Cette fresque absidale découverte en 2017 et classée MH recèle d‘intéressants problèmes iconographiques. L’article propose quelques pistes de réflexion dans l’état actuel des recherches, et dans l’attente de la publication de l’ouvrage sur l’édifice que Mr Fréderic Mérit, chercheur indépendant, est en train de finaliser. Je le remercie pour son aide, pour les photographies fournies qui illustrent cet article, ainsi et surtout pour ses précieux documents de recherche historique.
En aparté : le motif paléochrétien de la couronne de lauriers
Musée archéologique de Ravenne | Musée archéologique d’Istambul |
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Chrismes paléochrétiens
Sur les sarcophages paléochrétiens, il est courant de rencontrer une couronne de lauriers entourant le chrisme xhi-rho. Elle est toujours composée de deux branches symétriques partant du bas, et parfois agrémentée par un ruban, le lemnisque. Dans la couronne de gauche il forme un enroulement continu, là encore de manière symétrique. Dans la version de droite, il se contente de nouer en bas les deux branches : très rarement, comme ici, il forme un X qui fait écho au khi.
Fin IVème-début Vème, Baptistère de San Giovanni in Fonte, Naples
Sa signification est assez claire : c’est la couronne qui vient récompenser le martyre. Ici la main de Dieu s’ajoute au lemnisque pour la tenir au dessus du Christ monté au ciel, symbolisé par le Chrisme.
Particulièrement sophistiquée, la couronne de Rovon présente :
L’artiste n’a donc pas recopié une couronne paléochrétienne ni voulu représenter un enroulement réaliste du ruban : il a conçu avec grand soin une couronne d’où jaillissent des rinceaux, dispositif dont je n’ai pas trouvé d’autre exemple.
Ces rinceaux sont tout aussi sophistiqués : ils ne sont pas totalement symétriques par rapport à l’axe central, de manière à créer un effet de variété. Ils ont la forme de feuilles d’acanthes argentées, avec des spirales terminales soit argentées, soit dorées, soit rouges. Parfois une spirale argentée s’entrecroise avec une spirale dorée ; à deux endroits seulement, elles sont jointes par un anneau doré (en bas de la photographie).
On retrouve les mêmes motifs de feuilles d’acanthes argentées, en rinceaux qui s’entrecroisent, autour de fleurs de lys dorées, lesquelles sont enfilées sur un motif nouveau : un collier de perle. Ce collier s’attache en haut à un anneau doré fonctionnant comme un fermoir. Au centre le monogramme IHS est classique : on remarque le coeur rouge au pied de la Croix, qui évoque le douleur de Marie (dans la vesrion jésuite du monogramme, il est le plus souvent remplacé par trois clous).
Comme l’a remarque F.Merit, l’entrecroisement des rinceaux de l’arc s’amenuise en haut, ce qui accentue l’effet d’élévation.
Il y a donc une remarquable unité entre les deux familles de rinceaux (de l’arc triomphal et du cul de four), tous deux suspendus à un motif circulaire (couronne de lauriers, anneau doré).
Ces deux ramures tombant du ciel ont pour source l’une le Saint Esprit (colombe), l’autre le Fils (monogramme IHS).
En comparaison de ces raffinements décoratifs, la colombe de l’Esprit Saint est très frustre, presque enfantine avec ses deux pattes en avant.
Bernin, Gloire de Saint Pierre de Rome, 1666 | Gravure de Venturini, 1685-91 [1] |
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Cette posture très particulière a été inventée par Bernin pour le vitrail de la Gloire de Saint Pierre de Rome. L’artiste de Rovon a adapté comme il a pu ce modèle prestigieux, en conservant les rayons dorés et en remplaçant la couronne d’angelots par la couronne de lauriers de son cru.
Ce qui nous donne, pour la datation de la fresque, un terminus post quem de 1666, voire même de 1685-91 si on attend la première version gravée. Par ailleurs, le terminus ante quem est donné par le compte-rendu d’une visite épiscopale de 1732, qui mentionne la présence des fresques :
« le chœur est vouté en coquille peint sur les murs, le grand autel est assez propre, le tableau représente un crucifix, la St Vierge, St Pierre patron de la paroisse et St Jean. Immédiatement sous celui-ci est posé le tabernacle d’or sur azur et au-devant pend une lampe d’étain » [2]
Le rédacteur du compte-rendu ne parle pas de l’originalité iconographique que constitue une décoration absidale construite autour d’une unique colombe. Soit parce qu’il a compris que saint Pierre de Rovon se voulait un petit Saint Pierre de Rome, soit parce qu’il a interprété le motif comme complétant le tableau de la Crucifixion…
Retable de Brousse le Château (détail)
…de la même manière que dans ce retable rouergat, le delta rayonnant illuminé par l’oculus surplombe le Père, qui surplombe le Fils.
Vase de roses |
Corbeille de fruits |
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Ils sont réalisée si sommairement que l’effet de trompe-l’oeil – le bouquet posé à droite de l’autel, la corbeille en surplomb au dessus de la porte – passe inaperçu. Il existait un second vase à l’extrême gauche, détruit lors du percement de la nouvelle fenêtre latérale.
Elles ne semblent pas faire référence aux armoiries d’une famille locale : les croix rouges pattées se rencontrent fréquemment dans les églises des environs, en tant que croix de consécration. Celles-ci sont néanmoins assez particulières (croix pattées arrondies alésées), plus les traits en faisceau qui séparent les pattes. L’alternance de tracés fins et gras vise à un effet de relief.
Le premier motif est composé de feuilles d’acanthe en grisaille, pour la moulure du bas du cul de four qui sépare :
Le second motif, pour les encadrements de la porte et de la fenêtre, reprend les feuilles d’acanthe et les entrecoupe de fleurs rouges, qui posent un problème d’interprétation.
Au premier abord, on peut y voir des tulipes, un fleur qui a laissé un mauvais souvenir suite à la grande crise de 1637 (ce pourquoi on la trouve souvent dans les Vanités, comme symbole de l’illusoire). A la fin du siècle, elles constituent néanmoins un motif décoratif courant dans les meubles peints des pays du Nord, au point qu’on nomme Tulpenmalerei ce style de décoration.
Rinceau avec tulipes et lys, plafond peint, Maison Zimmer, 1615, Riquewihr | Armoire de mariage alsacienne, 1823, collection privée |
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« La tulipe avec ses nombreuses variantes a toujours eu une haute valeur symbolique. Représentant un calice parfait, elle reçoit les dons que Dieu veut bien distribuer. Elle est symbole de la flamme du Christ, de l’amour, de la matrice féminine, de la féminité tout court. » [3]
Bourgeon de rose
Les fleurs rouges de Rovon sont fermées, ce qui ne correspond pas aux tulipes décoratives habituelles. On pourrait tout aussi bien y voir des roses encore en bourgeon, juste avant leur éclosion : ce qui en ferait un contrepoint des roses épanouies du vase.
Choeur de l’église de Brousse le Château
Pour l’éclairage du choeur dans les églises rurales, le cas le plus courant est celui d’une fenêtre axiale, quelque fois réduite à un oculus situé en hauteur lorsque le retable occupe toute la largeur.
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Choeur de l’église de Saint Felix de Valois
On trouve parfois deux fenêtres latérales, de part et d’autre d’un retable de taille réduite.
Choeur de Rovon (reconstitution)
Le choeur actuel semble avoir été construit vers 1535. Avant le percement des deux fenêtres actuelles, l’unique fenêtre latérale est cohérente avec l’existence d’un retable de petite taille ; l’absence de fenêtre à droite s’explique par la nécessité de l’accès à la sacristie.
Un rare exemple de Crucifixion avec Saint Pierre est un tableau de Bosch, ici recomposé en supprimant le donateur, de manière à évoquer la description de 1732.
L’emplacement du retable au moment de la réalisation des fresques est marqué par la niche rectangulaire aujourd’hui bouchée par des briques, dans lequel il était encastré. Les deux motifs peints latéraux, en forme de crosse de fougère, remplacent les consoles baroques qui flanquent habituellement les retables ou les tabernacles (les deux dans le cas de Brousse le Château).
La tête d’angelot munie d’ailes est un poncif du répertoire baroque. Elle est ici la source de deux rinceaux descendants (feuilles d’acanthe argentées et feuilles de lys dorées) qui ont presque totalement disparu lors de l’obstruction de cette fenêtre latérale.
Le croissant de lune sur la tête de l’ange, réalisé avec la même alternance de traits gras et fins que les croix, est le petit mystère de cette décoration murale. D’autant que sa forme cornue en fait, vu de loin, un attribut risqué.
Le motif médiéval des anges portant les symboles du Soleil et de la Lune apparaît au début du XIIIème siècle (voir 2 Les anges aux luminaires ), mais les luminaires vont toujours par couple.
Ici l’ange lunaire apparié à la colombe solaire est un unicum iconographique.
Nous proposerons plus loin une possible explication.
Ce schéma fait apparaître la cohérence de la conception d’ensemble :
Après cette description factuelle, nous allons présenter trois hypothèses, en commençant par la plus assurée.
Première hypothèse : une influence locale
Toussaint Largeot, 1662-66, Chapelle Sainte Marie d’En haut, Grenoble
A quarante kilomètres de Rovon, les fresques de Sainte Marie d’En Haut sont un chef d’oeuvre baroque, dont certaines caratéristiques ont pu inspirer notre artiste : nervures décorées de feuilles d’acanthes en grisaille, alternance d’argent et d’or, arc triomphal avec des entrelacements autour d’un motif répété (ici le Sacré-Coeur).
Les grosses feuilles d’acanthe se terminant en spirale abondent côté nef.
La fin de ce chantier prestigieux coïncide avec notre terminus post quem : il n’est donc pas impossible qu’un fresquiste ayant travaillé à Sainte Marie d’En haut ait proposé d’en faire une réplique à Rovon, ce qui a deux implications :
Deuxième hypothèse : un souvenir de Rome
Abside de San Clemente, XIIème siècle, Rome
Cette mosaïque, composée de rinceaux en spirale proliférant autour d’une croix, est connue comme un unicum iconographique. Il s’agit d’évoquer des vrilles de vigne, ainsi que le précise l’inscription en bas du cul de four :
Comparons l’Église du Christ à cette vigne, que la Loi rendait sèche mais que la Croix a fait reverdir. |
Ecclesiam Christi viti simulabimus isti, quam lex arentem set crus (sed crux) facit esse virentem. |
Cette mosaïque médiévale intègre de nombreux motifs paléochrétiens, comme la couronne de lauriers à lemnisques et la corbeille de fruits. A l’époque baroque, ces styles sont considérés comme totalement archaïques : il n’existe d’ailleurs aucune reproduction de la mosaïque de San Clemente avant le XIXème siècle. Pour la voir, il fallait donc se déplacer à Rome.
Mosaïque du cul de four de Notre Dame de la Garde, 1874-82, Marseille
Notre voyageur de Rovon aurait en somme anticipé de deux siècles la démarche éclectique d’Henri Revoil pour les dessins de cette mosaïque néo-byzantine, qui combine explicitement les deux mêmes modèles romains, la mosaïque de San Clemente et la colombe de Saint Pierre.
A Rovon, la réminiscence incongrue de motifs décoratifs paléochrétiens s’expliquerait non par un goût pour cet art, impensable à la fin du XVIIème, mais par le souci de s’adapter aux moyens modestes de l’artiste, tout en servant une iconographie ambitieuse.
En aparté : l’orientation des églises
Les églises sont orientées de façon à ce que le desservant, dans le choeur, officie face au soleil levant (et non en direction de Jérusalem, comme on le dit souvent). Les rares textes canoniques qui préconisent une orientation [4] précisent qu’il s’agit du lever du soleil à l’Equinoxe de printemps, soit plein Est, ce qui coïncide approximativement avec la fête de l’Annonciation, le 25 mars (qui a longtemps marqué le début de l’année).
Diagramme d’Eva Spinazzè [4]
Cependant la majorité des édifices ne suit pas exactement cette orientation : on rencontre des choeurs dans toutes les directions possibles, entre le lever du soleil au solstice d’hiver (vers le Sud Est) et le solstice d’Eté (vers le Nord-Est).
Malgré des recherches intensives, il n’y a pas de consensus scientifique sur la raison de ces écarts. Ils pourraient indiquer le lever de soleil :
La question est compliquée par le fait que l’horizon astronomique est différent de l’horizon local : le lever observé du soleil dépend de l’altitude du lieu, et surtout des montagnes qui masquent le lever astronomique du soleil au jour dit.
Les techniques médiévales connues permettaient néanmoins de déterminer cet azimut théorique :
Troisième hypothèse : une Annonciation symbolique
Si on raisonne avec l’horizon astronomique, on constate que l’édifice est orienté en direction du Solstice d’hiver et de la fête de Noël, à la latitude de Rovon. La fenêtre latérale pointe le lever théorique du soleil vers le 10 avril, un peu après l’équinoxe (plein Est). Si l’on tient compte du décalage de 11 jours entre le calendrier julien et le calendrier grégorien, la fenêtre indique approximativement le lever du soleil vers la fête de l’Annonciation, dans l’ancien calendrier [6].
Si on raisonne avec l’horizon local, on peut supposer que l’orientation de l’édifice correspond à la pose de la première pierre début mars. La fenêtre latérale reçoit le soleil levant en juin, soit le mois de la Saint Pierre.
Quelle que soit la cause initiale de l’orientation ESE de l’église de Rovon, la fenêtre latérale constitue, par sa direction très proche de l’Est, une sorte de compensation.
Présentes avant la réalisation des fresques, les deux ouvertures latérales constituaient à la fois un problème, par leur dissymétrie ; et une opportunité, par leur opposition quasiment théâtrale : ouverture vers le Ciel « côté jardin », ouverture vers la Terre « côté cour ».
Si on ajoute le fait que la fenêtre latérale s’ouvrait du côté du lever de soleil au printemps, on peut imaginer que le concepteur du décor ait eu l’idée de mettre en scène une Annonciation symbolique :
Le croissant de lune aurait pour but de mettre l’accent sur le rôle de l’ange lors de l’Annonciation : transmettre fidèlement le message divin, tout comme la Lune réfléchit, sans la produire, la lumière du Soleil.
La corbeille de fruits, au dessus de la porte, évoquerait quant à elle :
Avec une grande économie de moyen, les trois familles de rinceaux décoratifs font chorus avec cette thématique, pour peu qu’on les comprenne, telle la vigne de San Clemente, comme trois figures de l’Eglise :
Rustique par sa réalisation et ambitieuse par sa conception, la fresque de Rovon résulte probablement de la rencontre d’un praticien local, influencé par la décoration de Sainte Marie d’en Haut, et d’un voyageur savant, ayant ramené de Rome la vigne de San Clemente et la colombe de saint Pierre.
Les miroirs qui reflètent le visage de qui s’y mire sont innombrables. Cette série d’article est consacrée à un cas très particulier, les miroirs fatals, qui reflètent à la place une tête de mort, un diable, un fou, ou autre figure négative. Souvent les commentateurs les confondent dans une même catégorie iconographique et les interprètent à la va-vite.
En distinguant soigneusement les différents cas de figure, nous verrons que ces miroirs fonctionnent de manière variée, et portent des messages souvent assez différents de ce qu’un regard moderne croit y voir.
En préambule : la convention du miroir
Optiquement, pour qu’un reflet montre un visage de face, il faut que :
Ainsi dans cette photographie, le sujet ne se sourie pas à lui-même, mais au spectateur, ce qui reste singulièrement contre-intuitif.
Les images que nous allons voir datent pour la plupart d’avant la connaissance des lois de l’optique, et ne s’embarrassent pas de ces paradoxes. Le miroir y fonctionne comme une sorte de phylactère, qui fait abstraction de la position du spectateur et indique, conventionnellement, ce que voit celui qui s’y mire.
1A La Coquette et le Diable
Ce premier article examine les cas de figure où un miroir se trouve en présence d’un diable ou d’un squelette, mais sans que celui-ci n’apparaisse dans le reflet.
Dans les premières cathédrales gothiques, au début du 13ème siècle la Luxure est figurée comme une femme au miroir, soit seule, soit en couple (voir La Luxure au XIIIème et XIVème siècle). Cette représentation très intellectualisée exclut la présence du démon, qui n’apparaît que vers 1300 :
BL Royal 19 C I. Fol 204r
BNF Francais 857 Fol 197r
Matfre Ermengaud, Breviari d’Amor, 1300-20
Le diable ici fait se peigner et se mirer |
Le diable ici flatte la vanité mondaine |
li diable li fay puechenar e mirar |
Li daible li fay abelir mondana vanitat |
Ces deux manuscrits étroitement apparentés [1] présentent côte à côte, sans les expliciter, l’image de la Luxure au miroir et celle de l’Orgueil à cheval. Viennent ensuite quatre scènes de la vie amoureuse, inspirées par ces deux vices et par le diable : le banquet, la parade à cheval, le tournoi et la danse.
BL Royal 19 C I. Fol 204r
Dans le manuscrit de Londres, c’est un diable ithyphallique qui conduit cette danse, avant les deux cases terminales :
Le diable fait adorer la dame à l’amoureux |
L’amoureux est mort, le diable emporte son âme. |
Le diable fay adzorar la dona a l’aymador |
Mort l’aymador el diables portant lamme |
On a donc ici une continuité graphique entre le miroir, à la toute première case, et l’âme extraite du corps, à la toute dernière : comme si ces deux disjonctions entre le corps et son image étaient équivalentes par nature.
Cette idée d’une affinité entre reflet et âme s’exprime, d’une autre manière, dans un poème du siècle précédent :
Mort, en ton miroir se mire
L’âme, lorsqu’elle s’arrache du corps,
et qu’elle voit clairement écrit dans ton livre
Que nous devons, pour plaire à Dieu, choisir
La vie qui passe pour la pire.Hélinand de Froidmont, Les Vers de la Mort, poème du XIIe siècle, strophe XI, transcrit en français moderne par Michel Boyer et Monique Santucci
St Augustin, La Cite de Dieu, 1370-1380, BNF Français 22913 fol 370r
On reconnaît ici trois vices :
Vaine gloire (détail de la fresque de L’Enfer)
Taddeo di Bartolo, 1393, Collegiata di Santa Maria Assunta, San Gimignano
Ici le miroir est l’attribut de l’Orgueil (Vaine gloire), qui admire encore sa chevelure tandis qu’un démon est en train de se soulager sur elle.
Jugement dernier (détail), 1405, fresque à la cire, Collégiale d’Ennezat
Le seul péché mortel individualisé est la Luxure, qui jusqu’au dernier instant se regarde dans son miroir, par dessus la tête du diable.
La Luxure, détail de la fresque de l’Enfer, 1446, chiesa di San Giorgio di Campochiesa
La Luxure jouit ici de ses attributs modernes, le miroir et le peigne, qui s’ajoutent à son vieil attribut de l’époque romane : le serpent qui lui sort du ventre pour la mordre.
Giovanni di Paolo, Les luxurieux, détail de l’Enfer (detail), 1465 , Pinacoteca Nazionale Sienne
Ici, c’est le Luxurieux qui tient bien inutilement le miroir, tandis qu’un démon pétrit le sein de sa compagne, dans une sorte de cocuage infernal.
1483, édition d’Ulm | 1484, édition d’Augsburg, BSB GW M41162 Folio 49 |
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Konrad Dinckmut, Der Seelen Wurzgarten, Frontispice du chapitre 1
Dans ces deux incunables, c’est à nouveau l’Orgueil qui est peigné et miré, puisque la Luxure est représentée par le couple central (dans l’édition d’Augsburg, un serpent a été rajouté sur son pubis, pour éviter toute confusion).
Ces quelques exemples montrent que, pour représenter la Luxure dans le contexte des Péchés capitaux, la coquette au miroir succède à la femme au serpent romane, puis au couple gothique à partir du début du 14ème siècle. A partir de la fin du 14ème siècle, il arrive qu’elle représente l’Orgueil.
Jacques le Grant, Le livre des bonnes moeurs, vers 1470, Chantilly, Musée Condé MS 297, fol 109v
Une première manière de faire comprendre à la coquette ce qu’elle risque est de lui montrer ce qui est arrivé à une de ses semblables :
« Et a ce propos Guillaume de Paris en son livre du monde universel , recite comment deux femmes jadis furent tres curieuses de soi parer et pigner. Si avint que l’une d’icelles mourut, et après qu’elle fu morte, elle s’apparut a sa compaigne qui se pignoit et lui dist : « Mamye, avise toi, car je suis dampnee a cause de mes curiositéz que je mantenoie quant j’estoie avecques toi. Et m’est avis que teles curiositéz ne sont autre chose fors que cause de luxure et de toute dissolucion charnelle »
Bâle (éditeur Johann Bergmann von Olpe) | Nüremberg (éditeur Peter Wagner) |
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Uberhebung der hochfart,Chapitre 92, Das Narrenschiff, 1494
Le titre du chapitre 92, Uberhebung der hochfart (« dépassement de l’arrogance ») joue sur le sens littéral du mot hoch-fahrt qui, comme le mot hautain, suggère un déplacement vers le haut. Le dessin illustre littéralement l’entête du chapitre :
Qui est hautain et se louange |
Wer hochfart ist und du t sich loben |
Le brai est un long bâton bifide dont se servaient les oiseleurs [2]. L’originalité de l’image est qu’elle ajoute aux deux attributs classiques (le miroir de la Vanité et le gril du l’Enfer) cet instrument de chasse, qui compare l’Orgueilleuse à un oiseau et le diable à un oiseleur (voir L’oiseleur). Sa force est que la proie, fascinée par son reflet, n’a pas l’idée d’utiliser son miroir pour observer ses arrières.
Peregrino da Cesena, 1490-1520, British Museum | Altdorfer, vers 1520 (copie de la gravure italienne) |
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Prudentia
En ce sens, la Hautaine de la Nef des Fous est aussi l’antithèse de la Prudence, qui quant à elle se sert de son miroir pour dominer le dragon.
Attraper le coucou
Thomas Murner, Die Geuchmat (Le pré aux coucous) 1519, Munich, BSB Rar. 1791 vue 62
Un autre retournement de situation est cette caricature du livre satirique de Thomas Murner, où les coucous (cocus) se trouvent placés dans toutes sortes de situations dévalorisantes :
C’est une sagesse particulière |
Es ist eine eine spezielle Klugheit |
L’image se lit en comparant les deux gestes simultanés : au moment où l’oiseleuse attrape l’homme par la main, celui-ci laisse s’échapper son oiseau, autrement dit perd sa virilité. Autant la symbolique de l’oiseleur (homme chasseur de femmes) est fréquente, autant son inversion est rare (voir L’oiseleuse).
Crispijn de Passe the Elder, 1599 , British museum
La Hautaine de la Nef des Fous s’est ici transportée en intérieur, et le diable s’est divisé en deux, l’un qui la coiffe et l’autre qui prépare le barbecue. La composition suit fidèlement le texte :
Faut-il l’appeler très folle… ou mieux, orgueilleuse cette misérable race d’humains qui place tout son zèle dans des bagatelles ? Afin, soit par nouveauté, soit par ridicule, d’orner ses membres par son accoutrement. Aucun mauvais démon ne refuse jamais de les aider. |
An stultos magis… an verius esse superbos vesanum genus hoc hominum dicamus : in hisque qui studium omne locant nugis. Ut, sive novato seu de ridiculo exornent sua schemate membra. Auxilium quibus haud cacadaemon denegat unquam. |
1B Le diable qui tient le miroir
Etrangement, cette formule qu’on croirait médiévale est en fait une invention moderne.
La belle Rosine (Deux jeunes filles)
Antoine Wiertz, 1847, Musée Wiertz, Bruxelles
Ne reculant jamais devant le bizarre, Wiertz nous propose ici, dans l’esprit des leçons d’anatomie, une série de confrontations :
La question étant : de ces deux Beautés, laquelle nargue l’autre ?
Dix ans plus tard, Wiertz va exploiter d’une autre manière cette veine érotico-macabre.
La coquette habillée | Le miroir du Diable |
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Antoine Wiertz, 1856, Musée Wiertz, Bruxelles
Entre les deux pendants, les accessoires de vanité (le collier de perles autour du cou, la montre, la bague, le flacon de parfum sur le guéridon) n’ont pas bougé, pas plus que le voile de gaze, ni le ruban et la fleur dans la chevelure, ni la position des doigts de la coquette : il faut comprendre que la robe de satin gris a été enlevée d’un coup, par l’intervention du démon cornu qui se glisse derrière la glace.
Bien avant les rayons X, Wiertz imagine un miroir diabolique qui rend nu, révèle le triangle du pubis sous celui du bustier, et le collier d’or qui se cachait sous la manche. Le diable ici n’a rien de médiéval, c’est juste un deus ex machina qui moralise vaguement le dispositif : sorte de stéréoscopie dont le but n’est pas de faire surgir le relief, mais de prolonger indéfiniment l’instant palpitant de l’effeuillage.
En ce sens, l’invention de Wiertz n’a rien d’un revival médiéval : elle trouve plutôt sa source dans quelques pendants érotiques de Boucher, qui fonctionnent sur le même principe du déshabillage instantané, mais sans l’alibi du miroir (voir Les pendants de Boucher : paysages et autres)
Le Démon de la Coquetterie, Félicien Rops, vers 1898
Rops reprend l’idée en modifiant le point de vue, plaçant ainsi le spectateur en position de super-voyeur, en arrière du diable-singe qui se cache derrière le miroir pour jouir de l’effeuillage.
Le chef d’oeuvre du Diable (Devil’s Masterpiece), Gordon Ross, 1910, Puck
Cette caricature fait de la femme moderne une sorte de sommet évolutif, qui surclasse de toute sa hauteur les tentatrices d’antan : une marquise dépoitraillée, une Héloïse à cornette, une hétaïre, plus Eve et Cléopâtre en personne. Les oiseaux de paradis sont attirés par sa lumière, et le paon posé sur le globe obscur consacre sa superpuissance. Seul le sablier caché entre les colonnes rappelle que cette opulence n’aura qu’un temps.
La Nuit. Devant le miroir (Noc. Przed lustrem)
Teodor Axentowicz, vers 1910, collection particulière
A la même période, en Pologne, Axentowicz traite le thème avec sérieux, dans un esprit symboliste : le diable s’est pétrifié dans le socle et c’est une vieille femme en noir qui tient le miroir de la jeune femme nue , juste avant que la Nuit ne la rhabille dans ses voiles.
Carlo Nicco,1919, Affiche du film Lussuria, série des sept péchés capitaux, avec Francesca Bertini
La Luxure au miroir médiévale est ici acclimatée à l’antique, entre la statue de Pan et le petit faune, prêt à faire basculer la psyché.
Norman Lindsay, 1919, Reflections
La jeune fille est épouvantée par les ruses du Diable : debout à l’arrière, le beau Cupidon porte un masque de spectre, et réciproquement.
Eve au miroir, vers 1920, Jean Gabriel Domergue
A l’extrême-gauche, un babouin présente à la belle ses accessoires de toilette. A l’extrême droite, un carrosse à la roue ricanante attend cette Eve-Cendrillon pour la conduire au bal. Au centre, dans le miroir tenu par un diable mi bouc mi singe, son geste gracieux se transforme en geste simiesque.
Ainsi ce tableau féroce sous-entend une double transfiguration de la Beauté : en singe et en souillon.
1C La Mort qui tient le miroir
Cette formule rare apparaît brièvement dans quelques Livres d’Heures, à la fin du XVème siècle.
Office des Morts (psaume 116)
Livre d’Heures, Flandres, 1480-90, Walters Art gallery, Baltimore, W431 fol 115
Cette page est la seule du manuscrit a être bordée par un litre funéraire, qui rend d’autant plus tragiques les beautés de la vie (fleurs, fruits, oiseau) auxquelles il faut renoncer, et d’autant plus mélancolique le premier mot du psaume : Dilexi (j’ai aimé). Le miroir totalement noir ajoute à cette idée de perte définitive, tandis que la mort sardonique se prépare à lancer sa flèche.
Livre d’Heures, France (probablement Mons), 1490-1500, Morgan Library M.33 fol. 181r | Livre d’Heures, Cambrai, 1490-1500, Morgan Library MS 116 fol 172v |
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Ces deux images accentuent le surgissement de la Mort par l‘ombre noire sur le fond nocturne. Son arme est d’un côté un fouet, de l’autre une flèche qui se contente pour l’instant d’envoyer un dernier avertissement : Cogito mori, pense à mourir !
Livre d’Heures, Atelier de Jean Bourdichon, vers 1490, Bibliothèque Mazarine, Ms. 507, fol. 113 | Livre d’Heures, vers 1500, Huntington Library, MS HM 1165, fol. 105 |
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Office des Morts
Dans cette variante, le miroir n’est plus obscur, mais dirigé vers le jeune homme, auquel, d’une certaine manière, il coupe déjà la tête : ce pourquoi la Mort n’a pas besoin d’une autre arme.
Dans la première version, le jeune homme est déjà retranché du monde des vivants par la forêt épaisse de l’arrière-plan. La seconde image révèle l’origine de cette formule : une adaptation de la très célèbre rencontre, dans un cimetière, des Trois Vifs et des Trois Morts :
Petites heures du duc Jean de Berry, 1375-90, BNF ms. lat. 18014 fol 282r
Vigile des Morts, Livre d’Heures,1500-25, Flandres, Trente, Biblioteca comunale BCT1-1761 (F d 24) fol 122v 123
Dans ce bifolium, le style relativement fruste masque la verve ironique de la composition. Quatre saynettes accouplent de diverses manières un vivant et un mort :
S.Cosacchi, qui a publié cette Danse Macabre, pensait que l’homme au chapeau, à la tunique rouge et aux chausses bleues était un élu ou un converti, qui échappait au massacre général, le squelette au miroir se contentant de lui montrer l’ensemble de cette vision d’horreur ( [3], p 159). En fait, le même homme se retrouve dans la marge droite, cette fois sous une épée brandie.
Il faut donc lire cette saynette latérale (en bleu) en deux temps, dans toute sa cruauté :
1D La Mort qui se mire
Cette formule tout aussi rare, où un squelette se regarde dans un miroir, semble avoir été réinventée plusieurs fois, pour des raisons indépendantes.
fol. 104v | fol. 91v |
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Psautier, France, 1297-1310, Morgan MS M.796
Dans ce psautier, les drôleries marginales sont volontiers ironiques, comme la violoniste qui essaie de jouer avec des accessoires de cheminée, un soufflet et une grande pince.
On peut classer le squelette qui se regarde dans un miroir, quelques pages avant, dans la même catégorie d’aporie. Ce n’est peut être pas par hasard qu’il se trouve, par antithèse, en marge d’un psaume de louange et de joie :
Servez Dieu avec joie, venez sous son regard avec allégresse ! Psaume 100
La présence du miroir est liée à l’expression « sous son regard (in conspectu eius) », un cas de figure qui se présente aussi avec une drôlerie plus fréquente, le singe au miroir (voir 3 Bordures gothiques).
Dirige. Verba mea (Vigiles de l’Office des Morts)
Livre d’Heures (usage de Rome), Paris, 1490-1500, La Haye, KB, 76 F 14 fol 83r
Cette image superpose l’image consolante de la Messe des Morts à l’image désolante de la Mort qui vient de frapper (elle tient sa flèche vers le bas, en dessous du palais et de la ville) et se transforme maintenant en fossoyeur (en dessous du château en ruine et de l’arbre mort).
Ici encore le miroir est sans doute appelé par le terme « in conspectu tuo », dans la même partie de l’Office :
Dirige, seigneur mon Dieu, ma voie sous ton regard . |
Dirige domine deus meus in conspectu tuo viam meam. |
Office des Morts (psaume 116)
Livre d’Heures, Paris, après 1484, fol 98r, collection particulière
Cette image tout a fait exceptionnelle a probablement une explication biographique. L’inscription sur le tombeau, « 1484 28 septembris fuit hic inhum », ne permet pas de savoir qui était celui ou celle « qui fut inhumé ici » : mais la suppliante à genoux, qui regarde dans le miroir son image actuelle (en os), et au dela son image ancienne (en chair), lève le doute. Il s’agit bien d’une défunte :
Livre d’Heures d’Eleonora Gonzaga della Rovere (usage de Rome), Ferrare ou Rome, 1510-15, British Library, Yates Thompson 7 f. 174
Cette initiale historiée illustre le même passage de l’Office des Morts :
J’aime l’Éternel, car il entend Ma voix, mes supplications;
Car il a penché son oreille vers moi; Et je l’invoquerai toute ma vie.
