l’explique la Légende dorée, les présents offerts par les Rois symbolisent trois attributs du Christ :

« les trois présents signifiaient la royauté du Christ, sa divinité, et son humanité : car l’or sert pour le tribut royal, l’encens pour le sacrifice divin, la myrrhe pour la sépulture des morts ».

D’où l’interprétation de Rab Hatfield ([45], p 39) :

« Comme le signifient les dons des Mages, l’Enfant est à la fois l’offrande sur l’autel (cet être mortel dont le Corps est le Sacrement), l’agent de son sacrifice (le prêtre) et son destinataire (Dieu). En bref, il est présenté comme l’essence de l’Eucharistie, et l’Épiphanie est faite «figure» de l’oblation sacramentelle. »

Les trois Médicis, le père et les deux fils, sont ainsi magnifiés comme les célébrants de cette Epiphanie eucharistique.


Un pèlerinage virtuel (SCOOP !)

Une interprétation complémentaire serait de rappeler la coutume des « brandea », ces morceaux de tissu mis en contact avec une sainte relique, et que les pèlerins ramenaient. Selon le pape Grégoire le Grand, les brandea acquéraient par ce contact une puissance équivalente à celle de la relique [47].

Que dire alors de l’effet du contact d’un linge avec le corps vivant de Jésus ? Chromace aborde le sujet dans un autre passage de son sermon sur l’onction à Béthanie :

« La femme a essuyé les pieds du Seigneur avec ses cheveux, afin de sanctifier sa propre tête avec ses pieds. En effet, elle a sanctifié en elle tout ce qui a pu toucher le corps du Christ, qui est source de sainteté. » [48]

Outre sa symbolique eucharistique, l’Adoration des Mages de Botticelli met donc en scène un transport des Médicis, dans le temps et dans l’espace, jusqu’à la crèche de Jésus : pèlerinage virtuel dont le chef de famille rapporte son écharpe blanche, sanctifiée par le contact avec l’Enfant.



Le foyer franco-bourguignon

Les premières oeuvres

1280-99 Psautier de Yolande de Soissons (Amiens) Morgan Library MS M.729 fol 275v
Psautier de Yolande de Soissons (Amiens), 1280-99, Morgan Library MS M.729 fol 275

Cette enluminure marque l’apparition de notre motif en France du Nord, peu après sa réinvention par Pisano (1265-68). La différence est que le baise-pied est simultané avec l’offrande du cadeau, et non postérieur.


1355-60, Adoration des Mages (panneau d'un diptyque) école franco-flamande Museo Nazionale del Bargello Florence
Adoration des Mages (panneau d’un diptyque), 1355-60, école franco-flamande, Museo Nazionale del Bargello, Florence

Ce panneau est truffé de détails narratifs originaux :

  • anges à taille d’oiseau posés sur la lucarne ;
  • chevaux s’affrontant, difficilement maîtrisés ;
  • deux mages portant simultanément la main à leur couronne ;
  • Joseph, surpris en train de se réchauffer un pied à un brasero, se décoiffant précipitamment en réponse à leur salut.

1355-60, Adoration des Mages (panneau d'un diptyque) école franco-flamande Museo Nazionale del Bargello Florence detail

Dans un pur morceau de bravoure graphique, sans justification narrative, Melchior dépose sa couronne aux pieds de l’enfant en la tenant dans son manteau, qui laisse deviner la main sous le revers.



1355-60, Diptyque du Bargello école franco-flamande Museo Nazionale del Bargello Florence
Une autre rareté iconographique est que le diptyque confronte directement la scène de l’Adoration avec celle de la Crucifixion. Les deux personnages communs sont Marie, vêtue de la même manière dans les deux panneaux, et  Jésus : depuis le centre du premier panneau, le pied délicatement tenu et baisé de l’Enfant renvoie le regard, au centre du second, vers le pied cloué et sanguinolent du Christ.


Autour de Jean de Berry

1385-90 Jacquemart_de_Hesdin_-_Lat_18014_f42v_The_Adoration_of_the_Magi_from_Les_Petites_Heures_de_Duc_de_BerryAdoration des Mages (Petites Heures du Duc de Berry)
Jacquemart de Hesdin, 1385-90, BNF Lat 18014 fol 42v

Le plus âgé de mages, barbe blanche et crâne dégarni, est à genoux devant l’Enfant : il tend une pièce d’or que sa mère reçoit de sa main droite, laquelle masque le pied droit de l’enfant.

1385-90 Jacquemart_de_Hesdin_-_Lat_18014_f42v_The_Adoration_of_the_Magi_from_Les_Petites_Heures_de_Duc_de_Berry detail

L’artiste a eu du mal avec ce geste de don : la main du roi est une main droite, mais le bras se rattache à son épaule gauche (un second bras gauche, avec une main gauche tenant la couronne, se trouve derrière).

Noter les deux chiens, blanc et roux, dans un nez-à-nez comique avec  les deux animaux de la crèche : rencontre entre domestique qui imite la rencontre entre les maîtres.


