La barrière flamande

17 août 2020

Cet article fait le point sur un type très particulier de barrière, assez fréquent dans la peinture flamande, avec une barre oblique qui dépasse, du côté des charnières, la traverse du haut : on la rencontre encore aujourd’hui en Grande Bretagne et dans certaines régions françaises (notamment le Cotentin) :

1912 le journal de la femme de l'Union sociale et politique (UPMS) en Grande-Bretagne1912,  Journal de la femme de l’Union sociale et politique (UPMS), Grande-Bretagne

nez-de-jobourg

Nez de Jobourg

Est-elle juste un élément distinctif des campagnes flamandes de l’époque, ou a-t-elle revêtu, quelquefois, une signification symbolique ?


Une simple barrière

 

1500 ca Book of Hours Belgium, Bruges, Morgan Library MS M.390 fol. 57vLivre d’Heures, Bruges,  vers 1500, Morgan Library MS M.390 fol. 57v
1515 ca Book of Hours Bruges, Morgan Library MS M.399 fol.157v Livre d’Heures, Bruges,  vers 1515, Morgan Library MS M.399 fol.157v

L’Annonce aux bergers

Dans ces deux Livres d’Heures à l’usage de Bruges, la barrière ne vise qu’à donner une couleur locale à l’enclos à bétail.


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Fete des arbaletriers Maitre de francfort Fin XVeme Musee des Beaux arts Anvers detail portillon

Fête des arbalétriers, Maître de Francfort, Fin XVème, Musée des Beaux Arts, Anvers
Cliquer pour voir l’ensemble

Dans ce contexte profane, elle empêche d’entrer ceux qui ne sont pas arbalétriers.


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La fenaison Brueghel ancien 1565 Galerie nationale, Prague

La fenaison, Brueghel l’Ancien, 1565, Galerie nationale, Prague

La Fenaison représentait les mois de Juin et Juillet dans une série de six tableaux illustrant les travaux de la campagne tout au long de l’année,  commandée par le  marchand anversois  Niclaes Jongelink.


La fenaison Brueghel ancien 1565 Galerie nationale, Prague detail 2

En bas à gauche, un paysan redresse sa faux sur une enclume  à l’ombre d’une haie, près d’une barrière abattue. Une autre faux est posée par terre devant lui.


Solitudo rustica 1555 gravure de Jan and Lucas Duetecum after Pieter Bruegel

Solitudo rustica, 1555, gravure de Jan and Lucas Duetecum d’après Pieter Bruegel

Il ne faut probablement pas attribuer un sens symbolique à la faux : un groupe analogue, de deux faucheurs cette fois, sert un rôle analogue de repoussoir pour accentuer l’effet d’immensité du paysage, dans cette autre composition de  Bruegel réalisée dix ans plus tôt.


La fenaison Brueghel ancien 1565 Galerie nationale, Prague detail 1

A l’autre bout du tableau, côté village, un homme est en train d’enjamber une seconde barrière, celle-ci intacte. On pourrait penser que les deux barrières servent à protéger  le pré des animaux, mais ce n’est pas le cas : une route où arrive un troupeau de moutons longe les maisons par devant : la seconde barrière sert donc à empêcher le bétail de s’échapper de la cour de la ferme.

Il est donc possible que le portail abattu, au premier plan, soit un signe d’abondance : dans ce pays de cocagne, le pré est si vaste et i’herbe y pousse si bien qu’il n’est pas besoin de l’enclore.


 Un motif religieux polyvalent

 
1440 Book of Hours Catherine de Cleves Morgan Library MS M.917945 fol 02r detail
Joachim, parmi les lapins (détail). Cliquer pour voir l’ensemble.
Livre d’heures de Catherine de Clèves, 1440, Morgan Library MS M.917945 fol 02r 

 Joachim reçoit de l’Ange l’annonce qu’il va bientôt devenir, malgré son âge avancé et celui de sa femme, le père de Marie. Le portillon sépare le pré vert, où broutent des lapins blancs et bruns, de la garenne pelée : il ne sert pas à empêcher les lapins de passer du lieu où ils habitent au  lieu où ils se nourrissent, mais à protéger leurs terriers du bétail qui viendrait dans le pré. Joachim apparaît ainsi  dans un zone d’abondance, régulée et protégée : il est le garant de la fécondité des lapins, tout comme l’Ange est le garant de la sienne.

Au dessus de l’image, l’homme sauvage à la fourrure blanchie réitère le message :  il est possible à un vieil homme d’attraper à nouveau la lapine, si telle est la volonté de Dieu.

 

1440 Book of Hours Catherine de Cleves Morgan Library MS M.917945 fol 02r

Livre d’heures de Catherine de Clèves, 1440, Morgan Library MS M.917945 fol 01v-02r 

Cette enluminure plutôt directe se trouve en regard du frontispice où Catherine de Clèves présente une supplique à Jésus (voir 2-4 Représenter un dialogue). Elle témoigne du haut degré de liberté dont jouissait l’illustrateur de cette oeuvre princière, commandée à l’occasion du mariage de Catherine en 1430, mais dont la réalisation prit une dizaine d’années : le choix d’une image évoquant la naissance de Marie, en face de l’image de Catherine, entourée des armoiries de ses ancêtres, priant  devant elle et l’Enfant Jésus, vaut souhait de fécondité.


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Book of Hours, Bruges, 1500-26, Massacre des innocents Morgan Library M.363 fol. 89vMassacre des innocents

Livre d’Heures, Bruges, 1500-26, Morgan Library M.363 fol. 89v

Book of Hours, Bruges, 1500-26, M.363 fol. 90r

Psaume 110 (Dixit Dominus) 

Livre d’Heures,  Bruges, 1500-26, Morgan Library M.363 fol. 90r.

Le motif de la fontaine protégée par une barrière, où les oiseaux viennent boire en paix et les lapins manger l’herbe grasse,  est employé par les enlumineurs de Bruges comme une image de pureté et de protection, dans des contextes variés  :

  • à gauche, son caractère pacifique met en valeur, par contraste, l’image violente qui s’y superpose ;
  • à droite, il illustre un psaume qui exprime la protection du seigneur Dieu envers le seigneur terrestre, et fait peut être allusion à la fin du psaume : « A l’eau du torrent en  chemin il boira ».
On voit que le porte ne sert pas à empêcher les lapins de rentrer, mais  à arrêter les bêtes sauvages qui voudraient souiller la fontaine et croquer ses habitués.

Book of Hours, Bruges, ca. 1500 Morgan Library MS M.390 fol. 176v

Livre d’Heures,  Bruges, 1500-26, Morgan Library, MS M.390 fol. 176v

De manière qui semble assez gratuite, un enclos à lapins sans fontaine illustre ici  l’Office de St Jean l’Evangéliste : il s’agit en fait d’une allusion à la virginité de Saint Jean,  évoquée par cette formule du  texte :

 

Celui qui est vierge est choisi par Dieu et distingué parmi les autres. Virgo est electus a domino atque inter ceteros magis dilectus 

 

La barrière est donc ici le double symbole de la virginité, mais aussi de l‘élection : Dieu choisit qui entre en son enclos.


 

Le seuil d’un espace sacré

Le pourtraict de la ville de Iherusalem, qua rapporte d'illecq feu Jehan Godin chevalier du dict Iherusalem, icy dépainct en l'an 1465 coll privee anonyme

 

Le pourtraict de la ville de Iherusalem, qua rapporte d’illecq feu Jehan Godin chevalier du dict Iherusalem, icy dépainct en l’an 1465,
Anonyme, après 1465, collection privée 
 

Dans ce tableau votif, la barrière ouverte a permis à Jean Godin et à sa famille de franchir le seuil de l’espace sacré, où a lieu la Résurrection du Christ.

Derrière Jean Godin, accompagné de son saint patron (Jean-Baptiste?) viennent ses neuf fils, puis son épouse Jeanne de Salembiens avec Jean l’évangéliste (?), suivie des huit  filles. Les membres décédés de la famille sont indiqués par une petite croix dans leurs mains. Diverses considérations laissent penser que le tableau est probablement bien postérieur à 1465 [1].


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Hugo van de goes triptyque portinari 1475 detail

Triptyque Portinari (détail). Cliquer pour voir l’ensemble.
Hugo van dee Goes, 1475, Offices, Florence

Ici encore le portillon sépare la ville, d’où viennent les deux sages-femmes, et l’enclos sacré où se déroules la Nativité, en présence de la famille Portinari.


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Van Orley 1515-19 THE VIRGIN AND CHILD ADORED BY SAINT MARTIN AND OTHER SAINTS INCLUDING SAINT PETER, AGNES, MARY MAGDELENE, AND ANTHONY (), AND BEYOND SAINT MARTIN ORDERING A TREE TOColl part
 
La Vierge et l’enfant adorés par St Martin et d’autres saints ( Pierre, Agnès, Marie-Madeleine et Antoine),
 Van Orley, 1515-19, Collection privée.
 

Van Orley  a réalisé  cette œuvre pour l’abbatiale de Marchiennes, dont le blason apparaît dans le vitrail à gauche de la Vierge. A l’extérieur de la loggia est représenté le miracle dit de l’Abrepinière :

Saint Martin « voulait couper un pin consacré au diable, malgré les paysans et les gentils, quand l’un d’eux dit: « Si tu as confiance en ton Dieu, nous couperons cet arbre, et toi tu le recevras, et si ton Dieu est avec toi, ainsi que tu le dis, tu échapperas au péril. » Martin consentit; l’arbre était coupé et tombait déjà sur le saint qu’on avait lié de ce côté, quand il fit le signe de la croix vers l’arbre qui se renversa. de l’autre côté et faillit écraser les paysans qui s’étaient mis à l’abri. A la vue de ce miracle, ils se convertirent à la foi. (Sulpice Sévère, Vie de saint Martin, V, 2 ).

 Saint Martin apparaît donc de part et d’autre du portillon :

  • en zone profane et même païenne,
  • parmi les Saints qui adorent Marie.
  • Van Orley 1515-19 THE VIRGIN AND CHILD ADORED BY SAINT MARTIN Coll part detail

Deux personnages ont le visage caché : l’ange admis à contempler la scène, et un moine anonyme de l’abbaye,  que sa piété a autorisé à passser la barrière et  à s’avancer dans la zone sacrée, jusqu’à la porte close.


Une métaphore virginale

1485-90 Simon Marmion The_Visitation._Mary_and_Elizabeth_in_the_garden_of_a_country_house_-_Huth_Hours_,_f.66v_-_BL_Add_MS_38126

La visitation,
Simon Marmion, 1485-90,  Huth Hours, BL Add MS 38126 fol 66v

 

En présence de Marie, la barrière joue toujours son rôle de délimitation de l’espace sacré  :  ici elle protège la maison bien tenue de sa vieille cousine Elisabeth ( son mari, Zacharie, est assis au fond devant le portail).

Mais elle acquiert probablement ici une signification supplémentaire,  celle des matérialiser la virginité de Marie.


La fin du chemin

1492-1498 Aert van den Bossche Virgin_and_Child_in_a_Landscape Minneapolis Institute of Arts
Vierge à l’Enfant dans un paysage,
 Aert van den Bossche (anciennement attribué au Maître au Feuillage brodé) 1492-98, Minneapolis Institute of Arts

Ce tableau montre deux exemplaires de la barrière :

  • celle du fond sépare le village et le domaine de Marie,  où se trouve sa maison fortifiée et où les animaux sauvages vivent en paix ;
  • celle de gauche sépare ce domaine et le « jardin clos » proprement dit,  symbole habituel de la virginité.

Cependant le paon juché sur la barrière autorise ici une lecture plus riche. A cause de sa chair réputée imputrescible, cet oiseau représente en général la Résurrection. Le paon  sur la barrière qui ferme le chemin côté Jésus pourrait donc se traduire littéralement : par la Résurrection, Jésus  triomphe de la Mort. La seconde barrière, côté Marie, représenterait  la fin ordinaire de son propre chemin de vie.


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Bosch Le colporteur 1490-1510 Museum Boijmans Van Beuningen Rotterdam detail porte

Le colporteur (détail). Cliquer pour voir l’ensemble.
Bosch, 1490-1510, Museum Boijmans Van Beuningen, Rotterdam

Cette interprétation pourrait sembler arbitraire si on ne retrouvait la barrière fermée dans ce tableau de la même époque, où l’analyse d’ensemble montre qu’elle signifie clairement la fin du voyage pour le colporteur  (voir La cage hollandaise).


Un Au-delà spirituel

le Christ et l'ame dans le jardin de Gethsemani 1521. Utrecht University page 10page 10 le Christ et l'ame dans le jardin de Gethsemani 1521. Utrecht University page1frontispice (répété page 21) le Christ et l'ame dans le jardin de Gethsemani 1521. Utrecht Univeristy page 33page 33

 Le Christ et l’âme dans le jardin de Gethsemani, 1521, édité par Jan.Berntsz, Utrecht University [2]

Ces  trois gravures illustrent une  brochure pieuse imprimée de nombreuses fois entre 1515 et 1546, « Le jardin de fruit spirituel où l’âme pieuse est rassasiée du fruit de la passion du Christ (Die geestelicke boomgaert der vruchten Daer meurent dévouer SIEL haer versadicht vanden vruchten der passien Christi »). L’opuscule se présente comme une discussion entre l’âme du dévot et son Epoux Jésus, au travers de trois jardins spirituels :

  • le jardin fleuri du Mont des Oliviers,
  • la pommeraie du verger  de Pilate ;
  • le bosquet de baumes d’Engedi sur la colline du Calvaire.

La barrière fermée matérialise ici un au-delà spirituel auquel seule l’âme du dévot peut accéder, par sa prière.


La clôture du couvent : les Besloten Hofje 

 

Besloten_hofje,_Anonieme_Meester,_Brabants,1500 ca Koninklijk_Museum_voor_Schone_Kunsten_Antwerpen

Besloten hofje, Brabant, vers 1500, Koninklijk_Museum_voor_Schone_Kunsten, Anvers

On nomme Besloten hofje (jardin clos) un type de reliquaire typiquement  flamand, de grande taille, possédant en général au bas une barrière munie d’une porte. Celui-ci a probablement été installé dans un retable prévu pour autre chose, car les volets latéraux sont peints dans le style allemand, sans rapport avec la partie centrale.

 Elle à pour sujet principal la Vierge au croissant de lune (voir 3-3-1 : les origines).


Besloten_hofje,_Anonieme_Meester,_Brabants,1500 ca Koninklijk_Museum_voor_Schone_Kunsten_Antwerpen detail

Le registre inférieur juxtapose trois scènes :

  • à gauche, Adam et Eve chassés du Paradis par l’Ange ;
  • au centre Sainte Agnès, sans doute la patronne de la commanditaire, avec son agneau qui grimpe contre sa robe ;
  • à  droite Saint Jean chassant le démon de la coupe empoisonnée.


Les deux portes et les deux agneaux (SCOOP !)

Si la porte fortifiée de gauche représente celle par laquelle Adam et Eve vont être chassés du Paradis vers la terre, celle derrière saint Jean dot être la porte  du Ciel. Et le second agneau qui s’en rapproche figure la dévote, quittant la protection de sa patronne  pour rejoindre le lieu qu’elle espère.

Si la dévote se fait représenter comme étant déjà à l’intérieur du jardin clos, c’est que celui-ci n’est pas le Jardin d’Eden, mais un autre paradis. Bien qu’ici aucune source documentaire ne l’atteste, ce type de reliquaire semble avoir été destiné à des religieuses, la barrière du jardin représentant la clôture du couvent.

Dans tous les Besloten hofje munis d’une porte, elle est disposée dans le même sens : charnières à droite et s’ouvrant vers  l’avant, avec en général un verrou ou un loquet sur la gauche : comme pour souligner que c’est la spectatrice elle-même qui a choisi de fermer la barrière, et qu’elle est libre de l’ouvrir à tout moment.


L’inscription du bas corrobore cette lecture, puisqu’elle s’adresse clairement à quelqu’un qui est dans le tableau  :

Le temps est court, la mort est rapide,
tu fais bien de te détourner du péché,
oh quelle joie d’être ici,
là où mille ans sont (comme) un jour.
Die tyt is cort, die doot is snel,
Wacht U van Sonde(n) so doet ghi wel.
Och wat vroegde(n) daer wese(n) mach,
Daer duse(n)t jaer is ene(n) dach.4

Un statut intermédiaire

Besloten_hofje,_Anonieme_Meester,_Brabants,1500 ca Koninklijk_Museum_voor_Schone_Kunsten_Antwerpen detail porte

L’humble porte en bois,  objet d’aujourd’hui, manufacturé et manipulable, s’oppose ici aux deux grandes portes mystiques qui conduisent l’une vers l’exil, l’autre vers le salut. L’insistance sur cet élément de décor, au centre et au premier plan, à portée de main de la dévote agenouillée, en fait un élément mixte, qui appartient à la fois au monde idéal du jardin et au monde réel.

D’autres exemples vont nous permettre  de cerner plus précisément sa, ou ses signification (s), dans le contexte très particulier des  Besloten hofje.


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La série la plus importante de  Besloten hofje (sept exemplaires)  a été réalisée entre 1510 et 1530 pour  l’hôpital Notre-Dame (Onze-Lieve-Vrouwegasthuis) de Malines [3].  Les recherches récentes d’A.Pearson [4] tendent à montrer qu’il ne s’agit pas de  travaux effectuées par les religieuses  – fort occupées à leurs tâches d’infirmière – mais plutôt de commandes coûteuses effectuées pour les religieuses par des artisans et peintres locaux.

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1513–24 Besloten Hofje Elizabeth of Hungary, Ursula Catherine Museum_Hof_van_Busleyden_Mechelen(c) Kirk-IRPA

1513–24, Besloten Hofje, avec Sainte Elisabeth de Hongrie, Sainye Ursule, Sainte Cathérine,
Museum Hof van Busleyde, Mechelen (c) Kirk-IRPA

Grâce aux saints patrons des panneaux latéraux (Saint Jacques le Majeur et Sainte Marguerite) et aux archives de l’hôpital, A.Pearson a pu identifier les donateurs dont la fille aveugle (à l’extrême droite) avait été acceptée parmi les soeurs.


