1 Les larrons vus de dos : calvaires plans

15 avril 2024
Cette série d’articles défriche  un point d’iconographie resté inexploré : dans les Crucifixions ou les Dépositions, il arrive qu’un des Larrons soit représenté de dos, le plus souvent le Mauvais, mais quelquefois le Bon.
Ces deux cas ont des significations symboliques différentes jusqu’au à la fin du XVème siècle. Par la suite, l’introduction des Calvaires vus de biais changera la donne : le choix de l’une ou l’autre formule aura plus à voir avec des traditions locales, dans le sillage de certaines oeuvres majeures.

Larronsdedos_SchemaPlan

Le premier chapitre est dédié à la configuration la plus ancienne :  les trois croix disposées dans un même plan. La couleur verte désigne le Bon Larron et le Christ, la couleur rouge le Mauvais. La couleur assombrie indique celui qui est vu de dos.

Disposition plane :  Le Mauvais larron centrifuge

Larronsdedos_SchemaPlanMauvaisCentrifuge
Le Mauvais larron est vu de dos, et son corps est tourné vers l’extérieur de l’image.

Les exemples

1379 Volkreicher Kalvarienberg Pfarrkirche St. Sebald Nuremberg Corpus vitreum DeutschlandVerrière du Calvaire (Volkreicher Kalvarienberg)
 1379, Eglise St. Sebald, Nuremberg ( Corpus vitreum Deutschland)
1380 ca Crucifixion Ci nous dist Bruxelles KBR ms. II 7831 fol 31rCrucifixion, Ci nous dist, vers 1380, Bruxelles KBR ms. II 7831 fol 31r

Ce vitrail bavarois et ce manuscrit du Nord de la France, pratiquement contemporains, montrent le même détail rare du Mauvais larron tourné vers l’arrière-plan droit.

La vue de dos sert ici, très logiquement, à signifier sa volonté de se détourner du Christ.

1395 ca anglais Denver art Museum
Anonyme anglais, vers 1395, Denver art Museum
Ce tableau de style gothique international est un des rarissimes témoins  à avoir survécu à la destruction généralisée des oeuvres catholiques, suite à la création de l’Église d’Angleterre par Henri VIII. Les chiens sur la tunique du centurion, emblèmes des Talbot, suggèrent qu’il pourrait avoir été réalisé pour le couvent de Crabhouse, où Matilda Talbot était prieure de 1395 à 1420.

1399-1407 The Crucifixion, Sherborne Missal BL Add MS 74236, p. 380
Crucifixion
1399-1407, Missel Sherborne (Angleterre), BL Add MS 74236 p.380
La formule a pu être assez courante en Angleterre puisqu’on la rencontre dans cet autre vestige catholique. L’artiste a pris grand soin de représenter les larrons de manière identique : même posture, même culotte, mêmes ligatures  : seules la pilosité (cheveux lisses et barbe bifide), ainsi que la vue de face,  rapprochent le Bon Larron de la figure christique.
La vue de dos sert donc ici de signe distinctif, tout en constituant un effet de style pré-paragonien (voir 1 Les figure come fratelli : généralités) : montrer le même corps recto verso.

Une formule germanique transitoire

Entre 1420 et 1450, dans quelques exemples germaniques, un trait supplémentaire vient exacerber la formule : le Mauvais larron se courbe en arrière par dessus sa croix en tau.

1415-20 Campin Bon Larron
Il s’agit  en fait d’une posture inventée par Robert Campin à Bruges vers 1415-20, mais pour le Bon larron (voir 3 Le Mauvais Larron de Robert Campin), que les artistes germaniques vont transposer au Mauvais.

420-30-Maitre-tyrolien-Wien-Osterreichische-Galerie-Belveder.j
Maitre tyrolien, 1420-30, Belvédère, Vienne
Cet artiste a vu le côté pratique de la posture pour figurer  l’extraction de l’âme, par l’ange ou par le démon situé au dessus. Il l’applique aussi au Bon, mais sans l’infamante vue de dos.

1440-50 frankisch_schwabischer_meister_-kalvarienberg Staedel Museum FrancfortFranconie ou Souabe, 1440-50, Staedel Museum, Francfort 1450 ca Maître de la Passion de Darmstadt. Musée régional de la Hesse DarmstadtMaître de la Passion de Darmstadt, vers 1450, Musée régional de la Hesse, Darmstadt

Vingt ans plus tard, la contorsion tragique devient un  signe distinctif du Mauvais larron, toujours avec son démon extracteur. Rien de tel côté Bon Larron :

  • dans la version de gauche, l’ange lui enlève son bandeau, pour signifier qu’il a vu la lumière ;
  • dans la version de droite,  l’ange est superflu, puisque le  Bon larron lève les yeux vers le Christ.

1450 hallstatt-kath-kirche-knappenaltar-kreuzigung
Autel des Mineurs (Knappenaltar)
Vers 1450, église catholique,  Hallstatt
Bien que le démon ait disparu, la pose contorsionnée subsiste, attribut du Mauvais larron, au même  titre que la barbe.

La fin de la formule centrifuge

1450 Meister der Münchner Domkreuzigung Frauenkirche München,
Meister der Münchner Domkreuzigung,  1450,  Frauenkirche, Münich
Le Mauvais larron se courbe ici vers l’avant, dans une pose moins expressionniste mais plus réaliste anatomiquement. L’ange et le démon ont définitivement passé de mode.

1460 ca Specukum chicago Newberry Library, MS 40 Bruges,
Speculum Humanae Salvationis, Bruges, vers 1460, Chicago Newberry Library, MS 40
Ce modeste illustrateur brugeois utilise encore la pose centrifuge.

Maître du Livre de prière de Dresde 1497 Isabella Bréviary BL Add. 18851 f.106v
Maître du Livre de prière de Dresde (Bruges), Bréviaire d’Isabelle, 1497, BL Add. 18851 f.106v
Elle trouve une sorte d’apothéose dans cette composition radicale, où la symétrie des croix rend d’autant plus évidente la vacuité spirituelle du Mauvais Larron.

1496 Rueland_Frueauf_d._J._-_Crucifixion_-stiftsmuseum klosterneuburg
Rueland Frueauf le Jeune, 1496, Stiftsmuseum, Klosterneuburg
Cet artiste bavarois affuble le Mauvais larron de trois autres signes infamants : la jeunesse, la rousseur et la position dans le paysage, en dehors des remparts de Passau ; le Bon larron quant à lui se découpe entre l’église Saint Nicolas et la ville, avec  l’âge et la blancheur  de la sagesse.

Disposition plane :  le Mauvais larron centripète

Larronsdedos_SchemaPlanMauvaisCentripete
Le Mauvais larron est vu de dos, et tourné vers le Christ.

Les plus anciens exemples : en Italie

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1340 ca Maestro di Mombaroccio o Bellpuig affresco crocifissione palazzo ducale mantova Phototheque Zeri
Fresque de la Crucifixion
Maestro di Mombaroccio o Bellpuig, vers 1340,  Palais ducal, Mantoue,  Photothèque Zeri [1]
Cet extraordinaire larron, suspendu par les mains à un arbre en V,  n’a pour prédécesseur en Italie que le pendu vu de dos introduit par Giotto en 1306 dans son Enfer de la chapelle Scrovegni (voir 3 Le nu de dos au Moyen-Age (1/2)).
Le cavalier également vu de dos, juste en dessous, puis les deux joueurs de dés  vus de dos encore plus bas, suggèrent une grande symétrie recto-verso de part et d’autre du Christ ; hypothèse que la disparition de la moitié gauche empêche de confirmer.  A noter que, selon Stefano L’Occaso, certains des visages, très caractérisés, pourraient être des portraits de personnages de la cour des Gonzague.
L’idée de remplacer les luminaires habituels, Soleil et Lune,  par les deux bustes auréolés de la Vierge et de Dieu le Père,  est probablement une amplification graphique à partir des deux petits protagonistes habituels, qui prennent la valeur d’attributs respectifs :
  • l’Ange, par le biais de l’Annonciation,
  • le Démon, par le biais du Jugement dernier.
Tandis  que l’âme du Bon larron est pieusement recueillie dans un linge, l’âme du Mauvais est hameçonnée de loin, indignité qui se rajoute à celle de ne même pas mériter d’être crucifié. Pendu par l’âme et par le corps, ce Mauvais Larron  nous est montré comme un alter ego de Judas.
Tous ces éléments extrêmement originaux militent en faveur d’une conception très élaborée, par un artiste majeur.

1416 Lorenzo e Jacopo Salimbeni, oratorio di San Giovanni Battista, Urbino
Fresque de la Crucifixion
 Lorenzo et Jacopo Salimbeni, 1416, oratorio di San Giovanni Battista, Urbin
Le pélican en haut au centre, l’étendard SPQR, le cheval vu de dos, se retrouvent dans plusieurs Crucifixions italiennes du gothique international.

1416 Lorenzo e Jacopo Salimbeni, oratorio di San Giovanni Battista, Urbino detail longin
Noter la représentation précoce du miracle de Saint Longin qui, selon la  Légende dorée :
« se convertit à la foi en voyant les signes qui suivirent la mort de Jésus, c’est-à-dire l’éclipse du soleil et le tremblement de terre. Mais on dit que ce qui contribua surtout à le convertir fut que, souffrant d’un mal d’yeux, il toucha par hasard ses yeux avec une goutte du sang du Christ, qui découlait le long de sa lance, et recouvra aussitôt la santé. »

1416 Lorenzo e Jacopo Salimbeni, oratorio di San Giovanni Battista, Urbino detail demon
Le Mauvais larron vu de dos ne peut s’expliquer que par l’influence lointaine de la fresque de Mantoue. Par affinité entre méchants, le démon qui grimpe sur son épaule pour s’emparer de son âme est lui aussi vu de dos.

La Crucifixion perdue de Pollaiuolo (SCOOP !)

1455 ca Antonio del Pollaiolo, Crocifissione avec les saints Francesco et Gerolamo localisation inconnue detail
Crucifixion avec les saints François et Jérôme
Antonio del Pollaiuolo, vers 1455, localisation inconnue
Connu seulement par cette photographie, le tout premier tableau attribué à Pollaiuolo esquisse une torsion du Mauvais larron vers l’arrière, dans une iconographie rare : sa bouche hurlante illustre les injures qu’il jette à Jésus [2],  sa chevelure ébouriffée et son pied qui a trouvé suffisamment de force pour s’arracher au clou et le tordre, expriment violence et souffrance. A l’inverse, l’auréole et le visage apaisé du Bon larron signalent qu’il est déjà au Paradis (  Luc, XXIII, 39-43).

V
Crucifixion
Grégoire Huret, 1664, Albertina, Vienne
Il est amusant de faire un saut de deux siècles pour comparer cette oeuvre tragique et profondément originale, avec une gravure qui veut illustrer le même passage de Luc, mais de manière didactique et dépassionnée : les panonceaux portent en trois langue l’identité des malfaiteurs, l’un sourit béatement dans une nuée d’angelots qui lui décernent la palme et la couronne, et la mauvaise humeur de l’autre est masquée par la vue de dos.

1445-50 Pesellino Crucifixion with Saint Jerome and Saint Francis NGA
Crucifixion avec Saint Jérôme et Saint François
Pesellino, 1440-50, NGA
Une autre singularité du panneau de Pollaiuolo est l’inversion des deux saints : dans toutes les Crucifixions italiennes où ils apparaissent :
  • Saint Jérôme est toujours à gauche, par ordre chronologique et parce qu’on peut ainsi évoquer la scène emblématique de la pénitence, où il se frappe la poitrine avec un caillou en contemplant un crucifix ;
  • Saint François, à droite, ouvre les mains pour évoquer sa propre scène emblématique, la stigmatisation.

1455 ca Antonio del Pollaiolo, Crocifissione avec les saints Francesco et Gerolamo localisation inconnue detail
Face au problème diplomatique que posait sa Crucifixion très polarisée, Pollaiuolo a trouvé une solution astucieuse : il a placé Saint Jérôme dans le camp du mauvais Larron, mais en lui donnant le geste de Saint François, et réciproquement. L‘hybridation restaure l’égalité.

Après Mantegna

1457-60 Mantegna,_Andrea_-_crucifixion_-_Louvre_from_Predella_San_Zeno_Altarpiece_Verona
Crucifixion (prédelle du retable de San Zeno de Vérone)
Mantegna, 1457-60, Louvre
La Crucifixion de Mantegna, dans les mêmes années, imposera pour longtemps, en Italie, sa conception dépassionnée et parfaitement symétrique du Calvaire.

1300-1400 Anonimo orvietano Musee des Beaux Arts Lyon photothèquezeriAnonyme d’Orvieto,  14ème siècle,  Musée des Beaux Arts, Lyon 1400-99 Anonimo ferrarese Museum of Art Baltimore phototheque ZeriAnonyme de Ferrare, 15ème, Museum of Art, Baltimore
Crucifixion, photothèque Zeri
On ne trouve dans toute la photothèque Zeri, sur deux siècles, que ces  deux oeuvres mineures et isolées présentant un Mauvais larron vu de dos, dans un but évidement péjoratif.


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Le Mauvais larron dans les Pays germaniques,  après 1450

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<>1445 Hans Bornemann (Hambourg)Lamberti Altarpiece (detail of the Crucifixion),Lüneburg, Saint-Nicholas
Lamberti Altarpiece (détail),
Hans Bornemann (Hambourg), vers 1447, église Saint-Nicholas, Lüneburg
1443-45 Van der Weyden Triptyque Crucifixion Kunsthistrisches Museum Vienne detailTriptyque de la Crucifixion, Van der Weyden, 1443-45, Kunsthistorisches Museum, Vienne 1415-20 Campin Bon Larron inverseTriptyque de la Déposition, Bon Larron, Robert Campin (inversé), 1415-20

Ce peintre hambourgeois a composé sa Crucifixion par collage de motifs flamands :

  • le Christ est copié sur celui de Van der Weyden, avec  :
    •  son pagne blanc  flottant dans les deux directions, en contrepoint des deux anges en deuil ;
    • le détail caractéristique de la traînée de sang, issue de la plaie du flanc, qui coule par en dessous ;
  • la fissure dans le rocher, qui sépare les Bons et les Mauvais, est une idée de Robert Campin dans sa descente de Croix perdue (voir 3 Le Mauvais Larron de Robert Campin)
  • le Mauvais larron est copié, en l’inversant, sur le Bon Larron de Campin [3].
Cette inversion est significative : comme nous le verrons plus loin, le motif quelque peu paradoxal du Bon larron vu de dos, propulsé par Robert Campin dans la peinture flamande, se diffuse peu à l’extérieur. De manière plus conventionnelle, Bornemann applique cette pose péjorative au Mauvais larron, comme élément différentiateur. Il ajoute au passage d’autres oppositions avec le Bon larron : bras liés contre bras libres, nudité complète contre culotte et drap.
Le motif reste ensuite très rare dans les pays germaniques, mais trahit  la même influence flamande : dans les deux seuls cas subsistants,  le Christ est emprunté à celui de Van der Weyden (la coulée de sang sous le pagne) :
1465-85 Kalvarienberg Franconie Germanisches NationalmuseumPeintre franconien, 1465-85, Germanisches Nationalmuseum, Nüremberg 1485-90 Maître de la Passion de Lyversberg Cologne Calvaire avec donateurs Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique BruxellesCalvaire avec donateurs , Maître de la Passion de Lyversberg (Cologne), 1485-90   Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique Bruxelles

Le peintre franconien utilise la vue de dos pour différencier la Mauvais larron, en supplément d’un autre détail discret : la croix de type tronc, qui s’oppose aux deux autres croix de type poutre (sur cette formule, voir 2 Croix-poutres, croix-troncs).

Le peintre colonais quant à lui le différencie, outre la vue de dos, par l’âge (jeune et imberbe) et le vêtement (culotte contre pagne). On notera, en bas, le détail rare des deux squelettes touchant du bout des os, par derrière, le père et la mère de famille.

1450-70 Wien
Graveur viennois, 1450-70
Cette gravure sans lendemain intègre la vue de dos flamande dans l’iconographie populaire germanique.

1478 ap Johann Zainer Auslegung des Lebens Jesu Christi DNB Inc. 4° 909 p 119 Ulm
L’autre parole (das ander Wort), après 1478 « Auslegung des Lebens Jesu Christi » imprimé à Ulm par Johann Zainer, DNB Inc. 4° 909 p 119 [4].
Tirée d’une Vie de Jésus Christ abondamment illustrée, cette image est la seule du livre à montrer les deux larrons : ceci pour illustrer un moment bien  précis, la seconde parole du Christ, en réponse au bon Larron. L’illustrateur a inventé cette vue de dos maladroite pour mettre en valeur le bon interlocuteur.

1506 Urs Graf a Le christ entre les Larrons Szenen der Passion Herzog Anton Ulrich nds.museum-digital.deLe Christ entre les Larrons 1506 Urs Graf bL'eponge au vinaigre Szenen der Passion Herzog Anton Ulrich nds.museum-digital.deL’éponge au vinaigre
Série « Szenen der Passion », Urs Graf, 1506, Herzog Anton Ulrich Museum (nds.museum-digital.de)
Durant la grande vogue des séries de la Passion, quelques année avant celles de Dürer, Urs Graf réalise la sienne. Les larrons figurent dans quatre images consécutives. Le Mauvais larron « à la flamande » n’apparaît pas par hasard : au moment où le Christ boit le vinaigre,  les deux larrons se renversent en arrière par dessus la croix en tau  : le Bon pour recueillir les gouttes qui tombent du poignet du Christ (selon la tradition de l’eucharistie par le sang, voir plus bas) , le Mauvais pour s’en éloigner.

1506 Urs Graf c Le coup de lance Szenen der Passion Herzog Anton Ulrich nds.museum-digital.deLe coup de lance 1506 Urs Graf d La déposition Szenen der Passion Herzog Anton Ulrich nds.museum-digital.deLa Déposition

De même, le coup de lance donné au Christ est synchronisé avec les coups de massue qui cassent les jambes des larrons pour accélérer leur mort : moment où l’ange et le démon viennent recueillir leur âme.

Ceci est conforme au texte de Jean :
« Les soldats allèrent donc briser les jambes du premier, puis de l’autre homme crucifié avec Jésus. Quand ils arrivèrent à Jésus, voyant qu’il était déjà mort, ils ne lui brisèrent pas les jambes, mais un des soldats avec sa lance lui perça le côté ; et aussitôt, il en sortit du sang et de l’eau. » Jean 19,32
La seconde vue de dos apparaît à la dernière image, s’ajoutant au bannissement en hors champ pour matérialiser la perdition définitive du Mauvais larron, tandis que le Bon se trouve déjà au Paradis.


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Le Mauvais larron dans les Flandres,  après 1450

Autant les Bons larrons vus de dos y sont fréquents, sous l’influence de Campin, autant les Mauvais ne se bousculent pas.

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Deux Calvaires d’Antonello de Messine (SCOOP !)

Antonello est si lié à la peinture flamande que c’est dans ce contexte qu’il faut apprécier ses larrons, qui n’ont pas été étudié en profondeur, malgré leur singularité.

V
Calvaire, Antonello de Messine, 1454-55, Brukenthal National Museum

Comme l’ont remarqué tous les commentateurs, la composition fait cohabiter un climat italien, en bas, avec son paysage maritime et ses personnages statiques, et un climat « à la Campin », en haut, avec ses larrons dramatiques pendus à des troncs étêtés.

La traverse en tau ne sert à rien puisque, d’une manière unique, leurs mains sont ligotées ensemble. Disposés face à face et vus de profil, ils se différencient :

  • par le visage, barbu comme le Christ pour le Bon, jeune et rejeté en arrière pour le Mauvais ;
  • par les mains, congestionnées ou pâles ;
  • par le torse, concave et collée au tronc, ou convexe et décollé ;
  • par la ligature des membres inférieurs, au mollet ou à la cheville.

De ce fait, la brisure de la jambe, si elle peut accélérer le mort pour le Mauvais larron, n’a d’autre effort pour le Bon qu’une torture supplémentaire. Le Bon larron est donc peut-être encore vivant ou, s’il est mort, souffre plus longtemps.

L’idée de la composition est donc double :

  • d’une part, par leur suspension infamante sur une croix rustique, signifier que les souffrances des deux malfaiteurs ne sont que des souffrances humaines, méritées et sans finalité : alors que celles du Christ innocent ont valeur de Rédemption, comme le montre l’auréole qui transcende la couronne d’épines ;
  • d’autre part que le Bon Larron se rapproche du Christ, par un surcroît de souffrance.

1440 Konrad_Witz_-_Lamentatio Frick collection
Lamentation, Konrad Witz (atelier), vers 1440, Frick collection, New York

Cette conception doloriste se retrouve dans cette oeuvre légèrement antérieure (longtemps attribuée à Antonello) : les deux larrons sont couverts de coupures gratuites, pas seulement aux jambes. Le Bon Larron, qui regarde vers la croix du Christ, est encore lié par les pieds, à son imitation ; alors que le Mauvais se balance de manière infamante, comme un morceau de viande à l’équarrissage.


Livre d'heures 1422-1425 Vienne ONB Cod 1855 fol 282 centre
Calvaire, Antonello de Messine, 1475, Musée des Beaux Arts, Anvers

Le Mauvais larron vu de dos apparaît que dans la deuxième Crucifixion d’Antonello (sur les trois qui lui sont attribuées).

De la première à la deuxième, vingt ans plus tard, la ligne d’horizon s’est abaissée, accentuant l’effet de contre-plongée. Restés seuls au pied des croix, la Vierge assise par terre et Saint Jean à genoux sont un unicum iconographique. Antonello a repris l’idée du torse concave et du torse convexe des larrons, mais il a cassé la symétrie en différenciant radicalement les modes de suspension :

  • le Bon, attaché par les bras à une croix en tau, pouvait poser les pieds sur une branche faisant ressort : point d’appui fragile que la fracture des jambes a supprimé ;
  • le Mauvais reste suspendu uniquement par les poignets à la croix-tronc la plus haute, ses jambes ne montrent aucune plaie et il peut appuyer l’un ou l’autre pied, indéfiniment, sur un moignon de branche. L’absence de blessure aux jambes est une rupture par rapport à la littéralité du texte , tout comme la vue de dos est une rupture par rapport aux conventions graphiques.

Pour autant qu’on puisse pénétrer les intentions d’une oeuvre aussi singulière, il semble bien qu’Antonello, par rapport à sa première Crucifixion, ait inversé la narration au service du même objectif :

  • c’est ici le Mauvais larron qui est encore vivant – ou du moins condamné à une torture infinie ;
  • tandis que le Bon a rejoint le Christ dans la Mort.

Pour illustrer le caractère profondément médité de la composition, mentionnons un détail qui n’a pas non plus été analysé :


1475 Calvarieberg,_Antonello_da_Messina Koninlijk_Museum_voor_Schone_Kunsten_Antwerpen detail
La composition développe l’opposition entre les deux troncs, élagués mais encore vivants, et les croix équarries mais cassées, coincées par des cailloux et des coins : on en voit trois bases rompues derrière la route par laquelle s’en vont les soldats, contrastant avec l’arbre coupé qui refleurit. Et surtout un autre au tout premier plan, sur lequel est posé le cartellino avec la date et la signature, à l’imitation du cartellino INRI en haut de la croix.
Le couple du lapin et de la chouette s’inscrit dans la même dialectique du bois équarri et du bois tranché. Antonello joue ici magnifiquement sur le symbolisme contradictoire de la chouette posée sur le tronc : à la fois Sagesse et Ignorance, comme le  Bon et le Mauvais Larron.  De part et d’autre du crâne d’Adam hanté par le serpent de la Chute, les deux couples animal/bois  forment une sorte de paysage moralisé  : en plaçant son cartellino côté gauche, dans le camp honorable, Antonello choisit :
  • le bois aplani mais cassable, contre le bois brut ;
  • le lapin domesticable, mais sacrifiable, contre la chouette ;
  • le Christ contre les Larrons.

Un Triptyque de Memling

1491 MEMLING Triptyque Greverade Lubeck Sankt-Annen-Museum
Triptyque Greverade
Memling, 1491,  Sankt-Annen-Museum, Lübeck
Dans ses Crucifixions tardives, Memling suit l’iconographie des retables westphaliens, qui mettent l’accent sur les deux convertis : Longin aveugle à gauche de la croix, le centurion attestant de sa foi à droite. Assis sur un cheval blanc vu de face, il forme un couple antithétique avec le pharisien assis sur un cheval blanc vu de dos, en train de discuter avec Caïphe. Le singe en croupe, qui chez Memling signifie le péché  [5], ajoute au caractère péjoratif de la vue de dos,  qui conduit l’oeil à celle d’un autre ennemi du Christ, le Mauvais larron juste au dessus.

1480-90 Atelier de Memling Musee national Budapest
Atelier de Memling, 1480-90, Musée national, Budapest
Le caractère concerté de ces  vues de dos est démontré, a contrario, par deux autres triptyques (à Budapest et au musée Frans Hals d’Haarlem), copies d’atelier d’un triptyque disparu de Memling dont l’iconographie était plus conventionnelle : pas de singe, le pharisien vu de face et le Mauvais Larron aussi.

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Le Mauvais Larron en Crète, après 1480

Dans l’art byzantin, les larrons ne sont jamais représentés dans les Dépositions, et rarement dans les Crucifixions. Le Mauvais larron vu de dos inventé par un maître crétois n’en est que plus exceptionnel.

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1378 Giusto de Menabuoi Baptistere Giusto de Menabuoi, 1378, Baptistère, Padoue 1480-1500 The_Crucifixion-Andreas_Pavias National Gallery of Athens detail mauvaisAndreas Pavias, 1480-1500, National Gallery, Athènes

Les Calvaires à un grand nombre de personnages existent depuis longtemps en Italie, lorsqu’un artiste grec acclimate cette formule à Candie, colonie vénitienne en Crète. Outre la foule de personnages, les emprunts italianisants sont nombreux : le pélican en haut de la croix, les chevaliers en costume moderne, la ville à l’arrière-plan, la chevelure blonde de Marie-Madeleine. La signature en latin traduit l’adoption d’une mode italienne pour satisfaire un client catholique [5a]. La grotte des Enfers qui s’ouvre sous le crâne d’Adam est en revanche un motif typiquement byzantin.


1480-1500 The_Crucifixion-Andreas_Pavias National Gallery of Athens detail bon 1480-1500 The_Crucifixion-Andreas_Pavias National Gallery of Athens detail mauvais

Pavias s’est particulièrement attaché à travailler les effets d’opposition :

  • à côté d’un clocher, le Bon larron vu de face voit son âme vue de face emportée vers le Soleil par un ange vu de face ;
  • à côté de Judas pendu, le Mauvais larron vu de dos voit son âme vue de dos emportée vers la Lune par un démon vu de dos.
Cette vue de dos du Mauvais larron a conduit à deux détails très originaux : sa croix en tau et son âme harponnée.

1545–1546 Crucifixion Theophanes the Cretan Monastery of Stavronikita AthosTheophanes le Crétois, 1545–46, Monastère de Stavronikita, Athos 1547 Georges le Crétois Dyonisou monastery AthosGeorges le Crétois, 1547, Monastère de Dyonisou, Athos

Cinquante ans plus tard, deux peintres crétois exportent au Mont Athos le Mauvais larron mis au point par Pavias.


1548 Frangos-Katelanos-Crucifixion--fresco-Naos-Varlaam-Monastery-Meteora-Thessaly
Frangos Katelanos, 1548, Monastère de Varlaam, Météores
Cet autre peintre très influencé par la Renaissance crétoise le transporte en même temps aux Météores.

1480-1500 The_Crucifixion-Andreas_Pavias National Gallery of Athens detail mauvaisAndreas Pavias, 1480-1500, National Gallery, Athènes 1625-40 Emmanuel Lampardos Crucifixion ermitage, S.PeterburgEmmanuel Lampardos, 1625-40, Ermitage, S.Peterbourg

Au siècle suivant, un dernier peintre de la même école reprend, en la simplifiant, l’ensemble de la composition de Pavias.

Etrangement, aucun des Larrons vus de dos qui se multiplient, au XVIIème siècle, dans les gravures flamandes, ne sera repris dans l’art des icônes, malgré des influences nombreuses [5b]. Le Mauvais larron de Pavias reste une invention isolée, qui n’a pas à l’époque d’équivalent en Italie. On peut néanmoins rattacher la symétrisation recto-verso des deux Larrons à la mode purement graphique qui se développe un peu partout à l’époque : celle des figure come fratelli (voir 3 Les figure come fratelli : autres cas).

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Un Mauvais Larron en France, vers 1515

Cette composition isolée se trouve dans une église rurale de Champagne.

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1505 ca baie 0 Saint Nizier Troyes Crucifixion photo Denis Krieger mesvitrauxfavoris.frCrucifixion, vers 1505 (baie 0),
Saint Nizier, Troyes, photo (c) Denis Krieger (mesvitrauxfavoris.fr)

Cette verrière, où figuraient autrefois l’Ange et le Démon recueillant les âmes des larrons, serait la prototype d’une verrière très singulière, dans une église de campagne à une quarantaine de kilomètres de Troyes [5c].


1515 ca baie 0 Rosnay l'hopital Crucifixion photo Denis Krieger mesvitrauxfavoris.fr
Crucifixion, vers 1515 (baie 0), Rosnay l’hôpital

Les deux premiers phylactères portent le dialogue entre le Bon Larron et le Christ. Sur le troisième, l’imprécation du Mauvais Larron :

Sauves-toi, ainsi que nous, si tu l’es toi-même » (paraphrase de Luc 23-39)

Salvum te fac et nos si tu es ipse

…forme comme un répons rimé à la profession de foi du centurion (en bas au centre) :

Vraiment, il était le fils de Dieu, celui-ci

Vere filius dei erat iste



1515 ca baie 0 Rosnay l'hopital Crucifixion photo Nhuan DoDuc httpndoduc.free.fr
La croix tourmentée et le retournement du Mauvais larron traduisent scéniquement son exclusion du dialogue sacré : deux petits diables verts se tortillent déjà sous ses yeux, tandis que deux anges sont descendus écouter le Bon larron.

On notera, au centre, la dextérité de l’ange en rouge, qui recueille dans une coupe le sang de la main et dans une autre celui du flanc.


1520 ca arrembecourt photo (c) Painton Cowen .therosewindow.com
Crucifixion, vers 1520 (baie 0),
Arrembécourt, photo (c) Painton Cowen (therosewindow.com)

A 15km de Rosnay, cette autre verrière reprend la même composition, en la simplifiant. Le phylactère du Centurion a été remonté à la gauche du Christ, et le texte du Mauvais larron a été légèrement modifié, de manière à le rendre autonome :

Si tu es le fils de Dieu, sauve-toi et sauve- nous

Si filius dei es, te salva et nos


1525 ca Baie 0 Eglise de la-Nativité-de-la-Vierge Bérulle photo (c) Denis Krieger (mesvitrauxfavoris.fr)

Crucifixion, vers 1525 (baie 0)
Eglise de la Nativité de la Vierge, Bérulle, photo (c) Denis Krieger (mesvitrauxfavoris.fr)

Dans un village diamétralement opposé aux deux précédents par rapport à Troyes, cette troisième verrière réduit le carton à l’essentiel :

  • au centre les phylactères opposés du Bon et du Mauvais larron, avec Marie-Madeleine au pied de la croix ;
  • de part et d’autre, l’Ange et le Démon ;
  • en bas à gauche Saint Jean et la Vierge ;
  • en bas à droite le Centurion et Longin.

Disposition plane : le Bon Larron vu de dos

Larronsdedos_SchemaPlanBon
Les Trois Croix sont dans un même plan. Le Bon Larron est vu de dos. L’effet paradoxal est de casser l’affinité entre le Bon larron et le Christ.

Les origines

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L’eucharistie par le sang

Kaufmann_Crucifixion-_GemaldeGalerie Berlin 1340
Crucifixion Kaufmann,
Maître de Vyšší Brod, Bohême, vers 1340, GemäldeGalerie, Berlin
Dans cette Crucifixion bohémienne, des larrons complètement désarticulés s’enroulent autour de deux croix en tau, sous la grande croix de Jésus qui organise cette composition très symétrique (lance et masse d’armes à gauche, roseau et doigt levé à droite).
Les poses contournées des larrons s’inscrivent dans cette recherche :
  • symétrie miroir pour les jambes ;
  • symétrie de dos/ de face pour les torses.
Ce raffinement graphique n’est pas gratuit : il sert à montrer que le Bon Larron accepte de recevoir le sang du Christ sur sa face tournée vers le Ciel, tandis que le Mauvais Larron  refuse cette communion en tournant son regard vers la terre.

Crucifixion, Psalm 45, Chludov Psalter, Byzantine, 9th century, Moscow, Historical Museum MS 129
Psaume  45, Psaultier de Chludov MS 129, 9ème siècle, Musée Historique de Moscou
L’origine de cette idée est probablement byzantine : ici le Mauvais Larron baisse la tête, refusant de recevoir le sang qui tombe de la main gauche de Jésus.

1409-Meister-des-Sbinko-von-Hasenburg-ONB
Crucifixion
Maître du Missel Hasenburg, 1409, Cod. 1844, ONB, Vienne
Cet enlumineur de Bohême du Sud a recopié à l’identique les positions des larrons, mais au service d’une idée plus moderne : montrer l’âme du Bon Larron emportée vers le ciel par un Ange, et celle du Mauvais emportée vers la terre par un Démon.


Crucifixion (détail du retable de la Passion)
Maître de la Passion de Lyversberg,  1464-66, Wallraf-Richartz-Museum
Cette composition très inventive d’un maître colonais oppose  la face tournée vers le ciel du Bon Larron à la face tournée vers la terre du Mauvais. On peut la comprendre  comme l’ultime évolution de cette posture acrobatique, permettant au départ de recueillir le sang, puis facilitant l’extraction de l’âme.

1460 Meister der Sterzinger Altarflügel (Ulm) Staatliche Kunsthalle Karlsruhe
Meister der Sterzinger Altarflügel, 1460, Staatliche Kunsthalle, Karlsruhe
De manière rarissime, ce peintre d’Ulm applique cette pose au Bon Larron tout en conservant la formule typiquement germanique du Mauvais Larron centrifuge, ce qui aboutit paradoxalement à unifier les deux Larrons. Pour les différencier, l’artiste a eu recours à un procédé narratif.  Le bourreau :
  • a déjà brisé la jambe et la cuisse du Bon Larron, qui vient d’expirer comme le Christ ;
  •  s’est déplacé sur la droite pour s’attaquer maintenant à la cuisse du Mauvais Larron, qui pousse un cri de douleur.
L’effet obtenu est celui de la solidarité entre le Bon Larron et le Christ, et l’exclusion du Mauvais.


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Les expérimentations françaises

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1400 ca Cercle du Maitre de BedfordMissale parisiense Heidelberg, Universitätsbibliothek Cod. Sal. IXa, fol. 107v
Crucifixion
Missel parisien, Cercle du Maïtre de Bedford, 1390-1400, Heidelberg, Universitätsbibliothek Cod. Sal. IXa, fol. 107v
Dans ce missel provenant de Notre Dame de Paris, les deux larrons exhalent tous deux  leur âme vers le haut, sans Ange ni démon pour la recueillir. La seule différenciation est discrète : la destination diurne (le Soleil) ou nocturne (la Lune).  La vue de dos du Bon Larron pourrait être le souvenir d’une tradition antérieure, analogue à la formule bohémienne, et dont on aurait perdu en France toute trace.
Mais il est plus probable qu’il s’agit d’une réinvention : elle  sert d’élément différentiateur complémentaire tout en  portant une signification symbolique : en se tournant vers le Christ, le Bon Larron manifeste, littéralement,  sa conversion.

La formule du maître de Boucicaut

1405-08 Maitre de Boucicaut Heures du Marechal de Boucicaut MS 2 fol 105v Musee Jacquemart Andre
Maître de Boucicaut, 1405-08, Heures du Maréchal de Boucicaut, Musée Jacquemart André, MS 2 fol 105v
Le Maître de Boucicaut rationnalise la composition :
  • les croix en biais, strictement identiques,  créent  un effet de profondeur ;
  • les âmes des larrons disparaissent, suggérées par les attitudes des anges qui les surmontent : celui du Bon joint les mains en souriant,
  • celui du Mauvais croise les bras d’un air sévère, signalant par là qu’il n’y a rien pour lui à emporter ;
  • c’est le Mauvais larron qui est vu de dos, selon l’interprétation péjorative, la plus simple ;
  • la tête penchée et la banderole suppriment toute interaction entre lui et le Seigneur.

1410-12 Maître de la Mazarine et collaborateurs BNF Français 2810 fol 126r
Maître de la Mazarine et collaborateurs, 1410-12, Marco Polo, Livre des merveilles, BNF Français 2810 fol 126r
Ce maître parisien recopie la configuration des croix, en modifiant seulement le visage  du Bon Larron.  Il accentue la symétrie d’ensemble : deux collines, deux drapeaux et deux groupes de personnages aux regards centripètes.

Le   pendant Jour / Nuit des frères Limbourg (SCOOP !)

Les_Tres_Riches_Heures_du_duc_de_Berry-Musee-Conde-Chantilly-MS-65-fol-152v-1411Crucifixion, fol 152v Les-Tres-Riches-Heures-du-duc-de-Berry-mort-du-christ-Musee-Conde-Chantilly-Ms.65-f.153r-1411-1416Mort du Christ, fol 153r
Frères de Limbourg, Très Riches Heures du duc de Berry, 1411-1416, Musée Condé, Chantilly
Ce bifolium très exceptionnel met en pendant la Crucifixion en plein jour, et l’instant précis de la Mort du Christ, où les ténèbres se font  :
« A midi, il y eut des ténèbres sur tout le pays, jusqu’à trois heures de l’après-midi » Marc 15:33
« Et voici, le voile du temple se déchira en deux, depuis le haut jusqu’en bas, la terre trembla, les rochers se fendirent : les sépulcres s’ouvrirent, et plusieurs corps des saints qui étaient morts ressuscitèrent ». Mathieu 27, 52-53
D’où les trois médaillons de droite et du bas avec un savant scrutant l’éclipse, le voile du temple et le réveil des morts.
Dans les ténèbres, seule luit l’auréole du Christ, entre le soleil et la lune obscurcis. Le panonceau infamant « Roi des Juifs » a disparu, remplacé par la figure de Dieu le Père qui atteste de la véritable identité de Jésus.
S’il est logique que Jérusalem, au fond, ne soit plus visible dans la nuit, le pivotement des croix des deux Larrons semble  en revanche anormal : le Mauvais Larron est maintenant face à Jésus, tandis que le Mauvais Larron lui tourne le dos : pivotement surnaturel  dans lequel on peut voir l’effet du tremblement de terre. Retour à l’interprétation « savante » de la vue de dos, comme symbolisant la conversion du Bon Larron, face à face avec le Christ.

Le   pendant Jour / Nuit des Heures de Bedford (SCOOP !)

Des travaux récents ont montré la participation, avant 1416, de certains artistes de l’atelier du Maître de Bedford aux Très Riches Heures du duc de Berry, notamment pour la réalisation de la bordure de la Crucifixion [6].

Bedford Hours 1410-30 Crucifixion_British_Library_Add_MS_18850_f240R centre
Mort du Christ, fol 240r
Heures de Bedford, 1410-30, British Library Add MS 18850
Il n’est donc pas étonnant que cette Crucifixion, entourée par la bordure à médaillons caractéristique de l’atelier Bedford, reprenne l’idée des phénomènes associés à la Mort du Christ (l’éclipse, les morts sortant du tombeau), comme le précise la légende en bas de l’image :
« Com’t n’re Seigneur fut mis où il souffry mort et passion pour nous tous. Et sont es rolleaux entour luy toutes les paroles qu’il parla en la Croix.Com’e il y envita (mourut), et la terre trambla, et les morts resusciter’nt de leut to’bes. »

Bedford Hours 1410-30 Crucifixion_British_Library_Add_MS_18850_f144R centreCrucifixion , fol 144r Bedford Hours 1410-30 Crucifixion_British_Library_Add_MS_18850_f240R centreMort du Christ, fol 240r
Heures de Bedford, 1410-30, British Library Add MS 18850
Il n’a pas été remarqué (parce qu’elles ne sont pas côte à côte) que les Heures de Bedford contiennent, exactement comme les Très Riches Heures, deux Crucifixions, l’une de jour et l’autre au moment de l’éclipse. Comme chez les frères Limbourg, le paysage à l’arrière-plan disparaît dans la Nuit, et la figure de Dieu le Père remplace le pannonceau INRI. Une trouvaille supplémentaire est la lance, qui perce le flanc de Jésus dans la scène diurne et retombe sur les soldats dans la scène nocturne.
Ainsi le maître de Bedford a probablement emprunté aux frères Limbourg le procédé différentiateur du recto-verso, mais en l’interprétant à l’inverse : considérant la vue de dos comme péjorative, il  l’applique au  Mauvais Larron, de son vivant.
L’effet du tremblement de terre, outre de faire surgir un os du sol,  est de rectifier les deux croix, qui se retrouvent en symétrie de part   et d’autre de celle du Christ : ce qui permet à l’ange et du démon de venir recueillir leurs âmes.

Livre d'heures 1422-1425 Vienne ONB Cod 1855 fol 282 centreLivre d’heures, 1422-25, Vienne, ONB Cod 1855 fol 282 1412-1425 Maître de Bedford Missel de saint Magloire Arsenal. Ms-623 fol 213AvMissel de saint Magloire, 1412-1425, Arsenal. Ms-623 fol 213Av
Crucifixion, Maître de Bedford et atelier
La vue de dos péjorative devient un trait distinctif de l’atelier Bedford. D’autres traits distinctifs du Mauvais Larron sont :
  • dans la première variante,  le crâne chauve
  • dans la seconde, les poignets liés, pour souligner sa dangerosité ;
  • dans toutes, le regard de biais qu’il lance au Seigneur tandis que le Bon Larron tourne  son regard vers le ciel ou vers le sol.
Dans la version de Vienne, un autre trais distinctif est la forme  de la croix : de type Tronc pour le Bon Larron, de type Poutre pour les deux autres. Sur cette configuration rare, qui crée une affinité paradoxale entre le Christ et le Mauvais Larron ; voir 2 Croix-poutres, croix-troncs


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 La Déposition de Campin et sa postérité

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Triptyque de la Descente de croix
Copie d’une oeuvre perdue de Robert Campin, vers 1450-60, Walker Art Gallery, Liverpool
La Déposition de Robert Campin, réalisée vers 1415-20 pour l’église Saint Jacques de Bruges,  nous est connu par un seul fragment (le Mauvais Larron) et par cette copie. Elle cumule les paradoxes en affectant au Bon Larron des traits apparemment péjoratifs, qui forcent le spectateur à la réflexion  (pour la justification détaillée de cette analyse, voir 3 Le Mauvais Larron de Robert Campin) :
  • le bandeau sur ses yeux signifie au premier degré l’aveuglement, mais au second degré la Foi de celui qui reconnaît le Christ non par les yeux, mais par le coeur ;
  • la croix de type Tronc (qui s’oppose aux croix équarries du Christ et du Mauvais Larron) signifie au premier degré la grossièreté, mais au second la nouveauté de l’Ere sous la Grâce : le jeune bois remplace le vieux bois ;
  • la vue de dos exprime, littéralement, la conversion.
Ces retournements audacieux n’ont pas tous été compris  à l’époque  : aucun des suiveurs de Campin  n’a repris la différenciation des croix, mais tous ont respecté les poses des deux larrons.

Heures catherine de cleves vers 1440 084-M945_066v
Crucifixion
Heures de Catherine de Clèves, vers 1440, M945_066v-067r, Pierpont Morgan Library
Transposer la Déposition en une Crucifixion permettait de rajouter le thème de l’eucharistie originelle, les gouttes de sang  qui tombent dans la bouche du Bon Larron tandis que le Mauvais s’en détourne. Pour rendre la composition encore plus explicite, le miniaturiste a affublé ce dernier d’une physionomie sauvage, et lié court ses poignets pour montrer sa dangerosité.

Jésus Christ sur la croix entre les deux larrons. Bartsch 5, tome VI, page 93

Crucifixion
Maître à la Navette (IAM von Zwolle, Hollande, ), 1460-90, Petit Palais, Paris
Le Bon Larron est repris à la lettre, et le Mauvais est totalement modifiée au service d’une nouvelle opposition :
  • l’homme mûr, au cheveux et à la barbe taillée, déjà tourné vers le ciel,
  • le jeune homme hirsute et imberbe, qui se tord pour rester sur Terre.

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Triptyque du Calvaire,
Juste de Gand, 1465-68, Cathédrale Saint Bavon, Gand
L’influence de Campin se sent encore cinquante ans après dans la posture du Bon Larron, cambré en arrière et les yeux bandés. La vue de dos exprime le dialogue apaisé qu’il poursuit avec le Christ, par delà le bandeau et la Mort.

Anonyme vesr 1500 Cathedrale Saint Sauveur Bruges
Anonyme, vers 1500, Cathédrale Saint Sauveur, Bruges
Pour cette Crucifixion, l’artiste a calqué la Déposition de l’église Saint Jacques : les trois croix de Campin, les Larrons,  la Vierge et Saint Jean, et à droite le Centurion, en le déplaçant vers le centre (et en supprimant la fissure, qui aurait parasité ce continuum sur le même sol de trois scènes temporellement distinctes). L’adjonction d’une barbe a rendu le Mauvais Larron plus antipathique, tandis le périzonium de Jésus, avec ses deux pans flottant en direction du Bon Larron, crée une similarité formelle avec le bandeau de ce dernier : évoquant des phylactères, ces tissus blancs matérialisent  le dialogue évangélique de manière très ingénieuse.

1500 Atelier Urbain Huter Buhl eglise St Jean Baptiste photo Ralph Hammann
Atelier Urbain Huter, vers 1500, église St Jean Baptiste, Buhl (photo Ralph Hammann)
Le retable a été réalisé pour le couvent des religieuses de Sainte-Catherine de Colmar, d’où la donatrice miniature, en dessous de la Vierge, et les deux grandes saintes, Catherine et Ursule, de part et d’autre. Les emprunts aux gravures de Schongauer sont nombreux (Christ, anges, joueur de dés aux bras relevés), tandis que les deux larrons renvoient encore à la Déposition de Bruges, dont l’influence s’étend donc jusqu’en Alsace.


1500 Atelier Urbain Huter Buhl eglise St Jean Baptiste photo Ralph Hammann detail
A noter l’invention remarquable de la hallebarde qui sert de guide à la lance de l’aveugle Longin.

Gerard David 1510 ca Christ Carrying the Cross, with the Crucifixion MET Detail
Portement de Croix (détail)
Gérard David, vers 1510, MET
Encore un clin d’oeil à Robert Campin par Gérard David, à l’arrière-plan de son Portement de Croix.

1450-1500 Anonyme Muzeum Narodowe Poznan
Anonyme, 1450-1500, Muzeum Narodowe, Poznan
Cet artiste anonyme, en revanche, n’a pas compris l’iconographie de Campin et a voulu la corriger : il a recopié à droite (en l’inversant) le Larron vu de dos de Campin,  et a inventé pour le Bon larron le même personnage vu de face, les yeux bandés. Il a égalisé les trois croix dans le type poutre et poussé la symétrie jusqu’au parallélisme de la lance et du roseau.

Crucifixion Brugge master 1490-1510 Philadelphia Museum of Arts
Crucifixion
Maître de Bruges, 1490-1510, Philadelphia Museum of Arts
Cet autre anonyme a « corrigé » de la même manière le modèle Campin, en n’égalisant que les croix des Larrons, cette fois dans le type tronc.

1550 Montfort-l'Amaury_Église_Saint-Pierre_Baie_011Verrière de la Crucifixion (baie N° 11)
Vers 1550, Eglise Saint-Pierre, Montfort-l’Amaury
Cette église possède une série assez peu homogène de vitraux, dus à différents donateurs. L’étonnante vue de dos du Bon larron pourrait être une lointaine réminiscence campinienne, facilitée par la structure non polaire de la verrière : tous les personnages positifs se regroupant sous le Christ dans la lancette centrale, la différenciation des larrons perd de son importance.


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Le mystère du Larron en Y (SCOOP !)

Le Bon larron vu de dos de Campin se caractérise par sa face tournée vers le haut, son corps rejeté vers l’arrière par dessus la barre du tau, et ses bras tendus vers le bas. Une autre posture caractéristique a laissé des traces multiples, mais sa source n’est pas connue

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1452 ap Weyden (ecole) Diptych_of_Jeanne_of_France Musee Conde Chantilly
Diptyque de Jeanne de France (volet droit)
Van der Weyden (école), après 1452, Musée Condé, Chantilly
Ce petit diptyque dévotionnel présente plusieurs traits iconographiques uniques, surtout pour la date précoce qui est aujourd’hui retenue : vers 1452, à l’occasion du mariage de Jeanne de France (figurée en prières dans le volet gauche).
Celui qui nous intéresse ici est la vue de dos du Mauvais Larron. Elle attire l’oeil sur son supplice très particulier : la suspension  par les seuls poignets, Au moment représenté – le coup de lance qui vérifie que le Christ est bien mort –  les larrons, d’après le texte de Jean, ont déjà eu les jambes brisées afin d’accélérer leur mort. Or ce mauvais Larron a les jambes intactes, le bourreau s’étant contenté de délier ses pieds.
Il se trouve que le Bon larron est ici une copie flagrante du Mauvais Larron ambigu de Campin, et d’autres motifs du panneau sont également des emprunts à Campin et Van der Weyden. Par ailleurs, l’éclipse et la cécité de Longin sont des motifs que Memling développera : ce pourquoi on a cru longtemps que le diptyque était une de ses oeuvres de jeunesse, ce que la date précoce rend peu probable.
L’artiste anonyme du diptyque est en tout cas un compilateur, qui procède par collage au risque d’incohérences.  Puisqu’il a recopié le Mauvais Larron de Campin pour en faire un Bon, faisons l’hypothèse qu’il n’a pas inventé son Mauvais larron pendu, mais qu’il l’a recopié dans une oeuvre aujourd’hui perdue. Pouvons-nous en trouver d’autres traces ?

16eme-Descente-de-croix-dapres-Van-der-Weyden-Petit-PalaisPetit Palais 16eme Deposition musee des BA Strasbourg detruite en 1947Strasbourg (incendié en 1947)
Descente de croix, d’après Van der Weyden, 16ème siècle
Ces deux panneaux recopient, en bas, une Déposition perdue de van der Weyden, dont on a conservé un dessin préparatoire [7] et plusieurs oeuvres  qui s’en inspirent [8]. A l’origine, l’arrière-plan était à fond d’or ;  d’autres copistes ont rajouté une croix vide ; nos deux copistes du XVIème siècle ont imaginé un arrière-plan paysager, avec un Calvaire à taille réduite.

16eme-Descente-de-croix-dapres-Van-der-Weyden-Petit-Palais-detail.
La vue de dos du Bon Larron n’a rien d’étonnant dans la tradition de Campin, à laquelle la suspension par les mains apporte un renouvellement spectaculaire :
  • trouvaille graphique, avec  l’ombre de la croix qui se projette au milieu du dos ;
  • trouvaille symbolique : les pieds dénoués signifient la libération de son âme, comme le souligne le lien qui pend  ; et ici, aucune incohérence par rapport  au texte de Jean, puisque la Déposition a lieu bien après la mort.

1475-80 Hans-Memling Deposition galerie Doria Pamphili RomeDéposition, Memling, 1475-80, Galerie Doria Pamphili, Rome
Memling utilise le même position en Y du Mauvais larron vu de dos, mais en lui liant les pieds : ce qui a pour effet de le plaquer contre la croix, supprimant l’effet spectaculaire de l’ombre.

1586 Julius Goltzius gravure d'apres memling 1586 Julius Goltzius gravure d'apres memling inverseInversée

Julius Goltzius, 1586, gravure d’après Memling

Julius Goltzius (un cousin du célèbre graveur Hendrick Goltzius) n’a pas pris soin d’inverser le dessin, lorsqu’il a gravé cette Crucifixion disparue de Memling (il a juste permuté le plus facile, à savoir le soleil et la lune). En inversant la gravure, les saints personnages et Longin reprennent leur place habituelle, à gauche. Parmi les soldats joueurs de dés, deux portent l’épée à gauche et deux à droite : l’inversion fait apparaître comme gaucher le soldat le plus violent, celui qui porte la main à son arme. Cet effet était probablement voulu par Memling, afin d’ajouter un caractère péjoratif aux joueurs.
L’inversion étant acquise, le Bon larron est un nouvel exemple de la suspension en Y, avec toutefois les pieds cloués et non ballants, ce qui est logique s’agissant d’une Crucifixion.