1409 Avant Meister_des_Paraments_von_Narbonne_(Umkreis) Grandes Heures du duc de Berry BNF nal 3093 fol 49vAdoration des Mages (Grandes Heures du duc de Berry )
Maître du Parement de Narbonne (cercle), 1390-1404, BNF Nal 3093 fol 49v

Cette composition surenchérit sur la précédente par plusieurs détails très vivants :

  • le roi debout rajuste son col blanc ;
  • le roi penché porte la main à sa couronne ;
  • Joseph s’est inséré au centre pour recevoir le ciboire donné par le vieux roi ;
  • celui-ci a corrigé son anatomie : son bras gauche croise le genou droit pour tenir la couronne par devant, et son bras droit attire l’oeil vers un enchevêtrement de mains extrêmement maniéré :

1409 Avant Meister_des_Paraments_von_Narbonne_(Umkreis) Grandes Heures du duc de Berry BNF nal 3093 fol 49v detail
Du bout des doigts de sa main droite, il touche la menotte gauche de l’Enfant, qui le bénit en retour, en lui touchant le front : on pourrait croire que le roi a glissé une minuscule pièce d’or dans la menotte mais le ciboire fermé le dément : c’est bien pour y déposer un baiser que le roi la tire vers lui, par le majeur. Les mains de la Vierge accompagnent délicatement les gestes de son Fils :

  • sa main droite active, qui avance pour bénir,
  • sa main gauche passive,  rapprochée pour être adorée.

1402 avant Adoration des Mages Très Belles Heures du duc de BerryAdoration des Mages, Heures de Bruxelles (Très Belles Heures du duc de Berry)
Avant 1402, KBR ms. 11060-61 fol 90v

La composition s’inverse en miroir, plaçant paradoxalement l’arrivée des Mages en sens inverse du sens de le lecture. Ceci n’est pas dû à l’emplacement de l’image (elle est au verso, comme les précédentes) mais à une recherche de variété, peut être demandée par le commanditaire. Dans cette configuration, il devenait compliqué de combiner l’agenouillement et le don fait par le bras droit : c’est peut être la raison pour quelle l’illustrateur a opté pour le baiser sur le pied droit du Christ, lequel bénit le roi de la main droite. Après Joseph dans la version précédente, c’est la Vierge qui tient maintenant le calice doré : autre signe de la recherche systématique de variété.


1405-09 Freres Limbourg Belles Heures du duc de Berry MET fol 54vAdoration des Mages, Belles Heures du duc de Berry
Frères Limbourg, 1405-09, MET, fol 54v

Dans le premier manuscrit qu’ils réalisent pour le Duc de Berry, les frères Limbourg introduisent une nouvelle conception : le vieux roi tient encore son présent, un haut récipient à pinacles qui est comme une crèche magnifiée. Ni la Mère ni le Fils ne font mine de le saisir et les jambes de l’Enfant sont couvertes par le manteau, rendant impossible le baiser du pied. Le thème n’est pas ici le don, mais le moment juste avant, celui de la salutation réciproque.


1355-60, Adoration des Mages (panneau d'un diptyque) école franco-flamande Museo Nazionale del Bargello Florence INVERSEE

Adoration des Mages (INVERSEE), 1355-60, école franco-flamande, Museo Nazionale del Bargello, Florence

Cette idée de salutation est soulignée, comme dans l’Adoration du Bargello, par le geste des deux jeunes rois soulevant leur couronne, tandis que le plus âgé l’a déjà déposée à terre.



1405-09 Freres Limbourg Belles Heures du duc de Berry MET fol 54v detail
En réponse, Joseph – qui prend ici une importance qu’il n’avait pas précédemment – a ôté son chapeau pointu [49] pour l’emmancher sur son bras droit. Ainsi, de part et d’autre de l’axe des « couvre-chefs » (couronne, chapeau pointu, auréole du Fils et de la Mère, toit de la crèche), le vieux Joseph et le vieux roi rivalisent en dignité.


1411-16 Freres Limbourg Les Très Riches Heures du duc de Berry Folio 42r detailAdoration des Mages (détail)
Frères Limbourg, 1411-16, Les Très Riches Heures du duc de Berry Folio 42r

Cette composition est la plus complexe de toutes celles réalisées pour le Duc de Berry, puisqu’elle fonctionne en bifolium avec une première miniature montant la rencontre des Rois, dans laquelle Melchior porte un bonnet bleu bordé de fourrure blanche, et les deux autres une couronne dorée ornées de plumes vertes : on retrouve ici les mêmes couvre-chefs, portés par trois serviteurs.

La gestuelle se diversifie à l’extrême :

  • les trois rois ne s’inclinent plus par ordre d’ancienneté, puisque c’est celui d’âge médian qui se prosterne le plus, allant jusqu’à embrasser le sol : pour cela, il a confié son présent à un serviteur, qui le tient dans une étoffe blanche ;
  • le plus jeune  roi tient lui-même son cadeau, dans sa longue écharpe blanche ;
  • c’est Joseph qui tient à main nue le présent du roi le plus âgé, une corne dorée.



1411-16 Freres Limbourg Les Très Riches Heures du duc de Berry Folio 42r detail baiser
On comprend alors le geste de celui-ci : tout en embrassant le bout des orteils du bout des lèvres, il attire vers lui le petit pied au travers de son écharpe, soulignant par là qu’il est plus précieux que l’or. Il n’a pas lieu d’invoquer ici la symbolique eucharistique que Botticelli n’inventera que soixante ans plus tard : simplement l’effet d’une narration particulièrement sophistiquée.