1529 ca Mechelen, Besloten Hofje with Saint Anne, Virgin Mary, and Christ Child Augustine, and Saint Elisabeth, Museum_Hof_van_Busleyden_Mechelen(c) Kirk-IRPA

Vers 1529, Besloten Hofje avec Saint Augustin, Saint Anne sous un médaillon avec la Chasse à la licorne et la Vierge au Croissant, Sainte Elisabeth,
Museum Hof van Busleyde, Mechelen (c) Kirk-IRPA

Qu’ils soient ou non accompagnés de volets et quelque soit le sujet central, quatre de ces reliquaires possèdent en bas au centre une porte fermée. Ici  la partie fixe de la barrière est quasi invisible sous les fleurs.


1510–30 Besloten_Hofje_met_Calvarie__Museum_Hof_van_Busleyden_Mechelen (c) Kirk-IRPA

Besloten  Hofje avec la Crucifixion,
vers 1525–28, Museum Hof van Busleyde, Mechelen (c) Kirk-IRPA

Dans cet exemple dédié cette fois à la Crucifixion, la barrière fixe a même été totalement éliminée  :

  • la porte suffit  à désigner le lieu comme un jardin,
  • l’idée de la clôture est sans doute ici est moins importante que celle de la virginité de la dévote,  déposée en offrande au pied de la croix, et probable allusion au verset d’Ezechiel  :
Cette porte demeurera fermée: elle ne sera pas ouverte  Porta haec clausa erit: non apietur et vir non trasibit per eam 
Ezechiel, 44, 2

1510–30 Besloten_Hofje_met_Calvarie_en_jacht_op_de_eenhoorn_-_Museum_Hof_van_Busleyden_Mechelen (c) Kirk-IRPA

Besloten  Hofje avec la Crucifixion et une chasse à la licorne,
vers 1525–28, Museum Hof van Busleyde, Mechelen (c) Kirk-IRPA

Autour de  Jésus en Croix, l’ensemble est peuplé de motifs mariaux et virginaux :

  • la porte d’Ezechiel, Gédéon et Aaron ;
  • la chasse à la licorne ;
  • Moïse et le buisson ardent,

L’inscription qui se poursuit sur les deux parties de la barrière fixe rappelle le rôle de la licorne :

La licorne, échappée de son puissant domaine du paradis céleste,
apprivoisée à nouveau dans le sein d’une vierge, nous purifiant ainsi du  poison du péché

Reynosceron forti imperio egressus de celi palatio,Virginis mansuescit in gremio nos veneni purgans a vicio

1510–30 Besloten_Hofje_met_Calvarie_en_jacht_op_de_eenhoorn_-_Museum_Hof_van_Busleyden_Mechelen (c) Kirk-IRPA detail

Celle inscrite sur la porte indique explicitement  que le jardin clos représente Marie  :

Tu es le jardin de tous les délices,
jamais touché par les souillures,
débordant de vertus diverses,
engendrant une fleur pleine de grâce.
Tu es ortus cunctis deliciis
affluens multisque divitiis
umquam tactus spurriciis (sic)
gignens florem refertum gratiie.

De ce fait, la « fleur pleine de grâce » ne peut être ici Marie, mais bien la religieuse qui, protégée par la clôture, peut croître à l’exemple de la Vierge.


Crucifixion Hofje ca. 1525–28,Museum_Hof_van_Busleyden_Mechelen (c) Kirk-IRPA

 Besloten  Hofje avec la Crucifixion , vers 1525–28, Museum Hof van Busleyde, Mechelen (c) Kirk-IRPA

Dans ce dernier cas,  dont le sujet unique est la Crucifixion sans aucune symbolique mariale, la barrière fixe est remplacée par un long texte en deux parties :

Le Christ est mort pour nous avec une grande douleur sur le mont Calvaire, de la plus amère mort :
et ses blessures  sont notre grâce et la rédemption de nos méfaits et de nos péchés
XPS is voer ons ghestorvē in grot’ not inden berch van Calvariē die alder bitterst doot.
In Ihs wondē ons ghenade ende verlatenisse van onsen misdaten eñ sonden

Mort d’une dévote (SCOOP !)

Le fait que le mot inscrit  juste à côté du verrou soit le mot mort suggère qu’il ne s’agit  pas uniquement de la mort du Christ, juste au dessus : mais aussi de  celle de la dévote. Le  jardin clos représenterait ainsi non seulement le couvent et la virginité,  mais aussi le paradis particulier de la religieuse, peuplé des saints qui lui servent d’exemple et de soutien, et dont le verrou, fermé au moment de ses voeux,  s’ouvrira à nouveau au moment de sa propre mort.

Dans cette optique, les Besloten Hofje seraient une sorte de variante, en version modeste et intime, des retables dévotionnels où le donateur se fait mettre en scène tel qu’il sera après sa moret, présenter à la Madone  par ses saints patrons.

Les Besloten Hofje de Malines symboliseraient donc à la fois la vie close d’une religieuse et sa récompense finale.


L’emblème de l’humilité

 

Visscher, Sinnepoppen Petit mais satisfait 1614
Petit, mais satisfait
Visscher, Sinnepoppen, 1614

Enfin, en 1614, la barrière fermée se popularise comme emblème à l’usage de tous,  expliqué par les vers suivants :

Tenez-vous propre, faites-vous petit. Craignez le jour auquel nul n’échappe.

Houdt u reyn Acht u kleyn: Vreest voor den dagh, Die niemandt verby en magh.

Hors de tout contexte religieux, le portail champêtre combine ici sa valeur d’humilité  (quelques planches de bois), et sa symbolique terminale. 


Références :
[3] Pour les  images et la description détaillée, voir https://beslotenhofjes.com/rapportering/beslotenhofje1/
[4] Andrea Pearson, « Sensory Piety as Social Intervention in a Mechelen Besloten Hofje », JOURNAL OF HISTORIANS OF NETHERLANDISH ART, vol 9.2  https://jhna.org/articles/sensory-piety-social-intervention-mechelen-besloten-hofje/

1 L’Escrimeuse : premières passes

9 août 2020

Cette série de trois articles est consacrée aux escrimeuses. Non pas à l’histoire de la discipline sportive et de ses championnes, mais à la manière dont les artistes se sont saisis de cette nouveauté pour en faire un nouveau type fantasmatique de femme :

  • comment l’escrimeuse apparaît dans l’Art à la fin du XIXème siècle dans différents pays, avec des spécificités ;
  • comment elle explose, à partir de 1900, en un même mondial dont on peut faire la généalogie précise ;
  • comment elle se fond ensuite dans la masse des pin-ups de tous poils.



Pays germaniques : une danse en plus musclé

1860 ca Franz Kollarz Ein Damentunier in Wien (“A Ladies Tournament in Vienna”)Un tournoi pour dames à Vienne (Ein Damentunier in Wien)
Vers 1860, d’après un tableau de Franz Kollarz
1890 ca Damen-Florettfechten in einer Berliner Turnhalle Hermann LuedersFleurettistes dans une salle d’armes de Berlin (Damen-Florettfechten in einer Berliner Turnhalle)
Vers 1890, dessin d’Hermann Lueders

C’est à Vienne d’abord, puis à Berlin, que l’escrime est incluse dans l’éducation des filles de la très bonne société : elle est censée développer plus harmonieusement l’anatomie féminine que la gymnastique, qui soumet les muscles à des efforts trop intenses.

On note dans les deux images une conception compassée et chorégraphiée de l’escrime, sorte de danse de salon entre filles.

Le coeur cousu du côté gauche sur le plastron des jeunes viennoises n’est pas un accessoire féminin, mais une habitude dans certaines académies [1].



A Paris : l’Affaire Bayard

Au Salon de 1884, un tableau d’Emile Bayard fait sensation , en transgressant simultanément deux antiques prérogatives masculines : défendre son honneur et montrer sa poitrine.

Emile-Antoine Bayard 1884 Une affaire d'honneur

Une affaire d’honneur, Emile-Antoine Bayard, Salon de 1884, localisation actuelle  inconnue

 Une affaire d’honneur

Dans le tableau exposé au Salon, une femme blonde  en robe rouge pousse une botte vers le flanc d’une femme brune en robe bleu, qui la pare. A gauche au premier plan sont posés le chapeau rouge et le haut des vêtements de la blonde, ainsi qu’un éventail et une cravache. La brune a gardé son chapeau bleu à plumet. Parmi les quatre témoins, s’impose une dame en robe et cape noire qui observe calmement la scène, les bras croisés, une main dégantée : sans doute est-elle l’organisatrice qui a remis les épées aux combattantes ; une autre s’est retirée dans le sous-bois pour pleurer  dans  son mouchoir ; en robe brune et en robe bleue, les deux dernières s’enlacent d’effroi, tout en se penchant pour mieux voir.

La réconciliation

Suite au succès du premier tableau, Bayard lui ajouta rapidement un pendant ([4] p 59).

Emile-Antoine Bayard 1884 La Reconciliation

La réconciliation, Emile-Antoine Bayard,  1884, localisation actuelle  inconnue

On y retrouve les mêmes personnages, aussitôt après le premier sang : la duelliste blonde, allongée à terre, est touchée au poignet droit, sur lequel la témoin en brun applique une compresse ; la pleureuse du sous-bois tend son mouchoir à la témoin en bleu, qui y verse le contenu d’un flacon. L’organisatrice agite son gant pour héler un fiacre qui attendait au loin. Quand à la duelliste  victorieuse, elle s’est accroupie près de la blessée pour lui soutenir tendrement la tête et lui tenir la main : réconciliation.


Un fait divers d’époque

Selon P.Borel ([5,] p 55), il s’agit d’un duel ayant opposé dans le bois de Vincennes la femme de lettres Gisèle d’Estoc et Emma Roüer, une écuyère au cirque Medrano et modèle  de Manet.  Toutes deux étaient élèves du célèbre maître d’armes Arsène Vigeant. Gisèle d’Estoc fut victorieuse, ayant blessé Emma au sein gauche à la quatrième reprise.

La femme de lettres avait eu un coup de foudre pour l’écuyère durant son numéro de voltige, lui avait jeté un bouquet de violettes de Parme et avait dîné avec elle le soir-même dans un cabinet particulier. Par la suite, Emma avait pris la tangente avec un marin de Hambourg, qui la battait, et était revenue vers Gisèle, qui l’avait reprise. Emma aurait fini par colporter des ragots sur Gisèle, d’où le duel.


L’identification des duellistes

Pour M.Hawthorne ([6], p 84), la cravache posée par terre fait allusion à la profession de l’écuyère, mais au delà, à tout l’imaginaire érotique concernant les amazones aux seins nus et à la combattivité légendaire : elle permettait à tout  spectateur qui n’aurait pas connu les détails de l’histoire, d’identifier les duellistes comme des  femmes dominantes et à la sexualité déviante.

Puisque la cravache est posée à côté du chapeau rouge de la blonde, celle-ci devrait être l’écuyère, la brune victorieuse étant Gisèle d’Estoc. La seule erreur de Bayard est d’avoir représenté la blessure au poignet, et non au sein.


Gisèle d’Estoc la scandaleuse

Marie-Claude Courbe, alias Gisèle d’Estoc, a eu une histoire passionnante : sculptrice à ses débuts, veuve d’un industriel désargenté, elle tirait au pistolet dans son jardin ; se travestissait en collégien ; participait à des parties carrées avec Maupassant; avait une certaine intimité  avec Rachilde, papesse des  vierges sadiennes ; puis la déboulonnait dans un brûlot (La Vierge-réclame, 1887), était incendiée en retour (Madame  Adonis, 1888) ; faisait des procès ; militait pour le féminisme ; et posait dit-on une bombe dans un restaurant pour se venger d’un littérateur insolent.


Une légende fin de siècle

Dans une étude érudite et serrée, Gilles Picq [4] a mené l’enquête en détail et prouvé que Borel avait pratiquement tout inventé ! Il n’y a jamais eu d’Emma Roüer écuyère, les dates sont incohérentes et personne d’autre n’a jamais parlé de ce duel.

Selon G.Picq,

« après avoir suivi toutes ces pistes, nous sommes arrivés à la conclusion que Bayard n’a pas illustré un événement s’étant réellement produit, mais que par son tableau il fut à l‘origine d’une légende fabriquée par Borel avec divers morceaux de puzzle différents associés artificiellement… Le fait même d’avoir mis en scène ces Femen d’un autre âge aurait dû inciter les observateurs contemporains à la prudence. Que les femmes s’embrochassent sur le pré était une chose, mais qu’elles dévoilassent leur nudité, en cette fin de siècle tout de même bien chaste, en était une autre. La société ne l’eût pas toléré. «   ([4], p 71)



Emile-Antoine Bayard 1884 Une affaire d'honneur detail
Au mieux, s’il s’agit d’un tableau à clé, pourrait-on reconnaître Rachilde dans cette forte femme impassible devant laquelle semble s’incliner toute une cour de batailleuses, prêtes à se brouiller et à se réconcilier pour lui plaire.

Un pendant célèbre

Emile-Antoine Bayard 1884bis Une affaire d'honneurUne affaire d’honneur Emile-Antoine Bayard 1884bis La ReconciliationLa réconciliation

Emile-Antoine Bayard, 1884, collection privée (Christies 28 octobre 2015)

Devant le succès, Bayard fit une copie du pendant qui est passée en vente récemment.

Une affaire d’honneur a été profondément repensé (et à mon sens amélioré) : les deux duellistes sont vues de biais et se séparent  du groupe des témoins, pour plus de lisibilité.  Sont ainsi libérés, au centre du tableau,  un vide et un suspens : cette  fois, c’est  la brune qui porte l’attaque et la blonde qui pare, mais leurs forces sont équivalentes. Les couleurs des robes, rose et violet, s’opposent moins que le bleu et le rouge de la première version. La brune n’a  plus son chapeau, peu réaliste pour un duel. Quant à la cravache du premier plan, elle a totalement disparu, preuve qu’elle n’était pas si indispensable à la bonne compréhension du tableau. Enfin, l’organisatrice a perdu sa prédominance, et se trouve maintenant à l’arrière- plan : peut être finalement n’a-t-elle rien à voir avec Rachilde.

La Réconciliation est une copie quasi identique, hormis les couleurs des robes, et l’absence de chapeau pour la brune.


anonyme une affaire d'honneur anonyme la reconciliation

Plus tard, un anonyme crut bon de remanier les costumes en mode 1900 (en supprimant un des témoins) : preuve du souvenir du premier pendant, à travers les lithographies.

Une notoriété universelle

Une affaire d’honneur eut dès 1884 un retentissement immédiat et conserva une célébrité durable  : aux Etats-Unis, où il donna lieu à des copies et fut même repris sur des bagues de cigares, mais surtout en France :  revue aux Folies Bergères, pièce au théâtre du Châtelet, tournée en province . Les duellistes étaient vêtues de maillots rose chair,   il fallut attendre 1892 pour un authentique  spectacle topless  ([4], p 68). Il y eut aussi un roman, des cartes postales et des films, jusqu’en 1906.


Un nouveau champ de bataille

Suite au tableau de Bayard, la mode des duels de femme était lancée : en 1886, la féministe Astié de Valsayre  se battit à l’épée avec Miss Shelby, sur la question de la supériorité des doctoresses françaises sur leurs homologues  américaines ; elle la blessa, suite à quoi elles devinrent amies ([4], p 164).



duel-08

Duel Astié de Valsayre / Miss Shelby
The Illustrated Police News du 10 avril 1886

On peut vérifier que, dans la réalité, les poitrines restaient vêtues [7].

En conclusion, le thème avait tout pour plaire aux féministes, en s’attaquant à deux prérogatives de l’Homme : défendre l’honneur de son Nom (les femmes n’en ont pas) et faire couler le Sang (les femmes le font, mais physiologiquement).

D’autre part, en agitant  des  fantasmes saphiques au milieu des pointes d’épées et des pointes de seins , il émoustillait ces messieurs et donnait un peu de  peps au duel, devenu en cette fin de siècle un rituel mondain et faiblement piquant.

Le pendant de Bayard misait donc sur tous les tableaux : un peu de subversif, beaucoup de suggestif.


Le thème des duels de dames a été ensuite abondamment exploité, en général sans grande qualité graphique sauf les deux exceptions ci-dessous :

Duel de femme IIvan Myasoedov, vers 1920Duel de femme (en rouge son épouse Malvina Vernichi)
Ivan Myasoedov, vers 1920
1930 Offensive hivernale Le sourire PemOffensive hivernale, illustration de Pem, Le sourire, 1930

L’opposition de la robe rouge et de la robe bleue trahit l’influence de Bayard.



En France : une figure qui reste marginale

Une fantaisie pour excitées

« …Mme Astié de Valsayre n’a cessé d’être le plus ardent protagoniste de l’escrime pour femmes. On la vit, maintes fois, à la salle du boulevard des Capucines, rompre des lances en faveur de ses théories revendicatrices. Longue, maigre (oh ! combien !.), sanglée dans une robe blanche couverte de dentelles noires, un binocle sur le nez, sifflant, criant, jurant presque, — ma parole ! — elle vilipendait avec entrain le sexe fort et recommandait instamment au sexe faible l’étude soutenue de l’escrime, comme le meilleur moyen de régénération physique et morale des femmes. Le fleuret, selon elle, devait guérir la femme du diabète, de la pneumonie, de l’hystérie et de la névrose. Elle en préconisait surtout l’usage à titre de « gymnastique locale de la poitrine », pour développer le thorax et favoriser la grâce des formes et. l’allaitement des enfants.
Mme de Valsayre employait à ce plaidoyer une éloquence pittoresque. Elle déclarait ainsi préférer l’épée aux haltères, parce que ce dernier instrument d’éducation physique « ne parlait pas suffisamment à l’âme ». Bref, elle se décida à fonder un Cercle d’escrimeuses dont les slatuts prétentieux firent, durant huit jours, la joie des chroniqueurs et servirent de pâture aux oisifs du boulevard. On dit chez nous que le ridicule tue.
Furent-elles tuées par cette arme terrible, les fougueuses associées du « Groupe des Escrimeuses? » Je ne sais. Ce qui est sûr, du moins, c’est qu’à partir de ce moment leur existence devint, pour le public, tout à fait ignorée » Escrime pour dame, Revue illustrée, vol 19, 1894 [6]


Albert MANTELET Les escrimeuses, encre et gouache

Les escrimeuses
Albert MANTELET, encre et gouache, date inconnue

Voici un des rares témoignages sur ces clubs confidentiels.