Le cas Kempeneer

v1529 av Pieter de Kempeneer (Pedro de Campaña) The_Crucifixion Sternberg palacePieter de Kempeneer (Pedro de Campaña), avant 1529 , Palais Sternberg, Prague
La ressemblance avec le Calvaire perdu de Memling est frappante, même si Kempeneer va plus loin :
  • en étendant la vue de dos aux deux larrons ;
  • en plaçant les deux luminaires du côté du Bon Larron, dans une conjonction très rare.
Les deux troncs posés au centre sont à la fois un stock pour les croix et la bordure du chemin circulaire qui fait le tour de la Croix du Christ et l’isole des deux monticules, en avant, qui portent celles des larrons. Ils sont tous deux presque nus, mis à part un pagne à peine visible.
La datation de l’oeuvre a fait l’objet d’une querelle de spécialistes :
  • la maturité du style fait penser à une oeuvre tardive, après le retour d’Espagne à Bruxelles (1562) ;
  • la signature, flamande et non latine, tend au contraire vers une oeuvre de jeunesse, réalisée avant le départ de Bruxelles pour l’Italie (1529).
La notice du musée [8a] retient la datation haute: la Crucifixion de Prague serait le prototype, réalisé en Flandres, de toutes les Crucifixions ultérieures de Kempeneer. Sa maturité s’expliquerait alors par le fait qu’elle recopie soit le Calvaire de Memling, soit une composition antérieure.

1545 Pieter de Kempeneer (Pedro de Campaña) LouvrePieter de Kempeneer (Pedro de Campaña), 1545, Louvre
Un contrat récemment retrouvé [8b] montre que cette Crucifixion faisait partie d’un retable en cinq tableaux réalisé à Séville, pour une dévotion privée. C’est sans doute la raison pour laquelle Kempeneer abandonne sa formule des larrons vus de dos pour une posture plus conventionnelle, tout en conservant l’implantation triangulaire des croix.

1560 ca Pieter de Kempeneer (Pedro de Campaña) fundacion-cajasol sevillePieter de Kempeneer (Pedro de Campaña), vers 1560, Fundacion Cajasol, Séville
Dans cette oeuvre tardive en revanche [8c], il revient à sa formule d’origine, et en accentue la radicalité : deux personnages seulement au pied de la croix, et nudité intégrale pour les larrons. Les luminaires sont maintenant dissociées, et un corbeau près de la lune évoque l’âme noire du Mauvais larron.

Déposition
Pieter de Kempeneer (Pedro de Campaña), vers 1570, Prado
Dans cette Déposition, Kempeneer complète les obliques de sa composition phare par les obliques des échelles, inspirées d’une Déposition de Raphaël gravée par Marcantonio Raimondi. Un résumé, en somme, de toute son évolution artistique : les apports italiens enchâssés dans la tradition flamande.

Larron pendu schema
Les traces du Bon Larron en Y
La rareté des exemples empêche d’identifier l’auteur de cette idée brillante, apparue dans une Déposition réalisée entre 1420 et 1450, qui n’a pas laissé d’autre trace.

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D’autres types de Bons larron vus de dos

Tant qu’à duré la formule des croix en tau pour les larrons, d’autres postures moins spécifiques sont apparues sporadiquement.

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Le bon Larron tête basse

Les-Tres-Riches-Heures-du-duc-de-Berry-mort-du-christ-Musee-Conde-Chantilly-Ms.65-f.153r-1411-1416Les Ténèbres lors de la mort du Christ, f.153r Les-Tres-Riches-Heures-du-duc-de-Berry-Folio_156v_-_The_Deposition-1411-1416Descente de Croix , f 156v
Frères de Limbourg, Très Riches Heures du duc de Berry, 1411-1416, Musée Condé, Chantilly
Le dessin animé  continue avec la scène diurne qui suit la scène nocturne  :
  • le soleil remplace Dieu le Père, au dessus du panneau INRI  ;
  • le paysage réapparaît ;
  • les deux larrons, figés par la Mort, n’ont pas modifié leur posture.
Quoique saint, le Bon larron n’a pas d’auréole : en effet Dismas ne figure pas dans le calendrier du manuscrit. En revanche, Saint Nicodème, qui y figure deux fois (1er juin et 15 septembre), est auréolé de rayons, toute comme la Sainte Vierge et Sainte Marie-Madeleine. Monté sur la même échelle que Saint Nicodème,  Joseph d’Arimathie reçoit le cadavre dans un linceul. Un aide, monté sur l’autre échelle, le soutient  par un linge passé sous ses bras.
Le clou des pieds est encore présent, un personnage derrière la croix semble taper dessus pour le dégager (pas de tenailles visibles). Les deux autres clous sont présentés par une femme du premier-plan à droite, qui fait pendant à Marie.
Autant la scène de la Crucifixion, très codifiée, limite les innovations artistiques, autant celle de la Déposition offre un espace de liberté.

Des influences cumulées

Maitre d'Antoine Rolin Heures de Boussu, 1490-96 BNF Arsenal. Ms-1185 réserve fol 198v GallicaCrucifixion, fol 198v Descente de Croix, fol 201v
Maitre d’Antoine Rolin, Heures de Boussu, 1490-96, BNF Arsenal. Ms-1185 reserve, Gallica
A la fin du siècle, ces deux images sont bien éloignées de la rigueur des Frères de Limbourg. le Maitre d’Antoine Rolin procède par collage à partir de modèles d’atelier :
  • pour  sa Déposition il imite celle des Très Riches Heures pour les trois croix et le Mauvais Larron, toute en reprenant pour le Bon celui de Robert Campin ;
  • pour sa Crucifixion, il inverse les poses et les chevelures (blonde et brune), faisant primer le principe de variété sur celui de la cohérence.
Il reprend de ses prédécesseurs la rarissime formule tronc-poutre-poutre, tout en différenciant les deux croix poutre par la couleur, marron et gris :
  • derrière la croix grise se presse la longue enfilade des soldats romains ;
  • derrière les deux croix marrons, un paysage aéré conduit à Jérusalem.
A noter au centre le personnage positif du bon Longin, expliquant à un collègue que son oeil vient d’être guéri.
La croix du Christ vue en biais serait innovante pour l’époque, si elle traduisait l’intention de montrer tout le Calvaire vu de biais : or les bases des trois Croix restent bien  dans le plan du tableau.

Les deux larrons vus de dos

1485-90 Huth Hours BL Add MS 38126 fol 39v Simon Marmion CrucifixionSimon Marmion, 1485-90, Heures Huth, BL Add MS 38126 fol 39v Maitre d'Antoine Rolin Heures de Boussu, 1490-96 BNF Arsenal. Ms-1185 réserve fol 198v GallicaMaitre d’Antoine Rolin, Heures de Boussu, 1490-96, BNF Arsenal. Ms-1185 reserve, Gallicafol 198v

Le Maître d’Antoine Rolin est considéré comme un disciple de Simon Marmion. Ainsi  sa Crucifixion s’inspire probablement de la seule Crucifixion de Marmion qui montre les larrons [9], avec ses trois croix  pivotantes, mais implantées dans le plan du tableau,. Ce dispositif semble être  une invention de Marmion, puisqu’il ne reprend ni la structure tronc-poutre-poutre, ni la posture Limbourg ou Campin du larron vu de dos : il le suspend par la pluie du coude, les pieds libres.  De plus, de manière quasiment unique, il applique cette vue de dos aux deux larrons. Du fait que le Christ regarde vers la droite, l’effet obtenu est très surprenant :

  • complicité entre le Christ et le Bon Larron (du fait du rapprochement des deux croix) ;
  • affrontement entre le Christ et ses adversaires : le Mauvais larron et l’enfilade de soldats, repoussée sur le bord droit.

D’autres Bons larrons vus de dos

L’influence du Bon Larron de Campin ne dépasse pas les Flandres et en Hollande.
Crucifixion Maitre de 1477 Wallraf Richardz Museum, CologneMaître de 1477, 1450-1500, Wallraf Richardz Museum, Cologne 458-60-Kreuzigung-aus-der-Dominikanerinnenkirche-St.-KatharinaMEISTER-DES-LANDAUER-ALTARS-Maître du retable Landauer, 1458-60, provenant  de la Dominikanerinnenkirche St. Katharina, Germanisches Nationalmuseum, Nüremberg

Dans les Pays germaniques, on ne rencontre que la posture tête baissée. La symétrie des poses produit l’effet d’une confrontation entre les deux larrons, de part et d’autre de la croix du Christ.


1480 Monogrammist IM pays bas sud MET
Monogrammiste IM, 1480,  MET
Même composition  chez cet artiste du Sud des Pays bas.

Une pose expressionniste

1495 Master of the Virgo inter Virgines triptych with the crucifixion, carrying of the cross and the deposition Bowes Museum
Triptyque avec la Crucifixion, le Portement de Croix et la Déposition.
Maître de la Virgo inter Virgines, 1495, Bowes Museum.
Juste à l’aplomb de la Vierge qui défaille, les fesses nues du Larron vue de dos fait partie des nombreuse incongruités et singularités de la composition : le grand Noir qui continue  à présenter l’éponge alors que le Christ et déjà mort, l’archer à cheval, Judas pendu à l’arrière-plan du Mauvais Larron et, à l’opposé, l’homme qui épie au travers d’une haie. Le peintre procède par juxtaposition de détails bizarres, qui ne s’inscrivent  pas dans une intention d’ensemble [10].

1495 Master of the Virgo inter Virgines triptych with the crucifixion, carrying of the cross and the deposition Bowes Museum detail
La pose controuvée du Bon larron est à mettre sur le même plan que d’autres gestes expressionnistes  :  Saint Jean qui retient sous  le voile la Vierge qui s’affale, ou la sainte Femme qui, pour la ranimer,  presse sa main inerte.

1495 ca Master Virgo inter virgines Mise au tombeau (detail) St Louis Art Museum
Mise au tombeau (détail)
Maître de la Virgo inter Virgines, St Louis Art Museum
Une autre invention curieuse du même maître est ce arrière-plan d’une Mise au Tombeau, où les deux larrons sont fichés comme au spectacle face au Christ, et où le masquage progressif des personnages sur le sentier fait voir l’ensevelissement.

1502 av Lucas_Cranach_the_Elder_-_The_Crucifixion Kupferstichkabinett, Staatliche Museen zu Berlin
Cranach, avant 1502, Kupferstichkabinett, Staatliche Museen zu Berlin
Cranach pousse encore plus loin la provocation expressionniste, avec ce Bon Larron cassé en deux  et étranglé qui regarde encore le Christ, environné de traverses gauchies et de cadavres en raccourci que les chevaux piétinent. L’éponge de vinaigre qu’on lui  propose peut être vue n’est pas une singularité gratuite, mais plutôt une sorte d’hommage, par le partage des souffrances du Christ. Cette oeuvre de jeunesse n’aura aucun succès, et on n’en connaît qu’un seul exemplaire.

1502-Lucas_Cranach_the_Elder_-_The_Crucifixion-MET
Cranach, 1502, MET
Dans cette variante un peu moins radicale, le Bon larron a repris une pose plus confortable, et l’éponge sert plus clairement de point commun avec le Christ.  Sans plus de succès néanmoins, puisque seulement deux exemplaires ont subsisté.

Les inventions bizarres de Jörg Breu

1501 Breu, Jörg d. Ä Aggsbacher Altar Germanisches nationalmuseum Nüremberg Gm1152Crucifixion (panneau extérieur de l’Aggsbacher Altar)
Jörg Breu l’Ancien, 1501, Germanisches nationalmuseum Nüremberg (Gm1152)
Contemporain de Cranach, ce peintre de l’école du Danube cherche lui-aussi à renouveler les compositions épuisées en introduisant des détails bizarres.
En 1501 en Autriche, la vue de dos du Bon larron peut être comptée parmi les bizarreries du panneau.
Autre bizarrerie : le mode de suspension des larrons. Nous sommes après la mort du Christ puisque la plaie du flanc est présente, mais ils n’ont pas de plaies aux jambes : il serait bien inutile de les briser puisqu’ils sont plaqués à la croix, au niveau du ventre, par une sorte de garrot, serré avec un bâton faisant tourniquet. Un second garrot lie les pieds du Mauvais larron. Par contraste, ceux du Bon larron ne sont pas attachés, symbolisant sa libération
Une autre détail incongru est le soldat en rouge qui pose le pied sur le socle de la croix : on l’a correctement interprété comme un railleur (Breu en place de similaires dans ses Couronnement d’épines). Dans un geste de dérision, il lève son bras gauche sorti de sa manche (une image probable du désordre ou de la folie). Sa main droite tient par le bride le cheval du Centurion. Il faut comprendre que soldat et centurion forment un couple : c’est le fou qui fait le geste conventionnel de reconnaissance, mais du bras gauche et par ironie ; tandis que le centurion garde sa main droite prudemment posé sur son bâton de commandement.

Jörg Breu l’Ancien, 1520, Germanisches nationalmuseum Nüremberg (Gm284)Jörg Breu l’Ancien, 1501
Vingt ans plus tard, ces larrons ne sont plus attachés par la taille : ce pourquoi un bourreau monte à l’échelle avec sa hache. On note des bizarreries similaires :
  • la raillerie – en plein centre un soudard, retenu par un autre, donne un coup de pied au derrière de Saint Jean ;
  • la violence enfantine – deux enfants se disputent, à coup de poings, un bâton tombé à terre : transposition des joueurs de dés qu’on voit souvent en venir aux mains.
L’idée, quelque peu pessimiste, semble être que l’événement extraordinaire que constitue la mort du Christ ne change rien aux maux du quotidien : les soudards sont grossiers et les enfants se battent pour un rien.

Jörg Breu l’Ancien, 1501 Crucifixion (détail)
Meister des Schinkel altars, 1501, église St Marien de Lübeck (détruit-en-1942)

Cette Crucifixion un peu moins énigmatique jette une lumière rétrospective sur un détail de la première : l’enfant à demi nu près de la source. Eric Ziolkowski [10a] le rattache au motif de « l’indifférence puérile » exprimé par les enfants qu’on rencontre quelquefois dans les scènes de la Passion, et reconnaît dans son bâton un jouet, tel que l’enfourchait l’enfant tenu par la main, dans la Crucifixion disparue de Lübeck. Mais ici le  bâton est brisé en deux (on voit bien une partie qui passe devant la patte du cheval, et une derrière), et l’enfant se frotte la cuisse d’un air douloureux : il jouait à monter à cheval et son jouet vient de casser.

Dans la source juste à côté, il faut remarquer qu’il manque la margelle de droite, écrasée par un gros caillou. Ainsi le tremblement de terre qui marque la mort du Christ se réduit à deux minuscules phénomènes : la brisure d’un jouet et d’une planche.
Un centurion qui n’ose pas lever le bras, un tremblement de terre qui n’effraye qu’un enfant et ne trouble même pas l’écoulement de la source : il semble que le jeune Breu, âgé d’une vingtaine d’année, faisait déjà preuve d’un grand scepticisme quant à la foi basée sur les miracles.

Elévation de la Croix
Jörg Breu l’Ancien, 1524, Musée des Beaux Arts, Budapest
Nous ne sommes plus ici dans un Calvaire en configuration plane, mais dans une de ces Crucifixions excentriques que nous détaillerons au chapitre suivant. Remarquons pour l’instant que le Bon larron ne porte qu’une corde en guise de ceinture, tandis que le Mauvais, ici vu de dos, est comprimé à la taille par le si caractéristique garrot à tourniquet. Comme Dali avec ses montres molles, Breu reste fidèle à ses marques de fabrique obsessionnelles.

sb-line

En synthèse sur la configuration plane

Larronsdedos_SchemaPlanSynthèse
Le Mauvais larron vu de dos s’explique par le caractère péjoratif de cette vue  :
  • la formule centrifuge ne se rencontre que dans les Pays Germaniques ;
  • la formule centripète apparaît en Italie, puis passe après 1450 dans les Pays Germaniques ; l’oeuvre phare de cette formule est la Crucifixion d’Antonello de Messine, qui est restée isolée.
Le Bon Larron vu de dos s’explique au départ par la notion d’Eucharistie par le sang, puis par le dialogue intime qu’elle suggère entre le Bon larron et le Christ.
On la rencontre au 14ème siècle en Bohème, puis au début du 15ème dans plusieurs ateliers parisiens, sans qu’on puisse  prouver une transmission. L’invention par Campin du Bon larron à la tête renversée en arrière aura une filiation durable dans les Flandres. La variante  du Bon larron suspendu en Y n’a laissé que des traces indirectes.  La formule tête baissée, moins frappante, sera employée çà et là à partir des frères Limbourg.
En définitive, la seule filiation qu’il soit possible de suivre est celle du Bon Larron à la Campin, du fait de ses caractéristiques marquées.



Article suivant : 2a Les larrons vus de dos : calvaires en biais, 16ème siècle, pays germaniques

Références :
[1] Attribution et datation proposées par Stefano L’Occaso « Per la pittura del Trecento a Mantova e la « Crocifissione » di palazzo ducale » Arte Lombarda, Nuova serie, No. 140 (1) (2004), pp. 46-56 https://www.jstor.org/stable/43106564
[3] D’autres emprunts flamands ont été repérés. Voir « Van Eyck bis Dürer : altniederländische Meister und die Malerei in Mitteleuropa (Ausstellung, Groeningemuseum, Brügge) p 230
[5] Dirk De Vos, Hans Memling : L’œuvre complète, p 326
[5a] Joëlle Dalègre, La « Renaissance crétoise » dans « Venise en Crète » p 50
https://books.openedition.org/pressesinalco/19311
Sur la Crucifixion de Pavias :
https://en.wikipedia.org/wiki/The_Crucifixion_%28Pavias%29
[5b] Ioannis Rigopoulos , “La Crucifixion du Christ et ses modèles flamands” https://www.academia.edu/22121045
[5c] Jacques Thirion, Notre Dame de Rosnay dans « Congrès archéologique de France », 1955, p 253 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k32099177/f255.item.r=rosnay
[6] Catherine Reynolds, « The ‘Très Riches Heures’, the Bedford Workshop and Barthélemy d’Eyck », The Burlington Magazine Vol. 147, No. 1229 (Aug., 2005), p 529 https://www.jstor.org/stable/20074073
Patricia Stirnemann and Claudia Rabel, « The ‘Très Riches Heures’ and Two Artists Associated with the Bedford Workshop » The Burlington Magazine Vol. 147, No. 1229 (Aug., 2005), pp. 536 https://www.jstor.org/stable/20074074
[8] Burton B. Fredricksen « A Flemish Deposition of ca. 1500 and Its Relation to Rogier’s Lost Composition », The J. Paul Getty Museum Journal, Vol. 9 (1981), pp. 133-156 (24 pages) https://www.jstor.org/stable/4166452
[8b] Elena Escuredo Barrado, « APORTACIÓN DOCUMENTAL AL CATÁLOGO DE PEDRO DE CAMPAÑA: UN RETABLO PARA LA DEVOCIÓN PRIVADA » ARCHIVO ESPAÑOL DE ARTE, XCII , 366 ABRIL-JUNIO 2019, pp. 161-174 https://www.semanticscholar.org/reader/9aa1db2d4ae5f786e2cdf09626c03d6d2ab6f9b1
[8c] Une version quasiment identique a été achetée par le Meadows Museum de Dallas : https://arsmagazine.com/el-meadows-adquiere-su-primer-pedro-de-campana/
[9] Gregory T. CLARK,  » The chronology of the Louthe Master and his identification with Simon Marmion », dans Thomas KREN (éd.), Margaret of York, Simon Marmion, and the ‘Visions of Tondal’, Papers delivered at a Symposium organized by the department of manuscripts of the J. Paul Getty Museum… June 21-24, 1990, p 205
https://books.google.fr/books?id=sbRDAgAAQBAJ&printsec=frontcover&redir_esc=y#v=onepage&q=calvary&f=false
[10] Sur ces détails inexpliqués, voir Albert Châtelet, « Early Dutch paintings: painting in the northern Netherlands in the fifteenth century » p 152 https://archive.org/details/earlydutchpainti0000albe/page/152/mode/1up
[10a] Eric Ziolkowski, « Evil Children in Religion, Literature, and Art » p 74

2a Les larrons vus de dos : calvaires en biais, 16ème siècle, pays germaniques

15 avril 2024

Après les larrons vus de dos dans les  calvaires plans, passons maintenant au cas très différent des calvaires vus de biais, en commençant par les tout premiers : dans les pays germaniques.

Article précédent : 1 Les larrons vus de dos : calvaires plans

Larronsdedos_SchemaBiais

Lorsque le Calvaire est vu de biais, c’est le choix de la disposition générale (diagonale montante ou diagonale descendante ) qui prime : le fait que le Mauvais ou le Bon larron soit vu de dos n’en est qu’une conséquence.

En aparté : les précurseurs du Calvaire vu de biais

1440-70 Bellini sketchbook British Museum 1855,0811.76Carnet de dessins
Bellini, 1440-70, British Museum (1855,0811.76)

Ce croquis montre que l’absence totale de Calvaires vus de biais en Italie n’est pas due à une difficulté technique ou à un manque d’imagination : le choix de la vue de face est un choix idéologique qui met en scène un monde polarisé, dont la croix du Christ, par son horizontalité, balance la moitié positive et la moitié négative. L’évolution vers des représentations en déséquilibre obligera à renoncer à cette symbolique multi-centenaire : car les représentations polarisées de la Crucifixion se sont mises en place très progressivement, voir Lune-soleil : Crucifixion 1) introduction.


Maitre viennois de Marie de Bourgogne 1470 ca Trivulzio_book_of_hours_-_KW_SMC_1_-_folio_094vHeures Trivulziano
Maitre viennois de Marie de Bourgogne, vers 1470, La Hague, KW SMC 1 folio 94v

Dans cette miniature qui lui a récemment été attribuée, le maitre viennois de Marie de Bourgogne a conçu un effet de profondeur tout à fait innovant pour l’époque, quasiment expérimental :

  • à gauche par la file de spectateurs dont la taille diminue à l’infini ;
  • à droite par les trois croix implantées en diagonale, celle du Christ étant vue de biais.

Toutes les images pleine page du manuscrit se présentent sur un verso. C’est la dynamique de la lecture qui explique les inversions tout à fait extraordinaires de cette Crucifixion :

  • pour amorcer d’emblée l’effet de profondeur que créent les deux personnages barbus du premier plan et l’enfilade des soldats, il les a placé du côté du Bon Larron, quitte à rendre positifs, sous forme de Joseph d’Arimathie et Nicodème, les Juifs qui se trouvent habituellement du côté du Mauvais ;
  • pour donner la position centrale à Marie Madeleine, relais du lecteur dans l’image (et probable portrait de la commanditaire du manuscrit), il n’a pas hésité à décaler la Vierge et Saint Jean sous le Mauvais Larron ;
  • s’apercevant de l’importance que prenait ce dernier (croix la plus haute, position conclusive), il l’a minoré en le représentant de dos, les yeux bandés, coupé par le cadre et escamoté par la pliure ;
  • pour le minorer encore, il a eu l’idée de l’inversion atypique de la Lune et du Soleil (voir Lune-soleil : Crucifixion 3) en Occident), de manière à ce que le luminaire mineur intronise le Bon Larron, le luminaire majeur le Christ, tandis qu’un plafond bas écrase le Mauvais Larron.

Ainsi un crescendo graphique très élaboré accompagne le lecteur, de la marge gauche au centre du livre.



1477 Maitre viennois de Marie de Bourgogne Heures de Marie de Bourgogne ONL Codex vindobonensis 1857 Folio 99VHeures de Marie de Bourgogne, Maitre viennois de Marie de Bourgogne, 1477, ONL Codex vindobonensis 1857 Folio 99V

Quelques années plus tard, avec la liberté que permet le luxe d’une commande princière, dans cette Crucifixion elle-aussi située au verso, le Maitre viennois de Marie de Bourgogne a repris les mêmes principes, en multipliant les personnages et en reculant d’un niveau l’image à l’intérieur de l’image.

Sur ce procédé exceptionnel, voir 5.3 Bordures à proscenium.


1522-1523-Simon-Beining-Crucifixion-Hours-of-Albrecht-of-Brandenburg-MS-294a-Fizwilliam-MuseumSimon Beining, 1522-1523, Heures d’Albrecht de Brandebourg, MS 294a, Fizwilliam Museum

A noter que le dernier enlumineur de l’école ganto-brugeoise recopiera encore servilement, cinquante ans plus tard, cette composition marquante.


1465-90, Mantegna Mise au tombeau aux trois oiseauxMise au tombeau aux trois oiseaux, Mantegna, 1465-90

1502 Signorelli La lamentation sur le corps du Christ mort Musee diocesain Cortone detail1502, Musée diocésain, Cortone 1504-05 Luca_Signorelli_-_la_Crocifissione_(National_Gallery_of_Art)1504, NGA Washingon

Signorelli, La lamentation sur le corps du Christ (détail)

Au début du XVIème siècle, représenter le Calvaire vu de biais ne présente aucune difficulté théologique ou technique, pourvu qu’il reste en arrière-plan. Mais personne, surtout en Italie où règne sans partage la Crucifixion symétrique, n’aurait l’idée d’en faire le sujet principal d’un tableau [10b].


1507 Luca_Signorelli Lindenau-MuseumCrucifixion
Luca Signorelli, 1507, Lindenau Museum

Signorelli lui-même, l’artiste italien le plus avancé sur la question au début du 16ème siècle, va jusqu’à montrer l’arrière de la croix du Bon larron, mais profite de la rotondité du tronc pour éviter de propager la vue de dos à celui-ci.



La croix en biais : préliminaires

1500 Dürer Polyptyque des Sept Douleurs Gemäldegalerie Alte Meister Dresde
Crucifixion (Polyptyque des Sept Douleurs)
Dürer, 1500 , Gemäldegalerie Alte Meister, Dresde

Ce panneau de Dürer serait proprement révolutionnaire s’il s’agissait d’une Crucifixion : mais le sujet est en fait une des Sept douleurs de Marie, celle qu’elle éprouve devant son fils crucifié. Comme l’a développé Heike Schlie ( [11], p 83) la vue latérale place au centre de l’image cette compassion de la mère envers son fils, et la renvoie vers le spectateur, afin qu’il l’éprouve lui-même : « la vision du crucifié par le spectateur est une vision médiatisée par Marie. »

En ce sens, la composition s’inscrit dans la continuité des innombrables images des missels, qui montrent le donateur de profil, à gauche, contemplant l’objet de ses prières, à droite – de manière à ce que le sens de la lecture épouse celui de la vision (voir 3-1 L’apparition à un dévôt).



1500 Dürer Polyptyque des Sept Douleurs Gemäldegalerie Alte Meister Dresde schema

La composition présente d’heureuses trouvailles graphiques :

  • la diagonale d’auréoles qui conduit le regard jusqu’au crâne d’Adam, tout en bas (en jaune) ;
  • le pagne emporté par le vent, qui conduit l’oeil vers le large tout en créant une affinité entre le Christ et Marie-Madeleine (en bleu).

Mais aussi une difficulté : le Christ est plus petit que sa mère (ligne rouge).

Comme le souligne Daniela Bohde ( [12], p 202), cette composition innovante résulte de considérations purement graphiques, et il serait vain de l’expliquer par une source textuelle, ou par l’évolution des mentalités.


1502 La pénitence de Saint-Jérôme, (panneau) · Lucas Cranach the Elder) Kunsthistorisches Museum, Vienna schemaLa pénitence de Saint Jérôme
Cranach, 1502, Kunsthistorisches Museum, Vienne

Deux ans plus tard, Cranach représente Saint Jérôme en pénitence devant une croix en biais, dans une composition qui serait très classique sans le pagne démesuré, qui flotte cette fois vers la gauche. Il implique que la vénération de Saint Jérôme ne va pas à un simple objet, mais plutôt à une apparition divine, un Crucifix qui s’anime [13]. Apparition déclenchée par la piété excessive du saint, qui relève sa barbe pour bien montrer la plaie saignante qu’il vient de se faire d’un coup de pierre. Le biais de la croix est d’ailleurs calculé pour qu’on puisse voir, sur le flanc du Christ, la plaie dont elle est l’Imitation.



1502 La pénitence de Saint-Jérôme, (panneau) · Lucas Cranach the Elder) Kunsthistorisches Museum, Vienna schema
La diagonale de la Croix (en jaune) ainsi que le pagne (en bleu) soulignent l’identification du Saint au Christ, par la souffrance.

Le fait que Cranach utilise des procédés similaires à ceux de Dürer ne signifie pas nécessairement qu’il s’en inspire. Il a pu simplement emprunter la même logique, induite par la même situation : la représentation latérale d’une douleur et de sa cause.


Les Crucifixions « excentriques » :

le Mauvais Larron vu de dos (1503-15)

Je résume ici les conclusions de Daniela Bohde, dans son article de référence de 2012 [12].

La floraison de ces compositions expérimentales s’explique pour partie par le développement d’un nouveau marché, celui des gravures pour collectionneurs. Ceux-ci les classaient en général par ordre thématique, facilitant la comparaison : ainsi les artistes devaient rivaliser d’originalité pour attirer l’attention. La production de séries gravées de la Passion, massive juste après 1500, trouve son terme avec les deux Passions de Dürer, en 1510-11 ([12], p 209). Après l’enrichissement narratif, les artistes doivent maintenant se tourner vers l’enrichissement formel.


Le point de départ : la Crucifixion de Schleissheim en 1503

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Cranach 1503 Schleissheimer KreuzigCrucifixion de Schleissheim
Cranach, 1503, Alte Pinakothek, Munich

Le Saint-Jérôme de l’année précédente rend moins surprenante cette composition spectaculaire, un Calvaire vu de côté mais qui est en fait une Lamentation de Marie, élargie aux larrons.



1502 La pénitence de Saint-Jérôme, (panneau) · Lucas Cranach the Elder) Kunsthistorisches Museum, Vienna crucifixLa pénitence de Saint Jérôme, Cranach, 1502 (détail)

Le Christ vu en contreplongée, avec son pagne flottant, pourrait être considéré comme une simple autocitation du Saint Jérôme de l’année précédente. Mais prise dans son ensemble, la composition semble bien s’inscrire dans un rapport d’émulation et de surenchère, par rapport à la Lamentation de Dürer :

1500 Dürer Polyptyque des Sept Douleurs Gemäldegalerie Alte Meister Dresde Cranach 1503 Schleissheimer Kreuzig
  • la mer en contrebas est remplacée par une inondation ;
  • le vent souffle maintenant en direction de Marie, ajoutant à sa douleur celles de la terre ;
  • l’hypertrophie du pagne est augmentée par les nuages noirs qui enveloppent le Christ ;
  • entre mère et fils, le problème de la taille est corrigé.



1503 cranach l.ancien. crucifixion.de.schleissheim Alte Pinakothek Munich detail crane
Comme dans la Crucifixion d’Antonello (voir 1 Les larrons vus de dos : calvaires plans), la bande inférieure est un véritable morceau de bravoure symbolique, avec :

  • le tronc scié à ras, qui fait pendant à la croix, et l’inscription 1503 à l’inscription INRI ;
  • les côtes saillantes, comparées à du bois mort ;
  • l’arbre en contrebas, arraché par l’inondation ;
  • le crâne d’Adam remplacé par un transi à la bouche béante

1503 cranach l.ancien. crucifixion.de.schleissheim Alte Pinakothek Munich sang

  • …pour s’abreuver du  sang qui goutte.



1503 cranach l.ancien. crucifixion.de.schleissheim Alte Pinakothek Munich larrons
En regard de toutes ces trouvailles, l’ajout des deux larrons, sur le bord gauche, n’apparaît pas comme l’élément-clé de cette recomposition. La croix du Mauvais larron ne fait pas face à celle de son collègue, mais à celle du Christ : ce qui pourrait créer une proximité gênante entre les deux, heureusement atténuée par le profil perdu du malfaiteur. Le Bon larron, vu de face, est singulièrement antipathique : roux, bouffi, sanguinolent, et fortement sexué, il pourrait facilement passer pour le Mauvais.


Lucas_Cranach_._-_Kreuzigung_Christi_1500-1501(Kunsthistorisches_Museum_Wien)Crucifixion (Schottenkreuzigung), Cranach, 1500-01, Kunsthistorisches Museum, Vienne

Ce choix discutable est la simple reprise de la toute première Crucifixion de Cranach : cheveux roux et culotte blanche pour le Bon, cache sexe noir pour le Mauvais. La différence essentielle est que les pieds ne sont plus cloués.



1503 cranach l.ancien. crucifixion.de.schleissheim Alte Pinakothek Munich detail crane
Ainsi les jambes contusionnées, mais pas saignantes, laissent toute leur importance aux pieds torturés de Jésus. Entre les deux, l’oeil rencontre les mains de la Vierge, tordues par la douleur, et celles de Saint Jean, nouées par la compassion.

Cette Lamentation extraordinaire, devenue sans l’avoir cherché un Calvaires vus de biais, ouvre la voie à la vogue des « Crucifixions excentriques » qui vont fleurir, en Allemagne, pendant une trentaine d’années.


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Altdorfer et Huber

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1509 altdorfer_workshop_lamentation_under_cross-staedel museum francfortLamentation sous la Croix
Altdorfer (atelier), 1509, Staedel Museum, Francfort

Ce dessin est une sorte de comble de ces recherches formelles : la croix du Christ est vue de dos et son corps est invisible. Cet art de l’ellipse exige du spectateur un regard de connaisseur plutôt qu’un regard pieux. Non seulement la perspective l’expulse en hors champ, sur la droite, mais la hauteur démesurée des croix exclut toute identification avec le larron vu de dos : il est donc vain de spéculer sur une supposée valeur moralisante, pénitentielle ou subjective de cette vue latérale , et de chercher dans ce changement de point de vue l’influence de la Réforme ([12], p 216 et 219) :

les Crucifixions excentriques sont, avant tout, un exercice de style.

Elles sont d’ailleurs le plus souvent réversibles. Ainsi, ce dessin peut tout aussi bien être une oeuvre achevée (Mauvais larron vu de dos) qu’une étude pour une gravure (Bon larron vu de dos).


1511 Meister JS d'apres Huber ou Altdorfer Berlin Kupferstichkabinett schemaMaître JS , 1511, copie d’un dessin de Wolf Huber, Kupferstichkabinett, Berlin

L’épée des deux soldats, portée du côté gauche, permet ici de démontrer qu’il s’agit d’une oeuvre achevée : c’est bien le Mauvais larron qui est vu de dos. Le pagne du Christ, encore plus hypertrophié, rend hommage à celui de Cranach. L’idée remarquable est l’enfilade des trois croix, d’un gibet, et d’une roue, qui conduit l’oeil jusqu’à la résolution consolante : le clocher de l’église.



1511 Meister JS d'apres Huber ou Altdorfer Berlin Kupferstichkabinett schema
Le point de fuite est calculé pour que le spectateur s’identifie à Marie, couchée par terre, la tête sur les genoux d’une sainte femme. A noter que la perspective est faussée : si les croix des deux larrons étaient de même hauteur, celle du Mauvais serait largement en hors champ (ligne orange).

Ce dessin remarquable, perdu mais maintes fois copié, a servi de déclencheur à une oeuvre très célèbre d’Altdorfer [14] .


1511 Meister JS d'apres Huber ou Altdorfer Berlin Kupferstichkabinett schema 1512-13 Altdorfer Sebastiansaltar Sankt Florian, Augustiner-Chorherrenstift schemaRetable de Saint Sébastien,
Altdorfer, 1512-13, Augustiner-Chorherrenstift, Sankt Florian

Altdorfer reprend la même disposition d’ensemble, et transpose certains personnages : le soldat à la pique devient le bucheron à la hache, l’homme au turban appuyé sur la croix du premier plan devient l’homme au chapeau ( [12], p 213) .



1512-13 Altdorfer Sebastiansaltar Sankt Florian, Augustiner-Chorherrenstift schema
La perspective, très excentrée, place cette fois le spectateur en hors champ. Ellle n’est que légèrement faussée : la croix du Mauvais Larron a été rehaussée (ligne orange), pour éviter qu’elle ne masque la main gauche du Christ.



1512-13 Altdorfer Sebastiansaltar Sankt Florian, Augustiner-Chorherrenstift detail
L’idée de l’enfilade macabre est reprise, mais dans l’autre sens : la croix surnuméraire et la roue, sur la gauche, ouvrent une frise où alternent, du plus dur au plus fragile, le bois, la chair et le linge.


Une oeuvre perdue de Grünewald

Lamentation de Marie-Madeleine, Grünewald
Copie par Christoph Krafft, 1648, Fürstliche Sammlungen, Donaueschingen, Baden-Württemberg

On ne connaît avec certitude ni la date, ni l’origine de cette composition radicale [15] , la seule qui ose appliquer la vue de dos au Christ lui-même. La composition choisie correspond à la convention du visionnaire  : notre regard accompagne celui de Marie-Madeleine pour monter jusqu’au Christ, puis poursuit au delà et redescend par l’échelle jusqu’au hors champ : trouvaille graphique extraordinairement déceptive, d’autant plus que le visage et la plaie du flanc, invisibles, ne nous sont perceptibles que par l’expression terrifiée de la sainte. Les orteils suspendus à quelque centimètres du sol rendent d’autant plus cruelle cette Crucifixion à hauteur d’homme.


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Des compositions assagies

sb-line

1515 cranach l.ancien. Musee des BA de Stratsbourg detruit WW2 photo lucascranach.org

Calvaire
Cranach, 1515, Musée des Beaux Arts de Strasbourg (détruit WW2), photographie lucascranach.org

La perspective est ici très rigoureuse : depuis qu’il s’est établi à Wittenberg en 1505, Cranach a abandonné les excentricités de sa période danubienne. Il produit ici une sorte de Crucifixion excentrique normalisée.


1519 Hans Burgkmair l'ancien, Retable de la Crucifixion, Alte Pinakothek, MunichRetable de la Crucifixion,
Hans Burgkmair l’ancien, 1519, Alte Pinakothek, Münich

Burgkmair a repoussé les deux larrons dans les volets latéraux, en compagnie de Saint Lazare et de sa soeur sainte Marthe.



1519 Hans Burgkmair l'ancien, Retable de la Crucifixion, Alte Pinakothek, Munich schema
L’effet de ping-pong entre les deux croix permet à l’oeil de découvrir, entre l’ange lumineux et le démon crachant le feu qui emportent par derrière les âmes des deux larrons, une troisième créature surnaturelle : une sorte de diable réduit à la taille d’une luciole qui, selon une croyance de la fin du Moyen-Age, est déçu de ne trouver aucun défaut dans l’âme du Christ.


Wolfgang Huber (attr) coll partCrucifixion avec donateurs
Wolfgang Huber (attr), non daté, collection particulière

Il ne s’agit pas d’une institution, mais bien d’une famille nombreuse, comme le montrent les petites croix au dessus des membres décédés. Les deux files de donateurs repoussent les croix des larrons en arrière de celle du Christ, dans une implantation triangulaire qui ne permet aucun dialogue. Ce n’est donc pas l’exactitude narrative qui est ici recherchée, mais la construction allégorique : les deux rangées forment un couloir humain qui conduit à un carrefour de trois chemins pierreux : la voie des hommes et celle des femmes, de part et d’autre de celle du Christ. La ville irréelle du fond n’est pas la Jérusalem historique, mais la Jérusalem céleste promise aux croyants. Le panonceau INRI flottant au dessus de la croix participe à ce parti-pris non réaliste, et la vue de dos du Mauvais Larron le signale comme l‘exemple à ne pas suivre.


Les Crucifixions excentriques :

le Bon Larron vu de dos (1515-50)

1513 Baldung_-_Beweinung_Christi,_Innsbruck,_Tiroler_Landesmuseum,_Ferdinandeum,Gem_899 jpg

Lamentation, Hans Baldung Grien, 1513, Tiroler Landesmuseum Ferdinandeum, Innsbruck (Gem_899)

Dans cette première Lamentation, le Bon Larron est crucifié des deux pieds et le Mauvais larron est vu de dos, ne montrant que le pied gauche.


1515-17 Hans Baldung Grien Die Beweinung Christi 1516-17 Hans_Baldung Grien Gemäldegalerie Berlin Gemäldegalerie Berlin

Hans Baldung Grien, 1515-17

Le Bon larron vu de dos fait son entrée tardive, et discrète, sous la forme d’un unique pied qui conclut, en haut de la gravure, un raccourci spectaculaire. S’agissant curieusement d’un pied droit, on en déduit que le pied gauche est attaché encore plus haut, en hors-champ : manière astucieuse de prolonger le regard du spectateur vers le ciel, au delà du Bon larron. Le Mauvais larron en revanche continue à montrer son pied gauche, ce qui stoppe l’ascension.

Le tableau de Berlin, pousse plus loin la même idée : c’est maintenant par son absence que le Bon larron signifie sa montée au ciel.


Dans le cercle de Huber

1521 Master IP ErmitageLamentation, Maître IP, vers 1521, Ermitage

Ce sculpteur de Passau, ville dont Huber était le peintre de la cour, a réalisé plusieurs petits panneaux qui présentent des calvaires vus en biais. Celui-ci, dont la destination n’est pas connue, est le seul présentant un larron vu de dos, en l’occurrence le Bon. Le fait qu’il soit mis à égalité avec le soldat debout à droite conduit à mettre en doute le caractère subjectif des représentations « à la Huber », puisqu’ici le spectateur peut s’identifier, au choix , au héros positif ou au héros négatif (s’agissant d’une Lamentation, le soldat romain ne peut pas être compris comme étant le Bon Centurion).

D’un point de vue symbolique, le choix d’inverser la composition de Huber pour une Lamentation avantage le Bon larron de deux manières :

  • il continue à contempler le Christ étendu à ses pieds ;
  • l’échelle (qui monte, dans le sens de la lecture) peut être comprise comme une métaphore de son accession au Paradis.

Chez Holbein

Affichage de 43 médias sur 43 TÉLÉVERSEMENT 1525-30 Simon Beining Prayer Book of Cardinal Albrecht of Brandenburg Getty Museum Ms. Ludwig IX 19 (83.ML.115), fol. 302v.jpg Le serveur ne peut pas traiter l’image. Cela peut se produire si le serveur est occupé ou ne dispose pas de suffisamment de ressources pour terminer la tâche. Téléverser une image plus petite peut aider. La taille maximale suggérée est de 2560 pixels. 1525-30 Simon Beining Prayer Book of Cardinal Albrecht of Brandenburg Getty Museum Ms. Ludwig IX 19 (83.ML.115), fol. 242v.jpg Le serveur ne peut pas traiter l’image. Cela peut se produire si le serveur est occupé ou ne dispose pas de suffisamment de ressources pour terminer la tâche. Téléverser une image plus petite peut aider. La taille maximale suggérée est de 2560 pixels. 1525-28 ca Holbein, Hans Etude pour un vitrail Passion Kreuzigung Kunstmuseum Basel.jpg Le serveur ne peut pas traiter l’image. Cela peut se produire si le serveur est occupé ou ne dispose pas de suffisamment de ressources pour terminer la tâche. Téléverser une image plus petite peut aider. La taille maximale suggérée est de 2560 pixels. 1516-17 Hans_Baldung Grien Gemäldegalerie Berlin.jpg Le serveur ne peut pas traiter l’image. Cela peut se produire si le serveur est occupé ou ne dispose pas de suffisamment de ressources pour terminer la tâche. Téléverser une image plus petite peut aider. La taille maximale suggérée est de 2560 pixels. 1515-17 Hans Baldung Grien Die Beweinung Christi.jpg Le serveur ne peut pas traiter l’image. Cela peut se produire si le serveur est occupé ou ne dispose pas de suffisamment de ressources pour terminer la tâche. Téléverser une image plus petite peut aider. La taille maximale suggérée est de 2560 pixels. Larronsdedos_SchemaBiaisGermaniqueSynthèse.JPG Le serveur ne peut pas traiter l’image. Cela peut se produire si le serveur est occupé ou ne dispose pas de suffisamment de ressources pour terminer la tâche. Téléverser une image plus petite peut aider. La taille maximale suggérée est de 2560 pixels. Augustin Hirschvogel, Crucifixion, vers 1533, Bristish Museum.JPG Le serveur ne peut pas traiter l’image. Cela peut se produire si le serveur est occupé ou ne dispose pas de suffisamment de ressources pour terminer la tâche. Téléverser une image plus petite peut aider. La taille maximale suggérée est de 2560 pixels. 1565 Hans Mielich Busspsalm BSB Mus.ms. A II fol 91 Munich.jpg Le serveur ne peut pas traiter l’image. Cela peut se produire si le serveur est occupé ou ne dispose pas de suffisamment de ressources pour terminer la tâche. Téléverser une image plus petite peut aider. La taille maximale suggérée est de 2560 pixels. 1565 Hans Mielich Busspsalm BSB Mus.ms. A I fol 24 Munich.jpg Le serveur ne peut pas traiter l’image. Cela peut se produire si le serveur est occupé ou ne dispose pas de suffisamment de ressources pour terminer la tâche. Téléverser une image plus petite peut aider. La taille maximale suggérée est de 2560 pixels. 1550-75 Workshop_of_Hans_Mielich,_The_Crucifixion NGA.jpg Le serveur ne peut pas traiter l’image. Cela peut se produire si le serveur est occupé ou ne dispose pas de suffisamment de ressources pour terminer la tâche. Téléverser une image plus petite peut aider. La taille maximale suggérée est de 2560 pixels. Ignorer les erreurs DÉTAILS DU FICHIER JOINT 1524-26-Hans_Holbein_d._J._-_Die_Passion_Christi-Musee-des-Beaux-Arts-Bale-detail

Crucifixion (détail du Retable de la Passion), provenant de la Cathédrale de Bâle, Holbein, 1524-26, Kunstmuseum, Bâle

Le format oblong du panneau invitait à une composition excentrique, avec un fort biais. Holbein a préféré conserver la Croix du Christ presque dans le plan du tableau, quitte à montrer les deux larrons presque de profil. Sur la rare configuration tronc-poutre-poutre, voir 4 De Nuremberg à Venise.



1524-26 Hans_Holbein_d._J._-_Die_Passion_Christi Musée des Beaux Arts, Bâle schema
La légère vue de dos du bon Larron s’inscrit dans une stratégie d’ensemble : entre les scènes en mouvement (flèches pleines), accompagner le regard du spectateur au travers des deux scènes statiques, par des astuces perspectives (flèches en pointillé) : les fuyantes pour la Flagellation, le regard du Bon Larron pour la Crucifixion.


1525-28 ca Holbein, Hans Etude pour un vitrail Passion Kreuzigung Kunstmuseum BaselEtude pour un vitrail
Holbein, vers 1525-28, Kunstmuseum, Bâle

Dans les mêmes années, le contexte décoratif donnait à Holbein la liberté de s’essayer à une vraie Crucifixion excentrique, qui escamote la croix du Bon larron derrière un pilastre ornemental. Le collier de perles qui en orne la base s’oppose au collier vide décerné au Mauvais larron.


Chez Altdorfer

altdorfer-1526 germanisches museum nurnbergCalvaire, Altdorfer, 1526, Germanisches Nationalmuseum, Nüremberg

C’est tout aussi tardivement qu’Altdorfer passe lui-aussi au Bon larron vu de dos, pour la même raison compositionnelle : propulser le regard vers le groupe des saints personnages, en bas à droite. L’instant représenté est très particulier : après avoir brisé les jambes du Bon Larron, le bourreau s’apprête à faire de même pour le Christ, mais constate qu’il est déjà mort : l’officier en contrebas lui donner l’ordre d’arrêter.

En rapprochant les deux croix autour du bourreau et en les enveloppant dans la même aurore boréale, Altdorfer restaure l’affinité entre le Bon Larron et le Christ, que la vue de dos aurait pu contrecarrer.


Les Livres d’Heures du Cardinal Albrecht de Brandebourg

1525-30 Simon Beining Prayer Book of Cardinal Albrecht of Brandenburg Getty Museum Ms. Ludwig IX 19 (83.ML.115), fol. 242vDernières paroles du Christ, fol. 242v 1525-30 Simon Beining Prayer Book of Cardinal Albrecht of Brandenburg Getty Museum Ms. Ludwig IX 19 (83.ML.115), fol. 302vCalvaire, fol. 302v

Simon Beining, 1525-30 Livre de Prières du Cardinal Albrecht de Brandebourg ,Getty Museum Ms. Ludwig IX 19 (83.ML.115)

Ordinairement passéiste, le dernier enlumineur de l’école ganto-brugeoise utile une croix en biais pour mettre en scène les dernières paroles du Christ à la Vierge et à Saint Jean. Sa position à gauche l’identifie comme émetteur, avec l’avantage collatéral de monter son flanc droit encore intact.

Dans le Calvaire, Beining recycle le modèle du larron en Y, pendu par les mains (voir 1 Les larrons vus de dos : calvaires plans)). Toutes les grandes miniatures du livre sont au verso : la vue de dos du Bon larron sert ici à accompagner le lecteur dans son balayage de gauche à droite.


Augustin Hirschvogel Crucifixion vers 1530 British MuseumAugustin Hirschvogel, vers 1533, Bristish Museum 1534 Heures d'Albrecht de Brandebourg Biblioteca estense Modene MS Est 136 fol 90vNikolaus Glockendon, 1533, Heures d’Albrecht de Brandebourg, Modène, Biblioteca Estense, MS Est 136 fol 90v [16]

Mort du Christ

On sait que Hirschvogel, à Nüremberg, a collaboré avec l’enlumineur Nikolaus Glockendon pour réaliser une copie augmentée,  toujours pour Albrecht de Brandebourg, du Livre de Prières illustré par Beining [17].

L’ajout dans la marge d’un parallèle typologique, en l’occurrence avec la scène du Serpent d’airain, dans la marge, imposait d’étoffer la composition :

  • les joueurs de dés allongés par terre à côté du crâne font écho aux Hébreux mordus par les serpents ;
  • Saint Jean et Marie en tête d’une foule font écho à la foule qui se dirige vers le serpent d’airain.

Le dessin copie très rapidement les anges dans le ciel, esquissés au lavis bleu par Beining. Il comporte plus de détails que l’enluminure de  Glockendon (comparer notamment les tentes de la marge droite), et les personnages sont plus petits, juste esquissés.


Augustin Hirschvogel, Crucifixion, vers 1533, Bristish MuseumAugustin Hirschvogel, vers 1533, British Museum 1534 Heures d'Albrecht de Brandebourg Biblioteca estense Modene MS Est 136 fol 72rNikolaus Glockendon, 1533, Heures d’Albrecht de Brandebourg, Modène, Biblioteca Estense, MS Est 136 fol 90v

Crucifixion

On remarque la même évolution pour la Crucifixion :

  • Hirschvogel a conservé les deux larrons de Beining, en les symétrisant, et a ajouté la scène du sacrifice d’Isaac, avec une action orientée de gauche à droite ;
  • Glockendon a représenté le Christ seul, ce qui lui permis de dégager le pagne qui s’envole (il l’a d’ailleurs rajouté dans la Mort du Christ par raison de cohérence), et récupéré la composition avec les larrons pour le folio 112, avec pour parallèle typologique la Création d’Eve ; il a inversé le sens de lecture du Sacrifice d’Isaac (ce qui l’a obligé à montre Abraham de dos), sans doute pour tenir compte du fait que l’image se trouve sur un recto : le lecture se termine ainsi sur la figure de l’ange.

Toutes ces modifications poussent à la même conclusion : à partir du manuscrit de Beining, Hirschvogel a réalisé le premier jet (sans doute pour approbation par le Cardinal), et Glockendon (mort juste après, en avril 1534) l’a mis en page, en respectant les contraintes spécifiques à l’enlumineur [18].


Augustin Hirschvogel 1533 Royal Collection TrustCalvaire de Windsor
Augustin Hirschvogel, 1533, Royal Collection Trust

Ce dessin très singulier et très abouti, réalisé la même année, a probablement été conçu tel quel, et non comme étude pour un tableau. Il ne s’agit pas non plus d’un dessin préparatoire à une gravure, puisque le porteur de lance, quoique placé du mauvais côté, perce bien le flanc droit du Christ.