1411-16 Freres Limbourg Les Très Riches Heures du duc de Berry Folio 42r detail guepards
Autre témoin de cette sophistication, la gestuelle des trois guépards qui, non sans un certain humour, mime celle des trois maîtres :

  • en écho au baiser divin, le premier se lèche la patte,
  • le deuxième mord sa cuisse (comme le roi mort le sol),
  • le troisième attend et regarde.


1422 Maitre de Bedford Le Livre d'heures dites de Vienne ONB 1255 fol 70v
Adoration des Mages (détail)
Maître de Bedford, vers 1422, Livre d’heures dites de Vienne, ÖNB MS 1255 fol 70v

Dans ce manuscrit probablement réalisé pour le dauphin (futur Charles VII), le Maître de Bedford, qui avait auparavant travaillé pour le duc de Berry, resserre la composition des Limbourg et la simplifie, en supprimant les effets sophistiqués :

  • on voit bien les trois couronnes (deux sur sur le sol et une portée par un serviteur) ;
  • l’écharpe du vieux roi ne touche plus le pied de l’Enfant, et se distingue du lange de l’Enfant (bordé d’un liseré doré).

Il ajoute aussi des gestes ou des détails amusants :

  • Joseph se gratte la tête ;
  • la main de l’Enfant est attirée par le toupet au milieu du crâne chauve ;
  • le berceau aux pieds de la servante de gauche fait écho à la cassette remplie d’or aux pieds de Marie, nous disant en somme que l’Enfant est le plus précieux des trésors : même métaphore, mais simplifiée, que celle de l’écharpe et du pied chez les frères Limbourg.



En synthèse

 

PiedsChrist_Mages_Schema
La formule où Melchior embrasse le pied de l’Enfant est apparue dans trois foyers :

  1. en Aragon à la fin de l’époque romane, sans doute par une analogie locale avec un rite de pèlerinage ;
  2. en Toscane / Ombrie , à partir de Pisano en 1268, suite à l’influence du Pseudo-Bonaventure ;
  3. dans l’art franco-bourguignon à partir de 1290.

Le premier foyer, limité à cinq églises, n’a pas eu de postérité.

Les témoignages subsistants du troisième foyer sont très rares, avant la floraison à l’époque de Jean de Berry. On ne peut exclure que ce foyer résulte d’une influence italienne, mais les formules sont sensiblement différentes : les deux jeunes rois saluent en soulevant leur couronne, alors qu’ils restent couverts en Italie.

Le plus probable est donc de postuler une cause commune : l’influence des Meditationes du Pseudo-Bonaventure.


Article suivant : 3 Toucher le pied du Christ : Marie-Madeleine


 

Références :
[13] Jean Wirth « L’image du corps au Moyen Age », 2013
[35] Selon Mathieu Béaud, il s’agit d’une motif essentiellement aragonais, dont il a trouvé quatre autres exemples très semblables, du dernier tiers du XIIème siècle. https://epiphania.hypotheses.org/241 . Voir également : Mathieu Béaud « Ces rois mages venus d’Occident », p 224-229
[36] Pierre Bauduin « Autour d’un rituel discuté : le baisement du pied de Charles le Simple au moment du traité de Saint-Clair-sur-Epte » https://books.openedition.org/purh/9960?lang=fr
[37] https://www.romanicodigital.com/el-romanico/imagenes-romanico/pinturas-murales-absidiolo-sur Source : Carmen Lacarra Ducay. Enciclopedia del Románico. Fundación Santa María la Real. Zaragoza-Tomo II, Pag. 690-691. 2010
[38] Osculamur ergo Redemptoris pedes, cum mysterium incarnationis ejus ex toto corde diligimus. Unguento pedes ungimus, cum ipsam humanitatis ejus potentiam sacri eloquii bona opinione praedicamus. Saint Grégoire, Homilia II, 33,6 Cité par J.Wirth, [13] p 100 note 12
[39] Meditations on the life of Christ; an illustrated manuscript of the fourteenth century, edition et traduction Isa Ragusa, Rosalie Green, 1961, p XXII https://archive.org/details/meditationsonlif0000bona/page/n25/mode/1up?view=theater
[40] Les méditations de la vie du Christ par saint Bonaventure traduites en français par Henry de Riancey. 1880 https://archive.org/details/lesmeditationsdelavieduchrist6ed/page/n113/mode/2up
[41] Pour une liste de baise-pieds italiens, voir Hugo Kehrer, « Die Heiligen drei Könige in Literatur und Kunst » t II p 192 note 2 https://archive.org/details/kehrerdieheiligendrei2/page/n213/mode/1up
[43] Raffaele Argenziano, Alessandra Gianni, Maria Corsi « Iconografia evangelica a Siena: dalle origini al Concilio di Trento »
[45] Rab Hatfield, Botticelli’s Uffizi « Adoration » : a study in pictorial content https://archive.org/details/botticellisuffiz0000hatf/page/35/mode/1up
[46] Revue de l’art chrétien: recueil mensuel d’archéologie religieuse, Volume 28, p 59 https://books.google.fr/books?id=5x6aziY3ijMC&pg=PA59
[47] Honoré de Sainte-Marie, Réflexions sur les règles et l’usage de la critique, Volume 3 p 403 https://books.google.fr/books?redir_esc=y&hl=fr&id=swxAAAAAcAAJ&q=brandeum
[48] ln quo tamen magis mulier pedes Domini capillis suis tersit, ut suum caput de eius pedibus sanctificaret. Sanctificavit enim in se totum quicquid corpus Christi tangere potuit, qui fons sanctitatis est. J.Lemarié, Homélies inédits de Saint Chromace d’Aquilée, Revue Bénédictine, 1962-01, Vol.72 (3-4), p 260
[49]1405-09 Freres Limbourg Belles Heures du duc de Berry MET fol 73v detail
Belles Heures du duc de Berry, MET, fol 73v
On retrouve le même chapeau un peu plus loin sur la tête de ce personnage.