Les liens de la mort m’avaient environné, Et les angoisses du sépulcre m’avaient saisi; J’étais en proie à la détresse et à la douleur.
Mais j’invoquerai le nom de l’Éternel : O Éternel, sauve mon âme! Psaume 116
Il semble que l’oscillation permanente de ce texte entre passé et futur soit propice à une imagination rétrospective, comme dans le livre d’Heures parisien, ou anticipatrice, comme ici. Dans ce contexte très particulier, le miroir n’a rien à voir avec celui de la coquette : c’est un instrument de piété, qui permet à la propriétaire du manuscrit de se projeter dans son futur, qui est aussi tout ce qui restera d’elle. C’est ce que rappelle le second crâne dans la marge avec la formule « memento homo », extraite de la liturgie des Cendres, qui traduit le même écrasement temporel de la vie humaine entre deux néants :
« Souviens-toi, homme, que tu es poussière et que tu redeviendras poussière »
Carte de voeux publiee à Munich
Textes de Hans KVRCZ, 1500-1510, British Museum [4]
En haut de cette étonnante gravure [4a], l’Enfant Jésus lui-même, escorté par deux angelots, nous présente ses voeux :
Je vous souhaite une nouvelle année bonne et bénie |
EIN GUT SELIG NEVIAR BUSCH ICH EUCH |
Au dessous, l’image inverse humoristiquement le thème conventionnel : au lieu d’une belle femme voyant la mort lui apparaître dans un miroir, c’est la mort déguisée en fille, avec des mains de fille, qui se voit humaine dans le miroir.
Les inscriptions en haut et en bas, qui ont pour titre Vie-Vie-Vie et Mort-Mort-Mort, s’appliquent à toute fille se regardant dans un miroir, mais prennent un caractère paradoxal s’agissant de la fille-squelette :
Vie-Vie-Vie |
Leben · Leben · Leben |
Mort-Mort-Mort |
Todt-Todt-Todt |
Les banderoles latérales nous donnent le nom de la fille-squelette :
Je suis Elle-Homme, mon mari est Golhan (jeu de mot avec coq ?) |
Ich heiss SyMan (Sie-Man), mein Mann Golhan |
Le miroir porte sur son cadre :
Le Temps apporte toute chose |
ZIT BRINGT ALE DING |
L’image se présente donc comme un monde à l’envers :
BSB Xylogr 57
A noter que, dans cette version plus simple conservée à la Graphisches Sammlung de Münich, le crâne est masqué par un volet relevable, montrant la tête de la jeune femme telle qu’elle apparaît dans le miroir. Ce volet existait aussi dans la version de Münich, d’où le vers : « Tourne le volet souvent ».
Voici les textes du volet mobile et du fond fixe, conçus pour se superposer à moitié :
Je m’aime, très convenable, |
Je ne m’aime plus, |
Jch gfall mir / billich wol |
Jch gfall mir / nit mer wol |
Pour d’autres exemples de la Mort déguisée en femme (mais sans miroir), voir Plus que nue .
Miséricorde, 1520-25, église d’Orbais
Dans une église, les miséricordes joue un peu le même rôle que les drôleries dans les manuscrits : elles fleurissent dans un espace liminaire, propice aux allusions et aux ironies.
Hors de tout contexte, il est risqué d’avancer une explication [5] . On peut néanmoins proposer qu’il s’agit ici de se moquer de la Mort, cette Laide qui ne risque pas de plaire.
La tentation de Saint Antoine
Jan Mandijn, 1540-50, collection particulière
La même ironie se retrouve dans ce tableau d’un suiveur de Bosch : en guise de tentatrice sexy, le Diable ne trouve rien de mieux à envoyer au saint que la Mort elle-même…
…avec tout un attirail répulsif : suaire, flèches, sablier, serpents luxurieux, et miroir de toilette, dans lequel elle tente de se refaire une beauté.
La tentation de Saint Antoine (détail)
Jan Mandijn, vers 1550, Frans Hals Museum
Dans son autre Tentation, Jan Mandijn mobilisera, dans le même rôle de séductrice improbable (même pour un ascète) cette dame au bec en spatule, qui offre au Saint ce qu’elle a de mieux : un plat et deux lézards visqueux.
1E Le miroir qui ne montre pas la Mort
Dans ces compositions minimales, le miroir sert simplement d’attribut à la coquette, sans interagir avec le squelette.
Les trois âges de la Vie et la Mort
Baldung Grien, 1509-10, Kunsthistorisches Museum, Vienne
Sur cette oeuvre très (et souvent mal) commentée, il suffit de citer l’explication définitive de Jean Wirth ( [6], p 62)
« La jeune femme nue arrange ses longs cheveux, à l’aide d’un « miroir de sorcière» où apparaît son visage et non pas comme on l’affirme parfois la mort. Le voile transparent, conventionnel, cache un peu sa pudeur; une extrémité en est soutenue par le cadavre qui s’avance derrière elle et brandit un sablier à moitié vide au-dessus de sa tête. Le personnage est de grande taille ; ses jambes qui le soutiennent mal lui donnent la démarche malhabile d’un monstre, tandis que le regard semble anormalement vivant.
L’enfant, auprès duquel gisent une pomme et le jouet, regarde à travers l’autre extrémité du voile. On a dit qu’il regardait la femme, mais son expression atteste qu’il voit le cadavre lui-même et cherche à se cacher malgré la transparence du tissu. La vieille enfin entre dans l’image avec vivacité, soutient d’une main le miroir à moins qu’elle ne veuille l’orienter différemment et tente de l’autre de repousser le monstre. Le décor végétal, luxuriant et estival à gauche et sur le sol, prolonge le cadavre, en haut à droite, par un vieil arbre moussu, déchiré et malade.
Le cadavre s’attaque à la jeune femme qui est précisément seule à ne pas le remarquer, tandis que l’enfant qui se cache et la vieille qui cherche à la défendre montrent tous deux qu’ils l’ont vu et le redoutent. »
Ajoutons que la pomme rouge du premier plan, reléguée au rang de jouet, renvoie bien sûr à l’origine de la mortalité humaine.
Hans Baldung Grien, 1515, Kupferstichkabinett, Berlin
Parmi les nombreuses jeunes filles et la Mort de Grien [7], celle-ci est la seule à tenir un miroir tout en se peignant. L’idée n’est pas tant que la jeune fille n’a pas vu la mort s’approcher, puisqu’elle sent déjà ses doigts qui s’enfoncent dans ses flancs, mais qu’elle s’en moque. On peut dès lors se demander si cette série de figurations, où la mort surgit par derrière (voir La mort dissimulée (1/2) : par derrière) doit être lue selon la grille des Danses Macabres (La mort surprenant à l’improviste un vivant innocent) lorsqu’il s’agit très précisément d’une jeune fille au miroir et au peigne, à savoir l’iconographie même de la Luxure. Dans ce cas précis, la Jeune Fille n’est pas avec la Mort dans un rapport de victime, mais de complice ! C’est ce qu’on voit également dans un panneau de 1517 de Niklaus Manuel Deutsch où la jeune fille, quoique sans miroir, aguiche le squelette telle une prostituée (voir Les deux faces de la Bethsabée de Bâle).
La vieille femme, la coquette et la mort | Trio de musiciens |
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Attribué à Dürer, vers 1520-21, British Museum
Ces dessins préparatoires étaient destinés à l’ornementation d’un coffret :
La formule macabre inaugurée par Grien était dix ans plus tard devenue suffisamment anodine pour servir de simple sujet décoratif, en pendant à un trio de cordes.
Deux gravures de la fin du XVIème siècle montrent comment certains artistes essayaient de renouveler le thème du miroir fatal.
Gravure de la série Mascarades
Robert Boissard, d’après un dessin de Jean-Jacques Boissard, 1597 , Strasbourg
La série montre des couples richement habillés, illustrant diverses maximes morales. L’intérêt ce celle-ci est l’effet de miroir entre les vêtements de style délibérément médiéval (manches crénelées, plumet) et les postures : ce couple ne montre que deux pieds et deux mains, l’une élevant le sablier et l’autre baissant le miroir. Toute l’astuce de la composition est que le bras gauche de la dame se raccorde visuellement avec l’épaule gauche du squelette, montrant que c’est la Mort qui tient déjà le miroir.
La maxime, très tarabiscotée, cherche à attirer l’attention sur cette astuce graphique au beau milieu de l’image :
Celui qui se livre au plaisir est au beau milieu des joies de la mort. |
Qui genio indulges, media inter gaudia morti |
La chute (« un lieu dont on se souvient ») ne se comprend que par référence à une satire de Perse, remarquable par sa concision et son esprit épicurien :
Livre-toi au plaisir, cueillons ses douceurs, de nous tous est |
Indulge genio, carpamus dulcia, nostrum est |
La Vue (série des Cinq Sens)
Gravure de Jan Saenredam d’après un dessin de Goltzius, vers 1595, British Museum
Ce qui devrait crever les yeux ici est que le miroir est tourné à l’envers, et que la coquette ne risque pas de s’y voir. Les vers de Cornelis Schonaeus en donnent l’explication :
Tandis que les yeux lubriques ne sont que trop mal retenus, |
dum male lascivi nimium cohibentur ocelli, |
Tandis que le séducteur fait semblant de lutter contre la coquetterie en confisquant le fatal miroir, il en profite pour reluquer et tâter la jeune femme, qui ne s’en formalise pas : elle flatte même entre le pouce et l’index une des cauris de sa ceinture, geste transparent pour qui connaît la forme intime de ce coquillage.
Le lynx casé dans un coin joue les utilités en rappelant qu’il s’agit tout de même, non d’une scène ollé ollé, mais d’une Allégorie de la Vue. La croix de la fenêtre, reflétée par le miroir inutile, donne un vague alibi moral à ce magnifique exemple de double-entendre, bien fait pour duper les commentateurs superficiels.
Holbein, 1538 | Wenceslaus Hollar, d’après Holbein, 1651, MET |
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La comtesse et la mort (Danse Macabre, N°34)
« Ils passent leurs jours dans le bonheur, et ils descendent en un instant en enfer », Job 21,13
Lorsque Holbein renouvelle radicalement les figures de la Danse macabre, il pose le miroir sur le coffre à côté des autres accessoires de beauté de la comtesse, de part et d’autre de l’accessoire de la Mort, le sablier. Déjà peignée et coiffée, la coquette n’a plus besoin du miroir, puisque c’est la mort elle-même qui contrôle sa parure, en lui passant autour du cou un joli collier d’osselets. Elle n’a plus besoin non plus de sa robe et de ses chaînes d’or, qu’elle laisse à sa servante éplorée.
La série sera recopiée une vingtaine de fois [8] jusqu’au XIXème siècle, avec des modifications mineures. Par exemple, dans son remake du XVIIème siècle, Wenceslaus Hollar se contente de moderniser le miroir (ainsi que les vitraux et les tentures murales).
Version de 1544 | Version de 1548 |
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Le couple adultère, Heinrich Vogtherr
Vogtherr a rajouté cette scène où la Mort tient la femme par les cheveux pour aider le mari cocu à transpercer le couple adultère. L’image a provoqué l’indignation à l’époque et n’est apparue que dans l’édition de 1544 (dans certaines des copies existantes, elle a même été supprimée) [9]. Dans l’édition de 1548, elle a été remplacée par une proposition presque contreproductive, où la mort s’évertue vainement à montrer leurs crânes aux amoureux, qui ont la tête à autre chose.
Femme à sa toilette surprise par la Mort
Jacopo Ligozzi, vers 1625, (c) RMN photo Michele Bellot
Ce dessin fait partie d’une série de dessins macabres du même format, réalisés par Ligozzi à la toute fin de sa carrière. Comme à son habitude, il renouvelle le thème par des éléments très originaux. Il faut comprendre que, tandis que la coquette et la servante qui la coiffe sont absorbées par leur tâche futile, les deux autres personnages, le jeune garçon et la vieille femme, ont vu venir le squelette : celui-ci, de l’index, leur fait signe de se taire.
L’Avarice (série des Sept Péchés capitaux)
Jacopo Ligozzi, vers 1590, NGA
Le même effet de surprise sert de ressort à ce dessin réalisé vingt cinq ans plus tôt : l’Avarice, assise en compagnie de son comptable et entourée de ses richesses, ne voit pas les squelettes qui dans leur dos les caricaturent : deux qui refont les comptes, et un qui brandit une bourse.
Un autre centre d’intérêt de Ligozzi, les orfèvreries à ornements zoomorphes ou anthropomorphes, est un autre point commun entre les deux oeuvres.
Vanitas
Ludwig Pfanstill, 1656, Historisches Museum, Francfort
L’inscription sur le livre donne le sens général du tableau : Le Théâtre de la Vie humaine (Theatrum vitae humanae ). Le coup de théâtre est ici le spectre féminin en hors champ, que la jeune femme ne voit pas et qui la caricature, avec ses seins plats et les restes de sa chevelure.
La toilette : Visite, Illustration de « Les apparitions de Freund Hein à la manière de Holbein » (Freund heins Erscheinungenin Holbeins Manier » [10]
Schellenberg, 1785, Winterthur, chez Heinrich Steiner und Comp
Ce curieux texte de August Musäus adapte la danse macabre aux moeurs du XVIIIème siècle.
Tronqué sur le bord de l’image, le miroir joue en fait un rôle-clé dans l’histoire. La belle Rosemunde, qui s’est assoupie après le bal, est réveillée à minuit et se rue à sa table de toilette : elle se voit dévastée, toute sa beauté disparue.
« Que les Grâces aient pitié ! Quel étonnement quand elle s’est regardée dans le miroir ! L’affliction cause la mauvaise humeur : le chien préféré Joln a payé la difformité de sa maîtresse, selon les us et coutumes, par un bon coup de pied. »
Schellenberg a eu l’idée remarquable de rajouter le chien-squelette, qui montre au spectateur ce que Rosemunde a vu dans le miroir.
La Mort à la Toilette
Illustration pour « Death’s doings, consisting of numerous original compositions in verse and prose, the friendly contributions of various writers « , Richard Dagley, 1827, p 116 [11]
La tradition perdure encore au XIXème siècle, avec cette image qui illustre un dialogue entre la Mort et l’auteur :
« Mais as-tu vu, » demanda la mort, « autant et presque plus que ce qu’un mortel peut voir, comment Chloé, s’est habillée à grand renfort de couronnes, de jouets et de bibelots, plus qu’on ne peut en dire ? »
« Oui, et je me suis émerveillé de ses soins infructueux, blanchissant la neige, ou dorant l’or le plus pur. Et tandis que je pensais que tout avait été essayé, sa modiste a livré de nouvelles parures. »
« Et pendant que tu observais tranquillement cela, » dit la Mort, « t’es-tu demandé qui la servait ? L’employée que tu as vue – c’était moi ! C’est moi qui portais le masque du serviteur officieux ! La belle était destinée à mourir dans la fleur de sa vie ; lui fournir les pièges fatals était ma tâche. Je jugeai tout à fait superflu de passer en force, et laissai la beauté irréfléchie suivre son cours. »
Un poème de Théophile Gautier extrêmement pictural , mais jamais illustré, conclura en beauté le thème du Revenant venant réprimander la coquette à la toilette :
« Impuissance et fureur ! Être là, dans sa fosse,
Quand celle qu’on aimait de tout son amour, fausse
Aux beaux serments jurés,
En se raillant de vous, dans d’autres bras répète
Ce qu’elle vous disait, rouge et penchant la tête
Avec des mots sacrés.Et ne pouvoir venir, quelque nuit de décembre,
Pendant qu’elle est au bal, se tapir dans sa chambre,
Et lorsque, de retour,
Rieuse, elle défait au miroir sa toilette,
Dans le cristal profond réfléchir son squelette
Et sa poitrine à jour,Riant affreusement, d’un rire sans gencive,
Marbrer de baisers froids sa gorge convulsive,
Et, tenaillant sa main,
Sa main blanche et rosée avec sa main osseuse,
Faire râler ces mots d’une voix caverneuse
Qui n’a plus rien d’humain :
« Femme, vous m’avez fait des promesses sans nombre.
Si vous oubliez, vous, dans ma demeure sombre,
Moi je me ressouviens.
Vous avez dit à l’heure où la mort me vint prendre,
Que vous me suivriez bientôt ; lassé d’attendre,
Pour vous chercher je viens ! »
Gautier – La Vie dans la Mort , 1838, Poésies complètes, tome 2, Charpentier, 1901 p 12
George Tooker, Mirror I, 1962 | George Tooker, Mirror II, 1963 |
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Addison Gallery of American Art (Phillips Academy), Andover, MA, US.
George Tooker, Mirror III, 1971, Indianapolis Museum of Art |
George Tooker, Mirror IV, 1977 Collection privée |
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Sur une quinzaine d’années, George Tooker reviendra quatre fois sur le thème de la Vanité au miroir, se contenant de suggérer ce que la coquette y voit réellement:
1F Le crâne derrière le miroir (SCOOP !)
Pendentif macabre, Stalles de la Cathédrale d’Amiens, 1508-22
Contrairement aux coquettes habituelles, la femme ne tourne pas le miroir vers elle, mais vers le public. Bien sûr il pourrait s’agir d’une facilité du sculpteur, mais les contrainte spatiales n’étaient pas telles qu’elles empêchent de sculpter le miroir en oblique. De plus, la présence tout à fait unique de la tête de mort à l’arrière suppose une conception spécifique, et non l’application de schémas habituels. Le thème est donc probablement plus ambitieux que la sempiternelle condamnation de la Coquetterie ou de l’Orgueil.
Il existe un second motif macabre dans les stalles, un homme (singe ?) tenant un écu portant une tête de mort, sur l’accoudoir droit de la stalle 63. Traditionnellement, on considère qu’il fait pendant avec l’homme mûr de l’autre accoudoir, qui semble le regarder avec effroi.
En serait-il de même pour les pendentifs ? Les deux voisins (en sautant le pendentif intermédiaire à décor floral) montrent :
On ne distingue aucun lien entre ces trois pendentifs. La comparaison a néanmoins l’intérêt de montrer le caractère exceptionnel de notre pendentif macabre : tous les autres ont une composition symétrique par rapport à l’arête centrale [12].
Parmi les trente deux pendentifs, il n’en existe que deux qui présentent une légère dissymétrie, tous deux sur le même sujet : un buveur aux jambes croisées, encouragé à gauche par une femme et à droite par un homme. Dans le pendentif 67-68, à quelques stalles de distance de notre pendentif macabre, l’homme de droite est un fou : autrement dit celui qui révèle au spectateur la vérité, la boisson est une folie.
Dans notre pendentif exceptionnel, l’arête centrale héberge un objet biface :
Selon la même logique, la face droite est celle qui dit la vérité : à savoir que derrière le monde et ses attraits, il y a la mort et, au delà, la rédemption promise par l’autel.
1G La Tempérance comme anti-coquette (SCOOP !)
Où l’on recolle les morceaux d’une iconographie rarissime et mal comprise.
Prudentia, fol 2v | Temperantia fol 3v |
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Canzone delle virtù e delle scienze, 1349, musée Condé, Chantilly Ms. 599
Ce texte de Bartolomeo di Bartoli, enluminé par son frère Andrea, lui a été commandé par le condottiere Bruzio Visconti [13]. Chaque Vertu est accompagnée, en haut à gauche, par une citation de Saint Augustin, et chacune foule aux pieds un adversaire personnalisé (une adaptation de la vieille formule des Psychomaties, où chaque Vertu combat un Vice [14] ).
La Prudence a pour attributs un cierge allumé et un disque sur lequel est posé, entre la nuit et le jour, un livre énonçant ses sous-vertus. L’inscription du pourtour énumère les stades de la vie humaine. L’image suit de très près les vers en italien du bas de la page ( [15], p 441), qui se traduisent approximativement ainsi :
« Voici la femme qui, la nuit et le jour,
Pense au temps passé et au présent
Et puis tourne l’esprit vers ce qui doit venir…
… Amour, qui est notre sire
La prend pour miroir et la place en premier.
Et Sardanapale chut dans les tréfonds. »
Il ne fait donc pas de doute que le disque est une évolution de l’habituel miroir. L’Empereur Sardanapale était connu pour ses moeurs efféminées, d’où la quenouille sur laquelle il s’effondre :
« Sardanapale, un homme, filait de la pourpre au fond de ses appartements, couché, les pieds en l’air, parmi ses concubines; et quand il fut mort, on lui éleva une statue en pierre, qui le représentait dansant tout seul à la manière barbare, faisant claquer ses doigts au-dessus de sa tête; au bas on plaça cette inscription : «Bois, mange, fais l’amour : tout le reste n’est rien.»
Plutarque, Oeuvres morales, sur la Fortune ou la Vertu d’Alexandre, second discours [16].
D’après Ctésias, trop faible pour défendre Ninive contre les Babyloniens, il aurait organisé un suicide collectif en faisant incendier son palais.
Ainsi dans cette typologie, les sept Vertus se caractérisent par un adversaire bien précis, et des attributs très originaux :
Silvia de Laude, qui a recensé sept autres exemples de cette formule en Italie du Nord, pense que Bartolomeo di Bartoli a trouvé son inspiration dans une compilation latine antérieure, aujourd’hui disparue [13]. Un recueil juridique postérieur, dont il existe plusieurs exemplaires, en donne une bonne idée :
Carmina Regia, 1350-60, Florence, BNCF, Banco Rari 38 fol 31v
La Tempérance, piétinant « Epicure intempérant », voisine ici avec la Prudence, piétinant « Sardanapale impuissant ». La fin des vers lui invente un suicide par strangulation :
« Qu’on ne nie pas que Lucifer est la cause de cet acte, |
Ne denient actus hoc Lucifer est rationis |
On remarquera que le dessinateur n’a pas compris que le disque était un miroir, puisqu’il montre la robe au travers.
Silvia de Laude situe l’origine de cette iconographie très originale vers 1330, dans l’environnement des Augustins de Bologne, mais Bertrand Cosnet [17] en retrouve les prémisses un peu plus tôt :
« le triomphe de saint Augustin prend forme très tôt, peut-être avant 1300, et prouve que l’ordre des Ermites devient rapidement suffisamment expert en science morale pour mettre au point sa propre imagerie. »
Exytrait des heures à l’usaige de Romme , Paris 1501. Imprimé par Philippe Pigouchet pour Simon Vostre ([14], fig 161)
A partir de 1498 paraissent à Paris les premiers Livres d’Oeuvres imprimés. Les bois qui les décorent (assemblés de manière différente selon les éditions) présentent sept Vertus, dont quatre sont pratiquement identiques à notre typologie italienne : Prudence, Force, Espérance, Justice (en remplaçant le livre par une balance).
Deux nouvelles Vertus font leur apparition : la Chance piétinant Heres (Hermès ?) et la Foi piétinant Mahomet.
La Tempérance est en revanche complètement transformée : renommée Atrempance, elle a désormais pour ennemi Tarquin (figure de l’Orgueil) en substitut d’Epicure, que la Renaissance a réhabilité. Les attributs, tout à fait déconcertants, sont désormais un miroir (réflétant le visage de la Femme) et un crâne. Ne connaissant pas les antécédents italiens, certains érudits français (Emile Mâle, puis plus récemment Jean-Pierre Suau ([18], p 57), ont pensé à une erreur du graveur, qui aurait interverti la figure de la Tempérance et celle de la Prudence. Alors qu’il s’agit bien d’une reconception purement française du motif, basée sur une définition médiévale de l’Atrempance :
« Atrempance est une seignorie de reson encontre luxure et contre les autres mauveses volentez » [19]
Le miroir évoque la Luxure, et le crâne évoque la Raison qui permet de la dominer (par la conscience de la mort).
La Vertu de Actrempance, 1503-1508, Jean Mansel, Histoires romaines, t. 2 de la Fleur des histoires, BNF Français 54 fol 393v [20]
A la fin de son livre, Jean Mansel propose une série d’exemples tirés de l’histoire antique pour illustrer certaines vertus, parmi lesquelles l’Actrempance. L’enlumineur a repris tel quel le bois de Simon Vostre, aboutissant à cette figure improbable où le miroir et le crâne, attributs habituels de la coquette menacée par la mort, sont soupesés par une sorte de nonne, dont la beauté est modérée par sa guimpe et son manteau de couleur ciel.
On voit bien que le reflet d’os (Raison) contrebalance le reflet de chair (Luxure). La définition de l’Attrempance, que Mansel attribue ici à Macrobe, est reproduite dans le texte :
« Macrobe dit de cette vertu que elle est la ferme et modérée domination de raison sur luxure »
La Prudence, stalle 49 | La Tempérance, stalle 51 |
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Stalles de la cathédrale Sainte Marie d’Auch,1510-59
Ainsi se trouve tranchée une question qui a beaucoup embarrassé les érudits ( [21], p 399) et réhabilitée l’interprétation initiale de l’abbé Canéto ([22], p 88) lequel, sans connaître les manuscrits italiens, ne s’était pas laissé tromper par le miroir de la Prudence.
David et Michol, Stalles de la cathédrale Sainte Marie d’Auch,1510-59
Une complexité supplémentaire, à Auch, est la présence de cette troisième femme au miroir :
Outre le fait que les deux personnages dialoguent du regard, un argument nouveau en faveur, encore une fois, de l’interprétation Canéto, et qui explique la redondance du miroir, est le rôle rocambolesque que joue Michol pour sauver son mari : apprenant que son propre père Saül veut faire exécuter David, elle l’en avertit, le fait decendre par la fenêtre et place un mannequin sous ses draps, ce qui retarde les recherches. Enfin, une fois la fuite découverte, pour échapper à la colère de Saül, elle prétend que c’est David qui l’a forcé à agir ainsi, alors que c’est elle qui a tout organisé (1Samuel 19, 11-17).
Il me semble que les concepteurs des stalles d’Auch, tout en introduisant pour figurer la Vertu de Prudence la dernière iconographie à la mode (avec le cierge et le livre masquant le miroir), ont repris son attribut traditionnel pour le décerner à Michol, faisant ainsi de l’épouse de David le parangon de la Prudence.
Trop complexes et éloignées des habitudes, ces deux iconographies innovantes de la Prudence et de l’Attrempance arrêtent là leur parcours, commencé un siècle plus tôt en Italie.
Article suivant : 2 Le Miroir fatal : Un peu de théorie
[7] Pour Jean Wirth ([6] p 84 et ss), le thème de la Jeune fille et la Mort se développe indépendamment de celui des danses macabres, et Baldung Grien l’élabore en supprimant petit à petit ses attributs allégoriques (sablier et miroir), pour aboutir à une image plus concrète : celle d’une jeune revenante tentant d’échapper au suaire et à la tombe, et qui en est empêchée par la Mort :
« L’innovation iconographique est donc remarquable. La justification morale de l’œuvre disparaît, à moins qu’on n’y découvre, par une interprétation fausse, le thème de la vanité. D’autre part, l’aspect anecdotique d’une scène de vampirisme se trouve singulièrement réduit. Baldung préfère suggérer ce contenu, discrétion qui contraste avec la volubilité des représentations de sorcières… La nouveauté ne réside ni dans la force émotionnelle, ni dans la suggestion érotique, ni même dans la perversité de cet art, mais dans l’absence de prétexte didactique qu’on ressent d’autant plus lorsque ces sujets quittent le dessin et l’estampe pour prendre possession du tableau. »
.
Avant d’explorer notre galerie de miroirs fatals, et pour éviter les anachronismes, il est sage de faire une courte halte à l’époque médiévale et se demander, à l’appui de quelques exemples, ce que le miroir pouvait alors signifier, ou pas
Article précédent : 1 La Coquetterie : diabolique ou mortelle
Ce que les miroirs fatals ne sont pas
Dans le chapitre d’Emile Mâle sur les Danses macabres, se trouve un passage souvent invoqué pour expliquer l’origine de l’iconographie du crâne dans le miroir :
« On croyait , au moyen âge , qu’en écrivant avec son sang une formule sur un parchemin , et en se regardant ensuite dans un miroir, on se voyait tel qu’on serait après sa mort » [23].
Je n’ai pu retrouver nulle part la trace de cette superstition. Dans son ouvrage très documenté sur les bizarreries du miroir, et notamment les miroirs magiques, Baltrusaitis [24] n’en parle pas.
Article Divinatio, Encyclopédie Omne Malum, James le Palmer, 1360-75.
British Library, MS Royal 6 E VI, fol 535v
Il rappelle en revanche la bulle de 1326 du pape Jean XXII, « Super illius Specula », condamnant les usages magiques du miroir, notamment les devins qui y font apparaître des démons.
Comme les miroirs montrant un crâne prennent naissance, vers le milieu du XVème siècle, dans des ouvrages de piété ou des Livres d’Heures, c’est un contresens que de leur supposer une origine superstitieuse : c’est au contraire parce que l’Eglise avait fait oublier avec succès ces pratiques magiques que les imagiers se sont autorisé cette spectaculaire innovation .
On a supposé qu’il ait pu exister soit des panneaux peints imitant un miroir avec un crâne, soit des miroirs portant au revers une tête de mort. L’indice en est la mention, dans les livres de compte du Roi René, de l’achat en 1479 au peintre Armant d’Avignon de deux « mirouers de mort » (pour un total de 7 écus et demi) [25]. D’après les registres des Comtes de Provence, il avait déjà acheté au même peintre, en 1477, deux autres « mirouers de mort » (pour un total de 18 livres 9gr cette fois) [26]. Le fait que ces « mirouers » se vendaient par paire jette un gros doute sur l’hypothèse : il pouvait tout aussi bien s’agir de deux panneaux confontant un vif et un vivant (pour des exemples germaniques contemporains, voir La mort recto-verso).
Ce que les miroirs peuvent être
Le support de métaphores pieuses
Vers 1200, l’encyclopédiste anglais Alexandre Neckam [27] récapitule dans un court passage un florilège de métaphores liées au miroir, aussi peu connues que surprenantes (traduction de Lionel-Édouard Martin [28] ).
« D’évidence, le reflet renvoyé par le miroir est à l’accord de celui qu’il reflète. Au rieur, il rit ; si on pleure quand on s’y regarde, le reflet pleure aussi. L’âme est ainsi le miroir de son Créateur, elle doit compatir à la passion du Christ. »
« Si tu es beau, bien fait, garde-toi d’être, comme Narcisse, le jouet de ta propre beauté. Crois-m’en, ton corps ne va pas, comme celui de Narcisse, devenir fleur ‒ mais cendre.
« Si tu veux observer le miroir exact de ta condition : observe le crâne d’un mort décomposé, retourné en poussière. »
« A l’infirmerie, scrute le visage de ton frère qui s’apprête à mourir, et imagine tes derniers instants. Que ton frère qui se meurt soit ton miroir – où tu te reconnaisses. »
Ce qui relie tous ces exemples, c’est la capacité à se voir en double ou en multiple (les reflets dans les éclats, l’homme dans la pupille, le cadavre, le frère mourant) et, par là, semblable à tous les autres : tout l’inverse de la conception moderne du miroir, instrument d’introspection et de singularité.
Le miroir remplacé par un crâne
« Ci nous dit » chapitre 332, 1313-30, Chantilly, Musée Condé, MS 0026 (1078) fol 212v IRHT
L’idée que le crâne est le véritable miroir est illustrée par cette historiette savoureuse :
« Ci nous dit comment une bourgeoise fist acheter un miroer par sa chambrière. Lequel ne lui plut mie. Et lui envoya quere un autre et elle lui rapporta une teste d’un cimetière et lui dit : « Tenez et vous mirez ci; car encore n’est un miroir de verre en tout le monde où vous vous puissiez si bien mirer ». Et dès illec se prit à humilier devant Notre Seigneur en connaissant sa fragilité. Et lors s’alla confesser et devint une très dévôte femme ; et pour l’amour de Notre seigneur osta de lie toutes curieusetés .Cela arriva à Paris. »
Un objet négatif : l’exemple du Verger de consolation
L’arbre des Vices
Vrigiet de solas (Verger de consolation), vers 1300, BNF Français 9220 fol 6r
L’arbre des Sept Vices prend ici racine dans l’Orgueil, figuré en bas par une fauconnière désarconnée et engloutie par la bouche d’Enfer. En remontant sur la verticale centrale, on trouve deux médaillons intermédiaires :
Il faut avoir choisi la voie de la mort puis cueilli le fruit de la chair pour atteindre le vice sommital, la Luxure, une femme nue qui se dévisage dans un miroir. Au dessus un verset peu aimable dénonce la beauté de ce visage :
« La méchanceté de la femme change son visage : elle l’obscurcit comme un ours, et le montre comme un sac ». Sirach 25:17 |
nequitia mulieris inmutat faciem eius et obcaecabit vultum suum tamquam ursus et quasi saccum ostendit. |
Il est probable que ce verset a été choisi parce ce qu’il commente ironiquement le changement imminent qui menace la coquette : le démon arrive à pas d’ours derrière elle, portant à l’épaule sa griffe pour la capturer et la mettre en sac.