La femme sous le plastron

Robida 1880 caRobida, probablement 1880

Astié de Valsayre avait beau prétendre, comme le montre la caricature de Robida,  que l’escrime est excellente pour le développement de la poitrine, la question intrigue et déconcerte jusqu’aux poètes :

« …Qu’elles mènent agilement
Les changements d’engagement!
Quand un homme est leur adversaire,
Mon cœur se serre.

Car bien vite mécontenté,
Il est toujours au fond tenté
De tomber aux pieds de ce sexe
Et, tout perplexe,

Il se sent devenir poltron
À voir frémir sous le plastron,
Comme une cruelle épigramme,
Un sein de femme. »

Théodore de Banville, Escrime (21 décembre 1883)


1883 Le vingtième siècle Texte et dessins de Robida p 236 gallicaLe vingtième siècle Texte et dessins de Robida, 1883, p 236, gallica

La même année, Robida avait imaginé un duel entre femmes journalistes, dans un XXème siècle anticipé.


1883 Le vingtième siècle Texte et dessins de Robida p 232 gallica 1883 Le vingtième siècle Texte et dessins de Robida p 233 gallica
1883 Le vingtième siècle Texte et dessins de Robida p 235 gallica 1883 Le vingtième siècle Texte et dessins de Robida p 237 gallica

Le récit se développe sur quatre pages illustrées, et se termine par la perforation  d’un parapluie tombé d’un « aérocab », en lieu et place de « la poitrine de son adversaire, blindée heureusement par un fort corset. Mme de Saint-Panachard avait sur son corsage quelques gouttelettes de sang provenant non de la piqûre de son busc, mais d’une légère contusion sur le nez, occasionnée par la chute du parapluie ». Cette pirouette comique permet d’aboutir innocemment au but manifeste du littérateur, le fantasme du sang sur la poitrine.


lart-et-la-mode-1894-n03-jules-hanriotLa maîtresse d’armes, illustration de Jules Hanriot, L’art et la mode, 1894, N°3 La lettre de defi Illustration de En scene.. pour la revue Par Japhet Paris, E. Bernard et Cie, 1901La lettre de défi, Illustration de « En scene.. pour la revue » Par Japhet, Paris, E. Bernard et Cie, 1901.

Personnage encore grandement théorique, l’escrimeuse est digne des défilés de mode (avec son chapeau en forme de masque) ou des revues dénudées (elle a visé le sceau de la lettre en attendant le coeur sur le plastron).


Je trensperce les coeurs sans fleuret

« Je transperce les coeurs sans fleuret », vers 1900

L’élégante ici ne porte un fleuret que comme support à la métaphore.


Robida La caricature 14 mai 1881Robida, La caricature, 14 mai 1881, Gallica

Robida consacre cette Une à se moquer de l’ouverture d’une classe d’escrime au conservatoire.


Carl-Hap La caricature 9 mars 1895 Gallica9 mars Carl-Hap La caricature 23 mars 1895 Gallica23 mars Carl-Hap La caricature 22 juin 1895 Gallica22 juin

Illustrations Carl-Hap (Carl-Hap (Carl Hapel) dans « La caricature », 1895

En 1895, ces caricatures peu féroces en deviennent presque flatteuses.


Escrimeuses Carl HapEscrimeuses, dessin original de Carl Hap, collection particulière

Carl Hap exploite à loisir les poses plastiques des escrimeuses, avec des commentaires particulièrement gratinés :

« Elle y va franchement, ne craint pas de trop se fendre »
« Tous les soirs je tire avec mon mari. – Moi, c’est le matin avec Victor ».


Bretteur Louis XIII Journal Fin de siecle 7 janvier 1897Bretteur Louis XIII
Reitres allemands du XVIeme Journal Fin de siecle 7 janvier 1897Reitres allemand

Projets de Costume pour le Carnaval 1897, Illustrations de Carl-Hap
Journal « Fin de siècle » 7 janvier 1897

Le même illustrateur retravaille encore le fantasme sous un alibi historique et carnavalesque. Le texte insiste pesamment sur les détails affriolants.


1901 carte postale francaise bis 1901 carte postale francaise

1901, cartes postales françaises

1900 Emaux de Limoges

Vers 1900, émaux de Limoges

L’escrimeuse est surtout vue comme un personnage dérivé du grand siècle, improbable, théâtral et avant tout décoratif.


1890 ca Portrait en pied de Madame Gautier, danseuse, en tenue d'escrime Musee Carnavalet 1890 ca Portrait en pied de Madame Gautier, danseuse, en tenue d'escrime Musee Carnavalet 2

« Mademoiselle Gautier, danseuse »,  vers 1890, Musée Carnavalet

1905 Lea Dorville actrice Folies Bergere
Léa Dorville, actrice des Folies Bergères, carte postale de 1905

Il n’y a guère que des danseuses ou actrices de seconde zone  pour  porter le fleuret.


1899 ca Sarah-Bernhardt-dans-Aiglon Carte postale Paul Boyer GallicaPhotographie A.Boyer 1899 ca Sarah-Bernhardt-dans-AiglonCarte postale A Bert GallicaPhotographie A.Bert

Sarah Bernhardt dans l’Aiglon, 1899, cartes postales, Gallica

Même Sarah Bernhardt, dont la pratique de l’escrime était réelle, une excentricité parmi les autres, s’est rarement laissé photographier l’épée à la main : dans le rôle de l’Aiglon, on la voit plus souvent tenir la badine que le sabre.


La question de l’indécence

Aplatissant et géométrisant la poitrine, le plastron devait apparaître comme l‘antithèse du corset. Et d’une manière ou d’une autre il fallait bien libérer les jambes du fourreau des longues robes moulantes. Même un journaliste plutôt favorable à ce sport insiste de manière suspecte sur le caractère anodin et sans danger de la tenue :

« La femme du monde, par exemple, qui se voit, au bal, enlacée et pressée étroitement dans les bras d’un inconnu, n’aurait point même à redouter, à la salle d’armes, le contact d’une main d’homme. Quant au costume, rien n’empêcherait qu’il fût décent : une jupe paysanne à petits plis descendant à la cheville et laissant le pied libre, une blouse banale protégée par le plastron, un masque, des gants et le fleuret. Quoi de scabreux là ou de subversif ? « .[6]


1887 A.T.Robaudi La lecon d'escrimeLa leçon d’escrime
Alcide-Théophile Robaudi, Salon de 1887, Collection privée
1909 Frederic Regamey L’EscrimeuseL’Escrimeuse
Frédéric Regamey, 1909, Collection privée

Robaudi nous montre la leçon d’escrime d’un petit garçon très féminin : trois ans après le tableau de Bayard, le thème exploite d’une autre manière la troublante sensualité de l’escrime.

Travestie en petit garçon ou costumée en fine guêpe, l’ escrimeuse échappe au sex-appeal de l’époque, ce pourquoi sans doute la représente si rarement : ainsi un peintre comme Frédéric Regamey, spécialisé dans les sujets sportifs et l’escrime en particulier, n’a peint que celle-ci.


1890 Souzy Fabrique_d'ustensiles_d'escrime_et_armes GallicaSouzy, Fabrique d’ustensiles d’escrime et armes
1890, Gallica
1901 ca Manufacture Française d'Armes et de Cycles Manufrance Maurice MOISAND.Manufacture Française d’Armes et de Cycles, dessin de Maurice MOISAND
Vers 1901, collection privée

Si certains fabricants d’accessoires la mettent en valeur dans leur publicité, c’est plus pour attirer l’oeil que par propagandisme.


1902 Sous lieutenant Femmes de l'avenir Albert BergeretSous-Lieutenant 1902 maitre d'armes Femmes de l'avenir Albert BergeretMaïtre d’armes

1902, série des « Femmes de l’avenir », Albert Bergeret

Quinze ans après les cigarettes Old Judge and Dogs Head aux USA (voir plus loin), Albert Bergeret prend le même prétexte de l’anticipation humoristique pour mettre en scène une galerie de fantasmes opulents, sans rapport avec les escrimeuses réelles.


1903 16 mai La vie parisienne

Le tour des escrimeuses
16 mai 1903, La Vie parisienne, dessin de R.de la Nézière [7]

Celles-ci font encore figure de curiosités, dont la tenue et les motivations sont loin d’être banalisées. Cette planche illustre gaillardement plusieurs figures caricaturales, qui en disent beaucoup sur les réticences masculines :

  • Miss Pic de la Mirandolinette (la bas-bleu qui se pique d’éducation universelle) ;
  • la Princesse (la burgrave dominatrice) ;
  • N’est pas convaincue (une vraie Française « obligée de de protéger beaucoup la gorge, que personne pourtant ne voudrait meurtrir ») ;
  • L’Heureux prévôt (une grande dame « frappée par les coups de bouton du meurt de faim ») ;
  • La bonne maîtresse d’armes (une professionnelle, fille et femme de maître d’armes « mais ici ce sport n’est pas encore accepté comme en Angleterre »).
  • Mlle d’Artagnanette (« s’est battue avec un étudiant… après avoir enlevé loyalement son corset… On assure qu’elle se ressouvint d’être femme et qu’elle eut des charités pour le blessé« ).


1905 Essayez d'en rompre une avec elleEscrimeuse, 1905 1908 Escrimeuse RossiEscrimeuse, dessin de Rossi, 1908

Sur la première carte postale, l’expéditeur a finement commenté : « Essayez d’en rompre une avec elle ! ».




En Angleterre : pour l’hygiène

The Latest Sport for Women, a Bout in a London Fencing School By Frederick Henry Townsend, The Graphic, 24 June 1899
The Latest Sport for Women, a Bout in a London Fencing School, illustration de Frederick Henry Townsend, The Graphic, 24 June 1899

Dans l’Angleterre victorienne, l’escrime, totalement expurgée de tout sous-entendu grivois, est un sport élégant et formateur.


1899 UK MacPherson's Sloane street1899, Dans la salle d’armes MacPherson, Sloane street 1902 UK SPORT WOMEN Fencing Oxford Town Hall Exhibition1902, Escrimeuses, Oxford Town Hall Exhibition

La meilleure société assiste à l’entraînement des jeunes filles, voire même à leur combat contre des hommes. Dans la première image, « le combat est arbitré par Miss Toupie Lowther, à droite »


1900 UK Toupie Lowther

L’actrice et fleurettiste accomplie Toupie Lowther
The Sketch, 14 février 1900

En tenue immaculée, la championne disserte sur les mérites comparés de l’escrime française ou italienne, et se livre à l’apologie habituelle de l’escrime hygiénique :

« Il faut la considérer comme indispensable à l’éducation de toute jeune fille. C’est l’exercice le plus parfait aussi bien pour le corps que pour le cerveau, même pas à moitié aussi dangereux que la gymnastique ou le cyclisme. » Miss Lowther est dans son physique, le type-même de l’escrimeuse : grande, gracieuse, vive, avec un regard gris-bleu pénétrant et une complexion magnifique, résultat d’une santé parfaite ».



1907 UK London Magazine

« Adroite au fleuret », dessin de Dudley Hardy
1907, The London magazine

La femme d’épée est ici proposée comme icône de la Femme moderne.


1907 UK The Bystander Advertisement for the Ladies Fencing ChampionshipChampionnat d’escrime
The Bystander Advertisement for the Ladies, 1907
1908 UK October 17 The Graphic Fencing as a Feminine Cult - A Famous Maitre d'Armes Teaching a Lady Pupil to Hold the FoilL’escrime comme culte féminin : un célèbre maître d’armes enseigne comment tinir le fleuret à la fille d’une Lady
The Graphic, 17 Octobre 1908

Bientôt on distingue les championnes et on compare les mérites des salles et des maîtres d’armes.



Aux USA : pour le punch et le tabac

La situation est bien différente outre-atlantique. L’escrime féminine y commence très tôt : en 1870, le colonel Thomas Hoyer Monstery, maître d’escrime, boxeur, tireur d’élite, marin, aventurier, combattant de rue, soldat de fortune et grand voyageur voyageur du ouvre à New Yorh sa “School of Arms ». Il y forme à l’autodéfense par tout type d’armes tous types de femmes, affirmant ne faire aucune distinction entre elles et les hommes. Il prodigue ainsi son savoir à plusieurs générations d’actrices et d’aventurières : Lola Montez (1821–1861), Ada Isaacs Menken (1835-1868), Marie Jansen (1857-1914), Adele Belgarde (1867-1938), Mildred Holland (1869-1944) et autres [8].


1885 ca Ella Hattan La Jaguarina escrimeuse
Ella Hattan, La Jaguarina, vers 1885

Mais son élève la plus célèbre fut Ella Hattan (née en 1859), dite la “Jaguarina », escrimeuse professionnelle qui livra son premier combat public à Chicago en 1884, puis s’exhiba d’un bout à l’autre des Etats-Unis.


1888 A32 Duke “Sporting Girls” Tobacco Ala torera  1888 A32 Duke “Sporting Girls” TobaccoLa fleurettiste 1888 A32 Duke “Sporting Girls” Tobacco ALa cavalière

En 1888, sa plastique avantageuse se reflète dans une des « sporting girls » des cartes à collectionner des cigarettes Duke. Ces « trading cards » cartonnées, insérées dans les paquets, déclinaient des thèmes sensés plaire aux fumeurs : sports et fortes femmes.


Bague de cigare Fencing queen 1 Bague de cigare Fencing queen 2

Bagues à cigare « Fencing Queen »



1887 Fencing - Master, from the Occupations for Women series (N166) for Old Judge and Dogs Head Cigarettes

Maître d’armes,
1887, série « Occupations for Women (N166) » pour les cigarettes Old Judge and Dogs Head, MET

L’escrimeuse figure aussi dans la série plus osée d’une compagnie concurrente, dédiée aux métiers féminisés, avec quarante neuf autres consoeurs toutes également dotées de hanches en amphore et d’une taille de guêpe [9].


1890 ca anna boyd CoyneAnna Boyd Coyne, studios Campbell, vers 1890 N213-Kinney-Actresses-1895-Louise-Skillman. pour les cigarettes sweet caporalLouise Skillman, Kinney Actresses series (N245), pour les cigarettes Sweet caporal, 1895

Au hasard de leurs rôles, quelques actrices vont se charger d’incarner ce stéréotype pulpeux.


1890 ca Grace Golden NewsBoy NYGrace Golden 1890 ca Marie_Tempest Newsboy, New YorkMarie Tempest

Cabinet card Newsboy, New York, 1892

La compagnie de tabac à mâcher Newsboy édite une série de portraits d’actrice en tenue de scène suggestive, parmi lesquelles les escrimeuses restent rares.


1892 Marie Tempest The fencing master photo Napoleon Sarony

Marie Tempest, 1892, Cabinet card Napoléon Sarony

Marie_Tempest 1890,_from_the_Actresses_series_(N245)_issued_by_Kinney_Brothers_to_promote_Sweet_Caporal_Cigarettes_METActresses series (N245) pour Sweet Caporal Cigarettes, MET Marie TempestLittle Rhody Cut Plug tobacco

C’est son rôle dans « The fencing master », à l’hiver 1892, qui vaut à Marie Tempest sa présence sous ce costume dans plusieurs séries de cartes.


1890 ca Victory Tobacco
vers 1890, carte publicitaire pour Victory Tobacco

Cet autre cigarettier en reste quant à lui au chic français des escrimeuses de Bayard. On notera l’ajout du combat de coqs gaulois, pour rappeler la provenance exotique de l’image.



Un  même avorté :

Les Escrimeuses de Vienne

1885 ca Fechtmeister Johann Hartl Vienne
La classe du Fechtmeister Johann Hartl, Vienne

« Un professeur d’escrime avait fondé, en 1873, au Conservatoire et à l’Opéra de Vienne, une classe d’escrime qui était devenue, par la suite, obligatoire pour les élèves des deux sexes. Le but, alors, était essentiellement d’apprendre aux futurs comédiens et comédiennes à soutenir un duel proprement quand leur rôle l’exigerait. Mais bientôt, un groupe d’élèves et notamment plusieurs demoiselles du corps de ballet s’étant intéressés particulièrement à celte branche d’études, le professeur put compléter leur éducation et former une véritable société d’escrimeuses. Celles-ci donnèrent, dans leur pays d’abord, des assauts d’armes qui furent très goûtés. Enhardies par la réussite, elles se répandirent après au dehors et c’est cette cohorte d’élite qui traversa naguère l’Europe et l’Amérique, récoltant sur son passage une ample moisson de lauriers. et de florins. »  1894 [6]


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Les Escrimeuses Viennoises à Paris

1885 Les Escrimeuses Viennoises au Figaro Emile Bayard
1885, Les Escrimeuses Viennoises au Figaro, Emile Bayard

Une première représentation, avec le gratin mondain, fut donnée à l’hôtel du Figaro le 31 janvier 1885. Plusieurs représentations au Cirque d’Hiver suivirent jusqu’au mois de Mars.

« Voilà huit jours qu’une petite troupe d’escrimeuses viennoises, le professeur Hartl à leur tête, sont débarquées à Paris, l’épée au poing. Grand émoi parmi les Parisiennes : Etait-ce une nouvelle mode qui allait se fonder, et le bataillon des escrimeuses de Paris, déjà assez nombreux, allait-il devenir une véritable armée ? On attendait donc avec curiosité la représentation de début des jeunes Viennoises.
Elles ont un air très réservé et « comme il faut » de bonnes petites bourgeoises, – rien des agences, — de fraîches couleurs, la beauté du diable et même mieux pour quelques-unes. Leurs costumes ne manquent ni d’élégance ni de chasteté : ce sont de petits maillots de couleurs diverses, autour desquels flotte un petit jupon protecteur. Sur les seins, le maillot est recouvert d’un petit plastron rembourré, — comme tant de corsets !
Elles s’avancent sur l’estrade, s’alignent d’un air modeste, et obéissent militairement à leur professeur le «fechtmeister » Hartl, très correct et ayant fort bonne mine sous son costume de velours noir….
La « poulé au fleuret entre toutes les élèves » a fort bien terminé la soirée. Il s’agissait de gagner un bracelet d’or. Aussi les jeunes escrimeuses ont déployé tous leurs moyens et se sont poursuivies vivement d’un bout de l’estrade à l’autre. Parfois même, dans leur vivacité, elles relevaient d’un coup de fleuret malheureux (?) un petit coin de leurs jupons…
A Vienne, les escrimeuses sont. paraît-il, moins nombreuses qu’à Paris. Comme ici, ce sont surtout les actrices qui cultivent l’art du fleuret, dont elles ont pris les premières leçons au Conservatoire, avec le professeur Hartl. Plusieurs d’entre elles pourraient, à l’occasion, défendre leur vertu l’épée à la main. Heureusement, pas plus qu’ici, elles n’abusent guère de leur force. » BARON DE VAUX, LES ESCRIMEUSES VIENNOISES, Gil Blas 4 février 1885



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Les Escrimeuses vues par Koppay

En 1894, les fillettes du Professeur Hartl trouvent leur interprétation la plus piquante dans les pages de la revue berlinoise « Moderne Kunst : illustrierte Zeitschrift » . Sous couvert de promotion de l’escrime pour dames, une série de dessins du peintre mondain Koppay, gravées par Richard Bong, leur donne une coloration franchement libidinale.