3 Toucher le pied du Christ : Marie-Madeleine

15 février 2025

Selon les Evangiles, Marie-Madeleine touche le pied du Christ trois fois. Entre ces épisodes, les artistes médiévaux ont inventé deux autres occasions de contact entre Marie-Madeleine et le Christ.

Article précédent  : 2 Toucher le pied du Christ : Melchior 

Les sources évangéliques

Dans les Evangiles, trois épisodes racontent qu’une femme, assimilée plus tard à Marie-Madeleine, touche le pied du Christ (sur le personnage  de Marie-Madeleine composite, voir 1 Toucher le pied du Christ : la Vierge à l’Enfant) :

  • une première fois durant la prédication du Christ en Galilée, lors du Repas de Simon (relaté seulement par Mathieu) ;
  • une deuxième fois une semaine avant sa mort, lors de l’Onction à Béthanie (relatée par Matthieu, Marc et Jean) ;
  • une troisième fois après sa Résurrection, lors de la découverte du tombeau vide (relaté  par Mathieu et Jean).

Le troisième épisode (version Mathieu)

« Jésus se présenta devant elles (Marie de Magdala et l’autre Marie), et leur dit : je vous salue. Et elles s’approchèrent, et embrassèrent ses pieds, et se prosternèrent ». Matthieu 28,9

Ce dernier épisode énumère trois actions :

  • l’approche ;
  • le contact physique : « lui tinrent les pieds » (tenuerunt pedes ejus, ἐκράτησαν αὐτοῦ τοὺς πόδας)
  • la proskynesis : adoraverunt eum, προσεκύνησαν αὐτῷ.

La séquence de gestes montre bien que la prosternation est la conséquence de la prise de contact physique, qui prouve la résurrection du corps.


1651 Bosio_Antonio Roma_sotterranea p 79Sarcophage disparu, montrant les chairete
Antonio Bosio, Roma sotterranea, 1651, p 79

Ce texte a été illustré, très rarement, a l’époque paléochrétienne.


Le troisième épisode (version Jean)

Il a été supplanté à partir du Xème siècle [50a] par la représentation du « Noli me tangere », le même épisode raconté par Jean, à la fois plus dramatique et plus énigmatique, et qui ne met en jeu que Marie-Madeleine. Un homme qu’elle prend pour un jardinier l’appelle, elle le reconnaît et le nomme : Rabbouni ! :

« Jésus lui dit: Ne me touche pas; car je ne suis pas encore monté vers mon Père ». Jean 20,17


977-993 Noli me tangere, Codex Egberti, Reichenau, Trier, Stadtbibliothek, codex 24,fol 90Noli me tangere
977-993 , Codex Egberti, Reichenau, Trier, Stadtbibliothek, codex 24 fol 90.

Ici, l’arbre émondé qui ponctue les deux épisodes sert à évoquer le jardin, tout en proposant une antithèse fruitière de la Croix. On remarque qu’à défaut d’un contact physique, la main du Christ touche, comme à regret, la dernière lettre du nom MARIA [50b].

L’épisode a fait l’objet d’innombrables illustrations insistant de diverses manières sur l’absence de contact, et d’innombrables gloses, qui soit se gardent de relever la contradiction avec le récit de Matthieu, soit au contraire la résolvent par des raisonnements variés [51].


Entre ces  épisodes, et dans le silence des textes canoniques, les artistes médiévaux ont inventé deux autres occasions de contact entre Marie-Madeleine et le Christ.



Toucher les pieds du mort

1303-05 Giotto Lamentation Chapelle de l'Arena, PadoueLamentation
Giotto, 1303-05, Chapelle des Scrovegni, Padoue

Giotto ne montre aucune inhibition quant au contact avec le cadavre : une sainte femme touche ses cheveux, une autre ses poignets, la Vierge enlace son torse et Marie-Madeleine (reconnaissable à sa chevelure) tient ses pieds.