1533 Augustin-Hirschvogel--Royal-Collection-Trust schema
Le thème, très original, est celui de la foule encerclant le Calvaire (en violet). Si Hirschvogel avait choisi la configuration inverse (à gauche), l’effet aurait été de montrer les regards de la foule (en bleu) convergeant vers le Christ. Or le point de fuite est situé au niveau des suppliciés (en jaune).

Le sujet du dessin (à droite) est donc bien le dernier regard du Christ sur les siens, isolés dans la foule hostile et défendus seulement par un chien (en vert).

La genèse de ce dessin très original reste complexe : l’idée de ces dernières paroles en format panoramique prend sa source dans l’enluminure de Beining. La configuration tronc-poutre-poutre peut être attribuée à un particularisme nürembergeois, qu’on retrouve chez Wolgemut et Dürer (voir 4 De Nuremberg à Venise). Reste le détail très rare de la ligature superflue au niveau du ventre, que Hirschvogel a peut être emprunté à Holbein, dans le retable de la cathédrale de Bâle.


Les Calvaires de Mielich

1550-75 Workshop_of_Hans_Mielich,_The_Crucifixion NGACrucifixion 1550-75 Workshop_of_Hans_Mielich,_christ_in_limbo NGADescente aux Limbes

Atelier de Hans Mielich, vers 1560, NGA

Ce pendant très particulier, dont on ne connaît pas la disposition d’origine, constitue une sorte de terminus et d’aporie des Crucifixions excentriques, en faisant coïncider le Bon et le Mauvais larron. Les deux panneaux opposent :

  • les Ténèbres et la Lumière,
  • Jérusalem sous l’éclipse et des ruines classiques en feu – il s’agit du Septizonium et du Colisée, repris d’une gravure de Hieronymus Cock en 1551 ( [19], fig 23 ),
  • la lance de la Mort et l’étendard de la Résurrection,
  • le couple Jean/Marie et le couple Adam/Eve.

1550 Hans Mielich Epitaph fur Wolfgang Ligsalz Frauenkirche Munich Diôzesanmuseum, FreisingEpitaphe de Wolfgang Ligsalz pour la Frauenkirche de Münich
Hans Mielich, vers 1550, Diôzesanmuseum, Freising

La radiographie a montré que, sous les repeints, des têtes étaient représentées en bas des panneaux, masculines à gauche et féminines à droite (la croix rouge indiquant le décès d’un des membres de la famille transparaît sous la robe de Marie-Madeleine) [20] . Selon Jürgen Rapp [19], il s’agissait donc probablement d’une épitaphe réalisée pour la Frauenkirche de Münich. Dans celle de Wolfgang Ligsalz, l’idée est de mettre en parallèle deux scènes équestres, l’une nocturne et miraculeuse (la Conversion de Saül, avec un cheval vu de dos), l’autre diurne et humaine (la Charité de Saint Martin, avec un cheval vu de face).

Faute de connaître le donateur et l’emplacement d’origine, il est impossible de reconstituer le panneau central : une simple inscription, ou bien une scène chronologiquement intermédiaire :

  • une Résurrection est peu probable, car trop similaire au volet droit ;
  • une Lamentation serait un candidat sérieux, avec en haut la croix vide et en bas le trio Saint Jean / Christ / Marie , continuant la composition en deux registres et la dialectique masculin/féminin des panneaux latéraux.

Quoiqu’il en soit, la superposition des deux larrons ne résulte pas d’un désir gratuit d’excentricité, mais des contraintes du format. Le fait que le Bon larron masque presque complètement le Mauvais ajoute au message d’espoir de l’ensemble.



1550-75 Workshop_of_Hans_Mielich,_The_Crucifixion NGA detail
A noter dans le coin en haut à gauche une autre conjonction remarquable : celle du soleil et de la lune.


1565 Hans Mielich Busspsalm BSB Mus.ms. A I fol 24 MunichHans Mielich, Busspsalm, 1565, Münich BSB Mus.ms. A I fol 24

Cette extraordinaire Crucifixion en raccourci, où le croissant de lune vient là aussi tangenter le soleil ([19], p 76), est un autre exemple des capacités de Mielich pour s’adapter à des formats difficiles.


1565 Hans Mielich Busspsalm BSB Mus.ms. A II fol 91 MunichHans Mielich, Busspsalm, 1565, Münich BSB Mus.ms. A I fol 91

On notera également cet autre Calvaire vu de biais, mis en balance avec la scène du Christ au Jardin des Oliviers pour illustrer la Vertu centrale, la Patience (capacité à souffrir). Les nécessités de la mise en page imposaient d’inverser la composition, pout pouvoir déployer en hauteur la croix du Christ.


La banalisation terminale

1608 Christoph Murer Projet de vitrail kunsthalle-karlsruheProjet de vitrail, Christoph Murer, 1608, Kunsthalle, Karlsruhe

Un siècle après son invention, la Crucifixion excentrique ne survit en Allemagne que dans les arts décoratifs : la configuration recto-verso des larrons est seulement un procédé graphique, que répètent les deux couples d’anges de la bordure.


En synthèse

 

Larronsdedos_SchemaBiaisGermaniqueSynthèse
Dans les Pays germaniques, le larron vu de dos apparaît comme un sous-produit de la mode des Crucifixions excentriques, dont le développement peut être suivi assez précisément.

Après la vue de biais de la Croix seule (Dürer, 1500), Cranach introduit un premier Calvaire vu de biais, avec le Mauvais larron vu de dos.

La formule reste en latence jusqu’au dessin de Huber vers 1511, qui déclenche véritablement les Crucifixions excentriques, en commençant par Altdorfer.

Après 1520, on ne trouvera plus que des Bons larrons vus de dos, qui apparaissent pour des raisons différentes :

  • chez le monogrammiste IP en 1521, suite à un besoin de variété par rapport à la formule Huber ;
  • chez Holbein, et Mielich bien plus tard, pour des raisons contextuelles (polyptique) ;
  • chez Hirschvogel, par élaboration à partir d’une illustration flamande de Beining.

La valeur symbolique du larron vu de dos n’entre pas en ligne de compte : seul importe le choix de la vue de biais, avec les Croix à droite ou à gauche de l’image :

  • dans le premier cas, l’image accompagne le regard des spectateurs vers le crucifié ;
  • dans le second, celui du Christ vers les siens, ou vers l’avenir (Résurrection).



Article suivant : 2b Les larrons vus de dos : calvaires en biais, 16ème siècle, Flandres et Pays-Bas

Références :
[10b] Le panneau de Washington a été découpé dans une Lamentation de taille et de sujet analogue à celui de la Lamentation de Cortone. Voir Laurence Kanter, David Franklin « Some Passion Scenes by Luca Signorelli after 1500 » Mitteilungen des Kunsthistorischen Institutes in Florenz, 35. Bd., H. 2/3 (1991), pp. 171-192 (22 pages) https://www.jstor.org/stable/27653307
[11] Heike Schlie Exzentrische Kreuzigungen um 1500: Zur Erfindung eines bildlichen Affektraums. dans : Golgatha in den Konfessionen und Medien der Frühen Neuzeit, hg. von Johann A. Steiger und Ulrich Heinen, Berlin/New York 2010, 63–92 https://www.academia.edu/10196635/Exzentrische_Kreuzigungen_um_1500_Zur_Erfindung_eines_bildlichen_Affektraums_In_Golgatha_in_den_Konfessionen_und_Medien_der_Fr%C3%BChen_Neuzeit_hg_von_Johann_A_Steiger_und_Ulrich_Heinen_Berlin_New_York_2010_63_92
[12] Daniela Bohde « Schräge Blicke – exzentrische Kompositionen: « Kreuzigungen » und « Beweinungen » in der altdeutschen Malerei und Graphik » Zeitschrift für Kunstgeschichte, 75. Bd., H. 2 (2012), pp. 193-222 https://www.jstor.org/stable/41642655
[13] Sur le thème médiéval de la statue qui s’anime, voir 2-5 La statue qui s’anime
Sur l’ambiguïté voulue, à la Renaissance entre Christ vivant et statufié, voir l’article pionnier de Pierre Vaisse « La Crucifixion vue de biais » dans « La gloire de Dürer, Colloque de Nice », 1974, p 121
[14] Sur l’attribution du dessin à Huber plutôt qu’Altdorfer, voir https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl020108934
[15] Heinrich Feurstein, « Der Donaueschinger Altarflügel Grünewalds », Der Cicerone: Halbmonatsschrift für die Interessen des Kunstforschers & Sammlers, 1924 https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/cicerone1924/0349/image,info
[17] Jane S. Peters « Early Drawings by Augustin Hirschvogel » Master Drawings, Vol. 17, No. 4 (Winter, 1979) p 364 https://www.jstor.org/stable/1553488
J.Rowlands ‘Drawings by German Artists and Artists from German-speaking regions of Europe in the Department of Prints and Drawings at the British Museum: the Fifteenth Century, and the Sixteenth Century by Artists born before 1530′, London, BM Press, 1993, no. 292 https://www.britishmuseum.org/collection/object/P_1949-0411-113
[18] Cette hypothèse est celle de J.S.Peters [17]
[19] Jürgen Rapp, « Kreuzigung und Höllenfahrt Christi, zwei Gemälde von Hans Mielich in der National Gallery of Art, Washington. » Anzeiger des Germanischen Nationalmuseums (1990): 65-96;
[20] National Gallery of Art, « German Paintings of the Fifteenth and Seventeenth Centuries », p 154 https://www.nga.gov/content/dam/ngaweb/research/publications/pdfs/german-painting-fifteenth-through-seventeenth-centuries.pdf

2b Les larrons vus de dos : calvaires en biais, 16ème siècle, Flandres et Pays-Bas

15 avril 2024

Après les calvaires vus de biais germaniques, passons un peu plus au Nord, où une formule moins excentrique va permettre de concilier la modernité de la perspective avec la centralité de la Croix.

Article précédent : 2a Les larrons vus de dos : calvaires en biais, 16ème siècle, pays germaniques

De premiers essais de spatialisation (1500-1530)

1475-1500 Maitre de la Legende de Saint Catherine (attr) Akademie der bildenden Künste Vienne schemaMaître de la Légende de Saint Catherine (attr), 1475-1500, Akademie der bildenden Künste, Vienne

La vue de biais s’introduit ici à dose homéopathique, pour les deux larrons seulement. L’artiste a tenté une originale composition, que l’on pourrait baptiser « en livre ouvert » (lignes jaunes). Les traits verts et rouge représentent la taille estimée des deux larrons, s’ils avaient les jambes tendues : ces tailles correspondent à peu près à celle des personnages au pied de leur croix. Compte tenu qu’il est accroché à la même auteur que le Bon Larron, le Christ est en revanche beaucoup trop grand.

Le choix de la vue de dos pour le Mauvais Larron est une différenciation négative, comme la barbe et le relâchement des bras.


1510 ca Meister von Delft Nord des Pays-Bas National Gallery schemaTriptyque de la Crucifixion
Maître de Delft (Nord des Pays-Bas), vers 1510, National Gallery

L’artiste ici reste très proche du modèle plan : Il n’y a pas de diminution perspective, et les groupes de personnages masquent opportunément le bas des Croix : on verrait sinon que celle du Bon Larron tombe en dehors de la colline.

Dans cette composition didactique réalisée pour un monastère, le Mauvais larron a peut être été placé de dos afin qu’il puisse méditer sur les deux scènes de l’arrière-plan où figure son homologue dans le Mal : la Trahison et le Suicide de Judas.

A remarquer les deux enfants qui conversent au premier plan, l’un traînant un arc : ils représentent l’imbécillité enfantine et l’indifférence aux souffrances du Christ, comme le garçon au bâton dans la Crucifixion de Jörg Breu (voir 1 Les larrons vus de dos : calvaires plans).


1510 ca Adriaen_van_Overbeke_-crucifixion_with_scenes_of_the_carrying_of_the_cross_and_the_resurrection Maagdenhuismuseum AnversTriptyque de la Crucifixion avec le Portement de Croix et la Résurrection,
Adriaen van Overbeke, vers 1510, Maagdenhuismuseum, Anvers

L’artiste a tenté une timide diminution perspective, mais a eu du mal à caser le mauvais Larron au premier plan (son bras gauche passe à peine devant la croix de Jésus). La vue recto verso des larrons fait écho à la vue recto verso des chevaux noir et blanc (les chevaux gris et brun restant dans le plan du tableau). Ce procédé crée un effet de spatialité tout en évitant la complexité d’une construction perspective rigoureuse. L’anecdote de la cécité de Longin et du cavalier qui lui vient en aide par derrière est ici bien mise en valeur. A noter l’opposition des vêtements : le Bon Larron en habit de ville et la Mauvais dans une chemise trouée.


1520 ca Ecole flamande Musee Paul Eluard St DenisEcole flamande, vers 1520, Musée Paul Eluard, Saint Denis

Cet anonyme reprend la même opposition et l’aggrave, par la vue infamante des fesses. Il masque la base des croix, pour conserver l’impression générale de la configuration plane.


1520-30 Anonyme Triptyque Crucifixion Seminaire TournaiTriptyque de la Crucifixion
Anonyme anversois, 1520-30, Séminaire de Tournai

Ici encore, la disposition recto verso des larrons a probablement été choisie pour former un contrepoint avec la disposition verso recto des chevaux, afin de produire une effet de spatialité.


Calvaires en arrière-plan

1508-10 Cornelis_Engebrechtsz._-bewening_met_stichters_en_heiligen Museum De Lakenhal LeydeTriptyque de la Lamentation, avec saints et donateurs, 1508-10, Museum De Lakenhal, Leyde 1515-20 engebrechtsz-the-lamentation-Musee des BA GandLamentation (atelier) 1515-20,  Musée des Beaux Arts, Gand

Cornelis Engebrechtsz

Les Dépositions de l’atelier Engebrechtsz, à Delft, témoignent du fait que les Calvaires vus de biais ne posaient pas aux artistes néerlandais de difficulté technique insurmontable : s’il les limitaient à des scènes d’arrière-plan, c’est pour ne pas heurter les habitudes visuelles : la vue de loin et de dessous évite la forte implication du spectateur que produisent les Crucifixions excentriques : rappelons qu’en 1510, elles commencent tout juste à apparaître en Allemagne, toujours avec le Mauvais larron vu de dos.

Dans les Flandres et en Hollande en revanche, depuis la Déposition de Campin, l’oeil s’est habitué depuis longtemps au Bon Larron vu de dos. Engebrechtsz utilise donc indifféremment les deux formules, en commençant néanmoins par la plus courante : le Mauvais larron vu de dos.


1511 Quentin_Massys Deposition Retable de la Guilde des Menuisiers Koninklijk Museum voor Schone Kunsten AnversQuentin Massys 1511, Triptyque de la Guilde des Menuisiers, Koninklijk Museum voor Schone Kunsten Anvers Engebrechtsz., Cornelius, c.1465-1527; The Entombment of ChristAprès 1511, copie attribuée à Cornelius Engebrechtsz, National Trust, Buckland Abbey

A Anvers, dans son triptyque majeur, Quentin Massys place lui aussi un calvaire vu de biais à l’arrière-plan, avec trois croix poutre et les deux larrons vus de face.

La copie dans le style Engebrechtsz le modifie selon les habitudes de l’atelier : configuration tronc-poutre-tronc et Mauvais larron vu de dos.


1510-20 Déploration Collégiale_Saint-Salvi_-_Chapelle_Saint-Louis (Albi)_Anonyme, Chapelle Saint Louis, Collégiale Saint-Salvi, Albi 1510-20, Maître de l'Adoration Groote (attr) PBA LilleMaître de l’Adoration Groote (attr), PBA, Lille

1510-20, Déposition

La Déposition récemment découverte à Albi présente le même croisement d’influences : les figures évoquent le style d’Anvers et le calvaire en biais celui de Delft. Même constatation pour celle attribuée au Maître de l’Adoration Groote.


1510-20, Maître de l'Adoration Groote (attr), triptyque St Antoine Abbé et Ste Catherine Musée national d'Art de catalogne, Barcelone

Triptyque de la Crucifixion, avec Saint Antoine Abbé et Sainte Catherine,
Maître de l’Adoration Groote (attr), 1510-20, Musée national d’Art de Catalogne, Barcelone 

Le même Maître de l’Adoration Groote,  dans sa Crucifixion, est probablement sous l’influence des Crucifixions excentriques germaniques dont il utilise deux procédés : la forte diminution perspective et le hors-champ partiel du larron du premier plan, sans aller jusqu’à la vue de biais de la Croix du Christ.

Le Mauvais larron vu de face tourne le dos au Christ, ce qui aboutit la surprise d’une main droite sortant du ciel telle la main de Dieu, alors que c’est celle du malfaiteur. Cet effet dramatique, totalement intentionnel puisque la main est située plus bas qu’elle ne devrait, souligne douloureusement l’abandon du Fils par le Père.


1510-20, Maître de l'Adoration Groote (attr), triptyque St Antoine Abbé et Ste Catherine Musée national d'Art de catalogne, Barcelone detail

La trouvaille est signalée au spectateur distrait par une brochette de mains.


Les deux Calvaire en biais de l’atelier Engebrechtsz

1511-20 cercle de Cornelis Engebrechtsz (anct Lucas de Leyde) Castelvecchio VeronaCercle de Cornelis Engebrechtsz (anciennement Lucas de Leyde), 1511-20, Castelvecchio, Vérone 1512-13 Altdorfer Sebastiansaltar Sankt Florian, Augustiner-Chorherrenstift schemaAltdorfer, 1512-13, Augustiner-Chorherrenstift, Sankt Florian

Cette Crucifixion de l’école de Delft est la seule l’on pourrait qualifier d’excentrique : comparer la pose du Mauvais larron et les figures repoussoir sous celui-ci.

Elle est aussi une charge anticatholique : voir le cardinal qui chevauche à l’arrière-plan droit, suivi d’un mine à capuche et d’un porteur de chouette.


1520 ca Cornelis_Engebrechtsz_-_Triptych_with_the_Crucifixion Galerie nationale de PragueGalerie nationale, Prague 1520 ca Engebrechtsz catharijneconvent Museum UtrechtCatharijneconvent Museum, Utrecht 1520-ca-Engebrechtsz_und_Werkstatt_-_Die_Kreuzigung_Christi-Kunstmuseum-Basel-_Inv._1248Kunstmuseum, Bâle

Triptyque de la Crucifixion avec le Portement de Croix et la Résurrection, Cornelis Engebrechtsz et atelier, vers 1520

Plusieurs triptyques très similaires, avec un cadre orné de grisailles et deux volets en quart de lune, sont sortis vers 1520 de l’atelier d’Engebrechtsz à Delft. Ces triptyques, en configuration plane, sont inspirés de celui d’Oberbeke à Anvers, sans en reprendre le Mauvais larron vu de dos.


1520 ca Engebrechtsz Catania (Sicily), F. Nava collection detail
Triptyque de la Crucifixion, Cornelis Engebrechtsz et atelier, vers 1520, F. Nava collection, Catane

Dix ans après le début des Crucifixions excentriques en Allemagne, la clientèle hollandaise n’apprécie guère la modernité des perspectives accentuées, puisqu’un seul triptyque de la série présente un Calvaire vu de biais, qui plus est avec un Bon larron vu de dos.


1520 ca Engebrechtsz Catania (Sicily), F. Nava collection schema

L’application de cette pose péjorative au Bon Larron n’est pas à comprendre comme une provocation supplémentaire, mais comme un choix compositionnel lié à la structure du triptyque : le regard se projette ainsi, en suivant la diagonale, jusqu’au volet droit (flèche verte) ; on comprend que le Bon larron est le seul à voir, au delà de la Mort, la Résurrection du Christ ; tandis que le Mauvais voit sa souffrance lors du Portement de Croix (flèche rouge).


Un calvaire très elliptique

1509 Lucas de Leyde Crucifixion (série de la Passion circulaire) British MuseumCrucifixion (série de la Passion circulaire)
Lucas de Leyde, 1509, British Museum

Cette gravure est la dernière d’une série de neuf, toutes en forme de rondel, à l’imitation de vitraux.

La composition est très innovante pour la période :

  • par la croix en biais et la forte diminution perspective,
  • par le hors-champ partiel du Mauvais Larron,
  • par l’ellipse complète sur le Bon ;
  • par l’inversion des conventions : les Mauvais en position d’honneur, regroupés autour de l’homme à la lance, et les Bons du mauvais côté de la Croix.

Tous ces écarts aux conventions, l’élimination du Bon Larron, le dernier regard du Christ vers les siens qui le pleurent, vont dans le même sens : le message tragique d’une Passion qui se conclut sur un personnage totalement négatif, le Mauvais Larron, regardant vers l’arrière comme pour récapituler toutes ces scènes où le Mal règne en maître.



Les expériences des années 1530

Une composition sans lendemain (SCOOP !)

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jan-swart-van-groningen attr coll part ferme (2)Vers 1530, Attribué à Jan Swart Van Groningen, collection privée

Le retable fermé montre le donateur, un évêque, en tête à tête avec le Christ ressuscité : son pupitre prolonge le tombeau et sa crosse fait pendant à la croix.



jan-swart-van-groningen attr coll part
En ouvrant les volets, on découvre ce qui a précédé : le Portement de Croix, la Crucifixion et la Résurrection, dans un paysage continu qui va du village, en bas, à une colline escarpée gravie par des voyageurs. Le volet de droite est une sorte de zoom sur le tombeau, quelque part dans cette colline.

Les crucifiés s’inscrivent dans ce mouvement panoramique : le Bon Larron et Jésus regardent vers la Résurrection, et même le Mauvais Larron, en détournant son regard du Christ, est contraint de faire de même. Le soldat qui s’enfuit conclut ce mouvement vers la droite. Dans le panneau central, le drame se déroule dans un mouvement rétrograde,  à contresens de l’histoire sacrée que le spectateur embrasse dans son ensemble : le porteur de roseau l’incline vers la gauche, et le lancier à cheval a déjà dépassé la croix, après avoir percé le flanc.

Cette composition profondément méditée est difficile à dater, car la chronologie de Jan Swart Van Groningen est mal connue, et on a remis en cause récemment l’attribution de Friedländer. Elle est en tout cas exceptionnelle pour les Pays-Bas de l’époque, qui répugnent à montrer de biais la Croix du Christ, de plus décentrée et de taille inférieure aux autres : seule la figure de Marie-Madeleine permet de l’identifier avec certitude.


1532 av Cornelis_II_Buys Musée des Beaux-Arts et d'Archéologie de Châlons-en-ChampagneCornelis Buys II, avant 1532, Musée des Beaux-Arts et d’Archéologie, Châlons-en-Champagne

On connait une autre version de la scène centrale, avec des intentions clarifiées :

  • le mouvement rétrograde est accentué par le vent  qui emporte vers la gauche les tissus et rubans ;
  • la caractérisation du Mauvais Larron est accentuée par sa barbe blanche, son corps plongé dans l’ombre, et la large fissure du premier plan qui sépare sa croix des autres.

Cornelis Buys II est maintenant reconnu comme étant Cornelis Buys IV, fils de Jacob Cornelisz chez qui Van Scorel avait travaillé à Amsterdam avant de partir en Italie ( [21], note 7). Cornelis Buys IV étant mort en 1532, le tableau se trouve dans la même plage temporelle que le célèbre tableau de van Scorel pour la Oude Kerk d’Amsterdam :

1532 av Cornelis_II_Buys Musée des Beaux-Arts et d'Archéologie de Châlons-en-Champagne inverse

Cornelis Buys II, avant 1532, Musée des Beaux-Arts et d’Archéologie, Châlons-en-Champagne Jan van Scorel, vers 1530, Museum Catharijneconvent, Utrecht

On peut voir dans ces deux oeuvres, inventées dans une double proximité temporelle et sociale, deux manières concurrentes d’introduire la perspective dans le Calvaire :

  • l’une qui minore la Croix du Christ dans une lecture complexe où le regard (flèche bleue) va à rebours de la fatalité (flèche rouge) ;
  • l’une qui la majore, dans un message univoque qui renvoie les Romains à Rome.

C’est sans doute la cohérence, augmentée par les séductions de la manière italienne, qui ont fait le succès de la composition de Van Scorel, que nous allons maintenant examiner.


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Le Calvaire en biais rectifié

Larronsdedos_SchemaRectifie
Dans ce dispositif de compromis, les trois Croix sont plantées en diagonale par rapport au plan du tableau, mais la Croix du Christ reste dans ce plan.

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Un triptyque familial atypique

1530 Jan Swart van Groningen Hollande famille Hallincq with_the_Crucifixion,_Saints_and_Donors Städel Museum FrancfortTriptyque de Jan Hallincq et Elisabeth Boogaard
Jan Swart van Groningen (attr), vers 1530, Städel Museum Francfort

Ce retable familial était accroché dans une chapelle de la Nieuwkerk de Dordrecht jusqu’en 1578, où l’église fut affectée à la religion réformée. Récupéré par les petits-enfants, le triptyque passa dans la maison familiale et y demeura à titre de souvenir, même après la conversion des descendants au protestantisme, en 1588 [22].

Dans un rare effet de réalité, le paysage continu héberge les donateurs et les personnages sacrés à égalité d’échelle : pour respecter la diminution perspective, l’artiste n’a pas hésité à tronquer le larron du premier plan. Au centre la croix du Christ échappe à la vue de biais, comme il sied à la symétrie d’un triptyque familial : les membres masculins de la famille dans le volet gauche et les membres féminins dans le volet droit, accompagnés par les saints patrons de la famille, Saint Christophe et Sainte Elisabeth. Les deux volets étant équivalents, le choix audacieux du Bon larron vu de dos et tronqué ne peut s’expliquer que pour une raison formelle : accompagner la lecture de gauche à droite de l’ensemble.

Cette composition, qui constitue un compromis entre le Calvaire traditionnel, dans un plan, et la tendance moderne au calvaire vu en biais, n’a qu’un seul autre équivalent à l’époque, chez un peintre qui semble avoir influencé Jan Swart van Groningen : Van Scorel.


La Crucifixion perdue de van Scorel : sa Genèse

Je m’appuie ici sur la chronologie proposée sans l’article très argumenté de Molly Faries et Henri Defoer [21]


1530-32 Maarten van Heemskerck (seventeenth-century copy), Lamentation with Donor Museum Catharijneconvent, Utrecht photo Ruben de HeerLamentation avec donateur (Copie du XVIIèeme siècle)
Maarten van Heemskerck, vers 1530, Museum Catharijneconvent, Utrecht, photo Ruben de Heer

Cette composition date probablement de la fin de la période où Heemskerck travaillait à Haarlem comme assistant de Van Scorel, lequel était rentré de Rome en 1524 avec une connaissance enviée de la peinture italienne. Le choix d’une composition avec le Bon Larron vu de dos s’explique pour des raisons purement compositionnelles :
1530-32 Maarten van Heemskerck (seventeenth-century copy), Lamentation with Donor Museum Catharijneconvent, Utrecht schema

Elle permettrait de faire porter le regard des larrons sur le visage du Christ et, au delà, d’attirer le regard sur le donateur. La disposition inverse aurait été désobligeante, en plaçant le commanditaire sous le patronage du Mauvais Larron.


1530 ca Jan van Scorel and workshop, Crucifixion Triptych, (middle panel) and ca. 1540 (wings) Museum Catharijneconvent, UtrechtCrucifixion pour la Oude Kerk d’Amsterdam (copie d’atelier)
Jan van Scorel, vers 1530, Museum Catharijneconvent, Utrecht

Ce célèbre tableau a été détruit lors de l’iconoclasme, mais on en a conservé deux copies. Le Mauvais Larron vue de dos inverse celui de van Heemskerck, ce qui prouve leur conception commune à Haarlem, avant que van Scorel ne quitte la ville en 1530.

Cette vue de dos fut très admirée par un contemporain, « parce que l’on pouvait voir à la fois sa colonne vertébrale et sa poitrine » ( [21], note 80)


Les raisons d’un succès

Le caractère attrape-tout de la composition est flagrant :

  • italienne par son arrière-plan romain,
  • germanique par sa vue en biais et la hauteur démesurée de ses croix,
  • novatrice par le décentrement de la Croix du Christ vers la droite,
  • conservatrice par le retour de celle-ci dans le plan du tableau,
  • solide par l’implantation des trois croix sur une même diagonale,
  • efficace par le fait que la croix du Christ est plus haute que les deux autres.

Il est très possible que cette « rectification » de la Croix ait été perçue, en milieu catholique, comme une réaction face aux Crucifixions excentriques considérées, depuis la Hollande, comme trop protestantes.


1550–75 After Jan van Scorel, Crucifixion Triptych,Kathedraal Museum Nieuwe Bavo, Haarlem.Crucifixion d’après van Scorel
Copie de 1550–75, Kathedraal Museum Nieuwe Bavo, Haarlem

Van Scorel a inventé cette autre Crucifixion expérimentale, connue par sept copies. Il faut croire que l’attrait de la nouveauté excusait, à l’époque, les incohérences narratives :  les deux larrons sont vus de dos et leurs croix sont implantées à l’arrière, de sorte qu’aucun dialogue avec le Christ n’est possible. Cette configuration radicale a pour inconvénient supplémentaire de rendre les larrons indiscernables.



La Crucifixion perdue de van Scorel : son influence

 

1527-1531 Pieter_Coeck_van_Aelst_Calvário_ Cathedrale de FunchalCrucifixion, 1527-1531, Cathédrale de Funchal 1540-45 Pieter_Coecke_van_Aelst_-_Tríptico_da_Descida_da_Cruz_(centre) Museu Nacional de Arte Antiga LisbonneTriptyque de la Déposition (centre), 1540-45, Museu Nacional de Arte Antiga, Lisbonne

Pieter Coeck van Aelst

Ces deux oeuvres de Pieter Coeck van Aelst témoignent de la diffusion de la formule rectifiée :

  • la plus ancienne  est encore en configuration plane, avec une opposition très originale entre le Bon larron, vu de face , vêtu comme le Christ, et le Mauvais vu de dos, vêtu comme un malandrin moderne ;
  • la seconde adapte l’idée de Van Scorel à une Déposition, tout en inversant la vue de dos.


1540-45 Pieter_Coecke_van_Aelst_-_Tríptico_da_Descida_da_Cruz_(centre) Museu Nacional de Arte Antiga Lisbonne schemaTriptyque de la Descente aux Limbes, Déposition et Résurrection

Le choix du Bon larron vu de dos s’explique ici encore par la structure en triptyque : il élève son regard vers le Christ triomphant, tandis que le Mauvais le baisse vers l’Enfer.


1538-42 Maarten van Heemskerck Crucifixion Cathedral, Linköping, Sweden schema.Triptyque de la Crucifixion, Maarten van Heemskerck, 1538-42, cathédrale de Linköping

Après avoir lui aussi effectué son voyage à Rome, Maarten van Heemskerck utilise ses acquis michelangelesques pour revisiter, dans un maniérisme débridé, la célèbre composition. S’il en conserve les trois principes (diagonale unique, croix du Christ plus haute et vue de face), l’intérêt n’est plus dans la construction perspective, mais dans le grouillement des anatomies contorsionnées.

Comme l’habitude s’en est maintenant installée, la posture des deux larrons s’inscrit dans la logique du triptyque :

  • le Mauvais regarde en arrière, vers la scène de la déchéance ;
  • le Bon regarde en avant, vers la scène de la victoire.


1543 Maarten van Heemskerck Le Calvaire Musée des Beaux Arts Gand photo jean-Louis MazieresCrucifixion provenant du couvent des Riches-Claires
Maarten van Heemskerck, 1543, Musée des Beaux Arts, Gand (photo Jean-Louis Mazières)

Contrastant avec la symétrie de la posture du Christ, les poses torturées des deux larrons proposent deux solutions virtuoses pour montrer simultanément le recto et le verso d’un corps. On notera le morceau de bravoure du premier plan : le soldat à plat ventre embrassant la croix du Mauvais Larron, dans une caricature du geste habituel de Marie-Madeleine.


1548 Maarten_van_Heemskerck_-_Christ_on_the_Cross_between_the_Thieves_ Statens Museum for KunstDessin de Maarten van Heemskerck, Statens Museum for Kunst, Copenhague 1548 Dirck Volckertsz. Coornhert dessin Maerten van Heemskerck Christus aan het kruisGravure de Dirck Volckertsz. Coornhert

Le Christ sur la Croix entre les larrons, 1548

Parmi les nombreuses Crucifixions maniéristes de van Heemskerck, celle-ci est la seule à montrer la croix du Christ vue de biais. Comme si, après avait épuisé toutes les variantes de postures, il ne restait plus qu’à remettre en cause la structure même de la composition, pour conduire l’oeil vers le clou du spectacle : le soleil qui sort de l’éclipse pour auréoler le Bon larron.
On retrouve par ailleurs les motifs habituels : le cheval vu de dos, le joueur de dés à plat ventre, la roue de supplice du côté du Mauvais Larron.


1415-20 Campin Bon LarronBon Larron, détail de la déposition de Robert Campin

A noter que le larron de gauche, dans le dessin, est probablement une citation bodybuildée du Bon larron de Robert Campin, qui a eu une influence durable dans les Flandres et en Hollande (voir 1 Les larrons vus de dos : calvaires plans).


1549 Maarten van Heemskerck Calvaire Ermitage inverseCalvaire
Maarten van Heemskerck, 1549, Ermitage

Pour ce triptyque familial, Heemskerck est revenu au format traditionnel du calvaire plan, avec paysage continu et échelle homogène des personnages. En rejetant les larrons dans les volets, il donne plus d’ampleur au paysage, au risque d’une association désobligeante entre le Mauvais Larron et les femmes de la famille. On ne connaît pas les donateurs, mais on sait qu’ils étaient catholiques : une caricature de Luther en capuche rouge s’est glissée à gauche de la croix, intimant à Longin aveugle de percer le flanc du Christ.

On retrouve le morceau de bravoure du nu en raccourci au premier plan, la main gauche appuyée sur un marteau : il s’agit ici d’un bourreau qui participe au tirage au sort (on voit les dés sous son bras droit). Autre trouvaille graphique du premier-plan : le casque vide à côté du crâne.



1549 Maarten van Heemskerck Calvaire Ermitage etat initial
Malgré la coïncidence des postures, le choix de la suspension haute des deux larrons n’est pas une citation de la Crucifixion de Gand d’Antonello de Messine (voir 1 Les larrons vus de dos : calvaires plans), totalement dépassé en pleine période maniériste : elle résulte de la contrainte du haut du cadre, qui était à l’origine courbé (la grisaille du Serpent d’airain, qui était peinte au revers, a d’ailleurs conservé cette forme [22a]).



1549 Maarten van Heemskerck Calvaire Ermitage inverse
Dans le goût du michel-angélisme triomphant, le nu presque intégral n’était pas perçu comme un problème : mais sans doute eut-il été un peu osé de placer le fessier du Mauvais larron directement au dessus de ces dames.


1550 ca Van Heemskerck Kasteel-Museum Sypesteyn Loosdrecht
Van Heemskerck, vers 1550, Kasteel-Museum Sypesteyn, Loosdrech

A noter cet autre Calvaire de Van Heemskerck, sans donateurs, qui transpose la même composition en format portrait.


1520-40, Maestro_delle_Mezze_Figure_Femminili Crocifissione_di_Cristo, Galleria_SabaudaMaître des demi-figures féminines, 1520-40, Galleria Sabauda, Turin

L’évacuation des larrons dans les volets est très rare. Vingt ans plus tôt, cet autre artiste hollandais l’avait déjà fait, mais dans la configuration inverse, sans doute pour des raisons purement formelles :

  • le Bon larron est vu de face par contrapposto avec le soldat vu de dos, pose nécessaire pour mettre en valeur son spectaculaire plumet ;
  • le Mauvais larron est vu de dos par contrapposto avec les deux saintes femmes vues de face, qui s’avancent vers la Vierge.

On notera que le pagne du mauvais larron flotte à contresens des deux autres, confirmant que l’artiste se soucie plus des considérations de symétrie que du réalisme narratif.



Rareté des calvaires vus de biais

Larronsdedos_SchemaBiais

C’est sans doute la prégnance du calvaire rectifié de Van Scorel qui a inhibé, en Flandres et en Hollande, la composition concurrente : celle où la Croix du Christ est vue de biais.

1530 ca Jan van Scorel and workshop, Crucifixion Triptych, (middle panel) and ca. 1540 (wings) Museum Catharijneconvent, UtrechtCrucificion de la Oude Kerk, Van Scorel 1534 Pieter Coecke van Aelst (I) (attr) Triptychon über die Geschichte des Hl. Kreuzes Sint-Niklaaskerk VeurneTriptyque de l’histoire de la Sainte Croix
Pieter Coecke van Aelst (I) (cercle), 1534, Sint-Niklaaskerk, Veurne

Les monuments romains à l’arrière plan-gauche trahissent l’influence de la composition de Van Scorel, dont le Triptyque de la Saint Croix constitue une sorte de dilatation panoramique. Au lieu de se planter au premier plan comme forme structurante de toute la composition, la croix du Christ recule au plan moyen et se soumet à la perspective d’ensemble.


1540-50 Pieter Coecke van Aelst National_Gallery_IrelandCalvaire, Pieter Coecke van Aelst, 1540-50, National Gallery, Dublin

Ce triptyque familial est bien moins abouti que celui de Swart bon Groningen dix ans plus tôt : si le paysage est continu, il ne respecte pas une échelle homogène : les personnages des volets latéraux sont trop grands, sans que leur implantation ne permette de les imaginer au premier plan. Pour caser son Calvaire vu de biais, l’artiste ne s’est pas résolu à tronquer le larron du premier plan : le résultat est contreproductif, puisqu’il rapproche du Christ la croix du Mauvais larron. De plus, par cette disposition à contresens, le panneau central casse la lecture de l’ensemble.



1540-50 Pieter Coecke van Aelst National_Gallery_Ireland inverse
L’artiste aurait pu avantageusement choisir la composition opposée, avec le Bon Larron vu de dos : mais prisonnier des habitudes, il a préféré associer par la vue de dos le larron et le cheval du centurion, cheval qui ne peut se trouver que du mauvais côté de la Croix.

Ces difficultés de conception expliquent sans doute la rareté des triptyques familiaux avec un calvaire vu de biais.


1545 Deposition, Cornelis Bos, naar Lambert Lombard RijksmuseumDéposition, 1545, gravure de Cornelis Bos d’après un dessin de Lambert Lombard, Rijksmuseum 1550 ca Deposition Musee des Beaux Arts CaenDéposition, bronze doré, vers 1550, Musée des Beaux Arts, Caen

La vue de dos dénigre ici le Mauvais Larron de deux manières : par le hors champ et en montrant la face non rabotée de sa croix.



Après 1550

Après les expériences de Van Scorel et les exubérances de Heemskerck, la vue de biais se banalise et les peintres tendent à utiliser indifféremment les différentes formules : vue de dos du Bon ou du Mauvais Larron, calvaire en biais ou rectifié. La préférence va néanmoins à celles qui suivent le modèle de Van Scorel : croix du Christ frontale et Mauvais Larron vu de dos.

Formule rectifiée

1550 ca Michiel Coxie CATEDRAL, Valladolid photo Ana Diéguez-RodríguezMichiel Coxie, vers 1550, Cathédrale de Valladolid (photo Ana Diéguez-Rodríguez) 1565-1610 Pieter Jalhea Dufour, Michiel Coxie El_Calvario BIBLIOTECA NACIONAL DE ESPAÑAGravure de Pieter Jalhea Dufour (1565-1610) d’après Coxie, Biblioteca nacional de Espana

Crucifixion

Il s’agit très probablement du tableau célèbre réalisé pour l’église Notre Dame d’Alsemberg, près de Bruxelles, et vendu en Espagne au moment de l’iconoclasme [23]. Très lisible, la composition utilise l’oblique du roseau pour isoler tous les Mauvais sur la droite (le Larron, les joueurs de dés, et les soldats au fond). La diminution perspective associe la Vierge et le bon Larron. Ce qui laisse toute la place centrale au thème original du tableau : le dialogue entre Jean et le Christ. C’est la marche du Saint dans le sens de la lecture qui oblige à placer à gauche le larron le plus éloigné.


Michiel Coxie coll part rkdCrucifixion, Michiel Coxie, collection particulière (photo rkd)

Coxie a repris la même disposition des croix dans cette composition, où les Saintes femmes viennent accompagner Jean au premier plan  tandis que le soldat porteur de roseau se décale sous le Mauvais larron, laissant place  à Marie-Madeleine.


1575 ca Pietersz, Pieter Epitaph St.Nicolaikirche Kalkar

Épitaphe du maire d’Amsterdam Cornelis Jacobsz Brouwer et de son épouse Cornelia Wessels ,
vers 1570, Eglise Saint-Nicolas, Kalkar

Cette épitaphe d’un maire catholique est banale, mais historiquement intéressante : elle a été en effet envoyée en Allemagne après l’Alteratie de 1578, lorsque les catholiques ont perdu le pouvoir à Amsterdam.


1576 Dominique Lampson Calvaire Eglise Saint Quentin, HasseltDominique Lampson, 1576, Eglise Saint Quentin, Hasselt 1540 ca Giulio Bonasone d'apres Christ pour Vittoria Colonna de Michelange METGravure de Giulio Bonasone d’après le Christ pour Vittoria Colonna de Michelange, vers 1540, MET

Cette composition de Dominique Lampson est la seule toile connue de ce peintre, qui fut surtout un théoricien de l’art. Les deux larrons sont empruntés à la gravure de Dufour d’après Coxie, et le Christ déhanché à Michel-Ange. Le résultat de ce collage studieux est l’impression fâcheuse que le Christ cherche à parer le coup de lance qui se prépare..


Calvaire en biais

1582 Jan_Sadeler_after a drawing by Maerten de Vos. Crucifixion_with_the_two_thieves_Gravure de Jan Sadeler d’après un dessin de Maerten de Vos, 1582

Le cavalier Longin prend ici toute la place : pour que son coup de lance soit donné dans le sens de la lecture, les saints personnages doivent être repoussés, de manière paradoxale, dans le camp du Mauvais Larron.


Cercle de Coxie coll partCercle de Coxie, collection particulière 1607 inconnu Catharijneconvent utrechtAnonyme, 1607, Catharijneconvent, Utrecht

Malgré son non-conformisme, la composition a eu une grande fortune dans les Flandres, jusqu’à une oeuvre majeure de Van Dyck en 1620 (voir 3 Les larrons vus de dos : postérité).


Versatilité dans un atelier liégeois

1550-60 pierre noire Nicolas Palardin et Martin Fiacre (attr) RijksmuseumRijksmuseum 1550-60 pierre noire de Theux Nicolas Palardin et Martin Fiacre (attr) Musee Curtius Liege BMusée Curtius, Liège

Crucifixion (pierre noire de Theux), Nicolas Palardin et Martin Fiacre (attr), 1550-60

Ces bas-reliefs en pierre noire sont attribués à un atelier fondé à Liège en 1518 par un sculpteur d’origine italienne, Nicolas Palardin. Celui-ci ne s’intéresse ni à la taille relative des objets (le cheval de droite est trop grand, les joueurs de dés sont trop petits) ni à la perspective : les trois croix sont implantées en configuration plane, mais la traverse du Mauvais larron est hypertrophiée pour donner l’illusion d’un grossissement perspectif.


1586 Julius Goltzius gravure d'apres memling inverse detailJulius Goltzius, 1586 , gravure d’après Memling (inversée)

Le groupe des quatre soldats jouant aux dés, en bas à droite, présente deux gauchers et deux droitiers, soit la même configuration que dans le Calvaire perdu de Memling dont nous avons déjà parlé (voir 1 Les larrons vus de dos : calvaires plans). Palardin a dynamisé la scène en imaginant que le soldat droitier debout, soutenu par un camarade, vient d’être blessé par le gaucher à la dague. Celui-ci est absent dans la copie du Musée Curtius, ce qui rend la scène incompréhensible.


1550-60 pierre noire Nicolas Palardin et Martin Fiacre (attr) Rijksmuseum detail bon 1550-60 pierre noire Nicolas Palardin et Martin Fiacre (attr) Rijksmuseum detail mauvais

De même est absent le Mauvais larron vu de dos, pour lequel l’atelier a inventé là encore une iconographie unique : sa main droite est clouée par derrière, sans doute en punition de ses vols. Le Bon Larron, identique dans les deux versions, est fixé lui aussi d’une manière très particulière : lié en haut et cloué en bas.


1550-60 pierre noire de Theux Nicolas Palardin et Martin Fiacre (attr) Musee Curtius LiegeEpitaphe, Crucifixion (pierre noire de Theux), Nicolas Palardin et Martin Fiacre (attr), 1550-60, Musée Curtius, Liège

Il ne faut pas surévaluer l’importance symbolique de la vue de dos pour l’atelier, puisqu’elle est ici appliquée au Bon larron. Les deux chevaux affrontés sont remplacés par deux groupes de cavaliers qui se rencontrent à l’arrière-plan. Au premier plan a été rajouté, comme s’il était le sujet de la Lamentation, le gisant du commanditaire de l’épitaphe. Des pleureuses aux plis mouillés errent entre les groupes, dans une totale incohérence des tailles.


Versatilité chez Pieter Aertsen

1546-47 Triptyque de Jan van der Biest Pieter Aertsen, Maagdenhuis_Museum AnversTriptyque de Jan van der Biest, Pieter Aertsen, 1546-47, Maagdenhuis Museum, Anvers 1550 ca The_Crucifixion_attributed_to_Pieter_Aertsen_Museum_CatharijneconventCrucifixion, vers 1550, Pieter Aertsen (attr), Museum Catharijneconvent, Utrecht

Ces oeuvres très voisine témoignent d’une certaine légèreté d’Aertsen vis à vis de l’exactitude perspective :

  • dans la première, une légère diminution de taille suggère un calvaire vue en biais,
  • dans la seconde, les croix des deux larrons sont repoussées à l’arrière-plan, au mépris de la véracité scripturale.

Pieter Aertsen Christ on the Cross Museum of Foreign Art, RigaMuseum of Foreign Art, Riga Pieter Aertsen The Crucifixion coll partCollection particulière

Attribué à Pieter Aertsen

  • la troisième est très semblable, mais avec la croix du Christ vu en bais ;
  • la quatrième est une vue en biais rectifiée, avec le Bon Larron vu de dos.

Cette versatilité montre que, vers 1550, le choix de de la perspective et de la vue de dos des larrons est devenu un élément variationnel comme un autre.


Versatilité chez Frans Floris

1550-1600 Frans Floris (ecole) Walker Art Gallery, LiverpoolWalker Art Gallery, Liverpool 1560 Frans Floris Slovak National Gallery BratislavaSlovak National Gallery, Bratislava

Frans Floris, atelier, vers 1560

Ces deux compositions diminuent l’oblique et le rétrécissement perspectif au profit d’une symétrie d’ensemble.


1560 ca Franz Floris, „Kreuzigung Christi“Museum Wiesbaden Photo Bernd Fickert.Frans Floris, vers 1560, Musée de Wiesbaden (Photo Bernd Fickert)

Dans cette perspective dramatique, Floris met au premier plan les pieds transpercés du Bon Larron, devant une éclaircie fuligineuse hérissée de croix.


1560 ca Floris Chateau de Sønderborg rdkFrans Floris, vers 1560, Château de Sønderborg, photo rdk.

Configuration inversée dans ce triptyque, sans qu’on puisse déceler une intention particulière.


Quelques compositions inventives à la fin du siècle

1588-92 Crucifixion, dessin Crispijn van den Broeck gravure Jacob de Gheyn (II)Gravure de Jaques de Gheyn (II) d’après un dessin de Crispijn van den Broeck, 1588-92

Le roseau avec l’éponge et la présence de Saint Jean et de la Vierge sous le regard du Christ montrent que nous sommes pas encore un moment de la mort. Une couronne de nuages sombres commence à se former au dessus de la Croix.


1595 dessin Jacques de Gheyn (II) graveur Zacharias Dolendo Rijksmuseum, AmsterdamGravure de Zacharias Dolendo d’après un dessin de Jacques de Gheyn (II), 1595, Rijksmuseum

Le moment choisi ici est celui la dernière parole du Christ : « Seigneur pourquoi m’as-tu abandonné ». Les deux saintes femmes pleurent, Saint Jean se détourne vers l’arrière, et Marie est la seule à échanger encore un regard avec son fils.

De Gheyn ne se soucie guère du respect de la perspective, avec ce Bon larron gigantesque par rapport aux soldats qu’il surplombe, et l’échelle aux barreaux trop nombreux. Son intérêt va aux phénomènes cosmiques, avec les deux fissures qui fracturent le Golgotha et le vortex spectaculaire qui s’ouvre au dessus du Christ, repris de la gravure précédente. Sous la lune à peine visible, la diagonale de l’échelle forme avec celle de la roue un couple symbolique :

  • derrière le Bon larron, l’échelle impossible monte jusqu’au soleil ;
  • derrière le Mauvais larron, même l’oiseau renonce à s’envoler.


1596 - 1598 Kruisafneming, Jacques de Gheyn (II), naar Karel van Mander (I), RijksmuseumDescente de Croix, gravure de Jacques de Gheyn (II),  dessin de Karel van Mander (I), 1596 – 1598, Rijksmuseum 1681 Jan Luyken Kruisiging van Christus Rijksmuseum, AmsterdamCrucifixion, Jan Luyken, 1681, Rijksmuseum

L’idée originale de Karel van Mander est d’écarter les larrons vers la marge :

  •  Le Bon larron, pratiquement en hors champ, est déjà monté au ciel ;
  • le Mauvais, dont la croix est plus courte, contemple la roue de justice.

La gravure de Jan Luyken, presque un siècle plus tard, retrouvera la même composition, en lui ajoutant un contraste lumineux :

  • le Bon larron, dans l’ombre, regarde la lumière surnaturelle du Christ ;
  • le Mauvais larron, dans la lumière naturelle, ne la voit pas.


1599 Crispijn van de Passe dessin Joos van Winghe Kruisiging van Christus Rijksmuseum, AmsterdamGravure de Crispijn van de Passe, d’après un dessin de Joos van Winghe, 1599, Rijksmuseum

La séparation binaire traditionnelle est remplacée par un étagement en quatre plans :

  • au premier, les soldats effrayés par les morts qui sortent de la terre ;
  • au deuxième, les trois croix ;
  • au troisième, les saints personnages ;
  • au fond, un immense soleil central à demi caché par les nuages.

L’absence de la plaie au flanc et la présence de l’éponge indiquent que le Christ est encore vivant.

Cette composition étrange suit exactement la légende :

Il a livré sa vie à la mort et a été compté parmi les criminels. Isaïe 53

Tradidit in mortem animam suam, et cum sceleratis reputatus est. 

  • Le soleil qui se voile, métaphore de la mort qui approche, illustre la première proposition ;
  • la croix prise en étau entre celles des larrons, la seconde.


1600 Crispijn van de Passe dessin Joos van Winghe Kruisiging van Christus Rijksmuseum, AmsterdamGravure de Crispijn van de Passe, d’après un dessin de Joos van Winghe, 1600, Rijksmuseum

L’année suivante, le graveur a recyclé le soleil central et la disposition générale des croix, en les décalant légèrement pour les adapter au format ovale. La moitié inférieure en revanche est parfaitement conventionnelle.



En synthèse

Larronsdedos_SchemaBiaisHollandeSynthèse
C’est en Hollande plutôt que dans les Flandres qu’ont lieu les tournants majeurs.

On ne trouve guère, au début du 16ème siècle, que des configurations planes (van Overbeke) et des rarissimes essais de Calvaires en biais dans l’atelier d’Engebrechtz.

C’est vers 1530 que le Calvaire vu de biais entre véritablement en piste, avec des oeuvres mal connues du jeune Heemskerck et du mystérieux Swart van Groningen. Mais ces tentatives sont immédiatement éclipsée par l’invention, par Van Scorel, de la formule intermédiaire de la « vue de biais rectifiée », qui jouit d’un succès immédiat par son compromis entre tradition et modernité. Développée par Heemkerck dans l’esprit maniériste, puis reprise par Coxie, elle va largement dominer pendant une vingtaine d’années.

A partir de 1550, le public a assimilé les différentes formules en on note une certaine versatilité dans les ateliers.

A la fin du siècle apparaissent quelques gravures inventives, dans l’une ou l’autre formule.