1894 Joseph Arnad Koppay A Moderne Kunst Annee VIII I Dobert

Escrimeuses (Fechterinnen), texte de Dobert
1894, Joseph Arnad Koppay, Moderne Kunst Année VIII I

L’article de Dobert se présente comme un interview du peintre Koppay, en train de travailler à un portrait de petite fille. Les cigares sont allumés, on en vient à parler fleuret, et à déplorer le retard de l’Allemagne du Nord par rapport aux pays voisins.

« – Et les dames aussi ? lancè-je.
– Eh bien, ce serait trop dire, mais il y a passablement de femmes escrimeuses non seulement parmi les dames de l’aristocratie française, mais aussi parmi les comtesses autrichiennes, qui se consacrent aux exercices avec beaucoup de zèle. « 
– Et un duel de femmes?
– Sans doute une impossibilité… 
– Mais cet artiste français nous a bien montré deux femmes qui lèvent leurs lames contre leurs poitrines nues ? « 

Les deux hommes préfèrent se laissent aller à rêver à un duel mixte :

« – (le journaliste)…Le regard doit être fixé sur l’œil de l’adversaire. On lit ses pensées dans les yeux, on peut y voir quels mouvements il compte faire. Il y aurait donc un charme particulier à combattre une adversaire féminine. Ainsi les yeux dans les yeux – contemplant d’un regard comblé l’étoile noire – quelle félicité pour les mortels.
– (Koppay) Si une telle jeune fille en arme décidait que vous devez la suivre à vie … ce ne serait pas du goût de tout le monde. « 
-Je vous donne le point, mais n’êtes-vous pas vous-même un défenseur des escrimeuses ?
– Assurément, et je ne retirerai pas un mot. Mais les dames peuvent rester seules et pratiquer l’escrime comme un exercice, pas dans le but de vaincre le sexe masculin, qui a si souvent été vaincu.
– Vous avez raison. Je ne pense pas non plus que nos lycées féminins incluront l’escrime dans leur plan de cours, mais si un jour nous entendons parler de la fondation d’un club d’escrime féminin, vous en serez le véritable fondateur. Vos escrimeuses dans « Modern Kunst… »
…plairont je l’espère à vos lecteurs ?
Nous nous sommes serré la main et j’ai quitté l’atelier de notre cher collaborateur ».


1894 Joseph Arnad Koppay A2 BesiegtVaincue 1894 Joseph Arnad Koppay A1 Nach dem KampfAprès le combat

A contrario du texte, les deux dessins illustrent clairement un duel de dames : la Blanche désarme la Noire, puis les deux narguent le lecteur à la porte du vestiaire.


1894 Joseph Arnad Koppay Damenfechter Hartl Moderne Kunst Annee VIII IIICours d’escrime (Fechtunterricht)
Joseph Arnad Koppay, 1894, illusration pour Damenfechten, article de Hartl,Moderne Kunst Année VIII III
1908 Jugend Henkell TrockenPause durant le combat, Publicité pour le vin sec Henkell, 1908, revue Jugend

Les images durent effectivement plaire puisqu’en mars un nouvel article, signé Hartl, vient cette fois faire la promotion explicite de ses escrimeuses. Il est amusant de comparer l’image-titre avec cette publicité de 1908, qui joue sur la même composition (et peut être sur le souvenir de la première) tout en l’expurgeant de ses aspects dangereux (ces dames sont assises, désarmées et en jupe longue).


1894 ca Joseph Arnad Koppay B Moderne Kunst

Avec une hypocrisie consommée, le texte prétend l’inverse de ce que les images montrent :

« Mais le costume ? – En bien, c’est la chose la plus simple au monde. Une jupe paysanne à plis qui couvre les chevilles tout en laissant le pied libre, un chemisier confortable (le corsage passé sans serrer). un plastron de papier mâché recouvert de cuir, masque, gants, arme, et le costume est fait.
 » Et les mouvements ? – Eh bien, ils sont nettement de nature moins exposée que sur la glace ou dans la salle de bal. « 

1894 ca Joseph Arnad Koppay B1 Le Defi Herausfordrung. 1894 ca Joseph Arnad Koppay B2 Besiegt


1890 ca Joseph Arnad Koppay Mit sicherer Hand Moderne Kunst Annee VIII 3 1D’une main sûre (Mit sicherer Hand) 1894 Joseph Arnad Koppay FechtpausePause durant le combat

1894, Moderne Kunst Annee VIII 3 1

L’article se conclut par deux images que Sacher Masoch, autre spécialiste autrichien des femmes à poigne, a peut être eu le bonheur de contempler avant de mourir : en 1891, un des chapitres de « Katharina II.; russische Hofgeschichten » décrit un duel entre dames.

Dès la fin de 1894, une partie des images et du texte a été repris à Paris, dans la Revue illustrée [6], en souvenir du passage des escrimeuses en 1885.


1899 Fleurettfechterin d'apres la peinture de Kornel M. Spanyik Hongrie

Fleurettfechterin
1899, peinture de Kornel M. Spanyik, Hongrie

Dans la postérité de Koppay, on notera cette dame démontrant d’un air sévère la souplesse de sa lame.


Eduard Fuchs Die Weiberherrschaft in der Geschichte der Menschheit edition 1914 fig 181 p 167La victoire de la maîtresse d’escrime, éditions Dohrn, Trieste

L’illustrateur autrichien anonyme a multiplié les effets sadomasochistes :

  • féminisation de l’homme, dont le fleuret impuissant barre l’entrejambe ;
  • hypersexualisation de l’escrimeuse, avec sa taille de guêpe, sa poitrine dénudée, et son sourire de satisfaction tandis qu’elle essuie sa propre lame, devant un lit bouleversé.

Eduard Fuchs [6a] prétend qu’il s’agit d’une histoire réelle racontée par des journaux, celle de la première femme à avoir tué un homme lors d’un duel régulier. Nadia X, de Moscou, était l’épouse d’un maître d’escrime, et excellait elle-même dans cet art.

« Un jour pourtant, l’harmonie fut troublée par un jeune officier qui flirtait si ardemment avec la belle escrimeuse que son mari devint jaloux et infligea à l’officier un geste de ceux qui conduisent ordinairement à un duel. »

Mais Nadja, se sentant offensée par le comportement de son mari, lui envoya elle-aussi ses propres témoins, exigeant d’être satisfaite en premier. Le duel conjugal commença par deux tours prudents.

« Puis vint le troisième tour. L’homme était sur la défensive. C’était sa femme après tout, et il l’aimait toujours. Il ne voulait surtout pas la blesser, mais elle se jeta sur lui d’un bond magistral. Le fleuret lui traversa la poitrine. Nadja était devenue veuve. Depuis cette affaire, les hommes ont disparu de l’institut de la jeune veuve, qui est en conséquence pris d’assaut par les femmes. »



sb-line

Les Escrimeuses viennoises aux USA

1888-91 hartl-girls tournee US au museeLes escrimeuses au Musée 1888-91 hartl-girls tournee US
1890 hartl-girls Illustrated american1890, Illustrated American 1891 hartl-girls Illustrated Sporting and dramatic news1891, Illustrated Sporting and dramatic news

Les « Hartl girls » firent plusieurs tournées aux Etats-Unis, entre 1888 et 1891


1891 UK Women's fencing class, New Zealand Graphic and Ladies' Journal1891, New Zealand Graphic and Ladies’ Journal 1893 The American Magazine Fencing in Female Physical CultureFencing in female physical culture, 1893, The American Magazine

Ces tournées ont dû contribuer à promouvoir l’escrime pour la santé des jeunes filles : dans une interview, l’une des Fraulein explique que c’est uniquement pour raisons médicales qu’elle continue à pratiquer avec son bon professeur [10].

Les Américains ont pris ce discours à la lettre et n’ont pas mordu aux non-dits : les petites filles du professeur Hartl et les opulentes actrices new-yorkaises  sont restées chacune dans leur sphère, sans fusionner leurs charmes explosifs.


1890 ca fencing_class Bennet School For Girls.
Classe d’escrime à la Bennet School For Girls, New York, vers 1890

Suivant l’exemple anglais plutôt que germanique, c’est donc pour raison hygiénique que l’escrime commence à s’introduire dans les bonne écoles des Etats-Unis.


A modern sportswoman, Munsey’s Magazine, juillet 1897, p 494Entre les combats, p 494 A modern sportswoman, Munsey’s Magazine, juillet 1897, p 495Préparation au combat, p 495

Illustrations de E.Grivaz pour l’article « A modern sportswoman », Munsey’s Magazine, juillet 1897, p 491 et ss [10a]

En 1897, un article du Munsey’s Magazine présente l’escrime comme l’occupation à la mode, à la fois mondaine amusante, artistique, esthétique et excellente pour la santé, et le prouve par des images bien loin des sous-entendus sulfureux de Koppay…


1897 A Modern sportswoman From Munsey’s MagazineUne sportive moderne 1897 A Fencing Teacher From Munsey’s Magazine,

…sinon que la maîtresse  d’armes présente, avec ses culottes bouffantes, un physique androgyne affirmé : sans doute faut-il comprendre seulement qu’elle est aussi efficace qu’un homme, sans aller regarder plus loin.


1894 Damenfechten, Wer wagts” (“Who Dares”) Edward Cucuel

Damenfechten, Wer wagts” (“Qui ose ?”), Edward Cucuel

Il est amusant que, pour l’exportation en Allemagne, Cucuel ait  recopié, en le blondissant et en le féminisant, le « maître d’escrime » ambigu du Munsey’s Magazine.


Le type de la fille de bonne famille plate et qui peut piquer commence à s’installer aux USA : mais sa concurrente populacière et bien en chair des planches de Broadway n’a pas dit son dernier mot : le terreau est préparé pour l’explosion, au tout début du XXème siècle, d’un nouveau même d’importation.

Article suivant : 2 L’Escrimeuse : le coeur sur la poitrine

Références :
[1]. “An easy dress should be worn, and it is usual, in academies, to have a spot or heart on the left side of the breast of the waistcoat.” Thomas Stephens, « New System of Broad and Small Sword Exercise », 1843.
[2] On ne saurait trop recommander cette remarquable enquête, historienne et littéraire, et qui plus est accessible en ligne : Reflets d’une Maupassante, G.Picq avec la collaboration de N.Cadène, 2014, éditions des Commérages, https://fr.scribd.com/doc/269843423/Reflets-d-une-Maupassante
[3] Maupassant et l’Androgyne, Pierre Borel, Editions du Livre Moderne, Paris, 1944
Extraits consultables via http://romanslesbiens.canalblog.com/
[4] Melanie Hawthorne, Finding the woman who did not exist. The curious life of Gisèle d’Estoc, University of Nebraska Press, 2013 https://books.google.fr/books?id=qY3cwMeQ1G0C&pg=PA40&dq=Melanie+Hawthorne,+Finding++the+woman+who+did+not+exist.&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwi43fnM5NbRAhUCnRoKHcS4CSwQ6AEIHTAA#v=onepage&q=Bayard&f=false
[5] Pour une histoire des duels de dames et une collection de fantasmes dépoitraillés, on peut consulter https://web.archive.org/web/20150510114323/http://www.fscclub.com/history/duel-topl-e.shtml
[6] Escrime pour dame, Revue illustrée, vol 19, 15 décembre 1894, p 82 et ss https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6263275p/f90.item
[6a] Eduard Fuchs « Die Weiberherrschaft in der Geschichte der Menschheit » édition 1914 fig 181 p 167. Histoire de la maîtresse d’escrime russe : Tome 2 p 424 https://archive.org/details/bub_gb_lUQ5AQAAMAAJ/page/n92/mode/1up?view=theater
[10] W. B. Holland, « Outing: Sport, Adventure, Travel, Fiction » Volume 13; 1889, p 314 https://books.google.fr/books?hl=fr&id=1BugAAAAMAAJ&dq=hartl

2 L’Escrimeuse : le coeur sur la poitrine

9 août 2020

Ce qui avait tant intrigué les hommes des générations précédentes – la présence des seins sous le plastron et de la vaillance dans le coeur – va trouver une résolution soudaine, par la trouvaille d’un peintre : en posant un gros coeur rouge sur des gros seins blancs, il ramène l’escimeuse dans le registre de l’amoureuse… et les filles ne vont pas s’y tromper…

Article précédent : 1 L’Escrimeuse : premières passes



Les escrimeuses de Jean Béraud

A une date inconnue entre 1890 et 1900, le peintre parisien Jean Béraud a décliné une série de dix tableaux d’Escrimeuses, comme il le faisait pour tous les thèmes dont son pinceau prolifique s’emparait.

Jean Beraud 1890-1895

Escrimeuse, Jean Béraud

Le plus connu est peut être un portrait de la cantatrice Marguerita Sylva, en tout cas c’est ce qu’elle a raconté plus tard à un journal de Chicago lors de la tournée pour l’opérette « Princess Chic » :

« Miss Sylva estime que l’escrime est l’une des plus grandes aides au développement du corps féminin, et. comme la plupart des Françaises, a eu l’enseignement de bons professeurs à Paris. En fait, c’est dans une de ces écoles qu’elle a attiré l’attention de l’artiste Jean Béraud, qui en a fait son modèle pour la célèbre escrimeuse en noir, avec un cœur rouge vif sur le corsage, si familier à. ceux qui suivent les nouveautés dans les magasins d’art » nouveautés. » The Inter Ocean from Chicago, Illinois, December 23, 1900, p 19

L’assertion est plausible : Marguerita Sylva, née à Bruxelles en 1875, y a fait ses études de chant ; et avant de s’installer à Londres en 1896, elle a pu passer brièvement par Paris, vers 1894-95. Mais c’est aussi le moment où paraît l’article de la Revue illustrée, qui a pu attirer l’attention de Béraud.


1900 Marguerita_Sylva_Princess_Chic_PosterMarguerita Sylva, 1900, affiche pour « Princess Chic ». Jean Beraud 1895 ca EBéraud, L’escrimeuse

Béraud n’a peut être pas pris pour modèle Marguerita Sylva ; mais il est clair que celle-ci surfe, pour sa promotion auprès du public américain, sur l’image de Béraud comme peintre de charme des Parisiennes.


Jean Beraud 1895 ca Une escrimeuse Walters Art Museum de BaltimoreWalters Art Museum, Baltimore Jean Beraud 1895 ca CCollection privée

Sur sofa rouge ou sofa vert, la trouvaille de Béraud est le petit coeur rouge vif sur la poitrine blousante, encore mis en valeur par la rousseur de la chevelure. Si la fille de gauche, avec son gant d’escrime, peut lointainement prétendre illustrer une sportive, celle de droite, avec ses longs gants noirs flattant la lame par les deux bouts, fait partie du club des femmes fatales.


Jean Beraud 1890 D Jean Beraud 1895 ca F

C’est clairement le côté veuve flamboyante qui fait mouche : manquent la robe noire et le petit coeur, et l’image devient banale.


jean beraud 1895 ca gouache lescrimeuse-au-salonGouache jean beraud 1895 ca pastel La fleurettistePastel Jean Beraud 1905 caDessin à la plume, 1905

Des escrimeuses meilleur marché sont disponibles, à l’unité…



Jean Beraud 1895 ca apres l'escrime
Après le combat

…ou à la paire, comme dans ce duo nettement moins convaincant que ceux de Koppay. Que ce soit par paresse graphique ou par esprit anti-germanique, Béraud n’est pas intéressé par les duels de petites filles.



Jean Beraud 1890 A2 Arlequine Fin de Siecle Figaro

Arlequine Fin de Siècle
Jean Béraud, avril 1890, le Figaro illustré

Même lorsqu’il s’est frotté en 1890 au thème de la femme qui fouette, c’est sous l’aspect souriant d’une Arlequine plus facétieuse que sévère..


Jean Beraud 1890 A2 La-Pierrette Jean Beraud 1890 A1 Arlequine The Haggin Museum, Stockton

Elle est fournie en version face ou pile


Danseuse assise Degas , 1880 ca, National Gallery of Victoria, Melbourne,Danseuse assise, Degas , vers 1880, National Gallery of Victoria, Melbourne Danseuse assise aux Bas roses, Henri de Toulouse-Lautrec, 1890, Dickinson Gallery,Danseuse assise aux Bas roses, Henri de Toulouse-Lautrec, 1890, Dickinson Gallery

Poitrine triomphante, crinière libérée, couvertes de noir de pied en cap, narquoises et sûres d’elles, arborant l’emblème de l’amour offert à celui qui sera assez habile, les Escrimeuses de Béraud apparaissent comme l’antitype des danseuses prolétaires et efflanquées de Degas ou de Toulouse-Lautrec.



L’amorçage d’un même

On dit que Florenz Ziegfeld, l’un des producteurs les plus influents de comédies musicales de Broadway tomba sur une des Escrimeuses de Béraud lors de l’Exposition universelle de Paris, en 1900.


1900 affiche Concours_internationaux_d'escrime PAL

Affiche des Concours internationaux d’escrime, par Pal,1900

Sans doute vit-il aussi cette affiche. Toujours est-il que, conscient du potentiel érotique du costume, il en fit faire des copies à Paris.


1902 Blanche Mercredy (Blanche West) 1902 Blanche Mercredy (Blanche West) by James Arthur Etats Unis

1900, Blanche Mercredy (Blanche West), photographies de James Arthur

Une jeune actrice, Blanche West, devient la figure éponyme de la « Fencing girl ».


1901 Oct 15 The little duchess The World Evening NY

The little duchess
15 Oct 1901, The World Evening, New York

A l’automne 1901, Ziegfeld habille ainsi ses danseuses dans un numéro de sa comédie musicale « The little duchess », « un costume sompteux…qui surpasse tout ce qu’on a pu voir jusqu’ici à Broadway ».