Cette prédilection pour les pieds sort directement des Meditationes du Pseudo-Bonaventure ( [40], p 503), qui se répand en précisions :

Notre-Dame tenait toujours la tête de Jésus sur son sein, et elle se réserva de l’envelopper. Madeleine était aux pieds, et quand on en fut arrivé là, elle dit : « Je vous en prie, laissez-moi arranger ces pieds près desquels j’ai obtenu miséricorde. » Ils le lui permirent, et alors elle les prit ; et, paraissant défaillir de douleur, elle lava des larmes de sa compassion ces pieds qu’elle avait inondés jadis des pleurs de sa componction. Elle les considérait ainsi blessés, percés , desséchés et sanglants ; et elle pleurait amèrement. Car, selon que la Vérité en a rendu témoignage, elle avait beaucoup aimé… et on peut bien penser que, si elle l’avait pu, elle eût volontiers expiré aux pieds du Seigneur… Elle voudrait, en effet, laver tout le corps, l’oindre de parfums, le disposer parfaitement ; mais ce n’est ni le temps ni le lieu. Elle ne pouvait pas plus, elle ne pouvait pas autre chose : elle fait ce qu’elle peut. Au moins lave-t-elle les pieds de ses larmes; puis elle les essuie dévotement, elle les embrasse, les baise, les enveloppe et les arrange le mieux qu’elle sait et qu’elle peut. »


campin , vers 1425, Triptyque Seilern mise au tombeau courtauld institute
Mise au tombeau (panneau central du Triptyque Seilern)
Campin, vers 1425, Courtauld Institute

Au siècle suivant, le decorum évolue et le toucher devient plus contrôlé. Cette composition en fournit un florilège intéressant :

  • l’ange de gauche tient  dans sa manche la couronne d’épines, mais celui de droite tient dans sa main les clous, objet tout aussi sacré : la différence des gestes se justifie simplement par la nécessité pratique d’éviter de se piquer les doigts ;
  • Marie-Madeleine touche le pied pour l’enduire d’onguent, tandis que la sainte-femme vue de dos, qui lui fait pendant à gauche, ne touche que le suaire ; sa manche empêche le contact direct avec le cadavre ;
  • de même, Marie est empêchée par Saint Jean de baiser le visage de son fils ;
  • derrière elle, Sainte Véronique brandit le prototype-même du linge de contact : le voile qui a essuyé la Sainte face.

Sans devenir une enjeu théologique profond (voir les gestes différents des deux anges), on note qu’au XVème siècle, le toucher est devenu une question qui compte, du moins pour les peintres : le droit au toucher permet d’organiser les personnages selon une hiérarchie affective.


Pieta de Tarascon vers 1457 Musee de ClunyPietà de Tarascon, vers 1457, Musée de Cluny

Dans le formule de la Pietà, le toucher est loin d’être prohibé :  ici tout le monde touche le corps, sauf justement Marie-Madeleine qui effleure la plaie du pied d’une plume trempée dans l’onguent. C’est ici la symétrie entre ce geste précis et celui de Saint Jean, extrayant précautionneusement la couronne d’épines, qui a intéressé l’artiste : symétrie que soulignent le manteau vert et le fermoir doré.


Dijon Hôpital_Général_-_Chapelle_Sainte-Croix_de_Jérusalem mise_au_tombeau

Chapelle Sainte-Croix de Jérusalem, Hôpital Général, Dijon

En sculpture, la structure très codifiée de la Mise au Tombeau (voir 1 Les Mises au Tombeau : quelques points d’iconographie) exclut de toucher le cadavre. On notera ici les cheveux de Marie-Madeleine, qui descendent le plus bas qu’il peuvent.



Marie-Madeleine au pied de la Croix

Cette iconographie omniprésente n’est reliée à aucun texte. Elle a été créée ex nihilo, en quelques étapes qui ont été débrouillées dans un article récent de Daniela Bohde [52]. En voici les grandes lignes.

L’origine de l’iconographie

1255–1260, Croix de l'abbesse Benedetta, Maître de Sainte Claire,Santa Chiara, Assise (detail)Croix de l’abbesse Benedetta, Maître de Sainte Claire, 1255–1260, Santa Chiara, Assise (détail)

Le bas des grandes croix peintes était le lieu privilégié pour la représentation en miniature des donateurs, prosternés et à distance respectueuse du Christ. A partir de 1236, dix ans après sa mort, on y place aussi Saint François. Ici, il est représenté de plus grande taille que les donatrices, autorisé par sa stigmatisation à embrasser le pied et la blessure.


1280-90 Crucifix peint ecole Cimabue accademia Florence
Crucifix peint
Ecole de Cimabue, 1280-90, Accademia, Florence

A partir de 1280, dans la région de Florence, Marie-Madeleine fait son apparition à la même place, embrassant elle-aussi l’orteil géant. A peu près à la même époque, on la trouve au pied de la croix dans de rares panneaux peints.