Article suivant : 2c Les larrons vus de dos : calvaires en biais, 16ème siècle, Italie

Références :
[21] Molly Faries, Henri Defoer, « Jan van Scorel’s Crucifixion for the Oude Kerk, Amsterdam: The “finest painting in all of the regions of Flanders”, » Journal of Historians of Netherlandish Art 12:2 (Summer 2020) DOI: 10.5092/jhna.2020.12.2.1
https://jhna.org/articles/jan-van-scorels-crucifixion/
[22] Marianne Eekhout « Werk, bid & bewonder: Een nieuwe kijk op kunst en calvinisme » https://books.google.fr/books?id=eiUGEAAAQBAJ&pg=PT2&dq=Jan+Swart+van+Groningen+staedel+museum
[22a] Jefferson C. Harrison, « The Brazen Serpent » by Maarten van Heemskerck: Aspects of Its Style and Meaning », Record of the Art Museum, Princeton University, Vol. 49, No. 2 (1990), pp. 16-29 https://www.jstor.org/stable/3774677
[23] Ana Diéguez-Rodríguez « The artistic relations between Flanders and Spain in the 16th Century: an approach to the Flemish painting trade » Journal for Art Market Studies https://www.fokum-jams.org/index.php/jams/article/view/90/171

2c Les larrons vus de dos : calvaires en biais, 16ème siècle, Italie

15 avril 2024

L’Italie n’admet que fort tardivement la formule du larron vu de dos, sous forme de foyers isolés.

Article précédent : 2b Les larrons vus de dos : calvaires en biais, 16ème siècle, Flandres et Pays-Bas

Un précurseur isolé : Le Pordenone

1520-21 Golgotha-Il_Pordenone-Cremona_Cathedral ensemble

Golgotha, Le Pordenone, 1520-21, Cathédrale de Crémone

Cette fresque, la plus grande d’Italie à son époque, occupe tout le haut de la contre-façade, là où traditionnellement on place le composition binaire du Jugement dernier, avec le Christ au centre séparant les Elus et les Damnés.  L’idée d’une Crucifixion à cet emplacement, qui plus est avec une croix décentrée et vue de biais, est totalement atypique dans l’Italie de l’époque.



1520-21 Golgotha-Il_Pordenone-Cremona_Cathedral detail
Le centre de la composition est occupé par une invention extraordinaire : posé sur l’arcade, un soldat tient d’une main une épée cruciforme et, de l’autre, fait voir aux fidèles le décentrement de la croix. Il s’agit du Centurion converti, qui atteste de la divinité du Christ.



1520-21 Golgotha-Il_Pordenone-Cremona_Cathedral
Dans la continuité de l’épée symbolique du Centurion, l’oeil suit la lance de Longin et monte jusqu’au Bon Larron, dans une oblique qui unit les trois Convertis par la Crucifixion ( [24], p 115). Le ciel assombri, plus haut, et le Mauvais Larron dont on est en train de briser les jambes, en face, font comprendre que nous sommes juste après le coup de lance, et que le véritable thème de la fresque est celui de la Conversion.

Le Centurion monte d’ailleurs la garde derrière la fissure créée par le tremblement de terre, qui sépare les Bons à gauche et les Méchant à droite.


1520-21 Golgotha-Il_Pordenone-Cremona_Cathedral anisemite

Cette partie droite comprend plusieurs éléments antisémites : l’enfant immature (le « peuple enfant »), l’âne stupide et un gros homme qui compte sur ses doigts. La fissure entre la Chrétienté (le centurion) et la Judéité (le cavalier désarçonné) traduit très exactement l’actualité politique crémonaise : la demande d’une expulsion des Juifs de la ville, ou du moins d’une ségrégation [25].


La vue de dos du Mauvais Larron s’inscrit parmi ces éléments péjoratifs.

Pour expliquer la vue de biais de l’ensemble, on a invoqué l’influence des Crucifixions excentriques germaniques, Pordenone étant originaire du Frioul [25a]. Mais aucune des gravures disponibles à l’époque n’est comparable à cette composition : centrée non pas sur le Christ, mais sur le Centurion triomphal, elle a été inventée ad hoc, pour répondre aux exigences du contexte politique local (ce pourquoi elle n’a été reprise nulle part en Italie).



1520-21 Golgotha-Il_Pordenone-Cremona_Cathedral schema
Dans la partie positive, les trois Convertis (ligne jaune) regardent ou désignent (flèches bleues) le Christ décentré , établi comme en avant-poste dans une proximité dangereuse avec le Mauvais Larron, et frôlé par la même massue. Plus bas, le cheval cabré menace vainement le Centurion, qui garde la frontière diagonale de la fissure. La vue de dos des deux attaquants, le Mauvais Larron et le cavalier, souligne ce mouvement tournant (flèches rouges) qui épouse la courbe de l’arcade .


A Crémone en 1569

1569 Antonio Campi Kreuzigung mit Szenen der Passion LouvreLes Mystères de la Passion, de la Résurrection et de l’Ascension du Christ
Ecole de Antonio Campi, 1569, Louvre

Ce panorama synoptique, où sont représentés à des tailles diverses de nombreux épisodes de la Passion, à été commandée par Saint Charles Borromée pour son oratoire privé de Milan [26]. La configuration du calvaire, très singulière pour l’Italie de l’époque, n’a pas été inspirée à Campi par une gravure germanique ou hollandaise.



1569 Antonio Campi Kreuzigung mit Szenen der Passion Louvre schema
En fait, l’échelle du Mauvais larron, le juif comptant sur ses doigts et l’âne montrent que le peintre crémonais n’a pas cherché son modèle bien loin : à la cathédrale de la ville, dans la fresque du Pordenone.

L’inversion des vues de dos se comprend très bien dans le contexte : ainsi disposé, le Bon Larron voit en haut à droite le clou du tableau : le Paradis qui s’ouvre tel un champignon doré, dans le dos du Mauvais larron qui tend vainement ses bras en arrière pour l’atteindre.



Le foyer vénitien après 1555

Mis à part l’exception crémonaise, c’est presque exclusivement à Venise que vont apparaître, dans la seconde moitié du 16ème siècle, les rares larrons vus de dos d’Italie.

Chez le Tintoret

1554-55 tintoretto-crocifissione San Severo accademia veniseCrucifixion pour l’église San Severo
Le Tintoret, 1554-55, Accademia, Venise

Ce serait faire offense au Tintoret que de chercher un modèle à cette vaste composition. S’il fait tourner les croix des larrons, il ne se risque pas faire de même celle du Christ – ce qui montre rétrospectivement toute l’audace du Pordenone, trente cinq ans plus tôt. Il ne s’agit en rien ici d’un calvaire vue de biais dans son ensemble, mais d’un calvaire vu de face rythmé par des procédés de profondeur : la vue de biais des deux larrons en fait partie, tout comme l’immense porte-drapeau à gauche, où le joueur de dé en raccourci à droite.



1554-55 tintoretto-crocifissione San Severo accademia venise schema
La frise se lit en trois tranches :

  • une scène introductive astucieuse, orientée à contresens comme le premier porte-drapeau qui sort en hors champ à gauche : à la grande figure du second porte-drapeau fait écho celle de Saint Jean, penché sous la croix du Mauvais larron comme sous un étendard (en jaune) ;
  • la Croix du Christ et les personnages sacrés, jusqu’au laurier coupé qui repousse, symbole de la victoire et de la Résurrection (en vert) ;
  • comprimés à droite, tous les personnages négatifs : les joueurs de dés, le cavalier et le Mauvais larron.

Les deux « cloisons » matérialisent cette expansion autour du Christ en Croix , qui imite les mouvements autour du Christ du Jugement dernier : vers la gauche et le Paradis pour les Bons, vers la droite et l’Enfer pour les Mauvais.


1585 ca TINTORETTO KREUZIGUNG-CHRISTI_Altarbild der Münchner Augustinerkirche alte pinacothek Munich No1512Crucifixion pour l’autel de l’église des Augustins de Münich
Le Tintoret, vers 1585, Alte Pinacothek, Münich

Tintoret ne peindra qu’une seul fois un véritable Calvaire vu de biais, pour l’exportation en pays germanique. On appréciera la furia exceptionnelle de la scène : les nuages qui s’ouvrent, les cavaliers qui partent dans tous les sens, les corps qui tombent à la renverse parmi les morts.


Chez Véronèse

La chronologie des Crucifixions de Véronèse est mal connue et discutée, je reprends ici celle de Carlo Corsato dans un article récent [27], qui les date toutes des années 1575-80.


1575-80 veronese , Studies for a Crucifixion Harvard Art Museums, (c) President and Fellows of HarvardEtude pour une Crucifixion
Véronèse, Harvard Art Museums, (c) President and Fellows of Harvard

On note d’emblée une grande hésitation concernant le Bon Larron : ses jambes ont varié et sa croix est incomplète (en L plutôt qu’en T), tandis que celle du Mauvais Larron est en T, et perpendiculaire à celle du Christ : comme si Véronèse cherchait une échappatoire à la solution germanique : les trois croix en cube et le Bon Larron vu de dos.


1575-80 Veronese_-_Crucifixion_LouvreCrucifixion
Véronèse, 1575-80, Louvre

Ce Bon larron très particulier, vu de profil et attaché des deux bras à une unique branche, se retrouve dans cette célèbre Crucifixion, dont le format carré et la petite taille suggèrent qu’elle était à usage privé.

La silhouette singulière entièrement recouverte d’un tissu jaune a souvent été interprétée comme la Synagogue, dont les yeux sont voilés. Cette interprétation a été remise en cause par Carlo Corsato, qui y voit une des deux Maries que Véronèse représente habituellement dans ses Calvaires. Le fait qu’une seconde métaphore du voile – le nuage qui masque le soleil – se trouve juste à son aplomb remet néanmoins en selle la première interprétation, qui n’est d’ailleurs pas contradictoire : Véronèse s’est servi d’une des deux Maries pour symboliser la Synagogue (sur un autre détournement symbolique d’un élément ordinaire, voir Les anges dans le palmier).


1575-80 veronese-werkstatt-die-kreuzigung-christi-gal-nr-231-illustration-mdGemäldegarie, Dresde (détruit en 1947) 1575-80 Paolo_Veronese_-_Crocifissione_-_Musei_Civici_-_Padova sur pierre noireCopie sur pierre noire, Musei Civici, Padoue

Atelier de Véronèse, 1575-80

Le Bon Larron est probablement ici encore attaché à une croix en L, mais de manière ambigüe puisqu’un seul bras visible. Le Mauvais larron est clairement suspendu à une croix en L, puisqu’un repose-pied a été ajouté pour montrer que la branche est unique.


575-80-Veronese-San-Nicolo-della-Lattuga_Crucifixion_-Accademia-veniseCrucifixion pour l’église San Nicolo della Lattuga
Véronèse, 1575-80, Accademia, Venise

Le Calvaire sert de source à l’écoulement des soldats vers la vallée, avant la remontée vers Jérusalem. On notera, caché dans l’ombre du premier plan, un coup de théâtre spectaculaire : un des joueurs de dés se retourne, au bruit que fait le panier en chutant de la stèle, brutalement basculée par un mort qui soulève sa dalle. Tout est donc cohérent avec une lecture de gauche à droite.



1575-80 Veronese (San Nicolo della Lattuga)_Crucifixion_-Accademia venise detail
Installé à la droite du Christ comme le spectateur privilégié de ce vaste panorama humain, le Bon Larron est très discrètement montré de dos. La diagonale de sa croix barre l’éclipse du soleil, faisant d’autant plus ressortir la seule lumière qui reste : celle de l’auréole divine.


1575-80 Veronese (atelier) Musee Pouchkine MoscouVéronèse (atelier), 1575-80, Musée Pouchkine, Moscou

La composition est ici inversée, pour s’accommoder au thème principal : la lumière qui tombe en diagonale pour irradier le corps du Christ, figé dans l’immobilité de la mort.

En bas au contraire les événements se précipitent : le centurion se jette à genoux et se découvre, le cheval baisse la tête d’un air inquiet, Marie s’évanouit et les trois autres se retournent vers le halo miraculeux.

A l’arrière-plan gauche nous est montrée l’invention de l’atelier, la croix en L, ici inutile puisque, dans cette orientation du Calvaire, c’est le Mauvais Larron qui est vu de dos.

Ces ruses et atermoiements prouvent que, du moins pour Véronèse, la vue de dos est encore perçue comme péjorative, et ne peut s’appliquer qu’au Mauvais Larron.


L’exportation en Bavière

1590 Aegidius Sadeler II d'apres Christoph Schwarz Christ Crucified between the Two ThievesGravure d’Aegidius Sadeler II, 1590 1590 ca Christoph Schwarz (attr) Kalvarienberg mit der Kreuzigung Christi coll partCollection particulière

Christoph Schwarz

L’original a disparu, mais nous est connu par la gravure, ainsi que par cette extension en format panoramique.

Christoph Schwarz s’est rendu en 1570 à Venise pour apprendre ce nouveau style et l’acclimater en Bavière. On le reconnaît dans cette Crucifixion vue de biais, dans laquelle l’effet de lumière joue un rôle primordial.


1620 ca Hans_I_Jordaens_-_Crucifixion_Coll partHans I Jordaens, vers 1620, collection particulière 1643 Hans_Jordaens_III_The_Crucifixion coll partHans III Jordaens, 1643, collection particulière

Via la gravure, la composition de Schwarz a poursuivi sa carrière au siècle suivant en Hollande, chez Hans I Jordaens à Delft puis chez son petit-fils supposé.

Cette filiation confirme qu’à la fin du 16ème siècle, les artistes ne se posent plus de questions théologiques sur le larron à représenter de dos, mais suivent simplement des habitudes : Schwartz reprend scolairement le modèle le plus courant chez les Vénitiens (le Bon Larron de dos) et le transmet à certains peintres en Hollande, où c’est plutôt le modèle inverse, celui de Van Scorel, qui domine.



La Déposition de Peterzano

1572-75 olio su ardesia Strasbourg_MBA,_Simone_Peterzano_(full)Simone Peterzano, 1572-75, Musée des beaux Arts, Strasbourg

On date cette huile sur ardoise du retour à Milan du jeune Peterzano, après sa formation à Venise dans l’atelier de Titien [28]. Le caractère excentrique de la composition, avec ses croix disposées selon un cube, et le sépulcre en hors champ (coin inférieur gauche) est nettement plus prononcé que tout ce qui se faisait à l’époque en Italie, même dans l’atelier de Véronèse. S’agissant d’une commande privée du mécène de Peterzano, le milanais Gerolamo Legnani, les goûts personnels du commanditaire ont dû jouer. Le caractère ad hoc de la composition transparaît dans les deux larrons, qui recopient des modèles de Michel-Ange présents à Milan à cette époque [28a].


castello-sforzesco-crucifixion-group-bronzo-_-possibly-raffaello-da-montelupo-after-michelangeloCrucifixion en bronze d’après des modèles en cire de Michel-Ange, Castello Sforzesco, Milan

Tout se passe comme si la composition avait été conçue comme une sorte de présentoir, mettant en scène les modèles de Michel-Ange sous l’angle le plus spectaculaire : la vue choisie met en évidence les deux liens qui attachent, à des hauteurs différentes, les pieds du Mauvais Larron.


En aparté : les pieds décalés en hauteur

1455 ca Antonio del Pollaiolo, Crocifissione avec les saints Francesco et Gerolamo localisation inconnue detailCrucifixion avec les saints François et Jérôme
Antonio del Pollaiuolo, vers 1455, localisation inconnue

Comme nous l’avons observé (voir 1 Les larrons vus de dos : calvaires plans), l’idée de décaler en hauteur le pied gauche du Mauvais larron est une invention frappante de Pollaiuollo : dans sa révolte incoercible, le supplicié à trouvé la force de tordre le clou et d’arracher le pied.


Crucifixion, Michelange (attr) Louvre INV 839 (c) RMN
Crucifixion, Michel-Ange (attr) Louvre INV 839 (c) RMN

Ce dessin attribué à Michel-Ange semble reprendre la même idée, mais de manière idéalisée : les jambes dissymétriques du Mauvais larron traduisent son refus viscéral, tandis que celles du bon Larron, alignées sur celles du Christ, expriment l’acceptation de son propre sort et de la divinité de Jésus. Un avantage supplémentaire, bien exploité dans le dessin, est la mise en valeur sensuelle du postérieur du Mauvais larron (ce que Peterzano a prudemment évité, en le masquant derrière la croix).


1530 ca Jan van Scorel and workshop, Crucifixion Triptych, (middle panel) and ca. 1540 (wings) Museum Catharijneconvent, Utrecht detailCrucifixion pour la Oude Kerk d’Amsterdam (détail)
Jan van Scorel, vers 1530, Museum Catharijneconvent, Utrecht

En Hollande, le motif figure dans la célèbre composition de Van Scorel, avec des détails aggravants :

  • les pieds mi attachés mi cloués, suggérant le désordre ;
  • les clous qui traversent les poutres, suggérant la force et la violence.

A la suite de cette influente composition, la plupart des Mauvais larrons vus de dos, en Hollande, ont le genou gauche relevé.


Wolfgang Huber (attr) coll part detailCrucifixion avec donateurs (détail)
Wolfgang Huber (attr), non daté, collection particulière

Dans un contextes très différent, on retrouve ici le détail des clous traversant les troncs et l’opposition entre clous et corde.

Plutôt qu’une hypothétique filiation, il vaut mieux voir dans ce motif une réinvention sporadique, conséquence technique de la vue de dos du Mauvais larron : relever son genou gauche permet de montrer un peu plus de son corps.



 

Un timide foyer florentin, après 1583

1573 Visione_di_san_Tommaso_d'Aquino_-_Santi_di_Tito Firenze, Cenacolo di San Salvi1573, Cenacolo di San Salvi 1593 Santi_di_tito,_visione_di_san_tommaso_d'aquino San Marco Florence1593, San Marco

Vision de Saint Thomas d’Aquin, Santi di Tito, Florence

Ces deux toiles permettent de cerner le moment où a cessé la résistance florentine à la Crucifixion vue de biais.


1572 Giovan_battista_naldini,_deposizione_dalla_croce,_ Santa Maria Novella Florence1572, Santa Maria Novella 1583 Naldini Giovanni Battista Santa Croce Florence beniculturali1583, Santa Croce, photo beniculturali

Déposition, Giovan Battista Naldini, Florence

Le Calvaire vu de biais suit les mêmes étapes qu’en Flandres au début du siècle : introduction prudente en arrière-plan d’une Déposition, puis passage au second plan. On comprend que la vacuité de la croix a facilité ce processus de décentrage et de vue de biais qui, dans l’Italie de la Contre-Réforme, risquait d’être perçue comme désacralisante.


1582 Jan_Sadeler_after a drawing by Maerten de Vos. Crucifixion_with_the_two_thieves_Gravure de Jan Sadeler d’après un dessin de Maerten de Vos, 1582 1590-1600 francesco-curradi-christ-en-croix-entouré-des-deux-larrons coll partFrancesco Curradi, 1590-1600, collection particulière

Curradi, un élève de Naldini, a corrigé la gravure de Jan Sadeler en replaçant du bon côté de la Croix les Saints personnages, devant le cavalier Longin, pour laisser le mauvais côté aux joueurs de dés.



En synthèse

Larronsdedos_SchemaBiaisItalieSynthèse

Mise à part l’invention isolée de Pordenone liée au contexte politique de Crémone, les calvaires vus de biais n’arriveront que très tard et très marginalement en Italie, où la configuration plane jouit d’une domination sans partage :

  • à Venise en 1555 chez le Tintoret, puis vingt ans plus tard chez Véronèse, avec une exportation en Bavière par le biais de Christoph Schwartz ;
  • à Milan en 1572, dans une oeuvre isolée de Peterzano qui semble trop précoce pour être attribuée à une influence vénitienne ;
  • à Florence en 1580, chez Baldini puis chez son élève Curraci, qui recopie quant à lui une gravure hollandaise de Sandeler.



Article suivant : 3 Les larrons vus de dos : postérité 

Références :
[24] Carolyn Smyth, « Pordenone’s ‚Passion‘ Frescoes inCremona Cathedral : an Incitement to Piety » dans « Drawing relationships in northern italian Renaissance art : patronage and theories of invention «  ed. by Giancarla Periti, 2004
[25] Sur l’agitation antisémite à Crémone et ses causes (les dettes contractées durant l’occupation française) voir Robero Venturelli « Duorum populorum divisio : la Crocifissione del Pordenone e il conflitto ebraico-cremonese del 1519-1521 » dans « La cattedrale di Cremona : affreschi e sculture » / a cura di Alessandro Tomei 2001
[25a] Charles E. Cohen « The art of Giovanni Antonio da Pordenone : between dialect and language », p 190. Le seul antécédent possible cité par Cohen est la Crucifixion peinte par Altdorfer à Sankt Florian, qui se trouve tout de même à 400 km du Frioul.
[27] Carlo Corsato, « Colour of Devotion: Veronese’s « Crucifixion » in the Musée du Louvre », Artibus et Historiae, Vol. 39, No. 78, Art and Culture North and South of the Alps from the Fifteenth to the Eighteenth Century. Essays in Honour of Bernard Aikema (2018), pp. 125-140 https://www.jstor.org/stable/45120349
[28] Francesco Frangi, Paolo Plebani « La giovinezza di « Simone Venetiano », in « Peterzano. Allievo di Tiziano, maestro di Caravaggio », catalogo della mostra (Bergamo, Accademia Carrara), Milan, 2020, pp. 21-33.
https://www.academia.edu/42800777/La_giovinezza_di_Simone_Venetiano_in_Peterzano_Allievo_di_Tiziano_maestro_di_Caravaggio_catalogo_della_mostra_Bergamo_Accademia_Carrara_Milano_2020_pp_21_33
[28a] Michael Riddick « The Thief of Michelangelo: Models Preserved in Bronze and Terracotta » https://renbronze.com/2020/08/09/the-thief-of-michelangelo-models-preserved-in-bronze-and-terracotta/

3 Les larrons vus de dos : postérité

15 avril 2024

A partir du 17ème siècle, la formule reste rare, mais il serait fastidieux d’en faire un inventaire exhaustif. D’autant que la diffusion croissante des images, notamment par la gravure, rend très difficile d’établir des filiations.

Ce chapitre se contente donc de présenter quelques réalisations frappantes, et quelques cas où la filiation est certaine.

Article précédent : 2c Les larrons vus de dos : calvaires en biais, 16ème siècle, Italie 

Chez Van Dyck

 

1620 ca Van Dyck (anct Peter_Paul_Rubens) Le coup de lance Musee des BA AnversLe coup de lance, Van Dyck (anciennement attribué à Rubens), vers 1620, Musée des Beaux Arts, Anvers 1582 Jan_Sadeler_after a drawing by Maerten de Vos. Crucifixion_with_the_two_thieves_Gravure de Jan Sadeler d’après un dessin de Maerten de Vos, 1582

Van Dyck a resserré dans un format vertical la composition à succès de Maerten de Vos, et rajouté deux trouvailles iconographiques :

  • la massue qui casse la jambe du mauvais larron frappe visuellement celle du Christ, comme dans la fresque du Pordenone (voir 2c Les larrons vus de dos : calvaires en biais, 16ème siècle, Italie) ;
  • les cheveux de Marie-Madeleine frôlent les pieds saignants du Christ, rappelant la scène où ils essuyaient les mêmes pieds mouillés de larmes (Luc 7, 36-38).


1626 and 1667 Gerard_de_la_Vallee_-_Longinus_piercing_Christ's_side_with_a_spear coll partLongin perçant le flanc du Christ
Gérard de la Vallée, 1626-67, collection particulière
1710 Jan Anthonie de Coxie Collezione di dipinti della Pinacoteca del Castello Sforzesco copie coup de lanceJan Anthonie de Coxie, 1710, Collezione di dipinti della Pinacoteca del Castello Sforzesco

Ces deux exemples témoignent de la fortune de la composition de Van Dyck :

  • quelques années après, Gérard de la Vallée la développe en largeur  ;
  • au siècle suivant , Jan Anthonie de Coxie l’aère par un cadrage plus lointain et la suppression du bourreau.

1629 ca Van Dyck St. Rumbold's Cathedral MechelenVan Dyck, vers 1629, Cathédrale St. Rumbold, Mâlines

Dans cette seconde Crucifixion de Van Dyck, nous sommes maintenant après la mort du Christ, comme en témoignent la plaie au flanc ,les ténèbres dans le ciel et la lune obscurcie. La contrainte du coup de lance disparue, Van Dyck retient la composition inverse (le Bon larron vu de dos), qui a pour effet mécanique de majorer le Mauvais Larron. Pour surprendre le regard expert des spectateurs du XVIIème siècle, il bouleverse le casting habituel : le cavalier n’a plus de lance, le rôle du centurion levant le bras est tenu par un berger, le Mauvais Larron a des traits angéliques, tout en refusant le regard du Christ.

Car contrairement au conventions, celui-ci n’incline pas son visage vers le Bon Larron, mais vers la Vierge, qui n’est pas en position d’honneur. Ces inversions ne sont pas gratuites, mais visent à suggérer au spectateur une autre scène :

« Jésus, voyant sa mère, et près d’elle le disciple qu’il aimait, dit à sa mère : « Femme, voici ton fils. » Puis il dit au disciple : « Voici ta mère » Jean 19, 26-27

Le pathétique est que Marie et Jean revivent, après la Mort du Christ, les dernières paroles qu’il leur a adressées.


1630-61 Abraham_van_Diepenbeeck_-_The_Crucifixion_(Fitzwilliam_Museum)Provenant de l’église Saint Georges d’Anvers, Fitzwilliam Museum 1630-61 Diepenbeeck, Abraham van Conradus, Abraham J. Visscher, Claes Kreuzigung ChristiGravure d’Abraham Conradus

Abraham van Diepenbeeck, 1630-61

Réalisée par un élève de Rubens, cette grisaille reprend la composition de la seconde Crucifixion de Van Dick, et la même idée de prolongation du dialogue :  car bien que la plaie du flanc ne soit pas visible, le départ des soldats montre bien que nous sommes après la mort du Christ.  Il ne s’agit pas d’un projet pour une gravure, mais d’une oeuvre achevée,  comme le prouvent le bouclier et l’épée du soldat, portés du côté gauche comme il se doit.

Le graveur a transposé le format en largeur (sans penser à inverser le bouclier et l’épée). Le résultat est une composition beaucoup plus ordinaire, respectant la binarité habituelle : la Vierge et Saint Jean du côté du Bon Larron vu de face, les soldats du côté du Mauvais Larron vu de dos.



Autour de Rubens

1620 ca Peter_Paul_Rubens_The_Three_Crosses Boymans van Beuningen RotterdamLes Trois Croix, Rubens, esquisse, vers 1620 , musée Boymans van Beuningen, Rotterdam Schelte Adamsz Bolswert MAH GenèveGravure de Schelte Adamsz Bolswert d’après Rubens, MAH, Genève

Sur les croix identiques plantées en triangle équilatéral et vues en contreplongée, les suppliciés sont unifiés au point qu’on croirait la même personne tripliquée.

En fait, les larrons se distinguent par des détails :

  • pour le Bon, le panonceau, la barbe christique et le visage paisible ;
  • pour le Mauvais, une expression de terreur et la vue de dos.

Les trois Croix se distinguent elles-aussi par des détails :

  • le squelette de crocodile dans les ronces indique que le serpent de la Chute est définitivement oublié ;
  • le crâne d’Adam est racheté par le sacrifice du Christ
  • sous celle du Mauvais Larron il n’y rien, sinon deux croix vides, montrant l’inanité de sa mort.

L’avantage de cette composition est que, si l’on ne s’attache pas aux détails, elle est pratiquement réversible. Bolswert l’a recopiée telle quelle, en se contenant de changer de côté la plaie du flanc.


1625-50 David_Teniers_(I)_-_Calvary LouvreLe calvaire
David Teniers (I), 1625-50, Louvre

Teniers normalise la composition coup-de-poing de Rubens en espaçant les croix, en édulcorant par l’auréole le cadavre supplicié du Christ et en rajoutant à l’arrière-plan, en guise de Jérusalem, une cité hollandaise que ses fortifications ne protègent pas des éclairs.


1710-ca-Giovanni_Battista_Piazzetta_-_Christ_Crucified_between_the_Two_Thieves_-Gallerie-dellAccademia-Venise
Le Christ entre les Larrons
Giovanni Battista Piazzetta, vers 1710, Gallerie dell’Accademia, Venise

Lorsque Piazzetta reprend un siècle plus tard la composition de Rubens (comme le montrent les bras en triangle du Christ, une innovation en Italie), c’est à nouveau le Mauvais Larron qu’il représente de dos. Le cavalier brandissant un étendard est un symbole de la Victoire, du côté du Bon larron.


Domenico Crespi 1729 Crucifixion Brera Milan detail
Crucifixion (détail)
Domenico Crespi, 1729, Brera, Milan

Dans sa Crucifixion, elle-aussi en contreplongée mais sans les larrons, son maître Crespi reprendra le même détail, mais pour signifier l’inverse : la défaite du paganisme, à côté d’un juif en rouge, lui aussi abattu.



Chez Poussin

Poussin 1644-46 Crucifixion Wadsworth Atheneum HartfordCrucifixion
Poussin, 1645-46, Wadsworth Atheneum, Hartford
575-80-Veronese-San-Nicolo-della-Lattuga_Crucifixion_-Accademia-veniseCrucifixion pour l’église San Nicolo della Lattuga
Véronèse, 1575-80, Accademia, Venise

Dans l’unique Crucifixion de Poussin, le détail du joueur de dés qui se retourne vers le mort sortant du sol ne peut provenir que de la composition de Véronèse. C’est là également que Poussin a trouvé l’idée du Bon Larron vu de dos et à contrejour, un paradoxe que Véronèse avait essayé de gommer tandis que Poussin en fait au contraire un point fort de sa composition très anticonformiste. Pour un analyse plus détaillée, voir Les pendants de Poussin 2 (1645-1653).


1646 Jacques Stella Crucifixion call partCrucifixion
Jacques Stella, 1646, collection particulière

Cette copie d’époque permet d’apprécier toute la force de la composition de Poussin.



Autour de Rembrandt

1886-1894 Tissot 306 La foule s'en va en se frappant la poitrine Brooklin MuseumCrucifixion
Thomas de Keyser, 1635-44, Catharijneconvent, Utrecht

Ce Calvaire vu de biais a des aspects originaux pour la peinture hollandaise de l’époque. Le roseau tombé par terre conduit l’oeil jusqu’au pot de vinaigre, attribut du Mauvais larron, négatif comme sa vue de dos. L’autre vue de dos du tableau est au contraire positive : la grande silhouette rouge de Joseph d’Arimathie apportant le linceul, du côté du Bon Larron.



1635-44 Thomas de Keyser Catharijneconvent utrecht schema
Portraitiste reconnu, de Keyser n’était pas un spécialiste de la perspective : ce pourquoi son Bon larron est nettement trop grand.


Les Larrons vus de dos de Rembrandt (SCOOP !)

1635 Rembrandt The Lamentation over the Dead Christ huile sur papier projet de gravure National GalleryLamentation sur le Christ mort, Rembrandt, 1635 , National Gallery

A cause de la vue de dos du larron de gauche et de l’allure christique de celui de droite, on considère habituellement que cette huile sur papier était prévue pour être inversé, projet pour une gravure qui n’a pas été réalisée [29]. Cependant l’orientation de la composition correspond bien au mouvement de la Déposition, de la croix vers le sol. Et il n’est pas logique que le halo lumineux auréole le Mauvais larron.


1635 Rembrandt The Lamentation over the Dead Christ huile sur papier projet de gravure National Gallery detail larron 1415-20 Campin Bon Larron

Ces difficultés disparaissent dès lors que l’on remarque le bandeau sur le yeux et la ligature des bras en arrière : Rembrandt a tout simplement décidé de moderniser, en la représentant de biais, la célèbre Déposition de Campin.


1641 Rembrandt Rijksmuseum, AmsterdamCrucifixion, Rembrandt, 1641, Rijksmuseum, Amsterdam

Cette gravure un peu postérieure prouve assez que Rembrandt a persévéré dans l’idée de représenter le Bon Larron vu de dos, et même qu’il allait plus loin que Campin dans la représentation paradoxale du Mauvais larron : ici encore il a un visage christique, qui plus est tourné vers le Christ. C’est seulement son corps dans l’ombre qui traduit qu’il n’est qu’une sorte de négatif  du divin.


1649-50 rembrandt_christ_crucified_thieves LouvreLe Christ sur la Croix entre les deux larrons
Rembrandt, 1642-55, Louvre

Il  réitère  la même idée une troisième fois, dans cet dessin dont l’authenticité n’est plus discutée, mais dont la datation reste incertaine [30].


1653 Rembrandt_The_Three_Crosses 1er etat gallica1er état 1653 Rembrandt_The_Three_Crosses 5eme etat5ème état

Les Trois croix, Rembrandt, 1653 [31]

Dans cette composition plane délibérément passéiste, Rembrandt réutilise la posture « à la Campin », de profil plutôt que de dos, en l’appliquant cette fois au Mauvais Larron. L’inconvénient est que, le bandeau sur les yeux étant peu visible, on peut avoir l’impression contreproductive qu’il baigne dans la lumière divine.

Aussi, dès le 5ème état, Rembrandt reprend en profondeur la composition : tout en faisant tourner la croix pour suggérer la vue de dos, il plonge définitivement le Mauvais larron dans les ténèbres.


Un Calvaire rembranesque

1649 Govert Flinck, calvaire Kunstmuseum BaleCalvaire, Govert Flinck, 1649, Kunstmuseum, Bâle 1633 Rembrandt Descente de Croix Alte Pinakothek in MunichDescente de Croix, Rembrandt, 1633, Alte Pinakothek, Münich

La croix en biais et le spot de lumière sont les seuls éléments qui rattachent lointainement la composition de l’élève à celle du maître.



1649 Govert Flinck, calvaire Kunstmuseum Bale detail
Dans la zone éclairée, une famille en habits contemporains vulgarise et rend presque triviaux les personnages sacrés : Joseph d’Arimathie en grand-père, la Vierge allongée montrant ses pantoufles, Marie-Madeleine qui a laissé tomber son châle, le Centurion dont on devine à peine l’épée. Se rajoutent deux anonymes, la mère qui pleure avec son enfant. Les deux larrons s’escamotent dans la pénombre, de même que deux chiens qui se reniflent en bas au centre.

La vue en biais sert à rapprocher les trois Croix et à les compresser dans la partie droite, ce qui fait ressortir d’autant ce qui intéresse Flinck : transposer la Lamentation aujourd’hui.


Hommages au Tintoret

crucifixion-Tintoret 1565 Scuola Grande di San Rocco, Venice

Crucifixion
Tintoret, 1565, Scuola Grande di San Rocco, Venise

Dans cette immense toile panoramique, la grande nouveauté était de représenter le Calvaire en dynamique : la croix du Bon larron en train de s’élever tandis que celle du Mauvais larron est encore au sol.


1638-40 Giovanni Lanfranco Certosa di San Martino Catalogo generale dei Beni CulturaliCrucifixion
Giovanni Lanfranco, 1638-40, Certosa di San Martino, Naples, photo Catalogo generale dei Beni Culturali

Au siècle suivant, Lanfranco applique la même idée à Naples, mais en inversant le chronologie : c’est la croix du Bon larron qui est par terre tandis qu’on dresse celle du Mauvais.


1704-05 Luca Giordano Santa Brigida NapoliLuca Giordano, 1704-05, Santa Brigida, Naples

Au début du siècle suivant, toujours à Naples, Luca Giordano relève le défi en montrant la croix du Bon larron plantée, mais de guingois, et celle du Mauvais larron en cours de mise en place, poussée par derrière. Ainsi, au moment où le cavalier s’approche pour porter le coup de lance, le Bon larron et le Christ sont déjà partenaires, réunis dans la même immobilité de part de d’autre de la lumière divine.



Au XVIIIème siècle

Les calvaires de Tiepolo

1745-50 Giambattista_Tiepolo_-_The_Crucifixion musée d'art, St. LouisLa Crucifixion
Tiepolo, 1745-50, Musée d’Art, St. Louis

Un siècle après Flinck, le goût rococo pousse encore plus loin le travestissement théâtral : le Calvaire est relocalisé dans les Alpes, sur un pic encombré d’orientaux en turban au milieu desquels surnage un emblème romain. Le premier plan est une scène de bataille , avec un tambour et un lancier qui charge en diagonale, dans le sens de la lecture. Cette interruption incongrue crée un effet de surprise, et détourne l’oeil de l’autre lance, celle qui est en train de percer discrètement le flanc du Christ.

La vue de biais sert ici cette esthétique du coup de théâtre. Le Mauvais Larron, immobilisé et vu de dos, complète, orthogonalement le lancier vu de dos qui traverse l’histoire sans s’arrêter.


 

1755 Tiepolo Lamentation National Gallery 1755 Tiepolo, Giovanni Domenico, 1727-1804; The Lamentation at the Foot of the Cross1755-60

Lamentation, Tiepolo, , National Gallery

Tiepolo s’inspire par deux fois de la Lamentation de Rembrandt, qu’il  pu voir dans  dans la collection de Joseph Smith, le consul britannique à Venise entre 1738 and 1762. Tout en reconnaissant cette évidente paternité, le site de la National Gallery prétend, contre toute vraisemblance  iconographique, que le Larron vu de dos est le Mauvais [32]. En fait, Tiepolo, qui ne pouvait pas comprendre la référence à Campin, a surtout retenu l’idée du contrejour. Tout en accentuant l’ombre, il a clarifié la composition en inclinant vers le bas la tête du Bon Larron, de manière à suggérer qu’il continue à regarder le Christ après la Déposition. Dans la même optique de clarification, il a rejeté en arrière celle du Mauvais Larron.

Tandis que chez Rembrandt, Marie-Madeleine se jetait à plat-ventre pour embrasser les pieds du Christ, Tiepolo augmente le pathos en la plaçant, dans la même pose, en oreiller pour le soutenir.


Des fresques bavaroises

1751-54 Johann Georg Dieffenbrunner Pfarr- und Wallfahrtskirche St. Michael in ViolauCrucifixion
Johann Georg Dieffenbrunner, 1751, Pfarr- und Wallfahrtskirche St. Michael in Violau

Cette fresque du plafond d’un des bas-côtés fait partie de la série des Sept douleurs de Marie. C’est au pied de la mauvaise croix que la douleur plante son épée dans sa poitrine de Marie tandis que Jean le visionnaire cache ses yeux dans son mouchoir. L’ellipse presque totale du Bon Larron laisse le Christ en tête à tête désespéré avec son Mauvais compagnon.


1751-54 Johann Georg Dieffenbrunner Saint Bernard de Clairvaux Pfarr- und Wallfahrtskirche St. Michael in ViolauVision de Saint Bernard de Clairvaux
Johann Georg Dieffenbrunner, 1751, Pfarr- und Wallfahrtskirche St. Michael in Violau

Juste avant l’arc triomphal, cette autre contreplongée virtuose réussit le tour de force de montrer simultanément deux visions de Saint Bernard :

  • à l’arrière, Marie découvre un sein pour abreuver le Saint d’un jet de lait ;
  • à l’avant, le Christ l’abreuve d’un jet du sang de sa plaie.

La vue de dos est la seule solution pour que le flanc droit soit visible.



Au XIXème et XXème siècle

Deux vues de dos radicales

1800 blake The soldiers casting lots for christ's garments aquarelle pour Thomas Butts Fitzwilliam Museum
The soèldiers casting lots for christ’s garments
William Blake, 1800, aquarelle pour Thomas Butts, Fitzwilliam Museum

Cette composition frappante unifie les trois Croix dans une sorte de vision panoptique, où les larrons semblent montrer les deux flancs du Christ caché.

Les spectateurs  se répartissent en trois lignes, analogues à l’inscription trilingue qu’ils nous font voir symboliquement :

  •  soldats romains indifférents, pour le Latin ;
  • peuple en pleurs pour le Grec ;
  • officiels dans la tribune pour l’Hébreux.

Surplombant les pointes des piques, des flèches d’église se distinguent à peine du fond.

Ainsi l’image vaut, triplement, par ce qu’elle nous dissimule.


"Jerusalem, ou Consummatum est" Gérôme« Jerusalem, ou Consummatum est »
Gérôme, 1868, Paris, Musée d’Orsay

Gérôme poussera au comble cette élision, en ne nous montant plus que l’ombre des croix vues de dos. Pour une analyse  détaillée, voir 1 : Jésus et Ney.


Les Larrons sur les marges

1800-10 dessin de Luigi Sabatelli gravure G.B Cecchi litho G.Pera, Via Crucis stazione XII
Via Crucis stazione XII
Dessin de Luigi Sabatelli gravure G.B Cecchi litho G.Pera, 1800-10

La position des repose-pieds nous révèle, discrètement, que le Bon Larron est tourné vers le Christ tandis que le Mauvais lui tourne le dos. Le jeu des regards redouble le message : Marie regarde son Fils qui regarde le Bon Larron, Saint Jean ne lève pas les yeux.


1880 ca The crucifixion - from The life of our lord, published by Society for Promoting Christian Knowledge, LondonIllustration de « The life of our lord », publié à Londres par The society for Promoting Christian Knowledge, vers 1880

Les deux larrons participent ici à une logique essentiellement décorative, dans l’esthétique « art and craft ». L’ombre qui couvre le Bon Larron n’a rien de symbolique : c’est celle de sa propre croix, la lumière venant d’en haut à gauche.


Une ambition panoramique

1847-52 Pietro Gagliardi San Girolamo dei Croati RomePietro Gagliardi, 1847-52, église San Girolamo dei Croati, Rome

Trois siècles d’évolution de la peinture italienne et l’habitude des sacromonte peuplées d’innombrables statues ont conduit à cette composition panoramique, qui accumule les personnages démonstratifs et les effets théâtraux : le spot de lumièe aveuglante, l’arc en ciel, les anges qui pleurent dans les nuages, les arbres déracinés par les bourrasques, les rochers qui s’écroulent, les morts qui sortent de tous les tombeaux, le Mauvais larron au milieu des éclairs vomissant son âme come une bile. Dans cette débauche d’effets spéciaux, la vue de dos du Bon larron passe finalement pour un motif banal.


Les Calvaires de Gustave Doré

Gustave Dore 1858 Le Calvaire Le Musée français AvrilLe Calvaire Gustave Dore 1858 Le Calvaire inverseLe Calvaire (inversé)

Gustave Doré, 1858, Paru dans le Musée français, numéro d’Avril

Le choix de cette composition s’explique ici très bien : les bourreaux hissent la croix à rebours du sens de la lecture, ce qui la rend d’autant plus lourde. La composition inversée donne une impression de facilité.


Gustave Doré 1866 Mort du ChristLa Mort du Christ Gustave Dore 1866 Les tenèbres a la CrucifixionLes ténèbres à la Crucifixion

La Sainte Bible, Gustave Doré, 1866

Le décor identique crée entre les deux moments un effet pré-cinématographique :

  • un spot de lumière en vue de près, au moment de la Mort,
  • la nuit en cadrage plus large, pour la fuite des cavaliers après la Mort.

Des illustrations anglaises

Moins spectaculaires que les Bibles françaises de Doré, les différentes Bibles des éditions Cassell doivent leur succès à l’abondance des images, avec un grand nombre d’illustrateurs [33]


1870-74 F. Philippotaux Cassell's Illustrated Family BibleF. Philippotaux, Illustrated Family Bible, édité par Cassell de 1870 à 1874 1882 The Crucifixion. Illustration for The Child’s Life of Christ with Original Illustrations (Cassell,The Child’s Life of Christ », édité par Cassell de 1882

La première est un Calvaire vue de biais très standard, mis à part le détail de l’échelle jetée par dessus la crevasse, qui symbolise l’humanité abattue par la puissance divine.

Le seconde se divise en deux plans :

  • en avant, les saints personnages dans la lumière, autour de la Croix du Christ ;
  • en arrière, une foule sombre, au dessus de laquelle, comme ballottées par ce flot, surnagent les croix désorganisées des larrons.


Les Crucifixions de Gebhardt

1873 Eduard_von_Gebhardt_-_Kreuzigung_Christi Kunsthalle, Hamburg1873, Kunsthalle, Hamburg 1884 Eduard_von_Gebhardt_-_Kreuzigung_Christi_-_7886_-_Bavarian_State_Painting_Collections1884, Bavarian State Painting Collections, Münich

Eduard von Gebhardt, Crucifixion

Gebhardt s’est spécialisé dans les scènes religieuses transposées en costume médiéval.

La Crucifixion de 1873 installe une vision panoramique, dans laquelle la croix du Mauvais larron ouvre une échappée vers la foule en contrebas et les cavaliers à l’arrière-plan. A gauche, un escalier de mains croisées conduit l’oeil, depuis les deux Maries et le vieillard en rouge, jusqu’à celles de la Vierge qui les élève vers son Fils. De là l’oeil mesure l’écart entre les pieds meurtris et Marie-Madeleine, tombée sur le talus.

Toute en gardant les mêmes principes, la version de 1884 resserre la composition, ce qui conduit à placer la première Marie à genoux et à supprimer la scène en contrebas. La mauvaiseté du Larron est accentuée par sa croix en bois brut et par sa barbe satanique.


La provocation de Klinger

1890 Leipzig,_Museum_der_bildenden_Künste,_Max_Klinger,_die_Kreuzigung_ChristiCrucifixion
Max Klinger, 1890, Museum der bildenden Künste, Leipzig

Cette oeuvre monumentale et ambitieuse, élaborée durant trois ans, renoue avec la tradition des Crucifixions germaniques, mais au ras du sol. Dans un crescendo de gauche à droite, la frise enchaîne les provocations [35] :

  • l’aveugle Longin fait de l’oeil à une Vénus plantureuse ;
  • des Juifs gesticulant dictent le panonceau à un scribe ;
  • un grand prêtre arbore un habit de cardinal ;
  • Marie est une vieille femme desséchée, que Saint Jean ne soutient pas ;
  • en revanche, en plein centre, une Marie-Madeleine plantureuse, qui se tord les mains dans une pose hystérique, est l’objet des attentions de tous ;
  • le Bon larron est un autoportrait de Klinger ;
  • deux bourreaux nus passent dans une attitude équivoque (sous l’alibi de ceux dont Michel-Ange avait peuplé l’arrière-plan de son Tondo Doni) ;
  • le Christ, nu, blond et sans aucune blessure, est intégralement nu, l’entrecuisse posée sur une traverse ;
  • le fessier du Mauvais larron s’incruste dans le bois.

Il ne faut pas comprendre cette « germanisation » du Christ comme une charge anti-chrétienne, mais au contraire comme une volonté de moderniser la religion, en cassant les représentations traditionnelles au profit d’une interprétation purement psychologique : ainsi la douleur conventionnelle de Marie est extériorisée par Marie-Madeleine, par l’entremise de l’Artiste par excellence : un Saint Jean au visage beethovenien [36].


Le Calvaire de Tissot

En 1894, Tissot expose à Paris 350 aquarelles qui décomposent avec un extraordinaire réalisme tous les épisodes de la Vie du Christ, et en renouvellent de fond en comble l’iconographie [34]. Sur les trente aquarelles consacrées au Golgotha (286 à 316), dix présentent des vues de dos :

1886-1894 Tissot 296 Le pardon du bon Larron Brooklin Museum296 : Le pardon du bon Larron, Tissot, Brooklin Museum 1886-1894 Tissot 297 Les_vêtements_tirés_au_sort Brooklin Museum297 : Les vêtements tirés au sort

Elles commencent par un travelling arrière, en descendant le long du chemin qui tourne autour de la colline, à partir de la croix du Mauvais Larron.


1886-1894 Tissot 300 Stabat Mater Brooklin Museum300 : Stabat Mater 1886-1894 Tissot 301 Mater dolorosa Brooklin Museum301 : Mater dolorosa

La caméra se place ensuite derrière la croix du Christ, pour capter la douleur de sa mère.


1886-1894 Tissot 303 J'ai soif. Le vinaigre donné à Jésus Brooklin Museum303 : J’ai soif. Le vinaigre donné à Jésus.

Le larron vu de dos et le soldat qui tend le roseau à l’envers et de la main gauche démontrent, par ces inversions, leur appartenance au camp du Mal. La Bon larron vu de face compatit avec le Christ.


1886-1894 Tissot 306 La foule s'en va en se frappant la poitrine Brooklin Museum306 : La foule s’en va en se frappant la poitrine 1886-1894 Tissot 307 Le tremblement de terre Brooklin Museum307 : Le tremblement de terre

Après la mort du Christ, travelling avant par un autre chemin, un escalier qui monte droit jusqu’à l’arrière de sa croix.. Le tremblement de terre est figuré très sobrement, par le nuage qui frappe la terre et les vivants qui s’affalent.


1886-1894 tissot 313 on-rompt-les-jambes-aux-larrons313 : On rompt les jambes aux larrons

La vue de biais permet d’imbriquer le couple verso recto des soldats, et celui recto verso des larrons.


1886-1894 Tissot 315 Le coup de lance Brooklin Museum315 : Le coup de lance 1886-1894 Tissot 316 Confession de Saint Longin Brooklin Museum316 : Confession de Saint Longin

L’épisode sur le Golgotha se conclut par un dernier mouvement de caméra qui, placée derrière la croix vide du Mauvais larron, capte le coup de lance et la conversion juste après, le temps que le bourreau soit descendu de l’échelle.


Au XXème siècle

Epuisé par la virtuosité de Tissot, le thème du Calvaire ne donnera plus lieu à aucune oeuvre majeure.


1890-1900 J. Aniwanter Yaroslavl Museum of Fine ArtsJ. Aniwanter, 1890-1900, Yaroslavl Museum of Fine Arts 1915 Providence Lith. Co. editions G.F.Callenbach Catharijneconvent utrecht1915, Providence Lith. Co, éditions G.F.Callenbach, Catharijneconvent, Utrecht

Ces deux compositions, opposées par le format, montrent la grande liberté de cadrage dont profitent désormais les artistes, stérilisés par une esthétique photographique ou cinématographique.

Dans la lithographie hollandaise, le soldat romain dans la tranchée est une allusion transparente à la guerre en cours.


1900-20 Camille Lambert-Le_GolgothaLe Golgotha, Camille Lambert, 1900-20

Dans le veine symboliste, ce Calvaire dresse trois croix surdimensionnées sous les yeux d’un moine médusé, sa cordelière à la main : on comprend qu’il s’agit d’une vision suscitée par la pénitence.


1907 SchieleCrucifixion
Egon Schiele, 1907, collection particulière

Le Mauvais Larron apparaît comme l’avatar sombre du Christ, avec la lune rouge comme auréole inatteignable.


Références :
[34] Pour l’intégralité de ces aquarelles, voir Judith F. Dolkart « James Tissot : the life of Christ »
https://archive.org/details/gtu_32400006997922/page/250/mode/1up?view=theater
[35] Véronique Dalmasso, Stéphanie Jamet Vertige de l’art: Syncopes et extases (XVIe-XXIe siècles) p 209 et ss https://books.google.fr/books?id=w9-tEAAAQBAJ&pg=PA209&dq=klinger#v=onepage&q=klinger&f=false
[36] Hartmut Kramer-Mills « LIBERAL QUEST FOR RELIGIOUS MODERNITY: MAX KLINGER’S « CRUCIFIXION » AND FRIEDRICH NAUMANN’S « LETTERS ON RELIGION » Nederlands archief voor kerkgeschiedenis Dutch Review of Church History, Vol. 82, No. 1 (2002), pp. 61-85 (25 pages https://www.jstor.org/stable/24011565

L’inversion Eve-Adam

25 février 2024

Adam, l’arbre au serpent et Eve : cet ordre qui semble naturel a-t-il à voir avec le statut du couple ? Cet article passe en revue les exceptions, selon les époques, et s’interroge sur leur cause.



Aperçu historique

Aux hautes époques

sb-line

Les toutes premières représentations de la Chute sont des carreaux de parement en terre cuite.

6eme siecle fin brique_adam_et_eve Vertou, eglise Saint-Martin Nantes, musee DobreeFin 6ème siècle, église Saint-Martin de Vertou, musée Dobrée, Nantes 6eme 7eme terre cuite Tunisie6ème-7ème siècle, Tunisie, collection privée

Si l’exemple français respecte l’ordre « naturel », tous les exemples tunisiens (musées du Bardo ou de Sousse) placent Eve à gauche. En revanche apparaît dès ces autres époques une règle intangible : la tête du serpent pointe côté Eve, puisque c’est elle qu’il a tentée.