Avant de revenir sur cette iconographie courante de la bête derrière la belle au miroir, il faut la peine de détailler une autre image du même manuscrit, où la Luxure est également représentée avec son miroir, mais seule.
Vrigiet de solas (Verger de consolation), vers 1300, BNF Français 9220 fol 10r
Cette composition très complexe est une bonne introduction au thème du miroir et de la mort [29]. Le cercle central montre « l’arbre des péchés, dont tout le monde est entâché ». Mais avec son cadre rouge et son fond doré, il représente aussi un grand « miroir », au sens médiéval d’« image synoptique ». On voit ainsi, au centre du feuillage, la Vie dans ce monde (Vita mundi), couronnée et trônant, menacée par la Mort humaine (mors humana) qui monte l’échelle, et le démon qui la lui tient.
En dessous de l’arbre, la racine centrale porte la même femme qui représente ici le péché principal, celui de l’Orgueil (radix superbiae). Debout entre deux démons qui lui donnent son sceptre et sa couronne, elle exprime dans le phylactère vertical sa raison d’être :
Puisque je règne avec plaisir, pourquoi devrais-je être sans royaume ? |
Quippe libens regno, quare fierem sine regno |
La Luxure est représentée quant à elle sur la première racine (radix luxuriae), par une femme aux cheveux teints, tenant d’une main des gants et de l’autre un miroir. Son phylactère, peu évident à traduire, est en fait ce que lui dit ironiquement son reflet :
Si tu veux une attestation loyale [30] , je me donne à toi comme compagne. |
Si vis per patriam, me tibi do sociam. |
Le texte juste au dessus (sur le diamètre horizontal) sert de lien entre le petit miroir luxurieux et le grand miroir théorique que constitue l’image dans son ensemble :
Par ce miroir de la Mort et de la Vie, Homme, souviens-toi de ta Mort. |
Hoc speculo mortis viteque vir esto me(mor) mortis |
Pour compliquer encore ce thème spéculaire, le cadre porte en haut deux autres petits miroirs dans lesquels se regardent à gauche un vivant et à droite une vivante, terrifiés l’un par la Mort, l’autre par la Vie :
Mort de la chair : si tu es maintenant loin de moi, reste là où tu es. |
Vie de la chair : cette vie sera cendres et fin putréfiée. |
Carnea mors, ubi stas, procul a me si modo distas |
Carnea vita, cinises erit putredoque finis. |
De Philosophia mundi, 1276-77, Bibliothèque Sainte-Geneviève, MS 2200 fol 166
On retrouve le même dispositif (avec moins de textes et sans les deux miroirs du haut) dans cette composition contemporaine : la Luxure ne porte pas de gants et se contente d’ajuster sa coiffe.
Cette composition particulièrement sophistiquée prouve que, dans l’iconographie médiévale des sept péchés capitaux, le miroir est pratiquement toujours l’attribut de la Luxure et non celui de l’Orgueil : celui-ci se pare plutôt des attributs de la Royauté ou bIen, à l’inverse, se retrouve par terre lorsqu’il s’agit de sa punition.
Un objet positif : le miroir de l’Enfance
Francesco da Barberino, Documenti d’Amore, 1309-13, Vaticana Barb.lat.4076 fol 76v
Cette compilation très personnelle, illustrée de la main de l’auteur, compare les sept âges de la vie humaine avec les les sept moments de la journée (selon la subdivision canoniale, toutes les trois heures).
Les dessins montrent une figure féminine en robe rouge dans diverses attitudes tandis qu’autour d’elle le soleil s’élève puis décroit ( [31], p 105) :
Après l’Aurore (la figure est assise dans l’ombre), commence véritablement la vie :
Ainsi le « stade du miroir » marque le moment où la jeune femme se reconnaît elle-même comme belle, tandis que le stade de la couronne, au zénith, marque celui où elle célébrée comme telle par les autres.
Il n’y a ici aucune condamnation de la coquetterie : la figure féminine, dont la taille ne varie pas, est une sorte de Femme générique, peut-être même la Vierge, car divers indices suggèrent que la série aurait par ailleurs illustré les différents offices d’un Livre d’Heures perdu ([31], note 30, p 192) .
Laudes (L’Enfance)
Heures De Lisle, 1316-1331, MS G.50 fol 29r
A peu près à la même époque, mais en Angleterre, ce Livre d’Heures donne une bonne image du livre perdu de Benedetto, puisque huit âges de la Vie y sont associés aux huit offices des Heures de la Vierge. La figure générique est ici celle d’un garçon, qui dialogue avec une dame, probablement la Raison ( [32], p 539).
Le « stade du miroir » correspond à nouveau au deuxième âge, l’enfance et au deuxième office, les Laudes. A la question :
Que retiens-tu de Dieu le Père (Kay remines tu beu pire)
l’enfant répond, en peignant sa chevelure :
Je suis le descendant du Beau Jésus (Si Iesu beus ea line)
Rien ici de péjoratif, bien au contraire : le miroir est l’instrument de reconnaissance de la beauté infantile, reflet de la Beauté divine.
Prime (la jeunesse)
Heures De Lisle, 1316-1331, MS G.50 fol 29r
Le dialogue est ici partiellement illisible. A la question :
Jouvenceau que vois-tu là (Iuvensel en (con)vey tour uas)
il répond :
Je vois mon coeur bien examiné (Ie woi quer lu esqua (?))
Pour autant que la traduction soit exacte, le miroir n’a toujours rien de péjoratif : il donnerait au contraire accès à la vérité des sentiments.
La Roue de la Vie
Psautier de Robert de Lisle, vers 1310, BL Arundel 83 fol 126v
Depuis le médaillon central, la figure omnisciente de Dieu observe et régit les dix médaillons qui l’entourent :
Je vois tout en même temps : je gouverne tout par la raison |
Cuncta simul cerno : totum ratione guberno |
Dynamiquement, le schéma peut être vu comme une roue qui tourne et statiquement comme un grand miroir, où Dieu éternel se regarde ainsi que sa créature temporelle. Commme le médaillon divin a la même taille que les médaillons humains, on frise ici la métaphore de miroir fragmenté, dont tous les fragments donnent la même image.
Nous n’allons décrire que les étapes où le miroir intervient. J’ai corrigé l’erreur du copiste, en intervertissant les figures des médaillons 2 et 3, de manière à ce qu’elles correspondent aux vers inscrits sur le pourtour (leur ordre est fixé par les rimes). Très concis, ces vers sont difficiles à traduire, mais s’éclairent par les exemples que nous avons déjà vus.
Jamais je ne serai instable : je mesure mon âge |
Numquam ero labilis : etatem mensuro |
Je pense, avec R. E. Kaske ( [33], p 66) que ces vers sont lègèrement ironique : à cet âge, l’enfant n’a pas d’expérience, il ne pèse rien ; et croit que la balance va rester éternellement stable.
Une vie séculière convenable : c’est dans le miroir qu’on la vérifie. |
Vita decens saeculi : speculo probatur |
La encore l’état d’esprit est ironique : ce que le miroir permet de vérifier, c’est que la « vie du siècle » est convenable, autrement dit l’aspect extérieur.
Pas le reflet dans le miroir : c’est la vie elle-même qui réjouit |
Non ymago speculi : set vita letatur |
Ce vers ne se comprend que par rapport au précédent : il ne suffit plus au jeune homme de vérifier qu’il est beau, il lui faut partir à la chasse.
Les deux dernières images sont particulièrement mordantes, avec la répétition du cercueil et du verbe « decepit » :
J’ai cru que je vivrais : la vie m’a trompé. |
Putavi quod viverem : vita me decepit. |
J’ai été réduit en cendres : la vie m’a trompé. |
Versus sum in cinerem : Vita me decepit. |
Les cendres du dernier médaillon voisinent avec le feu qui réchauffe la soupe de l’enfant, dans le premier : ce qui ferme visuellement le cycle.
L’Arbre de la Sagesse (détail)
Vrigiet de solas (Verger de consolation), vers 1300, BNF Français 9220 fol 16r
Il est intéressant de comparer cette vision cyclique et tragique avec la vision ascendante et bien plus conventionnelle que donne le Verger de consolation, dix ans plus tôt, pour les mêmes stades :
« Enfant sans ruse, je ne jouis que du sein de ma mère ».
« Mon sort est pur, plus pur que l’eau de la nature. »
« Façonnant mon caractère, la fleur en moi promet ses parfums. »
« Grâce à l’embellissement naturel, je jouis de ma jeune floraison. »
« Orné de vigueur, joyeux je règne sur le monde. »
Dans le Verger de Consolation, le miroir, comme nous l’avons vu, a une connotation péjorative : aussi est-il remplacé, au stade 3, par l’image du livre à l’école. Il n’est pas question ici d’introspection ni d’examen de conscience mais de copie purement mécanique :
le livre comme le miroir sont des instruments de formation ou mieux, de conformation.
Un instrument synoptique
A la fin du Moyen-Age, les artistes ne s’intéressent pas encore à la représentation réaliste des reflets. Le « miroir » n’est pas vu comme un instrument d’optique, mais plutôt comme un outil conceptuel, une vue synoptique sur un des aspects du monde.
Miroir de la Raison (Spiegel der Vernunft), 1488, Staatliche Graphische Sammlung, Münich
Cette estampe bon marché fait partie de celles qu’on pouvait trouver, à la fin du 15ème siècle, affichées un peu partout, dans des lieux publics ou privés. Elle imite un miroir suspendu par une cordelette (le clou se trouvait en haut au centre, dans la partie arrachée).
Autour de cette cordelette, les deux enroulements portent les inscriptions suivantes (à lire en montant, puis en descendant) :
Nous sommes trois, Dieu et Seigneur, au dessus de tous les êtres. Aussi, pèlerin, regarde bien, dans…
( le Miroir de la Raison)
…d’où tu viens, qui tu es et comment vis-tu, demandai-je, où tu vas, et où tu resteras éternellement.
Lu horizontalement, le miroir répond dans l’ordre aux quatre premières questions :
O Seigneur, tu connais le chemin de la Grâce, Que ta volonté soit faite, aide-moi à venir à toi.
« Aime Dieu ton Seigneur entièrement, et ton prochain comme toi-même, si tu veux vivre éternellement. »
Pour répondre à la dernière question (où tu resteras éternellement), il faut lire le miroir verticalement : le corps du pèlerin n’est pas au Ciel, puisque le Jugement Dernier n’a pas encore eu lieu. Il attend avec les âmes du Purgatoire, séparé de l’Enfer par un rempart et gardé par des anges ; ceux-ci communiquent probablement avec les deux autres qui, au déversoir de la « fons pietatis », recueillent le sang du Christ dans un calice [34].
A noter qu’il existe une autre version de la gravure, un peu simplifiée (les poutres par exemple ne sont pas numérotées), non coloriée, et avec des textes légèrement différents [35].
Les quatre anges du cadre montrent chacun un texte qui explique au pèlerin ce qui se trouve derrière lui, sous lui, devant lui, et au dessus de lui [36]. J’en relève deux passages particulièrement éloquents :
Espère et crois en Dieu, pour qu’il te donne sa Grâce et, par là, la Vie éternelle.
Tu dois mourir… et ne sais quand, comment, où, et quoi après. Aussi dois-tu t’en occuper toujours et chaque jour.
C’est cette idée :
échapper à la Mort éternelle, celle de l’Ame, en pensant chaque jour à la Mort du corps
qui va justifier, à ses débuts, l’iconographie du miroir fatal : le thème de l’introspection individuelle et de l’examen de conscience ne se surajoutera que plus tard.
Article suivant : 3 La fatalité dans le miroir
Cet article examine les cas de figure où le reflet montre un squelette, un fou ou un diable qui, de manière paranormale, remplace le visage du spectateur.
Article précédent : 2 Le Miroir fatal : Un peu de théorie
3A Dans le miroir… la Mort
Il est assez naturel de représenter un miroir en frontispice d’un ouvrage dont le titre porte le même nom.
Le miroir de l’Ame, 1295, Mazarine MS 870 fol 192
Le texte l’explique clairement :
« Et pour ce très noble très puissante dame madame Blanche par la grâce de Dieu reine de France je vous envoie ce livre que j’appelle le Miroir de l’âme que j’ai fait écrire pour vous ».
Frontispice pour Le Miroir des dames, de Durand de Champagne
Paris, vers 1450, Wolfenbüttel, Herzog August Bibliothek Cod. Guelf. 32.6 Aug. 2
De le même manière, un siècle et demi plus tard, Durand offre son livre à la commanditaire, la reine Jeanne de Navarre, accompagnée de quatre dames. D’autres manuscrits de ce texte s’ouvrent sur la même scène, avec parfois un miroir, pour faire référence au titre du livre (Royal MS 19 B XVI fol 2r, 1428). Mais cette page est la seule où le miroir, qui porte l’inscription « C’est le miroir des Dames », montre l’image d’un cadavre.
Dans son oeuvre, Durand prend souvent comme base, pour l’éducation des princes et princesses, le Livre de la sagesse, dans lequel le roi Salomon décrit ainsi la Sagesse :
« Elle est le resplendissement de la lumière éternelle, le miroir sans tâche de l’activité de Dieu, et l’image de sa bonté. » Sagesse 7,26
Pour P. T. Monks ( [37], p 28), le frontispice de Wolfenbüttel est une invention unique, synthétisant deux thèmes opposés :
« Des passages du Livre de la Sagesse et le thème du premier traité de Durandus , à savoir la fragilité féminine , peuvent expliquer pourquoi la pureté du miroir est souillée par l’obscénité d’un corps humain atrophié . Ainsi, deux thèmes du Livre de la Sagesse, la pureté et la putréfaction, symbolisés par un miroir reflétant un cadavre, étaient unis avec force aux yeux de tous. Le contraste est rendu encore plus graphique par l’idée du peintre de juxtaposer dans la même image le corps féminin décharné et nu avec des courtisanes élégantes et la reine, dans tout leur raffinement mondain. »
Frontispice pour Le miroir de la mort de Georges Chastelin, Paris, vers 1450, BNF MS FR 1816 fol 1r
Ce frontispice contemporain et également parisien, pour un autre traité dont le titre comporte également le mot « Miroir », confirme que la présence de celui-ci s’explique en premier lieu par sa valeur éponyme : d’autant que l’objet est ici encadré par le titre, inscrit à la craie sur le mur du cimetière pour donner une idée de fugacité (l’idée était bonne , mais la technique moins : le mot mirouer, un peu trop long, déborde légèrement sur le cadre).
Le frontispice va plus loin que la simple évocation du titre, en résumant également la substance du texte : le tombeau est celui d’une dame, et l’homme en pourpoint est son amoureux éploré :
« Le poète raconte comment la dame parfaite qu’il a aimée est morte : atteinte par la maladie, elle l’invite à venir et à constater sur son visage défait les ravages de la mort. Il défaille de douleur, et tire après le décès de la dame les conclusions qui s’imposent : il nous faut tous mourir et renoncer à ce monde : « ceste chose m’estoit muchie (cachée)/et ne l’eusse sceu percevoir,/mais ma dame m’en fu miroir ». C’est alors que le poète s’apprête à composer « ainsi come je l’ay trouvé/ce traitié que j’ai compilé/et nommé le Miroir de Mort » Denis Hüe [38]
L’innovation graphique de ce frontispice n’est pas tant le miroir que le reflet inversé de l’amant, qui se veut optiquement réaliste, compte-tenu du talent modéré de l’imagier [39] . La convexité du verre fait que le reflet embrasse à la fois à gauche l’amant, et à droite la grande croix dorée fichée à la tête de la gisante.
Entre les deux, le reflet est trop obscur (délibérément ou suite au vieillissement) pour déterminer si l’image spectrale est celle :
Le point-clé est que l’amoureux ne regarde pas le miroir, mais contemple la croix, tout en désignant la tombe de la main. Ce geste est destiné au spectateur, pour qu’il fasse de même : fixer ses yeux sur l’autre croix (la grande qui supporte le miroir) afin de bénéficier de ce que l’amant n’a pas eu : la conscience anticipée de la mort, afin de pouvoir se préparer avant que celle-ci n’advienne.
Ce frontispice n’est pas conçu comme un complexe jeu d’optique à lire dans la profondeur, mais comme une enseigne parlante à lire à plat : « Le miroir de la mort », assortie d’un message promotionnel au lecteur : « Grâce à ce miroir, tu seras moins démuni que moi ».
Le Mirouer de la mort en breton, texte de Jean L’Archer, 1575
Ce frontispice bien moins ambitieux n’a conservé que la valeur éponyme, où la Mort se réduit à un crâne furibard mordant un fémur. La signification de l’image est résumée sur le côté :
Dans toutes tes actions souviens-toi de ta fin, et tu ne pêcheras jamais Ecclesiaste 7:36, |
In omnibus operibus tuis memorare novissima tua, et in aeternum non peccabis |
Tampon collé à a fin de l’Office des Morts, Livre d’Heures, vers 1480, Trinity College, Dublin (TCD MS 103 fol 167v)
L’inscription du pourtour est la suivante :
Dans ce miroir je peux apprendre, comment du péché je devrais me détourner |
In desen speigell soe mach ik leren, Hoe ic mij sal van sonden keeren |
Le mot inscrit sur la pelouse est illisible sauf à l’envers : on déchiffre alors le mot néerlandais « schut » (écran, cadre, partition). James Y. Marrow , qui a découvert ce tampon et consacré un article à l’iconographie du crâne dans le miroir, propose qu’il s’agisse du nom du graveur :
« L’inscription « schut » à l’envers peut donc être comprise comme une forme d’auto-référence délibérée, et nous pourrions même interpréter l’image comme une sorte d ‘« autoportrait » d’un type particulier, où l’artiste projetait de manière imaginative son futur moi (c’est-à-dire le crâne), dans le contexte d’un Memento Mori par ailleurs relativement simple. » ([3], p 156)
Je propose une interprétation différente : à savoir que ce nom inscrit délibérément à l’envers, en tant que reflet en réduction de l’artiste, situe celui-ci devant le miroir, soit en dehors justement du domaine où règne la Mort. Ce jeu de « réflexion » est d’autant plus plausible dans le cas d’un graveur, habitué à inscrire à l’envers les textes dans la matrice : expérience qui lui permet ici de contrecarrer le pouvoir inversant du miroir (vue à l’envers, l’erreur devient la vérité).
Comme allons le voir dans plusieurs exemples, l’interprétation « subjective » du crâne dans le miroir, « ma future Mort » , qui nous semble toute naturelle aujourd’hui, n’est probablement pas la bonne, du moins au tout début de la formule.
Il faut plutôt y voir La Mort, non pas la mort physique que tout un chacun expérimente, mais La Mort Eternelle de ceux qui trépassent en état de péché mortel. C’est à ce titre que le texte exhorte à se détourner du péché : non pas pour une raison indirecte (parce ce que l’expérience visuelle de ma future mort serait un choc me permettant de me préparer à bien mourir, et donc à éviter les péchés), mais de manière très directe : Pécher, c’est prendre le risque de la Mort Eternelle.
De sorte que le crâne n’était pas vu comme le reflet métamorphosé du spectateur, mais au contraire comme un parasite de ce reflet, tapi dans l’au delà, et que le miroir montrerait, comme sur une bête dangereuse au travers d’un oeilleton.
La Chute, fol 14v | Speculum consciencie, fol 15r |
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Livre d’Heures de Jeanne de Castille, Master of the David Scenes (Bruges ou Gand), 1496–1506 BL Add Ms. 18852
Cette image frappante d’un crâne dans un miroir, que son inscription désigne comme « Le miroir de conscience » ne peut être comprise que dans son contexte : faisant face à la scène de la Chute et de l’Expulsion, le crâne se présente en premier lieu comme sa conséquence directe : la mortalité. Dans la page de gauche, le Ciel éternel, désormais fermé à l’Homme, est figuré par l’architecture dorée dans laquelle des anges chantent et jouent de l’orgue.
Quant au texte du cadre, Speculum consciencie, il s’explique par le fait que ce bifolium ouvre une section « Catéchisme » qui ne figure pas ordinairement dans les Livres d’Heures, destinée à aider Jeanne à éduquer ses enfants. Sont passés en revue les dix commandements, les sept péchés mortels, les articles de la foi, les cinq sens et autres listes, agrémentées d’exemples : un aide-mémoire appropriée pour aider la lectrice à faire et à faire faire son examen de conscience ( [40], p 14).
Saint Michel victorieux du démon, fol 25v | Jeanne de Castille en prières, fol 26r |
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La section catéchisme se clôt avec ce second bifolium qui, comme une parenthèse fermante, inverse méthodiquement le premier :
Comme souvent, celui-ci est représenté portant sur sa poitrine un visage grimaçant : ce qui, dans le contexte, le désigne comme un mauvais miroir, qui renvoie à qui le regarde une image difforme. On remarquera que le diable lève son bras vers le bouclier, comme s’il était plus important pour lui de parer le reflet noir que le coup d’épée de l’Archange : comme s’il cherchait avant tout à échapper à la révélation de son propre néant.
Sur la quatrième page, éloignée de la Chute et de ses conséquences par toute l’épaisseur du catéchisme, protégée du démon par Saint Michel, épaulée par son patron Saint Jean Baptiste et par son ange gardien, Jeanne peut en toute sérénité prier.
Considérée dans son ensemble, la séquence confirme l’interprétation non-subjective du crâne de la deuxième page : il ne s’agirait pas tant de la spectatrice – à laquelle le miroir révélerait un peu niaisement son destin mortel – que de son plus grand Ennemi, le Péché mortel, celui qui entraîne la mort éternelle en Enfer. Le « miroir de conscience » ne montre pas à Jeanne sa mort ici-bas : bien au contraire, il la protège de la Mort éternelle dans l’au-delà, de même que le bouclier-miroir protège l’archange du démon.
Le thème du miroir se poursuit dans les drôleries de bas de page : singe à capuche, hybride homme-cornemuse, femme sauvage à lunettes, sirène. A cette époque, les drôleries sont des figures connues et répétitives sans rapport avec le texte : elles égayent les pages et récompensent le lecteur, un peu à la manière des tampons apposés dans un cahier d’écolier (sur la figure particulière du singe au miroir, voir – Le singe devant le miroir).
Une des chartes graphiques de ce manuscrit est que les drôleries sont pour la plupart symétriques au recto et au verso : ce qui permettait à l’enlumineur de les reproduire facilement par décalque, et donnait à la lectrice le plaisir d’un petit jeu des différences lorsqu’elle tournait la page (ligne blanche continue) : pour l’homme-cornemuse du folio 79r/79v, changent les pattes et la couleur du foulard.
Plus on avance dans le manuscrit et plus les jeux graphiques se libèrent : le miroir du singe se transforme en un plat qu’il récure, une plaque sur laquelle il broie les couleurs, une écuelle. Le miroir revient tout à la fin, entre les mains d’un hybride barbu, puis entre les celles d’un singe à capuche, le même que le tout premier (fol 76v).
Cette floraison tout à fait exceptionnelle de miroirs ou de parodies du miroir n’est pas due à une dilection particulière de Jeanne de Castille pour cet objet : plus probablement elle fait ricochet avec le tout aussi exceptionnel miroir de conscience, au tout début du manuscrit, en ponctuant la suite de l’ouvrage d‘anti-modèles du bon chrétien.
Cet autre manuscrit Bruges-Gand, un peu plus récent, présente le même principe, quoique moins systématique, de drôleries répétées par transparence entre le recto et le verso d’un folio.
Heures de Croy, 1510-20, Vienne, OBN 1858 fol 31r 31v
Les minimes différences sont parfois humoristiques. Ici par exemple, la femme sauvage avec queue de cheval tenant un miroir se transforme en une femme-cornemuse tenant une claquette.
Assez fréquemment, la drôlerie de bas de page fait écho au mot ou à l’expression juste au dessus, avec parfois un jeu sur les mots : ainsi la souris qui cache une bougie sous un bougeoir joue sur le double sens de cubilibus : lit ou tanière.
Heures de Croy, 1510-20, Vienne, OBN 1858 fol 168r 168v
Ce couple presque surréaliste n’est pas totalement gratuit :
Le principe n’est pas l’illustration littérale, mais l’association quasiment poétique entre mots et images.
Sans surprise, les têtes de mort viennent généralement avec les mots « Requiem eternam », mais pas toujours : celle du folio 149r accompagne le mot « sacrificium ».
Le singe au miroir du folio 111v accompagne ironiquement un passage sur la permanence divine :
Tu les changeras comme un manteau, et ils seront changés Mais toi, tu restes le même, et tes années n’ont point de fin. Psaume 101,27
Ces deux miroirs annoncent le clou du manuscrit, le miroir macabre du folio suivant , qui tombe à pic sous les mots « apud dominum misericordia (auprès de la Miséricorde divine) ». Il n’est toujours pas question ici de la mort subjective, mais de la Mort éternelle à laquelle permet d’échapper le Pardon de Dieu.
Le bijou en losange du verso n’a guère de lien avec l’inscription « memor fui dierum antiquorum » ; en revanche, il fonctionne parfaitement comme « miroir refermé », avec son couvercle frappé de la Croix, l’instrument du pardon divin.
Pris entre des contraintes multiples, l’imagier ne cherchait pas à faire sens à chaque image : mais du moins en suggérait-il la possibilité, procurant au lecteur d’alors comme d’aujourd’hui le plaisir de la devinette.
Die best Practica, 1498, Leipzig, imprimé par Konrad Kachelofen, Wurttembergische Landesbibliothek,Stuttgart, Inc. fol. 13312b
Cette feuille volante a pour titre deux vers humoristiques :
La meilleure des prédictions, je veux dire, est exacte pour tout le monde |
Die best Practica ich mein , trifft an alle mensche gemein |
Les sous-titres des deux images font une jeu de mot entre Angel (le hameçon) et Engel (l’ange), qui en allemand comme en français est quelquefois féminin).
L’image compare donc le miroir à un hameçon :
Sont également comparées deux espèces de chardon [41] :
Les textes en dessous des deux images comparent le discours mensonger du miroir vide, et le discours de vérité du miroir macabre :
Regarde ce miroir avec joie Toi belle femme, toi homme fier Regarde avec quelle finesse tu as été créé Suis mes conseils, pas ceux des prêtres Orne tes vêtements et ton corps Pour que ton monde reste à midi Où tu trouves la joie, prend-la. Quand tu vieilliras, ne t’en soucie pas Aies de la joie et du plaisir maintenant Jusqu’à ce que le monde te donne des vacances Ne pense pas à la mort Mors dans les bonnes choses, tel est mon conseil Cherche l’honorable et le bon, Tu vivras encore de nombreuses années Ne laisse pas la mort s’approcher Bats-toi toujours, comme il se doit. |
O humain considère à tout moment Que tu seras ce que cette chose est. Ne suis pas les conseils du diable, Son miroir apporte la mort à l’âme C’est quand tu crois être à ton mieux Que la mort vient et te balaye. Qui regarde à propos ce miroir-ci L’évite et trouve la vie. Il verra aussi Dieu en tout temps. O humain tu ferais mieux de te réjouir De te voir encore charnu. Ce que tu y trouves, tu le seras bientôt Méprise les frivolités mondaines Ainsi ton âme sera préparée pour Dieu Ton cœur peut se tenir dans la joie Et Dieu du ciel te donne la couronne. |
Tout comme dans le tampon de Dublin ou le Livre d’heures de Jeanne la Folle, le miroir est ici découplé de sa fonction optique, puisqu’il montre un seul crâne et non pas trois : il faut plutôt le comprendre comme un oeilleton, fermé aux orgueilleux et ouvert pour les bonnes gens, qui leur cache ou leur montre la Mort tapie au revers du monde.
Bréviaire, France, 1495, Morgan M 463 fol 85r | Vanité, Polyptyque de la Vanité et de la Rédemption, Hans Memling , vers 1494, Musée des Beaux-arts, Strasbourg |
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Ces deux oeuvres tout à fait contemporaines ont, malgré leur ressemblance, des significations bien distinctes, qui reposent sur des conventions désormais bien établies.
Dans le Bréviaire, la femme nue fait de la main gauche un geste d’effroi et détourne le visage avec une expression de tristesse : le crâne dans le miroir nous indique qu’elle ne symbolise pas l’Orgueil écervelé, mais la Vanité : à savoir la prise de conscience de la vie éphémère.
Dans le tableau de Memling, la main gauche tranquillement posée sur la hanche, la Belle s’offre aux regards sans pudeur et le miroir qui la reflète autorise une large plage d’interprétations, du plus négatif au plus positif. J’ai proposé par ailleurs (voir 5 Le Polyptyque de Strasbourg) une reconstruction du polyptique dans laquelle la signification s’inverse, selon le degré d’ouverture :
Ainsi, pour la femme nue au miroir, les conventions qui s’établissent à la fin du XVème siècle semblent donc être les suivantes :
- le reflet ne montre rien, ou montre le visage de la femme : toute la gamme des symboliques antérieures, Beauté, Coquetterie, Luxure, Orgueil (voir 1 La Coquetterie : diabolique ou mortelle) ;
le reflet montre un crâne : avertissement contre la Mort éternelle ;- le reflet montre le spectateur : ce cas théorique (qui correspond à l’utilisation habituelle du miroir par les coquettes) n’a à ma connaissance jamais été illustré.
Allégorie de la Musique (le tempérament flegmatique ?) | Allégorie de la Prudence (le tempérament mélancolique ?) |
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Hans Baldung Grien, vers 1529 , Alte Pinakothek, Münich
On a proposé qu’il s’agisse de deux panneaux d’une série des Quatre Tempéraments : dans La chute de l’Homme de Dürer (voir 3 La Chute de l’Homme ) on voit en effet le cerf symboliser le caractère mélancolique, mais le chat y représente plutôt le bilieux que le flegmatique. De plus les instruments de musique renvoient ici à la mélancolie : bref on n’en sort pas.
Dans son étude exhaustive , Jean Wirth ( [6] , p 146 à 167) a montré que les deux panneaux s’analysent très bien en pendant, la femme à la viole sur un pente descendante, la femme au miroir stoppée au bord du précipice (flèche jaune) par ce qu’elle y voit (flèche bleue) . Plutôt que du couple Musique / Prudence (attributs respectifs en blanc et bleu) dont il n’existe aucun autre exemple, il s’agirait d’une variation sur le thème classique du chemin du Vice (qui descend) et de celui de la Vertu (qui monte), Musique et Prudence étant pris comme cas particulier de l’un et de l’autre.
Wirth voit une difficulté dans le fait que le Serpent serait, dans cette acception, l’allié de la Prudence : il ne devrait pas être foulé aux pieds tel le symbole du Péché. On peut néanmoins moduler cette difficulté en se rappelant qu’Altdorfer a représenté la Prudence assise sur un dragon, avec la même idée de modération ou de domination (voir 1 La Coquetterie : diabolique ou mortelle).
Une autre difficulté est que le cerf est avec sa biche, ce qui tire sa symbolique plutôt coté Virilité que côté Prudence.
Trois nymphes musiciennes, trois états de la femme
Hans Baldung Grien, vers 1540 , Prado, Madrid
Wirth élargit alors la question et montre de manière convaincante que le diptyque de Münich constitue comme un galop d’essai de celui de Madrid, une dizaine d’année plus tard :
Il est impossible de résumer ici les interprétations possibles, la difficulté étant que Grien :
Nous n’irons pas plus loin sur ce diptyque compliqué, point cuminant de l’art allégorique de Grien. Pour celui de Münich en revanche, une lecture très simple et non contradictoire est me semble-t-il possible.
Il suffit de remarquer que la jeune gambiste ne joue pas de son instrument, mais le tient prudemment du bout d’un doigt : pour l’instant, elle se contente de lire la partition sans la jouer, car il lui manque l’archet (assez analogue, dans sa forme et dans sa fonction d’éveil érotique, avec l’arc de Cupidon). De même le gros chat, compagnon des sorcières, mais aussi symbole classique de l’appétit sexuel féminin (voir Le chat et l’oiseau), se contente pour l’instant de dormir.