1270 ca Diotisalvi di Speme ou Guido da Siena, Crucifixion University Art Gallery, YaleDiotisalvi di Speme ou Guido da Siena, vers 1270, University Art Gallery, Yale

Ici, elle ne touche pas le pied de ses mains, mais l’effleure de sa joue. Sa petite taille est compensée par sa robe rouge et or, comme teinte et magnifiée par le sang du Christ :

« Dans le Festin de Simon, elle est associée à deux autres liquides : l’onguent et les larmes. Sous la croix, elle est reliée à la plaie saignante du pied, qui promet la rédemption au pécheur pénitent. » ([52], p 35)


1303-05 Giotto Crucifixion Chapelle de l'Arena, PadoueCrucifixion 1303-05 Giotto Resurrection Chapelle de l'Arena, PadoueRésurrection

Giotto, 1303-05, Chapelle  Scrovegni, Padoue

Dans la chapelle Scrovegni, Marie-Madeleine apparaît dans trois scènes : la Lamentation (voir plus haut), la Crucifixion, et la Résurrection. L’importance qui lui est accordée pourrait être liée, selon Daniela Bohde, à une dévotion particulière de Enrico Scrovegni qui, en tant que riche prêteur, avait comme elle beaucoup à se faire pardonner.

« Bien que la figure de la Madeleine sous la croix ait déjà été introduite occasionnellement, comme dans le panneau de Yale décrit plus haut, Giotto fut le premier artiste à reconnaître pleinement le potentiel de ce motif et à rendre la sainte clairement identifiable. Il fut celui qui transforma la figure dévotionnelle de Saint François en adoration, en un protagoniste en action : la Madeleine.«  ([52], p 26)


1303-05 Giotto Crucifixion Chapelle de l'Arena, Padoue detail photo Steven Zucker
A la différence de Saint François, le geste de Marie-Madeleine inventé par Giotto n’a rien de sanguinolent : le sang a été complètement absorbé par les cheveux qui finissent de caresser le second pied, dans une référence directe à l’onction de Béthanie.

« Grâce à l’invention de Giotto, le geste d’adorer la plaie popularisé par saint François fait désormais également référence à la conversion et au repentir. » ([52], p 29)

Comme la scène de l’onction n’est pas représentée à la chapelle Scrovegni, l’intention de Giotto était probablement de condenser les deux scènes en une seule. Mais le détail très spécifique et peu visible des cheveux essuyant la peau n’a guère été repris dans les Crucifixions ultérieures.


1310–1313 ca Workshop of Giotto, Crucifixion,Assisi, San Francesco, Lower Church, north transept detailCrucifixion (détail)
Atelier de Giotto, 1310–1313 , San Francesco, Basilique inférieure, Assise

Dans un contexte franciscain, les cheveux de Marie-Madeleine reviennent dans son dos et elle se contente de poser le bout des lèvres sur le bord du pied, accompagné par un Saint François pas encore stigmatisé.

Plutôt que le détail du geste, c’est surtout la position spectaculaire et émotionnelle de Marie-Madeleine, relayant le spectateur dévôt au centre de la composition, qui sera exploitée par la suite.


1325-30 Pietro_Lorenzetti,_Crocifissione Pinacoteca Siena
Pietro Lorenzetti, 1325-30, Pinacoteca nazionale, Sienne

C’est ainsi que Lorenzetti place une Marie-Madeleine quasi abstraite, amputée des mains et des cheveux par le manteau rouge qui la recouvre entièrement, en contraste avec la chair blanche et dénudée du crucifié.


1438–1440. Rogier van der Weyden (attr), Crucifixion, Gemäldegalerie Berlin detailCrucifixion (détail)
Rogier van der Weyden (attr),, 1438–1440, Gemäldegalerie, Berlin

Daniela Bohde ([52], p 39) relève une exception notable. Cette Crucifixion, dont l’attribution est très discutée, remplace Marie-Madeleine par la Vierge elle-même, en illustrant la citation de Bernard de Clairvaux inscrite en lettres d’or :

O mon fils, laisse-moi m’approcher et prendre le pied de la croix dans mes mains. Bernard

O fili(us) dignare me attrahere et crucis in pedem manus figere. Bernhardus

Bernard explique que Marie essaye plusieurs fois d’atteindre son fils, cloué trop haut ; elle retombe finalement au sol, le visage tâché de sang. Ce sont ces gouttes, mélangées aux larmes, que nous montre Van der Weyden.

Bien que la tradition de la Vierge interagissant avec son fils sur la croix soit étayée par de nombreux textes, elle a été très rarement représentée : c’est la Marie-Madeleine inventée par Giotto qui a pris le dessus, malgré l’absence de textes, pour des raisons picturales et symboliques :

Une vaste gamme d’émotions et d’états psychiques – le péché, la contrition, la rédemption, l’amour, la tristesse et le désespoir – sont incarnés par la Madeleine aux pieds du Christ crucifié, invitant le spectateur à s’identifier à elle. Ce rôle d' »apostola apostolorum » est très éloigné de celui qui s’esquisse dans les Evangiles. ([52], p 42)


En aparté : embrasser l’image des pieds du Christ

Crucifixion, , fol. 147v Majestas Dei, fol 148r

Missel (Paris), vers 1315, BNF Ms. lat. 861

Au début du XVème siècle, les missels augmentent de taille et comportent systématiquement un bifolium à ouvrir au moment du Canon, image qui s’intègre dans la célébration. Ce missel de prestige, réalisé pour la Sainte Chapelle, précise dans ses rubriques que le prêtre doit ouvrir le missel à l’image de la Crucifixion, la regarder avec dévotion puis embrasser les pieds du Christ crucifié. Kathryn M. Rudy [52a] explique que les représentations en miniature, au centre de la marge inférieure, servaient de cible pour ce baiser, afin d’éviter d’endommager l’image principale (dans d’autres manuscrits, ce sont des croix dorées qui jouaient ce rôle). Ceci n’empêchait pas les prêtres de viser un peu plus haut, comme le montrent, dans ce missel comme dans d’autres, les marques d’usure au niveau du crâne d’Adam, voire même des pieds ou des tibias du Crucifié.