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A l’époque préromane et romane

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950 ca adam eve Codex Aemilianensis, ms d I. I. , f. 17vers 950, Codex Aemilianensis,  MS d I. I. , fol 17 950 ca beatus-escorial-san-millan-msII.5-f181000, Beatus de L’Escorial-San Millan, MS II.5-fol 18

Dans les Beatus, on trouve encore les deux formules.


 

1000 ca Codex Cadmon Bodleian Library MS. Junius 11 fol 28L’Envoyé du démon tentant Eve, puis Adam, page 28
Main A, 960-1000, Bodleian Library MS. Junius 11

Ce manuscrit contient un texte en vieil anglais, la Génèse dite de Cædmon, qui explique avec un luxe de détails comment l’Envoyé de Satan, sous l’apparence d’un ange, trompa d’abord Eve en lui faisant goûter le fruit de l’Arbre de la Mort, de sorte qu’elle convainque ensuite Adam d’y goûter à son tour :

« Elle mangea le fruit et méprisa la volonté et la parole de Dieu. Alors elle put voir au loin grâce au don du démon, dont les mensonges la trompaient et la piégeaient avec ruse, de sorte qu’il arriva que les cieux lui apparurent plus radieux, la terre et tout le monde plus beaux, l’ouvrage grand et puissant de Dieu, bien qu’elle ne les ait pas vus avec la sagesse humaine… « Dis à Adam quelle vision tu as et quel pouvoir tu as par ma venue. Et même encore, s’il obéit à mes ordres avec un cœur humble, je lui donnerai de cette lumière en abondance, comme je t’en ai donné »… Alors la belle jeune fille, la plus belle des femmes qui soient jamais venues au monde, se rendit auprès d’Adam… Parmi les pommes fatales, elle en portait certaines dans ses mains, d’autres sur sa poitrine, fruit de l’arbre de la mort dont le Seigneur des seigneurs, le Prince de gloire, lui avait défendu de manger, en disant que ses serviteurs n’avaient pas à souffrir la mort… » (vers 599-646) [0]

Dans ce cas très particulier, on est donc certain que l’inversion Eve-Adam traduit la chronologie de la Chute, celle d’Eve entraînant, dans un second temps, celle d’Adam.

Pour l’analyse d’autres images de la Génèse de Cædmon, voir 3 Débordements préromans et romans : en Angleterre .


1100-30 San Pedro in LoarreSan Pedro in Loarre, 1100-30 1170-1180 cloister at the Cattedrale di MonrealeCloître de la Cathédrale de Monreale, 1170-1180

Dans la sculpture monumentale, on rencontre de nombreuses manières de représenter le Péché originel. Dans la forme symétrique, de part et d’autre de l’arbre, l’ordre « naturel » devient prédominant mais les exceptions sont nombreuses.

« D’une part, en plaçant Adam et Ève à égale distance de l’arbre, l’iconographie faisait ainsi référence à un certain égalitarisme social et à un certain nivellement moral entre l’homme et la femme, même si le serpent est presque toujours tourné vers la femme. Le côté où chaque personnage était placé variait. On a déjà considéré comme une « tradition iconographique » la position d’Ève à droite de l’arbre, schéma qui aurait à peine trois exceptions, à Saint-Antonin, à Bruniquel et à Lescure. En fait, la femme apparaît à gauche dans plusieurs autres cas, à titre d’exemple sur les sculptures d’Anzy-le-Duc, Airvault, Butrera, Cergy, Cervatos, Covet, Embrun, Gémil, Gérone, Lavaudieu, Lescar, Loarre, Luc-de-Béarn, Mahamud, Manresa, Moirax, Montcaret, Peralada, Saint-Étienne-de-Grès, Saint-Gaudens, Sangüesa, San Juan de la Peña, Toirac, Vérone et Vézelay. De même, sur les fresques d’Aimé, Fossa et San Justo de Ségovie, sur les enluminures de la Bible de Burgos, de l’Exultet 3 de Troia et de l’Hortus Deliciarum, sur un médaillon métallique de Saint-Jean-de-Latran, et sur les mosaïques de Monreale et de Trani. » [1]



L’influence du contexte

Plutôt que de multiplier les exemples et les contre-exemples isolés, il est plus fructueux d’étudier les cas où le motif intervient au sein d’un contexte : le choix entre une forme et une autre est parfois influencé par les symétries de l’ensemble.

Dans les rouleaux d’Exultet de Montecassino

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1087 Barberini Exultet Montecassino Cod.Barb.Lat. 592
Le péché originel
1087, Exultet Barberini, réalisé au Monastère du Montecassino, Vat Cod.Barb.Lat. 592

L’illustrateur de ce rouleau a opté pour une formule non centrée, dans l’ordre des responsabilités : d’abord le Serpent, puis Eve, puis Adam.


1075_Exultet Roll_Italian (Monte Cassino), c. 1075_London, British Library_MS Additional 30337, 8Vu par les spectateurs 1075_Exultet Roll_Italian (Monte Cassino), c. 1075_London, British Library_MS Additional 30337, 8 inverseLu par les chantres

Le péché originel
1075, Exultet réalisé au Monastère du Montecassino, BL MS Additional 30337

Cet autre rouleau étroitement apparentés (mais qui n’est pas exactement une copie) a fait le même choix. Les rouleaux d’Exultet étaient déroulés devant les fidèles, tandis que le chantres se trouvaient derrière le lutrin : ce pourquoi les textes sont écrits à l’envers, et les images se succèdent de bas en haut. L’image du Péché originel illustre le texte inscrit immédiatement au dessus (dans la vue « chantres ») :

Ô péché vraiment nécessaire d’Adam, complètement détruit par la mort du Christ !
Ô heureuse faute, qui nous a valu un si grand, si glorieux Rédempteur !

O certe necessarium Adæ peccatum, quod Christi morte deletum est!

O felix culpa, quæ talem ac tantum meruit habere Redemptorem!

Or, comme s’en étonne Thomas Forrest Kelly ([1a], p 181), l’image qui était visible pour le public pendant ce chant était non pas celle-ci, mais le précédente (en l’occurrence, le Christ aux Enfers). Ceci n’est pas une anomalie si on imagine un déroulement par à coups : d’abord les chantres chantaient le texte, puis le rouleau état déroulée et la nouvelle image était révélée au public, dans un effet de suspense.

La scène du Péché originel apparaît dans ce rouleau pour illustrer la nouvelle version du texte de l’Exultet (Vulgate) imposée par le pape Etienne IX en 1058 ([1b], p 81 et ss). De même la scène qui suit, le Noli me Tangere où Marie Madeleine s’agenouille devant le Christ ressuscité, s’introduit également à l’occasion de ce nouveau texte.

Il est très probable que l’inversion résulte ici du contexte immédiat : sous les yeux du spectateur, le couple maudit Eve-Adam est remplacé, dans une sorte de fondu enchaîné, par le couple de la Pècheresse et du Rédempteur [1c].


exultet_2,_1050-1100_ca.,_dal_duomo_di_pisa,_10_peccato_originaleExultet 2,1050-1100, Duomo di Pisa

Le troisième Exultet du Mont Cassin présentant la scène du Péché originel l’associe au même texte du felix culpa. L’image concatène trois scènes :

  • Dieu créant Adam (sur le globe-siège typique de l’Italie centrale, voir 5 L’âge d’or des Majestas) ;
  • Eve tentée par le serpent ;
  • Eve tentant Adam.

Tout se passe comme si, en dupliquant à gauche le personnage d’Eve, l’artiste avait scindé en deux duos le trio Serpent-Eve-Adam des autres rouleaux. Il n’y avait plus de raison de maintenir ce trio, puisque l’image suivante n’est pas le Noli me tangere mais une scène liturgique, l’allumage du cierge pascal.


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Sur une paroi méridionale

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Adam et Eve Fresque de Tebtunis 11eme Musee copte Le Caire

Adam et Eve, Fresque de Tebtunis, 11ème siècle, Musée copte, Le Caire

Cette fresque de la paroi méridionale de l’église de lit de droite à gauche, en direction du choeur :

  • 1) le cheval est celui de Dieu, dont la silhouette (disparue) se penchait à droite pour extraire Eve du flanc d’Adam [2] ;
  • 2) Eve et Adam avant la Chute mangent les fruits défendus en toute innocence primitive, en l’absence des organes sexuels ;
  • 3) Eve et Adam après la Chute cachent leurs parties honteuses.

Dans ce cas précis, l’inversion entre Adam et Eve est donc liée au sens de lecture des fresques, de droite à gauche : de sorte que l’oeil, dans chaque scène, restaure l’ordre naturel, en rencontrant d’abord Adam , puis Eve.


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A Saint Paul hors les Murs

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San Paolo fuori le mure BAV, codice Barb. Lat. 4406, fol 26 et 27

Les fresques paléochrétiennes de Saint Paul hors les murs nous sont connues par des aquarelles du XVIIème siècle. Le cycle de la Génèse se déroulait sur le mur Sud de la nef, en commençant à l’arc triomphal, et les scènes de la Chute et de la Découverte d’Adam et Eve se trouvaient sous la quatrième et la cinquième fenêtre. Elles ne comportaient pas d’inversion.


1285 Arnolfo di Cambio, Baldaquin Eve Adam Basilica_of_Saint_Paul_Outside_the_WallsFace Nord du Baldaquin
Arnolfo di Cambio, 1285 Baldaquin de Saint Paul hors les Murs

Un spectateur contemplant le baldaquin depuis le transept Nord pouvait donc voir la composition paléochrétienne derrière la décoration gothique conçue par Arnolfo di Cambio. L’inversion s’explique par le fait que l’arbre au serpent, ne pouvant être en position centrale, a été repoussé dans l’écoinçon de gauche, la figure clipeata de Dieu lui faisant pendant dans l’écoinçon de droite.

Tout comme les fresques de la nef, le baldaquin montre en fait deux scènes consécutives :

  • Eve tentée par le serpent ;
  • Les reproches de Dieu et la honte d’Adam.

Le geste de pudeur d’Eve, se cachant le sexe avec une feuille de vigne, brise la chronologie par raison de symétrie.


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Dans le cycle de la Génèse

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1139 master Nicolaus west portal San Zeno Verone1139, maître Nicolaus, Portail Ouest, San Zeno, Vérone

Ce portail présente les six scènes obligées de la Génèse :

  • 0) création du Monde (ici les animaux) ;
  • 1) création de l’Homme ;
  • 2) création d’Eve à partir de la côte d’Adam ;
  • 3) Adam et Eve autour de l’Arbre
  • 4) L’expulsion du Paradis
  • 5) Adam et Eve condamnés au travail.

Notons que toutes ces scènes sont inversibles, sauf une : dans la scène 4, l’Ange est toujours à gauche, de manière à ce que le sens de l’Expulsion corresponde avec le sens de la lecture. Et Adam s’interpose toujours entre Eve et l’Ange, afin de la protéger.

Moyennant cette contrainte, on voit que maître Nicolaus a choisi d’organiser ses scènes selon une symétrie d’ensemble rigoureuse :

  • la figure d’autorité, Dieu ou l’Ange (en jaune) est toujours à l’extérieur ;
  • l’ordre masculin-féminin s’inverse de part et d’autre de l’axe vertical.

En raison de cette symétrie, la scène de la Tentation, qui fait pendant à la Création d’Eve, n’est pas inversée.


1185 -1195 Psaultier de Cantorbery schemaPsautier de Cantorbery, 1185 -1195, BnF, Mss., Latin 8846

Ici la lecture s’effectue de haut en bas, et une scène supplémentaire a été introduite :

  • 2a) Dieu interdit à toucher à l’arbre.

Dans cette scène comme dans l’Expulsion, c’est toujours le Chef de famille qui s’interpose entre l’Autorité et la Femme.

Ici l’enlumineur a choisi pour cette scène de placer Dieu à gauche, ce qui crée un effet d‘opposition (flèche rouge) entre l’Interdiction et l’Expulsion.

De même, la forme inversée choisie pour la scène de la Chute introduit un parallélisme entre l’Avant (3) et l‘Après (5) (flèche verte), qui fait bien comprendre que la Punition est la conséquence du Péché universel.

Dans cette composition séquentielle (à la manière d’une BD), il est logique que les scènes ne soient pas organisées en fonction d’une symétrie d’ensemble, mais qu’elles se répondent localement.


1200-50 Cathedrale_d'Amiens_-_trumeau portail mere dieu_Adam_et_Eve schema1200-50, trumeau du portail de la Mère Dieu, Cathédrale d’Amiens

Les scènes de lisent toujours de haut en bas, mais de droite à gauche : c’est la raison pour laquelle, de manière exceptionnelle, la scène de l’Expulsion (4) est ici inversée. La solution retenue a pour but de faire apparaître la même relation  de parallélisme (flèche verte) et d’opposition (flèche rouge)entre les scènes-clés.

A noter le geste caractéristique d’Adam portant la main à la gorge, sur lequel nous reviendrons plus loin.


1250-1330 battistero di firenze, storie della genesi cgaddo gaddi schema1250-1330, attribué à Gaddo Gaddi, baptistère de Florence

Ici a été rajoutée une autre scène

  • 4a) Dieu maudit Adam et Eve

De ce fait, deux scènes consécutives 4a et 4 ont la même composition. L’inversion de la scène 3 rompt l’uniformité, et permet de mettre en valeur le parallélisme habituel entre les scènes 3 et 5.


1310-20 Lorenzo Maitani duomo orvierto schema

Lorenzo Maitani, 1310-20, Duomo d’Orvieto

Nouvelle case supplémentaire :

  • 1a) la Création d’Eve : Dieu extrait une côte à Adam.

La scène 3 habituelle s’enrichit, à droite, d’une scène subsidiaire : Adam et Eve se cachant sous un buisson car ils ont honte de leur nudité.

Malgré la complexité de l’ensemble, la composition respecte encore les deux grandes règles que nous avons dégagées : opposition entre 2a et 4, parallélisme entre 3 et 5.

Sur la pose très particulière d’Adam, voir Adam et Eve vus de dos.


1425, jacopo della quercia San_petronio Bologna_portale_maggiore adam eve schema1425, Jacopo della Quercia, portail majeur de San Petronio, Bologne

La même règle de parallélisme entre 3 et 5 se maintient encore ici, au sein d’une idée très originale : entrecroiser systématiquement les sexes d’une scène à la suivante.

De ces exemples très différents se dégage une conclusion assez simple : l’ordre dans la scène de la Chute n’est pas lié à une tradition locale ou à une mode ; il résulte directement des symétries choisies pour l’ensemble, et de la contrainte liée à la composition intangible de la scène de l‘Expulsion.



L’influence de Pierre le Mangeur (SCOOP !)

Dans un certain nombre d’inversions du 13ème et 14ème siècle, il est possible de déceler l’influence de deux textes très répandus : l’Histoire Scolastique puis la Bible Historiale.

Adam-Eve-1205-15 cathedrale-Chartres
Eve et Adam, détail du Vitrail du Bon Samaritain, 1205-15, Cathédrale de Chartres

A gauche de l’arbre, Eve dialogue avec le serpent et se prépare à manger la pomme. A droite de l’arbre, Adam porte la main à sa gorge, dans un geste qu’on a interprété de deux façons :

  • ultime avertissement à Eve pour qu’elle se ressaisisse ;
  • étranglement suite à l’ingestion du fruit, selon la légende qui a valu son nom à la pomme d’Adam.

C’est la seconde interprétation qui est la bonne. On ne trouve en effet aucune mention d’une réticence d’Adam dans un des textes qui faisait autorité à l’époque, l’Histoire Scolastique de Pierre le Mangeur (Petrus Comestor), rédigé entre 1169 et 1173 :

La femme vit aussi d’abord que le fruit était beau en apparence, c’est-à-dire sain, et remarquant par l’odorat ou le toucher qu’il était un bon aliment, elle le mangea et en donna à son mari, peut-être en le convainquant par des mots persuasifs, que le Législateur (Moïse) passe sous silence par souci de brièveté. Et il y consentit volontiers, car, ayant cru auparavant que la femme mourrait immédiatement, selon ce qu’avait dit le Seigneur, et ayant constaté qu’elle n’était pas morte, il se dit que cette parole du Seigneur était seulement pour l’effrayer : et il a mangé.

Histoire Scolastique De esu pomi, et statu post peccatum [2a]

Vidit quoque mulier prius, quod lignum esset pulchrum visu, id est mundum, et ex odore, vel tactu notans, quod ad vescendum suave, comedit, deditque viro suo, forte praemonens verbis persuasibilibus, quae transit legislator brevitatis causa. Qui, et ei facile acquievit, quia, cum crederet prius mulierem statim morituram, juxta verbum Domini, et vidisset non fuisse mortuam, dictum hoc a Domino aestimavit quasi tantum ad terrorem, et comedit.



Adam-Eve-1205-15 cathedrale-Chartres complet
L’ensemble de la verrière confirme cette lecture chronologique, dans lequel l’arbre sépare la scène entre l’Avant et l’Après de la Chute :

  • Avant :
    • Eve, qui brandit un bouquet de fleurs, persuade Adam, sous l’arbre de la Connaissance du Bien et du Mal : le Soleil se cache derrière, signe que la parole de Dieu est oubliée ;
    • Eve porte le fruit à sa bouche, encouragée par le serpent ;
  • Après :
    • Adam s’étrangle ;
    • les deux, cette fois vêtus de feuilles de figuier, se retrouvent assis sous un arbre sans fruit, derrière lequel apparaît Dieu qui les maudit.

L’inversion Eve-Adam est donc indispensable à cette symétrie, dans laquelle Eve domine la moitié gauche, prenant la pleine responsabilité de la Chute.

Les deux scènes dans lesquelles elle apparaît, celle de la persuasion d’Adam et celle de l’ingestion du fruit, correspondent d’ailleurs aux deux fautes qu’elle a commises, l’Orgueil (les fleurs) et la Désobéissance (le fruit), et aux deux malédictions qui vont la frapper :

La femme a péché en deux choses : elle était orgueilleuse et elle a mangé ce qui était interdit. Parce qu’elle était orgueilleuse, Dieu l’a humilié en disant : Sous la puissance de l’homme, tu seras violente, de sorte qu’il le sera de même, en te blessant pour te déflorer. Désormais en effet, elle est soumise de son mari par sa condition, et par peur, alors qu’auparavant elle lui était  soumise par amour. Et parce qu’elle a péché avec un fruit, elle a été punie dans son fruit. C’est pourquoi il lui a été dit : Tu enfanteras dans la douleur. Ce qui lui a été dit quant à la douleur constitue la malédiction, mais l’enfantement est une bénédiction. Car la femme stérile est maudite.

Histoire Scolastique , De maledictionibus serpentis, viri et mulieris [2a]

In duobus peccavit mulier, superbivit, et vetitum comedit. Quia superbivit, humiliavit eam dicens: Sub potestate viri eris violenta, ut etiam vulneribus te affligat in defloratione. Nunc quidem subdita est viro conditione, et timore, cui prius subjecta fuerat, sed amore. Et quia in fructu peccavit, in fructu suo punita est. Unde dictum est ei: In dolore paries. Quod dictum est ei in dolore, maledictio est, sed paries, benedictio est. Maledicta enim est sterilis


1175-1200 Antependium de_Sant_Andreu_de_Sagàs Musee de Solsona GAntependium de Sant Andreu de Sagàs (flanc gauche), 1175-1200, Musée de Solsona

Cette composition rustique place la scène de la Tentation en pendant de la Passion, résumée en une seule image (Arrestation, Descente de Croix et Mise au Tombeau). Tandis que l’arbre renvoie à la croix, le rôle d’Eve vis à vis d’Adam est ici assimilé au rôle de Judas vis à vis du Christ.

Contemporaine de l’Histoire Scolastique, cette composition reflète plus probablement les croyances populaires (l’étranglement d’Adam) que le texte de Pierre le Mangeur : elle montre que le rôle primordial d’Eve dans la Chute était alors compris partout, jusque dans une église perdue  dans les montagnes catalanes.


1220-1225 Peterborough Psalter de Bruxelles Angleterre Bruxelles Bibliotheque royale MS 9961-62 fol 25Psautier Peterborough de Bruxelles (Angleterre),
1220-1225, Bruxelles, Bibliothèque royale MS 9961-62 fol 25

Dans cette page typologique, la Tentation du Christ par Satan, en haut à gauche, est mise en parallèle :

  • verticalement, avec la Mort d’Absalon, faisant de celui-ci un équivalent de Satan :

Tandis qu’Absalon accable son père de guerres. il est lui-même tué. Ainsi, Satan est-il  servi lorsqu’il tente le Seigneur.

Dum patrem bellis gravat absalon. ipse necatur. Sic Sathanas dominum dum temptat suppediatur.

  • horizontalement avec la Tentation d’Eve par Satan, faisant de celle-ci l’antithèse du Christ.

Dans la case terminale, Eve passe de droite à gauche, de Tentée à Tentatrice, comme l’explique le texte en  jouant sur le double sens du mot malum :

Eve donne la pomme à l’homme. Ils mangent tous les deux ce présent. Tout le mal (malum) naît de là, par ce triste fruit (malum).

Eva viro pomum dat. edunt pariter duo donum. Nascitur inde malum totum. per flebille malum.

Ainsi l’inversion Eve-Adam marque indubitablement la responsabilité d’Eve dans la Chute.


1220-25 Paris_-_Cathédrale_Notre-Dame_-_Chapelles ST Guillaume provenant Rose ouest1220-25, Chapelle Saint Guillaume, Notre Dame, Paris 1225-1235 psautier latin dit de saint Louis et de Blanche de Castille Arsenal. Ms-1186 reserve fol 11v Gallica1225-1235, psautier latin dit de saint Louis et de Blanche de Castille, Arsenal. Ms-1186 reserve fol 11v Gallica

 

La Tentation

Ces deux compositions très semblables à celle de Chartres donnent elles-aussi à Eve le rôle dominant dans la Chute.

L’image du psautier développe sa gestuelle : elle mange son fruit de la main gauche et en tend un autre à Adam de la main droite. S’introduit également ce qui est la signature la plus significative de l’influence de l’Histoire Scolastique, le serpent à tête féminine, une vieille légende juive que Pierre le Mangeur avait trouvé dans les Antiquités judaïques de Flavius Josephe [2b] :

Lucifer, chassé du paradis des esprits, enviait l’homme d’être au paradis des corps ; il savait que s’il le poussait à la transgression, il en serait lui aussi chassé. Craignant cependant d’être découvert par le mari, il décide de s’attaquer à sa femme, moins prudente et moins décidée. Et cela à travers le serpent, parce qu’à cette époque le serpent était debout comme un homme, puisqu’il est tombé suite à la malédiction, et pourtant, comme on le traduit, le « pareias » avance debout. Il choisit aussi une certaine sorte de serpent, comme le dit Bède, ayant le visage d’une vierge, parce que les semblables accueillent favorablement les semblables. Et celui-ci bougea sa langue pour parler, quoique ignorant, tout comme il parle par l’intermédiaire des fanatiques et des possédés, tout aussi ignorants, et il dit : Pourquoi Dieu vous a-t-il ordonné de ne pas manger des fruits de tous les arbres du jardin, c’est-à-dire de manger des fruits des arbres, mais pas de tous ?

Histoire Scolastique, De suggestione serpentis sive daemonis [2a]

Lucifer enim dejectus a paradiso spirituum, invidit homini quod esset in paradiso corporum, sciens si faceret eum transgredi, quod et ille ejiceretur. Timens vero deprehendi a viro, mulierem minus providam et certam, in vitium flecti aggressus est. Et hoc per serpentem, quia tunc serpens erectus est ut homo, quia in maledictione prostratus est, et adhuc, ut tradunt, phareas (pareias) erectus incedit. Elegit etiam quoddam genus serpentis, ut ait Beda, virgineum vultum habens, quia similia similibus applaudunt, et movit ad loquendum linguam ejus, tamen nescientis, sicut, et per fanaticos, et energumenos loquitur, nescientes, et ait: Cur praecepit vobis Deus ut non comederetis de omni ligno paradisi, id est, ut comederetis de ligno, sed non de omni 


1260-Psautier-de-Rutland.Angleterre-BL-Add.-62925-fol-8vPsautier de Rutland (Angleterre), 1260, BL Add. 62925 fol 8v Bible d'Utrecht vers 1430 La Haye, Meermanno Koninklijke Bibliotheek, 78 D 38 I, fol. 8v°Bible d’Utrecht
Vers 1430, La Haye, Meermanno Koninklijke Bibliotheek, 78 D 38 I, fol. 8v

Le geste d’étranglement d’Adam est facultatif dans l’inversion : certains illustrateurs le reprennent de loin en loin.

Bible Historiale 14eme BNF Français 155 fol 4vBible Historiale, 14ème siècle, BNF Français 155 fol 4v Maitre de Jean de Mandeville 1360-75 Bible Historiale Ms. 1, v1 (84.MA.40.1), fol. 9 Getty MuseumLa tentation
Maître de Jean de Mandeville, 1360-75, Bible Historiale Ms. 1, v1 (84.MA.40.1), fol. 9, Getty Museum

L’inversion est particulièrement appropriée dans le cas de la Bible historiale, puisque l’image précède immédiatement un long dialogue entre Eve et le Serpent. Ce récit en français, rédigé à la fin du XIIIème siècle par Guyart des Moulins, s’inspire largement de l’Histoire Scolastique de Pierre le Mangeur.

Le Maître de Jean de Mandeville péjore la gestuelle d’Eve, en lui faisant tendre la pomme à Adam  de la mauvaise main.


Bible Historiale 1347 BNF Français 152 fol 15rLa Tentation
Bible Historiale, 1347 BNF Français 152 fol 15r

Il faut noter que certains illustrateurs de la Bible historiale n’inversent pas Adam et Eve. Celui-ci a rajouté par pudeur les feuilles de vigne, renonçant ainsi à la lecture chronologique. Il lui a préféré un ordre hiérarchique : Dieu du haut de son arbre observe Adam mangeant la pomme en catimini, tandis que depuis l’arbre central le serpent à tête de femme baratine sa semblable.


St Etienne Mulhouse 14eme photo ndoduc.free.fr14ème s, Saint Etienne, Mulhouse ( photo ndoduc.free.fr) 1430 ca Ulmer Münster, Bessererkapelle, Fenster im kleinen Chor von Hans AckerHans Acker, vers 1430, Bessererkapelle, Ulmer Münster

1405-08 York Minster, Great East Window1405-08, grande verrière Est, York Minster

La Tentation et l’Expulsion

Aux 14ème et 15ème siècles, on retrouve encore l’inversion associée au serpent féminisé, dans des lieux éloignés : ce qui suggère la transmission via le texte très répandu de la Bible historiale (on en connaît 144 manuscrits [2c]).


1500-30 Eglise de la Conception-de-la-Vierge Puellemontier Denis Krieger mesvitrauxfavoris.fr1500-30, Eglise de la Conception de la Vierge, Puellemontier, photo Denis Krieger mesvitrauxfavoris.fr

Comme l’a relevé Denis Krieger [2d], l’inversion associée au serpent à tête de femme a donné lieu à une tradition locale dans plusieurs églises champenoises, peut être parce que l’influence de Pierre le Mangeur, originaire de Troyes, y était particulièrement vivace.

Un indice supplémentaire est la feuille de figuier dorée, anachronique puisqu’Adam n’a pas encore honte d’être nu. Cette insistance trahit probablement l’influence de l’Histoire Scholastique qui explique pourquoi, après la malédiction, Adam et Eve se firent des culottes avec des feuilles de figuier :

Et les feuilles de figuier ne sont pas sans raison, car si l’on mange le jus des figues, la chair humaine, ainsi humectée, ressent immédiatement la démangeaison du plaisir, comme si par là on montrait qu’ils ressentaient déjà la démangeaison du plaisir dans leur chair.

Histoire Scolastique , De maledictionibus serpentis, viri et mulieris [2a]

Nec sine causa de foliis ficuum, quia de succo eorum si teratur, caro hominis inuncta statim ibi sentit voluptatis pruriginem, ut quasi per hoc ostensum sit quia pruriginem voluptatis jam in carne senserant


1500-25 Saint-Georges de Chavanges Denis Krieger mesvitrauxfavoris.frSaint-Georges, Chavanges Saint Remi, Ceffonds (baie 4)

1500-30, photo Denis Krieger mesvitrauxfavoris.fr

L’inversion a également pour avantage de placer Eve en position de prescription, comme Dieu dans les autres scènes (Création d’Adam, d’Eve, Admonition, Malédiction). On notera que les deux artistes ont corrigé l’anomalie de la feuille dorée, en ne la faisant porter à Adam qu’après la Chute.


Heures d'Anne de France 1473 ca Jean Colombe and Workshop Morgan MS M.677 fol. 46vfol. 46v Heures d'Anne de France 1473 ca Jean Colombe and Workshop Morgan MS M.677 fol. 48vfol. 48v

Heures d’Anne de France, Jean Colombe et atelier, vers 1473, Morgan Library MS M.677

Ces deux miniatures consécutives exprimaient déjà la même idée d‘Eve prenant la place de Dieu.



Cas particuliers

Le Mariage d’Adam et Eve

Mariage Adam et Eve Speculum Humanae Salvationis 1420, Rhin moyen, Spencer 15, fol. 2v1420, Rhin moyen, Spencer 15, fol. 2v
Speculum Humanae Salvationis (warburg iconographic database)

Dans le Speculum Humanae Salvationis, la scène comporte une certaine ambiguïté : elle illustre un texte sur le mariage, et comporte souvent la légende « Accouplement (copulatio) d’Adam et Eve« . Mais souvent, comme ici, la légende fait allusion à l’interdiction par Dieu, sous peine de mort, de manger le fruit de l’arbre du Bien et du Mal : épisode qui manifestement ne correspond pas à l’image, car elle n’est faite qu’à Adam seul (Genèse 2,16).

Ce glissement sémantique est lié à l’image en pendant, qui présente la présente la scène opposée à l’Interdiction   : le Serpent autorisant Eve à manger ce fruit. D’où la logique de la position d’Eve, à droite dans les deux cas.


Mariage Adam et Eve Speculum Humanae Salvationis France vers 1450 BNF Fr 188 fol 6rFrance vers 1450 BNF Fr 188 fol 6r
Speculum Humanae Salvationis (warburg iconographic database)

Sporadiquement, on trouve quelques cas où Eve est représentée à gauche dans la scène du mariage, que l’on croirait pourtant très codifiée. Le même flottement se rencontre dans toutes les enluminures représentant un mariage : lorsque les mariés s’avancent vers l’autel, l’homme (vu de dos) est à droite, de manière à se présenter au regard de Dieu dans l’ordre héraldique ; mais lorsque les mariés se retournent, c’est à la foule qu’ils se présentent dans l’ordre héraldique (le mari à gauche). Les deux situations sont donc possibles, selon qu’on se situe avant ou après le mariage.


Mariage Adam et Eve Speculum Humanae SalvationisSpeculum Humanae Salvationis, édition imprimée, vers 1468

La version imprimée restaure le parallélisme entre les deux scènes, en plaçant Eve à gauche dans les deux cas.


Boucicaut_Master_-_Ms_251_f16r_The_marriage_of_Adam_and_Eve_from_Des_Proprietes_De_Choses_c1415Livre des Propriétés De Choses,
Maître de la Mazarine, vers 1415, Fizwilliam museum, Ms 251 fol 16r
1475-1500 Antiquites judaiques BNF Ms 11 fol. 3vAntiquités judaïques
1475-1500, BNF Ms 11 fol 3v

Le Mariage d’Adam et Eve

Dans d’autres livres, le mariage est représenté au sein du Paradis. Le couple humain est toujours dans l’ordre héraldique, tout comme le couple soleil/lune au dessus (sur les inversions des luminaires, voir Les inversions Lune / Soleil) .


Une inversion cosmique (SCOOP !)

Maître du Hannibal de Harvard 1420 Antiquites judaiques BNF Ms Fr 247 f.3rAntiquités judaïques
Maître du Hannibal de Harvard, 1420, BNF Ms Fr 247 fol 3r

Fait exception cette image complexe, qui cumule la scène du mariage, en bas, et la Création du Monde, en haut : Dieu est entouré de ses instruments d’architecte (le niveau, le compas et l’équerre) et de ses outils d’artisan (la tarière et le marteau).

Le couple des luminaires est remplacé par un demi zodiaque, sur lequel se répartissent les sept planètes. Le Soleil, au centre, représenté deux fois (dans le zodiaque et en dessous), ce qui l’assimile à Dieu, lui aussi représenté deux fois. Comme le montrent les signes, le Soleil est entre Gémeaux et Scorpion, au Solstice d’Eté.

Il est possible que l’inversion soit motivée par la symbolique des saisons, chaque sexe se plaçant du côté où il culmine : la femme du côté de la Jeunesse (le Printemps) et l’homme du côté de la  Maturité (l’Eté).


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Un couple d’amoureux

L’inversion de l’ordre héraldique sous-entend parfois qu’il s’agit d‘amants, et non d’un couple marital voir 1-3a Couples germaniques atypiques).


Paris Bordone, 1515-30, Les amoureux, Brera, MilanLes amoureux vénitiens, 1515-30, Brera, Milan Paris_bordon,_coppia_di_amanti,_1555-60_ca._londra,_ngCouple d’amoureux, 1555-60, National Gallery, Londres

Pâris Bordone

Bordone est très fidèle à cette convention. Le premier tableau représente soit un accord en vue d’un mariage (un témoin, la future épouse et le prétendant qui lui offre une ceinture nuptiale), soit plus probablement la scène de genre classique du souteneur, de la courtisane vénitienne, et du client qui lui offre en paiement une ceinture de plus [3].

Quarante ans plus tard, les deux amoureux en voie de déshabillage mutuel, couronnés par Cupidon, représentent là encore un couple non marital.


Paris_Bordone_Adam_et_Ève_debout Louvre
Adam et Eve debout
Pâris Bordone, Louvre

C’est la même idée de libre sensualité qui s’applique ici à Eve et Adam.


Anonyme 1550-1600 RijksmuseumNicolas Halin d’après Jean Cousin père (attr), 1550-1600, Rijksmuseum

Cette composition établit un parallèle entre le bras du serpent, tâtant la pomme, et celui d’Adam, tâtant le sein. Le couple de lapins et le bouc, dissimulé dans les hachures, assimilent la Chute à la découverte de la sexualité.


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L’inversion des rôles

1604 Jan (Pietersz.) Saenredam dessin Abraham Bloemaert serie NGA devant arbre connaissanceAdam et Eve devant l’Arbre de la connaissance
Gravé par Jan (Pietersz.) Saenredam, dessin Abraham Bloemaert, 1604, NGA

Dans cette série de gravures, une seconde scène figure en miniature, à l’arrière-plan (voir aussi 8 Le nu de dos dans les Pays du Nord). Ici, il s’agit d’Eve, debout à côté d’Adam couché, dans un rayon de lumière divine. Le couple se retrouve au premier plan dans le même ordre, Eve tirant derrière elle un Adam interrogatif.

L’inversion des positions traduit l’inversion des rôles, Eve prenant le dessus sur Adam :

Il avait ordonné que tout bois porte un fruit aux cheveux d’or,

Le créateur des choses, que l’homme vive dans les forêts heureuses,

Qu’il adore et observe la loi du pays, étant donné qu’il pouvait en jouir ;

sa volonté, inclinant aux écarts,  lui a été ravie.

Jusserat auricomo nemus omne gravescere foetu

Rerum opifex, hominem silvas habitare beatas,

Et colere, et legem ruris servare fruendi

Posse datum ; rapta est per devia prona voluntas.



Variations et filiations

L’influence de Dürer

Adam Eve 1509-10 Durer, Petite Passion The_Fall_of_Man NGALa Chute de l’Homme (Petite Passion)
Dürer, 1509-10

En décalant le tronc à l’extérieur du couple, cette gravure invente une nouvelle symétrie : Eve enlaçant Adam fait pendant au serpent enlaçant l’arbre.


gossaert 1513-15 triptyque malvagna Palazzo Abatellis, Palerme reversTriptyque Malvagna (fermé)
Gossaert, 1513-15, Palazzo Abatellis, Palerme

C’est cette symétrie qui a intéressé Gossaert pour les deux volets de ce triptyque :

  • derrière le couple fautif se profile déjà la porte de l’Expulsion ;
  • le second volet montre le Paradis après la Chute, purgé de toute présence humaine.

gossaert 1513-15 triptyque malvagna Palazzo Abatellis, Palerme.
Entre les deux, la couronne de fruits, autour du blason des Lanza, restaure l’opulence de ce Paradis perdu. L’inversion d’Eve et d’Adam résulte mécaniquement de ce parti-pris narratif.


Heinrich Aldegrever 1540 Adam et Eve AG plagiat durerAdam et Eve
Heinrich Aldegrever, 1540

Aldegrever plagie, jusqu’au lion, la gravure de Dürer. La seule différence est le geste d’Adam, qui reçoit sa pomme du serpent, et non plus d’Eve. L’inversion est ici seulement due à la mécanique de la copie.


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Les variations de Baldung Grien

1509-10 Baldung Grien Die drei Lebensalter und der Tod Kunsthistorisches Museum vienne COPIELes trois Ages de la femme et la Mort, 1509-10, Kunsthistorisches Museum, Vienne Baldung Grien 1511 Hans Adam EveLa Chute du genre humain, 1511

Hans Baldung Grien

Baldung Grien a inventé vers 1509 le thème à la fois émoustillant et moral de la jeune fille nue que surprend, par derrière, la Mort ou le Temps (sur ce thème voir 3 Fatalités dans le miroir). Dès 1511, il applique la même composition à Eve, déjà pourvue de sa pomme, et qui attire dans son dos Adam en train de cueillir la sienne.


Baldung-Grien-1517-Der_Tod_und_das_MaedchenLa jeune Fille et la Mort, 1517 Baldung Grien 1519 Adam et Eve Kunstmuseum BaselAdam et Eve, 1519

Hans Baldung Grien, Kunstmuseum Basel

Quelques années plus tard, le principe menaçant passe à gauche : Eve se trouve ici comme violée par Adam, qui absorbe toute la négativité du serpent.


Baldung Grien 1524 La Mort et Eve National Gallery of Canada OttawaLa Mort et Eve, 1525, National Gallery of Canada, Ottawa Baldung Grien 1531 Adam et Eve Museo Nacional Thyssen-Bornemisza MadridAdam et Eve, 1531, MuséeThyssen-Bornemisza, Madrid

Plus tard encore, le composition s’inverse à nouveau. La Mort, brandissant une pomme et liée par l’anneau du Serpent à l’éternel féminin, s’assimile complètement à Adam (une assimilation facilitée par la langue, puisque Tod est du genre masculin).


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Les variations de Lucas de Leyde

Lucas de Leyde a tant de fois représenté le couple originel qu’il était inévitable de voir apparaître des inversions Eve Adam, sans signification particulière. Je les présente pour mémoire, afin de permettre d’apprécier l’évolution du style, entre la jeunesse et la maturité.


Lucas van Leyden 1506 ca Adam and Evevers 1506 Lucas van Leyden 1514 Chute de l'hommevers 1514

Ces deux variantes montrent, dans le sens de la lecture, Eve passant à Adam une seconde pomme.


Lucas van Leyden 1530 Adam and Eve ca METAdam et Eve, Lucas de Leyde, vers 1530 Creation d'Adam Michel6ange SixtineLa Création d’Adam (inversée), Michel-Ange

Dans la variante la plus moderne, Lucas préfère l’esthétisme au réalisme : l’arbre est décentré, Eve tend la pomme de la main gauche, et la pose d’Adam est une citation de la célèbre fresque de Michel-Ange.


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De Raphaël à Jordaens

Adam Eve 1509 Raphael Salle de la Signature vaticanRaphaël, 1509, Salle de la Signature, Vatican Adam Eve 1519 ecole raphael-adam-eve-loges du vaticanAtelier de Raphaël, 1519, Loges du Vatican

Adam et Eve

En 1509, Raphaël inaugure une composition où Adam, assis, se trouve dominé par Eve, debout de l’autre côté de l’arbre. En 1519, il inverse la composition et exagère certains traits (les spires du serpent, la chute en arrière d’Adam, Eve vue de dos), probablement dans une sorte de surenchère par rapport à Michel-Ange (voir Adam et Eve vus de dos)


Adam et Eve Titien 1550 PradoTitien, 1550, Prado

Titien reprend la première composition de Raphaël. Il édulcore le serpent en une sorte de Cupidon, dont la nature diabolique est trahie par les petites cornes et la queue bifide. Le renard derrière Eve rajoute une notion de ruse. Le geste d’Adam est savamment ambigu, entre tentative de dissuasion et prémisses du désir.


1616_Jan-Brueghel-the-Elder-and-Peter_Paul_Rubens-Garden-of-EdenLe jardin d’Eden, Brueghel le Vieux et Rubens, 1616, Mauritshuis, La Haye Adam et Eve Peter_Paul_Rubens1628-29 PradoAdam et Eve, Rubens, 1628-29, Prado

Rubens s’inspire à deux reprises de la composition de Titien. Profitant sans doute d’un voyage en Espagne vers 1628, il la recopie même fidèlement : il supprime seulement le cache-sexe démodé d’Adam et rajoute la tâche rouge du perroquet, symbole polyvalent de la Luxure (du couple) et de l’Eloquence (du serpent)  (voir Le symbolisme du perroquet).


Jordaens 1640 ca Fall_of_man Musee national Budapest1640, Musée national, Budapest Jordaens 1642 The Fall of Man Toledo Museum of Art1642, Toledo Museum of Art

La Chute de l’Homme, Jordaens

Dix ans plus tard, Jordaens se place en concurrence avec Rubens. Le format paysage oblige à asseoir Adam à terre et Eve sur le talus. La chaîne des responsabilités est clairement rétablie : le serpent donne la pomme à Eve, qui va la transmettre à Adam.

La seconde variation reprend fidèlement le bestiaire de Rubens, en coinçant Eve entre les deux mêmes attributs animaux du Serpent, l’Eloquence et la Ruse. L’inversion d’Eve et Adam permet, à peu de frais, de se différencier du modèle.


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Un triptyque à transformation (SCOOP !)

Greco attr 1568 The_Modena_TriptychTriptyque de Modène
Le Greco (attr) 1568, Galleria Estense, Modène

Ce triptyque portatif, attribué au Greco, propose lorsqu’il est ouvert une iconographie déconcertante :

  • à gauche et à droite, deux scènes de la Vie du Christ, dans l’ordre chronologique : l’Adoration des Bergers et le Baptême ;
  • au centre une allégorie : le chevalier chrétien couronné par le Christ ressuscité, au dessus d’un paysage de Jugement dernier.

Le choix de ces scènes s’explique par les possibilités qu’offre la fermeture partielle du retable (sur un autre triptyque à transformation de Memling, voir 5 Le Polyptyque de Strasbourg).



Greco attr 1568 The_Modena_Triptych gauche
En fermant le volet droit, l’Annonciation peinte au revers vient précéder l’Adoration des Bergers, dans une lecture de droite à gauche, où la Vierge conclut chaque scène.



Greco attr 1568 The_Modena_Triptych droit
En fermant le volet gauche, Dieu réprimandant Eve et Adam après la Faute précède, dans une lecture de gauche à droite, le début de la Rédemption, Jean Baptiste baptisant le Christ.

L’inversion Eve-Adam sert ici à avertir le spectateur qu’il ne s’agit pas d’une représentation classique de l’Interdiction, mais de la conséquence de la Faute, la Réprimande : comme le montre le visage d’Eve, qui se détourne de honte.



Références :
[1] Hilário Franco Júnior « Entre la figue et la pomme : l’iconographie romane du fruit défendu » Revue de l’histoire des religions 1 | 2006 https://journals.openedition.org/rhr/4621#illustrations
[1a] Thomas Forrest Kelly « The Exultet in Southern Italy », Oxford University Press (1996)
[1b] M. MANIACI-G. OROFINO, Les ‘rouleaux d’Exultet’ du Mont Cassin (techniques de fabrication, caractéristiques matérielles, décoration, rapports avec les rouleaux grecs, in « Les Cahiers de Saint-Michel de Cuxa » XLIII, 2012, pp. 71- 82 https://www.academia.edu/2082249/M_MANIACI_G_OROFINO_Les_rouleaux_d_Exultet_du_Mont_Cassin_techniques_de_fabrication_caract%C3%A9ristiques_mat%C3%A9rielles_d%C3%A9coration_rapports_avec_les_rouleaux_grecs_in_Les_Cahiers_de_Saint_Michel_de_Cuxa_XLIII_2012_pp_71_82
[1c] 1150 Exultet Troia 3, Archivio Capitulario Troia1150, Exultet Troia 3, Archivio Capitulario Troia
Dans cet autre Exultet influencé par l’atelier du Montecassino, le Felix culpa n’est pas inversé, car il est suivi non par le Noli me tangere (qui se trouve au tout début) mais par une Résurrection. Jacqueline Lafontaine-Dosogne, CR de « Guglielmo Cavallo. Rotoli di Exultet dell Italia meridionale. » Scriptorium Année 1976 30-1 pp. 152-155 https://www.persee.fr/doc/scrip_0036-9772_1976_num_30_1_2788_t1_0152_0000_2
[2] Gilberto Bagnani, Gli scavi di Tebtunis, Bolletino d’Arte, 1933 p 131 fig 18 http://www.bollettinodarte.beniculturali.it/opencms/multimedia/BollettinoArteIt/documents/1437575350852_07_-_Bagnani_119.pdf
[2b] Paul Perdrizet, « Etude sur le Speculum humanae salvationis » p 75 https://archive.org/details/etudesurlespecul00perd/page/74/mode/2up?q=phareas&view=theater
[2c] Eléonore Fournié, » Les manuscrits de la Bible historiale. Présentation et catalogue raisonné d’une œuvre médiévale » https://journals.openedition.org/acrh/1830
[2d] Denis Krieger « Une tentatrice ailée à l’église Saint-Georges de Chavanges » https://www.mesvitrauxfavoris.fr/Supp_e/index_htm_files/Demone-ailee.pdf

Adam et Eve vus de dos

17 février 2024

Les nus de loin les plus courants, Adam et Eve, sont pratiquement toujours représentés de face. Dürer introduit l’exception consistant à faire tourner le dos à l’un, à l’autre ou aux deux, Cet article étudie la généalogie des différentes formules, selon la scène où Adam et Eve apparaissent : Chute de l’Homme, Expulsion du Paradis, Limbes, Comparution devant Dieu.



La Chute de l’Homme

La question de la nudité

Adam and Eve in mosaics of Monreale cathedral, Siciliy

Eve donne la pomme à Adam ; ils cachent leur nudité devant Dieu
Cathédrale de Monreale, 1176-89

Si la convention héraldique (le mari à gauche de l’épouse) convient parfaitement pour montrer Adam et Eve après la Faute, elle se prête mal à la scène où Eve donne le fruit à Adam : soit celui-ci est obligé de se contorsionner pour le prendre, soit il le saisit, comme ici, de la main gauche.

La question de la nudité est cruciale dans le récit : c’est parce qu’Adam se cache parmi les arbres, ayant honte de sa nudité, que Dieu comprend qu’il a mangé le fruit de l’arbre de la connaissance. Or tourner le dos pourrait être interprété comme une autre manière de montrer sa honte, ce qui n’a pas de sens avant la Faute. Cette raison théologique se  combine avec l’aversion médiévale envers les fesses  pour explique l’extrême rareté des vus de dos d’Adam ou d’Eve.


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Adam vu de dos

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Adam en avancée

Adam Eve 1310-20 Lorenzo Maitani duomo orvierto cote adamDieu crée Eve à partir de la côte d’Adam Adam Eve 1310-20 Lorenzo Maitani duomo orvierto detailEve donne la pomme à Adam

Lorenzo Maitani,1310-20, Portail de la cathédrale d’Orvieto

A l’époque médiévale, la seule exception, isolée, se trouve dans ce portail à l’iconographie très originale. Dans la scène de la Création d’Eve, Maitani représente Dieu de trois quart arrière, pour exprimer son avancée de gauche à droite. Dans la Faute, la même pose exprime le même mouvement d’Adam en direction d’Eve.



Adam Eve 1310-20 Lorenzo Maitani duomo orvierto detail
Cette solution élégante permet à Adam de toucher le fruit de la main droite tout en levant l’index de la main gauche, afin de rappeler à Eve la divine l’interdiction : tout le suspens de la scène tient à cet écart entre la main qui objecte et celle qui accepte : car le fruit est déjà cueilli, séparé de l’arbre par la tête ricanante du serpent.


1510-20 Grimani_Breviary_-_Adam_and_Eve f286v Biblioteca Marciana VeniseAdam et Eve, fol 286v
Bréviaire Grimani, 1510-20, Biblioteca Marciana, Venise

La même idée se retrouve dans cette scène, où Adam avance vers Eve en écartant les mains en signe de réprobation, tandis que le serpent, tel un enfant pris en faute, se cache prudemment derrière le tronc.


Adam Eve 1550 ca gedeon miracle toison van Heemskerck Musee des Beaux-Arts de Strasbourg AAdam et Eve Adam Eve 1550 ca gedeon miracle toison van Heemskerck Musee des Beaux-Arts de Strasbourg BGédéon et le Miracle de la Toison

Marteen van Heemskerck, vers 1550, Musée des beaux arts de Strasbourg

Le Miracle de la Toison (imbibée par la rosée divine alors que la terre alentour reste sèche) est un symbole de la conception virginale de Marie, par qui celle-ci échappe aux conséquences du Péché originel qui entache toute l’humanité. Ces deux volets, la Femme fautive et la Vierge immaculée, flanquaient, de manière très logique une Nativité aujourd’hui perdue. Les faces externes, conservées au Musée de Rotterdam, montrent la Visitation, Marie à gauche et Elisabeth à droite [1] : Marie habillée et Eve nue se trouvent ainsi, d’une nouvelle manière, opposées.

Le nu de dos pour Adam, avec son exagération musculaire, répond au goût maniériste. D’une certaine manière, il pose Adam, l’homme désobéissant, comme l’antithèse de Gédéon, le héros qui obéit à Dieu. Mais la raison d’être de ce spectaculaire nu de dos est surtout compositionnelle : son emplacement, au début de la lecture, en fait une sort d’admoniteur : d’autant que son bras droit traînant en arrière montre bien qu’il vient de rejoindre Eve, depuis le camp du spectateur. C’est donc à celui-ci qu’il adresse un regard indécis, au dernier instant avant la Chute, tandis qu’Eve décide à sa place, en prenant possession de son épaule d’un geste sensuel et délicat.


Adam en Eva, Dirck Volckertsz. Coornhert, after Maarten van Heemskerck, 1551 RijksmuseumAdam et Eve, gravure de Dirck Volckertsz Coornhert, dessin de Maarten van Heemskerck, 1551 Rijksmuseum

L’année suivante, van Heemskerck développe son couple recto-verso en largeur, ce qui permet de désimbriquer les corps et de placer au même niveau les têtes et les mains. Dans ce dialogue muet, Eve encourage Adam en lui montrant sa pomme de la main droite, et Adam de la même main pointe vers le passé, pour lui rappeler l’interdiction divine. On appréciera la trouvaille de la chevelure exubérante, qui se tord autour d’Eve comme le serpent autour du tronc.


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Adam en recul

Altdorfer 1513 ca Adam Eve Fall-of-Man NGA inverse Altdorfer 1513 ca Adam Eve Fall-of-Man NGA inverseinversé

La Chute de l’Homme, Altdorfer, vers 1513, NGA

Altdorfer innove en plaçant Adam à droite de l’image : à rebours du sens de la lecture, il est attiré vers Eve qui l’accueille en posant la main sur son épaule droite, le contraignant à saisir le fruit de la mauvaise main.

A la différence du bréviaire Grimani, le fait que les deux tiennent le fruit rend l’image ambigüe : si Adam était à gauche, on aurait l’impression que c’est lui qui vient vers Eve pour lui donner la pomme.