On y avait déjà vu des jambes nues, mais l’effet multiplicateur du petit coeur n’est pas pour rien dans cet enthousiasme.


1901 NYTHE ATHLETIC GIRL IN THE SALLE D ‘ ARMES
Munsey’s Magazine, Volume 25, 1901, p 725
1901 FENCING GIRL HamiltonKing Tobacco1901, Emballage pour Hamilton King Tobacco

En 1901, tous les ingrédient de la formule étaient déjà connus : d’une part des jeunes filles sages à plaston marqué d’une coeur, d’autre part des battantes de charme, en satin écarlate, longs gants noirs et collier de chien

 C’est ce mélange des attributs de la sportive et de la séductrice qui va donner à l’invention de Ziegfeld toute sa force de frappe.


1902 -2-8 The little duchess Lillian Harris Blanche West New York SATURDAY STANDARDLillian Harris et Blanche West dans The little duchess », SATURDAY STANDARD, 18 février 1902 1902 Anna Held's girl photo Gilbert et BaconAnna Held’s girl, photo Gilbert et Bacon

Début 1902, il confie à sa compagne Anna Held le soin de monter le troupe des Anna Held’s girls, qui propage le costume dans tous les Etats-Unis.



1901 Repos Philadelphie

« Repos », gravure colorée à la main
1901, Philadelphie

Satin noir, soie noire et genoux montrés « à la Béraud » font toute l’audace de l’image, comparée à ce qui était admissible un an plus tôt.


1902 Anna Held's girls A 1902 Anna Held's girls B
1902 ca Anna Held's girls C 1902 ca Anna Held's girls D

Les Anna Held’s girls sont largement diffusées, et suscitent de nombreuses imitations…


1902 ca Anonyme A Fencing Club plaque emaille publicitaire pour le Whisky Pure Rye, The McCart-Christy Co. Cleveland, O. The H.D. Beach Covers 1902, plaque emaillée publicitaire pour le Whisky Pure Rye, The McCart-Christy Co. Cleveland, O. The H.D. Beach Co. 1902 ca Anonyme BAnonyme
1902 Ca Anonyme CAnonyme 1902 Ca Anonyme DAnonyme
1903 Anonyme F Fencing girlAnonyme 1903 1902 ca Anonyme F Montana SHOW-GIRLS-in-Fancy-FENCING-OUTFITSAnonymes, Montana

1902 ca Anonyme G fencers club

Dans les nombreux clichés anonymes de l’époque, il est difficile de faire la part entre les coquettes qui se déguisent, les professionnelles qui s’exhibent et les authentiques membres de clubs d’escrime.


1902 The fencing girl Valse Bloomington, IL The Ashton Publishing co

1902, The fencing girl, Valse, Bloomington, IL, The Ashton Publishing co

Le même est si connu qu’on peut inverser le noir et le blanc.


1908 Ziegfeld FolliesZiegfeld Follies, 1908 1916 ca Ziegfeld Girl Grace Jones, AKA The Fencing Girl, by Campbell Studios NYC.La Ziegfeld Girl Grace Jones, dite « The Fencing Girl, » vers 1916, Campbell Studios NYC

Le costume est recyclé par Ziegfeld en 1908 et une seconde « Fencing Girl » est lancée en 1916.



L’exploitation du même

La formule ne se propage pas en Europe, mais vit sa vie aux Etats Unis pendant un bon demi-siècle.

1903 Alton's fencing girl calendar PhotoFencing-girlYoung-woman-holding-epee-above-headc1903

Calendrier Alton

En 1903, un calendrier propose « quatre poses gracieuses »...


1903 Yale Women Fencing

Yale women

…mais les vraies sportives de Yale dédaignent le petit coeur.


1904 ca Yes or No Serie 1 The salute 1904 ca Yes or No Serie 2 The engage
1904 ca Yes or No Serie 3 The attack 1904 ca Yes or No Serie 4 Hors de combat

Vers 1904, cartes postales « Yes or No ? »

L’escrimeuse est implacable…



1906 A Touch Postcard
1904, « A touch »

… ou vénale…


To-the-Fencing-Girl-27

To the fencing girl
1904, Toasts for the Times in Pictures and Rhymes, par John William Sargent [10b] .

…enjeu poétique : « Apprendrai-je un jour l’art de la réplique rapide, pour toucher ton coeur ? »


1905 postcard-Fencing-Girl1907, Phila card Date inconnuedate inconnue

…dangereuse…


1907 Archie Gunn card On guardEn garde 1907 Archie Gunn card the fencerL’escrimeuse

1907, dessins d’Archie Gunn

…tirée à quatre épingles…


1905 ca card USA Valentine« To my Valentine » Carte postale 1907 UK London Magazine1907 UK London Magazine (inversée)

…mais elle a quelquefois bon coeur (ou beaucoup d’amoureux, au choix). La carte postale US recopie l’illustration du London Magazine.


1909 Anglais Dover st studio 1909 anglais Dover st studio Lady Pirate A
1909 anglais Lady Pirate B 1909 Anglais Dover st studio Lady Pirate 3

Dans la prude Albion, le même ne prend pas : on a beau rajouter un coeur sur le corsage de cette pirate (la jeune actrice Ethel Oliver), le bicorne ne cadre pas avec le masque.


1910 Chromolithograph cover of Harper's Weekly by Henry L. Parkhurst

Couverture par Henry L. Parkhurst, Harper’s Weekly, 1910

Le grand coeur autour du petit est comme le fleuret en hors champ par rapport au fleuret visible, suggérant que le combat sportif est aussi un combat amoureux.


1910-Sept 1-LifeCouverture par Charles Cole Phillips, Life 1er septembre 1910 1917 calendar illustration by F. Earl ChristyCalendrier par Earl Christy, 1917

Le petit coeur  fait des résurgences épisodiques : lorsque l’escrimeuse est au repos, son  côté sentimental prend le dessus. Dans la couverture de Life, le coeur apparaît à l’insu de la sportive, révélant la midinette qu’elle cache.


1919 Women's Student Sports Association Danemark
1919, Women’s Student Sports Association, Danemark

A l’inverse, cette affiche art déco réveille le côté dangereux de l’escrimeuse, avec son coeur réduit à une tâche minuscule et la lame interminable qu’elle courbe à ses pieds – telle un désir inassouvi.


OCTOBER 1932 COLLIER'S MAGAZINE KARL GODWIN
Couverture de Karl Godwin, Colliers Magazine, octobre 1932

Ici l’image développe la vaillance de mousquetaire que dissimule le coeur rouge.


1933 April 1 Alfred J. Cammarata - Female Fencer, Saturday Evening Post Cover

Illustration de Alfred F. Cammarata
1er Avril 1933, couverture du Saturday Evening Post

Dans cette image en apparence irréprochable, le contraste main nue / main ganté flatte les deux parties de la lame, rigide puis courbée. Ce détail des mains dissymétriques, négligé par leurs prédécesseurs, va désormais devenir le petit secret des graphistes américains.


1937 cosmopolitan Bradshaw Crandell
Couverture de Bradshaw Crandell, Cosmopolitan, 1937

Pour mettre en avant la main droite, le dessinateur a escamoté le sein gauche, et renoncé au petit coeur. Cette blonde platinée, très ambivalente, semble prête à vous blesser de sa main gantée puis à vous caresser de sa main nue.


1941-Aug-Coronet-photo www.westcoastfencingarchive.comVerna Knopf photographiée par Laszlo Willinger, Août 1941 1943-Nov-Coronet photo www.westcoastfencingarchive.comBettina Bolegard photographiée par Paul D’Ome, Novembre 1943

Couvertures de Coronet, photo www.westcoastfencingarchive.com

Avant et après Pearl Harbour, la cover girl glamour qui mime l’escrimeuse, et celle au regard grave qui présente son arme et son coeur au spectateur, sont les témoins inconcients du basculement dans la lutte.


1948 Colleen Townsend actress, author and humanitarian,1948, L’actrice Colleen Townsend 1942 VargasVargas, 1942

Colleen Townsend invoque subliminalement la pinup de Vargas dans cette pose très sophistiquée. L’opposition verticale jupe noire / corsage blanc est ici retravaillée horizontalement, entre le gant blanc qui tient l’épée et le noir qui laisse à l’adversaire le choix de la cible : ceinture, coeur, lèvres, ou noeuds dans les cheveux.


1949 Miss Rheingold
1949, publicité pour la bière Rheingold

Recyclage, en version mousseuse, de la main gantée et de la main nue. Le coeur a quitté le corsage pour envahir l’arrière-plan, faisant voir combien la virginale Pat Mc Enroy, élue miss Rheingold 1949, n’aime personne comme sa bière.



Article suivant : 3 L’escrimeuse chez les pin-ups

Références :

3 L’escrimeuse chez les pin-ups

9 août 2020

Quelque soit son accoutrement, la pinup se reconnait à ce qu’elle son intention principale est d’en porter le moins possible : le fleuret, accompagné optionnellement du masque ou du coeur, va donc suffire amplement à habiller l’escrimeuse.

Article précédent : 2 Le coeur sur la poitrine

1928 Le sourire leonnec-A qui le tour, couverture par Léonnec, Le sourire, 2 mai 1928 1971 DEMARTINI Key to my HeartKey to my Heart, DeMartini, 1971s

Aux deux bouts de la série chronologique, elle s’exerce à faire des brochettes de coeurs.


Italian-postcard dessin H Clemency

Carte postale italienne, dessin H Clemency, 1910-20

Cette ancêtre des pinups souligne la supériorité de l’escrime sur le duel, de l’arbitre sur les concurrents, et des affaires d’amour sur les affaires d’honneur.


1930 ca Franz Loewy Escrimeuse

Escrimeuse,
Vers 1930, photographie de Franz Loewy

Le mystère, souligné par l’ombre cornue, est dans l’objet caché dans la main gauche. Il doit s’agit de la mouche qui protégeait l’extrémité du fleuret : comprenons que la lame est aussi nue que la dame.

1930 ca Joan BlondellL’actrice Joan Blondell, vers 1930 1933 R.A.Burley-cover PEPCouverture par R.A.Burley, PEP, 1933
1935 Fred Cavens donnant une leçon à Jane HamiltonFred Cavens donnant une leçon à Jane Hamilton, 1935 1950 ca Heremans entrainant des escrimeuses californienne www.westcoastfencingarchive.comHeremans entrainant des escrimeuses californienne, vers 1950, photo www.westcoastfencingarchive.com

Dans les années 30, la pinup découvre le short, anticipant de quelques années les vraies escrimeuses.


1938 ca Lillian Bond FencingL’actrice Lillian Bond, vers 1938 1930 unknown-cover-ps-1930-blonde-girl-in-black-with-cape-and-swordCouverture de PEP, 1930

Elle confirme le vertu fortifiante du fleuret pour la poitrine.



1933 oct-film-fun-magazine ENOCH BOLLES

Couverture par Enoch Bolles, Film Fun, octobre 1933

Elle révèle enfin son secret : le spectateur a aussi un petit coeur à piquer.


1930 ca Bruce Sargeant-Nude-Fencer-in-Powdered-Peruke-with-EpeeEscrimeur nu en perruque poudrée avec son épée, Bruce Sargeant, vers 1930, collection privée 1938 James-Montgomery-Flagg The-FencerL’escrimeuse
James Montgomery Flagg, 1938, collection privée

Certains artistes audacieux explorent le charme trouble des accessoires de théâtre : perruque, cape et bottes mousquetaire.


1942 VargasVargas, 1942 1942 Foil proof huile Calendar Art for the Louis F Dow Company Gil ElvgrenEpreuve de fleuret (Foil Proof)
1942, huile de Gil Elvgren pour le calendrier de la Louis F Dow Company

La même année, les deux maîtres du style pinup mettent en concurrence libidinale la blonde glaciale et la rousse qui s’échauffe.



1943-50 Alita se vie e cara la pelle Milano

« Si vi e cara la pelle » (Si vous tenez à la peau)
Publicité pour les lames de rasoir Alita, Milan, date inconnue (1943-50)

Le slogan à double sens évoque la peau sensible du client ou bien celle de l’escrimeuse.


1942-45 Contre le JaponCarte postale anti-japonaise

Le fleuret comme arme de destruction massive.


date inconnue alfred leslie BuellAlfred Leslie Buell, date inconnue 1947 May Eesquire Gallery Fritz WillisFritz Willis pour Esquire Gallery, mai 1947

La paix revenue, l’escrimeuse peut servir à nouveau le sport


Encore touché ! ( Foiled again),Edward Runci, 1945 ,
carte publicitaire pour Talman Constuction CO

…le flirt (avec un jeu de mot sur « Failed again », « Encore loupé !« )…

1947 cocacola
Publicité pour Coca-cola, 1947

1949 barbasol advertisement Barbasol Shave Cream 1 1949 barbasol advertisement Barbasol Shave Cream 2

Publicités pour la crême à barbe Barbasol, 1949

… ou les douces lois du commerce.


Dominant damsels No1 1950-55 Bettie Page 1950-55

Bettie Page

Si le thème disparaît très vite aux USA, c’est parce qu’il est cannibalisé souterrainement par un même encore plus puissant, qui en reprend certains des codes sans s’embarrasser du coeur rouge. Mais ceci est une autre histoire.


1950 Pierre Laurent Brenot - Pin-up with swordDessin de Brenot, 1950 1953 nous-deux-numero-301-du-1-trimestre-Couverture de Nous Deux, numéro 301 du 1 trimestre 1953

On retrouve l’escrimeuse en France, petit retour sans lendemain.


1955 ca barbara darrow 1 Arcade Card 1955 ca barbara darrow 2

L’actrice Barbara Darrow, 1955

1950 ca inconnueAnonyme, années 50 1956 1 janvier Valarie French (fencing foil pose) publie par Columbia PicturesValarie French, 1 janvier 1956 publié par Columbia Pictures

De loin en loin, sa panoplie intéresse encore quelques starlettes…


1955 George PettyGeorge Petty, 1955

…ou un dessinateur retardataire.


1964 Late show vol 2 No11964, Late show vol 2 No1 1965. Alexandr Evgenievich Novgorodsky Fencers.1965. Alexandr Evgenievich Novgorodsky

Finalement, plutôt que de sombrer dans le vulgaire, elle choisit de passer à l’Est…


2016 Andrey Tarusov calendrier Jeux olympiques de Rio de Janeiro
Andrey Tarusov, calendrier pour les Jeux olympiques de Rio de Janeiro, 2016

…où on l’a encore aperçue récemment.


Fin d’une histoire ?

Le thème des femme combattantes a envahi universellement l’imaginaire des graphistes. Mais dans cette déferlante de lutteuses musculeuses, sabreuses galactiques ou cosplayeuses en armes, les simples escrimeuses sont rares. Ci-dessous une sélection parfaitement subjective :

deviantart Nina ModaffariNina Modaffari, deviantart.com devianatart WingZeroGirl20Blazbaros, deviantart.com
devianatart WingZeroGirl20WingZeroGirl20, deviantart.com deviantart sun_and_moon zylphiacrowleyLe Soleil et la Lune
Zylphiacrowley, deviantart.com



Une confrontation directe évitée

byrrh-1932 georges-leonnec-

Publicité pour Byrrh, Georges Léonnec, L’Illustration, février 1932

Au final, les illustrateurs ne se risquent guère, autrement que sur le mode humoristique, à élucider le rôle de la femme à l’épée face à sa victime symbolique : l’homme dont la lame a flanché.


postcard-the-assassin-Duel scene between Prince Demetri and Countess Wanda 1904 affiche de david allen

Duel entre le prince Demetri et la princesse Wanda,
Carte publicitaire pour la pièce « L’assassin », 1906

Cette pièce haletante et toute en finesse fut jouée au Royal Theatre de Melbourne en juillet 1906. Le mauvais prince Demetri veut épouser la princesse Wanda, qui préfère épouser un anarchiste. Lors du duel final, le méchant prince russe est pourfendu à la satisfaction de tous [11].


emilia-clarke-harpers bazaar US photo de Norman Jean Roy June July 2015

Emilia Clarke, photographie de Norman Jean Roy, Harper’s bazaar US , Juin/Juillet 2015

Un bon siècle plus tard, le sexe fort ne cherche même plus à se faire embrocher.



Références :

Les pendants de Van Gogh ; les Tournesols (2/2)

4 août 2020

J’ai traité à part l’histoire compliquée de deux très célèbres tableaux, qui commence un peu avant la période arlésienne et s’entend presque jusqu’à la mort de Van Gogh. Elle permet de suivre quasiment au jour le jour l’évolution d’une idée : variante, puis série, puis triptyque, puis finalement pendant.

Article précédent : Les pendants de Van Gogh (1/2)


Van Gogh 1888 Sunflowers gone to seed (F 375) METMET (F 375) (43 x 61 cm) Van Gogh 1888 Sunflowers gone to seed (F 376) Kunst Museum Bern 50 x 60Kunst Museum, Bern, (F 376) (50 x 60 cm)

Tournesols montés en graine, Van Gogh, 1887

De taille différente, ces deux tableaux sont des variantes plutôt que des pendants. Ils montrent que Van Gogh s’intéressait déjà au thème des tournesols avant son séjour en Provence, et que Gauguin les appréciait déjà : puisqu’il échangea la paire contre un de ses tableaux (Lettre 576, Paul Gauguin à Vincent van Gogh, Paris, December 1887).

Mais c’est à Arles, l’été 1888, que Vincent va réellement développer le sujet.