De l’autre côté, la femme au ventre proéminent, décoiffée et dévoilée, est celle qui a connu l’amour charnel : elle doit maintenant former un couple prudent (les cerfs), et maîtriser le serpent, le péché qui est l’instrument de la Mort comme la viole est celui de la Musique. Le crâne qu’elle voit dans le miroir est celui de la jeune fille qu’elle fut (flèche rouge), ce qui fait de ce diptyque une nouvelle variation sur le thème favori de Grien : la Jeune fille, la Femme et la Mort.
Vanitas
Jan Sanders van Hemessen, 1535, Palais des Beaux-Arts de Lille
L’ inscription autour du miroir est une formule-choc inventée pour l’occasion :
Voici la rapine de toute chose |
Ecce Rapinam Rerum Omnium. |
Elle est précisée par la banderole qui s’enroule autour du poignet de l’ange :
Contemple la fin de la Force, de la Beauté, et de la Richesse |
Inspice Roboris Formae opumque finem |
La pile de pièces abandonnées sur le rebord de la fenêtre crée un lien logique entre les deux mots Richesse et Rapine. Autre détail minuscule tout aussi astucieux : le ver qui se cache dans la banderole et complète les lettres VE (Vermis).
S’il arrive que des diables portent des ailes de papillon (Petite Tortue et Vulcain [42] ), cet ange avec des ailes de machaon [43] est rarissime. Ces ailes font-elles référence à la fugacité, comme c’est en général le cas pour les papillons dans les Vanités ?
Le Jugement dernier (détail)
Jan Sanders van Hemessen, 1536-38, Eglise Saint-Jacques, Anvers
Le seul autre exemple connu, dans le Jugement dernier du même Hemessen, contredit cette lecture : un ange ou archange combattant les démons ne peut être éphémère.
Les ailes font-elles plutôt référence à l’immortalité de l’âme ? Déjà, les Grecs utilisaient le même mot « Psyché », pour désigner l’âme humaine et le papillon. Et la symbolique chrétienne avait développé une métaphore en trois phases : la chenille, c’est la vie terrestre ; la chrysalide, c’est le linceul ; et le papillon, c’est l’âme immortelle qui rejoint le ciel. (Voir – Le crâne et le papillon )
On a supposé que cette oeuvre formait la partie gauche d’un diptyque, la partie droite étant le portrait d’un personnage vivant, homme ou femme, auquel l’ange montrerait son futur dans le miroir, à la manière du Bon ange de la gravure « Die best Practica ».
Or une telle composition serait optiquement infaisable : même s’il était magiquement transformé en crâne par le miroir, le dit personnage devrait, pour rendre la transformation crédible, avoir le nez contre la surface bombée. Il faut donc conclure que la crâne représente la Mort en général, et non un mort en particulier.
Une autre difficulté est que l’ange est à l’extérieur et en pleine lumière, alors que le reflet situe le miroir à l’intérieur d’une pièce obscure.
Plutôt qu’une rationalisation hasardeuse justifiant un hypothétique second panneau, c’est au contraire le rien en face du miroir qui fait sens [44].
D’ailleurs les inscriptions ne comportent aucun élément personnel. La première « la rapine de tout » est portée par deux nus anonymes, l’un de dos et l’autre de face. Et la formulation de la seconde (« Contemple la fin de la Force, de la Beauté, et de la Richesse ») semble choisie tout exprès pour s’adresser à tout un chacun : jeunes hommes, jeunes femmes et personnes aisées.
L’explication la plus plus raisonnable est donc de considérer que ce panneau a été conçu tel quel, peut être pour le lieu précis qui est montré dans le miroir (une chapelle funéraire ?), et était accroché assez haut.
Ainsi, le visiteur pouvait contempler, en levant les yeux à partir du mot INSPICE :
.
L’ange descendu du ciel pour lui montrer son ennemi, rongeur universel de toute chose, lui rappelait que son appétit ne s’exerce qu’ici bas, dans cette tombe obscure qu’est la Terre ; et ouvrait du même coup une échappée vers le ciel pour sa propre âme immortelle.
Speculum propria vilitatis
Jean David, 1610, Duodecim specula Deum aliquando videre desideranti concinnata, BNF D-17309 p 68 Gallica
A la toute fin de sa vie, ce jésuite belge a consacré un traité entier à distinguer douze significations pieuses du miroir. La sixième regroupe tout ce qui renvoie l’homme à sa propre insignifiance (vilitas), comme expliqué dans la légende du bas :
Le titre au dessus de la légende illustre, en deux ligne, le glissement entre :
Prends place et observe : ce que tu es, ce que tu seras et ce que tu as été.
Le titre de ce miroir sera : « Connais-toi toi-même ».
Ainsi le caractère introspectif du miroir, qui nous semble évident aujourd’hui, ne se dégage timidement qu’au début du XVIIème siècle, et il faut se garder de projeter cette signification sur les oeuvre antérieures. En particulier sur le fameux « miroir de conscience » de Jeanne de Castille, plutôt bouclier pour se protéger de la Mort qu’instrument de la connaissance de Soi.
La popularisation de l’Anatomie fait que le squelette, qui était auparavant l’image immonde révélée par la putréfaction, devient aussi le paradigme de ce qui était caché et que l’étude permet d’appréhender. Dès lors, les deux conceptions vont fusionner inextricablement.
Illustration pour « The rule and exercises of holy living and holy dying », Jeremy Taylor, après 1625, National Portrait Gallery, Londres
Le révérend Jeremy Taylor montre dans un miroir un squelette à une femme, une enfant et un vieillard. Il ne s’agit pas bien sûr de l’exhibition d’un spectre, mais d’une pure allégorie, comme le montrent les trois âges de l’assistance.
Le texte en bas de l’image (« regardez et priez car vous ne ne connaissez pas l’heure ») renvoie à la conception traditionnelle, la préparation de la bonne mort (holy dying).
Le texte sous le miroir « Le visage de sa propre Nature (Facies nativitatis suae) » renvoie au thème de l’introspection, en détournant une comparaison de Saint Jacques :
« Car celui qui écoute la parole et ne l’applique pas ressemble à un homme qui regarde son visage naturel dans un miroir. Il regarde, il s’en va, et il oublie à l’heure même quel il était. » Epitre de Saint Jacques, 1,23-24
Ce qui dans le texte original était l’image d’une pure et simple absurdité (oublier son propre visage) devient, une fois tronqué, une invitation à se connaître tel qu’on est.
Frontispice pour « Le Miroir qui ne flate point » de Jean Puget de la Serre
Cornelis Galle I, vers 1632
La main de Dieu tient le miroir avec le squelette (Vanité), mais c’est la main du Temps qui tire peu à peu le rideau (la Vérité sans flatterie).
L’idée du miroir macabre se retrouve aussi au Japon, dans le curieuse légende de Jigoku Dayū.
Jigoku Dayū, Utagawa Kuniyoshi, fin des années 1840.
La courtisane de l’Enfer porte une robe à motifs assortis :
Selon la légende, cet accoutrement aurait été pour Jigoku une manière de tenter de se repentir, mais aussi une forme d’avertissement pour ses clients : tous ceux qui couchent avec elle doivent se préparer à aller en enfer.
Jigoku Dayū, Tsukioka Yoshitoshi, vers 1880
Sans rentrer dans tous les détails de la légende, l’épisode principal est que Jigoku reçoit un jour la visite d’un moine peu conventionnel, qui mange une carpe au mépris du végétarisme, danse avec les filles et finit par tomber ivre mort, tandis que des spectres apparaissent à la courtisane.
« Le lendemain, Jigoku s’empressa de questionner Ikkyu sur ce qu’elle avait vu la nuit précédente. Était-ce un rêve ? La réalité ? Le moine lui répondit en ces termes : « Quand ne sommes-nous pas dans un rêve ? Quand ne sommes-nous pas des squelettes ? Nous ne sommes tous que des squelettes enveloppés de chair, masculins ou féminins. Lorsque notre souffle expire, notre peau se rompt, notre sexe disparaît, et le supérieur et l’inférieur sont indiscernables. Sous la peau de la personne que l’on caresse aujourd’hui, il n’y a rien de plus qu’un squelette soutenant la chair. Pensez-y ! Puissant ou modeste, jeunes ou vieux, hommes ou femmes : c’est la même chose. Si vous vous éveillez à cette seule vérité fondamentale, vous comprenez. » [45]
Logo de Larousse, 1890 | Ex-libris personnel, date inconnue |
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Eugène Grasset
Le logo bien connu du dictionnaire Larousse est le fruit d’une collaboration : la devise et le chardon sont dus à Émile-Auguste Reiber (1876), et la composition générale à un croquis disparu de Georges Moreau. Il est probable que les deux trouvailles graphiques sont une idée du graveur :
Cette femme qui « sème à tout vent » sème en fait à contre vent, puisque sa chevelure est emportée vers la gauche (un problème qui sera corrigé dans la version 1897 du logo).
On ne connaît pas la date de l’ex-libris personnel de Grasset, mais il est probablement postérieur à sa création la plus connue, puisqu’il en prend en quelque sorte le contrepieds : le miroir à main imite le pissenlit et, tandis que la nymphe du dictionnaire souffle la vie vers la droite, la femme fatale de l’ex-libris projette la mort vers la gauche. La propagation de la connaissance suppose un effort contre nature, celle de la mort suit le sens du vent.
En typographe avisé, l’artiste a soigné particulièrement le lettrage :
All is Vanity, Charles Allan Gilbert 1892
Une manière percutante de faire surgir le crâne hors du miroir de la coquette.
Etat 0 | Etat 1/3 | Etat 3/3 |
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Mon portrait squelettisé, Ensor, 1889, Musée d’art à la Mer, Ostende
L’idée de départ est une photographie d’Ensor prise en extérieur, à côté d’une fenêtre ouverte dans laquelle on voit, dans l’ombre, le visage de Mariette, l’épouse de son ami Ernest Rousseau.
Le premier état inverse la pose et, par son cadrage étroit, transforme la fenêtre en miroir putatif et l’extérieur en intérieur.
Dans le troisième état, Ensor (et Mariette réapparue) se sont transformés en squelette. Comme l’exprime très bien Susan M. Canning :
« Contrairement aux images de la Danse macabre, où l’artiste se confronte à un squelette représentant la mort, dans cette estampe, Ensor devient le squelette, sa pose vivante et son regard perçant semblent faire honneur à la figure de l’artiste, alors même que physiquement son visage et son corps se détériorent… Alliant le processus de la morsure de l’acide au processus naturel de décomposition, Ensor se suspend entre création et destruction, vie et mort, tout en exploitant les possibilités d’inversion, de métamorphose découvertes dans la magie chimique de l’estampe et de la photographie. » ( [46], p 66)
On dit que la place importante des squelettes dans l’oeuvre d’Ensor vient du fait qu’on en déterrait fréquemment sur la plage d’Ostende, suite au siège de la ville au début du XVIIème siècle. Par ailleurs, dans une lettre de 1898 à un ami ([46], p 81), il évoque l’ambiance fantasmagorique de son enfance : sa grand-mère, qui tenait une boutique de curiosité, possédait un singe qu’elle habillait pour le promener, et adorait porter des masques pour surprendre son petit-fils.
Squelette, singe et masque : à ces trois symboles de l’imitation il ne manquait que le miroir pour une combinaison explosive.
Miroir au squelette
James Ensor, 1890, Collection privée
Contrairement à deux autres oeuvres de la même époque où il se représente en squelette en train de peindre, Ensor a supprimé ici tout attribut d’identification : le squelette dans le miroir cache ses mains (peut être pointe-il devant lui l’index de sa main droite, mais l’image est trop floue pour trancher). C’est uniquement le dispositif optique (taille du buste cohérente avec la distance au miroir) qui fait que nous ne doutons pas qu’il s’agisse d’un autoportrait.
Dans tous les miroirs macabres que nous avons vus jusqu’ici, le crâne était présenté seul, tranché et isolé de tout contexte : au point qu’il aurait tout aussi bien pu s’agir d’un panneau peint. Pour la première fois, un artiste représente un miroir magique qui montre indubitablement l’Avenir.
De plus, en dissimulant sur le mur deux têtes de mort parmi les masques, Ensor suggère que le crâne est lui-aussi une sorte de masque, à savoir un dispositif d’anonymisation, non pas plaqué provisoirement à l’extérieur du visage, mais caché pour toujours dans son intérieur.
En ce sens, cette oeuvre est nécessairement unique : tout autre artiste représentant frontalement un miroir magique aboutira au même résultat.
L’Oeil, Escher, 1946
Escher a cependant trouvé cette brillante alternative, qui retourne le dispositif de sorte que le miroir s’involue à l’intérieur du spectateur.
« Pupille » vient du latin « Pupula », petite fille. En contraste avec le rectangle lumineux de la fenêtre reflétée par l’iris, le crâne dans la pupille constitue une sorte de synthèse indépassable du thème du miroir, de la Jeune Fille et la Mort.
Couverture de « Mike Shayne Mystery Magazine », Vol. 46, N°11, 1982 [47] | Mike Shayne Mystery Magazine, Vol. 3 No. 6, November 1958 |
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Le reflet macabre dans ces lunettes noires n’illustre pas ici une histoire précise : simplement, comme souvent dans ce type de magazine, une ambiance générique de meurtre et d’espionnage. Le visage recycle d’ailleurs une vieille couverture parue 24 ans plus tôt. Et, d’une certaine manière, la Mort remplace la Jeune fille.
Affiche du film They Live de John Carpenter, 1988
Cette affiche en revanche est directement liée au scénario du film, dans lequel des lunettes spéciales révèlent que de nombreuses personnes sont en fait des extraterrestres avec des visages en forme de crâne.
3B A côté du miroir, la Mort
Vers la fin du XVIème siècle, quelques artistes hollandais ont trouvé des accommodements avec le crâne, moins brutaux que le reflet dans le miroir.
Le thème de ce pendant très inventif est connu par des mentions de la main de Stradanus sur les dessins préparatoires (Sanita et Infirmita) .
La santé (ou Quand tu es jeune, pense à la mort).
Jan van der Straet (Stradanus), 1594, Teyler Museum, Haarlem (photo rdk)
La Jeune Femme, ou la Santé, se place dans l’ambiance rigoriste de l’Ancien Testament (Tables de la Loi au dessus du miroir, tableau de la Chute dans le coin toilette). A l’arrière-plan, la santé spirituelle est évoquée par l’église pleine, la santé physique par le malade qu’on amène à l’hôpital.
La vieille religieuse austère suspend le geste de la jeune femme, qui voulait rajouter une fleur à sa couronne. Le crâne, ici dessiné sur le volet coulissant du miroir, rappelle que la beauté et les plaisirs ne dureront pas toujours. Ce que confirment deux symboles du temps compté : le sablier et l’ardoise avec les chiffres de 1 à 5 disposés en forme de croix.
L’infirmité (Quand tu es proche de la mort, résigne-toi à souffrir)
Jan van der Straet (Stradanus), 1594, Teyler Museum, Haarlem (photo rdk)
Le Vieil Homme, ou l’Infirmité, réside en revanche dans le climat doloriste du Nouveau Testament (Evangile ouvert , tableau de la Vierge des Sept douleurs dans le coin Prière et du Christ guérissant un malade au dessus de la cheminée). A l’arrière-plan, un enterrement traverse la ville. Une jeune femme présente à l’Infirme une couronne d’épines et un fouet, tandis qu’une statuette de l’Espérance, sur la corniche, lève les bras de désespoir.
Ainsi, très paradoxalement, la Santé est figurée par une vieille nonne qui colporte des accessoires de piété et laisse pendre à sa ceinture la véritable Clé du Ciel : se savoir mortelle. Tandis que l‘Infirmité est figurée par une sorte de Marie-Madeleine vêtue de fourrure et aux pieds nus, qui propose des instruments de torture et porte en cordelière une chaîne, montrant qu’il n’y a pas de véritable délivrance ici-bas.
Allégorie de la Vanité
Jan Miense Molenaer, 1633, Toledo Museum of Art
Certains éléments de la composition (le peigne et le miroir, les bijoux, la profusion d’instruments de musique, la vielle femme en noir et la jeune femme désirable) appartiennent aux deux registres de la scène de genre et de la Vanité. S’y ajoutent, plus discrètement, des symboles qui font pencher l’ensemble du côté de l’allégorie :
La Dame du Monde (Vrouw Wereld) Détail de La danse du Monde, vers 1550, attribué à Pieter Balten, MET |
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Les spécialistes [48] ont depuis longtemps remarqué que le planisphère, qui tangente la chevelure de la belle fille, est une allusion à la figure traditionnelle de La Dame du Monde (pour l’origine germanique de cette figure, voir La Mort dans le Dos (Frau Welt) ).
Mais une autre astuce graphique est passée inaperçue, alors qu’elle constitue le véritable clou de la composition :
De part et d’autre de la chaise vide (celle de l’admirateur qu’on attend), la symétrie des gestes de l’enfant et de la jeune fille crée une équivalence :
Ainsi le miroir et la bague, symboles habituels de la fidélité, se teintent ici de la notion inverse, celle de l’impermanence : si le reflet ne montre pas la bague, c’est qu’elle n’est pas plus qu’un jeu entre les doigts de la fille, aussi frivole que les bulles de l’enfant.
Femme à la théorbe
Jacob Duck, vers 1660, Indianapolis Museum of Art at Newfields
L’iconographie de Marie-Madeleine nous a tellement habitués à voir un crâne à côté d’un miroir, pour une méditation sur la mort, que l’incongruité de celui-ci ne frappe pas au premier regard. Posé à côté de rubans bleus assortis à celui de qui orne la coiffe de la musicienne, et d’une boucle d’oreille en perle semblable à celles qu’elle porte, ce crâne personnalisé constitue comme un reflet calcifié d’elle-même qui serait sorti du miroir.
Cachée derrière, la bougie consumée redit que la vie de plaisir aura son terme.
La main de la vieille femme, à l’aplomb du sablier et du crâne, suggère que c’est elle qui vient de les déposer au milieu des accessoires de beauté, complétant les dents qui manquent par les perles du collier.
Allégorie de la Fugacité (détail)
Hendrick Pot, 1628-38, Frans Hals Museum, Haarlem
Ici également, une vieille femme sardonique apporte à une jeune musicienne inconsciente deux symboles de sa fugacité.
A.P. de Mirimonde [49] rapproche avec raison ces deux allégories rationalisées en scènes de genre , où une vieille femme vient déposer des intrus sablier et crâne d’une part, fleur et crâne de l’autre.
3C Dans le miroir… Ta mort
Pour représenter non pas la Mort en général , mais Ta mort en particulier, il va falloir adopter un point de vue latéral. Cette formule-choc apparaît une unique fois au XVIème siècle, sans lendemain ; elle est réinventée à la fin du XIXème siècle et revient depuis périodiquement, surtout à des fins de propagande.
Portrait du peintre Hans Burgkmair avec son épouse Ann
Lucas Fürtenagel, 1529, Kunst Historisches Museum, Vienne
Cette composition est la seule de son époque où les deux crânes dans le miroir ne sont pas une image abstraite de la Mort, mais le reflet transfiguré de deux vivants dont le nom est précisé dans le cartouche :
Joann Burgkmair M(aler) 56 Jar alt et Ann Allerlaiin Ge(mahe)l 52 Jar alt.
Etrangement, la composition place les figures dans l’ordre inverse du cartouche : l’épouse d’abord, puis le mari. Sur cette infraction délibérée à l’ordre héraldique, voir 1-3a Couples germaniques atypiques.
Comme les deux regardent vers nous, l’image ne dit pas si cette transfiguration leur est perceptible, ou n’est visible que par nous. Le texte au dessus du mari sert à trancher la question :
Ainsi était notre Forme à tous deux. Mais dans le miroir, rien de plus que cela. |
Sollche Gestalt unser baider was. Im Spiegel nix aber das dan- |
Ecrit au passé, ce texte est conforme à l’inscription conventionnelle des portraits de l’époque : « j’étais ainsi à l’âge de… ». Vecteur d’immortalité, le tableau se projette déjà dans son futur, à destination du public extérieur.
Considéré à ce moment, le miroir montre le présent : à savoir l’état actuel des deux personnages : « rien de plus que cela ». Mais dans le lieu et dans le moment du tableau, il est un instrument de projection dans le futur.
Appartenant à deux époques, les textes qu’il porte sont nécessairement intemporels, s’appliquant aux habitants du tableau comme aux spectateurs de l’avenir :
Il est possible que Burgkmair, qui devait mourir deux ans plus tard et était déjà malade, ait confié la réalisation de ce double portrait à son jeune disciple Fürtenagel, âgé de 24 ans : d’où sa main gauche vide, incapable de tenir la palette [50].
La bague qu’il porte à l’index de cette main impuissante est identique à celle que sa femme porte à l’annulaire de sa main droite, celle qui tient le miroir. Ce bijou commun matérialise la solidarité du couple.
En aparté : la Sirène à la Renaissance
La sirène médiévale était essentiellement une figure de la Luxure.
Frontispice du Lexicon Graecolatinum, 1530, imprimé par Geert Morrhe | Frontispice de « De vanitate scientiarum » Cornelius Agrippa, 1531 imprimé par Jean Pierre (Johannes Petrus) |
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En 1530, Geert Morrhe (Gérard Morrhe dit des Champs) adopte comme marque d’imprimeur une sirène léonine, qu’il associe à ses deux devises stoïciennes [51] :
C’est donc bien le statut chimérique de la sirène qui est pris en compte : miel ou volupté pour le torse, abeille et douleur pour la tête de lion et la queue.
En 1531 [52], Geert Morrhe remplace son mufle de lion par un visage de femme et lui rajoute un collier et un miroir dans lequel elle admire son torse. Les devises restent identiques. Ces accessoires de coquetterie s’ajoutent donc tous les deux dans le camp de la Volupté.
La Sirène devient ainsi un modèle de non-introspection puisque, fascinée par son torse, elle se voit voluptueuse et non pas monstrueuse.
Illustration pour CIRCE ou LE BALET COMIQUE DE LA ROYNE
Girard de Beaulieu 1582
Le motif de la ceinture n’a donc pas été choisi au hasard : le miroir de la sirène, qui la tronque et la focalise sur elle-même, fonctionne à l’inverse de celui du couple, qui le dilate dans le temps et dans le vrai. L’épouse vieillie, à la chevelure défaite et tenant un miroir qui ne ment pas, est une sorte d’anti-sirène, ayant renoncé à la séduction et lucide.
Peut être même faut-il aller plus loin : car la sirène de la ceinture possède deux queues et une seule tête. Or le couple que le tableau nous montre, littéralement, est une « sirène siamoise », à deux têtes et deux mains : la féminine tient le miroir des époux (qui est comme la palette de substitution du vieux maître invalide), tandis que la masculine manifeste leur double renoncement : l’absence de peigne, l’absence de pinceau.
Le miroir qui d’habitude ment en transformant les sirènes en femmes, nous dit ici la Vérité (Connais-toi toi-même), en transformant les deux vieillards en un couple de crânes jumeaux, réunis pour l’éternité.
Vérité cruelle (O Mors) mais vérité rassurante (Espoir pour le monde)
Inexploité pendant presque quatre siècles, le thème revient à l’improviste en Angleterre, à l’occasion d’un poème humoristique
Illustration de C. E. Brock pour Humorous Poems, de Thomas Hood, 1893, p 14 [53]
Au temps où Napoléon menaçait de débarquer en Angleterre, un volontaire s’enrôle dans une milice d’avocats. Alors qu’il en train de prendre son petit-déjeuner, il voit passer au son du tambour sous ses fenêtres une colonne partante, et se sent saisi de terreur.
« Les sots qui se battent à l’étranger pour leur patrie », Car là où j’avais l’habitude de me raser, |
« The fools that fight abroad for home, » Thought I, « may get a wrong one ; For there, where I was wont to shave, |
Finalement, le volontaire décidera plutôt de combattre à domicile.
Grâce aux caricaturistes, les gens voient la Réalité
James Montgomery Flagg, Bulletin pour les Caricaturistes, 26 octobre 1918
Quinze jours avant l’armistice, le miroir magique ne prend guère de risque en montrant à Guillaume II sa défaite.
Spieglein an der wand, wer ist der Starkste im ganzen Land ?
John Hartfield, Arbeiter Illustrierte Zeitung , No33, 24 août 1933
Ce photomontage a été réalisé depuis Prague, où toute la rédaction de ce journal communiste allemand s’était exilée précipitamment, en janvier 1933. Hitler est caricaturé en reine de Blanche-Neige demandant au miroir magique non pas qui est la plus belle, mais qui est le plus fort de tout le pays. Et le miroir lui répond.
« Il en sera ainsi ! » Carte Tass N°633, 28 décembre 1942
Edité durant la bataille de Stalingrad, l’image illustre littéralement le poème :
Il en sera ainsi !
Essuyant la sueur froide de son front, au Nouvel An, la divination sanguinaire de Hitler :
« Que vais-je voir? »
Et en tirant une carte au hasard, le serpent maudit crie de terreur :
» La reine de Pique, la Mort ! »
Il appuie son mufle sur le verre et à la question,
» Que vais-je voir ? «
Il voit la réponse : le visage d’un squelette !
Minuit a frappé, et ici, le Nouvel An, en passant par la porte, a résumé ce qu’Hitler a vu :
Il en sera ainsi !
La bougie allumée, au visage sévère personnifie sans doute le Nouvel An.
Putin’s end is near,, Frog, fin 2022
L’image a été réadaptée récemment à l’occasion d’une autre fin d’année.
Miroir au squelette
Gustave Adolf Mossa, 1900-10, Collection privée
Vidée de toute couleur, cette femme à la toilette semble plus médusée qu’effrayée par la coquetterie de son double, tandis que le papier-peint les enserre de ses volutes violines, et que les fleurs rougeoyantes du dossier absorbent tout ce qui reste de vie.
La Mort, illustration du recueil l’Enfer Edouard Chimot, 1921 |
Jamais durable (never lasting), Yuumei, vers 2010 |
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Le nez-à-nez avec sa propre mort cumule les thèmes de la vie éphémère, de la coquetterie fatale et de l’introspection effrayante.
Lithographie 35 de la série Le tumulte noir (La revue nègre)
Paul Colin, 1927
Dans cette série qui montre Joséphine Baker dansant dans toutes les attitude [54] , il était naturel qu’apparaisse le thème de la danse macabre, ici révélé par le miroir.
Brochure de propagande allemande, 1944-45 [55]
L’image repose sur une double transfiguration quelque peu déconcertante, de la pinup en soldat et du beau gosse en squelette étrangleur. Ce miroir magique ne montre pas le futur de l’une ou de l’autre, mais une sorte d’étreinte macabre avec inversion de sexe.
L’explication est donnée dans le texte du tract, dont voici le résumé :
Pendant que John est au front, Joan (la pinup) se prépare pour sortir avec Bob (le beau gosse), un ami du couple. Heureusement, en ouvrant les yeux après un long baiser, le miroir lui montre
« John ! John dans les bras d’une autre ! Dans les bras de la Mort !
Mais non, ce n’était pas John embrassé par la Mort… c’était TOI, et ce n’était pas Joan qui regardait dans le miroir, mais ta FEMME.
Joan est toujours seule. Ainsi que tous les millions de femmes et de filles. Car la guerre continue.
3D Dans le miroir… le Fou
Le Fou et la jeune fille au miroir, Maitre ES, 1450-68
Le reflet indique que cette jeune fille ne s’intéresse pas tant à elle-même qu’à sa proie : fou est celui qui se laisse attirer par la Luxure. A la main sur le sein correspond la main sur le bouton. Le perroquet figure ici en tant qu’oiseau libidineux (voir – Le symbolisme du perroquet). Cette présence aviaire suggère que le Fou n’est lui-aussi qu’un grand faisan, cet oiseau qu’on chasse au miroir (voir 1 Chasse au singe dans les bestiaires).
Attribut par excellence de la Coquette, le miroir ne deviendra que très ponctuellement un accessoire de la Folie.
Frontispice de « Brunellus in Speculo Stultorum », de Wirecker, 1499, édité par Cornelius von Zuricksee à Cologne, Université de Darmstadt
Cette satire médiévale, « Brunellus dans le Miroir des Fous » décrit les aventures d’un âne de Crémone qui s’en va étudier l’Université de Paris et fonde un ordre religieux. Au centre de l’image, le « miroir du fou », désigné du doigt par Galien, dit paradoxalement la Vérité : à savoir que Brunellus n’est qu’un âne.
Mais la concurrence avec l’attribut de la Vanité empêche la formule du « fou au miroir » de se développer. On n’en trouve que très peu d’exemples, mis à part dans l’ouvrage spécialisé qui montre le fou sous toutes les coutures :
La Nouvelle Mode, fol 7v | La Complaisance envers soi-même, fol 74v |
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La Nef des Fous, première édition de 1494, Bâle, Staatsbibliothek, Berlin
La première image stigmatise « les hommes qui apprennent les manières des femmes », en remplaçant la coquette avec son peigne par un dandy avec son épée, et la servante par un fou qui lui tient le miroir et le pot d’onguent.
La seconde image s’attaque au narcissisme en montrant un fou qui ne lâche pas son miroir, y compris en touillant sa bouillie.
Tandis qu’un oeil moderne verrait facilement dans le miroir le symbole de la Folie, en tant qu’enfermement autarcique sur soi-même, ce n’est absolument pas le cas à l’époque où ces rares images apparaissant.
Ces deux dessins n’ont à ma connaissance jamais été expliqués correctement, faute de lire avec précision les passages du texte en regard [56].
« Le Mécontentement de Soi », fol E 2v
Holbein le Jeune, 1515, Marges dessinées dans l’exemplaire de l’Eloge de la Folie appartenant à Myconius, Kunstmuseum, Bâle
Voici le passage en regard de ce dessin :
« La Nature, souvent plus marâtre que mère, a semé dans l’esprit des hommes, pour peu qu’ils soient intelligents, le mécontentement de soi et l’admiration d’autrui. Ces dispositions assombrissent l’existence ; elle y perd tous ses avantages, ses grâces et son charme. À quoi sert, en effet, la beauté, présent suprême des Immortels, si elle vient à se flétrir ? À quoi bon la jeunesse, si on la laisse corrompre par un ennui sénile ? » XXII. De la part de la Folie dans l’amour-propre, traduction Pierre de Noalhac
Le miroir comme souvent réfère à la notion de Beauté. Le reflet montre une vieille femme qui tire la langue au jeune homme, illustrant astucieusement la dernière phrase. Ce beau jeune homme n’a rien d’un fou – ce pourquoi il ne porte pas (encore) son costume, c’est au contraire quelqu’un d’intelligent, qui voit trop bien la Vieillesse qui le nargue.
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, la mention manuscrite :
La Folie , c’est de se plaire à soi-même (Stultitia sibi placet)
n’est pas le titre du dessin, mais le résumé de la suite très ironique du texte, l’Action de la Bienséance (Actionis decorum) :
« Dans toutes tes actions, le premier principe que tu dois observer est la bienséance ; tu ne t’y tiendras envers toi-même, comme envers les autres, que grâce à cette heureuse Philautie (L’Amour de Soi), qui me sert de sœur, puisque partout elle collabore avec moi. Mais aussi comment paraître avec grâce, charme et succès, si l’on se sent mécontent de soi ? Supprimez ce sel de la vie, aussitôt...Le beau Nirée ressemble à Thersite, le jeune Phaon à Nestor, Minerve à une truie. »
Le « Contentement de Soi »
fol. K 4v
Ce dessin très similaire illustre un autre passage consacré à la Philautie, et qui cite le même exemple (le beau Nirée) :
« Mais pourquoi citer tel ou tel exemple, alors qu’en tous lieux Philautie (l’Amour-Propre) répand merveilleusement le bonheur ? Celui-ci, plus laid qu’un singe, se voit beau comme Nirée ; celui-là se juge un Euclide pour trois lignes qu’il trace au compas ; cet autre croit chanter comme Hermogène, alors qu’il est l’âne devant la lyre… « XLII. De la folie nobiliaire
Les deux dessins forment donc une sorte de pendant dans lequel le jeune homme, obéissant à la Bienséance, est devenu un Fou qui pratique à outrance l’Amour de soi : il n’a même plus besoin de miroir puisque sa marotte lui en tient lieu, lui renvoyant une image toujours contente d’elle-même.
Hans Vogtherr le Jeune, 1540
Mis à part le premier dessin de Holbein, il n’existe pas d’autre image de fou se regardant dans un miroir : puisque le Fou à la marotte est déjà, à lui seule, une figure spéculaire.