Quelques touchers remarquables de Marie-Madeleine

 

Une épitaphe originale

1459 Vierge au papillon Epitaphe du chanoine Pierre de Molendino.St-Paul's Cathedral, Liege
Vierge au papillon (Mémorial du chanoine Pierre de Molendino )
Attribuée à Antoine le Pondeur, 1459, Trésor de la Cathédrale St-Paul, Liège

De manière très exceptionnelle, Marie-Madeleine en adoration s’inscrit en pendant par rapport au chanoine suppliant, formant comme deux ailes triangulaires de part et d’autre du trône.


1459 Vierge au papillon Epitaphe du chanoine Pierre de Molendino.St-Paul's Cathedral, Liege schema
Pour l’analyse de cette composition remarquable, dominée par la figure du papillon, voir 5-2 Donateur enfant : le développement


Une Lamentation de Botticelli

1490-93 Botticelli Lamentation of Christ Alte Pinakothek, MunichLamentation du Christ (détail)
Botticelli, 1490-93, Alte Pinakothek, Munich

La composition traditionnelle est modifiée ici par le remplacement des deux personnages masculins habituels (Joseph d’Arimathie et Nicodème) par trois saint modernes – Saint Jérôme avec son caillou, Saint Paul avec son épée (le panneau décorait l’église San Paolino de Florence) et Saint Pierre avec ses clés. En bas Marie-Madeleine soutient les pieds du Christ tandis qu’une autre Marie soutient sa tête ; en haut une troisième Marie se cache le bas du visage dans son manteau vert. La disposition du Christ, tête à droite, rend la plaie du flanc presque invisible, pratiquement au centre du tableau.



1490-93 Botticelli Lamentation of Christ Alte Pinakothek, Munich schema
La présence des trois Saint modernes (en gris) casse la symétrie, et permet de montrer l’angle du tombeau. Le groupe évangélique est en revanche très symétrique, et fait de la sainte femme côté tête un alter ego de celle côté pied, qui devrait être Marie-Madeleine : l’absence de son attribut habituel (le vase de parfum) et la chevelure presque aussi abondante pour les deux femmes participent à cette indifférenciation ; d’autant que la femme de droite manifeste une extraordinaire familiarité avec le Christ, baisant presque son visage par derrière.

Au point de de demander si l’idée, sous cette symétrie, n’est pas d’évoquer simultanément les deux gestes de Marie-Madeleine : l’onction des pieds et celle de la tête. On notera par ailleurs le détail subtil de la main de Jean passant la main sous le bras de la Vierge pour soulever un bord du linceul.


1490-93 Botticelli Lamentation of Christ Alte Pinakothek, Munich detail mains
Ce geste sans utilité pratique a une portée symbolique : la main de la Vierge (presque masculine) crée ainsi une jonction entre la peau de son Fils mort, et la main (presque féminine) de Saint Jean, son fils de substitution.



1490-93 Botticelli Lamentation of Christ Alte Pinakothek, Munich detail schema
La symétrie des deux saintes femmes est l’occasion d’un jeu de voilages, d’une grande virtuosité :

  • le linceul du Christ (en bleu clair) serpente de l’une à l’autre, évitant le contact de leurs mains avec la peau du Christ.
  • chacune porte sur sa tête un voile (en blanc) :
    • opaque pour celle de gauche, il évite le contact entre sa chevelure et le pied ;
    • transparent pour celle de droite, il passe sous son bras et se répand sur le sol.

Il n’y a pas lieu de rechercher ici une symbolique profonde, mais l’exercice de style d’un artiste au sommet de son art.


1498-99 Pieta Michel AngePietà, 1498-99, Michel-Ange, Saint Pierre de Rome 1507 Raffaello,_pala_baglioni,_deposizione Galerie Borghese RomeDéposition (pala Baglioni), Raphaël, 1507, Galerie Borghese, Rome

Le même évitement du contact, à titre de de gageure et morceau de bravoure, se voit encore vingt ans plus tard :

  • dans sa Pietà, Michel Ange détache complètement la main gauche de la Vierge, et pose sa main droite sur un pan de linceul ;
  • dans la Déposition de Raphaël, Marie-Madeleine touche la tête du Christ au travers d’une écharpe, et sa main au travers d’un gaze.

Une Pietà aveyronnaise (SCOOP !)

Ces jeux ont dû être largement compris et partagés, puisqu’on en trouve un écho dans une Pietà aveyronnaise du début du XVIème siècle, réalisée par une sculpteur anonyme d’une remarquable ingéniosité :

Pieta 16eme siecle Carcenac SalmiechVierge de Pitié, début 16ème, Carcenac-Salmiech (auparavant à l’église des Cordeliers de Rodez [53] )

Il fait serpenter le linceul (en  blanc) sur toute la longueur du groupe sculpté :

  • en partant de l’épaule de Saint Jean – dont l’encolure porte le début de son prologue, IN PRIN (cipio) ;
  • en évitant le contact entre sa main droite et l’épaule du Christ ;
  • en passant sous le perizonium de celui-ci,
  • puis sous le manteau bleu et or de la Vierge ;
  • puis sous la serviette de Marie-Madeleine (en rose).