Van Gogh 1888a Vase avec douze tournesols Neue Pinakothek (Munich) (F 456) 91 x 71Vase avec douze tournesols, Neue Pinakothek, Münich (F 456) 91 x 71 Van Gogh 1888a Vase avec quinze tournesols National Gallery (F 454 ) 93 x73Vase avec quinze tournesols, National Gallery (F 454), 93 x73 [6]

Van Gogh, 1888

Ces deux tableaux sont respectivement le troisième et le quatrième de la série peinte par Van Gogh, dont on peut suivre au jour le jour la création grâce à ses  lettres [7] :

« Je suis en train de peindre avec l’entrain d’un Marseillais mangeant la bouillabaisse ce qui ne t’étonnera pas lorsqu’il s’agit de peindre des grands Tournesols.
J’ai 3 toiles en train, 1) 3 grosses fleurs dans un vase vert, fond clair (toile de 15), 2) 3 fleurs, une fleur en semence et effeuillee & un bouton sur fond bleu de roi (toile de 25),3 3) douze fleurs & boutons dans un vase jaune (toile de 30). Le dernier est donc clair sur clair et sera le meilleur j’espère. Je ne m’arrêterai probablement pas là. Dans l’espoir de vivre dans un atelier à nous avec Gauguin je voudrais faire une decoration pour l’atelier. Rien que des grands Tournesols.
A côté de ton magasin, dans le restaurant, tu sais bien qu’il y a une si belle décoration de fleurs là, je me rappelle toujours le grand tournesol dans la vitrine. Enfin si j’exécute ce plan il y aura une douzaine de paneaux. Le tout sera une symfonie en bleu et jaune donc. J’y travaille tous ces matins à partir du lever du soleil. Car les fleurs se fanent vite et il s’agit de faire l’ensemble d’un trait. »

Lettre 666, A Théo van Gogh. Arles, 21 ou 22 Août 1888.


« Maintenant j’en suis au quatrième tableau de tournesols. Ce quatrieme est un bouquet de 14 fleurs et est sur fond jaune comme une nature morte . »

Lettre 668, A Théo van Gogh. Arles, 23 ou 24 Août 1888.

Van Gogh a ajouté par la suite la fleur qui pend à gauche, ce qui explique pourquoi il parle ici de ‘14 fleurs’.

On voit que ces deux tableaux sont deux parmi la série de douze qu’il projetait de réaliser, et qui se limitera en fait à quatre (les trois autres sont des copies exécutées en janvier 1889) : rien dans les lettres n’indique une conception en pendant.


Van Gogh 1888a Vase avec trois tournesols Collection privée (F 453) 73 x 58Vase avec trois tournesols Collection privée (F 453) 73 x 58 Van Gogh 1888a Vase avec cinq tournesols disparu en 1945 (F 459) 98 x 69Vase avec cinq tournesols, disparu en 1945 (F 459) (98 x 69 cm)

Van Gogh, 1888

Cependant les deux premiers de la série sont très différents, à la fois par la taille et par la composition. Ils ne sont pas signés.


Van Gogh 1888a Vase avec douze tournesols Neue Pinakothek (Munich) (F 456) 91 x 71 Van Gogh 1888a Vase avec quinze tournesols National Gallery (F 454 ) 93 x73

En revanche Van Gogh considérait le N°3 comme le meilleur, parce que « clair sur clair ». En choisissant un format pratiquement identique pour le quatrième, et en précisant « sur fond jaune », il a probablement conçu le N°4 comme une variante encore plus élaborée, avec deux fleurs de plus et une tonalité unifiée : à la fois clair sur clair et jaune sur jaune. La subdivision du vase en deux zones dont les tons reprennent, en les inversant, ceux du plancher et du mur, traduit bien le problème qu’il se posait dans ces deux toiles : comment pousser à la limite l’unification des couleurs tout en conservant la lisibilité des formes.

Il en était si satisfait qu’il les choisit pour décorer la chambre qu’il était en train d’aménager pour Gauguin :

« Ensuite j’ai garni un des lits et j’ai pris deux paillassons. Si Gauguin ou un autre viendrait, voilà, son lit sera fait dans une minute. Dès le commencement j’ai voulu arranger la maison non pas pour moi seul mais de façon à pouvoir loger quelqu’un…. Mais tu verras ces grands tableaux des bouquets de 12, de 14 tournesols fourrés dans ce tout petit boudoir avec un lit joli avec tout le reste élégant. Ce ne sera pas banal. »

Lettre 677, A Theo van Gogh. Arles, 9 Septembre 1888

La suite est bien connue : le séjour de Gauguin à Arles, du 23 octobre au 23 décembre, l’oreille tranchée, la visite éclair de Théo à Noël. Voici ce que Vincent répond assez sèchement le 21 janvier à Gauguin, qui voudrait récupérer les Tournesols sur fond jaune :

« Vous me parlez dans votre lettre d’une toile de moi, les tournesols à fond jaune – pour dire qu’il vous ferait quelque plaisir de la recevoir.– Je ne crois pas que vous ayez grand tort dans votre choix – si Jeannin a la pivoine, Quost la rose trémière, moi en effet j’ai avant d’autres pris le tournesol.–
Je crois que je commencerai par retourner ce qui est à vous en vous faisant observer que c’est mon intention, après ce qui s’est passé, de contester categoriquement votre droit sur la toile en question. Mais comme j’approuve votre intelligence dans le choix de cette toile je ferai un effort pour en peindre deux exactement pareils. Dans lequel cas il pourrait en définitive se faire et s’arranger ainsi à l’amiable que vous eussiez la vôtre quand-même. Aujourd’hui j’ai recommencé la toile que j’avais peinte de mme Roulin, celle que pour cause de mon accident était restée à l’etat vague pour les mains. Comme arrangement de couleurs: les rouges allant jusqu’aux purs orangés, s’exaltant encore dans les chairs jusqu’aux chromes, passant dans les roses et se mariant aux verts olives et véronèse. Comme arrangement de couleurs impressioniste je n’ai jamais inventé mieux.
Et je crois que si on plaçait cette toile telle quelle dans un bateau de pêcheurs même d’Islande, il y en aurait qui sentiraient là-dedans la berceuse. Ah! mon cher ami, faire de la peinture ce qu’est déjà avant nous la musique de Berlioz et de Wagner…. un art consolateur pour les coeurs navrés! Il n’y a encore que quelques uns qui comme vous et moi le sentent!!! »

Lettre 739, A Paul Gauguin. Arles, 21 Janvier 1889

Ainsi il propose à Gauguin (qui demande seulement les Tournesols sur fond jaune) de lui faire une copie des deux. tableaux ( il avait l’intention de faire vendre les deux originaux par Théo [8]). Tout de suite après, ce passage, le tableau dont il  parle à Gauguin est le portait de Mme Roulin, dont il était est en train de reprendre le réalisation  [9] :

Van Gogh 1888 12-89 01 La Berceuse (Mme Roulin) (F 508) Museum of Fine Arts Boston

La Berceuse (Mme Roulin)
Décembre 1888, janvier 1889, Museum of Fine Arts, Boston (F 508)

Ce tableau peut intéresser Gauguin à plusieurs titres:

  • il a assisté au début de sa réalisation un mois avant ;
  • il connaît la modèle, la femme du facteur Roulin dont Van Gogh s’était fait un ami ;
  • elle est assise dans son propre fauteuil.

Mais surtout, le sujet du tableau (Mme Roulin tient dans ses mains la corde d’un berceau en hors champ, où se trouve sa fille Marcelle âgée de 5 mois) reflète directement des conversations que Van Gogh avait eues avec Gaugiun sur le roman de Pierre Loti, Pêcheur d’Islande (1886) :

Lors de ta visite je crois que tu dois avoir remarqué dans la chambre de Gauguin les deux toiles des tournesols. Je viens de mettre les dernieres touches aux répétitions absolument équivalentes & pareilles. Je crois t’avoir déjà dit qu’en outre j’ai une toile de Berceuse, juste celle que je travaillais lorsque ma maladie est venue m’interrompre. De celle là je possède également aujourd’hui 2 épreuves.

Je viens de dire à Gauguin au sujet de cette toile, que lui et moi ayant causé des pêcheurs d’Islande et de leur isolement mélancolique, exposés à tous les dangers, seuls sur la triste mer, je viens d’en dire à Gauguin qu’en suite de ces conversations intimes il m’était venu l’idée de peindre un tel tableau que des marins, à la fois enfants et martyrs, le voyant dans la cabine d’un bateau de pêcheurs d’Islande, éprouveraient un sentiment de bercement leur rappelant leur propre chant de nourrice. Maintenant cela ressemble si l’on veut à une chromolithographie de bazar. Une femme vêtue de vert à cheveux orangé se détâche contre un fond vert à fleurs roses. Maintenant ces disparates aiguës de rose cru, orangé cru, vert cru, sont attendris par des bémols des rouges et verts. Je m’imagine ces toiles juste entre celles des tournesols – qui ainsi forment des lampadaires ou candelabres à côté, de même grandeur; et le tout ainsi se compose de 7 ou de 9 toiles.

Lettre 743, A Théo van Gogh,. Arles, 28 Janvier 1889.

C’est dans doute au moment où il a l’idée de ce triptyque qu’il accentue la symétrie entre les deux tableaux, en rajoutant la quinzième fleur.

Poursuivant cette idée de triptyque, il propose un peu plus à tard à Théo d’échanger avec Gauguin un des exemplaires de La Berceuse (Lettre 748 A Theo van Gogh. Arles, 25 février 1889). Mais il ne semble pas que Gauguin ait jamais eu en sa possession sa copie du triptyque complet.

Depuis l’asile d’aliénés de Saint-Paul-de-Mausole où Vincent est entré le 8 mai, il le décrit précisément à Théo :

« Gauguin, s’il veut l’accepter, tu lui donneras un exemplaire de la Berceuse qui n’était pas monté sur châssis, et à Bernard aussi, comme témoignage d’amitié. Mais si Gauguin veut des tournesols ce n’est qu’absolument comme de juste qu’il te donne en échange quelque chôse que tu aimes autant. Gauguin lui-même a surtout aimé les tournesols plus tard lorsqu’il les avait vus longtemps.
Il faut encore savoir que si tu les mets dans ce sens ci:
Lettre 776
soit la berceuse au mittant et les deux toiles des tournesols à droite & à gauche, cela forme comme un triptique. Et alors les tons jaunes & orangés de la tête prennent plus d’éclat par le voisinages des volets jaunes. Et alors tu comprendras ce que je t’en écrivais, que mon idee avait été de faire une décoration comme serait par exemple pour le fond d’un cabine dans un navire. Alors le format s’elargissant, la facture sommaire prend sa raison d’être. Le cadre du milieu est alors le rouge. Et les deux tournesols qui vont avec sont ceux entourés de baguettes. »

Lettre 776, A Theo van Gogh. Saint-Rémy-de-Provence,  23 Mai 1889.


Van Gogh 1888a Vase avec quinze tournesols National Gallery (F 454 ) 93 x73 Van Gogh 1888 12-89 01 La Berceuse (Mme Roulin) (F 504) Kroller-Muller Museum, OtterloLa berceuse, mars 1888, Kröller-Müller Museum, Otterlo (F 504) Van Gogh 1888a Vase avec douze tournesols Neue Pinakothek (Munich) (F 456) 91 x 71

Le triptyque en question était donc constitué des deux Tournesols d’origine, et probablement de la 5ème et dernière version de la Berceuse : la seule à disposition de Théo qui soit complète, avec le titre sur fond rouge et la signature sur le bras du fauteuil.

Ce triptyque ne sera jamais exposé. Un an plus tard, Vincent ne reparle que des deux Tournesols, qu’il appelle maintenant des  pendants :

« Pour les Vingtistes voici ce que j’aimerais à exposer:
1 & 2 les deux pendants de tournesols »

Lettre 820, A Théo van Gogh. Saint-Rémy-de-Provence, 19 Novembre 1889


Vincent reviendra une dernière fois sur les deux toiles cinq mois avant sa mort, en ajoutant une indication supplémentaire :

« Mettons que les deux toiles de tournesols qui actuellement sont aux vingtistes ayent de certaines qualités de couleur et puis aussi que ça exprime une idée symbolisant “la gratitude”  »

Lettre 853, TA Albert Aurier. Saint-Rémy-de-Provence, 9 ou 10 Février 1890


Gratitude de qui ? Des pêcheurs d’Islande envers la Madone ? Des tourmentés envers une mère consolante ? Ou de Vincent envers le soleil ?



Références :
[8] « j’ose t’assurer que mes tournesols pour un de ces ecossais ou americains vaut 500 francs aussi. Or pour être chauffé suffisamment pour fondre ces ors-là et ces tons de fleurs – le premier venu ne le peut pas, il faut l’energie et l’attention d’un individu tout entier. » Lettre 741, A Theo van Gogh. Arles, 22 Janvier 1889.
[9] Kristin Hoermann Lister, « Tracing a transformation: Madame Roulin into La berceuse », Van Gogh Museum Journal 2001 https://www.dbnl.org/tekst/_van012200101_01/_van012200101_01_0005.php

Dissymétries autour de Dieu

30 juillet 2020

Certaines figurations de Dieu en Majesté présentent des dissymétries étonnantes : cet article résume la littérature disponible et se fait sa propre opinion.

La garde angélique


526-47 Apse_mosaic San_Vitale_-_Ravenna christ et anges

526-47, Mosaïque de l’abside de la basilique de San Vitale, Ravenne

Vêtu de pourpre impériale, le Christ tient dans sa main gauche le Livre à sept sceaux de l’Apocalypse (un rouleau fermé par sept noeuds) ; de sa main droite il donne à Saint Vital la couronne de martyr que celui-ci s’apprête à recevoir dans ses deux mains, respectueusement couvertes par son manteau selon l’étiquette de la cour impériale.

Les deux anges sont porteurs de longues verges dorées, à l’image des silentiari, dignitaires qui entouraient l’empereur byzantin et frappaient le sol pour obtenir le silence. Ils jouent ici un rôle d‘intermédiaire :

  • celui de gauche autorise Saint Vital à s’approcher, en lui touchant l’épaule ;
  • celui de droite reçoit la maquette de la basilique de la part de l’évêque Ecclésius, qui la lui présente de ses mains voilées.

Cette différence dans les rôles explique la dissymétrie des mains tenant la verge : chaque ange la tient avec son bras libre.



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Les processions de Saint Apollinaire le Neuf

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Après 560, Procession des saints martyrs, Saint Apollinaire le neuf, Ravenne

Sur la paroi de droite de la nef, le registre inférieur déploie une procession de vingt cinq martyrs, derrière Saint Martin, qui partent du palais de Théodoric pour se diriger vers le Christ trônant. Le registre médian montre douze saints et prophètes, tenant des livres fermés ou des rotulus roulés ou déroulés, à mains nues ou voilées, sans autre logique que la variété.



561 apres Procession des martyrs, conduits par Saint Martin Saint Appolinaire le neuf Ravenne
Identifiés par leur nom inscrit au-dessus de leur tête , les martyrs portent à deux mains la couronne qu’ils viennent présenter au Christ : leur main droite est presque toujours couverte par leur manteau (sauf Saint Cornélius, Saint Jean et Saint Paul), leur main gauche est tantôt couverte tantôt nue, sans alternance stricte. Le casse-tête des majuscules doubles inscrites tantôt sur les deux manches, tantôt sur une seule, n’a pas été élucidé.


526 Christ entre quatre anges Saint Appolinaire le neuf Ravenne

526, Christ trônant entre quatre anges, Saint Apollinaire le Neuf, Ravenne

Le Christ assis sur un trône est figuré là encore comme un Empereur, entouré par quatre anges porteurs de verges. Avant la restauration malheureuse du XIXème siècle, il tenait dans sa main gauche un livre ouvert, sur lequel était inscrit « Je suis le Roi de gloire ».

Les quatre anges de la garde sont pratiquement identiques : tous avec la même lettre gamma, tenant à travers leur manteau une lance de la main gauche, et levant la main droite nue. Seul le geste de celle-ci introduit une minime différence. Dans chaque couple :

  • l’ange de gauche (donc en situation hiérarchique supérieure) imite le geste d’allocution du Christ,
  • l’ange de droite présente sa paume ouverte.

Dans le contexte de ces « silentiari », préposés à la parole impériale, cette différence de geste signifie sans doute que l’ange en chef relaie la parole du Christ, et que son subordonné la reçoit (un peu comme dans une chaîne de commandement militaire).


Sant_Apollinare_Nuovo_North_Wall_Panorama_01

Après 560, Procession des saintes martyres, Saint Apollinaire le neuf, Ravenne

Sur l’autre paroi, respectant la division liturgique de la nef entre les hommes à droite et les femmes à gauche, vingt deux vierges martyres, derrière les trois Rois Mages, partent du port de Classe pour apporter leur couronne à la Vierge à l’Enfant trônant. Cette fois, leur main gauche est systématiquement couverte, tandis que la droite est tantôt couverte tantôt nue, là encore sans alternance stricte.



561 apres Vierge a l'Enfant Saint Appolinaire le neuf Ravenne

Les quatre anges qui gardent la Madone ont ici des gestes différenciés, qu’il est possible d’expliquer : le couple de droite reprend la même opposition prise de parole /réception de la parole que les anges autour du Christ. Le premier ange désigne la procession qui arrive, le second désigne la Madone, créant ainsi un lien narratif qui n’existe pas de l’autre côté de la nef. Les gestes de la Vierge et de l’Enfant expliquent cette différence :

  • l’une fait le geste de l’allocution,
  • l’autre tend la main en biais, pour recevoir les présents des Rois Mages.

Cette situation de don (voir 2-3 Représenter un don) n’est pas protocolairement possible de l’autre côté de la nef (on ne donne pas de la main gauche) : les martyrs ne viennent donc pas offrir leur couronne, mais simplement la présenter au Christ, et recevoir sa parole relayée par la garde.

Cet exemple particulièrement alambiqué montre bien que le hiératisme et la caractère répétitif du style byzantin n’exclut pas une recherche de variété dans les détails. Il souligne d’autre part les limites du décorticage iconographique de ces détails, qui se heurte aux errements des restaurations, et à l’absence de sources textuelles.



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550 ca Porec_-_Basílica_Eufrasiana_-_Mosaics_de_l'absis

Basilique euphrasienne de Porec, vers 550

Dans un format réduit, cette mosaïque absidale oppose également nettement les deux moitiés de la composition, donateurs d’un côté, spectateurs de l’autre.

Du côté honorable, les personnages sont nommés :

  • l’archidiacre Claude tenant un livre, et son fils Euphrasius à ses pieds tenant deux rotulus ;
  • l’évêque Euphrasius, avec la maquette de la basilique ;
  • saint Maur, tenant sa couronne de martyr et auréolé : en tant que saint, il introduit les humains auprès de la Divinité.

De l’autre côté, trois saints anonymes se contentent d’assister à la cérémonie.

Ni la Vierge ni l’Enfant ne font de geste particulier de la main : il ne s’agit pas ici d’une scène de don proprement dite, mais d’une présentation officielle des donateurs. Les objets ne sont pas tant des présents que des attributs distinctifs :

  • la couronne pour les saints martyrs ;
  • la maquette de l’édifice pour le fondateur :
  • le livre pour les religieux, saints ou pas ;
  • le rotulus pour l’écolier.