Adam Eve 1525 Hans Burgkmair l'ancienLa Chute de l’Homme
Hans Burgkmair l’ancien, 1525

Burgkmair inverse ici la dynamique habituelle : la vue de dos signifie qu’Adam recule devant Eve, cherchant appui sur l’arbre et repoussant faiblement sa proposition. En bas, des animaux mangent ce qui est autorisé dans le jardin d’Eden : le faisan picore en paix sous l’oeil du renard, la tortue grignotte une feuille et le singe une fleur. La profusion animale illustre la situation enviable de l’homme avant la Chute :

« Et Dieu les bénit, et il leur dit:  » Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre et soumettez-la, et dominez sur les poissons de là mer, sur les oiseaux du ciel et sur tout animal qui se meut sur la terre. Genèse 1,28″



Adam Eve 1525 Hans Burgkmair l'ancien detail
A gauche, Dieu vu de dos derrière un arbre, dans la même situation qu’Adam, fait un geste qui semble une bénédiction mais qui est en fait l’inverse : il chasse du Paradis les deux fautifs, qui dissimulent leur nudité dans les taillis.


Luca_e_francesco_signorelli,_allegoria_dell'immacolata_concezione,_1521-23,chiesa_superiore_del_gesù_a_cortona detailLa dispute de l’Immaculée Conception
Luca et Francesco Signorelli, 1521-23, Chiesa superiore del Gesù, Cortone

Cette composition similaire, quelque peu antérieure, n’a rien à voir avec les expérimentations germaniques. Il s’agit ici de montrer les Pères de l’église discutant de l’Immaculée Conception, à savoir du moment très précis où Marie a échappé au Péché originel : soit avant même sa conception, soit seulement in utero. Le rôle crucial d’Eve dans cette histoire est matérialisé par les deux infractions aux conventions : elle prend la place héraldique d’Adam et ce dernier est vu de dos, dans une pose délibérément ambigüe :
Luca_e_francesco_signorelli,_allegoria_dell'immacolata_concezione,_1521-23,chiesa_superiore_del_gesù_a_cortona detailOn pourrait croire qu’il tend lui aussi la main droite pour recevoir une seconde pomme du serpent, mais celui-ci, à la chevelure blonde et aux seins bien marqués, n’en propose qu’une seule, à sa semblable. La vue de dos sert donc ici à affirmer la responsabilité limitée d’Adam, en regard de la pleine responsabilité d’Eve.


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Adam en arrêt

Adam Eve 1514 Ludwig Krug_Adam_und_Eva_ Bode-Museum Berlin detail singeLudwig Krug, 1514, Bode-Museum, Berlin

Adam vient de s’arrêter devant Eve, comme le montre son pied gauche en arrière. L’image développe une ambiguïté visuelle : de loin, on pourrait croire qu’Adam, un bras ballant et l’autre posé sur sa propre épaule, hésite à prendre la pomme que lui tend Eve.


Adam Eve 1514 Ludwig Krug_Adam_und_Eva_ Bode-Museum Berlin detail singe Adam Eve 1514 Ludwig Krug_Adam_und_Eva_ Bode-Museum Berlin detail singe

En fait c’est elle qui lui touche l’épaule, et lui qui tient la pomme de la main gauche. Et pour s’assurer que le spectateur comprenne bien, le singe en bas mime le futur immédiat : la main gauche portant le fruit à la bouche.


Adam Eve 1511-15 paru en 1518 Hans Schäufelein d'apres Hans Burgkmair l'ancien British MuseumHans Schäufelein, paru en 1518, British Museum 1504_Adam_Eve__DurerAdam et Eve, Dürer, 1504

Le passe-partout est de Hans Burgkmair l’ancien, paru dans « Das Leiden Jesu Christi' » (1515). La symétrie autour de l’arbre, l’enroulement du serpent sur la branche, la chevelure flottante d’Eve et la présence du cerf disent l‘influence du premier Adam et Eve de Dürer (sur cette gravure, voir 3 La Chute de l’Homme).

La vue de dos n’exprime pas ici le déplacement d’Adam, bien campé sur ses deux jambes : mais plutôt son opposition à Eve, avec sa main droite tournée vers le bas pour refuser le fruit qu’elle lui tend. Pourtant de sa main gauche il cueille discrètement son propre fruit. Tandis que le serpent, au dessus d’Eve, croque le sien avec avidité.

Il faut ici se souvenir de la double interdiction de la Genèse :

« Dieu a dit: Vous n’en mangerez point et vous n’y toucherez point, de peur que vous ne mouriez. «  Genèse 3,2

L’instant qui nous est montré est celui où le serpent, animal qui ne peut pas toucher, enfreint la première interdiction, et le couple humain la seconde.


Adam et Eve Meister H.L 1510-25 Freiburg im Breisgau, Augustinermuseum
La Chute, Meister H.L., 1510-25, Augustinermuseum, Freiburg im Breisgau

Cette sculpture virtuose fige le dernier instant avant la Chute : Eve est sur le point de croquer sa pomme tandis qu’Adam en est encore à cueillier la sienne : la vue de dos exprime ici ce temps de retard.

L’influence de Dürer se lit dans les couples animaux qui font écho au couple humain :

  • la chouette (ignorance) et le serpent (perfidie) ;
  • le cerf et la biche (sexualité) ;
  • le lion et la brebis (paix du Paradis).


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Adam assis

Tintoret-1550-e-peche-originel-gallerie-de-l-Accademia-Venise1550, galerie de l’Accademia tintoret 1577-78 -le-peche-originel-scuola-grande-di-san-rocco-venise-011577-78, Scuola grande di San Rocco

Le péché originel, Tintoret, Venise

La vue de dos, combinée à la position assise, exprime la soumission d’Adam. Dans la première version, il recule devant la pomme ; dans la seconde au contraire, il est attiré par elle.


Macchietti, Girolamo, 1535-1592; The Temptation of Adam and EveLa tentation d’Adam et Eve
Girolamo Macchietti (école), 1565-70, Attingham Park, Shropshire, UK (National Trust)

Cette composition s’est élaborée indépendamment à Florence, dans le contexte d’un renouveau du maniérisme de Pontormo : la vue de dos ne sert pas ici la narration, mais le raffinement graphique, dans un contrapposto savant : les deux figures se déduisent presque l’une de l’autre par rotation.

Dans des gestes d’un érotisme sublimé, Eve désigne d’une main sa figue fendue, et tâte de l’autre la figue pleine destinée à Adam, qu’apporte un serpent à face humaine. Adam voit bien cet alter-ego d’Eve, mais on comprend qu’il va lui faire confiance, trompé par la ressemblance.


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Eve vue de dos

Dans la floraison des combinatoires, la solution opposée, Eve vue de dos, ne pouvait manquer d’apparaître.

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Une apparition isolée

annonciation-biblia-pauperum-1480-1485 gallicaAnnonciation
Biblia-pauperum, 1480-85, Gallica

L’apparition surprenante des fesses d’Eve dans cette image pieuse n’a rien de libidinal : il s’agit de mettre en parallèle, dans les deux images latérales :

  • la pécheresse, dans sa nudité honteuse, et Gédéon, bien cuirassé ;
  • le serpent orgueilleux, campé sur sa queue, et l’humble toison, aplatie par terre.

La punition du serpent – ramper par terre – et des filles d’Eve -enfanter dans la douleur – sera compensée au moment de l’Annonciation par la virginité de Marie, qui lui permettra de rompre cette malédiction. Enchaînement complexe qu’exprime à la fois l’image et sa légende, particulièrement lapidaire :

Le serpent perdit sa force dès qu’une vierge enfanta sans violence

Vipera vim perdit sine vi pariente puella [1a]


Chez Dürer

Adam Eve Durer 1499 Ecole nationale des Beaux Arts Paris

Adam et Eve, Durer 1499 Ecole nationale des Beaux Arts Paris

En 1499, Dürer s’est déjà distingué comme un maître du nu de dos, aussi bien féminin que masculin (voir 7 Le nu de dos chez Dürer). Le thème d’Adam et Eve est ici le prétexte à une étude d’anatomie comparée, comme le montre le geste en miroir des mains montrant les pommes. La vue de dos d’Eve sert de prélude et de contrepoint au clou de la composition : l’exhibition des génitoires d’Adam, que sa compagne zieute d’un regard plongeant. Bien que rien ne soit stricto sensu impudique avant la Chute, il est clair que ce dessin expérimental était à usage privé.


Adam Eve 1495-99 Durer Couple inspiré par le diable Autrefois a Breme Detruit 1945

Couple inspiré par le diable
Dürer, 1495-99, Autrefois à Brême, détruit en 1945

Dans ce dessin pornographique peu connu, l’arbre séparateur est remplacé par un diable aux pieds fourchus, que l’homme excite de la main et qui darde vers la femme sa langue en tire bouchon. Un porc arrive fort à propos, et un bambin à quatre pattes défèque urbi et orbi. L’enfant est ici assimilé à une déjection de la femme.


1503 ca Durer_Ex libris_of_Willibald_Pirckheimer (dessin armoiries alliance Pirckheimer Rieter Varsovie detruit en 1945 inverse

Dessin d’un ex libris pour Willibald Pirckheimer (inversé)
Dürer, vers 1503, détruit à Varsovie en 1945

Dürer reprendra cette composition recto verso avec cet homme sauvage virilement équipé (gourdin, carquois bien rempli) face à une nymphe nue portant un flambeau. J’ai inversé le dessin afin que les armoiries de Pirckheimer (un bouleau, « birke ») et de son épouse Crescentia Rieter (une sirène) [1b] se trouvent à leur emplacement héraldique : ainsi le gourdin et le flambeau sont tenus de la main droite.

La sphère explosive à trois pieds est un fourneau alchimique, qui se retrouve dans une étude de Dürer (le Rapt d’Europe), marqué du mot LUTU(M) (voir 7.2 Présomptions) : il s’associe à la torche allumée, et symbolise probablement la Raison, par opposition à la Nature qu’incarne l’homme sauvage [2].

En imitant les poses recto et verso du couple principal, les deux putti du bas taquinent leur violon, l’un devant les racines du bouleau, l’autre devant l’entrecuisse de la sirène. Par ailleurs la main gauche de l’homme sauvage est posée sur la tête de l’hermès tandis que la main gauche de sa compagne flatte, par derrière, un des plumets du casque. C’est peut être ces allusions érotiques qui empêcheront ce dessin d’être gravé, ou bien la mort de Crescentia en 1504.


Dürer 1502 Exlibris_Wilibald_Pirkheimer

Ex libris de Willibald Pirckheimer
Dürer, vers 1502

L’ex libris officiel est surmonté d’une noble devise en trois langues : « Au commencement de la sagesse est la crainte de Dieu », quelque peu superflu par rapport à l’illustration (il existe d’ailleurs une version sans ce bandeau). Les cornes d’abondance et les angelots transporteurs détournent l’oeil de la forme et la fonction de l’invention centrale, l’Hermès planté au dessus des deux écussons d’une manière ouvertement phallique, en gage de fécondité. Les deux putti du bas s’affrontent recto verso, l’un brandissant un radis (qui caricature le bouleau) et l’autre un tourniquet : ces innocents jeux d’enfants sont une manière plaisante d’évoquer la fertilité du couple mais aussi, par antiphrase, les jeux de l’amour.


Adam Eve 1509-10 Durer, Petite Passion The_Fall_of_Man NGAPetite Passion : La Chute de l’Homme, 1509-10 Adam Eve 1510 Durer adam-and-eve inverseAdam et Eve, 1510 (inversé)

Pour la gravure qui ouvre la série de la Petite Passion, Dürer respecte le placement habituel, mais avec deux innovations notables :

  • le couple s’enlace sensuellement ;
  • le visage d’Eve se cache à nous, signe implicite qu’elle se sait en faute.

Le dessin de droite, la même année, développe l’idée de manière plus radicale (je l’ai inversée pour faciliter la comparaison) :

  • l’enlacement est le même, après rotation du point de vue ;
  • les deux sont vus de dos, partageant la culpabilité ;
  • la main droite d’Adam, qui était libre, est posée maintenant sur le fruit, rejoignant la main gauche d’Eve.

Si Dürer n’a pas gravé cette version, c’est sans doute à cause de sa trop grande sensualité, mais aussi de sa symétrie provocante :

  • femme et homme égaux dans l’infraction ;
  • mise en équivalence de la pomme partagée et des corps enlacés : le péché contre Dieu se mélange avec le péché de chair.


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Une rivalité romaine

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Adam Eve Sixtine 1512 MichelAngeMichel-Ange, 1512, Sixtine Adam Eve 1519 ecole raphael-adam-eve-loges du vaticanAtelier de Raphaël, 1519, Loges du Vatican

Adam et Eve

La composition de Raphaël se compare délibérément avec le précédent michelangélesque, avec le même choix d’opposition des chevelures (blonde et brune) et la même exagération des spires autour du tronc. Elle en prend le contrepieds par trois parti-pris :

  • le retour à la symétrie : l’arbre au milieu fait contact par deux branches avec le bras gauche d’Eve et le bras droit d’Adam ;
  • l’inversion des sexes : Eve debout remplace Adam debout, Adam assis élevant le bras gauche remplace Eve assise élevant le même bras (sur cette question , voir L’inversion Eve-Adam )
  • la surenchère des poses : la vue de dos pour Eve pousse d’un cran la torsion que Michel-Ange appliquait seulement au torse d’Adam.

Il résulte de ces choix un retour à un message plus conventionnel : tandis que l’Adam de Michel-Ange couvrait Eve de sa haute stature, dialoguant à égalité de hauteur avec le serpent, c’est ici Eve qui endosse la responsabilité de la Chute, dominant par son geste décidé un Adam qui se contorsionne sans grâce : tandis qu’elle dépose d’autorité le fruit défendu avec sa main droite, lui, assis inconfortablement entre deux branches, se contorsionne pour le saisir de la main gauche : sa position en contrebas fait voir la Chute imminente.


adam et Eve 1530 Pierre Leclerc (d'Argentan) basilique ND Alençon photo patrimoine-histoire.frLe péché originel (baie 107)
Pierre Leclerc (d’Argentan), 1530, basilique Notre Dame, Alençon

Dans ce vitrail normand très italianisant, l’audace de montrer Eve vue de dos vient peut être de la composition de Raphaël. Mais sa posture vient en fait d’une autre source raphaélesque : la célèbre Minerve déhanchée connue par la gravure de Marcantonio Raimondi (sur le génèse de cette composition à partir d’un sarcophage antique, voir 5 Le nu de dos en Italie (1/2)) :

Jugement de Paris Marcantoine Raimondi detail inverse

Le Jugement de Pâris (détail inversé)
Marcantonio Raimondi, 1512

Très intelligemment, Pierre Leclerc a utilisé le bras droit levé pour cueillir la pomme, et le bras gauche tendu pour la donner à Adam. On remarquera également la puissante opposition entre l’arbre couvert de fruit et l’arbre mort, au dessus d’Adam et Eve après l’Expulsion.


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Bosch amélioré par Cranach

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Bosch Jugement dernier 1482-1500 Kunsthistorisches Museum VienneBosch, 1482-1500, Kunsthistorisches Museum, Vienne Cranach Jugement dernier 1520-24 Gemaldegalerie BerlinCranach, 1520-24, Gemäldegalerie Berlin

Le Jugement dernier

La composition de Bosch superpose deux scènes :

  • en bas la Chute, avec le serpent à figure humaine brandissant une pomme, Eve en brandissant une autre, et Adam vu de dos ;
  • en haut l’Expulsion, avec l’Ange brandissant son épée, Adam vu de dos, et Eve se cachant dans un buisson.

On voit bien que les deux scènes fonctionnent en contrepoint :

  • un Tiers (dans le feuillage puis hors du feuillage) agit sur Adem et Eve (hors du feuillage puis dans le feuillage) ;
  • Adam vu de dos exprime que l‘Expulsion était déjà inscrite dans la Chute.

La copie de Cranach montre des détails perdus : la queue reptilienne du Serpent et le jet d’eau (symbolisant probablement la parole divine) devant lequel Adam lève sa main droite. Elle présente quelques modifications importantes, qui améliorent le parallélisme entre les deux scènes :

  • Eve est désormais vue de dos, ce qui accentue son affinité avec Adam ;
  • l’Ange est vu de trois quart (en non plus de profil), ce qui accentue son affinité avec le Serpent.


Adam Eve 1522-23 Cranach Sundenfall AlbertinaLa Chute de l’Homme
Cranach, 1522-23, Albertina

Dans cette composition très originale, Cranach pousse à son terme l’idée du parallélisme, en imbriquant les deux scènes :

  • l’Ange vengeur, devant l’arbre de l’Expulsion, forme couple avec le Serpent, devant l’arbre de la Chute ;
  • Eve, toujours vue de dos, forme couple avec Adam, cette fois vu de face.

Cette solution rend naturel le don de la pomme, de la main droite à la main droite, tout en inventant l‘interposition extraordinaire de ce serpent femelle, qui se livre avec Eve à un accouplement sans bras.


Adam Eve 1522-23 Cranach Sundenfall Albertina inverseeLa Chute de l’Homme (inversée), Cranach, 1522-23 Adam Eve 1500-49 manner of Jan van Hemessen coll partAdam et Eve, manière de Jan van Hemessen, 1500-49, collection particulière

Ce tableau anonyme reprend la composition de Cranach dans le style des maniéristes du Nord. L’inversion oblige à modifier le geste des bras, de manière à ce que chacun tienne sa pomme de la main droite.


Adam Eve 1522-23 Cranach Sundenfall Albertina inverseeLa Chute de l’Homme (inversée), Cranach, 1522-23 Adam Eve 1590 Theodore de BryAdam et Eve, Theodore de Bry, 1590

A la fin du siècle, Théodore de Bry regrave (d’où l’inversion du motif) en style maniériste la composition de Cranach :

  • même geste du bras droit pour Eve,
  • même cache-sexe pour Adam, une branche que le Serpent à buste humain touche d’une main, en se contorsionnant tête en bas.

La juxtaposition de deux scènes – la Chute et sa conséquence, la Punition (enfantement dans la douleur pour Eve,  labeur pour Adam) – est traitée de manière moderne, en miniaturisant la scène future à l’arrière-plan.


1604 Jan (Pietersz.) Saenredam dessin Abraham Bloemaert serie NGAGravure de Jan (Pietersz.) Saenredam, d’après un dessin d’ Abraham Bloemaert, 1604, NGA Adam Eve Jan Breughel (II) 1616-78 coll partJan Breughel (II), 1616-78, collection particulière

Adam et Eve

Ces deux oeuvres témoignent de l’impact durable, dans les Pays du Nord, des fesses d’Eve magnifiées par Cranach.

Saenredam dispose à l’arrière-plan non pas le futur, mais le passé immédiat : Eve est séduite par le serpent (les spires de sa queue prolongent celles de la chevelure) en profitant de l’éloignement d’Adam. Le dindon et le chat, devant elle, symbolisent la Vanité et la Ruse. A l’inverse, un trio de courges bien choisi sert d’attribut à Adam, avachi dans une attitude passive.

Plus tard, le tableau de Jan Breughel II reprend la même idée (Eve debout dominant Adam assis) mais en supprimant les éléments d’opposition, au profit d’une ambiance d’harmonie plus adaptée au goût de l’époque : un Paradis pacifié où le Serpent est invisible.


Chez les maniéristes du Nord

Spranger Adam et Eve National Gallery of CanadaAdam et Eve
Spranger, National Gallery of Canada

Dans ce dessin très érotique, Adam cueille Eve comme celle-ci cueille la pomme : c’est une des premières fois où la Chute est assimilée graphiquement au plaisir sexuel. Au tentateur absent se substituent les mèches serpentines et la pointe du sexe d’Adam.


1616_The_Fall_of_Man_Hendrik_GoltziusLa chute de l’Homme, National Gallery, Washington Loth et ses filles Goltzius 1616 RijksmuseumLoth et ses filles, Rijksmuseum Amsterdam

Goltzius, 1616

Goltzius exploite la même veine, celle de la Chute coïncidant avec la découverte de la sexualité : assumée, où la figue pressée complète la pomme croquée (sur les symboles de ce tableau, voir 4 Le bouc au Paradis).

En cette année 1616, Goltzius utilise la même vue de dos pour Eve et pour une des filles de Loth, tandis que la seconde fille adopte la pose d’Adam.


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Postérité du thème

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William Blake 1807 Milton's Paradise Lost, The_Temptation_and_Fall_of_Eve

La Tentation et la Chute d’Eve
William Blake, 1807, illustration pour le Paradis Perdu de Milton

Blake suit de très près le texte de Milton, où Eve raconte à Adam comment elle a goûté le fruit défendu en même temps que le serpent :

« Adam, de son côté, dès qu’il est instruit de la fatale désobéissance d’Ève, interdit, confondu, devient blanc, tandis qu’une froide horreur court dans ses veines et disjoint tous ses os. De sa main défaillante la guirlande tressée pour Ève tombe, et répand les roses flétries. Il demeure pâle et sans voix, jusqu’à ce qu’enfin d’abord en lui-même il rompt son silence intérieur. » Le Paradis perdu, livre 9

On voit bien la couronne de roses tombée aux pies d’Adam. La vue de dos exprime à la fois son silence et sa désapprobation à l’encontre d’Eve.


Ludwig_von_Hofmann 1895-1900 Adam_Eva coll partAdam et Eve
Ludwig von Hofmann, 1895-1900, collection particulière

Cette composition prend le contrepied de l’histoire, en montrant Adam tendant le fruit à une Eve qui semble réticente. Dans une seconde lecture, on comprend qu’elle est resté assise pour qu’il cueille le fruit à sa place : cette Eve manipulatrice émarge donc au mythe fin de siècle de la Femme fatale.


Adam_et_Eve 1902-1906_Gustave_Courtois Musée des Beaux-Arts de BesançonAdam et Eve, Gustave Courtois, 1902-1906, Musée des Beaux-Arts, Besançon 1903-04 Charles Holroyd EveEve, Charles Holroyd, 1903-04

La vue de dos a ici pour principal argument la plastique de la chute de rein.


Franz von Stuck 1920 Adam et Eve staedelmuseum Frankfurt
Adam et Eve
Franz von Stuck, 1920, Staedelmuseum, Frankfurt

La vue de dos exprime la réticence d’Adam face à l’offrande d’Eve, qui sert du serpent à la fois comme coupe à fruit et comme boa.



L’expulsion du Paradis

Une iconographie très stable

Dieu-expulse-Adam-et-Eve-cathedral-santiago-compostela-portail-Sud-platerias-11-12eme
Dieu expulse Adam et Eve (détail du portail des Orfèvres)
1112-17, Cathédrale de Saint Jacques de Compostelle

La scène de l’Expulsion s’est codifiée très tôt, en cohérence avec le sens de la lecture : l’autorité supérieure (Dieu ou l’Ange) repousse le responsable, lequel pousse devant lui la coupable : honteux de leur nudité, les deux cachent leur sexe de la main.


annunciation-expulsion-paradise-c-1435-giovanni di paolo NGA
L’Expulsion du Paradis et l’Annonciation
Giovanni di Paolo, vers 1435

Le plus souvent c’est l’Ange qui est chargé de l’Expulsion, sous le regard de Dieu. Ici l’impudicité d’Adam et Eve est soulignée, a contrario, par le voile qui dissimule les parties sexuelles de l’ange,


1280px-Domenichino,_The_Rebuke_of_Adam_and_Eve,_1626,_NGA_111718Adam et Eve réprimandés par Dieu
Le Dominiquin, 1626, NGA

Le même ordre hiérarchique est respecté, mais dans l’autre sens, pour ce thème connexe où le regard remonte en arc de cercle la chaîne des responsabilités, depuis le serpent jusqu’à Dieu le Père.


Dürer et ses émules

Adam Eve 1510 Durer Expulsion from Paradise,
Petite Passion : L’Expulsion du Paradis
Dürer, 1509-10

Pour la première fois, Dürer pousse à fond la logique de la situation, en montrant de dos ceux qui sortent du Paradis et vont sortir de l’image.


Adam Eve Ludwig_Krug 1510-32 The_Expulsion_from_ParadiseLudwig Krug, 1510-32 Adam Eve 1513 ca Altdorfer Expulsion du Paradis NGAAltdorfer, vers 1513, NGA

L’Expulsion du Paradis

Cette formule, rapidement reprise par d’autres graveurs allemands, disparaît ensuite totalement pendant presque quatre siècles.


La Postérité de la formule

Adam Eve Franz von Stuck 1890 ca L'expulsion du Paradis Musee d'OrsayVers 1890, Musée d’Orsay, Paris Adam Eve Franz von Stuck 1897 ca The lost Paradise Staatliche Kunstsamlungen DresdenVers 1897, Staatliche Kunstsamlungen, Dresde

L’expulsion du Paradis, Franz von Stuck

C’est un autre grand artiste allemand qui la ressuscite à la fin du 19ème siècle.



Adam et Eve dans les Limbes

 

Le couple dans les Limbes

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Christ aux limbes Psautier, Oxford, 1200-25 BSB Clm 835 page 59Psautier, Oxford, 1200-25, BSB Clm 835 page 59 Christ aux limbes Relief en albâtre anglais, 15eme s, Honolulu Museum of ArtRelief en albâtre anglais, 15eme s, Honolulu Museum of Art

Christ aux limbes

L’iconographie médiévale de la Descente aux Limbes est très codifiée : brandissant de la main droite l’étendard de la Résurrection , le Christ tire de la main gauche une des âmes qui attendent dans les limbes, représentées par des figures nues.

Le psautier anglais présente trois raretés iconographiques, qui en font un cas pratiquement unique :

  • le premier rescapé tire à son tour une femme, ce qui identifie le couple comme étant Adam et Eve ;
  • Adam est déjà sorti de l’Enfer, en train d’enjamber le diable ;
  • il est représenté de dos, ce qui donne à la scène un dynamisme exceptionnel.


Christ aux limbes 1562 Michael Ribestein epitaphe Simon Mehlmann. Marienkirche Berlin photo Nick ThompsonChrist aux limbes (épitaphe pour Simon Mehlmann), Michael Ribestein (attr), 1562, Marienkirche, Berlin

Cette épitaphe d’esprit encore médiéval est farcie de références protestantes [3], notamment la citation de Saint Paul inscrite sur la tablette, au centre de la bouche d’Enfer :

La mort a été engloutie dans la victoire. O mort, où est ta victoire? O mort, où est ton aiguillon ? Corinthiens 54-55

L’épitaphe a été peinte du vivant de Simon Mehlmann, alors qu’il venait de perdre son jeune fils Christophe et sa femme Eva Tracigerin


Christ aux limbes 1562 Michael Ribestein epitaphe Simon Mehlmann. Marienkirche Berlin photo Nick Thompson
Derrière Adam et Eve qui sortent de l’Enfer en rendant au Christ chacun sa moitié de pomme, c’est probablement la famille Mehlmann au complet qui leur emboîte le pas : le petit Christophe qui assomme un diablotin avec son hochet, son père Simon en prières devant la tablette triomphale, et en dernier sa mère Eva [4]. C’est donc le prénom de l’épouse qui a probablement motivé l’idée de l’épitaphe, et l’exceptionnelle vue de dos, bien faite pour attirer l’oeil sur le personnage d’Eve .


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Le couple hors des Limbes

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Andrea_Mantegna_-_Jesus_Cristo_descendo_ao_limboLe Christ aux Limbes, Mantegna (attr.), vers 1468

Mantegna invente une iconographie totalement originale, où :

  • le Christ tient l’étendard de la main gauche, ce qui lui permet plus logiquement de tendre aux prisonniers son bras droit (non visible) ;
  • des rescapés déjà extraits se trouvent à côté du Christ.

On reconnaît ici, de gauche à droite :

  • le Bon Larron portant sa croix (il n’était pas en Enfer, mais en est descendu du Paradis à la rencontre des nouveaux venus) ;
  • la vieille Eve, le vieil Adam (vu de dos) et leur fils Seth qui se bouche les oreilles sous le vacarme des trois démons impuissants.

Pour plus de détails sur cette gravure, voir 5 Le nu de dos en Italie (1/2)


Christ aux limbes 1510 Durer Grande Passion1510, Grande Passion Christ aux limbes 1511 Durer petite Passion1511, Petite Passion

Christ aux limbes, Dürer

Dürer va donner une élan décisif à cette nouvelle iconographie en simplifiant l’idée de Mantegna : il supprime le Bon Larron (trop italien) et fait porter la Croix tantôt à Adam lui-même (Grande Passion), tantôt à Saint Jean Baptiste (Petite Passion). Il fait également varier les rescapés secondaires : le petit Seth devant ses parents (Grande Passion), Moïse avec ses cornes (Petite Passion).

Dans la Grande Passion, Eve est traitée de manière très audacieuse, dans la pénombre (matérialisée par des hachures horizontale) qui dissimule la vue honteuse. Dans la Petite Passion, elle retrouve une place plus conventionnelle : vue de face à droite de son mari (convention héraldique). Cette nouvelle simplification va de pair avec l’ambiance lumineuse et classicisante du poème qui accompagne la Petite Passion :

« …dans un triomphe éclatant, Jésus mène la procession libérée des sombres demeures, éclatante de sa lumière nourricière. La progéniture innocente des descendants d’Adam se réjouit et quitte les ombres sans poids, pour les charmantes demeures de l’Elysée. » [5]


 

Christ aux limbes 1510 Durer Grande PassionDürer, 1510, Grande Passion Christ aux limbes 1513 ca Altdorfer NGA 1941.1.142Altdorfer, vers 1513, NGA

Christ aux limbes

Altdorfer recadre et simplifie la composition de Dürer, en récupérant les éléments les plus spectaculaires : l’étendard qui s’envole, le diable en vol stationnaire et, surtout, Eve vue de dos : elle quitte la pénombre pour la lumière, écrasant le petit Adam – et les autres âmes en contrebas – de son postérieur gigantesque.


Christ aux limbes 1600 Pablo de Céspedes Indianapolis museum of art at NewfieldsPablo de Céspedes, 1600, Indianapolis museum of art at Newfields. Christ aux limbes 1600-10 ca Ventura Salimbemi coll partVentura Salimbemi, vers 1600-10, collection particulière

Christ aux limbes

Pendant un bon siècle, les artistes vont s’inspirer des compositions de Dürer, avec pratiquement toujours Adam et Eve vus de face, plus le petit Seth devant eux.


Christ aux limbes 1579 Johan Sadeler I d apres Maerten de VosChrist aux limbes, Gravure de Johan Sadeler I d’aprés Maerten de Vos, 1579

Cette composition s’affranchit du modèle dürerien en réduisant les rescapés au seul couple d’Adam et Eve : ceci tient à la structure tripartite de cette série de gravures, et à la citation des Corinthiens1 (15,20) qu’illustre la bande de droite :

le Christ est ressuscité des morts, il est les prémices de ceux qui se sont endormis.

On voit bien au fond le Christ qui ressuscite, et au premier plan les « prémisses » du genre humain : Adam désignant ses descendants de son index droit, tendu devant le ventre d’Eve : d’où la vue de dos.


La Chute de l'homme 1579 Johan Sadeler I d apres Maerten de VosLa Chute de l’homme, Johan Sadeler I d après Maerten de Vos, 1579 Christ aux limbes 1555-60 Immaculee Conception Marteen de Vos San Francisco a Ripa RomeL’Immaculée Conception, 1555-60, Marteen de Vos, San Francisco a Ripa, Rome

On peut noter que la même année, les deux artistes avaient collaboré pour cette Chute de l’Homme basée elle-aussi sur un recto-verso : il s’agissait là plutôt d’une autocitation de Marteen de Vos, en souvenir d’un tableau de jeunesse réalisé en Italie : Adam vu de dos aux pieds d’Eve, en écho au damné vu de dos aux pieds de l’Immaculée Conception. Sur le choc visuel entre Marie et Eve à cette époque, voir Habillé/déshabillé : la confrontation des contraires)


Christ aux limbes andrea boscoli 1600-07 Florence coll partChrist aux limbes
Andrea Boscoli, 1600-07, collection particulière

Cet artiste florentin s’écarte également du modèle dürerien en deux points :

  • il replace au centre, mais dans la pénombre, la figure bien italienne du Bon Larron, sur la même plateforme que Jésus ;
  • il ferme la composition, à droite, par une Eve vue de dos qui se trouve logiquement en contrebas mais graphiquement au niveau du Christ.

C’est le peu de profondeur de cet Enfer qui autorise la fusion des contraires  : Eve à la fois dedans et dehors. Son attitude sérieuse et la longue chevelure qui restaure sa pudeur en font une sorte de Marie-Madeleine, dialoguant directement avec le Christ par dessus toutes les autres âmes.


Noli me tangere Stefano Mulinari 1774 d'apres un tableau d'Andra Boscoli Slovenská národná galéria
Noli me tangere, Stefano Mulinari d’après un tableau perdu d’Andrea Boscoli, 1774, Slovenská národná galéria, Bratislava

Il n’est pas impossible que le commanditaire ait demandé à Boscoli de superposer deux scènes souvent associées, parmi celles qui suivent la Résurrection : la Descente aux limbes et le Christ jardinier apparaissant à Marie-Madeleine (voir 3 La Chapelle Gaillard Roux à Rodez).


Christ aux limbes 1645-52 Alonso Cano Los Angeles_LACMA_M.48.5.1Christ aux limbes, Alonso Cano, 1645-52, LACMA, Los Angeles

Mais l’Eve la plus spectaculaire se trouve dans cette composition, très connue pout montrer un des rares nus de dos espagnol du Siècle d’Or, et le seul nu féminin de Cano. Les considérations iconographiques qui précèdent rendent moins incongru ce tableau fessu et pourtant religieux, qui n’a rien d’une provocation érotique (Cano sera ordonné prêtre en 1658). On reconnaît à gauche le Bon Larron portant son immense croix, et à droite la première famille humaine : le petit Seth, Adam tenant une boule brillante qui est certainement la pomme sanctifiée, et Eve aux hanches opulente, signifiant à la fois le Désir et la Fécondité.



Adam et Eve devant Dieu

Meister_Bertram_von_Minden 1379-83 Grabower Altar Hamburger KunsthalleGrabower Altar (détail)
Meister Bertram von Minden, 1379-83, Hamburger Kunsthalle

Parmi les sept panneaux consacrés à l’histoire d’Adam et Eve, la seule vue de dos se trouve dans la scène de l‘Interdiction : elle exprime le dialogue entre Dieu et Adam de part et d’autre du mur du Paradis, et de l’Arbre défendu. Cette scène comporte une anomalie : dans la Genèse, elle intervient avant la Création d’Eve. En la plaçant après et en montrant Eve présente à côté d’Adam, Meister Bertram sacrifie la fidélité textuelle à la cohérence d’ensemble :
Meister_Bertram_von_Minden 1379-83 Grabower Altar Hamburger Kunsthalle schema
Les six derniers panneaux se répondent deux à deux :

  • la main créatrice se transforme en main punitrice ;
  • la porte est vue depuis l’intérieur puis l’extérieur du Paradis ;
  • le couple fautif devient le couple puni.

Bedford Hours 1410-30 Histoire adam er eve_British_Library_Add_MS_18850_f14r detailHistoire d’Adam et Eve (détail)
Bedford Hours, 1410-30, British Library Add MS 18850 fol qu14r

Lorsque Dieu profère son interdiction, Eve regarde l’arbre qu’il lui désigne, tout en posant sur son épaule une main paternelle. Après que le serpent l’ai tentée, Eve fait face à Adam pour le convaincre à son tour.

Le retournement d’Eve exprime le retournement de situation, entre l’obéissance et la désobéissance.


adam et eve Genese_51ChalonsEnCh_CathStEtienne-creation baie 40 1506 ou 1516
Dieu interdit de manger les fruits (détail de la baie 40) 
1506 ou 1516, Cathédrale Saint Etienne, Châlons en Champagne

Comme s’il prévoyait de qui viendront les problèmes, Dieu tient fermement Eve par la main droite tandis qu’Adam élève la même main pour promettre de respecter l’interdit.


Jacob de Backer God the Father presents Eve to Adam 1575_99 coll part
Dieu le Père présente Eve à Adam
Jacob de Backer, 1575-99, collection particulière

La vue de dos place Adam dans la même position que le spectateur : c’est aux deux que le Créateur, à moitié dans la pénombre, présente sa dernière oeuvre.


Adam et Eve au tribunal

31504-Meißen-1995-Frauenkirche_Epitaph_Vollbild-Brück_&_Sohn_KunstverlagEpitaphe protestante du bourgmestre Waldklinger, mort en 1549, Ecole de Cranach, Frauenkirche, Meissen (Saxe)

Dans le registre supérieur, Adam et Ève vus de dos comparaissent devant le tribunal céleste. Tandis que la convention héraldique était respectée dans la vue de face en bas à gauche (le mari à gauche l’épouse à droite), elle est enfreinte au tribunal : ils ne sont pas là en tant qu’époux, mais en tant que coupables, liés par le serpent en guise de chaîne. Cette inversion a également l’avantage de placer Adam en face de son alter ego, le Christ ; et le Diable (qui accompagne Eve) en face de son adversaire, Dieu le Père.

Sur la table sont posées la pièce à conviction, la pomme, et les tablettes de la Loi. Le phylactère du Christ rappelle la malédiction du serpent (Genèse 3,15) :  «La postérité de la femme écrasera la tête du serpent ». Les quatre « sœurs divines » (Psaume 85, 11) s’affrontent autour de la table [6] :

  • côté Défense (à gauche), la Miséricorde et la Paix prononcent des paroles conciliantes ;
  • côté Accusation (à droite), la Justice et la Vérité rappellent les faits et appellent au châtiment.

Le Jugement reste en suspens, comme celui du défunt bourgmestre attendant en bas de l’image, accompagné par les prières de sa famille disposée dans l’ordre héraldique, hommes à gauche et femmes à droite.


Jacob Lucius Der Alter 1556 Le pardon d'Adam et Ève selon l'enseignement de saint BernardLe pardon d’Adam et Ève selon l’enseignement de saint Bernard
Jacob Lucius Der Alter, 1556

Cette gravure au thème et aux textes identiques, parue en 1556 en version allemande et latine, montre que l’épitaphe de Waldklinger a probablement été réalisée d’après elle, donc quelques années après sa mort.


1570 ca Das jüngste Gericht Lübeck St. Annen-Museum

Le Jugement dernier, vers 1570, St. Annen-Museum, Lübeck

Ce panneau reprend la gravure à l’identique, y compris les quatre scènes des coins : la Crucifixion en pendant de la Chute, les Elus en pendant des Damnés.


1592_Cornelis_van_Haarlem_-_La-Chute-de-lHomme.jpgLa chute de l’Homme
1592, Cornelis Corneliszoon van Haarlem, Rijksmuseum, Amsterdam

Dans la scène en miniature, au fond à gauche, Dieu se matérialise par un nuage devant Adam et Eve vus de dos. Puisqu’ils respectent cette fois l’ordre héraldique, il s’agit probablement de la scène de l’Interdiction, avant la Chute, plutôt que celle de la Réprimande, après la perturbation des règles établies. Sur ce tableau, voir 4 Le bouc au Paradis .



Références :

[1a] Charles Loriquet, Description des tentures de la Vie de la Vierge de la cathédrale de Reims, dans Travaux de l’Académie nationale de Reims, Volumes 55 à 56, 1875, p 280 https://books.google.fr/books?id=bA40AAAAMAAJ&pg=RA2-PA280
[1b] Hofer, Philip. 1947. A newly discovered book with painted decorations from Willibald Pirckheimer’s library. Harvard Library Bulletin I (1), Winter 1947: 66-75. https://dash.harvard.edu/handle/1/41650136
[2] Erwin Panofsky « Albrecht Dürer: Handlist, concordances, and illustrations » 1943 p 144
[4] Albrecht Hoffmann Stifterbilder nach 1500 und reformatorische Malerei auf Stifterbildern des 16. Jahrhunderts https://www.patrizier-marienkirche-berlin.de/index.php/2-uncategorised
Les inscriptions sont décrites dans « Die Stadt in der Kirche: Die Marienkirche in Bernau und ihre Ausstattung » p 148 https://books.google.fr/books?id=JP_BDgAAQBAJ&pg=PA148#v=onepage&q&f=false
[5] David H. Price « In the Beginning Was the Image: Art and the Reformation Bible » p 74 https://books.google.fr/books?id=IeMJEAAAQBAJ&pg=PR11&dq=D%C3%BCrer+%22Harrowing+of+Hell%22
[6] Franz Slump « Gottes Zorn – Marias Schutz. Pestbilder und verwandte Darstellungen als ikonographischer Ausdruck spätmittelalterlicher Frömmigkeit und als theologisches Problem », p 167 http://www.slump.de/lizentiatsarbeit.pdf

1 Le nu de dos dans l’Antiquité (1/2)

29 janvier 2024

Ce premier article classe les nus de dos d’après le contexte dans lequel ils apparaissent : le bain, le combat (duels, enlèvements, batailles, défilés triomphaux), la danse.

A Le bain

Parmi les nombreuses scènes de bains de l’art romain, les nus de dos sont très rares.

Bain Diane et Acteon Affresco dalla casa di Ottavio Quartione (ou casa di Loreio Tiburtino) nympheumDiane et Actéon
Fresque (disparue), nympheum de la Casa di Ottavio Quartione (ou casa di Loreio Tiburtino), Pompéi, www.pompeiiinpictures.com

Diane au bain était épiée par le chasseur Actéon, de part et d’autre de cette fontaine dont l’eau, coulant sur les marches, alimentait un canal traversant toute la longueur du jardin. Le bain justifie la nudité, et le thème du voyeurisme la vue de dos.


Bain Diana and Actaeon, c. 2eme s. Roman Mosaic, floor. Roman ruins, Volubilis, MarocDiane et ses nymphes épié par Actéon Bain Abduction of Hylas by the nymphs, 2eme century AD, from the House of the Procession of Venus in VolubilisHylas enlevé par les nymphes

4ème siècle ap JC, Maison de la procession de Vénus, Volubilis, Maroc

Ces mosaïques, qui décoraient deux pièces contigües [1], forment une sorte de pendant. Deux nymphes au bain, d’une part assistent Diane, d’autre part s’attaquent à Hylas. Un arbre décore la partie droite (dans la première scène, il sert à dissimuler Actéon).

Le nu de dos est utilisé ici dans deux objectifs distincts :

  • impliquer le spectateur dans le voyeurisme de la scène statique ;
  • impulser un mouvement de rotation autour de Hylas, dans la scène dynamique.

Hylas et les Nymphes, mosaïque du iiie siècle, Musee de Saint-Romain-en-GalHylas enlevé par les nymphes, 3ième siècle, Musée de Saint-Romain-en-Gal

Cet effet de rotation était très conscient, puisqu’ici le mouvement s’effectue dans l’autre sens, de droite à gauche, comme le souligne le filet d’eau qui s’échappe du vase. Sur cette formule à travers le temps, voir 1 Les figure come fratelli : généralités.


Bain 3rd century AD Leda and the Swan from the Sanctuary of Aphrodite, Palea Paphos; now in the Cyprus Museum, NicosiaLéda et le cygne, 3ème s ap JC, du Sanctuaire d’Aphrodite à Palea Paphos, Cyprus Museum, Nicosie Galatee et Polypheme casa dei capitelli colorati à Pompei, Musee archeologique NaplesGalatée et Polyphème, Casa dei capitelli colorati, Pompéi, Musée archéologique, Naples

Parmi les nombreuses scènes d’accouplement de l’art romain, celles-ci sont les seules montrant un nu de dos, en partie justifié par le thème du bain : Léda est à côté d’une fontaine, Galatée est une nymphe.


Villa del Casale, Piazza Armerina, Sicily (4eme s ap JC).Couple enlacé
Villa del Casale, Piazza Armerina, Sicily (4ème s ap JC)

 

C’est sans doute l’attrait érotique du déshabillage, plus que celui du bain, qui explique ces vues de dos.



B Le combat

B1 : Duels

Après les bains, une autre occasion de nudité, cette fois masculine, est le sport.

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Jeux de balle en Grèce

lutteurs Greek athletes. From the base of a funerary kouros 510-500 BCE. (National Archaeological Museum, AthensAthlètes grecs (base d’un kouros funéraire), 510-500 av JC, National Archeological Museum, Athènes

Les nus vus de dos sont quasiment existants dans l’art grec. On pense que ces six athlètes, divisés en deux équipes, sont en train de jouer à l’episkyros, un jeu de ballon consistant à éliminer ceux qui ne rattrapaient pas le ballon, ou étaient forcés à reculer au delà de la limite arrière.

Les symétries des postures apparient l’homme vu de dos avec le lanceur de l’autre équipe, de son bras gauche levé, il semble donner des indications aux joueurs plutôt que de chercher à rattraper la balle.


combat Jeu de type hockey 510 av JC (National Archaeological Museum, Athens
Athlètes grecs jouant au kerētízein, 510 av JC, National Archeological Museum, Athènes

Ce bas-relief, qui montre un autre jeu de balle, l’ancêtre du hockey, présente la même composition en miroir : l’homme vu de dos, à l’extrême droite, au repos crosse vers le bas en tête de son équipe, fait pendant à l’homme vu de face à l’extrême gauche, sans crosse et le bras levé, sans doute le chef de l’autre équipe.

Ces deux exemples utilisent donc la vue de dos pour signifier « l’équipe adverse« .


Combattants étrusques

combat Volterra,_urna_cineraria_(guerriero_con_aratro)_Museo archeologico nazionale (Parma) Provenance Volterra, Museo archeologico nazionale, Parme Affichage de 61 médias sur 61 DÉTAILS DU FICHIER JOINT combat-2eme-s-avant-JC-urne-en-ceramique-etrusque-MET2ème s av JC, MET

Combattant à la charrue, Urnes en céramique étrusque

Le héros vu de dos assène un coup de charrue sur un ennemi tombé au sol, dont l’épée est bloqué par un autre guerrier. Les premiers archéologues pensaient que ces urnes standardisées représentaient le héros mythique Aechetlus combattant les Perses à Marathon. On sait par Pausanias qu’il figurait sur une grande fresque représentant la bataille, dans la Stoa Poikile (« «galerie d’images») de l’Agora d’Athènes [2]. Mais comme aucune représentation grecque d’Aechetlus n’a survécu, on considère plutôt aujourd’hui qu’il s’agit d’un autre héros, spécifiquement étrusque.

L’inscription se lit ici de droite à gauche :

Aulus Petronius, fils de Arnth Cutnalisa.

AULE : PETRUNI : ATH : CUTNALISA

C’est sans cette particularité de l’écriture étrusque qui explique pourquoi l’action se déroule de droite à gauche, à rebours de la convention habituelle.


Gladiateurs et lutteurs romains

combat Dionysus fighting the Indians 300-50 ap JC Palazzo Massimo alle Terme, RomeCombat de Dionysos contre un Indien, 300-50 ap JC, Palazzo Massimo alle Terme, Rome

Dans l’art grec comme dans l’art romain, les protagonistes d’un duel sont le plus souvent représentés vus de face ou de profil. Mais dans les rares cas où l’un d’eux est vu de dos, c‘est toujours celui de droite : la position « verso » a ainsi valeur de clôturer la séquence.


combat Thraex (left) fighting a Murmillo (right), Römerhalle, Bad KreuznachDuel entre un thraex (de face) et un mirmillon (de dos), Römerhalle, Bad Kreuznach combat retiaire contre secutor with his trident, mosaic d'une villa at Nennig Allemagne 2nd–3rd century ap JCDuel entre un rétiaire (de face) et un secutor de dos, 2ème 3ème s ap JC, Nennig, Allemagne

Ces deux compositions suivent le même schéma. Mais les gladiateurs n’étant jamais complètement dévêtus, ce sont les combats sportifs qui vont nous fournir des exemples de nus de dos.


Mosaic Floor with a Boxing Scene175 ap JC, mosaïque provenant de Villelaure, France, Paul Getty Museum combat Dares and Entellus rue des Magnans, Aix-en-Pce.Mosaïque découverte rue des Magnans, Aix en Provence

Combat entre Entellus et Darès

Cette illustration rarissime d’un épisode de l’Eneide (chant V) se retrouve, pratiquement identique, dans plusieurs mosaïques gallo-romaines provenant de la région d’Aix-en-Provence [3]. Le lutteur sicilien Entellus affronte lors d’un combat de boxe un jeune troyen arrogant nommé Darès (imberbe dans le second exemple). Non seulement l’homme plus âgé est vainqueur, mais il abat d’un coup de poing le taureau qu’il a gagné.

La vue de dos connote ici le vaincu qui s’éloigne.


Combat Dares Entellus Theatre antique Fiesole.Combat entre Entellus et Darès ?
Théâtre antique de Fiesole

Ce nu de dos a fait penser que le sujet des deux lutteurs a peut être été traité en dehors de l’atelier d’Aix-en-Provence.


combat scena_di_Pankration 200-220 ap JC Salzburg Museum
Combat de pancrace
200-220 ap JC, Musée de Salzbourg

Le lutteur vu de dos est ici, tout au contraire, en situation dominante, puisqu’il avance vers son adversaire et vient de le déséquilibrer.

La vue de dos connote ici la progression victorieuse. Mais comme nous le verrons plus loin dans le cas d’Hercule, elle est ainsi une manière d’impliquer le spectateur dans le camp du héros invincible.



combat 1937 Foro-italico piscina dei mosaici
Baigneurs
1937, Piscina dei Mosaici, Foro Italico

Ces deux nus mussoliniens recto-verso puisent clairement aux deux sources : le bain et le duel.


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B2 Enlèvements

sb-lineL’enlèvement des Leucippides

 

combat 160 av. J.-C. combats Castor et Pollux enlevant Phoebe et Hilaire, filles de Leucippe, Walters Art Museum Baltimore,

Castor et Pollux (les Dioscures) enlevant Phoebé et Hilaire, filles de Leucippe, Walters Art Museum, Baltimore

La scène centrale est symétrique, chaque jumeau emportant sa proie. A gauche le duel de guerriers, l’un barbu et l’autre imberbe, bouclier contre bouclier, synthétise probablement le combat entre le camp de Leucippe et les compagnons des Dioscures : le guerrier vu de dos, situé comme d’habitude à droite du duo, protège donc les Dioscures tout en clôturant la première scène de la narration, le combat.

En contraste, la troisième scène montre une femme qu’Hilaire de son bras tendu tente de retenir. et un guerrier barbu en fuite. On y a vu les parents des deux filles (leur mère Philodikè et leur père Leucippe) ; mais il est plus probable ( [4], p 222) que ce duo représente de manière générique la Lâcheté, en contraste avec le Courage du duo de gauche.


combat 160 av. J.-C. combats Castor et Pollux enlevant Phoebe et Hilaire, filles de Leucippe, Vatican_Inv2796 bisCastor et Pollux enlevant Phoebé et Hilaire, filles de Leucippe
160 av. J.-C, Vatican (Inv 2796)

Dans cette composition plus développée, on comprend que la femme du centre, encadrée ici par deux autres, est une servante des Leucippides, qui tente de s’interposer.


Hélène et Cassandre

Ménélas tire Hélène par les cheveux - Ajax arrache Cassandre au Palladion Maison de Ménandre Pompéi,
Scènes de la guerre de Troie
50-80 ap JC, 4e chambre de la Maison de Ménandre, Pompéi

La fresque présente deux scènes en miroir :

  • à gauche, Hélène vue de dos est agrippée par Ménélas, qui tient son bouclier face vers l’avant ;
  • à droite, Cassandre vue de face est arrachée à la statue d’Athéna par Ajax, qui tient son bouclier face vers l’arrière.

Dans cette symétrie très élaborée, les deux nus féminins se répondent par une rotation d’un demi-tour, tandis que pour les deux guerriers, seul le torse subit une rotation d’un quart de tour.


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B3 Batailles

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Les Amazonomachies

combats 420-400 av JC Combat entre Grec et Amazone Frise du temple of Apollo Epikourios at Bassai, British Museum deux duels combats 420-400 av JC Combat entre Grec et Amazone Frise du temple of Apollo Epikourios at Bassai, British Museum

Combats entre Grecs et Amazones
420-400 av JC, Frise du temple d’Apollon Epikourios à Bassai, British Museum

Les batailles comportent souvent des combats singuliers, qui  sont le plus souvent représentés avec les deux adversaires vus de face, comme dans la partie gauche du bas-relief. Dans l’art romain, nous avons vu la situation de duel conduire parfois à montrer  l’un des deux combattants vu de dos : c’est ce qui se produit aussi dans la partie droite de ce bas-relief. Cependant, en dehors du cas particulier  des amazonomachies, les bas-reliefs grecs semblent avoir évité les personnages de dos : pas un seul exemple notamment dans la frise du Parthénon.


combats 350 av JC Combat entre Grec et Amazone Frise du mausolee d'Halicarnasse British MuseumCombats entre Grecs et Amazones, 350 av JC, Frise du mausolée d’Halicarnasse, British Museum

Dans ces duels, le personnage vu de dos peut être une femme ou un homme, mais sa position  est toujours à droite.


combats 350 av JC Combat entre Grec et Amazone Frise du mausolee d'Halicarnasse British Museum grec contre cavaliereCombats entre Grecs et Amazones
350 av JC, Frise du mausolée d’Halicarnasse, British Museum

Dans ce fragment plus complexe, le premier combattant vu de dos, debout, est en duel avec une amazone à cheval (disparue) ; le second combattant vu de dos, accroupi, fait quant à lui partie d’un combat à trois.


combat 2eme siecle ap JC combat entre les Grec et les amazones, sarcophage attique louvreCombats entre Grecs et Amazones
Sarcophage attique, 2ème siècle ap JC, Louvre

Dans cette composition assez symétrique, on pourrait considérer que le nu vu de dos, à gauche, prenant par le bras une amazone couchée, fait pendant au nu vu de face, à droite, tenant par les chevaux une amazone à cheval.