Pieta 16eme siecle carcenac salmiech detail serviette
Cette serviette  remonte entre les deux jambes jusqu’à la main droite de la sainte, puis évite le contact entre sa main gauche et le pied, en rebroussant chemin pour finir sous la jambe droite du Christ. Il faut comprendre que Marie-Madeleine a laissé retomber cette jambe droite, et soulève maintenant le pied gauche, en repliant sa serviette pour se garder de le toucher.

Totalement réaliste du point de vue des plissés et totalement anti-naturel du point de vue des postures, ce linceul-serviette propose au regard, en partant de PRIN(cipio), un parcours complet du corps du Christ, entre tête et pieds, entre Jean et Marie-Madeleine, unis dans le même respect envers la chair sacrée du Christ.



Pieta 16eme siecle carcenac salmiech detail main
Au centre, la Vierge, seule à toucher directement cette main perforée qui est aussi sa propre chair, est magnifiée dans sa douleur. A noter l’invention remarquable des deux pouces en contact.


Références :
[40] Les méditations de la vie du Christ par saint Bonaventure traduites en français par Henry de Riancey. 1880 https://archive.org/details/lesmeditationsdelavieduchrist6ed/page/n113/mode/2up
[50] Nektarios Zarras « La tradition de la présence de la Vierge dans les scènes du “Lithos” et du “Chairete” et son influence sur l’iconographie tardobyzantine », Zograf 28 (2000-2001), 113-120. https://www.academia.edu/2342394/La_tradition_de_la_pr%C3%A9sence_de_la_Vierge_dans_les_sc%C3%A8nes_du_Lithos_et_du_Chairete_et_son_influence_sur_l_iconographie_tardobyzantine_Zograf_28_2000_2001_113_120
[50a] Barbara Baert, « The Gaze in the Garden: Mary Magdalene in Noli me tangere ». dans Mary Magdalene, Iconographic Studies from the Middle Ages to the Baroque. https://www.academia.edu/5334085/The_Gaze_in_the_Garden_Noli_me_tangere_and_embodiment_in_the_15th_century_Netherlands_and_Rhineland_in_Body_and_Embodiment_Nederlands_kunsthistorisch_Jaarboek_2007_p_37_61
[50b] « Le Christ – vox – qui appelle Marie, la « touche » en tant que nom. Le miniaturiste exprime ainsi le toucher comme une parole, enrichissant d’un potentiel sonore le régime visuel du regard et de l’image ».
Barbara Baert, Noli me tangere in the Codex Egberti (Reichenau, c. 977-93) and in the Gospel-Book of Otto III (Reichenau, 998-1000): Visual Exegesis in Context, in “Illuminating the Middle Ages: Tributes to Prof. John Lowden, eds. Laura Cleaver, Alixe Bovey, Brill-Leiden, 2020, p. 49 https://www.academia.edu/43093219/Noli_me_tangere_in_the_Codex_Egberti_Reichenau_c_977_93_and_in_the_Gospel_Book_of_Otto_III_Reichenau_998_1000_Visual_Exegesis_in_Context_in_Illuminating_the_Middle_Ages_Tributes_to_Prof_John_Lowden_eds_Laura_Cleaver_Alixe_Bovey_Brill_Leiden_2020_p_36_51
[51] La solution classique est celle de Saint Augustin, pour qui le toucher renvoie à la nature humaine du Christ, et le non-toucher à sa nature divine. Une manière moderne de résoudre la contradiction est de se reporter à la version grecque de Jean 20,17, qui porte la notion d’un geste interrompu : « cesse de me toucher » (traduction Xavier Léon-Dufour Lecture de l’Évangile de Jean, Tome IV, page 223-224 ). Pour certains, c’est par pudeur que Jean aurait fait l’ellipse sur ce contact charnel, qui souligne l’affection physique entre les deux ; pour d’autres (Marshall Brain), c’est par pur sexisme, puisque le contact du doigt de Saint Thomas, une semaine plus tard, ne répugnera pas au Ressuscité.
[52] Daniela Bohde « MARY MAGDALENE AT THE FOOT OF THE CROSS: ICONOGRAPHY AND THE SEMANTICS OF PLACE » Mitteilungen des Kunsthistorischen Institutes in Florenz, 61. Bd., H. 1 (2019), pp. 3-44 (43 pages) https://www.jstor.org/stable/26817868
[52a] Kathryn M. Rudy, « Kissing: From Relics to Manuscripts » dans « Touching Parchment » 2023 https://books.openbookpublishers.com/10.11647/obp.0337/ch4.xhtml
[53] Caroline de Barrau, Pierre Lançon, Sophie-Jeanne Vidal, « Le groupe de Pitié de l’église de Carcenac-Salmiech : histoire, art et techniques. » Etudes Aveyronnaises, 2013, p. 213-230