Vu l‘absence d’interaction entre la Vierge impériale et les processionnaires, les deux anges porteurs de verge sont strictement identiques, mis à part l’inclinaison de la tête.



Les trois anomalies du Codex Amiatinus

Maiestas Domini Codex Amiatinus 692-716 (fol. 796v), Firenze, Biblioteca Medicea

Maiestas Domini, Codex Amiatinus 692-716 (fol. 796v), Biblioteca Medicea, Florence

Pour une analyse plus complète de l’image, voir 3 Haut moyen âge. J’approfondis seulement la question des mains voilées et dévoilées, dont on a ici un véritable florilège.


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Anomalie 1 : la main découverte de Saint Jean

Des quatre Evangélistes, Saint Jean (en haut à droite) est le seul à tenir son livre d’une seule main, qui plus est découverte. Les trois autres le portent dans leurs deux mains couvertes, soit pour le lire (Matthieu, Marc) soit pour le montrer (Luc).

Selon Peter Darby ([0], p 365), ce statut spécial accordé à Saint Jean (qui a connu le Christ) par rapport aux trois évangélistes dits synoptiques (qui ne l’ont pas connu) traduirait « un thème patristique banal qui était couramment illustré dans l’art insulaire ».

Charlotte Denoël ([0a], p 489) ajoute que les trois autres évangélistes « ont les mains voilées, comme le diacre qui porte en procession les Évangiles vers l’autel… sans doute le voile n’est-il pas nécessaire dans son cas, puisque Jean incarne la parole révélée. »


Saint Luc basilique Saint Vital Ravenne

Mosaïque de Saint Luc, vers 527, basilique Saint Vital, Ravenne

Il importe néanmoins de rester prudent : dans la seule représentation comparable dont nous disposons, celle des Quatre Evangélistes à Saint Vital de Ravenne, un autre des quatre est particularisé, Saint Luc, et de manière inverse à celle du Codex Amiatinus : il est le seul à tenir son Livre d’une main voilée.


Le rotulus de l’ange

Parmi les Vivants du Codex Amiatinus, seul l’Ange de Saint Matthieu tient un rotulus, à mains nues. Pour Charlotte Denoël ([0a], p 495), ce détail est significatif

« puisque l’Évangile de saint Matthieu s’ouvre par la généalogie du Christ, autrement dit par une évocation de l’Ancien Testament. Or, le rouleau, ainsi que le rappelle très justement Isidore de Séville, suivi par de nombreux auteurs, sert à représenter la loi chez les Hébreux et il est l’attribut habituel des prophètes de l’Ancien Testament. »



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Anomalie 2 : les mains des anges

Maiestas Domini Codex Amiatinus 692-716 (fol. 796v), Firenze, Biblioteca Medicea detail
Les traits sont partiellement effacées, mais les deux sont de la même longueur : il s’agit bien de deux verges (et non d’un sceptre et d’une verge). Dès lors, pourquoi le premier ange la tient-il de sa main droite couverte, et le second de sa main gauche nue ?


1066 Psautier theodore fol 110v BL Add.19352

1066, Psautier Theodore, BL Add 19352 fol 110v

L’alternance des mains est logique pour obtenir une représentation symétrique, comme le montre cette illustration byzantine postérieure de quatre siècles, qui a fait le même choix graphique : le second ange garde la position normale (lance dans la main gauche) et le premier la change de main. Mais ici les mains ne sont pas voilées, ce qui simplifie le problème de la symétrisation.

Pour comprendre la difficulté qui se posait à l’illustrateur du Codex Amiatinus, il faut se souvenir des anges parallèles de Ravenne, main gauche voilée tenant la verge et main droite nue dans un geste phatique (impossible à voiler puisqu’elle est levée).

L’illustrateur a voulu conserver l’idée de la main découverte pour le geste principal et de la main couverte pour le geste secondaire :

  • pour le second ange, il a donc suivi le modèle de Ravenne (lance tenue de la main gauche), mais comme la main droite n’avait rien de spécial à faire, il l’a voilée ;
  • pour dessiner le premier ange en symétrie (et non en parallèle comme à Ravenne), il a changé la lance de main, mais pas le voile.

Ce choix est d’autant plus logique que, comme les donateurs dans l’abside de Porec, l’ange de gauche est celui qui est situé du côté de la main droite de Dieu, donc en situation potentielle de donner ou de recevoir : d’où l’intérêt de voiler la main destinée à saisir ce don.

Ce qui nous semble ici une anomalie n’est rien d’autre que l’application, dans un contexte symétrique, de la même règle qu’à Ravenne : voiler la main qui en fait le moins.



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En aparté : Le Christ à la main voilée

Un geste de subordination

On sait que le fait de se voiler les mains devant l’Empereur est dans l’étiquette romaine, puis byzantine, la manifestation obligatoire de respect de la part d’un subordonné [1]. Malheureusement on n’en a pas conservé de témoignage graphique.


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Aureus de Macrinus, 217-218

C’est aussi, plus prosaïquement, le geste de celui qui veut recueillir un don : côté pile de cette monnaie est représentée la libéralité de l’empereur, distribuant des jetons (tessera) : à gauche en bas du podium un petit personnage les recueille dans sa toge.

Geste protocolaire ou geste pratique, se couvrir les mains de son manteau marque dans tous les cas la subordination.


Le Livre dans la manche

Il est donc contre-nature, et donc excessivement rare, de voir le Christ, autorité suprême, tenir lui-même le Livre au travers de son vêtement.

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Christ en guerrier, 6ème siècle, Battistero Neoniano, Ravenne

Un des très rares exemples est cette mosaïque de Ravenne : cas très particulier, puisque le Christ combattant foule aux pieds un lion et un serpent (illustration habituelle du psaume 91). On peut supposer que, dans ce contexte, le manteau contribue à protéger le livre contre les attaques du Mal.


10eme Calice de l'empereur Romanos Tresor de Saint Marc Venise

10eme siècle, Calice de l’empereur Romanos, Trésor de Saint Marc, Venise

Dans cet exemple plus tardif, le Christ semble subir la contagion des saints environnants, qui tiennent le livre dans leur main voilée.


11th–12th Christ pantocrator MET11-12ème siècle, Christ pantocrator, MET. Medallion with Christ from an Icon Frame 1100 METvers 1100, Medaillon provenant du cadre d’une icône, MET.

La formule se limite à des Christs pantocrator en buste, où la geste de la main gauche est marginal, et à des objets décoratifs de petite taille. Dans les contextes mieux contrôlés théologiquement, manuscrits ou compositions monumentales, elle n’apparaît jamais.


1066 Psautier theodore David at Christ's feet. fol 8v BL Add.19352David aux pieds du Christ, fol 8v 1066 Psautier theodore Christ as a boy, teaching fol 56r BL Add.19352Christ Emmanuel enseignant, fol 56r

1066, Psautier Theodore, BL Add 19352

Ce célèbre psautier byzantin contient de nombreuses images du Christ tenant le Livre de différentes manières : mais l’artiste n’oublie jamais de montrer les doigts nus, même lorsqu’il s’agit du Christ enfant.


1119-1134 Baldaquin de Ribes-_Museu_Episcopal_de_VicBaldaquin de Ribes, 1119-1134, Museu Episcopal de Vic Vitrail de la Crucifixion 12eme siecle cathedrale de PoitiersVitrail de la Crucifixion, 12ème siècle, cathédrale de Poitiers

En dehors de l’art byzantin, on trouve à la période romane ces deux cas isolés :

  • le premier offre une certaine parenté avec le Codex Amiatinus, par la présence de la garde angélique ; mais le geste est très différent, puisque seule la paume est couverte, les doigts nus touchant le livre ;
  • le second est une Ascension : l’idée étant de souligner le caractère sacré de ce que le Christ a laissé aux Chrétiens de son passage sur terre : l’Evangile.



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Anomalie 3 : La main voilée du Christ (SCOOP !)

Maiestas Domini Codex Amiatinus 692-716 (fol. 796v), Firenze, Biblioteca Medicea detail detail
C’est en définitive la même idée qui sous-tend l’image du codex Amiatinus : j’ai expliqué par ailleurs (voir 3 Haut moyen âge) que dans sa structure même, l’image représente, reliés dans une même totalité, les quatre Livres des évangélistes :

rien d’étonnant donc qu’au centre le Christ montre, aux deux anges qui s’inclinent, la sacralité du Livre.



Chérubins et séraphins à l’époque romane

940-45 Beatus Morgan MS M.644 fol. 112r940-45, Beatus Morgan, MS M.644 fol. 112r Maiestas Domini, COdice Vigilano, 976, (MS Escorialensis d.1.2 16v.)976, Codice Vigilano, MS Escorialensis d.1.2 16v.

En Espagne, certaines représentations de Dieu en Majesté distinguent deux catégories d’anges :

  • Cerubin (chérubins) et Serafin.
  • Terufin (teraphim) et Serafin (séraphins) ;

Cette distinction se retrouve dans plusieurs Majestas Dei d’absides catalanes. Marcello Angheben [2] a montre que, malgré la différence hiérarchique (les Séraphins étant les plus proches de Dieu avec six ailes, suivis immédiatement des chérubins, à quatre ailes), les artistes romans ne représentent pas visuellement la distinction, mais la signalent seulement par les inscriptions.


Bernard-Gilduin-Toulouse_Basilique_Saint-Sernin-cherubinChérubin déambulatoire, XIe, groupe de bas-reliefs, le Christ en majestéChrist  Bernard-Gilduin-Toulouse_Basilique_Saint-Sernin-seraphinSéraphin

Bernard Gilduin, Basilique Saint-Sernin, Toulouse

Dans le déambulatoire de la Basilique Saint-Sernin de Toulouse sont présentés sept bas-reliefs, dont trois sont étroitement liés par le style et par la taille (les quatre autres sont postérieurs).

Le deux anges de part et d’autre du Christ suivent le même schéma que dans le codex Amiatinus :

  • le second porte dans sa main gauche l’objet de pouvoir (ici une croix hampée) et dans sa main droite l’objet phatique (ici une banderole) ;
  • le premier est construit par symétrie.

Les deux tiennent la même banderole :

Et ils clament : saint,saint, saint.

Et clamant Sanctus, Sanctus, Sanctus,

Seules les distinguent les inscriptions de l’arcade :

À la droite du Père tout-puissant se tient le chérubin.

Par la suite le séraphin occupe sans fin la gauche sacrée.

Ad dextram Patris Cherubin stat cunctipotentis.

Posside inde sacram serafin sine fine sinistram.

L’expression « gauche sacrée » souligne que, dans les Majestas Dei, la moitié à la gauche du Christ n’est pas dévalorisée par rapport à la moitié honorable : précision utile pour les spectateurs habitués aux scènes polarisées (Jugement dernier ou Crucifixion).

L’expression « sine fine » n’implique pas que la moitié à la gauche du Christ aurait à voir avec le Futur : c’est simplement un jeu d’assonance avec « serafin ».


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Les deux « hommes en blanc » de la porte Miègeville

Tympan_-_Porte_Miegeville_-_Basilique_Saint-Sernin

Tympan de la porte Miègeville, Basilique Saint-Sernin, Toulouse

Le tympan représente l’Ascension du Christ, montant au ciel en élevant les deux mains, le Livre dans la gauche. Il est :

  • soulevé par deux anges,
  • acclamé par un chérubin et un séraphin, très similaires à ceux des bas-reliefs du déambulatoire : main désignant le ciel comme geste phatique, croix hampée comme attribut;
  • acclamé par deux autres anges plus petits : même geste phatique, ruban qui s’enroule autour du bras comme attribut.

Le registre inférieur représente les douze apôtres assistant à l’Ascension

« Quand il eut dit cela, il fut élevé (de terre) sous leur regard, et un nuage le déroba à leurs yeux. Et comme ils avaient la vue fixée vers le ciel pendant qu’il s’en allait, voici que deux hommes, vêtus de blanc, se présentèrent à eux et (leur) dirent:  » Hommes de Galilée, pourquoi restez-vous à regarder vers le ciel ? Ce Jésus qui, d’auprès de vous, a été enlevé au ciel, ainsi viendra de la même manière que vous l’avez vu s’en aller au ciel. «  Actes, 1,9-11

Si tout le monde s’accorde pour reconnaître, dans les deux anges qui flanquent les apôtres, les « deux hommes vêtus de blanc » dont parle le texte, l’interprétation du livre fermé, pour le premier, et du rouleau déroulé, pour le second, a été l’objet d’intenses discussions.


L’Ancien et le Nouveau Testament ?

Intuitivement :

  • le premier devrait représenter l’Ancien Testament, fermé parce que l’histoire qu’il contient est révolue ;
  • et le second Le Nouveau, déroulé parce qu’il est en cours.

Mais ceci placerait le Nouveau Testament du côté « négatif » du tympan, à main gauche du Christ.


Porte_Miegeville_-_Basilique_Saint-Sernin schema 1
Olivier Testard [3] a proposé en 2004 une lecture chronologique des quatre chapiteaux, de droite à gauche : en jaune deux scènes de l’Ancien Testament, à droite deux du Nouveau (David, ancêtre de Jésus, servant de transition). Pour embarquer les deux anges latéraux dans cette chronologie, il interprète leurs livres à rebours de l’intuition immédiate :

« L’Ancien Testament fermé ne signifie pas que ce temps est révolu, pas plus que le Nouveau Testament ouvert ne signifie que ce temps est en cours. Il faut comprendre l’inverse. L’Ancien Testament est ouvert, parce que l’incarnation en révèle tout le message qui était caché. Il se lit maintenant à livre ouvert…. le rouleau ouvert du côté de l’Ancien Testament, avec le chapiteau de l’expulsion du jardin d’Éden, vaut annonce du nouvel Adam. Par conséquent, le Nouveau Testament est encore fermé parce qu’il est impossible à l’homme d’en comprendre tout le dessein qui ne sera manifeste en totalité qu’à la fin des temps. »

Cette lecture a l’inconvénient de contredire non seulement l’intuition, mais aussi des textes bien connus :

Dans le Nouveau Testament apparaît ce qui dans l’Ancien était caché.

Saint Augustin

Et clamant Sanctus, Sanctus, Sanctus,

Ce que Moïse voile, la doctrine du Christ le dévoile.

Abbé Suger

Quod Moyses velat, Christi doctrina revelat


Départ et retour (SCOOP !)

A mon sens, s’il y a une signification à trouver aux attributs des deux « hommes en blanc », elle est à rechercher à l’intérieur de la scène de l’Ascension, dont ils font partie intégrante, plutôt que dans l’environnement du tympan. D’ailleurs, il est quelque peu artificiel de focaliser la discussion sur ces deux personnages seulement : considérée dans son ensemble, la scène de l’Ascension montre en fait neuf livres fermés, contre un seul rouleau déroulé.


Porte_Miegeville_-_Basilique_Saint-Sernin schema 3
Une certaine correspondance lie les sept personnages du tympan, et les sept couples du linteau qui regardent deux par deux vers le haut (flèches bleu clair):

  • Pierre (avec ses clés pour attribut) et Paul (avec son livre pour attribut) regardent le Christ ;
  • les deux couples qui correspondent aux séraphins portent deux livres ;
  • les quatre couples qui correspondent aux anges portent un seul livre, remplacé par le rouleau pour le dernier.

Les deux hommes en blanc désignent du doigt l’un son livre l’autre son rouleau (flèches jaunes) ; le premier est le seul de tous les personnages qui ne regarde pas en haut, mais vers l’arrière (flèche bleue sombre).


Porte_Miegeville_-_Basilique_Saint-Sernin detail gauche Porte_Miegeville_-_Basilique_Saint-Sernin detail droit

Les deux hommes en blanc n’ont pas les pieds sur terre, mais sont en suspension. Et chacun participe à une sorte de saynette avec l’apôtre adjacent :

  • dans la première, aucune interaction : l’ange prend le livre et l’apôtre reste captivé par l’Ascension ;
  • dans la seconde, il y a interaction : l’ange apporte le rouleau et l’apôtre le déroule.

Il faut ici revenir aux paroles des deux hommes en blanc : on leur a toujours reconnu une grande importance théologique, car elles établissent un parallèle entre l‘Ascension et le Retour du Christ à la fin des Temps : « (il) viendra de la même manière que vous l’avez vu s’en aller au ciel. »

Il me semble que le second ange, qui descend en déroulant la banderole, illustre la partie au futur de la phrase  : « il viendra ».
Le premier, qui remonte en emportant le livre fermé, illustre la partie au passé : « vous l’avez vu s’en aller au ciel. »


Cette symétrie entre le départ et le retour est affirmée par le rite-même de l’Ascension :

Ainsi qu’il monte, il reviendra,

Juge siégeant sur les nuées

Ut ascendit, sic veniet

Sedens in nubis solio


Porte_Miegeville_-_Basilique_Saint-Sernin schema 2
Ainsi le tympan boucle, en passant par le Livre tenu par le Christ, la chronologie amorcée par les quatre chapiteaux.


Porte Miegeville detail nimbe

Jochen Zink ([3a] , p 110) relie avec raison ces deux événements symétriques exprimés par les hommes en blanc, l’Ascension et le Retour, avec les lettres alpha et omega à peine visibles en bas du nimbe.



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Les rouleaux du tympan de Moissac

Tympan Moissac colorise

Tympan de Moissac (colorisé)

Le même type de problème iconographique se pose dans le tympan de Moissac. On y voit de part et d’autre du Christ deux séraphins/chérubins à cinq ailes (deux petites sont plaquées sur la poitrine) mais dont les attitudes sont ici différentes :

  • le premier tient dans la main droite un rotulus roulé, et sa main gauche est voilée par sa manche ;
  • le second tient dans la main gauche un rotulus déroulé, et sa main droite, nue, fait un geste phatique.


Tympan Moissac

Tympan de Moissac (détail)

La problématique ressemble à celle du Codex Amiatinus, mais elle n’est pas ici de nature purement graphique : on saisit bien que l’idée est d’opposer le caché (rotulus roulé, main couverte) et le révélé (rotulus déroulé, main ouverte).

Dans tous les autres exemples connus, les séraphins/chérubins participent à la liturgie céleste, soit en chantant le Sanctus, soit en encensant des calices [4]. Comme il n’existe pas d’autre exemple d’anges à plusieurs paires d’ailes tenant un rotulus, il est bien difficile d’expliquer cette dissymétrie : aucun texte théologique ne mentionne de différence dans la fonction des séraphins et des chérubins Par ailleurs cette différence ne peut pas s’expliquer par la composition d’ensemble, le reste du tympan étant totalement symétrique.