Combat amazon palais ducal mantoue detail Combat amazon palais ducal mantoue XXXI 75

Combats entre Grecs et Amazones ( [5], N°75, p 89).
Palais ducal de Mantoue

En fait il n’en est rien, comme le montre cet autre sarcophage dont la moitié droite est totalement différente : le guerrier vu de dos faisait donc partie d’in motif stéréotypé.


Combat entre Achille et Penthésilée

combats 230-250 ap JC Sarcophage_d'Achile_et_Pentesilea_-_Museo_Pio-Clementino_(Vatican)Sarcophage d’Achille et Penthésilée, 230-250 ap JC, Museo Pio-Clementino (Vatican)

La scène centrale montre Achille enlaçant amoureusement Penthésilée, reine des Amazones, au moment où celle-ci expire, frappée à mort durant le combat. Ce thème de l’amour au delà de la mort a évidemment à voir avec le couple de défunts représenté au dessus.

De part et d’autre, deux compagnons d’Achille aux prises avec une Amazone à cheval répliquent le motif et étayent la symétrie de l’ensemble, l’un de face et l’autre de dos.


combats Sarcophage_d'Achille_et_Penthesilee Facade arriere du Casino Pamphili, RomeSarcophage d’Achille et Penthésilée, Façade arrière du Casino Pamphili, Rome

Dans cette composition, la moitié droite est pratiquement identique. Mais en pendant du nu vu de dos, l’artiste à préféré cette fois un composition en miroir, avec un autre nu vu de dos incliné dans l’autre sens.


Scène de soumission

combat soumission de barbares, provenant de la via Collatina Palazzo Massimo alle Terme Rome schemaSoumission de barbares, sarcophage provenant de la via Collatina, fin de l’époque antonienne, Palazzo Massimo alle Terme, Rome

Le soldat romain nu et vu de dos joue ici un rôle prépondérant – juste en dessous du buste du défunt auréolé de lauriers – pour diviser la composition en deux scènes (ligne violette) :

  • à gauche, deux barbares ligotés, l’un accompagné de sa femme et de son enfant, sont amenés par des soldats ;
  • à droite deux autres barbares font leur soumission au général romain : l’un est forcé de s’agenouiller devant lui, l’autre est assis au pied d’un trophée d’armes.

Les deux trophées (en vert) qui encadrent la composition font comprendre le rôle du soldat vu de dos : il ajoute un glaive au trophée central, et les regards des trois barbares de gauche le regardent avec une colère impuissante (en jaune).


Centauromachie

combat Centauromachie disparu Robert,Actaeon bis Hercules, cat 133Centauromachie, Sarcophage disparu ( [6], Cat. no. 133)

Comme le remarque C.Robert, les groupes latéraux sont en symétrie : un Centaure pris en tenaille par deux guerriers. L’homme vu de dos dans le groupe de gauche (en violet), enserré par le centaure, a pour pendant l’homme vu de face dans le groupe de droite, qui se dégage de l’étreinte du centaure (de son bras droit disparu, il lui tirait les cheveux).


Bataille des Indes

combat Codex 41 Kapitolinische Museen Inventario Sculture, S 499Inventario Albani, C 42
Bataille des Indes
Inventario Sculture S 499, Inventario Albani C 42, Musée du Capitole, Rome

Dans cette scène de combat exotique, les trois nus de dos (en violet) délimitent les trois groupes centraux : combat contre un éléphant (partant vers la gauche), combat contre un éléphant (partant vers la droite), combat contre un cavalier (partant vers la droite).


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B4 Défilés et cortèges bachiques

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Le triomphe indien de Dionysos

De nombreux sarcophages montrent le triomphe de Dionysos / Bacchus revenant des Indes, accompagné d’animaux exotiques (girafes, éléphants, lions, panthères), qui symbolisent la victoire du défunt sur la mort. Dans deux d’entre eux, un nu vu de dos se trouve en tête du cortège.

Triomphe de Dyonisos 215–225 ap JC Museum of Fine Arts Boston detailTriomphe de Dionysos, 215–225 ap JC, Museum of Fine Arts, Boston (détail) Triomphe de Dionysos revenant d'Inde debut 2eme s Offices. detailTriomphe de Dionysos, 150 ap JC, Musée des Offices, Florence (détail)

Dans le sarcophage de Boston, un satyre vu de dos s’est emparé de la massue d’Hercule, vaincu dans son concours de boisson avec Dionysos : son ivresse ne l’empêche pas d’essayer de dénuder la femme devant lui.

Duns le sarcophage de Florence, un prisonnier vu de dos, encadré par deux gardes dont l’un est lui-aussi vu de dos.



Triomphe de Dyonisos Boston Offices schema
Les Triomphes de Dionysos sont composés de blocs interchangeables, mais qui se succèdent dans un ordre logique. Les personnages vu de de dos se trouvent dans le groupe qui vient logiquement en tête, celui des Vaincus, comme dans tout triomphe romain.


Triomphe de Dionysos 190 ca Walters Art Museum BaltimoreTriomphe de Dionysos, vers 190 ap JC, Walters Art Museum Baltimore

Placée sur le bord droit, la figure vue de dos contribue à la dynamique de l’ensemble, en tirant l’ensemble de la composition derrière elle.


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Les mystères de Dionysos : le sarcophage Ouvarov

Mystère Sarcophage Ouvarov 210 ap JC Musee Pouchkine MoscouAriane et Hercule
Sarcophage Ouvarov, 210 ap JC Musée Pouchkine, Moscou

Une des petites faces de ce sarcophage montre Hercule à droite, se séparant d’une femme nue vue de dos en qui les commentateurs s’accordent à voir Ariane, l’épouse de Dionysos. Les quatre faces de ce sarcophage très complexe montrent quatre scènes délimitées par des mufles de lions. Sans entrer dans le détail des interprétations [7], nous nous contenterons de montrer comment les deux personnages vus de dos impulsent le sens de lecture de l’ensemble.


Mystère Sarcophage Ouvarov 210 ap JC Musee Pouchkine Moscou schema

A partir d’Hercule

A partir de la face A1, le couple Hercule / Ménade conduit à droite vers la face B1, dans laquelle on peut distinguer trois groupes :

  • Dionysos flanqué de deux satyres ;
  • Pan montré d’abord blessé au pied, puis guéri ;
  • Ariane endormie dévoilée par un Amour, sous la surveillance du dieu Hymen (ou de la personnification de l’Ile de Naxos).

La face A2 est introduite par un satyre vu de dos, formant couple avec une ménade à cymbales.


A partir de la femme nue

A partir de la face A1, partons cette fois vers la gauche, à partir de la femme nue vue de dos, précédée par un couple de satyres. On arrive à la face B1, qui montre Dyonisos triomphant entre Hercule ivre et une femme couchée à laquelle il donne à boire (son épouse Ariane ou sa mère Sémélé, selon les interprétations). De là, un couple satyre / ménade conduit à la face terminale A2.


Deux cortèges (SCOOP !)

Mystère Sarcophage Ouvarov 210 ap JC Musee Pouchkine Moscou petites faces
Cette lecture conduit au final à mettre en regard deux personnages solitaires :

  • au milieu de la face initiale A1, la femme nue de dos.
  • au milieu de la face terminale A2, un satyre entre deux enfants, au dessus d’un serpent.

Cet appariement, aux deux extrémités du sarcophage, laisse penser que cette femme n’est pas Ariane, mais une ménade, formant couple avec le satyre terminal : l’inhabituelle vue de dos sert donc à attirer l’oeil du spectateur vers le point de départ de la lecture.



Mystère Sarcophage Ouvarov 210 ap JC Musee Pouchkine Moscou biface
Ainsi le sarcophage montre deux « cortèges », l’un initié par Hercule, l’autre par la ménade. Et chacun des cortèges comprend une seule fois Dionysos, encadré par Hercule et Ariane.


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Satyres vus de dos

Satyre Dionysus drunken supported by a Satyr between two Maenads. Late 2nd century National Archaeological Museum, Naples. Inv. No. 6684.Dionysos ivre soutenu par un satyre entre deux ménades
Fin second siècle, National Archeological Museum, Naples (Inv. No. 6684)

Le satyre portant l’urne remplie de vin indique le sens du cortège : de droite à gauche.


Satyre Maenad and two Satyrs krater 41-68 ap JC Palazzo dei Conservatori, Capitoline Museums, Rome. Inv. No. MC 1202. Satyre Maenad and two Satyrs krater 41-68 ap JC Palazzo dei Conservatori, Capitoline Museums, Rome. Inv. No. MC 1202 suitz photo Sailko.

Cratère bachique
41-68 ap JC, Palazzo dei Conservatori, Rome (Inv. No. MC 1202)

Le satyre vu de dos attrape au vol le voile de la ménade, qui tourne sur elle-même en levant haut son thyrse. Son compère, sa flûte de Pan à main gauche, est tenu en respect par la panthère (la main droite est un ajout moderne).

Le satyre vu de dos clôt la progression de droite à gauche, qui recommence juste après, avec un satyre remplissant une urne.



C La danse

Tout comme le combat, la danse amène naturellement à montrer des personnages vus de dos. Les plus rares sont les satyres.

Ménades dansant

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Menade dansante, pierre tombale romaine, eglise paroissiale, Tiffen, AutricheMénade nue jouant des crotales, pierre tombale romaine, église paroissiale, Tiffen, Autriche Menade_relieve_romano 120 and 140 AD_(Museo_del_Prado)_02Ménade tenant un faon et un thyrse, 120-40 ap JC, Prado

La ménade ou bacchante fait partie du cortège de Dionysos : la plupart du temps elle tient un thyrse (bâton entouré de feuilles, attribut de Dionysos), un instrument de musique (cymbales, tambourin, flûte), un animal capturé ou un vase à libation.


Menade dansante, pierre tombale romaine, eglise paroissiale, Althofen, AutrichePierre tombale romaine, église paroissiale, Althofen, Autriche Menade et Satyre. Detail de la mosaique de Dionysos, 220s AD Romisch-Germanisches Museum CologneDétail de la mosaïque de Dionysos, 220 ap JC, Römisch Germanisches Museum, Cologne

Les ménades nues vues de dos sont assez rares.


Menades dansant 2eme s ap JC Sarcophage Composanto PiseSarcophage 2ème s ap JC, Composanto, Pise Menades 150 ap JC Sarcophage_au_cortege_dionysiaque_-_Museo_Pio-Clementino_(Vatican)Cortège dionysiaque, 150 ap JC , Museo Pio Clementino, Vatican.
Menade with a tympanon Satyr panther sarcophag of the Gymnasiarch Gerostratos 2nd s AD Beyrouth Istanbul Archaeological Museum. Inv. No. 1417Sarcophage du gymnasiarque Gerostratos, 2nd s ap JC, provenant de Beyrouth, Istanbul Archeological Museum (Inv. No. 1417) Menade Vorderseite eines dionysischen Sarkophags Nuneaton, Arbury Hall Codex Coburgensis p 51Sarcophage dionysiaque, Arbury Hall, Nuneaton

menades Sarcophagus_Dionysos_Ariadne_Glyptothek_MunichSarcophage de Dionysos et Ariane, Glyptothèque, Münich

Dans tous ces exemples, c’est la représentation d’une ronde qui justifie la vue de dos de la ménade.



Menade FARNESE SARCOPHAGUS, ABOUT 225 AD Isabella Stewart Gardner Museum Boston schema1Sarcophage Farnèse, vers 225 ap JC, Isabella Stewart Gardner Museum, Boston

Lue par couples, la composition montre six ménades se livrant à des activités variées avec un satyre :

  • discuter ;
  • cueillir une grappe ;
  • s’appuyer sur lui ;
  • danser ;
  • offrir une grappe ;
  • lui touner le dos.

La ménade vue de dos illustre donc comme d’habitude le thème de la danse.



Menade FARNESE SARCOPHAGUS, ABOUT 225 AD Isabella Stewart Gardner Museum Boston schema2jpg
Mais si l’on tient compte des symétries entre objets, une autre décomposition est tout aussi valide :

  • aux deux bords, un couple formé d’un satyre tenant une corne d’abondance (en vert) et d’une ménade habillée ;
  • au milieu de chaque moitié, un trio formé de deux ménades cueillant des grappes (en bleu), flanquant un satyre enfant qui tente de dénuder l’une d’entre elles (en rouge) : l’âge de l’espièglerie.
  • au centre, un satyre adolescent, tenant d’une main un bâton et de l’autre une corne d’abondance ; l’un de ses deux vosines lui tend son vase, l’autre ses lèvres : l’âge de la découverte de l’amour.

La bacchante vue de dos apparaît ici comme la figure en miroir de celle qui tient le vase.


Menade FARNESE SARCOPHAGUS, ABOUT 225 AD Isabella Stewart Gardner Museum Boston reversSarcophage Farnèse, face arrière

La face arrière, restée à l’état d’ébauche, qui montre des scènes de l’enfance de Dionysos, comporte elle-aussi un nu féminin vu de dos. Il semble là aussi, dans cette composition décentrée être mis en balance avec deux nus féminins, vu de profil et de face.

Cette symétrie entre ménades rejoint ce que avons déjà constaté entre deux soldats dans des scènes de bataille : l’idée purement compositionnelle de mettre en écho un nu vu de dos et un nu vu de face, qui sera très souvent exploitée par la suite (voir 1 Les figure come fratelli : généralités), était déjà venue à l’esprit de quelques artistes romains.


Une ménade assise

enfance-de-dionsysos-Herculanum Musee national Naples
L’enfance de Bacchus, fresque d’Herculanum, Musée national, Naples

A gauche, la ménade garde l’habitude, même assise, d’exhiber son postérieur. Elle appâte avec une grappe l’enfant Bacchus, que le vieux Silène fait voler. Pan désigne la jolie scène à Mercure, qui regarde ailleurs.

L’aspect humoristique de la scène ne fait pas de doute : tandis que l’âne éreinté de Silène reprend son souffle, le léopard déchaîné de la ménade déchiquette son tambourin.


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Le nu dansant de la Villa des Mystères

Les fresques de la Villa des Mystères ont été interprétées de manières tellement différentes que l’idée de parvenir à une explication unitaire semble pratiquement inatteignable. Nous allons les aborder ici sous un angle très limité : la signification de son très célèbre nu de dos.

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La ménade aux crotales

Roman_fresco_Villa_dei_Misteri_Pompeii_-paroi sud danseuse aux crotalesVilla des Mystères, 70-50 av JC, Pompei

On reconnaît une ménade, nue sauf le pan de tissu qui passe entre ses jambes, et jouant des crotales (ancêtre des cymbales). On devine une queue de cheval qui lui battait les épaules, contrastant avec les deux femmes assises aux cheveux sages (pris dans un bonnet ou en chignon), mais l’apparentant avec  la fille agenouillée, aux cheveux épars.

Si l’identification de la ménade ne fait pas de doute, la question est celle de son caractère isolé, puisqu’elle ne fait pas partie d’un cortège bacchique. Le couple debout qu’elle forme avec la porteuse de thyrse, derrière elle, a-t-il un rapport avec le couple des deux femmes assise et agenouillée, juste à côté ?

La question suppose en premier lieu de savoir comment découper et lire les différentes scènes qui se déroulent sur les quatre murs de la pièce. Or cette question basique n’est pas prêt d’être résolue, comme nous allons le voir.


Une pièce très particulière

Reconstitution virtuelle par James Stanton-Abbott du triclinium de la villa des MysteresReconstitution du triclinium de la Villa des Mystères, James Stanton-Abbott

Notre ménade se trouve juste à gauche de la grande baie qui donnait vers la mer, sur la paroi sud de la pièce. La large entrée se situait à l’Ouest, et il existe aussi une petite porte au Nord Ouest (au fond à droite). Ces ouvertures interrompent la frise, composée de vingt neuf personnages à taille réelle, placés sur un podium qui court tout au tour de la pièce ;  leur manque de symétrie complique singulièrement la lecture.

Avant de poursuivre, il est utile de se familariser avec la pièce avec un aperçu 3D :

http://www.donovanimages.co.nz/media/panoramas/Misteri/Misteri-F24-06_fresco_28mm_9600px.html

Pour le détail des fresques, voir https://commons.wikimedia.org/wiki/Villa_of_the_Mysteries_(Pompeii)


Le problème des scènes d’angles

Roman_fresco_Villa_dei_Misteri_Pompeii_-paroi sud dabseuse aux crotales angle SOAngle Sud-Ouest

La grande majorité des commentateurs lisent comme une scène unique ces quatre personnages situés dans l’angle Nord Ouest, endroit à contrejour particulièrement ingrat. Deux amours nus, dont l’un tient un miroir, encadrent un couple féminin, la femme debout peignant l’autre.


Roman_fresco_Villa_dei_Misteri_Pompeii angle SE

Angle Sud-Est

Cett lecture unitaire a une impact immédiat sur la scène qui nous intéresse : si les angles n’interrompent pas les scènes, alors la femme ailée tenant un fouet, à gauche, fait pendant à notre danseuse, à droite, de part et d’autre du couple féminin composé de la femme assise caressant la chevelure de l’autre. Le lecture usuelle, selon laquelle la femme ailée fouetterait la femme au dos nue, est vigoureusement contestée par certains spécialistes [8].


Roman_fresco_Villa_dei_Misteri_Pompeii angle NEAngle Nord Est

Si l’on poursuit la même idée de continuité au travers des angles, on peut lire cette scène en symétrie :

  • à gauche un trio : un silène debout jouant de la lyre, et deux panisques assis ;
  • à droite un trio similaire : un silène assis montrant un vase (ou un reflet dans le vase) à deux panisques debout ;
  • au centre une femme qui soulève son voile avec une expression d’effroi.


Roman_fresco_Villa_dei_Misteri_Pompeii angle NOAngle Nord Ouest

Percée par la petite porte, la fresque du dernier angle doit être nécessairement scindée :

  • à gauche la maîtresse de maison regarde de l’autre côté (vers la femme qui se fait coiffer ?) ;
  • à droite deux femmes encadrent un enfant qui apprend à lire.


Les données du problème

Villa_dei_Misteri_Pompeii_ schema1

Ce schéma met en place les objets et les personnages sur lesquels la plupart des commentateurs s’accordent. Il y a quatre objets recouverts d’un voile, dont le mystère a donné son nom à la villa. Les objets du culte de Dionysos se concentrent sur les grands murs : cinq couronnes faites de différents feuillages, trois thyrses, deux plateaux portant des offrandes.


La lecture en deux histoires

L’interprétation de Gilles Sauron [9] est celle qui prend en compte le plus de détails, et effectue le plus de rapprochements avec des iconographies connues, au pris d’une grande complexité et avec la nécessité, parfois, de superposer plusieurs de ces iconographies.



Villa_dei_Misteri_Pompeii_ Dyonisos
La clé de lecture est la scène centrale du mur principal, face à la porte d’entrée : Dionysos ivre (d’après son pied déchaussé) s’appuie sur les genoux d’une femme malheureusement mutilée : il pourrait s’agir de son épouse Ariane, mais G.Sauron préfère y voir la mère de Dionysos, Sémélé.



Villa_dei_Misteri_Pompeii_ schema2
D’où l’idée de lire les scènes en deux frises progressant vers la fond : la maîtresse de maison (assise à part, en M), serait une prêtresse de Dionysos, contemplant « une vision que cette femme aurait de son destin. Plus précisément… cette prêtresse a fait représenter, sur la partie droite de la frise, les étapes essentielles du mythe de la divinisation de Sémélé, et, sur la partie gauche, de la divinisation de Dionysos, et a projeté à l’intérieur de ces évocations mythiques certains moments de sa propre vie, en les inscrivant ainsi dans l’éternité de la vie des dieux. »

Très érudite, cette interprétation est quelque peu arbitraire puisqu’elle mêle :

  • des représentations de personnages divins, Sémélé (en jaune) et Dyonisos (en vert), tantôt à prendre au sens propre et tantôt dans un sens symbolique (par exemple, la ménade nue symboliserait Sémélé enceinte) ;
  • des représentations de la prêtresse (en blanc) à divers stades de son initiation, sans critère unique d’identification.

Les principales difficultés de cette lecture sont, à mon avis :

  • l’absence de tout critère visuel permettant de répérer la prêtresse parmi les autres personnages ;
  • la non-prise en compte de la topographie de la pièce (petite porte, pilastres peints, présence de la baie sur le mur Sud qui supprime la moitié des scènes de Sémélé).


La lecture séquentielle

De ce fait, la plupart des interprétations préfèrent une lecture séquentielle, en partant de la petit porte et en faisant le tour de la pièce dans le sens des aiguilles de la montre.

Pour la plupart des commentateurs, il s’agit d’un rite secret d’initiation dionysiaque : ce rite étant par définition inconnu, on a toute liberté pour interpréter les scènes selon son goût (flagellation ou consolation).

Réagissant à ces facilités, Paul Veyne a pris le contrepied avec une interprétation prosaïque, voire grivoise, selon laquelle la frise montrerait tout simplement la journée d’une jeune mariée [10].


Les atouts de la lecture séquentielle (SCOOP !)

Villa_dei_Misteri_Pompeii_ schema3
Quelle que soit l’interprétation qu’on voudra lui donner, cette lecture a pour grande force de suivre la marche du soleil au travers de la baie du midi, de son lever à son coucher. L’idée de commencer la lecture en entrant par la petite porte est également séduisante.

Les pilastres en trompe-l-oeil (lignes blanches), dont les commentateurs ne tiennent jamais compte, découpent la salle selon un quadrillage 6 X 4.

Ce plan propose un séquençage des scènes (en bleu) basé non sur l’iconographie, mais sur la structure, les symétries d’ensemble et les pilastres : les découpes tombent au milieu de l’intervalle entre deux.

Ce découpage présente de grandes régularités :

  • une scène d’introduction (1), englobant un pilastre et trois personnages ;
  • deux scènes centrales (2 et 4), à deux pilatres et quatre personnages ;
  • trois scènes d’angle (3, 5 et 6), à trois pilastres et un nombre variable de personnages, mais disposés de manière symétrique à gauche (g) et à droite (d) d’un groupe central ;
  • une scène de conclusion (0), avec un pilastre et un seul personnage, la maîtresse de maison contemplant l’ensemble.

Si l’on part de l’idée que la frise présente l’histoire d’un même personnage, initiée ou jeune mariée, alors ce personnage (en jaune) apparaît une fois dans chacune des scènes, avec une succession logique pour sa coiffure :

  • portant foulard au début (1) ;
  • tête nue dans la scène du dévoilement de la table (2), tandis que les trois autres femmes portent des couronnes ;
    voile par dessus la tête dans la scène de l’effroi (3) ;
  • bonnet pour la prosternation devant le phallus voilé (4) ;
  • cheveux en désordre dans la scène de la flagellation / consolation, les bras posés sur son bonnet (5) ;
  • cheveux repeignés dans la scène de la toilette (6) ;
  • portant foulard à la fin (0).



Roman_fresco_Villa_dei_Misteri_Pompeii_-paroi sud danseuse aux crotales complete
Avec ce découpage, notre ménade nue vue de dos, tournant sur elle-même avec son voile et ses coups de cymbale, apparaît comme le pendant et l’antithèse de la « démone » vêtue de pied en cap et vue de face, avec ses ailes noires et les sifflements de sa badine : une toupie libérée de son fouet.

Les espacements dissymétriques montrent clairement que la jeune femme éplorée et les cheveux en bataille a échappé à la fouetteuse pour trouver refuge près de la danseuse, dont le regard porte déjà sur la scène terminale : la toilette entre deux amours.


En synthèse

Malgré l’omniprésence de la nudité dans l’art gréco-romain, et la maitrise technique développée par les sculpteurs, les nus de dos restent étonnamment rares dans les oeuvres bi-dimensionnelles (bas reliefs, fresques, mosaïques).

Dans le thème du bain, ils ont probablement une connotation de voyeurisme (voir une femme qui ne vous voit pas).

Dans les combats, ils prennent des significations variées :

  • l’équipe adverse (jeux d’équipe grecs) ;
  • le vainqueur d’un duel (qui avance) ou le vaincu (qui se retire) ;
  • la fermeture d’un groupe, à l’intérieur d’une scène de bataille ;
  • celui qui ouvre la marche (le prisonnier honteux dans un défilé triomphal ) ou qui la ferme (ménade ou satyre dans un cortège bachique).

Dans la danse, la vue de dos signale la plupart du temps un couple qui fait une ronde ; mais dans les frises complexes, elle sert aussi à scander ou à équilibrer l’ensemble.

Le nu de dos de la Villa des Mystères est un exemple de la complexité de la figure : à la fois une danseuse qui pivote et l’antithèse d’une fouetteuse.

Article suivant : 2 Le nu de dos dans l’Antiquité (2/2)

Références :
[1] Susan Walker « La Maison de Vénus : une résidence de l’Antiquité tardive ? » dans « Volubilis après Rome: Les fouilles UCL/INSAP, 2000-2005 » https://books.google.fr/books?id=HqSODwAAQBAJ&pg=PA39&dq=volubilis+diane+acteon
[4] C. Robert, Die antiken Sarkophagreliefs Einzelmythen: Hippolytos – Meleagros, Berlin, 1904 https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/asr3_2/0219/scroll
[5] C. Robert, Die antiken Sarkophagreliefs (2): Mythologische Cyklen Berlin 1890 https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/asr2/0101/scroll
[6] C. Robert, Die antiken Sarkophagreliefs Einzelmythen: Actaeon – Hercules, Berlin, 1897 https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/asr3_1/0044/scroll
[8] Robert Turcan « POUR EN FINIR AVEC LA FEMME FOUETTÉE », Revue Archéologique, Nouvelle Série, Fasc. 2, HOMMAGE A HENRI METZGER (1982), pp. 291-302 https://www.jstor.org/stable/41737002?seq=11#metadata_info_tab_contents
[9] Gilles Sauron « Nature et signification de la mégalographie dionysiaque de Pompéi » Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 1984, 128-1 pp. 151-176 https://www.persee.fr/doc/crai_0065-0536_1984_num_128_1_2112
[10] Pour parcourir rapidement, en parallèle, ces deux lectures séquentielles, voir http://www.veroeddy.be/europe/italie/pompei/visite-de-la-villa-des-mysteres-a-pompei
Pour une discussion détaillée des interprétations, qui prend parti pour Sauron contre Veyne, voir
Jean-Marie Pailler, « Mystères dissipés ou mystères dévoilés ? À propos de quelques études récentes sur la fresque de la « Villa des Mystères » à Pompéi «  Topoi. Orient-Occident Année 2000 10-1 pp. 373-390 https://www.persee.fr/doc/topoi_1161-9473_2000_num_10_1_1889#topoi_1161-9473_2000_num_10_1_T1_0389_0000

2 Le nu de dos dans l’Antiquité (2/2)

29 janvier 2024

Ce second article examine les nus de dos qui apparaissent  pour des héros particuliers ou dans des iconographies spécifiques.

Article précédent : 1 Le nu de dos dans l’Antiquité (1/2)



D1 Hercule

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Hercule Petit cote droit du sarcophage de Promethee musee du Capitole
Hercule libérant Prométhée enchaîné
Sarcophage de Prométhée, musée du Capitole, Rome

C’est ici la position de la scène, sur le petit côté droit du sarcophage, qui a imposé de représenter Hercule vu de dos, se dirigeant vers Prométhée. Mis à part cet exemple, la plupart des représentations d’Hercule vu de dos se trouvent sur quelques sarcophages dédiés aux Douze travaux.


Hercules 150-80 ap JC sarcophage British MuseumSarcophage d’Hercule, 150-80 ap JC, British Museum

Cinq des travaux d’Hercule sont illustrés sur le couvercle, deux sur les faces latérales, et cinq sur la face avant. Le seul des travaux où Hercule est vu de dos se trouve en plein centre : la cueillette des pommes d’or du Jardin des Hespérides.


Hercule 240-250 AD Museo Nazionale Romano, Palazzo Altemps, Roma
Sarcophage d’Hercule, 240-250 ap JC, Museo Nazionale Romano, Palazzo Altemps, Roma

Dans ce type de sarcophage, Hercule est vu de dos en neuvième position, pour la capture des juments de Diomède. Il est représenté vieillissant au fil des travaux : sa barbe pousse et sa musculature s’épaissit.


Hercule Palais ducal Mantoue
Sarcophage d’Hercule, Palais ducal, Mantoue

Hercule vu de des se trouve au même emplacement et pour la même épreuve. Ici deux travaux supplémentaires sont conservés.


Hercule Museo Civico VelletriSarcophage d’Hercule, 2ème siècle ap JC, Museo Civico Velletri

Ici encore Hercule apparaît de dos une seule fois, mais pour son cinquième travail : les oiseaux du lac Stymphale.


Hercule musee antalya
Sarcophage d’Hercule, musée d’Antalya

Même formule ici. A noter que dans la plupart des sarcophages des Douze Travaux, Hercule n’est jamais vu de dos. Ces apparitions, confidentielles dans l’art funéraire, sont bien plus fréquentes dans les fresques.


Hercule et son fils Telephe 50-79 ap JC Herculanum fresco from the Basilica Musee archeologique NaplesHercule reconnaissant Télèphe en Arcadie
Fresque de la Basilique d’Herculanum, 50-79 ap JC, Musée archéologique, Naples

Le fils secret d’Hercule avait été caché par sa mère, Augé, dans les monts d’Arcadie, où il fut nourri par une biche. Le consensus sur cette fresque est aujourd’hui que la femme assise, couronnée de fleurs et à côté d’un vase, est une personnification de l’Arcadie heureuse, la contrée du jeune Pan qui sourit derrière sa tête. La femme ailée qui désigne l’enfant à Hercule serait la nymphe Virgo.

Il est clair que les siècles nous ont fait perdre le mode d’emploi de cette composition très travaillée, dont l’inhabituelle vue de dos constitue un élément majeur. La disproportion entre l’enfant et son père, le lion (de Némée ?) qui semble halluciné par l’Aigle (de Jupiter ?), l’affinité entre l’arrière-train de la biche et celui du héros : nous ne savons pas si ces effets, à la limite du comique, sont voulus ou purement fortuits.



Hercule et son fils Telephe 50-79 ap JC Herculanum fresco from the Basilica Musee archeologique Naples in situ
Cette fresque, une copie d’un original grec, était située, dans la même niche, au dessus de la copie d’un autre tableau grec montrant l’Education d’Achille par le centaure Chiron. Dans cette situation, le bras tendu de la nymphe ailée désignant l’enfant à Hercule, se prolonge, en miroir, dans celui de Chiron désignant la lyre à l’enfant. Ainsi s’instaure un jeu de correspondance entre les deux héros :

  • le musculeux Hercule vu de dos et en contreplongée sur fond nuageux,
  • le gracile Achille vu de face au niveau du spectateur, sur fond d’architecture.

L’appariement des deux sujets semble donc ici résulter moins de leur vague thème commun, l’Enfance, que de leur correspondance plastique.


Hercule Dedale presente a Pasiphae la vache de bois 1 s av JC casa-dei-vettii pomei

Dédale présente à Pasiphaé la vache de bois
1er s av JC, Casa dei Vettii, Pompei

La même composition, avec un père vu de dos et son fils au premier plan, face à une femme puissante, se rencontre dans cette scène où Dédale ouvre ostensiblement le capot de la vache factice sous les yeux de Pasiphaé intéressée : amoureuse folle du taureau blanc de Poséidon, elle va se cacher à l’intérieur pour s’accoupler avec lui (et donner naissance au Minotaure).


Hercule Pompei-Casa-dei-Vettii murs N et E
Casa dei Vettii, murs N et E, Pompei

Cette scène fait partie d’une décoration en trompe-l’oeil, qui imite elle-aussi une collection de tableaux, entrecoupés par de fausses fenêtres ouvrant sur une architecture fictive. Les deux « tableaux » de cet angle ont souvent été considérés comme des pendants :

  • même thème du « châtiment » (de Pasiphaé ou d’Ixion) ;
  • même composition :
    • au premier plan un homme nu debout (Dédale vu de dos et Mercure vu de face) ;
    • au bord l’instrument du châtiment (vache factice ou roue sur laquelle est attaché Ixion) ;
    • à l’arrière-plan une femme assise (Pasiphaé ou Junon).

Cependant, la présence d’une fresque intermédiaire, et d’un troisième « tableau » sur le mur Sud, limitent l’importance de cette lecture en pendant. Le programme iconographique de la maison des Vetti nous échappe largement, malgré de nombreuses interprétations plus ou moins arbitraires (une des dernières étant celle de Beth Severy‐Hoven, basée sur la théorie du genre [11] ).


Hercule le centaure Nessus et Dejanire House of the Centaur Pompei Musee archeologique NaplesHercule, Déjanire et le centaure Nessus, provenant de la Maison du Centaure à Pompéi, Musée archéologique, Naples

La même composition – Hercule de dos en position latérale au premier plan – a été reproduite ici pour un sujet très différent : Hercule, portant sur son dos son fils Hylus, regarde le centaure Nessus, qui lui propose de prendre sur son dos sa femme Déjanire pour lui faire traverser un fleuve. Celui-ci n’est pas représenté, mais l’histoire est suggérée par des détails :

  • les chevaux attelés au dessus du centaure soulignent leur rôle commun de moyen de transport ;
  • le regard méfiant d’Hercule sous-entend ce qui va se passer : Nessus, resté seul avec Déjanire, va tenter de la violer.

Ici, la vue de dos, pour Hercule et les deux chevaux, indique ceux qui vont partir. 


Hercule Affresco dalla casa di Ottavio Quartione (ou casa di Loreio Tiburtino) triclinium Ercole contro il re di Troia Laomedonte gHercule tue Laomedonte, roi de Troie Hercule Affresco dalla casa di Ottavio Quartione triclinium Hesione and Telamon d pompeiiinpicturesHercule donne la princesse Hésione (fille de Laomédon) en mariage à Télamon

Fresques du triclinium de la maison d’Ottavio Quartione (ou Casa di Loreio Tiburtino), Pompéi

Ces deux scènes consécutives montrent encore Hercule vu de dos : cette posture, qui met en valeur sa puissante musculature, semble avoir été, du moins à Pompéi, un marqueur visuel courant du héros, peut être par contagion avec la posture courante du lutteur.


Hercule mythe Casa dell’Ara Massima or House of Pinarius or Casa di Narcisso pompeiiinpicturesMythe d’Hercule, Casa dell’Ara Massima or de Pinarius or de Narcisse, www.pompeiiinpictures.com

Ce marqueur n’est bien sûr pas exclusif : dans cette scène non interprétée, Hercule, identifié par sa massue, est vu de face, discutant avec un autre homme nu vu de dos.


En synthèse

Dans les sarcophages, Hercule est rarement vu de dos, et pour des Travaux différents  : la posture apparaît sporadiquement, dans un souci de variété.

Dans les fresques, la posture est plus courante, et répond à des objectifs distincts :

  • pour imiter un type grec de composition, où un homme puissant, au premier plan, dialogue avec une femme à l’arrière ;
  • pour indiquer celui qui part ;
  • par contagion avec une autre figure souvent montrée de dos, le lutteur.


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D2 Admète

Admète, condamné à mort par Minerve, fut gracié par Apollon, à condition que quelqu’un d’autre (sa femme Alceste) veuille bien prendre sa place.

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Sarcophage d'Alceste, autrefois dans les jardins de la ville Faustina a Cannes, Warburg institute databaseSarcophage d’Alceste, autrefois dans les jardins de la ville Faustina à Cannes, Warburg institute database

L’homme nu vu de dos est Admète, implorant sa mère et son père le roi Pharsès, qui malgré leur grand âge refusent de se sacrifier à sa place. Les deux rois, le jeune et le vieux, sont escortés chacun par un soldat porteur de lance. A gauche assiste à la scène l’épouse d’Admète, Alceste, accompagnée d’une servante.

La moitié droite du sarcophage montre la suite : la mort d’Alceste, qui s’est empoisonnée pour son mari.


Sarcophage d'Alceste, autrefois dans les jardins de la ville Faustina a Cannes, schema

Sarcophage d’Alceste, [4] N°22, p 26

La vue de dos  d’Admète, qui apparaît dans plusieurs sarcophages du même type, a pour but principal d’exprimer l’idée d’un dialogue, entre celui qui arrive et ceux qui l’attendent. Un effet secondaire  est le parallèle visuel avec les deux jeunes enfants nus, une fille et un garçon, qui pleurent leur mère au pied du lit. Ainsi l’égoïsme des parents par rapport à leur fils, dans la scène de gauche, a pour conséquence le désespoir de deux générations.


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D3 Pluton et Proserpine

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Pluton Enlevement de Proserpine coll partEnlèvement de Proserpine par Pluton, collection particulière

Pluton à droite masque de son dos puissant le corps de la jeune fille qu’il enlève. Par rapport aux autres versions de la scène, qui le montrent de face, cette vue de dos apparaît comme une sorte de figure de style, qui traduit l‘enlèvement par une double occultation : de la victime, et du ravisseur lui même.


Pluton Enlevement de Proserpine Rome villa albani schemaEnlèvement de Proserpine par Pluton, Villa Albani, Rome (N°410 p 489 [5])

La composition complète fait apparaître une grande symétrie : de part et d’autre du trio de déesses, deux compositions similaires se répondent :

  • Proserpine cueillant des fleurs à l’avant du char de sa mère,
  • Proserpine enlevée à l’arrière du char de Pluton.

Les deux nus de dos servent d’indication dynamique permettant de différencier le véhicule de l’enlèvement, qui sort vers la droite, du char triomphal, qui stationne à gauche (bloqué par le groupe central des trois déesses).


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D4 Vulcain dans sa forge

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Vulcain 50 ap JC ca forge_vulcan_house_vii_pompei_hiFresque, 50 ap JC, Maison VII, Pompei Forge de vulcain mosaique de Dougga musee du Bardo TunisMosaïque de Dougga, 3eme-4eme siècle, musée du Bardo, Tunis

Forge de Vulcain

La mosaïque se conforme à la tradition des trois cyclopes travaillant dans la forge, que Virgile nomme précisément :

« Dans un antre immense, les Cyclopes, Brontès, Stéropès et Pyracmon, tous nus, travaillaient le fer. «  Eneide, Chant 8


Vulcain 160-170 musee capitolin codex_coburgensis pl 18 Coburger Landesstiftung

Forge de Vulcain, 160-170 ap JC, Musées capitolins,  Codex coburgensis pl 18, Coburger Landesstiftung

Vulcain and_Cyclopes_forging_the_shield_of_Achilles Museo Capitolino

Vulcain forgeant le bouclier d’Achille, Sarcophage, 160-70 ap JC, Musées capitolins

Dans ces deux compositions décentrées, il est logique que Vulcain soit assis à gauche, pour bien montrer son bras droit en train de frapper. Les trois cyclopes en revanche tiennent leur masse des deux mains, on aurait donc pu placer le troisième de face ou de profil : la vue de dos, et la masse tenue vers le bas, ont donc été préférées pour une raison non pas logique, mais graphique : clore visuellement la scène.


Vulcain Sarcophage des Parques avec Promethee Musee du Louvre, Paris, Ma 355 schemaSarcophage des Parques avec Prométhée, Musée du Louvre (Ma 355)

On constate la même solution dans cette composition centrée, où Vulcain est assis entre les deux cyclopes (le troisième a été escamoté pour harmoniser le scène de la forge avec les autres groupes, qui comptent chacun trois personnages). La partie gauche du sarcophage célèbre Prométhée comme Créateur de l’Homme, la droite comme donneur du feu à l’Humanité.


En synthèse

Dans les représentations antiques de la Forge du Vulcain, le cyclope vu de dos est toujours le dernier du groupe, constituant une sorte de parenthèse fermante.


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D5 Jason et Médée

Ce thème assez rare n’est traité dans une trentaine de sarcophages de l’époque impériale . Quelques-uns, dans les années 170-80, montent Jason de dos face à Médée.

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Jason et Medee 170 ap JC petit cote Musee national RomeJason et Médée, petit côté d’un sarcophage, vers 170 ap JC, Musée national, Rome

Jason vu de dos décroche la toison d’or de l’arbre gardé par un serpent, auquel Médée, qui est amoureuse de Jason, donne une pomme pour détourner son attention.



Jason et Medee 170 ap JC decroche la toison d'or Catacombes de PretextatJason et Médée, vers 170 ap JC, catacombes de Pretextat

La même scène se trouve ici en plein centre. A gauche, dans une scène très mutilée, Jason cette fois vu de face domptait les taureaux du roi de Colchide, Aiétès.



Jason et Medee 170 ap JC decroche la toison d'or Catacombes de Pretextat detail gauche
La scène de l’extrême gauche pose des problèmes d’interprétation. Le personnage nu vu de dos et levant le bras est encore Jason, comme le prouve le fait qu’il n’est chaussé que d’une seule sandale. L’officier romain, à sa gauche, semble poser la main sur le fourreau de son épée. Pour Vassiliki Gaggadis-Robin, la présence de l’officier démythifie et modernise la scène : cet autre Jason vu de dos et dont le geste anticipe la prise de la Toison d’Or, pourrait être une représentation héroïsée du défunt, comme c’est souvent le cas dans les sarcophages. Par ailleurs,

« le fait que l’officier de gauche ôte l’arme du personnage monosandale pourrait donner à croire qu’il s’agit de Jason en Colchide avant le domptage des taureaux, qui ne doit accomplir l’exploit que par sa force et son intelligence sans recourir à aucune arme. Son corps, enduit de l’onguent que Médée lui a procuré, est à présent invulnérable. » ( [12], p 48)


Jason et Medee 170-80 ap JC Kunshistorisches Museum VienneJason et Médée, 170-80 ap JC, Kunsthistorisches Museum, Vienne.

La scène du domptage des taureaux est ici complète. En revanche, les deux nus de gauche, l’un vu de face et l’autre de dos, ont une interprétation totalement différente (il n’y d’ailleurs plus d’effet d’imitation entre le nu vu de dos et Jason, ici vêtu d’une cuirasse) : il s’agit des Dioscures, les frères-jumeaux Castor (le mortel) et Pollux (le divin). Celui vu de face présentait verticalement une charrue, et celui vu de dos portait horizontalement un joug, outils aujourd’hui pratiquement disparus ([5], N°188, p 200). La vue de dos caractérise donc ici celui qui enclenche le mouvement (en tirant le joug) et la vue de dos celui qui résiste. Nous verrons plus loin d’autres cas de Dioscures recto-verso.


En synthèse

Malgré leurs différences, ces deux compositions utilisent la vue de dos  de la même manière,  pour son expressivité dynamique  : à gauche Jason (ou le premier Dioscure) entre en scène, à droite Jason arrive à l’arbre. La vue de face, au centre, exprime en revanche la stabilité : Jason équilibrant les deux taureaux.


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D6 Méléagre et le sanglier de Calydon

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chasse au sanglier de Calydon, 170—180 ap JC, Galerie Doria Pamphili, RomeLa chasse au sanglier de Calydon, 170—180 ap JC, Galerie Doria Pamphili, Rome

Cette scène, une des plus fréquentes sur les sarcophages romains, présente très souvent, à droite du sanglier, un chasseur vu de dos qui bloque l’animal, associé à un héros barbu vu de face (Thésée ou Jason). Avec sa lance prête à frapper, il fait évidemment pendant avec le héros, Méléagre, qui de l’autre côté porte le coup fatal à l’animal monstrueux. A gauche de celui-ci sont très souvent représentés les Dioscures Castor et Pollux, identifiables à leur bonnet conique.



4eme s av JV Amphore apulienne a figure rouge musee archeologique TriesteLa chasse au sanglier de Calydon
4ème s av JC, Amphore apulienne à figures rouges, Musée archéologique, Trieste (fig 1 [13] )

Dans son travail de reconstruction d’un tableau antique perdu, Fred S. Kleiner [13] a recensé plusieurs occurrences de ce guerrier nu vu de dos, dont cette amphore serait un des plus anciens témoignages.


[W3] FRED S. KLEINER THE KALYDONIAN HUNT fig 6Reconstruction d’une peinture du cercle de Polygnotos (fig 6, [13]).

Ce personnage H, dont l’intérêt compositionnel est évident, s’est transmis dans les sarcophages romains, de même que la chasseuse Atalante avec son arc (E) et les Dioscures (I et J).


chasse de meleagre Palazzo dei Conservatori musee capitole romeChasse au sanglier de Calydon, Palazzo dei Conservatori, Musées du Capitole, Rome

Les sarcophages romains décomposent souvent le sujet en deux scènes :

  • à gauche la préparation de la chasse (Méléagre vérifie sa lance et Atalante ses flèches) ;
  • à droite la chasse proprement dite (Méléagre plante sa lance et Atalante sa flèche).

Le dioscure qui ouvre la seconde scène est ici vu de dos, par effet de symétrie avec notre lancier vu de dos, qui la clôture.


 

chasse de meleagre officesChasse au sanglier de Calydon, Musée des Offices, Florence

Les Dioscures, ici parfaitement identiques, se développent vers la gauche au détriment de la première scène. Le héros à l’extrême-droite a perdu sa barbe, ce qui accentue son fonctionnement en couple avec le lancier : il pourrait donc s’agir d’une seconde occurrence des Dioscures, cette fois descendus de cheval et décoiffés.


Chasse de Meleagre 250-60 Liebieghaus FrancfortFragment d’une Chasse au sanglier de Calydon , 250-60, Liebieghaus Francfort

L’identification possible du personnage vu de dos avec un Dioscure est attestée, dans ce fragment, par le bonnet conique. La lance dans la main droite a été remplacée par une pierre, mais il reste les deux autres lances dans la main gauche.

Ces modifications illustrent la méthode de composition des marbriers, par assemblage de motifs préétablis mais à la signification élastique.


chasse de meleagre 200 ap JC Eleusis Archaeological Museum. Inv. No. 5243Chasse au sanglier de Calydon, 200 ap JC, Eleusis, Musée archéologique, l, Inv. No. 5243

Certains ateliers restent capables de recompositions complètes : ici la chasse court de droite à gauche, les Dioscures se déplacent au dessus du sanglier et le personnage nu de dos passe au centre : Méléagre en personne.


Chasse de Meleagre Robert No 287Retour du corps de Méléagre, sarcophage disparu ( [4], cat N° 287)

Dans cet épisode terminal de l’histoire, Méléagre est mort par la faute de sa mère Althée, qui a jeté dans le feu le tison magique qui protégeait sa vie. L’homme nu debout devant la porte du palais joue ici un rôle compositionnel mais aussi rhétorique : en servant de pivot au dernier groupe, il met en symétrie Althée, soutenue par une de ses filles, et son père le roi Thestios, soutenu par un serviteur : ainsi, non content de tuer son propre fils, Althée a aussi causé le malheur de son propre père.


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D7 Couples de héros

L’association vue de face / vue de dos est parfois utilisée pour exprimer la fraternité et la complémentarité entre deux héros masculins.

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Les Dioscures

dioscures 108-109 av JC MN. FONTEIUS ROMAN REPUBLIC; GENS FONTEIA AR Denarius108-109 av JC, denier Mn. Fonteius dioscures 161-169 ap JC medaillon MARCUS AURELIUS and LUCIUS VERUS161-169 ap JC, médaillon MARCUS AURELIUS and LUCIUS VERUS

La représentation dominante des jumeaux est la plupart du temps strictement égalitaire : soit parallèle, soit en miroir. Noter que cette dernière représentation implique que l’un était gaucher et l’autre droitier.


dioscures 340-20 av JC drachme de Moesia Istros340-20 av JC, drachme de Moesia Istros (plateau danubien) dioscures 225-212av JC Roman Republic Silver Quadrigatus Dioscuri Janiform225-212 av JC, Didrachme ou quadrigatus

Ces deux formes sont discutées : le quadrigatus pourrait tout aussi bien représenter le dieu Janus.


dioscures 170-80 ap JC Jason et Medee Kunshistorisches Museum VienneJason et Médée, 170-80 ap JC, Kunsthistorisches Museum, Vienne (détail)

Cette représentation recto-verso s’explique, comme nous l’avons vu plus haut, par la présence du joug (élément dynamique) et de la charrue (élément qui résiste au mouvement).


Chasse de Meleagre Codex coburgensis pl 31 Villa Medicis detailCodex coburgensis planche 31, Villa Medicis, Rome (détail) dioscures chasse de meleagre Palazzo dei Conservatori musee capitole romePalazzo dei Conservatori, Musées du Capitole, Rome (détail)

Chasse de Meleagre Broadloands Robert N 242Chasse au sanglier de Calydon, Broadloands ([6], p 312, N°242)

Mais la plupart du temps, le recto-verso a une autre cause : permettre  au  premier Dioscure de retenir du bras droit le bras droit de Méléagre (on ne connaît pas la signification de ce geste).


dioscures Giorgio de Chirico 1934 ca I Dioscuri che abbeverano i loro cavalliLes Dioscures faisant boire leurs chevaux dioscures avec des ruines et une architecture Giorgio de Chirico 1934 caLes Dioscures avec des ruines et une architecture

Giorgio de Chirico, vers 1934

L’idée reste nénamoins rarissime, jusqu’à Giorgio de Chirico, qui exploitera dans plusieurs toiles cette composition recto-verso.

Achille et Patrocle

Menade Achille,_Patrocle,_Briséis_-_Maison_du_poète_tragique_-_PompéiLes adieux d’Achille et Briséis, Maison du poète tragique, Pompéi

Briséis, princesse captive dont Achille est amoureux, est réclamée par Agamemnon, qui envoie ses soldats pour l’emmener. L’ami d’Achille, Patrocle, s’interpose pour la remettre aux soldats. Vu de dos et touchant la princesse de la main droite, il apparaît comme l’alter-ego d’Achille vu de face, dont la main droite n’étreint plus que le vide.

Oreste et Pylade

Oreste Sarcophagus_Orestes_Iphigeneia_Glyptothek_Munich_363_frontSarcophage d’Oreste et Iphigénie, Glyptothèque, Münich ([5], N° 167)

Le sarcophage illustre trois moments de la tragédie d’Euripide, Iphigénie en Tauride.

La scène de gauche montre Iphigénie venant voler dans le Temple une statue de Diane, avant de s’enfuir avec son frère Oreste et Pylade, l’ami d’Oreste, tous deux ligotés et gardés par un guerrier scythe.

La vue de dos a sa signification dynamique habituelle : Oreste est sur le point  à suivre sa soeur, tandis qu’Oreste  est encore captif.


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D8 La chute de Phaéton

Parmi les seize sarcophages connus sur ce thème, certains comportent un homme nu, debout et vu de dos.

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Le premier des quatre Vents

phaeton Sarcophage de la chute de Phaeton Ny Carlsberg Glyptotek CopenhagueSarcophage de la chute de Phaéton, Ny Carlsberg Glyptotek, Copenhague

Il s’agit ici d’un des quatre Dieux des vents qui amènent à Phébus ses chevaux (les trois autres Vents sont représentés de profil au dessus, avec les têtes des chevaux) [13a]. Ces quatre Vents tournés vers la gauche ferment la première scène, où Phaéton convainct son père de lui confier son char : la posture à contresens des Vents traduit leur opposition à cette imprudence.


phaeton Sarcophage de Phaeton 150 ap JC ca Ince Blundell HallSarcophage de Phaeton, vers 150 ap JC, Ince Blundell Hall [14]

Le même personnage nu vu de dos et tourné vers la gauche apparaît dans une composition très différente (première classe de C.Robert), mais toujours en tant que premier des quatre Vents : barbus et avec des ailes sur la tête, ils amènent ses quatre chevaux à Phébus, assis sur un rocher en compagnie de Luna (debout) et Océanus (couché).