Voir le coucou dans le miroir
Thomas Murner, Die Geuchmat (Le pré aux coucous) 1519, Munich, BSB Rar. 1791 vue 84
Voir le coucou dans le miroir Tout le monde nie être un coucou |
Den gouch im spiegel sehen Jederman ein Gouch sich sein leugt |
Sept de Coeur
Vers 1540, gravé par Peter Floetner, édité à Nüremberg
Il s’agit ci d’un véritable miroir magique, qui transforme en deux fous les deux passants.
Un homme voit un fou dans un miroir, p 66 [57]
Le remue-méninges d’Aegidius Albertinus (Aegidii Albertini Hirnschleiffer), Aegidius Albertinus, 1645, Cologne
« Les miroirs sont couramment utilisés par les femmes, en particulier par celles qui aiment être belles et servent l’amour interdit. Pour ces raisons, le miroir peut être qualifié de conseiller de beauté, puisqu’il conseille aux femmes et aux hommes insensés comment se parer, se peindre, se parer le visage et comment se tailler les cheveux et la barbe. Mais tel n’est pas seulement un abus mais de l’orgueil et un péché, puisque les miroirs ont été conçus et inventés pour une toute autre raison, à savoir que l’homme se voie lui-même et puisse se reconnaître.«
3E Dans le miroir… le Diable
p 86 | p 87 |
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Magic, stage illusions and scientific diversions, including trick photography, 1897 [58]
L’idée d’un miroir magique transformant le spectateur en diable est très récente, et semble remonter à une attraction de foire reposant sur un miroir sans tain (pour faire apparaître le diable, on éclaire la niche de l’intérieur).
Caricature du Réformateur, vers 1925
Le Réformateur qui dénonce les cochonneries (smut) se voit, dans le miroir de la Vie, tel qu’il est réellement.
Charles Addams, 1957, New Yorker
On pourrait baptiser cette histoire sans paroles le grain de sable dans l’engrenage, ou le diable dans les détails.
Antipodes, Vassilev Vesselin, 2015
Le miroir transforme Thésée en minotaure.
Article suivant : 4 Fatalités dans le rétro
[56] Dans sa thèse, Erika Michael a bien noté que les deux dessins se répondent autour du thème de la philautie, et que le premier fou ne porte pas son habit, mais elle n’en a pas tiré la conclusion qui s’impose, à savoir que la premier dessin représente justement l‘inverse de la Folie, l’absence de philautie. Elle propose une explication particulièrement embrouillée du reflet qui tire la langue : ce serait une notation ironique, en écho à l’ironie érasmienne en général, et aux ambiguïtés du texte en particulier :
« L’ambiguïté du texte de la Noria trouve un écho dans la question de savoir si la réflexion consiste à « faire un fou » d’un non-fou (celui qui joue simplement le rôle d’un fou), avec l’implication que tout le monde peut être un fou, ou si le reflet est celui d’un vrai fou qui se voit avec sagesse (!) pour ce qu’il est vraiment. Holbein, comme Erasme, a perçu et exploité la signification multicouches du fou pour véhiculer la riche subjectivité et la profondeur que le climat introspectif de l’humanisme avait tendance à favoriser. »
Voir Erika Michael , The drawings by Hans Holbein the Younger for Erasmus’ « Praise of folly », p 71, 95 et 225
Article précédent : 3 Fatalités dans le miroir
Cet article examine les cas de figure où le reflet montre un squelette, un diable ou autre figure négative qui, de manière parfaitement rationnelle, se trouve en arrière du spectateur.
La première Danse macabre au monde fut probablement la fresque peinte d’août 1424 à 1425 sur le mur du cimetière des Innocents à Paris .
Miroir salutaire. La Danse macabre historiée; 1486, Guyot Marchand, BNF RES-YE-189 vue 9, gallica
Lorsque Guyot Marchand en édite les images et les textes, il nomme l’ouvrage Miroir salutaire. Le mot miroir apparaît dès la première page :
Dans ce miroir , chacun peut lire |
En ce miroer chascun peut lire, |
Danse macabre des Innocents, édition de 1485 par Guyot Marchant et Vérard
On peut comprendre que ces figures grandeur nature transformaient le cimetière en une galerie des glaces où chaque passant pouvait se reconnaître : c’est en ce sens que les Danses Macabres fonctionnent comme la simulation d’un grand miroir, impossible à réaliser avec les moyens de l’époque.
Le cardinal | L’infirme |
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Danse macabre du Grand-Bâle, 1440, gravure de Merian, 1621
Les théoriciens de la Danse Macabre ont noté [59] que certains couples présentaient une forme de symétrie interne, ce qui donnerait un effet de miroir de second ordre, non plus entre le spectateur et son alter-ego peint, mais entre son image immédiate et son image future. La rareté de ces cas montre qu’il étaient soigneusement évités, car ils auraient donné un effet de monotonie regrettable : ils sont dûs simplement à l’inévitable duplication des attributs (le chapeau du cardinal, le moignon de l’infirme).
Dans la première Danse Macabre, celle du Cimetière des Innocents, il n’y a que des types d’homme, chacun formant couple avec un squelette.
La Prieure et la jeune femme
Cy est la danse macabre des femmes, 1491, BNF RES-YE-86 vue 6
En France [59a], les femmes apparaissent dans un texte postérieur, La Danse Macabre des Femmes , connu grâce à une poignée de manuscrits (BNF Français 995 notamment), et qui met en scène entre 30 et 32 types de femmes. Aucune ne porte un miroir [60].
Celui-ci serait en quelque sorte parasitaire, puisque la Danse Macabre dans son ensemble est déjà un grand miroir, conçu pour aider l’homme à se préparer à la Mort.
Ainsi l’image du squelette qui tire un vivant par la main doit être lue avant tout au sens figuré : « le mort fait progresser le vif ».
La Mort, La Demoiselle et la chambière
Jean Mielot, Le mors (la morsure) de la pomme, 1468, BNF Francais 17001 fol 111r gallica
Le seul cas en France où le miroir joue un rôle central est cette illustration d’un texte qui fonctionne un peu comme une Danse Macabre, avec un dialogue entre la Mort, la Demoiselle et sa Chambrière, ponctué de citations des Psaumes :
La Mort :
Mirez vous bien et vous verrez
Quele sera vo belle face
Teles que je suys deuenrez
Car ainsi fault il quil se face
Homo vanitati similis factus est (Psaume 144,4)La demoyselle :
Je suys dolante et esperdue
Quant en moy morant je regarde
Ma beaute qui sera perdue
Las! Hemy ! trop (tard) pou y preng garde
Domine in voluntate tua prestitisti decori meo virtutem (Psaume 29)La chambriere :
Ce miroir cy est exemplaire
A tout homme qui est mortel
Bien peut pourfiter et sans plaire
A chil ky pense estre mort tel.
Et defecerunt in vanitate dies eorum (Psaume 77,33)
(les trois derniers vers manquent dans le manuscrit de la BNF).
Le miroir étant placé de manière non réaliste, rien n’empêchait le dessinateur d’y faire figurer un crâne, pour illustrer ce que dit le Mort ( « Mirez vous bien et vous verrez ce que deviendra votre belle face »), d’autant plus que la flèche fatale est déjà plantée dans le sein. Il a préféré y placer le visage de la jeune fille justement parce qu’elle ne s’est pas « bien mirée » (elle n’a pas utilisé le miroir correctement) et que maintenant il est trop tard pour faire autrement. La chambrière conclut en expliquant la bonne utilisation du miroir : Peut en profiter bien, sans souci de plaire, celui qui pense être mort tel (jeu de mot entre mortel et mort-tel, ressemblant à un mort).
Reste de la fresque de 1440 | Gravure de Merian, 1621 |
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La Femme noble, figure de La danse macabre du Grand-Bâle
Le miroir apparaît dans cette Danse Macabre comme attribut de la Femme Noble, et suit étroitement le texte (différent du texte de la Danse macabre française) :
La Mort à la Noble dame : Laissez vos soins de femme noble, Réponse de la femme noble . Peur et détresse ! comment cela m’est-il arrivé ? |
Tod zur Edelfrau . Vom Edel Frau last euer Pflanzen , Antwort der Edelfrau . Angst und Noth ! wie ist mir b’schehen ? |
On notera le détail du serpent lové dans l’herbe : il va piquer au talon la jeune femme qui recule sans le voir, obnubilée par le reflet. Cette image parfaitement rationnelle précède tous les miroirs macabres que nous avons explorés jusqu’ici :
contrairement à l’intuition, le rétroviseur, bien que plus élaboré, précède le miroir magique.
Etat actuel | Relevé de Giovanni Darif, 1859 |
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Giacomo Borlone (attr), 1485, Oratoire des Disciplinaires, Clusone [61]
Le rétroviseur de Bâle reste très isolé : le seul autre cas pourrait être celui de la première femme qui sort de la ville, à la queue de cette danse macabre : mais il est bien plus probable qu’il s’agisse simplement de l’attribut de la coquette, et que le visage du reflet soit le sien, et non celui du squelette qui la pousse.
Kasseler Totentanz, Pays-Bas, 1470, Bibliothèque universitaire de Kassel, 4° Ms. poet. et roman. 5, fol 2r (détail) | Der doten dantz mit figuren,1488 |
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La Demoiselle, figure de de « Der Jüngere Todtentanz » [62]
L’objet fonctionne ici en miroir magique, et de manière tout à fait optionnelle puisque le texte qu’il illustre ne le cite pas directement :
Vous la demoiselle à la longue traîne, vous aussi vous appartenez à ma danse. Vous avez beaucoup séduit, la pudeur vous aurait mieux convenu . Vous avez porté l’arrogance sur votre tête. Suivez-moi, je vous apprendrai le meilleur tour pour toutes les danses. Maintenant, je dois dire la vérité, je voulais vraiment plaire au monde avec de la danse et des sauts et aussi avec de beaux chants. Je l’ai beaucoup apprécié et j’ai oublié les commandements de Dieu. Ô mère de miséricorde, aidez-moi, mes péchés me font mal. |
Ir iunfrauwe in dem groißen swantz , ir gehorent auch an mynen dantz . Vyl hoiffart haint ir gedriben : beßer were eß in demutikeit verliben Ir haint vff uwerm heupt gedragen hogen mut , der nit stet zu sagen . Kompt her naich, ich uch lu lere, in allen dantzen die bester kere. Ich muss nu die warheit sagen, ich wolt de werlt zu male behagen, Mit dantzen und mit springen, und auch mit sussen singen. Vyl geungden hain ich besessen, und der geboit gots vergesse. O mutter der Bramherzigkeit, Hilff mir, myn sunde sint mir leit. |
Ainsi le dessinateur de Kassel a ajouté le miroir comme attribut de la Séductrice, qui se retourne contre elle-même.
Verganglichkeitsbuch (Zimmerischer Totentanz), Wernher von Zimmern, 1540-1554
Wurttembergische Landesbibliothek Stuttgart, Cod. Don. A III 54 fol 120v
Ce texte est un développement de « Der Jüngere Todtentanz ». L’illustrateur a recopié l’image de Kassel en la mettant à la mode du temps. Il a rajouté un bouquet de fleur et une fosse fraîchement refermée (des détails qui ne sont pas dans le texte [63] ) : comme les racines des fleurs sont apparentes, il est probable que la mort désigne la terre à la fille pour lui rappeler son origine : tout comme la fleur, elle est née de la terre et elle retournera à la terre.
La Mort et la noble dame
Jakob Hiebeler, 1602, Danse macabre, St.-Anna-Kapelle (Füssen)
Le miroir fonctionne ici encore comme attribut de la Superbe. Le petit diable assis sur la robe illustre le proverbe :
Sur les longues jupes des femmes, le diable se plaît de chevaucher |
Up der vruwen langhen swansen Plecht de düvel gern to draven |
Tableau représentant une danse macabre (détail)
Vers 1710, Musée national, Copenhague
Le texte connexe, déchiffré par Martin Hagstrøm, est tiré d’un livre d’emblèmes [64]. Il suggère que le peintre, outrepassant ses moyens, a voulu représenter dans le miroir le visage vieilli de la femme :
Qui peut lire de cela |
Wer kann aus diesen lesen |
4A Dans le rétro… rien
Scylla
Peter Vischer le jeune, 1514, Germanisches National Museum, Nüremberg
Selon Ovide [65], Scylla était une nymphe d’une grande beauté (le miroir et le peigne) qui fut transformée par Circé en un monstre marin qui allait terroriser les bateaux : le dessin montre la transformation en cours (elle a déjà ses pattes palmées et sa queue) avant même que la nymphe n’en prenne conscience. Inconsciente est également la proie qui s’approche par la gauche.
Sirène
Peter Vischer le jeune, 1514–19, Sebaldusgrab, St Sebald, Nüremberg
Ce dessin a probablement servi d’étude pour la sirène qui orne le soubassement du chef d’oeuvre des Vischer père et fils : le gigantesque tombeau en bronze de Saint Sebald. On lit parfois qu’il s’agit ici encore de Scylla, et que le vieillard barbu qui arrive par la droite serait son amoureux éconduit, Glaucos, autre monstre marin qui se décrit ainsi : « j’aperçus cette barbe azurée, cette longue chevelure qui balaye les mers, ces larges épaules, ces bras de la couleur des eaux, et ces cuisses réunies, courbées en queue de poisson ».
Cette lecture savante se heurte cependant à une incohérence : lorsque Glaucos importune Scylla, celle ci n’est pas encore transformée en poisson. Si Vischer avait pour point de départ le mythe de Scylla, il l’a fusionné avec le thème bien connu de la Luxure au miroir pour le rendre intelligible à tout un chacun.
Tout comme le bateau dans le dessin, le vieillard barbu représente ici la proie inconsciente. Fasciné par la belle, il ne voit pas le squelette qui se cache sur l’autre face.
Le miroir ici ne montre rien : mais on peut supposer que la sirène y vérifie la présence de sa complice la Mort, au moment où elle se prépare à assommer sa proie avec son autre accessoire : la sphère qu’elle tient dans sa main droite.
La Mort et le Diable surprenant deux coquettes
Daniel Hopfer, 1510-15, MET, New York
Au lieu de se servir du miroir pour vérifier ses arrières, à la manière de la Prudence, la Coquette l’oriente vers la visage de sa compagne, qui le rapproche d’elle pour mieux s’y voir : ainsi ni l’une ni l’autre ne voient venir les deux compères à l’attaque.
L’image joue sur l’amplification comique (flèches bleues) :
S’y ajoute un effet d’écho (flèches rouge) entre les accessoires de la Coquette (les flacons et le miroir) et ceux de la Mort (le sablier et le crâne).
Vanité, 1500-1600, Allemagne, origine inconnue
Le miroir vide prouve que la femme riche (la bourse) ne voit pas la mort arriver.
Ces exemples suggèrent qu’en pays germanique, le miroir utilisé en rétroviseur est essentiellement une figure de l’Inconcience.
4B Dans le rétro… la Mort
Rétroviseur ignoré, efficace, puis contrarié (SCOOP !)
Maître des demi-figures féminines, 1529-40, Hamburger Kunsthalle, image rdk | Anonyme, 1500-50, localisation inconnue, image rdk |
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Femme au luth
Avec son le vase à parfum luxueux, la première musicienne est une allusion à Marie-Madeleine ou, du moins, à une épouse infidèle (elle porte un anneau). C’est ce qu’affirme la partition, un motet de Clément Marot publié en 1529 :
Si j’ayme mon amy / trop, plus que mon mary / Se n’est pas de mervelles“
La seconde luthiste ne porte pas de bague et lève les yeux de la partition pour fixer le spectateur, une attitude provocante tout aussi révélatrice que le motet.
Collection particulière, image rdk | Muzeum Narodowe, Varsovie, image rdk |
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Anonyme, 1525-49
La musicienne peu farouche se retrouve dans cette allégorie où un vieillard la coince entre un crâne et un miroir, celui-ci entièrement occupé par le reflet proéminent. La jeune femme ne s’y intéresse pourtant pas plus qu’à la partition, et continue de fixer le spectateur. Ce tableau, passé par la collection de Goering, puis par le Katharijneconven d’Utrecht, a été restitué à son propriétaire d’avant guerre.
La copie de Varsovie porte un texte explicatif :
Celle qui est dans les délices, est déjà morte tout en étant vivante. Saint Paul, 1. Tim . 5. 6 |
Quæ (autem) in deliciis est , vivens mortua est |
Le vieillard sévère, dont le crâne chauve a partie liée avec le crâne, pourrait ici être Saint Paul. Il s’est emparé du miroir de la coquette pour asséner non pas un ultime avertissement, mais la constatation d’une Vérité : la femme de délices est une morte-vivante.
Il faut cependant être prudent car une autre copie (vendue chez Christies New York le 25 mai 1991) portait une inscription différente :
Mieux vaut mourir que de vivre de façon déshonorante. |
POTIVS.MORI.QVA(M). INDECORE.VIVERE |
On retrouve une variante de cette phrase sur un tableau, par Pieter Coecke van Aelst, de la Lucrèce Romaine, qui préféra se suicider plutôt que d’être violée (« Satius est mori.. »). Le vieillard perd alors toute référence religieuse et personnifie plutôt la sagesse antique gourmandant la jeunesse moderne.
La composition était donc suffisamment versatile pour être personnalisée selon le commanditaire.
Katharijneconvent, Utrecht | Katharijneconvent, Utrecht | Cercle de Pieter Coecke van Aelst, collection particulière, image rdk |
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La luthiste et le Temps, vers 1530-40
Te voyant belle dans le miroir, prend en considération la forme |
Formosam speculo te cernens, respice formam |
Comparée à l’intransigeance de la variante précédente, celle-ci, dont on ne connaît pas l’original, fait figure de message d’espoir. La calvitie du viellard est masquée par un couvre-chef, la partition a disparu et la composition a été inversée, de manière à ce que le sens de la lecture corresponde avec la narration : la musicienne, qui remarque enfin le crâne dans le miroir, fait de la main droite un geste de terreur.
Le texte souligne la trouvaille : le miroir, enfin utilisé comme rétroviseur pour voir la forme « a tergo positam », montre désormais la tête de mort à la luthiste. L’homme barbu était autrefois interprété comme un magicien oriental, on considère maintenant qu’il s’agit du père Temps, une personnification plus édulcorée et bienveillante que le vieillard saturnien avec sa faux et son sablier.
La jeune femme et le Temps, 1540-99, collection particulière, image rdk
Cette version, dont le miroir et l’inscription ont été tronqués, est nettement plus explicite : la luthiste a la poitrine nue et la pomme du péché est posée sur sa table de toilette.
La Mort et la jeune fille (Death and the Maiden)
Ecole anglaise, vers 1570, Hall’s Croft, Stratford-upon-Avon
Cette reprise anglaise tardive semble jouer sur les deux registres : la partition est revenue et la jeune fille contitue à jouer sans regarder dans le miroir, mais sans non plus provoquer du regard le spectateur. On a l’impression d’un dernier instant d’insouciance, juste avant de basculer dans l’horreur du reflet fatal. C’est en tout cas ce que sous-entend l’inscription :
La mort est la limite ultime des choses |
Mors ultima linea rerum est |
La coquette et l’homme au crâne
Ambrosius Benson (attr), vers 1540, collection particulière, image rdk
Cette dernière variante, dont on ne connaît que ce seul exemplaire, rompt avec les formules précédentes. La femme n’a plus de luth, et tient à la place le miroir : ce n’est pas une musicienne, mais bien une coquette. Et l’homme dans la force de l’âge n’a rien d’une allégorie : c’est un admirateur, ou un client, ou plus probablement un souteneur, qui n’a aucun intérêt à la rédemption de la fille. Aussi cache-t-il le crâne dans son dos, de sorte qu’elle est obligée de se retourner, ainsi que le lui conseille le cartouche. Le texte a en effet été subtilement modifié pour entériner ce renversement de situation :
devant le miroir tu te vois belle, regarde en arrière ce qui pourrait être : la même forme, ce qui dénote que tu n’es rien. |
te speculum ante vides formosam respice quid sit est equidem formam quod notat esse nihil |
Le texte prend ici l’impératif « respice » au sens littéral (regarde en arrière), tandis que dans la formule précédente il l’entendait dans son sens plus général (prends en considération).
L’absence de signature et de datation rend cette chronologie très hypothétique, mais il est clair que la version du « rétroviseur contrarié » (respice quid sit est) suppose connue la version la plus courante, celle du « rétroviseur » efficace (respice formam).
Le rétroviseur impuissant (SCOOP !)
Dans la seconde moitié du XVIème siècle, la maîtrise des positions dans l’espace permet à plusieurs artistes, notamment hollandais, d’affronter le thème de manière optiquement réaliste et symboliquement novatrice.
La Modération désarmant la Vanité
Jan van der Straet (Stradanus), 1569 (C) RMN Louvre, photo Jean-Gilles Berizzi
Sachant que le joug est l’attribut de la Modération, cette allégorie malicieuse (réalisée à Florence) peut très facilement se retourner dans tous les sens : le titre traditionnel du tableau était d’ailleurs l’inverse, La Vanité désarmant la Modération.
Pour Sylvie Beguin [66], tenante du nouveau titre, la Modération est la femme habillée qui vient de transmettre son joug à la Vanité, la femme nue qui se reflète dans le miroir et dont les accessoires inutiles viennent de tomber sur le sol.
Mais le tableau pourrait aussi être interprété comme l’Amour profane (la femme nue, soumise à la mort) et l’Amour sacré (la femme vêtue). Jacques Foucart [67] remarque que néanmoins, c’est bien cette femme vêtue qui porte les bijoux luxueux caractéristiques de la Vanité, tandis que le geste de pudeur (?) de la femme nue (la main cachant le sein) la remettrait dans le camp de la Modération. Le tableau serait en définitive une
« représentation de la Vanité transfigurée par la Modération… une figuration en quelque sorte dédoublée de la même vertu de modération. »
Je m’en tiens pour ma part à une lecture plus carrée, où chaque entité porte bien ses attributs conventionnels :
Ainsi est réhabilité le titre traditionnel du tableau : la Vanité désarmant la Modération (pour la mettre dans son lit).
Le squelette est à mon avis à comprendre avec un brin d’humour, dans le même esprit transgressif : relégué dans la ruelle, à l’emplacement favori du cocu, il observe ce couple de femmes affriolantes et tente de se faire voir dans un rétroviseur bien inutile, puisque personne ne s’intéresse à lui. Le miroir fatal fournit ici l’alibi moral permettant de montrer le tableau aux spectateurs innocents (et aux commentateurs trop sérieux)
Un couple menacé par le Temps et la Mort (Paar bedreigd door Vader Tijd en de dood )
Hieronymus Wierix, 1577-1619,Rijksmuseum
Le Temps, volant avec sa faux de moissonneur au dessus d’un champ moissonné, couronné de fruits et d’épis, atterrit devant un couple pour déposer un miroir, dans lequel on ne voit que la femme. Une bonne traduction de la légende est indispensable pour préciser de quel couple il s’agit, et comprendre les subtilités de l’image.
La Volupté, ce mal doux dont le Temps et l’Erreur |
Luxuries predulce malum cui tempus et error |
Ainsi le Temps tente d’avertir la Volupté de sa fin prochaine, mais le miroir ne lui renvoie qu’elle même. Le partenaire qui la rassure en lui désignant ce reflet partiel n’est autre que l’Erreur.
Le dernier vers, qui n’a pas de rapport avec l’image, est une allusion à un passage connu de Claudien sur la Volupté :
La Volupté, ce doux mal, toujours soumis Claudien, Eloge de Stilichon (De consulatu Stiliconis) |
Luxuries : predulce malum que dedita semper |
Allégorie de la transcience de la beauté terrestre et de l’amour,
Jacob de Backer (attr) , 1575-1600, collection particulière (Sotheby’s, 5 octobre 1995)
Ca tableau reprend la même composition en format portrait, d’où l’adjonction de Cupidon portant le cartouche : l’inscription est la même mais rendue plus difficile à comprendre par les abbréviations et l’absence de ponctuation. Les gestes aussi sont moins clairs, puisque c’est le Temps qui désigne le reflet à la Volupté, son partenaire restant passif.
Le tableau est probablement une élaboration malicieuse à partir de la gravure, destinée à fournir un double niveau de lecture :
Allégorie de la Brièveté de la Vie
Cornelisz van Haarlem, 1617, Statens Museum for Kunst Copenhagen
Au siècle suivant, Cornelisz van Haarlem ne s’embarrasse plus de citations savantes et de reflets compliqués : il place un couple légitime, dans l’ordre marital ordinaire, en sandwich entre un père Temps désolé de leur annoncer la mauvaise nouvelle, et une Mort qui lève déjà sa flèche. Le rétroviseur ici ne crée pas d’effet de surprise ou de sens : bien au contraire, il contribue à édulcorer le tragique. Pas de crâne dans le reflet, et l’ensemble ressemble à une conversation sur le temps qui passe, entre gens de bonne compagnie.
Allégorie du Temps, de la Vie et de la Mort
Floris van Schooten, après 1617, collection particulière.
Dans cette reprise bienséante, cet autre peintre de Haarlem rhabille le couple et inverse la composition de Cornelisz tout en signant au même endroit : sur le rocher.
Le rétroviseur banalisé
Contemple ta gloire (beholde your glory)
Marque d’imprimeur de John Windet, 1606
On voit ici clairement l’effet rationalisant du rétroviseur qui évite le problème du reflet en vue directe : un seul crâne pour plusieurs personnages.
La Ville de Tolède
Meisner, Sciographia Cosmica. Das ist Newes Emblematisches Buchlein, edition de 1638, Volume 7, G 66
Cette curieuse encyclopédie ajoute, au premier plan de la vue de chaque ville, une allégorie morale assortie. Pour Tolède, c’est son université qui est honorée par l’image de la femme au rétroviseur, prise ici comme image de la Science et de la Prudence :
Toute la vie du savant est une méditation sur la Mort La vie entière du prudent est une méditation sur la Mort |
Tota vita sapientis est meditatio mortis. Integra prudentis vita est meditatio mortis. |
Le squelette anatomique, avec son cadran solaire, précise comment s’y prendre :
D’ici il faut observer chaque heure, chaque minute, chaque jour. |
Quaeuque observanda hinc hora, minuta, dies |
Allégorie de la Connaissance de Soi (Premier état)
Antonio Domenico Triva, 1683, Institut fur Kunstgeschichte der LMU Munchen
C’est ici Minerve qui montre le miroir, posé sur le sphinx (l’Enigme) et portant la chouette (la Connaissance). L’Homme mûr, dont la face est cachée en vue directe comme dans le reflet, est enseigné en latin par Socrate :
Connais-toi toi-même |
Nosce te ipsum |
Au mur, un tableau montre un vieillard assis lui-aussi devant un miroir, auquel le Temps donne ce bon conseil :
Quoi que tu fasses, fais-le modestement, et considère la fin |
quiquid agis, pudenter agas, respice finem |
Comme souvent, « respice finem » est aussi à prendre au sens propre : « regarde derrière toi la fin ».
C’est alors qu’on découvre à l’extrême-gauche le squelette, derrière trois faux amis superposés qui tentent de le masquer, et doivent être, de bas en haut, l’Envie (avec ses serpents), la Calomnie (qui hurle à l’oreille) et l’Inconscience de la jeunesse (l’Adolescent bouclé qui se tâte le coeur tandis que la main d’os caresse déjà ses cheveux).
A l’aplomb de l’Homme mûr, la tête de Janus résume son évolution :
Les trois putti de droite, au delà du miroir de la Connaissance, évoquent probablement l’ignorance enfantine. Ils se livrent à des occupations futiles : tirer sur un fil attaché à son gros orteil, examiner son pied dans la pose du spinaire, tenir au dessus de la tête un objet indéfinissable. La signification précise de ces gestes ne devait pas être indispensable à l’interprétation puisque, dans le second état de la gravure, tronquée sur la droite, le putto debout a disparu.
Le rétroviseur modernisé
La Vérite et le Prince des mensonges
Edmund J. Sullivan, 1898, Illustration pour Sartor Resartus de Carlyle, p. 15 (photo George P. Landow)
Le miroir est ici l’attribut de la Vérité. Orienté comme il convient, il montre au lecteur le vrai visage du Chevalier.
Le critique
Herbert Cole, vers 1900
Un squelette tenant un long fume cigarette et un catalogue s’approche par derrière d’une belle femme s’admirant devant un bouquet de roses. Le vieux thème de la Coquette et la Mort est ici subverti, par la simple inscription « The critic » du verso, en une critique de la Critique, qui s’attaque sournoisement à la Beauté, pour la détruire.
Le sphinx,
Herbert Cole, vers 1900
Dans ce dessin, peut être conçu en pendant, Cole reprend les mêmes éléments, mais en les composant différemment. Le sphinx ailé, à la grecque, qui ornait le grand miroir, se trouve maintenant, à l’égyptienne, dans le paume de la femme pensive. Le miroir du fond, qui ne montrait rien, révèle maintenant au lecteur ce qui l’attend s’il s’approche de la femme fatale ; et les roses sont passées du mur à la table, posées maintenant devant le crâne comme un bouquet sur une tombe.
Le bijou qui pend comme un pendule à la verticale du globe s’oppose dans doute à la volute de fumée qui monte de la cassolette pour effleurer le hublot du miroir. La femme au sphinx, coiffée du pétase ailé d’Hermès, incarne ici le Mystère, entre la pesanteur de la Vie et la légèreté de la Mort.
Le sphinx
Herbert Cole, paru dans « Form; a monthly magazine containing poetry, sketches, » nouvelle série, volume 1 (1921-22). p 25
A noter cette autre composition de Cole sur le thème du Sphinx , qui scrute les mystères du Cosmos tandis que l’Humanité s’amuse.
Les perdants (The losers)
Couverture pour Our Fighting Forces N°164, février 1976
Le miroir fonctionne ici en rétroviseur ironique, mais à l’intention du lecteur seulement :
4C Dans le rétro… le Diable
Illustration pour « Der Ritter von Turn von den Exemplen der Gotzforcht vnd Erberkeit »,
Marquart von Stein, imprimé à Bâle par Michael Furter, 1493 (bois attribué à Dürer)
« D’une noble dame qui se tient devant un miroir, se brossant, et qui voit dans le miroir le Diable qui lui montre son derrière ». |
« Von eyner edlen frowen wie die vor eym spiegel stund, sich mutzend vnnd sy jn dem spiegel den tüfel sach jr den hyndernzeigend » |
La gravure illustre l’histoire d’une dame qui faisait attendre les paroissiens parce qu’elle mettait trop longtemps à se pomponner avant la messe :
D’une dame qui mestoit le quart du jour à appareiller
….Et si comme il pleust à Dieu, si comme pour exemplaire, ainsi comme elle se miroit à celle heure, elle vit à rebours l’ennemy ou mirouer qui lui monstroit son derrière, si lait, si orrible, que la dame issy hors de son sens comme demoniacle ; sy fut un long temps malade, et puis Dieux luy envoya santé, et se chastia si bien que elle ne mist plus grand paine à soy arroyer ne estre sy longue, mais mercya Dieu de l’avoir ainsi chastiée.
Geoffroy de La Tour Landry, Livre pour l’enseignement de ses filles, chap XXXI
Tout en suivant fidèlement le texte, l’image va plus loin que lui : elle fait du postérieur du diable une sorte d‘anti-visage féminin, où les cheveux sont remplacés par la queue, et tous les charmants orifices par la béance affreuse de l’anus.
« En permutant le haut et le bas, le miroir reflète un sexe qui montre son vrai visage, celui du désir débridé et obscène ; la belle devenue bête découvre son double menaçant, cet Autre inséparable de soi, témoin qui regarde et qui ricane créé par la conscience coupable ». [68]
Le livre étant imprimé à Bâle, il est plus que probable que cette trouvaille est un clin d’oeil au rétroviseur de la célèbre Danse macabre de la ville.
Illustration pour « Der Ritter von Turn », Strasboug, 1538
Quarante ans plus tard, l’édition strasbourgeoise reprend la même idée d’une manière plus séante, en supprimant l’anus béant.
Frontispice pour Der Zauber Teuffel (Le Diable magicien)
Ludwig Milch, 1564 Francfort
La figure du diable montrant son cul dans le miroir marque durablement les esprits, puisqu’on la retrouve dans cette composition , sans nécessité optique. Le magicien brandit à côté sa propre spécialité, un diable dans une fiole.