Eole

phaeton Sarcophagus_with_myth_of_Phaeton 2eme s ap JC Verona, Museum-Lapidarium of Maffei.

Sarcophage de Phaeton, 2ème siècle, Museum-Lapidarium Maffei, Vérone

Le personnage vue de dos est ici de Dieu Eole lui même, au centre de ses quatre Vents : la vue de dos marque la démarcation  entre les deux scènes : la chute de Phaéton à gauche,  la cour de Phébus à droite.


Phébus

Dans la troisième classe de sarcophages (d’après C.Robert), l’homme nu vu de dos apparaît encore : mais cette fois il s’agit de Phébus.

phaeton Sarcophage de la chute de Phaeton Ermitage 2eme siecle schemaSarcophage de la chute de Phaeton, 2ème siècle, Ermitage

Pour rassembler tous les personnages en une scène unique, l’artiste a joué sur le contraste entre Phaéton, vu de face et la tête en bas, et son père Phébus, vu de dos et levant le bras comme pour conjurer le malheur. La symétrie est accrue par l’importance donnée à deux des Héliades (ou Heures), les soeurs de Phaéton :

  • Anatole (la deuxième heure, celle du lever de soleil) accompagne Phébus, comme lui vue de dos ;
  • Dysis (la douzième heure, celle du coucher de soleil) accompagne Phaéton, comme lui vue de face.


phaeton Sarcophage de la chute de Phaeton Cathedrale de Nepi schemaSarcophage de la chute de Phaéton, Cathédrale de Nepi

Dans cette autre version, l’antithèse Phébus / Phaéton est conservée, mais l’artiste n’a pas marqué par leur posture la symétrie Anatole / Dysis.


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D9 Hippolyte et la lettre de Phèdre

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Hippolytus sarcophagus 225-250 ap JC Attic St. Petersburg, Ermitage Inv. A432Sarcophage d’Hippolyte et de Phèdre
225-250 ap JC, Ermitage Inv. A432, Saint Pétersbourg

Alors qu’il est à la chasse avec ses compagnons, Hippolyte reçoit, par l’intermédiaire de sa vieille nourrice, une lettre d’amour de sa belle-mère Phèdre. Il fait de la main droite un geste de refus, tenant de l’autre les rènes de son cheval. Le compagnon vu de dos a été complètement refait au XIXème siècle (seul les pieds sont authentiques), et aucun autre sarcophage sur ce thème ne montre un tel personnage. Sa posture semble avoir pour but d’attirer l’attention sur l’arrivée de la vieille.


Hippolytus Sarcophage d'Hippolyte et de Phedre Cathedrale de Grigenti

Sarcophage d’Hippolyte et de Phèdre
Cathédrale de Grigenti [4] N°152, p 178)

Pour comparaison, ce sarcophage très similaire montre la suite de l’histoire : Hippolyte a pris la lettre dans sa main gauche et se retourne vers ses compagnons (pour prendre conseil ?), tandis que la nourrice lui tend un stylet pour la réponse.


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D10 Les Trois Grâces

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Relief with the Three Graces, Vatican MuseumsMusées du Vatican

Dans les plus anciennes représentations, les trois Grâces apparaissent côte à côte, habillées et se tenant par la main, parfois en procession [15] .


Three Graces-4th century BC gold-disk-Cyprus METDisque d’or, 4ème siècle av JC, Chypre, MET Gilded-bronze-mirror-with-the-Three-Graces-2eme-s-ap-JC-METMiroir de bronze doré, 2ème siècle ap JC, MET

L’idée de les représenter nues est probablement liée au thème du bain :

« Un jour que les Grâces se baignaient ici , le petit Amour déroba leurs voiles divins , et se sauva en riant . C’est ainsi qu’elles sont restées , craignant de se montrer en dehors non vêtues » Anthologie Palatine, Livre IX, N°616

Dans toutes les représentations des Grâces nues, depuis le 4ème siècle avant JC, celle du centre est vue de dos.


100 av JC-50 ap JC Les trois graces Pompeii, Regio IV, Insula Occidentalis Museo Archeologico Nazionale, Naples100 av JC-50 ap JC, Pompeii, Regio IV, Insula Occidentalis Museo Archeologico Nazionale, Naples Sarcophage des Graces palazzo Mattei detailSarcophage des Grâces, Palazzo Mattei (détail)

Quelque soit le support, la structure d’ensemble est restée remarquablement stable.


Graces Deonna fig 3 Graces Deonna fig 4

Fig 3, Fig 4 [16]

Les variations touchent la jambe d’appui, l’inclinaison des têtes, et les attributs tenus dans les mains.

Après une éclipse complète durant le Moyen-Age, le groupe reprendra sa carrière à la Renaissance italienne [17] (voir 1 Les figure come fratelli : généralités.)


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En synthèse

Il existe dans l’art gréco-romain un seul cas où la vue de dos est systématique : pour la figure centrale des Trois grâces nues.

Le héros pour laquelle la vue de dos est assez fréquente est Hercule ; ceci mais pour des raisons variées.

Dans les compositions complexes, même stéréotypées, le nu de dos n’est jamais une figure obligée. Il est utilisé :

  • pour exprimer un mouvement (arrivée, enlèvement) ou une présentation à une figure statique (dialogue) ;
  • pour une raison narrative  (bloquer la route du sanglier de Calydon) ;
  • pour souligner une fraternité (alter ego) ;
  • comme élément de scansion (pivot central, parenthèse ouvrante ou fermante).

Cette variété des usages témoigne d’une grande maturité de l’art romain quant au nu de dos : il ne pose aucune difficulté technique, les artistes l’utilisent librement, et les spectateurs ont le regard suffisamment éduqué pour en apprécier les différentes nuances.

Il faudra attendre la Renaissance pour le dédiaboliser, le maîtriser à nouveau techniquement et lui inventer de nouveaux usages.

Article suivant : 3 Le nu de dos au Moyen-Age (1/2)

Références :
[4] C. Robert, Die antiken Sarkophagreliefs Einzelmythen: Hippolytos – Meleagros, Berlin, 1904 https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/asr3_2/0219/scroll
[5] C. Robert, Die antiken Sarkophagreliefs (2): Mythologische Cyklen Berlin 1890 https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/asr2/0101/scroll
[6] C. Robert, Die antiken Sarkophagreliefs Einzelmythen: Actaeon – Hercules, Berlin, 1897 https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/asr3_1/0044/scroll
[11] Beth Severy‐Hoven , « Master Narratives and the Wall Painting of the House of the Vettii, Pompeii », Gender and History, 2012
https://onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1111/j.1468-0424.2012.01697.x
[12] Vassiliki Gaggadis-Robin, « Jason et Médée sur les sarcophages d’époque impériale », Publications de l’École Française de Rome, Année 1994, 191 https://www.persee.fr/doc/efr_0000-0000_1994_mon_191_1#efr_0000-0000_1994_mon_191_1_T1_0043_0000
[13] FRED S. KLEINER « THE KALYDONIAN HUNT: A RECONSTRUCTION OF A PAINTING FROM THE CIRCLE OF POLYGNOTOS », Antike Kunst, 15. Jahrg., H. 1. (1972) https://www.jstor.org/stable/41318422
[13a] Paul Zanker, Bjorn C. Ewald, « Living with Myths: The Imagery of Roman Sarcophagi », p 390 https://books.google.fr/books?id=ctu-I3lR5fcC&pg=PA390&dq=phaeton+Ny+Carlsberg+Glyptotek
[14] C. Robert, Die antiken Sarkophag-Reliefs, III, 3. Mythes individuels: Niobiden – Triptolemos, Ungedeutet, Berlin 1919. p. 414 fig.332 https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/asr3_3/0057/scroll
[15] Denis Vidal « Les trois Grâces ou l’allégorie du don. Contribution à l’histoire d’une idée en anthropologie «  Gradhiva : revue d’histoire et d’archives de l’anthropologie Année 1991 9 pp. 30-47 https://www.persee.fr/doc/gradh_0764-8928_1991_num_9_1_1372
[16] W. Deonna « LE GROUPE DES TROIS GRACES NUES ET SA DESCENDANCE » Revue Archéologique, Cinquième Série, T. 31 (JANVIER-JUIN 1930), pp. 274-332 https://www.jstor.org/stable/23911883
[17] Les Trois Grâces à travers l’histoire de l’Art : https://www.didatticarte.it/Blog/?p=1932

3 Le nu de dos au Moyen-Age (1/2)

29 janvier 2024

Avec la fin de l’Antiquité, le nu de dos, et même la vue de dos,  disparaissent presque complètement. A la fin du Moyen-Age, il est réintroduit précautionneusement, du bout de la cuillère, pour épicer la représentation des Enfers italiens.

Article précédent : 2 Le nu de dos dans l’Antiquité (2/2)



Quelques réminiscences à Byzance

Forty Martyrs of Sebaste Constantinople, 10th century CE. Museum für Byzantinische Kunst Bode-Museum, Berlin.Les quarante martyrs de Sébaste, Constantinople, 10ème siècle, Museum für Byzantinische Kunst, Bode-Museum, Berlin

Dans cette ivoire byzantine, les quarante martyrs, censés être nus dans un lac gelé, sont pudiquement couverts. Ils sont disposés en quatre rangées, tous dans des attitudes différentes, mais seulement deux sont vus de dos, en bas à droite : survivance d’une utilisation courante des nus de dos dans les sarcophages romains, comme une sorte de parenthèse fermante (voir 2 Le nu de dos dans l’Antiquité (2/2)).


Les vues de dos dans le Psautier de Paris

940-60 Psautier de Paris BNF GR 139 fol 6vLe couronnement de David, fol 6v
Psautier de Paris, 940-60, BNF GR 139

Dans ce psautier byzantin, chef d’oeuvre de la Renaissance macédonienne, on retrouve le même procédé pour fermer à droite le cercle des sujets de David, sans nudité néanmoins.



940-60 Psautier de Paris BNF GR 139 fol 5vLes femmes d’Israël dansant devant Saül et David
Psautier de Paris, 940-60, BNF GR 139

Cette composition illustre la même familiarité avec la vue de dos, qui concerne à la fois la danseuse et David, dont les visages tournés vers la gauche se répondent. De la même manière, la pose statique de la femme mûre, vue de face, répond à celle de Saül. Comme l’a montré Steven H. Wander ([0], p 97), la composition s’explique par le texte inscrit à gauche : « Saül par milliers; David par dizaines de milliers ». Il s’agit d’une référence au passage de Flavius Josèphe, qui associe les femmes à Saül et les jeunes filles à David :

‘Les femmes, accourues au devant de l’armée victorieuse avec des cymbales, des tambourins et toute sorte de sigles de réjouissance, disaient dans leurs chants que Saül avait tué les Philistins par milliers, et les jeunes filles disaient que David les avait anéantis par dizaines de milliers. » Antiquités Judaïques, Livre VI, 10, 1


940-60 Psautier de Paris BNF GR 139 fol 419vLe passage de la Mer Rouge, fol 419v 940-60 Psautier de Paris BNF GR 139 fol 422vMoïse au Sinaï, fol 422v

Psautier de Paris, 940-60, BNF GR 139

Le même manuscrit comporte deux nus de dos exceptionnels, qui reprennent la convention antique des nus personnifiant des entités géographiques :

  • dans la première image, la Mer Rouge (ἐρυθρᾷ θαλάσ<σ>ῃ) est figurée à droite comme une femme au buste nu, tandis que l’Abyme (βυθός) affronte Pharaon en combat singulier ;
  • dans la seconde, le nu masculin vu de dos personnifie le Mont Sinaï.



Une éclipse quasi-complète en Occident

 

875-900 Evangeliaire MS Lat 9453 fol 125 BNF GallicaEvangéliaire, 875-900, MS Lat 9453 fol 125 BNF Gallica Cod. Perizoni 17 Leiden Merton , Die Buchmalerei in St-Gallen vom 9. bis zum 11. Jh., Leipzig, 1923, pl. LVIIIVers 900, Cod. Perizoni 17, Leiden [1]

En Occident, sans même parler de nudité, la posture vue de dos est elle-même rarissime  : on ne la rencontre que dans ce dessin isolé d’Ecclesia recueillant le sang du Christ, dont la date et la provenance sont controversées, et qui s’inscrit probablement dans l’influence antique spécifique à Saint-Gall. Tout comme dans le second dessin, la vue de dos sert un but narratif : exprimer le mouvement en avant du personnage.

Mis à part ces deux cas, on ne trouve aucune vue de dos dans les manuscrits carolingiens, où la seule occasion de représenter des nus est Adam et Eve. Rien non plus dans les carnets de Villard de Honnecourt, où l’artiste du XIIIème siècle propose pourtant de nombreux croquis de la personne humaine.

Nul ne sait, dans cette disparition, quelle est la part de la rareté des sujets, de l’incapacité artistique et de la répugnance assumée. Seule la sculpture romane italienne présente quelques rares nus de dos, dans des motifs décoratifs directement copiés de l’antique.


1180-1200 Salerne cathedrale ambon de candelabre pascalCandélabre pascal 1180-1200 Salerne cathedrale second ambonDétail du second ambon

1180-1200, Cathédrale de Salerne

Le candélabre pascal présente deux danseurs nus vus de dos, en miroir, dans un contrapposto très étudié. Les accompagnent six danseuses nues vues de face, entrecoupées de têtes de lion, d’ours, de bélier et même d’une tête humaine. Ce motif sans équivalent [1a] magnifie, par son dynamisme, la flamme du cierge pascal qui surgissait juste au dessus.

La vue de dos pour les deux hommes n’est pas une question de pudeur, puisque le chapiteau du second ambon montre sans sourciller un atlante nu vu de face. C’est bien l’intention de rivaliser avec l’antique qui explique ces exceptionnelles créations.


Une circonstance particulière : le naufrage

Naufrage d'Ajax Benoit de Sainte Maure Roman de Troie 1340-50 BNF FR 782 fol 187v gallicaNaufrage d’Ajax, Benoit de Sainte Maure, Roman de Troie, 1340-50, BNF FR 782 fol 187v, gallica

Dans cette scène de catastrophe, l’illustrateur ne s’est résolu à la vue de dos que pour suivre le texte au plus près, en montrant :

  • un rescapé qui nage (par opposition aux noyés flottant sur le dos) ;
  • deux hommes qui sortent de la mer pour rejoindre le roi Ajax sur le rocher.

Et cil qui de mort sont gari,
C’est par les braz et par les mains,
Dont firent governalz et rains…

Chascun se rest tant esforciez,
Qu’il se dreça desor ses piez,
Puis se quistrent por la marine.
Sovent maldistrent la destine.
Lor seignor trovent sor l’areine
Qui pot à els parler à peine.


En aparté : un attribut démoniaque ?

1608 Francesco Maria Guazzo's Compendium maleficarum
« Osculum infame »
Francesco Maria Guazzo, 1608 , Compendium maleficarum

Commençons par évacuer un a priori : puisque le rite d’initiation des sorcières consiste à baiser le cul du Diable, on pourrait penser que la vue de dos tient de là son côté sulfureux. Mais il s’agit très largement d’une illusion rétrospective.


1493 Durer Die eidle Frau Illustration pour Ritter von Thurn
Le diable et la coquette
Gravure pour « Der Ritter vom Turn » (traduction du Livre pour l’enseignement de ses filles du Chevalier de La Tour Landry) Bâle, 1493

Ce célèbre diable doublement vu de dos n’a rien de générique, mais illustre en détail l’histoire, celle d’une dame punie pour avoir fait attendre tout le monde à la messe, étant trop longue à s’attifer :

« Et sicome il pleut a Dieu pour monstrer exemple sicomme elle se myroit a cette heure elle vit l’ennemy au miroir a rebours qui lui monstra son derriere si laid et si horrible que la Dame yssit hors du sens comme sole demoniacles »


1471-75 Michael Pacher Saint Augustin et le diable Alte Pinakothek Munich. 1471-75 Michael Pacher Kirchenväteraltar aus Kloster Neustift,

Saint Augustin force le Diable à lui tenir son missel
Michael Pacher, 1471-75, Kirchenväteraltar, Alte Pinakothek Munich

En remontant encore le temps, on tombe sur cette spectaculaire vue de dos. Mais là encore, elle n’a rien d’inhérent au démon. Combinée à la contreplongée, elle le montre servant de pupitre à un missel démesuré, et révèle une bouche-anus plus comique qu’effrayante : la vue de dos n’est pas là pour magnifier la fourberie et les pouvoirs contre-nature du démon : seulement pour le ridiculiser.


Royal 2 B.VII, f.1vDieu et Lucifer
Queen Mary Psalter, 1310-20, f.1v, BL Royal MS 2 B VII

 Jenny Judova [4] a montré comment cette miniature anglo-normande s’explique par la glose inscrite au dessous :

Comment Lucifer tomba du ciel et devint le diable, avec une grande multitude d’anges avec lui.

Coment lucifer chayit de ciel e devient diable e grant multitudo des angeles ouesqe li

Les trois anges à intérieur de la sphère inférieure représentent donc les trois démons avant leur transformation. Mais tandis que  Lucifer était un ange identique aux autres, la transformation révèle sa nature monstrueuse : retenu captif par les deux autres anges déchus, il est le seul à posséder entre ses jambes une seconde face, qui imite en miroir la gueule de l’Enfer juste en dessous.

Cette représentation du diable avec un second visage entre ses jambes est fréquente : elle illustre sa bassesse et sa nature monstrueuse, tout en permettant à l’artiste d’éluder la question épineuse du sexe.


Un Lucifer biface (SCOOP !)

Dans les Jugements derniers italiens, comme nous allons le voir, le diable, accroupi comme pour déféquer se servira de cette anti-bouche pour évacuer les damnés qu’il a avalés.

God_and_Lucifer_-_The_Queen_Mary_Psalter_(1310-1320),_f.1v_-_BL_Royal_MS_2_B_VII detail

Mais malgré l’ambiguïté du dessin il semble bien ici qu’elle soit placée non à l’avant, mais sur ses fesses : ce Lucifer hilare aurait ceci d’unique, et de véritablement monstrueux, qu’il se montre simultanément de face, pour sa partie humaine, et de dos, pour sa partie bestiale.




Le nu de dos dans les Enfers

C’est dans les représentation de l’Enfer et des Damnés que des artistes, à partir du XIIIème siècle, trouveront l’occasion de glisser leurs premiers nus de dos. Cet article reprend les Enfers monumentaux décrits par Eugene Paul Nassar [2], auxquels j’ai ajouté plusieurs manuscrits enluminés de la Divine Comédie. Les textes sont extraits de la traduction par Lammenais [3].

Le Jugement dernier de Bourges, 1240-50

 

1240-50 Bourges_(Cher,_Fr)_tympan jugement dernierLinteau du Tympan du Jugement dernier, 1240-50, Cathédrale de Bourges

« Seront-ils vêtus ou nus ? – Ils seront nus, mais pleins de beauté et ne rougiront d’aucune partie de leurs corps. Cependant, les justes auront pour vêtement le salut et la joie : en effet, le Seigneur revêtira leurs corps du vêtement du salut et il revêtira leurs âmes de joie. » Honorius d’Autun, vers 1100, Elucidarium, Livre III, P.L. 172, col. 1169

Pour la première fois, un sculpteur maîtrise suffisamment la représentation réaliste du corps humain pour traduire cette beauté du corps ressuscité, dont la nudité glorieuse inverse la honte d’Adam et Eve.

Le registre inférieur montre les corps masculins et féminins sortant du tombeau, et le registre supérieur l’issue du Jugement :

  • à gauche, les Elus, rhabillés du vêtement de leur état, sont introduits par Saint Pierre dans le Sein d’Abraham ;
  • à droite les Damnés, restés nus, sont conduits par les Diables vers la bouche de l’Enfer.

1240-50 Bourges_(Cher,_Fr)_tympan_detail_droit schema
Les trois nus de dos se trouvent dans la partie droite, comme si l’inversion constituait une sorte de circonstance aggravante, une impolitesse ou une impudence caractérisant les Damnés.


Les Jugement derniers des Pisano

Sarcophage des Nereides Opera della Metropolitana Sienne schema
En Italie, c’est Nicola Pisano qui montre les premiers nus réalistes dans un Jugement dernier, en prenant modèle sur les sarcophages antiques. La femme assise montant ses fesses (cassée dans la version du baptistère de Pise) imite une Néréide d’un sarcophage conservé à Sienne.

La même pose est dupliquée, quelques années plus tard, dans la chaire de la cathédrale de Sienne, où les Elus et les Damnés font maintenant l’objet de deux panneaux distincts. A noter que, pour l’Elu en deuxième place, la glorification de la nudité confine à l’exhibition.


_1265-68 Nicola,_giovanni_pisano_e_altri,_pulpito_del_duomo_di_siena,,_Giudizio_Universale_-_gli_Eletti schemPanneau des Elus
Nicola et Giovanni Pisano, 1265-68, Chaire de la Cathédrale de Sienne

Les Elus sont rangés en cinq registres horizontaux, les morts sortant du tombeau en bas, à l’imitation des captifs nus dans les triomphes antiques. Hommes et femmes sont mélangés, mais les vues de face et de dos (en bleu) forment une alternance rigoureuse.

_1265-68 Nicola,_giovanni_pisano_e_altri,_pulpito_del_duomo_di_siena,,_Giudizio_Universale_-les damnes schema
Panneau des Damnés
Nicola et Giovanni Pisano, 1265-68, Chaire de la Cathédrale de Sienne

Du côté des Damnés, l’ordonnancement horizontal, encore respecté à proximité du Christ, se brise sur la droite, comme si les rangées s’étaient soulevées sous la poussée de Satan. La ligne de cassure (ligne rouge) est soulignée par quatre vues de dos, dont celle d’un diable (carré rouge).

On retrouve en bas la « Néréide » au fessier dénudé, qui à Pise figurait du côté des Elus. Les Pisano ont ici amélioré l’idée, en réservant la nudité intégrale à la Damnée et en affublant les deux Elues d’un linceul peu pudique. Comme le remarque Peter Seiler ([4a], p 487) :

« compte tenu de la transparence du voile côté Elus, il ne fait aucun doute que la Honte, telle que la comprenait le sculpteur, était exempte de rigorisme moral et autorisait des stimuli érotiques. »


Le nu de dos à moitié dévoré

1260-70 Coppo di Marcovaldo, Giudizio Universale (Inferno), Firenze, Battistero di San GiovanniJugement Universel – l’Enfer
 Coppo di Marcovaldo, 1260-70, Baptistère San Giovanni, Florence

A la même époque, à Florence, c’est un fessier dépourvu de toute valorisation antiquisante qui apparaît au centre du panneau, sur le point d’être avalé par le Diable . Le retournement, en évitant la représentation des parties génitales, fournit le motif d’un humain générique, ni homme ni femme, réduit à sa partie charnue dans la gueule bestiale de Satan. Il va être repris à plusieurs reprises et traverser, intact, le grand renouvellement de la vision de l’Enfer imposé par La Divine Comédie de Dante (1306-1321).


1410 ca Giovanni da Modena, Divine comedie Inferno, Basilica of San Petronio, Bologna detailDivine Comédie – l’Enfer (détail)
Giovanni da Modena, vers 1410, Basilique de San Petronio, Bologne

Giovanni da Modena complètera le motif, en ajoutant en bas, régurgité par une seconde gueule, la partie qui manque en haut. L’ajout des génitoires à pour but de relier les deux parties : c’est bien le même homme qui, dans un cycle terrifiant, est déchiqueté en haut, digéré, puis reconstitué en bas.


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Giotto, vers 1306

Au moment où Dante trace les premiers vers de la Divine Comédie, Giotto peint un Jugement Dernier qui fournira un répertoire de motifs à tous les artistes italiens.


1306 Giotto, Le jugement dernier, chapelle Scrovegni Padoue detail 2Le jugement dernier (détail)
Giotto, vers 1306, chapelle Scrovegni, Padoue

Le motif des deux pendus recto-verso, marqueur visuel spectaculaire, deviendra une figure obligée des Enfers italiens (voir 1 Les figure come fratelli : généralités). Il apparaît ici au détour d’une déclinaison graphique de la punition des couples :

  • allongés : homme agrippé par le sexe, femme gavée par la bouche ;
  • debout : homme pendu par la langue, femme pendue par les cheveux :
  • debout la tête en bas : homme et femme pendus par le sexe ;
  • debout de profil : homme scarifié dans le dos, femme dévorée dans le cou.

Tout se passe comme si Giotto prenait le répertoire habituel des punitions médiévales comme prétexte à ce qui l’intéresse vraiment : la représentation sous tous les angles des corps masculin et féminin.


1306 Giotto, Le jugement dernier, chapelle Scrovegni Padoue Hell detail
Ce systématisme anatomique marque aussi la seconde occurrence du thème : dans ce trio, l’un est vu de profil, l’autre de de face et le dernier de dos. Les vus de dos abondent dans cette partie de la fresque :

  • la femme au dos lacérée par un crochet a entraîné dans le péché le moine couché tête-bêche ;
  • plus bas le juge vu de dos, en toque rouge et cape d’hermine, est emmené captif vers l’une des bouches de l’Enfer.



1306 Giotto, Le jugement dernier, chapelle Scrovegni Padoue Hell
La vue générale montre que les nus de dos sont fréquents, mais le plus souvent justifiés, comme nous l’avons vu, par les besoins de la narration. Ceux qui apparaissent de manière gratuite sont le plus souvent en train de chuter la tête en bas, vus en entier dans les couloirs du haut, ou à mi-corps dans les bouches du bas.

Cette grande liberté dans la représentation des corps, sous le pinceau d’un artiste de génie, reste exceptionnelle pour l’époque.


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Le Camposanto de Pise, vers 1340

<1340 ca hell Francesco Traini ou Buonamico Buffalmacco Camposanto PisaL’Enfer
Francesco Traini ou Buonamico Buffalmacco, vers 1340, Camposanto, Pise

Pour comparaison, l’Enfer du Camposanto (très dégradé lors du bombardement de 1944) ne montre aucun nu de dos (sauf le traditionnel nu à mi corps, avalé ici non par la bouche mais par l’ombilic de Satan).


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Le manuscrit BL Egerton 943, 1325-50

Réalisé en Emilie ou à Padoue, ce manuscrit est l’une des plus anciennes illustrations de la Divine Comédie [5]. Les nus de dos, très stéréotypés, apparaissent parcimonieusement, dans certaines situations graphiques que j’ai tenté de regrouper ci-dessous.

En tête ou en queue d’un groupe en mouvement :

1325-50 BL Egerton 943 A1 f 7r Dante and Virgil watch wretches in a procession in hellFol 7r 1325-50 BL Egerton 943 A1 f. 29r The Florentines, covered in wounds warnFol 29r

Dante et Virgile regardent la procession des âmes en peine (Livre II)

Les Florentins, couverts de blessures tournent éternellement en rond (Enfer XVI)


Tout un groupe en mouvement :

1325-50 BL Egerton 943 X1 f. 35v Dante and Virgil watch the soothsayers, with Manto among themFol 35v 1325-50 BL Egerton 943 X1 f. 43v A group of thieves, one of whom, Vanni Fucci, is attacked by a dragon and devoured by flamesFol 43v

Dante et Virgile croisent les devins marchant à rebours, avec la magicienne Manto à gauche (sans génitoires) (Enfer XX)

Un groupe de voleurs courant, les mains liées par des serpents ; Vanni Fucci, est attaqué par un dragon et dévoré par les flammes (Enfer XXIV)


Pour rompre l’uniformité d’un groupe à l’arrêt :

1325-50 BL Egerton 943 A2 f. 7v Inferno souls wait for Charon's ferryFol 7v 1325-50 BL Egerton 943 A2 f. 22r Inferno Centaurs by the river of bloodFol 22r

Les âmes de l’Enfer attendent la barque de Charon (Enfer III)

Trois centaures s’arrêtent de courir, au bord de la rivière de sang (Enfer XII)


Pour illustrer le dialogue avec un personnage particulier :

1325-50 BL Egerton 943 M1 f. 24v They speak to suicides that have been turned into treesFol 24v 1325-50 BL Egerton 943 M1 f. 44v Dante and Virgil meet the centaur CacusFol 44v

Dante et Virgile parlent à Pierre des Vignes, suicidé transformé en arbre (Enfer XIII)

Dante et Virgile rencontrent le centaure Cacus (Enfer XXV)


Pour les besoins d’une situation particulière (combat, flagellation) :

1325-50 BL Egerton 943 G1 f 14r The punishment of the avaricious and the greedy, eternally doomed to fight each otherFol 14r 1325-50 BL Egerton 943 G1 f. 32r Seducers being scourged by devilsFol 32r

Le combat en cercle des avares et des prodigues (Enfer VII)

Les séducteurs fouettés par les démons (Enfer XVIII)


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Nardo di Cione, vers 1350

1354-57 Nardo di Cione Inferno Cappella Strozzi, Santa Maria NovellaL’Enfer selon la Divine Comédie
Nardo di Cione, vers 1350, Chapelle Strozzi, Santa Maria Novella, Florence

Dans cette grande fresque, très dégradée par l’inondation de 1966, les nus debout de dos se regroupent tous dans la même section, en bas à gauche, traversée par un viaduc rompu. Ils attirent l’oeil sur des personnalités citées dans le texte de Dante.



1354-57 Nardo di Cione Inferno Cappella Strozzi, Santa Maria Novella detail neuvieme bolge schismatiques Chant 28bis
Comme l’a montré Leon Jacobowitz-Efron [6], la zone à gauche du viaduc illustre la cinquième fosse (bolge) réservée aux voleurs (Ladri). Le nu de dos, à gauche, est Vanni Fucci, un voleur de Pistoia :

« Et voilà que sur l’un d’eux, qui était près de la même rive que nous, s’élança un serpent qui le piqua là où le col s’articule aux épaules. Jamais ni O, ni J ne s’écrivit aussi vite qu’il s’enflamma, et brûla tout entier, et tomba réduit en cendres. Et lorsque ainsi détruit il fut gisant à terre, la poussière aussitôt se rassembla, et d’elle-même redevint le même corps qu’auparavant…. «  (Enfer XXIV)

La zone à droite du viaduc illustre la neuvième fosse réservée aux Schismatiques (Scandalosi), qui sont punis par où ils ont péché : ces spécialistes des scissions sont à leur tour découpés en morceaux.

« Là, derrière, est un diable qui cruellement ainsi nous « schismatise », remettant chacun de nous au tranchant de l’épée, les blessures se refermant lorsque nous avons parcouru le triste circuit, avant que nous revenions devant lui. »

Le nu de dos au fond, aux mains tranchées , est Mosca ; le nu du premier plan, nécessairement vu de face pour montrer dans sa main sa tête tranchée, est Bertrand de Born :

« Et un autre, mutilé des deux mains, levant les moignons dans l’air obscur, de sorte que le sang lui souilla la face, cria : « Ressouviens toi aussi de Mosca »… Je vis certainement, et il me semble encore le voir, un buste sans tête aller comme allaient les autres du triste troupeau. Avec la main il tenait, par les cheveux, la tête pendante, en façon de lanterne. » (Enfer XXVIII)


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Le Manuscrit BL Additional 19587, vers 1370

Réalisé dans la région de Naples [7], ce manuscrit illustre combien les nus de dos constituent encore une nouveauté qui échappe au savoir-faire des enlumineurs. On n’en trouve que dans trois illustrations.

Pour marquer le début d’un groupe :

1370 ca BL Additional 19587 f. 8r Inferno Minos judging the carnal sinners
Fol 8r : Minos juge un groupe de pécheurs (Enfer V)


Lorsque la la narration l’impose absolument :

1370 ca BL Additional 19587 f. 33rFol 33r 1370 ca BL Additional 19587 f. 40rFol 40r

Les devins et les sorciers, la tête tournée en arrière

« Ayant le visage tourné vers les reins, il leur fallait aller en arrière, parce qu’ils ne pouvaient voir par devant » (Enfer XX)

Un voleur piqué dans le cou par un serpent

« Et voilà que sur l’un d’eux, qui était près de la même rive que nous, s’élança un serpent qui le piqua là où le col s’articule aux épaules ». (Enfer XXIV)

 


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Le Manuscrit XIII.C.4 de Naples, 1370-75

Cet autre manuscrit napolitain, très incomplet, contient deux nus de dos inattendus.

 

1370-1375 Biblioteca nazionale di Na
L’Enfer, chant 19
1370-1375, Biblioteca nazionale di Napoli, BNN ms. XIII.C.4 fol 8v

Dans la troisième bolge, des simoniaques sont fichés à l’envers dans des trous :

De la bouche de chacun sortaient
d’un pécheur les pieds et les jambes
jusqu’au mollet, et le reste était dedans.
Tous avaient les plantes des pieds embrasées

Fuor de la bocca a ciascun soperchiava
d’un peccator li piedi e de le gambe
infino al grosso, e l’altro dentro stava.
Le piante erano a tutti accese intrambe;

La vue de dos se justifie par la nécessité de montrer la plante des pieds. Mais l’insistance obscène sur les anus (et sur un sexe masculin) va beaucoup plus loin que le texte  : le renversement des simoniaques, à cause de leurs pieds embrasés,  a pour autre conséquence de remplacer l’avidité par l’excrétion.


1370-1375 Biblioteca nazionale di Napoli BNN ms. XIII.C.4 fol 31v Purgatoire chant 8Purgatoire, chant 8
1370-1375, Biblioteca nazionale di Napoli, BNN ms. XIII.C.4 fol 31v

Ici en revanche les deux damnés, l’un vu de face et l’autre de dos, traduisent fidèlement le texte :

 

L’un vers Virgile, et l’autre vers une ombre 
assise là, se tourna, criant : « Debout, Conrad  » !
viens voir ce que Dieu par sa grâce a voulu.

L’uno a Virgilio e l’altro a un si volse
che sedea lì, gridando: «Sù, Currado!
vieni a veder che Dio per grazia volse».


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Le Manuscrit Vat Lat 4776, 1390-1400

Réalisé vingt ans plus tard dans la région de Florence [8], ce manuscrit ne comporte encore que cinq occurrences de nus de dos.

Pour les nécessités de la narration :

1390-1400 Vat Lat 4776 fol 62r Les séducteurs Chant 18Fol 62r 1390-1400 Vat Lat 4776 fol 67v Chant 20Fol 67v

Les deux groupes des séducteurs avançant l’un vers l’autre (Enfer XVIII)

Les devins et sorciers marchant la tête à l’envers (Enfer XX)


Pour illustrer une fuite :

1390-1400 Vat Lat 4776 fol 46r Foret des SuicidesFol 46r 1390-1400 Vat Lat 4776 fol 85r Chant 25Fol 85r

Dans La Forêt des Suicidés, Giacomo da Santa Andrea et Lappo fuient devant les chiennes noires (Enfer XIII)

« Et voilà qu’apparaissent, vers la gauche, deux damnés nus et déchirés, fuyant, de telle vitesse, qu’à travers la forêt ils brisaient tout obstacle. Celui de devant : « Accours, accours, ô Mort ! » Et l’autre, qui paraissait souffrir d’aller lentement, criait : « Lappo, tes jambes ne furent pas si prudentes aux joutes de Toppo » »

Le voleur Fucci maudit le ciel, puis s’enfuie devant le centaure (Enfer XXV)

 

Fucci lève les mains au ciel et défie Dieu en le blasphémant, aussitôt s’enroule autour de son cou un serpent, puis un autre qui lui lie les bras. Ainsi privé de la parole et de ses bras, il s’enfuit en courant. Peu après arrive un centaure en colère qui demande où est passé le blasphémateur.


Pour sous-entendre :

1390-1400 Vat Lat 4776 fol 50r chant 15 Les sodomites, parmi lesquels Brunetto LatiniFol 50r

 


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Le Jugement dernier de San Gimignano, 1396

1394 ca Taddeo Di Bartolo, Giudizio Universale, Inferno, San Gimignano, Collegiata Taddeo di Bartolo, 1396, Collégiale, San Gimignano

Les deux seuls nus de dos apparaissent sur la droite de la composition, autrement dit au point culminant de chaque registre (on les lit de bas en haut, puis de gauche à droite, par ordre de gravité croissante [9] ) :

  • dans le registre médian (Péchés contre la chair), dernier péché capital, la Luxure : la vue de dos concerne un proxénète fouetté (ruffiano), la punition des séducteurs au chant XVIII de l’Enfer. Il figure en bonne place entre un couple sodomite (l’un est empalé sur le gril que l’autre tient dans sa bouche) et un couple adultère ;
  • dans le registre supérieur (Péchés contre la chair), dernier péché capital, l’Envie : la vue de dos concerne un démon qui martèle la langue d’Hérode, au dessus d’un autre persécuteur, Pharaon.


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Giovani da Modena, vers 1410

1410 ca Giovanni da Modena, Divine comedie Inferno, Basilica of San Petronio, Bologna

L’Enfer
Giovanni da Modena, vers 1410, Basilique de San Petronio, Bologne

Dans cette multitude, les nus de dos sont encore extrêmement rares. Trois se trouvent dans la même situation : à l’entrée d’un compartiment, poussés dans le dos par un démon à tête d’animal.



1410 ca Giovanni da Modena, Divine comedie Inferno, Basilica of San Petronio, Bologna details
Le quatrième est un des deux pendus giottesques, identifiés ici par le mot IDO-LATRIA : il s’agit de deux faux prophètes dévorés par les serpents et pendus à l’envers (ce qui montre leur fausseté) au dessus de deux trios de disciples. L’inscription « ninus rex » désigne le roi Ninos, fondateur de Ninive, ville par excellence des idolâtres.

Les intellectuels sodomites dans les flammes pour un siècle (Enfer XV)


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Le Manuscrit Angelica 1102, bolonais, début XVème

L’artiste a limité les nus de dos aux épisodes  habituels :

ms-angelica-1102 1400-10 roma fol 17r-Enfer XX Les dvinsLes devins marchant à l’envers, Enfer XX ms-angelica-1102 1400-10 roma fol Enfer XXIV les VoleursLes Voleurs « aux mains liées par derrière par des serpents », Enfer XXIV

1400-10, MS Angelica 1102, Rome


ms-angelica-1102 1400-10 roma fol 6r Enfer VII les prodigues et les avaricieux

Les prodigues et les avaricieux Enfer VII, fol 6r

La  danse de la « ridda » oppose à gauche les avaricieux (gens d’église) et à droite les prodigues.


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L’Enfer illustré par Bartolomeo di Fruosino, 1420-30

1420-30 Bartolomeo-Di-Fruosino-Inferno-from-the-Divine-Comedy-by-Dante-Folio-1v-2 BNF It 74 GallicaFolio-1v-2, BNF It 74, Gallica

Le manuscrit [10] s’ouvre par une vue générale de l’Enfer selon Dante.



1420-30 Bartolomeo-Di-Fruosino-Inferno-from-the-Divine-Comedy-by-Dante-Folio-1v-2 BNF It 74 Gallica rencontres
On trouve des nus de dos en haut à gauche, à l’entrée des trois premiers niveaux, pour amorcer le sens de la lecture.



1420-30 Bartolomeo-Di-Fruosino-Inferno-from-the-Divine-Comedy-by-Dante-Folio-1v-2 BNF It 74 Gallica bas gauche
On en trouve également en bas à gauche, dans le compartiment divisé en deux par un aqueduc, au même emplacement que dans la fresque de Nardo di Cione, et illustrant les mêmes personnages : on reconnaît à gauche le voleur Fucci (de dos) maudissant le ciel ; puis de l’autre côté de l’aqueduc Bertrand de Born (de face) avec sa tête coupée, et Mosca (de dos) levant ses moignons.

Le grand nu de dos en haut, de couleur brune, est l’un des deux damnés de la Forêt des suicidés.



1420-30 Bartolomeo-Di-Fruosino-Inferno-from-the-Divine-Comedy-by-Dante-Folio-1v-2 BNF It 74 Gallica ruffians
Au centre un groupe de trois ruffians, encadrés par des démons, constitue une innovation : la vue de dos sert à montrer les bras liés et croisés douloureusement vers le haut.



1420-30 Bartolomeo-Di-Fruosino-Inferno-from-the-Divine-Comedy-by-Dante-Folio-1v-2 BNF It 74 Gallica geants
En bas s’introduit une autre innovation : Satan debout dans un lac de glace au centre des Enfers, au fond d’un puits gardé par des géants enchaînés. On en compte sept, portant des coiffes orientales, postés à mi-corps derrière la margelle : trois sont vus de dos, pour bien montrer qu’ils surveillent l’extérieur. Nous aurons l’occasion de revenir sur ce thème, traité magistralement par Botticelli.

Le corps du manuscrit comporte des nus de dos dans deux scènes que nous avons déjà rencontrées : sans recopier des modèles figés, les illustrateurs, soumis aux mêmes contraintes de représentation, adoptent des solutions similaires :

1420-30 Bartolomeo-Di-Fruosino atelier-Inferno-from-the-Divine-Comedy-by-Dante-Folio-47v BNF It 74 GallicaFol 47v 1420-30 Bartolomeo-Di-Fruosino atelier-Inferno-from-the-Divine-Comedy-by-Dante-Folio-59r BNF It 74 GallicaFol 59r 1420-30-Bartolomeo-Di-Fruosino-atelier-Inferno-from-the-Divine-Comedy-by-Dante-Folio-74r-BNF-It-74-GallicaFol 74r

Les Florentins, couverts de blessures tournent éternellement en rond (Enfer XVI)

Les devins marchant à rebours, avec la magicienne Manto à gauche (Enfer XX)

Le centaure et les voleurs aux mains liées par des serpents (Enfer XXV)

La quatrième occurrence est en revanche originale :

1420-30 Bartolomeo-Di-Fruosino-Inferno-from-the-Divine-Comedy-by-Dante-Folio-89r BNF It 74 GallicaFol 89r

Les simulateurs se mordant les uns les autres (Enfer XXX)

Je vis « deux ombres pâles et nues qui, en se mordant couraient, comme le porc lorsqu’on ouvre l’étable. »

Les nus de dos illustrent ici, comme souvent, un mouvement de poursuite.


1430-1450 Inferno Dante avec le Commentaire de Guiniforte Barzizza école lombarde, fol 147r BNF It 2017 GallicaEcole lombarde, 1438-50, L’Enfer de Dante avec le Commentaire de Guiniforte Barzizza, , BNF It 2017 fol 147r, Gallica

Dans cet autre manuscrit un peu plus récent, tous les nus ont été, à une époque inconnue, laborieusement grattés au niveau du sexe ou des fesses : preuve que la représentation de la nudité, de face comme de dos, même pour des damnés et même sous couvert de l’autorité de Dante n’avait rien qui allait de soi,


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Fra Angelico, 1425 et 1447

1425-30 Fra_Angelico Enfer Musee San Marco, Florence 1425-30, Musée San Marco, Florence 1447 ca Fra Angelico enfer Staatsmusem Berlinvers 1447, Staatsmuseum Berlin.

L’Enfer (détail du Jugement Dernier), Fra Angelico

Les deux versions de l’Enfer de Fra Angelico ne comportent pratiquement aucun nu de dos, mis à part en bas à droite de la version de 1447 un damné poussé dans le dos par un démon, vu de trois quart arrière, en sortie d’un compartiment.

Un siècle et demi après les audaces de Giotto, le nu de dos reste cantonné à une des situations : la marche forcée, avec éventuellement flagellation.


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Le Manuscrit Yates Thompson MS 36, 1444-50

Ce manuscrit toscan [11] porte sur les trois parties de La divine Comédie, et constitue un véritable tournant pour l’utilisation du nu de dos.


Enfer (illustré par Priamo della Quercia )

Il continue à apparaître dans des scènes où nous l’avons déjà rencontré :

1444-50 Dante A Inferno BL Yates Thompson MS 36 fol 6r Dante being rowed by Charon across the River AcheronFol 6r 1444-50 Dante A Inferno BL Yates Thompson MS 36 fol 12v Dante and Virgil entering the fourth circle, with Plutus Avaricius, the Prodigals and the WrathfulFol 12v

Les âmes de l’Enfer transportées par la barque de Charon (Enfer III)

Le combat en cercle des avares et des prodigues (Enfer VII)


1444-50 Dante A Inferno BL Yates Thompson MS 36 fol 29r Dante and Virgil being approached by three soulsFol 29r 1444-50 Dante A Inferno BL Yates Thompson MS 36 fol 35vFol 35v

Les Florentins, couverts de blessures tournent éternellement en rond (Enfer XVI)

Les devins dont la tête est tournée vers l’arrière (Enfer XX)

Mais son utilisation est bien différente : il n’est plus là par nécessité narrative (les mouvements en cercle sont omis) que par par souci esthétique d’élégance et de variation dans les postures.


Purgatoire (illustré par Priamo della Quercia ) :

Dans ce nouveau jeu d’images, certaines, avec des nus de dos, semblent simplement décalquer une des images de l’Enfer :

1444-50 Dante B Purgatoire BL Yates Thompson MS 36 fol 68r.Fol 68r 1444-50 Dante A Inferno BL Yates Thompson MS 36 fol 6r Dante being rowed by Charon across the River AcheronFol 6r

Purgatoire : Dante rencontrant Casella et Caton

Les âmes de l’Enfer transportées par la barque de Charon (Enfer III )

1444-50 Dante B Purgatoire BL Yates Thompson MS 36 fol 76vFol 76v 1444-50 Dante A Inferno BL Yates Thompson MS 36 fol 29r Dante and Virgil being approached by three soulsFol 29r

Purgatoire : Sordello, et un serpent battu par deux anges

Les Florentins, couverts de blessures tournent éternellement en rond (Enfer XVI)



D’autres nus de dos servent, comme souvent, à illustrer un mouvement :

1444-50 Dante B Purgatoire BL Yates Thompson MS 36 fol 84r Dante and Virgil at the gates of Purgatory, and the Proud carrying heavy stonesFol 84r 1444-50 Dante B Purgatoire BL Yates Thompson MS 36 fol 113vFol 113v

Dante et Virgile aux portes du purgatoire, et les orgueilleux tournant en rond en portant de lourdes pierres (Purgatoire IX à XI)

« Ainsi implorant, pour elles et pour nous, un heureux voyage, sous un poids semblable à celui que quelquefois l’on songe, ces âmes, en des degrés divers de fatigue et d’angoisse, en tournant montaient toutes ensemble par la première corniche, se purifiant de la fumée du monde »

Rencontre avec les luxurieux (Purgatoire XXVI )

 

« Par le milieu du chemin embrasé venait, à l’encontre de celle-ci, une troupe qui attira mes regards. Là je vis des deux parts les ombres se hâter, et se baiser l’une l’autre sans s’arrêter, contentes d’une brève caresse. »


1444-50 Dante B Purgatoire BL Yates Thompson MS 36 fol 107r DandV before Forise Donati, who explains the punishment due to the Gluttons, see food cannot eatFol 107r

Dante et Virgil reconnaissent Forise Donati parmi les Gloutons, amaigris et qui ne peuvent atteindre la nourriture qu’ils voient

Ici le nu de dos sert sans doute à personnaliser l’interlocuteur Forise Donati , parmi les autres gloutons décharnés.


Paradis, illustré par Giovanni di Paolo

Ce troisième livre comporte deux images avec des nus de dos, illustrant une ronde debout ou à genoux :

1444-50-Dante-C-Paradis-BL-Yates-Thompson-MS-36-fol-161r JupiterFol 161r 1444-50 Dante C Paradis BL Yates Thompson MS 36 fol 170rFol 170r
Dante et Béatrice montent au Ciel de Jupiter (Paradis XVIII)

Dante et Béatrice assistent au Triomphe du Christ, adoré par un groupe d’âmes dans un cercle d’étoiles (Paradis XXIII)


Ainsi en ce début de la Renaissance, le nu de dos sort de l’Enfer où il était cantonné, pour gagner le Purgatoire et le Paradis. De manière générale, les illustrations se libèrent des postures stéréotypées et représentent le corps sous toutes ses formes (émaciées, juvéniles, voire sensuelles) et sous tous les angles, banalisant la vue de dos comme une pose parmi les autres.


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Giovani di Paolo, 1453

1453 Giovani di Paolo Jugement dernier Pinacotheque nationale Sienne detail (détail) 1453 Giovani di Paolo Jugement dernier Pinacotheque nationale Sienne

Le Jugement dernier 
Giovani di Paolo, 1453, Pinacothèque nationale, Sienne

Un seul nu de dos ici encore, mais cette fois en entrée d’un compartiment : il s’agit d’une pècheresse que le roi Minos est en train de juger, tout en attirant avec sa queue un clerc tonsuré qui a sans doute commis le péché de chair avec elle.


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Le Manuscrit Vat Urb lat 365, 1478

Ce manuscrit, commandé par le duc d’Urbin Federico da Montefeltre et illustré par  Guglielmo Giraldi and Franco dei Russi, était inachevé à sa mort en 1478.

Malgré l’évolution des connaissance anatomiques à la Renaissance, les nus de dos restent très rares, cantonnés à leur utilisation habituelle chez les illustrateurs de l’Enfer –  la fuite ou la ronde :

1478 Vat Urb lat 365 fol 38vLa rencontre avec Brunetto Latini (Chant XV) 1478 Vat Urb lat 365 fol 41r Les trois florentins tournant Livre XVILes trois florentins tournant (Enfer XVI), Vat Urb lat 365 fol 41r

(c) Biblioteca vaticana


1478 Vat Urb lat 365 fol 46v La vallée de malebolge Enfer XVIIILa vallée de Malebolge (Enfer XVIII), fol 46v (c) Biblioteca vaticana

Ils trouvent ici une utilisation plus originale, pour illustrer les mouvements en sens inverse des damnés, que Dante décrit avec précision.

« Au fond les pécheurs étaient nus :
du milieu jusqu’à nous, ils venaient de face,
au-delà ils allaient avec nous, mais à plus grands pas,
comme les Romains, en raison de la foule,
l’année du Jubilé, avaient mis au point
la manière de passer le pont,
de sorte que d’un côté tous les gens aient le front
vers le château et aillent à Saint-Pierre,
et de l’autre côté aillent vers le mont. »


1478 Vat Urb lat 365 fol 165v Purgatoire XXIII les gourmans privés de fruits
Les Gourmands privés de fruits, Purgatoire XXIII fol 165v (c) Biblioteca vaticana

Ici enfin, les illustrateurs innovent avec cette image tragique des gourmands décharnés faisant la ronde autour d’un arbre inaccessible, pour traduire les vers suivants :

Toute cette foule qui chante en pleurant
pour avoir suivi la gloutonnerie sans mesure,
redevient sainte ici par la faim et la soif .
Le désir de boire et de manger s’enflamme
au parfum des fruits et de l’eau
qui éclabousse le feuillage.



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Références :
[1] Merton , Die Buchmalerei in St-Gallen vom 9. bis zum 11. Jh., Leipzig, 1923, pl. LVIII https://archive.org/details/diebuchmalereiin00mert
[1a] On trouve également des atlantes demi-nus en haut du candélabre pascal de Capoue, mais vus de face. Et des danseuses entrecoupés de têtes de lion sur le globe de la fontaine du cloître de Montreale, là encore sans vue de dos.
[2] Eugene Paul Nassar « The Iconography of Hell : From the Baptistery Mosaic to the Michelangelo Fresco » Dante Studies, with the Annual Report of the Dante Society No. 111 (1993), pp. 53-105 https://www.jstor.org/stable/40166469?seq=4#metadata_info_tab_contents
[4] Jenny Judova « The Signifiers of the Demonic in the Queen Mary Psalter, Ms 2 B VII », Master of Philosophy, Glasgow University https://www.academia.edu/8919525/The_Signifiers_of_the_Demonic_in_the_Queen_Mary_Psalter_Ms_2_B_VII
[4a] Peter Seiler, « Schönheit und Scham, sinnliches Temperament und moralische Temperantia. Überlegungen zu einigen Antikenadaptionen in der spätmittelalterlichen Bildhauerei Italiens » dans Zeitschrift für Kunstgeschichte , 70 (2007), S. 473-512 https://www.jstor.org/stable/40379315
[6] Leon Jacobowitz-Efron, DANTE IN PISTOIA: THE FRESCOES OF THE CAPPELLA DEL GIUDIZIO, Quaderni storici, NUOVA SERIE, Vol. 47, No. 140 (2), Riscatto, scambio, fuga (AGOSTO 2012), p. 454 https://www.jstor.org/stable/43780094