Le miroir est le vray cul du diable
Anonyme, 1580-1600
Cette gravure confirme que l’analogie de forme s’était hissée jusqu’à une sorte de dicton, illustré ici par la chatte à l’anus proéminent. La fonction de rétroviseur est soulignée en haut de la gravure, par l’exhortation que la coquette adresse à ses semblables :
« Le fou et moi l’un à l’autre ressemblons.
Tournez vous : le miroir montre ce que nous sommes »
Le texte du bas condamne les excès de la mode (fraises, touffes, perruques) qui ne sont que des signes de bêtise.
L’Orgueil
Stephen Batman, A Christall Glasse of Christian Reformation, 1569 (LUNA Folger Digital Image Collection)
Dans cette image édulcorée, le diable ne se présente plus à reculons. Le reflet suggère que la femme voit la main griffue, mais s’en moque. Le texte en dessous explique les détails :
« La femme signifie l’orgueil ; le miroir dans sa main la flatterie ou la tromperie ; le diable derrière, sa tentation ; la tête de mort sur laquelle elle pose le pied, signifie l’oubli de la vie à venir, d’où vient la destruction. »
Le fou repentant, Wahrmund Jocoserius, Wolgeschliffener Narren-Spiegel, 1730,
dessin de Wilhelm Stettler, gravure de Caspar Merian
Dans ce retournement de situation, le diable armé d’un éventail vient en personne exhorter la coquette à se repentir :
Je ne parle ici que des fous |
Ich rede hier zwar nur von Narren |
4D Dans le rétro… autre chose
La Prudence
Stalle provenant du château de Gaillon, 1509-18, Basilique de Saint Denis ( [69], fig 154)
Le miroir de la Prudence reflète, autour de la Croix, trois instruments de la Passion : l’échelle, le fouet et les pièces d’argent.
La Prudence
Ethiques d’Aristote Livre II. Les vertus théologales et les vertus cardinales, 1453-54, BM Rouen, Ms I 2 fol 14v
Pour Cécile Meneau d’Anterroches [69], ce détail, parmi de nombreux autres, permet de rapprocher les vertus de Gaillon de celles du manuscrit de Echevins de Rouen. Dans les deux cas, il s’agit de souligner qu’un des aspects de la Prudence est de préparer à sa propre mort, en prenant exemples sur celle du Christ (dans le manuscrit, la Prudencetransporte en plus un cercueil posé sur sa tête, et tient un autre de des attributs courants, le crible).
Le transfert des instruments de la Passion, de l’écu au reflet, résulte d’un souci de concision graphique, mais aussi d’un évolution notable, en trois-quarts de siècle, de la symbolique du miroir : l’attribut passif de la Prudence est devenu un instrument de piété et de méditation.
Quatre vertus cardinales de Martinus Bracarensis, traduit par Jean Courtecuisse,
vers 1470, Chantilly, Musée Condé, MS 0282 (0491) fol 240v
Cette formule funéraire de la Prudence (cercueil et instruments de la Passion) est ici clairement expliquée par les vers de l’écriteau :
De bonne coustume s’amort (se mortifie)
Qui pense souvent à sa mort
En beau miroir sa face mire
Qui son estat voit et remire,
Mémoire de la Passion,
Targe (écarte) mâle tentation.
Discrétion (discernement) est ou gredier (crible)
Quant du grain retrait le paillier (enlève la paille)
Ce n’est que peine et décevance
D’amasser planté de chevance (quantité de biens)».
La Prudence est clairement présentée comme l’antithèse de la coquette : son miroir la protège des hommes, elle discerne le bien et le mal et méprise les pierres précieuses de son sac.
La femme « idéale » (Ein weyse Frauwen)
Anton Woensam, vers 1525
On retrouve la même idée dans cette gravure allemande contemporaine : La croix qui apparaît dans la miroir transforme l’attribut de l’Orgueil en objet de piété :
« Je mépriserai l’orgueil et me regarderai dans ce miroir, par qui Dieu nous a rachetés. Que toute femme fasse ainsi, c’est mon conseil. »
Comme on pouvait s’y attendre, le cadenas sur la bouche évite les paroles « nuisibles ou blessantes pour l’honneur d’autrui ». A l’inverse, la clé sert à ouvrir les oreilles aux paroles de Dieu. Les serpents autour de la taille protègent la femme honnête « du poison du scandale, de l’amour mauvais et du jeu honteux ». Les pieds n’ont rien de diabolique : ce sont des sabots de cheval, permettant d’être « inébranlable dans l’honneur et ne pas tomber dans le péché » [70]
L’homme sage et la femme sage
Cornelis Anthonisz. Theunissen, 1550-55, British Museum
La gravure a été reprise telle quelle dans cette figuration du couple idéal : l’homme ne regarde pas pas la Croix dans le reflet, mais la porte en collier sur son coeur.
La Vue, dans la série Quinque Sensuum Figurae,
Crispijn de Passe, 1599, Cologne
Fais confiance, mais à qui ? Regarde… |
FIDE , SED CUI , VIDE |
En vue directe, le spectateur voit une chouette sur l’épaule de l’homme. Dans le rétroviseur, la belle comprend qu’il s’agit d’une farce (Eul in Spiegel) et fait les cornes au plaisantin.
Le petit oiseau, mon frère Iokel, ment en réjouissant tes yeux. Il ne fait pas trop confiance à la « chouette dans le miroir » , celui qui veut rester lucide. |
Das Vöglin , bruder Iokel mein, treugt und erfreut die Augen dein. Der Eul in Spiegel trau nicht zu vil, wer ungenarret werden wil. |
Samuel van Hoogstraten, Frontispice pour Der roomschen Uylen-Spiegel, 1671, Amsterdam
Dans cet ouvrage satirique du pasteur de Dordrecht Jacobus Lydius, le personnage traditionnel Till Eulenspiegel (littéralement Chouette-Miroir) exerce ses malices à l’encontre de l’Eglise catholique : le moine, devant la chouette facétieuse qui lui apparaît dans le miroir, se transforme en volatile et s’élève terrorisé dans le ciel.
Quelques jeux de lumière méconnus, à peine l’amorce d’un thème…
Jeux de lumière dans l’Annonciation de Gand (SCOOP !)
L’Annonciation (détail de l’extérieur)
Van Eyck, Polyptique de Gand, 1432
De cette oeuvre très riche, nous n’allons ici approfondir qu’un seul thème, souvent négligé : celui de la lumière. Pour une analyse de la composition d’ensemble du retable fermé, voir 1-2-1 Le retable de l’Agneau Mystique (1432).
Tous les commentateurs ont noté que deux éclairages vont en sens inverse :
La chapelle du donateur Voost Vijdt est la première à droite, à l’entrée du déambulatoire de la cathédrale Saint Bavon. Ainsi la lumière naturelle, qui baigne à la fois la chapelle et la maison de Marie, vient du Sud.
Ce qui implique que la lumière à l’arrière-plan du tableau est une lumière impossible, venue du Nord ( [1], p 211 note 89).
Le premier effet de ce double éclairage est de situer la maison de Marie, ici-bas, comme une extension spatiale de la chapelle ; tandis que la ville de l’arrière-plan, malgré son apparence flamande, baigne dans une lumière surnaturelle.
Ce souci de continuité spatiale apparaît aussi dans le retable ouvert : ainsi cette pierre précieuse, sur la broche d’un des anges musiciens, reflète directement la verrière de la chapelle Vijdt.
Le panneau de l’Ange et le panneau de la Vierge s’étendent à l’arrière sur une petite pièce obscure, visible derrière une fenêtre géminée, portée par une colonne elle aussi géminée. La colonnade se poursuit sur le second panneau, où la double arcade ouvre directement sur la rue. Le troisième panneau fait en revanche exception : il interrompt la colonnade pour présenter, sur une mur clos, un porte-serviette et une niche-lavabo, juste percée par une petite fenêtre en trilobe. Seul à ne pas montrer la ville et à rompre la régularité de l’architecture, ce pan de mur revêt une valeur sacrée : on peut y voir le lieu où la Trinité s’exprime, entre la blancheur de la serviette et la pureté du bassIn.
On remarquera une seconde brisure de la symétrie : tandis que le panneau de l’Ange est fermé à gauche par un mur, celui de Marie se prolonge à droite sur son oratoire, avec le placard et le livre.
On gagne beaucoup en abandonnant cette symétrie toute relative, en laissant de côté l’Ange, et en recentrant l’analyse de l’Annonciation autour du panneau trinitaire.
Une évidence peu (jamais ?) commentée apparaît alors :
L’explication est que celle-ci représente l’ombre divine, juste avant qu’elle ne recouvre Marie au moment de la conception :
« L’ange lui répondit: Le Saint-Esprit viendra sur toi, et la puissance du Très-Haut te couvrira de son ombre. C’est pourquoi le saint enfant qui naîtra de toi sera appelé Fils de Dieu. » Luc 1,35
Tout le monde a remarqué que les deux inscriptions, comme c’est assez quelquefois le cas dans les Annonciations, vont en sens inverse ; mais on n’a pas vu qu’elle servent aussi, très astucieusement, à désigner les deux fenêtres :
Ce jeu de rotation mérite également d’être appliqué aux colonnes, de manière à ce que l’élément le plus volumineux fasse office de chapiteau, et l’autre de socle :
Il n’est pas trop difficile de comprendre que ces deux colonnes dont la base est en haut, toutes deux accompagnés par le mot « Seigneur », donnent la signification des deux fenêtres :
Le monde de l’Ancien Testament est un monde en blanc et noir, en bien et en mal, où la lumière découpe sur le sol des ombres tranchées comme les créneaux : toutes les maisons et tous les humains sont encore dans l’ombre, celle du Péché originel.
Le monde où le Nouveau Testament est en train d’advenir en est comme le négatif : un monde entièrement sombre où émergent seulement deux lumières :
La scénographie mise au point par Van Eyck se révèle extrêmement robuste et logique :
- la lumière surnaturelle (en bleu) croise la lumière naturelle (en jaune) ;
- les trois Personnes se répartissent de part et d’autre du panneau de la Trinité :à gauche le Père et à droite le Saint Esprit et le Fils (en bleu) ;
- la frontière entre les deux âges (en blanc) passe entre :
- la serviette qui peut essuyer mais pas laver (Ancien Testament) ;
- l’eau baptismale, qui dissout véritablement le Péché Originel (Nouveau Testament).
Saint Jean Baptiste et Saint Jean Evangéliste (détail de l’extérieur)
Van Eyck, Polyptique de Gand, 1432
Avant de passer à d’autres « natures mortes » du même type, arrêtons-nous sur les statues des deux Saint Jean, juste en dessous de l’Annonciation :
Rappelons que Van Eyck ne pratique pas une perspective unifiée avec un seul point de fuite ; mais une perspective empirique, à plusieurs points de fuite, tous situés sur la verticale centrale.
Le fait d’avoir dupliqué les socles des deux Saint Jean est une facilité de dessin qui enfreint discrètement cette règle.
Les reflets sur le marbre, dans l’Annonciation de Madrid
Annonciation
Van Eyck, 1433 – 1435, (c) Museo Nacional Thyssen-Bornemisza, Madrid
Cette Annonciation, que l’on estime un peu postérieure, constituait probablement l’extérieur d’un retable perdu. Rappelons que les retables flamands étaient fermés durant le Carême, en signe de deuil : d’où la grisaille, qui répondait aussi à une nécessité de conservation : les couleurs, très onéreuses, étant protégées à l’intérieur.
Il s’agit ici moins d’une grisaille que de la représentation en trompe-l’oeil d’un groupe sculpté, placé en avant des deux portes, et d’inscriptions incisées dans les deux linteaux. L’impression de relief est accentuée par trois trucs :
Rudolf Preimesberger ( [2], p 39) , a qui l’on doit l’analyse la plus approfondie de ce diptyque, pense que Van Eyck connaissait la loi de la réflexion (via le théologien anglais John Peckham) et qu’un des objectifs de ce diptyque « expérimental » était de la mettre en évidence.
On remarquera que l’éclairage vient de la droite, comme dans l’Annonciation de Gand. Comme ce diptyque de petite taille était portatif, il n’y a pas de raison que Van Eyck ait choisi cet éclairage inhabituel pour l’adapter à l’éclairage ambiant. En fait, comme le note Preimesberger, il n’avait pas d’autre choix, compte tenu de trois contraintes :
Un éclairage venant de la gauche aurait superposé l’ombre de l’ange à son reflet, alors que l’objectif de van Eyck était justement de confronter ces deux types de dédoublement :
« Ce n’est que par ce moyen que les deux flanquent la statuette comme des attributs – tous les deux des umbrae, images dérivées de la réalité tridimensionnelle et de la vérité physique de la figure, toutes deux prouvant sa réalité. Car quel pourrait être l’intérêt fonctionnel de cette remarquable démonstration d’image-ombre et d’image-miroir de part et d’autre de la sculpture peinte, si ce n’est d’ajouter encore une fois un poids emphatique au rilievo ! Il s’agit ici de l’argument esthétique …selon lequel la statuette feinte est si « réelle » qu’elle est non seulement capable de projeter une ombre mais même d’être réfléchie. Et ce n’est pas un hasard si l’image-miroir, délibérément affaiblie, n’est qu’un reflet ténébreux. Cet « ydolum » à côté de la statuette est non seulement plat et inversé, mais d’autant plus atténué par le choix d’un miroir noir. Le fait qu’elle soit si ostensiblement une image accentue, comme en repoussoir, le réalisme de la statuette. » ([2], p 42)
Ainsi, selon Preimesberger, van Eyck s’incrit directement ici dans le débat du « paragone », qui met en concurrence la sculpture et la peinture quant à la représentation du réel (voir Comme une sculpture (le paragone)).
Très judicieusement, Preimesberger remarque que les socles octogonaux ne sont pas symétriques, mais vus tous deux depuis la droite : ainsi le socle de l’Ange est fait pout être vu depuis le centre du diptyque, et celui de Marie depuis le bord droit du diptyque. Preimesberger se perd alors dans un raisonnement peu clair, selon lequel ceci prouverait que le dyptique n’était pas présenté à plat, mais posé selon un certain angle.
Pour moi, il faut simplement conclure que van Eyck affrontait les difficultés une à une :
De plus, outre sa difficulté technique, un point de vue unique aurait dû obligatoirement être situé sur la droite du retable, contrairement à la convention du spectateur au centre. Enfin, pour être optiquement réaliste, le reflet de l’ange aurait dû être beaucoup plus décalé.
Le compromis retenu par van Eyck (un point de fuite à la droite de chaque panneau) est à la fois le plus simple et le plus harmonieux.
Annonciation
Jan van Eyck, vers 1437, Gemäldegalerie, Dresde
Dernière de la série, l’Annonciation de Dresde constitue le revers des volets d’un triptyque qui, cette fois, a été conservé (voir 1-2-4 Le Triptyque de Dresde (1437) ).
Comme s’il explorait une à une toutes les possibilités, Van Eyck s’est concentré ici non sur l’impression de relief, mais sur celle de creux : les statues doivent apparaître comme enfoncées dans la profondeur.
Il n’y a plus ici aucun compromis graphique :
Les tâches sur le sol, dans La Vierge dans une église
La Vierge dans une église
Van Eyck, 1438–40, Staatliche Museen, Berlin
Les grandes interprétations de ce panneau s’accordent sur le rôle essentiel de la lumière :
Provenant des deux verrières visibles en haut à gauche, les deux tâches prolongent sur le sol, avec le flou dû à l’éloignement, les reflets très nets des vitraux sur les arcades. Il n’a pas de troisième tâche, car elle est interceptée par la silhouette géante de la Vierge à l’Enfant.
Il est clair que ce dispositif mûrement pensé a une valeur symbolique : les deux tâches sont comme les auréoles déportées qui manquent aux deux figures sacrées (flèches blanches). En disjoignant sur le sol l’union charnelle de la Mère (en volet) et du Fils (en bleu), elles évoquent la séparation inéluctable lors de leur « projection » terrestre.
Elles jouent également un rôle graphique en invitant l’oeil à remonter le long d’une verticale cruciale (en pointillés jaunes) : après l’Ange qui chante à côté d’un prêtre, il découvre, dans le tympan droit du jubé, la scène du Couronnement de la Vierge, qui réunit Mère et Fils dans le Ciel ; puis la scène de Marie au pied de la Croix, qui les sépare à nouveau.
Enfin, comme l’a bien vu Harbison [2a], les deux tâches renvoient aux deux bougies qui flanquent la statue de la Vierge à l’Enfant, minuscule projection pétrifiée du miracle qui est en train de se produire à l’intérieur de l’église.
Pour une analyse plus détaillée de ce panneau, et une proposition de reconstruction du diptyque dont il faisait partie, voir « 1-2-6 La Vierge dans une église (1438-40) : ce que l’on voit (1 / 2)«
Des tâches sur le mur, dans le triptyque Morrison
Triptyque Morrison
Vers 1500, Toledo Museum of Art
La disposition originale de ce retable n’a été comprise et reconstituée que récemment par Mark Tucker and Lloyd DeWitt [3]. Il recopie un triptyque de Memling, le retable des deux Saint Jean (1480-88, KHM, Vienne), où le panneau central descend plus bas que les panneaux latéraux. Mais il innove de manière plus radicale, en supprimant les cadres de ces panneaux latéraux.
[3], figure 12.8
L’effet recherché est qu’une fois refermé, le retable apparaît comme un bloc de pierre massif, creusé de deux niches dans lesquelles sont placée deux statues, un peu en ressaut, et vues en légère contre-plongée.
[3], figure 12.12
L’étude perspective révèle une scénographie sophistiquée :
L’éclairage rasant permet à la lumière de passer derrière chaque statue, ce qui crée une ombre portée particulièrement expressive. L’artiste a tenu compte de l’affaiblissement avec la distance : l’ombre derrière Eve est moins tranchée que celle derrière Adam.
Il s’est en revanche trompé sur l’emplacement et la taille des zones d’ombre : l’ombre de l’arête de la niche devrait être plus large côté Eve, et l’ombre d’Eve devrait déborder sur la face avant du bloc.
Adam et Eve (anciens volets du retable des deux Saint Jean)
Memling, 1485-90, Kunshistorisches Museum, Vien
L’artiste n’a pas seulement travaillé les niches et l’éclairage : il a aussi profondément modifié les postures d’Adam et Eve, les faisant légèrement pivoter l’un vers l’autre et poser un pied en contrebas, tout en les adaptant à la vue en contre-plongée. Il a bien sûr conservé l’idée forte de Memling : les deux fruits, qui font écho à celui que, dans le retable ouvert, l’ange musicien offre à l’Enfant.
Mais ce qui nous intéresse ici est un détail tout à fait exceptionnel : les tâches de lumière qui apparaissent dans l’ombre, sous le socle d’Eve, reflétées sur le mur par le dessous du socle :
« le reflet est projeté d’en bas à gauche, à partir d’un objet posé devant le centre du retable, et est une autre indication frappante de l’association spécifique et intime du retable avec son environnement et sa fonction d’origine : il s’agit du reflet de la base lobée d’un calice eucharistique qui était posé devant le triptyque, sur la table d’autel… Ce détail a une implication iconographique supplémentaire. L’effet trompe-l’œil global de l’extérieur du triptyque dépendait d’une certaine condition transitoire de la lumière du jour tombant de l’avant et d’en haut à gauche, peut-être même liée à une heure spécifique de la journée et de l’année. Même lorsque cette condition n’était pas remplie, cependant, et que l’illusion générale était affaiblie ou absente, le reflet du calice – même si le récipient était absent – était peint pour persister. » ([3], p 369)
Les auteurs mettent ensuite l’emplacement de ce reflet permanent, du côté d’Eve, en relation avec la Rédemption du Péché originel par l’Eucharistie.
Il se trouve que ce calice virtuel et salvateur se trouve, du même coup, du côté de Saint Jean l’Evangéliste (à l’avers), en train de rendre inoffensive, par un signe de croix, sa coupe de venin.
Il semble donc que ces quelques tâches de lumière, par un artiste dont on ne sait rien, s’inscrivent dans la continuité des innovations de Van Eyck dans l’Annonciation de Gand, puis dans celle de Madrid : donner au reflet de la lumière sur la pierre une valeur hautement symbolique.
Lumières rétrospectives sur une Nativité perdue
Les spécialistes [4] attribuent l’invention de ce thème à Van de Goes vers 1470, probablement dans deux oeuvres distinctes aujourd’hui disparues, mais dont les nombreux échos montrent qu’elles ont exercé une influence durable.L’idée est d’illustrer une des particularités de la Vision de Sainte Brigitte (voir 3 Fils de Vierge) :
« je vis le petit enfant se mouvoir dans son ventre et naître en un moment, duquel il sortait un si grand et ineffable éclat de lumière que le soleil ne lui était en rien comparable, ni l’éclat de la lumière que le bon vieillard avait mise en la muraille, car la splendeur divine de cet enfant avait anéanti la clarté de la lampe. »
L’ambiance nocturne permet de confronter la lumière divine de l’Enfant et la lumière humaine de la lampe de Joseph, plus d’autres sources que les artistes vont rajouter peu à peu.
Gérard David, vers 1495, Kunsthistorisches Museum, Vienne
On considère ce panneau comme un des plus proches du prototype disparu. La bougie éclaire la robe rouge de Joseph, mais toutes les autres lumières proviennent de l’Enfant dans la mangeoire.
Dans la fenêtre, un nuage masque la lumière jaune de la Lune, au dessus d’un ange sombre et d’un troupeau abandonné : l’Annonce aux Bergers a déjà eu lieu, puisque deux d’entre eux se sont déplacés jusqu’à la crèche. A l’intérieur, les deux anges de gauche, lisant le parchemin éclairé par en dessous, célèbrent l’événement réalisé.
Contrairement aux bergers restés derrière la fenêtre, une nuée d’anges fait irruption par la droite, passant de l’ombre de la nuit à la lumière de l’Enfant.
Le détail qui nous intéresse ici est bien sûr le chapiteau éclairé par la lumière rasante. Gérard David reprend ici un vieux procédé de van Eyck (voir 1-2-3 La Vierge du Chancelier Rolin (1435)) : utiliser un chapiteau roman, donc représentant un style archaïque, pour porter un message symbolique : ici, le Sacrifice d’Isaac préfigure le destin tragique de l’Enfant, le sacrifice d’un innocent.
Michel Sittow (attr), vers 1510, Kunsthistorischesmuseum, Wien
Une autre oeuvre jugée proche du prototype de Van der Goes se trouve elle aussi à Vienne. La composition d’ensemble est très proche, mais deux sources de lumière ont été rajoutées.
La fenêtre vide montre un feu de camp, au loin derrière des ruines antiques : il ne s’agit plus de représenter l’Annonce aux Bergers, mais au contraire le monde d’avant, de ceux qui n’ont pas reçu ou ont ignoré cette annonce. Et le chapiteau sombre, au dessus de Joseph, ne porte aucun message.
Les bergers qui ont reçu l’annonce entrent cette fois par la porte, munis d’une lanterne sourde.
La pierre sculptée symbolique est descendue du chapiteau au pilastre, qui présente une ornementation de grotesques typiquement Renaissance.
Ici encore, c’est l’utilisation d’un style archaïque (l’imitation de l’Antiquité romaine) qui alerte le spectateur sur le message symbolique du détail : la figure juvénile, les bras en croix entre deux têtes barbues, préfigure la Crucifixion et les deux larrons.
Triptyque de la Nativité dans l’Annonciation
Ecole de Gérard David, Eglise Saint Anne, Annaberg-Buchholz
Il existe une troisième réplique du prototype, dans lequel la Nativité de Nuit coupe étrangement une scène de jour, une Annonciation représentée, par exception sur les faces internes d’un triptyque. La fenêtre montre dans le lointain l’Annonce aux Bergers, et il n’y a pas de chapiteau ou de relief sculpté symbolique.
L’idée, très originale, est de montrer que l’Annonciation « contient » la Nativité. L’inversion de l’ordre conventionnel permet de placer la Vierge de l‘Annonciation du côté de celle de la Nativité, et l’archange Gabriel dans la file de ses confrères. On voit ici la prégnance du célèbre prototype, puisque l’artiste aurait pu tout aussi bien inverser le panneau central, et conserver pour l’Annonciation l’ordre conventionnel.
Triptyque perdu, collection particulière, rkd 58519
Ce triptyque (dont les volets sont aujourd’hui perdus) montre une autre possibilité de décomposition du prototype : Joseph avec sa bougie s’expatrie dans le volet gauche, tandis que deux anges musiciens lui font pendant, sur le volet droit.
Ici encore on ne note aucune pierre sculptée symbolique.
Retable de la cathédrale de Freiburg (détail)
Hans Baldung Grien, 1512-1516
Lorsque Baldung s’approprie le thème pour la première fois, il le renouvelle complètement. Il supprime la bougie de Joseph, remplacée par un simple bâton incurvé en haut. Quatre angelots soulèvent le lange au dessus d’une mangeoire de fortune (du foin entre deux bordures de bois tressé). Le cinquième angelot, en bas, porte la main devant ses yeux pour se protéger de la lumière violente qu’irradie le corps du bébé.
La zone symbolique est elle-aussi repensée. La scène de l’Annonce aux Bergers se réduit à un berger assis et un mouton couché, éclairés par la lumière extérieure d’un ange en hors champ. Ainsi cornérisée par la composition et pétrifiée par la lumière, cette scène minimaliste remplace le bas-relief attendu. Et c’est un tout autre dispositif qui vient préfigurer la suite de l’histoire :
Hans Baldung Grien, 1520, Alte Pinakothek, Münich
Pour son deuxième opus, Baldung reprend en partie les mêmes éléments : le bâton incurvé de Joseph et deux angelots qui soulèvent le lange du bébé radiatif, volontairement marginalisé : seule l’analyse des ombres nous fait comprendre que cette intense lumière ne peut provenir que de lui.
Baldung ruse avec une première impression, qui laisserait penser que l’éclairage a giorno provient d’une lanterne cachée derrière le pilier central : l’ombre dans l’orifice carré prouve bien que cette lumière vient du bébé, en bas à droite. A noter la chouette réfugiée dans l’ombre, qui reprend ici le rôle de l’angelot importuné par la lumière.
Cette lumière surnaturelle qui blanchit le mur fissuré, écaillé et sali par des traînées suspectes, surclasse de loin, côté chouette, le halo de la pleine lune, et côté berger, celui de l’ange annonciateur.
Hans Baldung Grien, 1525, Städel Museum, Frankfurt am Main
Pour son troisième opus, Baldung simplifie l’ensemble et se concentre sur un seul thème, celui de l’éblouissement par la lumière divine :
Cette lumière intense ne fait plus ressortir qu’un seul élément d’architecture : la diagonale de chaume doré, dont les épis sont une allusion classique au nom Bethléem (la « maison du pain » en hébreu).
Pour se protéger du rayonnement, deux angelots minuscules se sont arrêtés net sur le bord : ils viennent de la nuit profonde, où se devinent seulement :
A l’autre bout du toit, la chouette recule au plus loin de la lumière et trouve refuge sous le chaume, au dessus d’une traînée de fiente.
Ces trois propositions très originales témoignent du même état d’esprit : loin de renoncer au déchiffrement symbolique, Baldung lui donne un coup de fouet en remplaçant des procédés vieillis (le bas-relief révélateur) par deux procédés opposés :
- des symboles frappants, immédiatement compréhensibles, mais dissimulés par leur petite taille (la chouette aveuglée, Dieu le père avec sa croix) ;
- une symbolique de la lumière qui ne s’apprécie qu’indirectement, à l’issue d’un processus déductif.
Retable Oberried, Freiburg im Breisgau? Hans Holbein, 1525-29
Si l’on se rallie à la datation tardive [5], ce retable serait le dernier de la série germanique dérivant directement de l’invention de Van der Goes. Holbein y procède par accumulation et surenchère, à partir des oeuvres antérieures :
La pierre sculptée symbolique ne se trouve plus au niveau du pilastre ornementé mais tout en haut, sous les étoiles [6] : cette femme visiblement enceinte, plantée à côté d’un arbuste grimpant, mais sans pomme, pourrait-elle représenter Eve ? Il s’agirait alors d’un unicum iconographique : si on trouve fréquemment Eve dans les Annonciations (parce que AVE inverse EVA) il n’y a pas d’exemple où elle figure dans une Nativité.
L’explication en est probablement la Vision de sainte Brigitte, qui insiste sur le caractère instantané de l’accouchement de Marie :
« la Sainte Vierge, ayant fléchi le genou, se mit avec une grande révérence en oraison; et elle tenait le dos contre la crèche, et la face levée vers le ciel vers l’orient; et ayant levé les mains et ayant les yeux fixés au ciel, elle était en extase, suspendue en une haute et sublime contemplation, enivrée des torrents de la divine douceur; et étant de la sorte en oraison, je vis le petit enfant se mouvoir dans son ventre et naître en un moment… »
Cette femme qui ne fléchit pas le genou, dos au mur, les bras posés sur le ventre et levant les yeux vers un ciel vide inverse en tous point la Vision : il s’agit donc bien d’Eve, soumise à la malédiction d’enfanter dans la douleur.
Une évolution différente, après la Nativité de Corrège
Tandis que les artistes germaniques sophistiquent toujours plus l’architecture et le décor, la Nativité de nuit va suivre en Italie une voie radicalement différente : enrichir la composition par des personnages nouveaux et simplifier les sources de lumière.
Adoration des bergers (La Nuit), Corrège, 1529-30, Gemäldegalerie, Dresde
L’effet de l’unique source de lumière, l’Enfant, est éblouissant et virtuose : voir par exemple le rayon qui passe sous le bras de Marie pour illuminer, dans l’ombre, la jonction entre sa robe rose et son manteau bleu.
Gravure de Pierre Louis Surugue, British Museum
La gravure permet d’apprécier le caractère anticonformiste de la composition :
Commandée pour l’église San Prospero de Reggio Emilia, cette oeuvre fut si retentissante que Rubens et Greco firent le voyage pour la voir, chacun développant les idées de Corrège selon sa sensibilité particulière.
L’Adoration des Bergers, Rubens, 1608, Pinacoteca Civica, Fermo
Dans cette toile réalisée à Rome pour une église de Fermo, à la fin de son séjour italien, Rubens pousse un cran plus loin les parti-pris de la composition de Corrège :
La scène traditionnelle se trouve ainsi réduite à la portion congrue, mis à part l’Enfant lumineux et Marie qui se redresse en arrière.
La trouvaille magistrale est le croisement de ses bras, geste qui signifie qu’elle n’ouvre le lange que pour un court instant, afin d’éviter d’éblouir les spectateurs. Du même coup, symboliquement, ce croisement fugitif préfigure la Crucifixion.
Santo Domingo del Antiguo, Tolède
Pour sa première commande en Espagne, Greco réalise la plus italienne de ses Adorations des Bergers, en pendant à une Résurrection, pour les deux autels latéraux.
L’Adoration des Bergers, Centro Botín, Santander | La Résurrection, Santo Domingo del Antiguo (Tolède) |
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Greco, 1577-79
Les deux admoniteurs à mi-corps sont mentionnés dans la commande :
Greco a repris de Corrège l’idée de la nuée d’anges, mais il leur fait porter une seconde source de lumière : l’étoile de Bethléem, dont un des rayons tombe jusqu’à l’Enfant pour allumer son incandescence. Le rajout de cette lumière tombant d’en haut assure la cohérence avec la Résurrection. Dans les deux tableaux, la séparation franche des deux registres résulte du format en hauteur.
Dans l‘Adoration des bergers, deux autres sources de lumière secondaires servent de faire-valoir respectif :
La banderole porte, en grec, un verset de Luc 2,14 qui justifie parfaitement les deux registres :
« Gloire à Dieu, au plus haut des cieux et paix sur la Terre aux hommes de Bonne Volonté »
L’Adoration des Bergers pour Santo Domingo del Antiguo (Tolède), Greco, 1612-14, Prado
Parmi les neuf Adorations des Bergers recensées dans le Catalogue Raisonné de Harold Wethey [7], celle-ci est la toute dernière. Elle boucle la boucle, puisque réalisée par Greco pour orner son propre tombeau, à gauche de la nef de Santo Domingo del Antiguo. Les deux Adorations ont donc cohabité quelques années dans cette église où il avait fait ses débuts.
La source de lumière unique est ici rétablie. L’effet de contreplongée est accentué par l’élongation maximale des figures. La hiérarchie traditionnelle est totalement bouleversée : le boeuf pousse sa corne en pleine lumière sous l’Enfant tandis que l‘âne se réduit à un bout de museau sortant de l’ombre.
Tombant quasi verticalement des Cieux vers la Terre, la banderole, cette fois en latin, ne reprend que le début du Gloria. La fin du texte « … aux hommes de Bonne Volonté » est remplacée par les quatre hommes qui entourent l’Enfant, parmi lesquels Saint Joseph ne se distingue en rien.
Au XIIIème siècle
La Luxure, 1220-1230; Notre-Dame de Paris, rose ouest [14]
Au début du XIIIème siècle, la femme au miroir symbolise la Luxure en général, et la prostituée en particulier.
La femme au miroir n’y est pas représentée seule, mais accompagnée de sa proie.
Vers 1205, Chartres, portail Sud 2eme pilier | Vers 1220-30, Amiens, portail central |
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La Chasteté avec son Phénix, au dessus du couple luxurieux
Dans les portails de ces deux cathédrales, la Luxure est représentée sous la forme d’un couple debout, où la femme tient un miroir (dont il ne reste que le manche). A Chartres l’homme tient une bourse, qui illustre la vénalité de sa compagne.
A noter qu’au portail de Notre Dame, la représentation actuelle de la Luxure (une femme assise penchée sur une balance) est une restauration malheureuse, elle regardait auparavant un miroir.
Cette représentation très édulcorée de la Luxure contraste violemment avec la représentation antérieure, la femme nue dévorée par des serpents, si fréquente dans l’art roman. Elle contraste également avec les représentations plus crues que présentent les Bibles Moralisées.
La récolte de la Manne / Les grandes prébendes
Bible Moralisée de Vienne, 1225-1249, ONB Cod 2554 fol 31r
Un coffre avec une bourse ouverte et une prostituée avec un miroir représentent « les grands prébendes » que réclament les mauvais clercs, tels les Hébreux qui, recevant la manne du ciel, auraient préféré manger de la viande :
Ce qe li fill israel vongerent la manne et demanderent la char senefie les mauves escoliers qi vonchent la doctrine deu et demandent la char ce est la convoitise et les granz provendes
Bible Moralisée de Vienne, 1225-1249, ONB Cod 2554 fol 46v
L’image illustre un passage du Livre de Samuel (II Sam. 13, 15-19) où, après avoir violé sa sœur, Amon la prend en haine et la chasse de son logis :
« Ce qe li freres enhai sa soror qant il ot feite sa volentei de li et la bota fors de son lit et cele s’en ala plorant senefie le riche clerc qi bote en sus de lui la pucele qant il li a tolu sa virginitei, et la chasce fors de son osteil, et cele devient mauvese fame et devient pute »
Le miroir n’a ici aucun intérêt narratif, sinon d’illustrer le dernier mot du texte. De même, le pied d’Amon qui piétine la robe blanche et contredit le mouvement d’expulsion, à l’encontre de toute réalisme, est une manière de signifier la déchéance de la femme.
Bible Moralisée de Vienne, 1225-1249, ONB Cod 2554 fol 60rv
L’image illustre un passage du Livre des Juges (Jug. 8, 31; 9, 1-6):
« Ce qe cil fistrent d’abymelech, qi nasqi d’une putain, roi, senefie les gieus et les mauvez enfanz, qi ferunt d’antechrist roi, qi nastra de Babylone, ce qe cil pelerent lors deux por adobeir abymelech senefie les mauvez et lezs mescreanz, qi aorrunt et adobe. runt antecrist d’usure et de couvoitise »
Comme le note F.Garnier [2] :
l’imagier fait bien naître ce roi de la femme de mauvaise vie, car il ne repose pas sur le sol mais sort d’entre ses jambes.
Bible Moralisée de Vienne 1225-1249 ONB Cod 1179 fol 165v
Le Festin de Balthazar, avec des objets volés au Temple, est comparé, en bas avec « les hérétiques qui pervertissent les Saintes Ecritures en les expliquant à leur gré et, bien plus, ceux qui dépensent les biens de la Sainte Eglise dans le mal et les mauvaises choses. »
Comme le note Robert Mills [16], les convives de la scène du bas fonctionnent par couples, illustrant au total quatre Péchés :
Bible moralisée d’Oxford/Paris/Londres, 1226-1275, Bodleian Library MS. Bodl. 270b fol 47v
En haut les Hébreux, poursuivis par Pharaon, arrivent devant deux monts et la mer.
En bas, le texte explique que Pharaon signifie le Diable, les montagnes la Chair et la mer les Tribulations de Monde. Coincé entre la fidélité textuelle et la fidélité graphique, l’artiste a conçu l’image comme il a pu :
Il ne s’agit donc pas encore d’une scène cohérente, où le miroir servira d’instrument du Démon contre la femme. Ici, il est simplement le signe distinctif de la volupté charnelle.
Bible moralisée d’Oxford/Paris/Londres, 1226-1275, Bodleian Library MS. Bodl. 270b fol 213v
« Un pénitent en caleçons, debout entre deux tiges d’épines, reçoit à droite une couronne de la main de Dieu. A gauche, une courtisane tend vainement son miroir à un habitué des tripots, qui vient de renverser une table de jeux avec ses jetons et son pichet de vin ». [15]
Signifie que celui qui veut être au dessus de la terre, autrement dit au dessus de son Corps, il convient qu’il combatte les voluptés charnelles, car la chair est la terre de l’Esprit. Et de même que le serf travaille en premier, et en premier reçoit, de même il convient que nous meritions la vie éternelle dans le ciel. |
Significat quod qui vult esse super terram id est super corpus suum , oportet ipsum et pugnare contra voluptates carnales, quia caro est terra spiritui, et sic servus laborat primo, et postea premium recepit, ita nos oportet celo mereri vitam eternam. |
Au XIIIème siècle, le miroir est donc vu comme un accessoire de coquetterie ou de prostitution, pas encore comme l’instrument fatal qui révèle la vanité du Monde.
Au XIVème siècle
Charnalité, le Roman de Fauvel, 1316-20, BNF Français 146 fol 12
L’ image ajoute au miroir habituel un autre accessoire de séduction, les gants qui suggèrent la nudité et la douceur de la peau. Le texte décrit Charnalité comme une égoïste, une coquette et une impie :
C’est celle qui n’aime qu’elle-même (Vers 1395-97) |
C’est celle qui n’aime que ly : |
Elle aime son corps et bien le cultive Vers 1405-12 |
Son corps aime et bien le coutive, |
Ps. 56. Jacob envoie ses fils en Egypte (Gen 42,1:2), Fol 34v (anc 36v) | Ps. 57. Les fils de Jacob devant Joseph (Gen 42, 6), Fol 35 (anc 37) |
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Psautier de Humphrey de Bohun, Exeter College MS 47, 1360-1400
Dans ce chef d’oeuvre de la miniature anglaise, connue pour son iconographie très originale, l’initiale de chaque psaume ne tente pas de l’illustrer : elle raconte en séquence un épisode biblique, ici l’histoire de Joseph.
La plupart des majuscules historiées présentent, à l’extérieur à gauche, une « drôlerie », en général sans rapport avec l’image principale. Mais dans de rares cas, elle constitue une extension narrative : ainsi par exemple dans le Songe de Joseph (fol 32v), elle montre un berger entre deux troupeaux de vaches, grasses et maigres.
Dans le cas du Folio 35, le secrétaire avec son livre de compte et son coffret ouvert constitue bien une extension narrative de la scène, où Joseph reçoit de ses frères le paiement du blé qu’ils sont venus acheter an Egypte.
La femme au miroir, juste au dessus, a encore un rapport avec la scène, mais symbolique plutôt que narratif : elle représente l’Egypte opulente, par opposition à la femme maigre et nue grimpée dans des chardons qui, dans l’initiale précedente, symbolise la famine au pays de Canaan.
Mais dans un deuxième niveau de lecture, la symbolique négative de la femme à sa toilette pointe le bout de son nez : non pour signifier la Luxure (qui n’aurait aucun sens ici) mais simplement la ruse, la dissimulation :
« En voyant ses frères, Joseph les reconnut, mais il feignit d’être un étranger pour eux, et leur parla avec rudesse, en disant: » D’où venez-vous? » Ils répondirent: » Du pays de Chanaan, pour acheter des vivres. » Joseph reconnut donc ses frères, mais eux ne le reconnurent pas. » Genèse 42, 6
Dans un troisième niveau sémantique, la femme au miroir traduit, telle un hiéroglyphe, le fait de de (se) reconnaître.
La Luxure (détail)
Tractatus de virtutibus et vitiis, 1340-1350, Vaticana Barberini lat.3984 fol 114r
Perchée sur un piédestal, la courtisane brandit un miroir et ouvre sa robe pour exhiber son entrejambe à « celui qui fuit la Luxure ( Que che fugge la luxuria) ».
Vers 1430, Capella di Missione, Villafranca | 1475-1500, Chapelle des Pénitents blancs, La Tour |
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La Luxure, détail de la Cavalcade des Vices
Il faudra attendre le cercle suivant pour voir la Luxure montrer sa cuisse en montant à califourchon un sanglier ou sur un bouc, dans l’imagerie populaire de la Cavalcade des Vices, réservée aux petites églises de campagne.
Heures de Dunois, 1439-50, BL Yates Thompson 3, f. 172v
Dans les oeuvres destinées à un public plus relevé, la Luxure restera décente et montera en amazone.
Pris isolément, le singe et le miroir sont chacun des symboles puissants et polysémiques, mais aussi deux emblèmes bien connus de l’imitation fidèle. Leur combinaison les réduit-elle à ce plus petit dénominateur, ou au contraire multiplie-t-elle leur portée symbolique, à la manière dont deux miroirs parallèles créent des reflets à l’infini ? Nous allons voir que la bonne réponse est, clairement, la seconde.
Cette série d’article part de deux ouvrages de référence : le livre de Janson [1] sur les singes en général et le recensement de Lilian M. C Randall sur les images marginales [2] , complétés par quelques exemples apparus depuis lors.
Chasse à la glu, chasse à la chaussure
Ce géographe antique relate, dans son chapitre sur les Indes [3], deux manières de chasser les singes.
folio 78r | folio 79r | folio 80r |
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Physiologus en grec, 16e s, Venise, Biblioteca Nazionale Marciana, MS gr. IV. 35
Dans la première méthode, au pied d’un arbre, le chasseur fait mine de se laver les yeux puis remplace l’eau par de la glu. Le singe l’imite, se colle les paupières, et on peut le prendre vivant en lui attachant une corde autour du cou .
La moralité chrétienne tirée par le Physiologus :
« De cette façon, le grand chasseur nous chasse aussi, c’est-à-dire le diable ! Il vient dans le monde et apporte la colle du péché, car le péché est comme la colle. Et en le montrant à l’homme, il aveugle ses yeux, et obscurcit son esprit, et le pousse de péché en péché, et de mal en mal, et fait un grand piège, puisque le péché est insatiable ; mais l’homme en est souillé spirituellement et physiquement. » [4]
La Moralité tirée un traité de rhétorique de 1712 [5] : Méfies-toi de ceux que tu imites.
Voici la seconde méthode, jamais illustrée à ma connaissance :
« les chasseurs se passent aux jambes en guise de chausses de grands sacs, puis s’en vont laissant à terre d’autres sacs semblables garnis de poils et enduits de glu à l’intérieur, les singes naturellement essayent de les chausser et sont pris ensuite le plus facilement du monde. »
Pline compacte en une phrase peu claire les deux méthodes de Strabon :
« on dit que, voulant imiter les chasseurs et se chausser comme eux, ils se mettent de la glu et s’entravent les pieds dans des filets ». Pline, Histoire naturelle, Livre VIII, LXXX
Diodore énumère trois méthodes distinctes :
« (Le singe) a lui même suggéré aux chasseurs la manière de le capturer. Car s’il imite tout ce que l’on fait devant lui, sa vigueur corporelle et sa vivacité d’esprit empêchent que l’on s’empare de lui par la force. Aussi certains chasseurs s’enduisent-ils les yeux de khôl, tandis que les singes les regardent; d’autres chaussent leurs sandales; d’autres, enfin, placent un miroir devant leur tête. Puis ils laissent derrière eux leurs sandales, auxquelles ils ont adjoint des liens ; ils exposent de la glu à la place du khôl et adaptent aux miroirs des filets d’oiseleur. Aussi les singes sont-ils réduits à l’impuissance lorsqu’ils veulent accomplir les actions qu’ils ont vu exécuter devant eux, car leurs paupières se trouvent collées l’une à l’autre, leurs pieds attachés et leurs corps emprisonnés ».
Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, XVII, 90, 2-3
Richard de Fournival, dans son Bestiaire d’amour (1245) reprend la chasse à la chaussure :
Bestiaire d’amour de Richard de Fournival, 1200-1300, BNF fr. 1444 folio 258r
Le singe imite le chasseur en chaussant un soulier « et li singes chaucies ne puet fuir ne en arbre monter ne ramper : einsi si est pris ».
folio 229v | folio 238v |
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Bestiaire d’amour de Richard de Fournival, 1285, BNF fr. 412 folio folio 229v
Richard en tire un dialogue en deux temps :
« Vous m’avez dit que li Singes violt faire ce que il voit faire. En non Deu ! Ce ne puet avoir mestier à moi. Car puis que je verroie que vous ne autres tenderoit ses laz por moi prendre, jou seroie fole se jou aproismoie (si je m’approchais de vous). Car boen fet i estre nus piez. «
Moïse et le Buisson ardent
Livre de prières d’Hildegarde de Bingen, 1190
Comme le remarque Jean Wirth [6], l’image pouvait avoir un aspect comique, en parodiant l’épisode de Moïse se déchaussant devant Dieu, perché sur le Buisson ardent.
Psautier, Flandres, vers 1325, Bodleian Library MS. Douce 6 fol 179r
La scène se rencontre fréquemment, ici sur le mode comique : un des singes plonge pour aller se saisir des chaussures, tandis que l’autre se méfie du chasseur tapi avec sa massue.
folio 140r | folio 215v< |
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Livre d’heures à l’usage de Rome, vers 1320, Trinity college B.11.22
Dans ce manuscrit, l’histoire est représentée dans deux pages non consécutives, à titre d’avertissement à la donatrice.
Dans la première image, on la voit en bas de la page, brandissant la prière « Memento mei domina ». Un homme à l’air sévère lui désigne le singe. Au coin opposé de la page, le chasseur de singes est en train de se déchausser, juste à côté d’une seconde occurrence de la donatrice, bien à l’abri dans l’initiale, les yeux fixés sur son livre et non sur les chausses enlevées.
Dans la seconde image, un autre homme sévère désigne le chasseur caché dans le feuillage et le singe chaussé, dont le regard inquiet semble avertir le lecteur : ne succombe pas comme moi à la tentation.
Livre d’heures à l’usage de Rome, vers 1320, Trinity college B.11.22 fol 26v
Ce manuscrit, qui pullule de singes dans des situations souvent très originales, ne pouvait manquer de proposer un singe se regardant dans le miroir (on devine le reflet). La figure était suffisamment connue pour se suffire à elle-même, sans lien avec les autres drôleries de la page.
Tout au plus peut-on conclure que le singe est suffisamment fasciné pour ne prêter aucune attention au combat derrière lui, ni au vacarme devant.
Illustration de Gabriel Salmon pour « Les Menus propos » de Pierre Gringore, 1521, Gallica
Au XVIème siècle, Pierre Gringore reprend l’histoire racontée dans les bestiaires , en rajoutant un détail de son cru, les gants qu’on voit sur la gravure :
Lors le veneur sur erbe, buche, ou mottes
Chausse des gandz, des souliers ou des bottes,
Puys deschausse et se en fuyt aux halliers
Laissant au lieu bottes, gandz ou soullier [7]
En préambule : le test du miroir au XIIIème siècle
Quels animaux sont-ils capables de se reconnaître dans un miroir ? Un article passionnant [7a] a tenté d’évaluer les connaissance médiévales sur cette question.
Bestiaire d’Aberdeen, vers 1200, Aberdeen University, MS 24, folio 19r
Une fable d’Esope rapporte qu’un chien, traversant une rivière avec un morceau de viande dans sa gueule, prit son reflet pour l’image d’un autre chien et lâcha son propre morceau, en voulant attraper celui de l’autre.
Pour Pline :
« Les yeux sont un miroir si parfait, que cette pupille toute petite rend l’image entière d’un homme : c’est ce qui fait que la plupart des oiseaux que nous tenons dans nos mains s’efforcent de becqueter nos yeux, parce que, y voyant leur image, ils s’y portent comme vers les objets de leur affection naturelle. » Pline, Histoire naturelle, 11.55
Cette appétence a donné lieu à une technique de chasse particulière :
Chasse au faisan, Livre du roy Modus et de la Reine Ratio, 1379, BNF Français 12399 fol 90v, gallica
La cage est soutenue par un bâton contre lequel un miroir est posé :
« Ci te dirai pourquoi le faisan heurte au miroir : faisans sont de telle nature que le mâle ne peut souffrir en sa compagnie nul autre faisan mâle ; ainsi s’entrecharent et courent sus l’un à l’autre. Les causes sont telles : l’une si est que pour sa beauté il a envie de son semblable; l’autre si est que un faisan n’est point sans femelle et pour ces causes ils n’aiment point la compaignie d’être l’un avec l’autre. Et pour ceci ne doutera ja tant d’entrer en la cage que s’il voit sa faiture au miroir que il voit heurter bien roidement car il cuide voir un autre faisan ; et ainsi descent la cage si est pris. Et est chose certaine et vraie. »
L’idée intéressante est la technique marche pour le faisan à cause de sa beauté particulière.
Narcisse (détail), vers 1500, Museum of Fine Arts, Boston
Attiré par le reflet des plumes du chapeau, le faisan tombe bec à bec avec son double, et Narcisse nez à nez avec le sien. L’amusante composition étudie les effets contraires de la beauté excessive : l’amitié aberrante de Narcisse envers son double, et l’inimitié bien connue du faisan.
Histoire d’Alexandre, Tournai, vers 1304, University of Oxford, MS Bodley 264 fol 119r
Cette drôlerie montre une chasse à la chouette : les oiseaux attaquent en groupe leur prédateur (attaché) et sont pris dans le filet que laisse tomber l’oiseleur. La présence de la dame au miroir n’a donc rien à voir avec cette technique de chasse : c’est probablement ici une métaphore de la Luxure, attirant les mâles dans ses filets comme l’oiseleur les oiseaux.
Villa romaine du Casale Piazza Armerina 4eme siècle
Au XIIIème siècle, l’animal qu’on chasse avec un miroir est le Tigre, selon une longue tradition qui remonte à l’Antiquité, et dont Saint Ambroise a donné, vers 389, une interprétation chrétienne [8] :
« La nature freine momentanément la férocité de la tigresse et la détourne alors qu’elle est sur le point de s’emparer de sa proie (le chasseur). Dès qu’elle découvre que ses petits ont été enlevés, elle se met en route sur la piste du spoliateur. Bien qu’il puisse avoir l’avantage d’un cheval rapide, il est conscient qu’il peut être dépassé en vitesse par la bête sauvage. Dans une situation où il n’y a aucun moyen d’évasion disponible, il doit recourir à ce qui suit. Lorsqu’il s’aperçoit qu’on le rattrape, il laisse tomber une boule de verre (sphaera). La lionne (sic) est trompée par son reflet, pensant y voir son petit. Après avoir été retardée par l’image trompeuse, elle dépense une fois de plus toutes ses forces dans son effort pour saisir le cavalier. Poussée par la rage, elle se rapproche de plus en plus de sa victime en fuite. Il lance à nouveau la boule de verre, ralentissant ainsi son poursuivant. Pourtant, son souvenir des tromperies passées ne l’empêche pas de se plier à ses instincts maternels. Elle ne cesse de retourner l’image réfléchie qui l’illusionne et s’y installe comme pour allaiter son petit. Ainsi, trompée par sa propre sollicitude maternelle, elle subit à la fois la déchéance de sa vengeance et la perte de sa progéniture » ( Hexaméron , « Les six jours de la création », VI.4.21).
Ainsi la tigresse ne se reconnaît pas vraiment : trompée par la taille minuscule du reflet, elle pense y voir son petit.
La capture d’un petit tigre à l’aide d’un miroir
1200-25 British Library, Royal MS 12 C XIX, folio 28r
Au milieu du XIIIe siècle, de petits miroirs en verre convexe commençaient à être introduits en Europe en remplacement des miroirs en métal poli, et dans les bestiaires, le miroir (speculum) vient remplacer la boule de verre de Saint Ambroise.
La question est compliquée :
Les textes parlant du singe et du miroir sont rares, nous les examiner maintenant.
La chasse au singe avec un miroir, dans les textes
Le Singe, fol 77v | Le Tigre, fol 78 |
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De natura rerum, Thomas de Cantimpré, vers 1290, Valenciennes, BM MS 320 (304), IRHT
La grande nouveauté du De Natura rerum par rapport au Physiologus latin (qui casait le Singe entre l’Onagre et le Cygne), c’est son classement alphabétique : de ce fait l’image de la Tigresse en arrêt devant le miroir vient immédiatement après celle du Singe amateur de noix.
Cette collision fortuite est peut être, par assimilation entre les deux histoires, l’origine de la chasse au singe avec un miroir qui apparaît peu de temps après en Allemagne.
Tout comme le singe si sauvage, Burkhart von Hohenfels, milieu du XIIIème siècle |
Swie der affe sî gar wilde , |
Janson, qui a exhumé ce passage, s’interroge sur son origine, car l’histoire n’apparaît dans aucune histoire naturelle antérieure ([1], p 212).
Le poème complet se compose de cinq strophes dans lesquelles le poète, connu pour ses images très originales, se compare successivement au faucon poursuivant l’alouette, au poisson sauvage pris dans les filets, au singe fasciné par le miroir, à l’abeille qui suit sa reine, à la licorne attirée, pour mourir, par le ventre des vierges [9]. Il ne s’agit donc pas d’une métaphore isolée, mais d’une élement dans une suite logique d‘attirances animales, parmi lesquelles le « singe sauvage », pour symboliser l’amoureux, constitue une transposition plus crédible que la Tigresse des bestiaires.
Cette variante versifiée et non illustrée du Physiologus a été rédigée entre 1294 et 1298, toujours en Allemagne. Ce texte rarissime (il n’en existe qu’un unique exemplaire) a eté publié assez récemment, mais non traduit du latin [10] :
Le singe étant embusqué dans un arbre, il aperçoit un miroir taillé, dans lequel le chasseur se contemple sous son nez : le maître, prenant une bottine munie de lanières d’attache, l’attrape en la serrant et l’ajuste à ses pieds. Le singe descend de l’arbre et, en bon imitateur, cherche à enserrer ses plantes de pied avec les lanières, et par cette ligature solide, il se garrotte les jambes. Dès lors, le sot ne cesse pas de regarder son visage dans le miroir ; et tandis que son aspect brille dans le disque de verre, il est enchanté et prêt à se trouver beau. C’est alors que le chasseur, surgissant d’une caverne courbe, saisit le singe entravé ; la chaussure enveloppe le pied qui cherche vainement à s’enfuir, et ne desserre pas ses liens. Un singe ainsi capturé est apte à de nombreux tours.
Insuper exciso speculo sub stipite viso, quo se venator spectat prius insidiator, sumpto perone, qui fert religamina zonae, quem crebro captat pedibusque magister adaptat : simia descendit de stipite stultaque tendit more secutoris plantas circumdare loris atque ligatura forti vincit sua crura. Hinc speculo stultum non cessat cernere vultum; Inque rota vitrea sua cum resplendet ydea, hec delectatur formamque videndo paratur. Tunc de spelunca saliens venator adunca hanc capit herentem, frustraque pedem fugientem calceus involuit, sua nec religamina solvit. Simia sic capta fit multis gestibus apta.
Ainsi ce paragraphe fusionne, de manière peu convaincante, deux des méthodes (chaussure et miroir) que Diodore de Sicile décrit comme séparées.
Une autre présentation des trois techniques (chaussure, miroir, glu) figure chez un compilateur grec, Elien le Sophiste, qui fusionne quant à lui le miroir et la glu [11]. Or ni Diodore ni Elien n’étaient traduits en latin à l’époque. En outre, le manuscrit grec d’Elien dont Pierre Gilles a disposé pour la première traduction latine, en 1562, ne mentionne pas le miroir [12]. Il y a donc tout lieu de penser que le rédacteur du Novus Phisiologus n’est pas parti des compilateurs grecs : il a de lui-même eu l’idée d’adjoindre le miroir à la bonne vieille méthode de la chasse à la chaussure , en vue de la moralité à laquelle il souhaitait aboutir.
Car l’extraordinaire conclusion de l’article Singe du Novus Phisiologus, qui n’a pas reçu l’attention qu’elle mérite, donne la moralité chrétienne de l’histoire :
De plus, celui qui écoute la loi mais qui prétend écrire sans le travail de la main, fait en vérité comme le singe, et comme l’homme qui scrute sa propre existence dans le cercle du miroir et, après, ne se souvient plus de sa forme. Il est trompé par ce monde vitreux , vague et amusant, dont la structure et la beauté passent vite. Et la pompe mondaine le retient sous sa vaine image, jusqu’à ce que la mort, chasseresse et élagueuse d’homme, récolte la fleur de sa vie avec sa faux et détruise sa beauté, changeant le chant de la cithare en un frisson d’horreur. Les terres, les trésors, l’éclat des gemmes, et la beauté de l’or, la gloire, la majesté, la prudence d’esprit, l’honnêteté, la vertu, l’apparence particulière des membres, la proportion des manières, la noblesse éclatante, les beaux habits splendides et rares : tout ce succès n’est rien quand la mort seule vient.
Insuper auditor legis scriptique petitor absque manus opere fit tanquam simia vere, est similisque viro, speculi qui propria giro tempora scrutatur nec post forme memoratur. Vitreus hunc mundus fallit, vagus atque jocundus, cuius structura cito preterit atque figura. Pompaque mundana tenet hunc sub imagine vana, donec venatrix hominum mors atque putatrix, falce sua florem vite metat atque decorem casset, in horrorem cythare mutando canorem. Ager, thesauri, gemme nitor et decus auri, Gloria, maiestas, prudencia mentis, honestas, Virtus, membrorum species, proportio morum, Nobilitas clara, vestis bona splendida rara: Omnis fortuna nihil est, cum mors venit una.
La première phrase est particulièrement obscure, parce qu’elle tente de condenser en quatre vers une métaphore de l’Epître de Saint Jacques :
Car celui qui écoute la parole et ne l’applique pas ressemble à un homme qui regarde son visage naturel dans un miroir. Il regarde, il s’en va, et il oublie à l’heure même quel il était. Mais celui qui considère exactement la loi parfaite de la liberté et y persévère, celui-là ne l’écoutant pas seulement pour oublier aussitôt ce qu’il a entendu, mais la mettant en oeuvre, trouvera son bonheur dans ce qu’il fait. Epitre de Saint Jacques, 1,23-25
Quia si quis auditor est verbi, et non factor, hic comparabitur viro consideranti vultum nativitatis suæ in speculo. Consideravit enim se, et abiit, et statim oblitus est qualis fuerit. Qui autem perspexerit in legem perfectam libertatis, et permanserit in ea, non auditor obliviosus factus, sed factor operis: hic beatus in facto suo erit.
On en retire la forte suspiscion que le rédacteur du Novus Phisiologus a réinventé la chasse au miroir pour pouvoir coller avec cette métaphore connue, puisqu’elle était lue le cinquième dimanche après Pâques. On peut même se demander si certains singes au miroir n’ont pas été compris, à cette époque, comme une illustration du mauvais faiseur de Saint Jacques, qui se regarde mais ne se reconnaît pas.
La suite du texte, sur le miroir trompeur baigne dans l’ambiance du prologue du Parzival de Wolfram von Eschenbach (vers 1210), un passage très difficile dont voici une traduction possible [13] :
« L’étain, au dos du verre,
fait danser des lumières trompeuses, semblables au rêve de l’aveugle :
elles vous donnent la peau qui s’échappe au-dessus des images,
Mais cette lueur terne et légère ne peut se maintenir :
elle apporte le bonheur pendant un court instant, c’est vrai. »
Ainsi le Novus Phisiologus anticipe d’un siècle et demi la thématique des Vanités au miroir, où la mort apparaît par derrière tandis que le vivant se mire. Malgré l’absence de jalons intermédiaires, il y a donc probablement eu une filiation entre le Novus Phisiologus de Darmstadt et le thème typiquement germanique de la Mort dans le miroir (voir 3 Fatalités dans le miroir), la Coquette ou le Riche remplaçant définitivement le Singe.
Au XIIIème siècle, la femme au miroir n’a pas encore partie liée avec la Mort : elle représente la Luxure en général , et la Prostituée en particulier (voir La Luxure au XIIIème siècle). Le miroir est donc simplement vu comme un accessoire de coquetterie et de séduction, pas encore comme l’instrument fatal qui révèle la vanité du Monde.
A noter que, selon Sabine Melchior-Bonnet ([15], chapitre 2) ,
la Luxure du XIIIème siècle » dans d’autres représentations …. est accompagnée d’un singe qui porte le miroir, incarnation des pulsions bestiales de la sensualité, de l’imitation et de l’inconstance. »
Je n’ai malheureusement pas pu trouver le moindre exemple de cette assertion.
L’histoire réapparaît une troisième fois en Italie au XIVème siècle, dans un commentaire de l’Enfer de Dante écrit par un anonyme [17], qui mentionne le miroir mais décrit en fait la chasse à la chaussure :
:
On dit qu’il (l’alchimiste Capocchio ) était semblable à un singe : le singe veut faire tout ce qu’il voit faire aux autres : on dit que le chasseur qui veut attraper le singe va dans le bois où il pense être vu par le singe, et met miroirs et autres choses à l’extérieur du sac ; puis, à la fin, il met une paire de sandales et se les attache, puis les enlève et les laisse, et il reste à proximité, caché dans un buisson : le singe, étant ce qu’il est et voulant faire ce qu’il a vu faire, vient mettre les sandales et les nouer, et quand il les a noué, le chasseur arrive et le trouve embarrassé, et ainsi le capture.
L’histoire a dû se diffuser oralement car on en trouve encore la trace au début du XVIIIème siècle, dans un traité de rhétorique rédigé par un jésuite italien :
« Fasciné par son image dans un miroir, le singe est facilement capturé par les chasseurs . Moralité : L’amour de soi en a perdu plusieurs » [5]
La chasse au singe avec un miroir, dans les images (SCOOP !)
Les représentations sont si discrètes que deux (sur trois) sont passée inaperçues.
Livre d’Heures à l’usage de Sarum, Diocèse de Lincoln, 1325–30, Bodleian-Library, MS Douce 231 fol 61r
Dans ce livre d’heures, toutes les initiales historiées comportent, en bas, une marge à sujet animalier, en général avec deux animaux affrontés : ici le petit chien face au grand lapin constitue une première historiette, que l’illustrateur a enrichi avec la figure du singe dans l’arbre. Comme le chien est en arrêt devant le lapin, il est très possible que le miroir illustre la même idée, montrer le singe en arrêt devant sa propre image.
Dans ce manuscrit royal de très grand luxe, des singes apparaissent de loin en loin , souvent parodiant diverses activités humaines. Ceux qui nous intéressent ici figurent sur le recto et le verso d’une même page, dans une section de psaumes.
La tierce pseaume (Psaume 122) , fol 153r
Jean le Noir, Livre d’heures de Jeanne II de Navarre, Paris, 1330-40, BNF NAL 3145
Le premier singe, qui flaire une pomme rouge, apparaît dans la lettrine L du psaume 122, sans rapport avec le texte.
La quarte pseaume (Psaume 123) , fol 153r
Au bas de la même page, on voit de droite à gauche :
Malgré l’usure, on voit bien que le singe est attaché au tronc par un fil qui part de sa chaussure : les dames cultivées, qui sans doute connaissaient le Bréviaire d’amour de Richard de Fournival, étaient donc capable à ces faibles indices de reconnaître une chasse à la chaussure.
La quinte pseaume (Psaume 124) , fol 153v
Au verso, le bas de page, particulièrement alambiqué montre de gauche à droite :
Il me semble que cette marge ne se comprend que comme antithèse de la marge précédente :
Nous sommes ici dans une illustration directe du psaume 124 écrit juste au dessus:
« Notre âme, comme le passereau, s’est échappée du filet de l’oiseleur ; le filet s’est rompu, et nous avons été délivrés. » Psaume 124, 7
A noter que le manuscrit comporte, bien plus loin, un autre singe qui semble se regarder dans un miroir :
Suffrages de Saint Nicolas
Livre d’heures de Jeanne de Navarre 1330-40 NAL 3145 fol 193r
L’image principale montre Saint Nicolas délivrant les trois jeunes princes de leur prison. Sur la terrasse, deux singes en liberté échangent de la nourriture, peut être pour donner à la scène un caractère oriental (le Saint était évêque de Myre, en Turquie).
1310, BNF français 1109, fol 242r. | s |
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Le singe de la marge, en haut à droite, ne regarde pas un miroir. Il s’agit en fait d’un grand classique des marges à drôleries : un singe mirant l’urinal tout en consultant ses écritures, à la manière d’un médecin. L’artiste a malicieusement exploité la coupure de la page pour cette petite devinette.
Ces deux exemples tendent à prouver que, vers 1320-40, la figure du singe au miroir a pu être connue comme une scène de chasse, du moins dans des mlieux très cultivés.
Buch der Kunst, dadurch der weltliche Mensch mag geistlich werden,1497,Augsburg, fol 7v (digi.ub.uni-heidelberg.de)
Janson a trouvé cette illustration tardive où le miroir est remplacé par un ruisseau : le singe « s’asseoit et joue avec son image », sans prendre garde au chasseur et aux chiens qui vont le dévorer.
Du singe pris au singe prenant
Le thème du colporteur paresseux dont les marchandises sont dérobées par des singes a été très largement étudié [18]. Nous n’allons reprendre ici que les exemples comportant un singe au miroir.
Ce recueil très austère de textes juridiques s’agrémente en bas de page de joyeuses drôleries , sans rapport avec le texte, mais qui servaient dans doute de moyen mnémotechnique pour repérer les différentes sections du manuscrit.
Folio149r | Folio 149v | Folio 150r |
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Décrétales de Smithfield, vers 1340, British Library MS Royal 10E IV
On voit ici la toute première apparition du thème, sur une suite de cinq marges. Le miroir, brandi par le singe en haut de l’arbre, constitue le point culminant de la troisième scène.
Folio 150v | Folio 151r |
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La procession des singes chapardeurs se poursuit encore sur deux marges, avec un singe ithyphallique, un second singe au miroir, jusqu’au chef des singes brandissant une chopine, coiffé de la capuche rouge qu’il a volée au colporteur. Ce qui fournit le fin mot de l’histoire : si le colporteur ne s’est pas réveillé, c’est parce qu’il était saoûl.
Folio 151v | Folio 152r |
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L’illustrateur poursuit ensuite dans la veine simiesque avec une autre histoire, celle de singes vaincus par des ours. Puis celle des singes portant leurs petits.
Malgré les recherches intensives de nombreux érudits, on n’a pas trouvé l’origine de l’histoire du colporteur ([1], p 216).
Janson propose à juste titre ([1], p 218) qu’elle est née du retournement comique de la chasse au singe, telle que racontée à la même époque par le commentateur de l’Enfer de Dante : au chasseur astucieux déballant de son sac son matériel répond le colporteur inconscient, dévalisé par les singes vengeurs.
Pour Kenneth Varty [18a], le colporteur dévalisé serait la transposition simiesque d’un épisode du Roman de Renard, dans lequel celui-ci dérobe, à un pèlerin endormi sous un pin, son aumônière (qui contient une herbe « bonne pour échauffer et pour fièvres de corps ôter ») et surtout son esclavine qu’il met sur sa tête : autrement dit les équivalents de la chopine et de la capuche du chef des singes, au fol 150r.
Je suis quant à moi l’opinion de Janson, selon laquelle l’histoire préexistait aux Décrétales. Kenneth Varty a néanmoins mis le doigt sur un point-clé : l’illustrateur des Décrétales, très influencé par le Roman de Renard, a pu délibérément donner à la scène du colporteur des caractéristiques renardines (chopine, capuche).
Dessin d’une plaque de four, vers 1380,Schweizerisches LandesMusem, Zürich. ( [19], fig 28)
La plaque originale est trop mal conservée pour décider si le singe en haut à gauche tient un miroir ou autre chose ; elle constitue nénamons le seul jalon subsistant du XIVème siècle.
Un bon siècle après les Decrétales, l’histoire revient, non sans à propos, pour décorer une coupe à boire !
Coupe à boire, 1425–50, Pays Bas du Sud, MET
On y retrouve le miroir trois fois :
L’image se souvient de la chasse au singe et ridiculise ses instruments, le miroir, les chaussures et les ceintures, éparpillés dans cette iconographie joyeuse [19a].
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Vers 1460,Istanbul. Topkopi Saray Palace Museum, Hazine 2153, folio 145 | 1470-90, British Museum |
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Les singes et le colporteur, gravures florentines.
Le grand déballage est ici prétexte à de nouveaux gags : le singe qui se saôule, celui qui chie dans le chapeau du colporteur, celui qui lui mange des poux dans la tête. Pour ajouter au chaos général, les deux singes au miroir, à gauche sont éloignés du singe qui se peigne, à droite. A noter que l’illustrateur ne doute pas que l’animal soit capable de se reconnaître dans le miroir, puisqu’il nous montre celui du haut admirant son nouveau chapeau.
Un singe tente de regarder sous la culotte tandis qu’un autre, en posant la main sur la bourse, nous indique ce qu’il y a à voir. Ce dernier gag fait du mercier aviné ridiculisé par les singes une parodie transparente de Noé ivre mort et moqué par ses fils ([1], p 220)
Le texte de la gravure la plus ancienne confirme la moralité de l’histoire [19b] :
Dors profondément, maître Pieterlin, nous viderons ta bourse et le panier que tu as posé. A voyager léger mènent la main preste et le vin dans la tête. |
DORMI FORTE MAEZRO PIETERLIN NOI VOTER EN / TVO ISCHARZELIN ELTVO PENIER CHE TV POSA / CHAMINAR LEGIER MENIANO LAMAN PRESTA TVA EL VINO [NELLATESTA] |
Dans la gravure plus récente, le texte explicatif a disparu, remplacé par la bouteille vide sous la main droite du poivrot.
Mois de Mai
Heures à l’usage de Paris, vers 1480 , BNF NAL 3115 fol 5r
De manière très originale, l’Arbre aux singes vient décorer la page du mois de Mai de ce calendrier : sans doute parce que ce mois est celui des plaisirs et de la ballade à la campagne, mais aussi celui de la coutume des arbres ou branches qu’on coupe pour décorer les maisons (voir 5.6 Un cas d’école : le Printemps et la promenade en barque).
Table de jeux peinte (détail)
Hans Herbst (autrefois attribuée à Holbein), 1515, Schweizerisches LandesMusem, Zürich.
Le singe tient le miroir de la main gauche et de la droite un paquet de lacets rouges à bout métallique. Juste en dessous, son collègue tient de la main gauche un vase de verre identifiable comme un urinoir d’église (Kuttrolf), et de l’autre un chapelet rouge ( [19], p 88). Il y a probablement un effet comique d’imitation entre d’une part les deux objets de verre (le miroir et l’urinal), d’autre part les deux objets rouges (lacets et chapelets) : comme si les quadrupèdes mobilisaient toute leur intelligence simiesque pour deviner à quoi peuvent bien servir ces objets en apparence similaires.
D’autant que dans le dos du singe au miroir, la silhouette inversée de l’écureuil mangeant sa noisette donne l’image d’un animal peu absorbé par les spéculations. On peut aussi voir dans le sage écureuil le contre-exemple du singe orgueilleux et du colporteur paresseux ( [19], p 92).
Des singes et autres bestes joyeuses, Dialogue 61 des Remèdes de l’une et l’autre fortune, Pétrarque
Illustration de Hans Weiditz, 1532, British Museum
L’histoire du colporteur endormi figure en haut à gauche. Les singes accrochent dans l’arbre une multitude de ceintures et des miroirs, soit précisément leurs antiques moyens de piégeage. Concernant le miroir :
Les spectateurs cultivés ne pouvaient manquer d’y voir une sorte de revanche des singes contre leurs chasseurs. En celà, la composition de Weiditz est plus inventive que le texte de Pétarque, qui se contente, d’après Cicéron, de qualifier le singe de « bête monstrueuse qui naturellement est inclinée à tout mal et n’est jamais aise ni joyeuse si elle ne fait toujours quelque mal ».
La surenchère grinçante du thème va se poursuivre durant toute le XVIème siècle, donnant aux singes facétieux une coloration de plus en plus négative, dans une critique transparente de la condition humaine. Comme le résume John B . Friedman [18] :
« l’usage emblématique du peigne et du miroir – symboles standards de la vanité humaine dans l’art – ainsi que le déshabillage du mercier indiquent que cette mascarade avait un caractère nettement moral et qu’elle était comprise non seulement comme le gâchis de la marchandise, mais aussi comme un avertissement contre la Vanité et l’ivresse. »
Gravure d’après un dessin de Brueghel, 1562 (détail)
Brueghel marque un point culminant dans l’abjection, en faisant cohabiter, à proximité de sa signature, le bran, le foutre et le pet. Le singe au miroir est en érection devant sa propre image, tandis que son comparse vu de dos exhibe son anus et des bourses qui traînent (sur cette métaphore classique, voir ZZZ).
Pieter van der Borcht (I), 1580-85 (détail)
Dans cette aporie, les lunettes contrecarrent le miroir et empêchent le singe de se voir.
Pieter Feddes van Harlingen, 1610-23 (détail)
Le miroir marie la face du singe au cul de l’homme, tandis que le singe à lunettes empale la poupée sur sa main et que le singe à barbe fourre la sienne dans la poche.
Le singe a grand plaisir à passer le gant de son maître
Viel Freude hat der Affe dran, Zieht er des Herren handschuh,
Caricature de Adolf Oberländer, 1898, NYPl digital.
Cette caricature remplace le thème géneral de la Vanité humaine par le thème particulier du domestique qui se prend pour le maître. Le prospectus « SOIREE » laissé de côté rappelle que si le singe est malin, il ne sait pas lire ni non plus utiliser les jumelles de théâtre. Les volutes sophistiquées du cadre ridiculisent l’animalité de la queue, et les gants blancs le poil noir.
George Cruikshank,1850 | Von Bayros, 1909 |
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Illustration pour « La racine d’or », conte de la 5ème journée du Pentamerone
Dans ce conte, l’héroïne, Parmetella, ouvre par curiosité une boîte emplie d’instruments de musique destinés à un mariage, qui s’échappent et volent partout.
Von Bayros, remplace les instruments par des couvre-chefs divers, et transpose le colporteur détroussé en une femme à poil au milieu de singes dont deux, enturbannés, partagent avec elle le miroir de la Vanité.
Carte postale humoristique tchèque, 1932
En voyant sa « lune » dans le miroir, le vieux beau comprend que l’heure est venue de faire une fin :
« Il est temps pour moi de devenir sérieux, ma calvitie s’agrandit »
En synthèse
Les trois méthodes de chasse au singe décrites dans les textes antiques ont été très inégalement représentés :
Pour la chasse au miroir, il n’a pas de bestiaire intermédiaire entre les auteurs grecs (Diodore et Elien) et la première référence littéraire dans le monde germanique (Burckart von Hohenfels). Deux représentations possibles apparaissent vers 1320-40 (l’une en Angleterre, l’autre à Paris), de manière trop sporadique pour qu’on puisse imaginer que la figure du singe au miroir ait été largement interprétée comme une référence à sa chasse : d’autant que l’animal universellement connu pour être chassé de la sorte était le Tigre. Il est probable que l’apparition inexpliquée, dans deux textes germaniques, de la chasse au miroir pour le singe ne soit pas une résurgence antique, mais une invention, favorisée par la proximité alphabétique entre l’article Singe et l’article Tigre, inaugurée par le De natura rerum.
La raison pour laquelle l’iconographie de la chasse au miroir a avorté est que le singe au miroir a été entièrement absorbé par sa parodie, l’iconographie vengeresse du colporteur détroussé, qui démarre justement vers 1340.
Article suivant : 2 Thèmes médiévaux connexes
Cet article tempère quelques interprétations trop faciles du singe au miroir à l’époque médiévale, et rectifie quelques confusions avec des thèmes connexes.
Article précédent : 1 Chasse au singe dans les bestiaires
Le singe diabolique
Ce texte de date incertaine propage et amplifie, au Moyen Age, une vision très négative du singe, en présentant explicitement l’animal comme un alter-ego du Diable.
Dans le Physiologus grec, il est décrit avec l’Onagre, autre animal diabolique :
« L’onagre désigne le diable qui rugit car son royaume de ténèbres s’amenuise. Le singe est aussi une image du diable : comme il a une tête mais pas de queue, Satan a donc eu un glorieux début au ciel en tant qu’ange en chef, mais il est tombé et sa damnation n’aura pas de fin. «
Physiologus Latin, 1275-1300, BNF Lat 2843E f 68r
Le dessinateur a illustré par l’image d’un singe goûteur une version particulièrement lapidaire du Physiologus latin :
Le singe a la forme du diable… Comme il était intérieurement hypocrite et artificieux, il perdit sa tête et il n’a pas de queue. De même qu’au commencement il périt par ses lèvres, de même je périrai. Paul dit qu’il l’exterminera par le souffle de sa bouche |
Simia habet formam diaboli… Quia ipocrita et dolosus erat intrinsecus , perdidit caput nec caudam habet. Quia sicut ab initio periit cum oribus suis sicut peribo (?). Paulus dixit quem interficiet eum spiritu oris sui. |
La phrase « De même qu’au commencement il périt par ses lèvres, de même je périrai » condense ici plusieurs phrases du Physiologus latin habituel [20] : le singe était au commencement du monde l’archange hypocrite (Lucifer) que Dieu a précipité dans le noir de l’Enfer ; d’où la Perdition de l’Homme, conséquence de celle de Lucifer.
La position assise du singe attire l’attention sur l’absence de queue, conséquence de la punition divine, et sur sa face hideuse (« il perdit se tête »). Pour les autres détails de l’image, il faut prêter attention à la citation de Paul, associée systématiquement au singe dans tous les Physiologus latins :
« Et alors se découvrira l’impie, que le Seigneur (Jésus) exterminera par le souffle de sa bouche« Thess2, 2,8
Cet impie est l’Antéchrist, comme expliqué juste avant :
« l’homme du péché, le fils de la perdition, l’adversaire qui s’élève au-dessus de tout ce qu’on appelle Dieu ou de ce qu’on adore, jusqu’à s’asseoir dans le temple de Dieu, se proclamant lui-même Dieu ». Thess2, 2,4
Le singe trônant dans un Temple est représenté ici comme la caricature de Dieu, bouche pleine de nourriture contre bouche pleine d’Esprit.
Voici la seule image que j’aie trouvée d’un singe au miroir indiscutablement diabolique :
Ecce ego mitto vos sicut oves in medio luporum
Antiphonaire d’Impruneta, 1335-40
L’image principale montre le Christ envoyant ses disciples « comme des brebis au milieu des loups » : à leurs pieds, on voit en effet des loups se dévorant entre eux et une brebis égorgée. Depuis sa laine blanche, le regard traverse le cadre pour rejoindre la coiffe blanche du singe minuscule, incarnation démoniaque qui contemple dans son miroir non pas sa propre face, mais le massacre qu’il a suscité derrière lui.
Bréviaire, Paris, 1350-1400, Morgan M.149 fol. 198r
Parmi les nombreuses parodies auxquelles se livre le singe, on trouve bien sûr celle de la Messe : mais l’hostie est toujours marquée d’une croix, ce qui évite toute ambiguïté avec un miroir.
Bestiaire de Guillaume le Clerc, 13eme s, BNF fr. 1444 fol 249r
Le singe mange ici comme un animal, à quatre pattes. Le texte est un développement rimé du Physiologus latin, qui ne fait allusion à aucune nourriture. Tout au plus, par la symétrie bouche-anus, l’image fait-elle écho aux vers ci-dessous :
« Ja seit ceo qu’il seit laid devant,
Derere est trop mesavenant. » [20a]
Dans ce genre d’image, on considère un peu trop facilement que le fruit est une allusion à la pomme du péché originel, par une série d’associations d’idées [21] :
singe -> diable -> tentateur -> serpent -> pomme.
Campanile de Pise, fin 12ème
C’est clairement le cas ici : les singes , attachés par une chaîne à un oiseau diabolique, représentent les pécheurs en train de reproduire le Péché Originel.
Le singe qui mange un fruit
L’image péjorative propulsée par le Physiologus est en fait assez rare et archaïque : tous les singes qui mangent ne sont pas des démons ni des pécheurs.
Oppien, Cygenetica, 11ème siècle, Marciana Gr. Z 479
Ce poème du troisième siècle raconte une histoire qui sera reprise dans tous les bestiaires médiévaux, illustrée par le groupe de droite :
« Je passe sous silence les trois espèces de singes, ces mauvais imitateurs de l’homme. Qui ne haïrait cette race difforme, odieuse, lâche et perverse ? Ces animaux engendrent deux petits, mais ils n’ont pas pour eux une égale tendresse : l’un est l’objet de leur amour et l’autre de leur haine. Ils lui donnent la mort jusque dans les bras de sa mère. » Oppien Cygenetica, Livre II
Le singe de gauche, qui n’est pas mentionné dans le texte, tient dans sa main un objet circulaire.
Reliquaire de Desiderius, 1080-1100, basilique SS. Cosme e Damiano, Rome,
Pour Janson ([1], p 44), il s’agit très probablement d’un fruit, comme le suggère cette image contemporaine d’un singe assis en haut d’un arbre fruitier, et portant la patte à sa bouche. Ces deux exemples reflèteraient l’image standard du singe dans l’iconographie antique, transmise via l’art byzantin.
Oppien Cygenetica, 1500-50, BNF Grec 2736 fol 32v | Oppien Cygenetica, 1554 BNF Grec 2737 fol 34r |
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Il est troublant de noter que ces deux copistes du 16ème siècle ont interprété l’image dans un autre sens :
Ces deux images sont possiblement une humanisation moderne (voir la gravure de Van Meckelem, 4 A la Renaissance) mais on ne peut exclure l’hypothèse que le manuscrit de la Marciana soit la toute première apparition du singe au miroir, pour illustrer la notion d’Imitation qui figure au début du texte d’Oppien : « ces mauvais imitateurs de l’homme ».
Bestiaire de Gervaise 1250-1300 BL Add MS 28260 folio 90r.
Parmi tous les Bestiaires illustrés, cette image est la seule où l’objet considéré par le singe pourrait être à la rigueur être non pas un fruit, mais un miroir sphérique. Cependant, le texte associé [22] étant une paraphrase ordinaire du Physiologus, il n’y a pas lieu de voir ici autre chose qu’une pomme, et un petit démon vorace.
Pontifical à l’usage de Beauvais, adapté à l’usage de Lisieux, 1225-50, BM – ms. 0138 f. 59v
L’image d’un singe portant un objet rond à sa bouche se rencontre, dans ce manuscrit, comme cas particulier d’un motif amusant.
Lièvre, fol 13v | Chat, fol 101 |
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Ours, fol 208 | Renard ?, fol 223 |
On y trouve en effet d’autres animaux s’asseyant pour manger, à la manière d’une homme.
Du singe qui goûte au singe paresseux
Dans cette encyclopédie écrite entre 1225 et 1244, qui compile une grande variété de sources, Thomas de Cantimpré commence par rappeler la méthode de chasse au singe à l’aide d’une chaussure, puis avec la glu dans les yeux. (voir 1 Chasse au singe dans les bestiaires). Il précise ensuite que :
Devant tous les autres animaux, (les singes) sont en honneur pour leur sensibilité gustative. Ceux qui n’ont pas de queue sont féroces pour mordre. |
Pre ceteris autem animalibus vigent gustu. Cauda carent, feroces sunt morsu. |
Le Singe, De natura rerum, Thomas de Cantimpré, Valenciennes, BM MS 320 (304) fol 77v IRHT
Puis il invente une nouvelle anecdote qui réhabilite le sens gustatif du chrétien par rapport à celui, par trop bestial, du singe :
ll mange des pommes et des noix avec plaisir ; mais lorsqu’il y trouve une écorce amère, il jette l’écorce avec la noix, refusant la douceur à cause de l’amertume, et cela bêtement, et contre le philosophe Boèce, qui dit clairement dans le livre des Consolations : devant Jupiter se trouvent deux fûts, l’un plein d’absinthe, et l’autre sucré par du miel. Nous devons donc vivre dans cette condition sous Jupiter, afin que ce qui cause le bonheur puisse aussi entraîner la douleur. Il imite donc le Singe, et non pas l’Homme, celui qui se souvient de l’injustice des citoyens. Pardonnez donc et il vous sera pardonné. Car si, dit le Seigneur, vous ne pardonnez pas aux hommes leurs péchés de tout votre cœur, votre Père céleste ne vous pardonnera pas non plus vos péchés. Thomas de Cantimpré, De natura rerum, Livre 4, Article 96, « De simia » [23] |
Poma et nuces libenter comedit; sed cum invenerit in eis amaram corticem, corticem cum nuce abicit, propter amarum recusans dulce et hoc stulte et contra Boetium philosophum in libro Consolationum aperte dicentem: In limine quidem Iovis duo sunt dolia, unum plenum absinthii, reliquum autem mellis dulcorati. Ea ergo conditione sub Iove vivendum est, ut quibus leticie cause proveniunt, proveniant et doloris.Et notandum valde de simia, quia qui simiam leserit, diu contra eum rancorem custodit. Symiam ergo imitatur, non hominem, homo memor iniurie civium. Dimittite ergo, et dimittetur vobis. Nisi enim, ait dominus, dimiseritis de cordibus vestris hominibus peccata sua, nec pater vester celestis dimittet vobis peccata vestra. |
Dans le manuscrit de Valenciennes, la charte graphique veut que tous les animaux soient représentées sur un fond ocellé. Dans la cas du Singe, leur forme très particulière, avec une coque en pointillé, tente d’illustrer les noix.
1287, Lippische Landesbibliothek, LLB Mscr 70 fol 42r | 1300-25, BL Add MS 11390 fol 24v |
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Le singe, Jacob van Maerlant, Der naturen bloeme
L’illustration devient plus claire dans les premières manuscrits des « Fleurs de la nature », une encyclopédie en néerlandais qui reprend pour l’essentiel l’article Singe de Thomas de Cantimpré : que les singes ont un sens gustatif exceptionnel (vers 3457) et qu’ils aiment manger des pommes et des noix, pourvu qu’elles n’aient pas la peau amère (vers 3462-64) [24].
« IMIA CV SANIS NOSTRAT SERT » (?), Richard of Hotun, 1305, GB Seal no.1388 |
« HEYL HEYL HEYL » (Salut salut salut), John Punchard, 1312, GB Seal no.2036 |
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Sceaux, Durham Cathedral Archive [23a]
« hEYLAD PEYLV » (salut, vacarme ?) , Sceau du 14ème s, Tonnochy 1952, Catalogue of Seal-Dies in the British Museum (758)
Ces sceaux anglais du début du 14ème siècle montrent un singe se grattant les fesses d’une main et tenant un petit objet (une noix ?) de l’autre. Les inscriptions, malheureusement peu claires, ont à voir avec un salut (boisson ?). La période coïncide en tout cas avec la diffusion de l’oeuvre de Cantimpré, et à l’idée du singe-goûteur.
A partir de là, trois iconographies du singe mangeur vont diverger.
Le singe, Jacob van Maerlant, Der naturen bloeme, vers 1350 , Koninklijke Bibliotheek, KB, KA 16 folio 69r
La première, conservatrice, va accentuer le caractère mordeur et démoniaque de l’animal, tout en tournant en dérision ses capacités gustatives. Le fruit est remplacé par un récipient qui lui tire une grimace : probablement un pot de chambre, puisque désormais il se gratte les fesses.
Georg Pencz, 1520-1550, « Simia nos superat gustu »
Dans la deuxième iconographie, qui mettra deux siècles à apparaître, le singe mangeur deviendra un emblème du sens du Goût, en reprenant les cinq animaux que Cantimpré associe aux cinq sens :
Nous surpassent le sanglier par l’ouïe, le lynx par la vue, le singe par le goût, le vautour par l’odorat, l’araignée par le toucher. Thomas de Cantimpré, De natura rerum, Livre IV, 1, 194 |
Nos aper auditu, lynx visu, simia gustu, vultur odoratu praecellit, aranea tactu |
La troisième iconographie, bien plus inattendue, va émerger entre les deux :
Acedia, Illustration de l’Etymachia, 1438, BL add MS 15693 fol 27, Janson [1] Planche XXVI
La Paresse arbore comme cimier un singe tenant une petit objet rond et marqué de points, dans lequel Janson voit le miroir de la Vanité ([1], p 204). Or dès sa première version en latin , vers 1320, l’Etymachia reprend l’idée de Thomas de Cantimpré et explique clairement qu’il s’agit d’une noix :
« Elle porte sur son casque l’image d’un singe, car celui-ci aime manger des noix, mais quand il trouve la coquille amère, il la jette avec la noix douce; ainsi le Paresseux désire la vie éternelle, mais s’il trouve que le chemin qui y mène est amer, il jette tout. » [25]
Illustration de l’Etymachia, Anthologie mythographique, 1423-1450, Biblioteca Apostolica Vaticana, Pal. lat. 1726 fol 39v | Buch von den sieben Todsünden und den sieben Tugenden 1474 et 1482, p 22v, Münich BSB [26] Trägheit (La Paresse) |
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Cela n’a pas empêché ces deux illustrateurs postérieurs de représenter un miroir :
Ceci ne change rien à la suite de l’argumentation de Janson, selon laquelle cette représentation de la Paresse au singe a glissé vers une nouvelle iconographie qui s’est développée à partir de 1450 en Allemagne, celle de Dame Folie accompagnée de singes, , puis de Vénus à partir de La nef des Fous de Sébastien Brandt (voir Frau Minne, dans L’oiseleuse ). Mais ces singes de plus en plus dominés ne porteront plus d’objet, noix ou miroir, et seront simplement synonymes de Désir ou de Luxure.
A la différence de Narcisse se suicidant par amour de son reflet, il n’y a aucun exemple de singe au miroir symbolisant l’enfermement dans la Folie : sans doute parce l’animal était jugé trop laid pour faire un Narcisse crédible.
Le singe luxurieux
On lit souvent que le singe au miroir symbolise la Luxure, mais les cas avérés sont rares.
Heures de la Passion
Livre d’heures à l’usage d’York, vers 1300, D.P. 12 fol 76 [26a], localisation actuelle inconnue
Le paon, symbole de l’Eternité, vient à côté de la phrase :
« maintenant et toujours pour les siècles des siècles. »
Le héraut sonnant de la trompette ainsi que le violoniste portant son fils sur son dos viennent au dessous du Psaume 95 :
« Venez, chantons avec allégresse à Yahweh! Poussons des cris de joie vers le Rocher de notre salut! Allons au-devant de lui avec des louanges, faisons retentir des hymnes en son honneur.«
Dans ce contexte très particulier d’un lien étroit entre texte et marge, il est impossible que le singe au miroir n’ait pas de signification : d’autant qu’il est occupé à un geste particulièrement obscène !
En opposition avec le Paon, symbole positif de l’Eternité, ce singe dégoûtant, au niveau de la Croix mais à bonne distance dans la marge, représente le Péché originel que le sacrifice du Christ est venu réparer.
Second Statut de Westminster
1280-1320, Morgan Library M.812 fol 93r
On retrouve cette même figure d’un singe onaniste dans ce manuscrit de la même époque, cette fois sans rapport avec le texte.
Psautier de Tournai, 1315, fol 218v, Figure 3.37 photo Madeline H. Caviness [27]
La présence du peigne change bien sûr radicalement la figure du singe au miroir. Comme l’a remarqué Madeline H. Caviness, il a été redessiné par dessus une femme portant une robe flottante, sans doute jugée trop audacieuse. Le singe apparaît ici pour ce qu’il est parfois : une litote permettant de critiquer sans choquer.
Le singe faisant toilette se trouve en concurrence avec une autre figure médiévale bien plus fréquente, celle de la sirène se peignant devant son miroir.
La Création (détail)
Maïtre de Boèce, Flavius Josephe, BNF FR 11 fol 3v
On la voit ici du côté d’Eve : elle est la seule à s’occuper d’elle-même au lieu de porter son regard vers Dieu comme tous les animaux de la berge, et notamment le couple de singes.
Lancelot du Lac, Queste del Saint Graal, Mort le Roi Artur, 15eme s, BnF Français 111 fol 236r (détail) | Chronique de Charles VI, vers 1480 Français 2596, fol 2r (détail) |
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Lorsque, par extraordinaire, le singe et la sirène se croisent dans la même marge, c’est cette dernière qui garde le miroir, tandis que le quadrupède cède le pas :
Grandes Heures de Jean de Berry, 1409, BNF Latin 919 f.118r (détail)
Un cas significatif est celui de ce manuscrit aux somptueuses drôleries où, parmi les treize singes présents, pas un seul ne porte de miroir. Ici, c’est un ours, l’animal emblématique du duc de Berry, qui nous tourne le dos pour se regarder dans un miroir posé sur le rocher tandis que le singe valeureux part au tournoi, juché sur un lion.
Au bas-bout de la même marge, la sirène luxurieuse est arrivée à ses fins.
Grandes Heures de Jean de Berry 1409 BNF Latin 919 f. 31r.
Parmi les autres singes du manuscrit, on reconnaîtra ici une chasse à la chaussure.
Fol 16v | Fol 29r |
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Je ne résiste pas à montrer ces deux scènes où le singe, tantôt empalé par un homme sauvage, tantôt enfourché par une femme bruyante, perd plutôt l’initiative sexuelle.
Portail de la Chapelle clémentine, 1350, Palais des Papes, Avignon
Le seul cas où les deux figure du singe et de la sirène cohabitent à égalité de luxure a été étudié par Franck Thénard-Duvivier [28] : ici, les deux s’ignorent, se tournant le dos à des hauteurs différentes, sur deux faces perpendiculaires du pied-droit.
Portail des libraires, Lyon, fig 132 [28]
On trouve, dans cette sorte de « marge sculptée » que constituent certains portails gothiques, une collection de drôleries parmi lesquelles les figures tenant un miroir sont systématiquement péjoratives : ainsi le jeune homme efféminé montrant son postérieur, ou le vieil homme montrant ses pattes de cochon.
Mis à part le cas très particulier du portail d’Avignon (où le singe se peigne), il ne semble pas y avoir d’exemple où le singe au miroir puisse être relié directement à la Luxure, la place étant largement prise par la sirène [29].
Minnekätschen, 1400-50, Victoria and Albert Museum
Beaucoup nous échappe dans cette boîte-cadeau, qui comporte plusieurs séries d’initiales non élucidées. Janson ([1] p 261) a relevé des textes germaniques du début du XVème siècle, où l’amoureux est comparé à un singe. Cette boîte s’incrit dans le même contexte d’aurodérision, comme le montre le dialogue en quatre mots :
J’attends (ich harr), côté Singe
comme un fou (als Narr), côté Dame.
Le singe porte sur sa fourrure un ruban qui le ligote ; l’autre élément féminin incongru est le miroir dans sa patte, probablement un autre souvenir accordé par la dame : mais en l’absence de celle-ci, le miroir ne peut rien montrer, sinon au singe sa hideur. Ce masochisme convenu est compensé, sur les faces latérales, par le stéréotype inversé de chaque partenaire : une Licorne timide se cache derrière la Dame, un Aigle fier et chasseur de conins derrière le Singe.
En synthèse
Les interprétations quelquefois alléguées pour le singe au miroir (le Diable, la Luxure) ne sont guère appuyées sur des témoignages graphiques, puisqu’on n’en trouve qu’un de chaque.
Le singe qui mange un fruit est possiblement, au départ, associé au Péché originel (bien qu’on n’en ait aucune source textuelle précise). Mais après le De natura rerum de Thomas de Cantimpré, cette image négative entre en concurrence avec la notion plus positive d’un singe qui goûte, laquelle donnera une inconographie très particulière de la Paresse et, au XVIème siècle, à celle du Sens du Goût.
Il semble donc difficile de confirmer l’interprétation séduisante, péremptoire, et répétée à profusion selon laquelle :
« Dans l’iconographie médiévale, le singe tient un miroir dans lequel l’homme qui pèche doit se reconnaître comme simia dei (le singe de Dieu) » Giorgio Agamben The Open, Man and Animal
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