Un jeu purement formel ?

Pour Susan Dixon, les deux rouleaux « ne portent aucune signification au delà de celle d’une opposition ».[5]


Le couple Inconnaissable / Connaissable ?

Isaïe décrit ainsi le rôle des séraphins :

Les Séraphins se tenaient au-dessus de lui, et chacun d’eux avait six ailes ; de deux ils couvraient sa face, et de deux ils couvraient ses pieds, et de deux ils volaient. » Isaïe, 6,2

seraphin stabant super illud sex alae uni et sex alae alteri duabus velabant faciem eius et duabus velabant pedes eius et duabus volabant

(Remarque : la traduction actuellement retenue corrige le texte de la Vulgate : de deux ils couvraient leur face..)

N.Mezoughi [6] a remarqué qu’une exégèse par Saint Jérôme de ce passage d’Isaïe met en avant l’opposition caché / révélé :

Par les Séraphins, Dieu est en partie révélé et en partie caché. En effet ils couvrent sa face et ses pieds parce que ni le passé d’avant le monde, ni le futur d’après le monde, nous ne pouvons en avoir connaissance. Mais le milieu en revanche, qui a été fait en six jours, nous le contemplons.

In seraphim ex parte ostenditus (Dominus) ex parte celatur. Faciem enim et pedes eius operiunt quia et praeterita ante mundum et futura post mundum scire non possumus. Sed media tantum quae in sex diebus facta sunt, contemplamur.


Le problème est que ce rapprochement  :

  • contredit l’expérience directe du spectateur (les séraphins de Moissac ne cachent rien) et la symétrie du texte d’Isaïe (chaque séraphin fait la même chose) ([3a], p 110) ;
  • met à égalité la fonction de cacher (premier séraphin) et de révéler (second séraphin), qui n’existe que dans l’exégèse de Saint Jérôme : Isaïe ne parle que de cacher ;
  • n’illustre pas clairement l’exégèse : Saint Jérôme explique que les séraphins marquent les bornes du connaissable aussi bien dans le Passé que dans le Futur : dans une lecture temporelle du tympan, chaque séraphin devrait donc porter d’une main un rouleau fermé et de l’autre un rouleau déroulé.


Le couple soleil / lune ?

L’opposition caché / révélé peut faire également penser au couple soleil / lune que l’on trouve souvent dans les tympans du Jugement dernier : mais il serait ici placé à l’envers (e soleil est toujours du côté héraldiquement supérieur, à main droite du Christ).


Des indications de lecture ?

Le portail de Moissac (comme la porte Miègeville) sont tous deux situés au Sud. L’objet ouvert se trouve donc côté Orient et l’objet fermé côté Occident.

Ceci est cohérent avec les scènes des parois :

« les images des ‘ Fins dernières ‘ individuelles , sculptées sur la paroi de l’ouest , se trouvent sur le côté du soleil couchant ; au contraire ce sont les scènes de l’Incarnation et donc du Salut et de la promesse de la résurrection de la chair qui sont placés sur le côté du soleil levant » ([7], p 327)

On pourrait donc considérer les deux séraphins comme des admoniteurs, rappelant au spectateur que le début de l’histoire est à l’Est, et sa fin à l’Ouest : pour Honorius Augustodunensis, le temps est comme une corde tendue d’est en ouest, du levant au couchant.([3], p 38)

Dans le même ordre d’idée d’indication à l’usage du spectateur, les rouleaux pourraient jouer un rôle bien précis de signalisation :

« D’après les pénitentiels du Moyen-Age, les pénitents qui devaient rester en dehors de l’église se tenaient du côté gauche des portails » ([7], note 57),

Le rouleau fermé serait ainsi équivalent à « entrée interdite ».

Ces considérations topographiques ont l’avantage de s’appliquer à la fois au portail de Moissac et à la porte Miègeville, et même à tout autre tympan quel que soit son sujet. En contrepartie, leur caractère réducteur nous laisse sur notre faim, et avec une petite impression d’être passé à côté de l’essentiel.


Le couple Ancien Testament / Nouveau Testament ?

Cette idée a été proposée incidemment par Houlier, puis reprise par Zinc, sur la base d’un texte qui établit explicitement un lien entre les deux Testaments et les séraphins d’Isaïe :

Qu’aussi on lit dans Isaïe deux séraphins, qui représentent de manière figurée l’Ancien et le Nouveau Testament. Vraiment, ils cachent le visage et les pieds de Dieu, parce que ni le passé d’avant le monde, ni le futur d’après le monde, nous ne pouvons en avoir connaissance ; mais le milieu en revanche, par leur témoignage nous le contemplons.

Isidore de Seville, Etym VII,5 dans Migne, PL, 82, 274

Quod autem duo Seraphin in Esaia leguntur, figuraliter Veteris et Novi Testamenti significationem ostendunt. Quod vero faciem et pedes Dei operiunt, quie praeterita ante mundum, et futura post mundum, scire non possumus, sed media tantum, eorum testimonio contemplamur.

Mais ce commentaire par Isidore du commentaire de Jérôme se heurte à la même difficulté : c’est chaque séraphin qui représente à la fois l’Ancien et le Nouveau Testament.

De plus, si les deux rouleaux représentent les deux testaments, le rouleau déroulé (le Nouveau Testament) se trouve du mauvais côté : P.Klein ([7], note 57) rejette donc vigoureusement l’interprétation de Houlier et Zinc, à la fois comme contraire à la symbolique gauche et droite (le Nouveau Testament devrait être du côté honorable, à la droite du Christ) et comme incohérente avec le reste de la décoration (les prophètes Jérémie et Isaïe de l’Ancien Testament sont à la gauche du Christ, les apôtres Pierre et Paul sont à sa droite).

Pour tourner la difficulté, Barbara Franzé [7a] inverse, comme Olivier Testard,  la logique intuitive du dévoilement, en voyant dans « le phylactère enroulé, le Nouveau Testament dont les mystères ne seront révélés qu’à la fin des temps ».


La dialectique ouvert /fermé

Comme le remarque Olivier Testard ([3], p 54), la division Ancien Testament / Nouveau Testament  ne vaut que pour la partie centrale du portail.

De même, interpréter le tympan de Moissac en terme de polarisation positif/négatif est inopérant si on veut prendre en compte de manière cohérente l’ensemble de la composition :

  • les scènes de l’Enfance du Christ, donc « positives », sont sur le côté droit du porche ;
  • la parabole du Riche et de Lazare, ainsi que les péchés de l’Avarice et de la Luxure, sont sur le côté gauche.


Porche Moissac Schema 1

Ce qui fonctionne finalement le mieux, selon Olivier Testard, est de superposer à la dialectique Ancien Testament / Nouveau Testament (fond jaune / fond bleu) la dialectique fermé / ouvert (bord rouge / bord vert).

On voit ainsi que le livre fermé de Saint Paul (Nouveau Testament) se trouve du côté du rouleau fermé. Il faudrait donc lire les deux rouleaux de la même manière que pour la porte Miègeville :

  • le rouleau ouvert signifiant « la prophétie réalisée »,
  • le rouleau fermé « ce qui reste à venir ».


Porche Moissac Sein d'AbrahamUn prophète, Abraham prenant l’Ame de Lazare dans son sein Porche Moissac IsaieIsaïe avec sa prophétie

Cette lecture du rouleau ouvert fonctionne bien pour Isaïe, qui porte sa prophétie : « Ecce virgo concepiet », et pour le prophète du groupe Abraham, qui constate que le pauvre Lazare a bien sa place au Paradis, tandis que le Riche finira en enfer (Luc 16:19–30).


Des logiques locales (SCOOP !)

Porche Moissac Schema 2

Mais, tout comme dans le cas de la porte Miègeville, l’importance de l’opposition rouleau fermé / rouleau ouvert comme principe organisateur de l’ensemble, ne saute pas aux yeux, dès lors que l’on prend conscience que le tympan comporte non pas un, mais six objets fermés (bord rouge).
La recherche toujours décevante d’une lecture globale a fait négliger les logiques locales qui articulent le centre et les côtés :

La recherche toujours décevante d’une lecture globale a fait négliger les logiques locales qui articulent le centre et les côtés :

  • Isaïe, avec sa prophétie, fait le lien entre la partie Ancien Testament et le volet droit, amorçant la chronologie ascendante de l’Enfance du Christ (0 à 6) ;
  • de même Saint Pierre, avec ses clés, fait le pont entre les deux branches de la Parabole de Lazare, entre le chemin descendant du Riche vers l’Enfer (R1 vers R2), et le chemin latéral de Lazare vers le Paradis (L1 vers L2) :

« Je te donnerai les clés du royaume des cieux et tout ce que tu lieras sur terre sera lié dans les cieux ». (Matthieu 16, 18-20)

L’explication du rouleau déroulé pourrait bien elle-aussi relever d’une logique locale, limitée à une partie du tympan.


Un commentaire johannique (SCOOP !)

Tympan Moissac colorise gauche Tympan Moissac colorise droite

Comme souvent, faisons confiance aux détails :

  • côté gauche, l’Ange de Saint Mathieu a les pieds posés sur un motif ondulant ( la « mer de cristal » de l’Apocalypse), comme tous les habitants du tympan – ou presque …
  • car côté droit, l’Aigle est en vol : pour rappeler que Saint Jean n’est pas seulement l’auteur d’un des quatre Evangiles, mais aussi celui de l’Apocalypse, le Livre des Visions et des Révélations.


Certaines figurations de Dieu en Majesté présentent des dissymétries étonnantes : cet article résume la littérature disponible et se fait sa propre opinion.

La garde angélique


526-47 Apse_mosaic San_Vitale_-_Ravenna christ et anges

526-47, Mosaïque de l’abside de la basilique de San Vitale, Ravenne

Vêtu de pourpre impériale, le Christ tient dans sa main gauche le Livre à sept sceaux de l’Apocalypse (un rouleau fermé par sept noeuds) ; de sa main droite il donne à Saint Vital la couronne de martyr que celui-ci s’apprête à recevoir dans ses deux mains, respectueusement couvertes par son manteau selon l’étiquette de la cour impériale.

Les deux anges sont porteurs de longues verges dorées, à l’image des silentiari, dignitaires qui entouraient l’empereur byzantin et frappaient le sol pour obtenir le silence. Ils jouent ici un rôle d‘intermédiaire :

  • celui de gauche autorise Saint Vital à s’approcher, en lui touchant l’épaule ;
  • celui de droite reçoit la maquette de la basilique de la part de l’évêque Ecclésius, qui la lui présente de ses mains voilées.

Cette différence dans les rôles explique la dissymétrie des mains tenant la verge : chaque ange la tient avec son bras libre.



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Les processions de Saint Apollinaire le Neuf

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Après 560, Procession des saints martyrs, Saint Apollinaire le neuf, Ravenne

Sur la paroi de droite de la nef, le registre inférieur déploie une procession de vingt cinq martyrs, derrière Saint Martin, qui partent du palais de Théodoric pour se diriger vers le Christ trônant. Le registre médian montre douze saints et prophètes, tenant des livres fermés ou des rotulus roulés ou déroulés, à mains nues ou voilées, sans autre logique que la variété.



561 apres Procession des martyrs, conduits par Saint Martin Saint Appolinaire le neuf Ravenne
Identifiés par leur nom inscrit au-dessus de leur tête , les martyrs portent à deux mains la couronne qu’ils viennent présenter au Christ : leur main droite est presque toujours couverte par leur manteau (sauf Saint Cornélius, Saint Jean et Saint Paul), leur main gauche est tantôt couverte tantôt nue, sans alternance stricte. Le casse-tête des majuscules doubles inscrites tantôt sur les deux manches, tantôt sur une seule, n’a pas été élucidé.


526 Christ entre quatre anges Saint Appolinaire le neuf Ravenne

526, Christ trônant entre quatre anges, Saint Apollinaire le Neuf, Ravenne

Le Christ assis sur un trône est figuré là encore comme un Empereur, entouré par quatre anges porteurs de verges. Avant la restauration malheureuse du XIXème siècle, il tenait dans sa main gauche un livre ouvert, sur lequel était inscrit « Je suis le Roi de gloire ».

Les quatre anges de la garde sont pratiquement identiques : tous avec la même lettre gamma, tenant à travers leur manteau une lance de la main gauche, et levant la main droite nue. Seul le geste de celle-ci introduit une minime différence. Dans chaque couple :

  • l’ange de gauche (donc en situation hiérarchique supérieure) imite le geste d’allocution du Christ,
  • l’ange de droite présente sa paume ouverte.

Dans le contexte de ces « silentiari », préposés à la parole impériale, cette différence de geste signifie sans doute que l’ange en chef relaie la parole du Christ, et que son subordonné la reçoit (un peu comme dans une chaîne de commandement militaire).


Sant_Apollinare_Nuovo_North_Wall_Panorama_01

Après 560, Procession des saintes martyres, Saint Apollinaire le neuf, Ravenne

Sur l’autre paroi, respectant la division liturgique de la nef entre les hommes à droite et les femmes à gauche, vingt deux vierges martyres, derrière les trois Rois Mages, partent du port de Classe pour apporter leur couronne à la Vierge à l’Enfant trônant. Cette fois, leur main gauche est systématiquement couverte, tandis que la droite est tantôt couverte tantôt nue, là encore sans alternance stricte.



561 apres Vierge a l'Enfant Saint Appolinaire le neuf Ravenne

Les quatre anges qui gardent la Madone ont ici des gestes différenciés, qu’il est possible d’expliquer : le couple de droite reprend la même opposition prise de parole /réception de la parole que les anges autour du Christ. Le premier ange désigne la procession qui arrive, le second désigne la Madone, créant ainsi un lien narratif qui n’existe pas de l’autre côté de la nef. Les gestes de la Vierge et de l’Enfant expliquent cette différence :

  • l’une fait le geste de l’allocution,
  • l’autre tend la main en biais, pour recevoir les présents des Rois Mages.

Cette situation de don (voir 2-3 Représenter un don) n’est pas protocolairement possible de l’autre côté de la nef (on ne donne pas de la main gauche) : les martyrs ne viennent donc pas offrir leur couronne, mais simplement la présenter au Christ, et recevoir sa parole relayée par la garde.

Cet exemple particulièrement alambiqué montre bien que le hiératisme et la caractère répétitif du style byzantin n’exclut pas une recherche de variété dans les détails. Il souligne d’autre part les limites du décorticage iconographique de ces détails, qui se heurte aux errements des restaurations, et à l’absence de sources textuelles.



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550 ca Porec_-_Basílica_Eufrasiana_-_Mosaics_de_l'absis

Basilique euphrasienne de Porec, vers 550

Dans un format réduit, cette mosaïque absidale oppose également nettement les deux moitiés de la composition, donateurs d’un côté, spectateurs de l’autre.

Du côté honorable, les personnages sont nommés :

  • l’archidiacre Claude tenant un livre, et son fils Euphrasius à ses pieds tenant deux rotulus ;
  • l’évêque Euphrasius, avec la maquette de la basilique ;
  • saint Maur, tenant sa couronne de martyr et auréolé : en tant que saint, il introduit les humains auprès de la Divinité.

De l’autre côté, trois saints anonymes se contentent d’assister à la cérémonie.

Ni la Vierge ni l’Enfant ne font de geste particulier de la main : il ne s’agit pas ici d’une scène de don proprement dite, mais d’une présentation officielle des donateurs. Les objets ne sont pas tant des présents que des attributs distinctifs :

  • la couronne pour les saints martyrs ;
  • la maquette de l’édifice pour le fondateur :
  • le livre pour les religieux, saints ou pas ;
  • le rotulus pour l’écolier.

Vu l‘absence d’interaction entre la Vierge impériale et les processionnaires, les deux anges porteurs de verge sont strictement identiques, mis à part l’inclinaison de la tête.



Les trois anomalies du Codex Amiatinus

Maiestas Domini Codex Amiatinus 692-716 (fol. 796v), Firenze, Biblioteca Medicea

Maiestas Domini, Codex Amiatinus 692-716 (fol. 796v), Biblioteca Medicea, Florence

Pour une analyse plus complète de l’image, voir 3 Haut moyen âge. J’approfondis seulement la question des mains voilées et dévoilées, dont on a ici un véritable florilège.


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Anomalie 1 : la main découverte de Saint Jean

Des quatre Evangélistes, Saint Jean (en haut à droite) est le seul à tenir son livre d’une seule main, qui plus est découverte. Les trois autres le portent dans leurs deux mains couvertes, soit pour le lire (Matthieu, Marc) soit pour le montrer (Luc).

Selon Peter Darby ([0], p 365), ce statut spécial accordé à Saint Jean (qui a connu le Christ) par rapport aux trois évangélistes dits synoptiques (qui ne l’ont pas connu) traduirait « un thème patristique banal qui était couramment illustré dans l’art insulaire ».

Charlotte Denoël ([0a], p 489) ajoute que les trois autres évangélistes « ont les mains voilées, comme le diacre qui porte en procession les Évangiles vers l’autel… sans doute le voile n’est-il pas nécessaire dans son cas, puisque Jean incarne la parole révélée. »


Saint Luc basilique Saint Vital Ravenne

Mosaïque de Saint Luc, vers 527, basilique Saint Vital, Ravenne

Il importe néanmoins de rester prudent : dans la seule représentation comparable dont nous disposons, celle des Quatre Evangélistes à Saint Vital de Ravenne, un autre des quatre est particularisé, Saint Luc, et de manière inverse à celle du Codex Amiatinus : il est le seul à tenir son Livre d’une main voilée.


Le rotulus de l’ange

Parmi les Vivants du Codex Amiatinus, seul l’Ange de Saint Matthieu tient un rotulus, à mains nues. Pour Charlotte Denoël ([0a], p 495), ce détail est significatif

« puisque l’Évangile de saint Matthieu s’ouvre par la généalogie du Christ, autrement dit par une évocation de l’Ancien Testament. Or, le rouleau, ainsi que le rappelle très justement Isidore de Séville, suivi par de nombreux auteurs, sert à représenter la loi chez les Hébreux et il est l’attribut habituel des prophètes de l’Ancien Testament. »



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Anomalie 2 : les mains des anges

Maiestas Domini Codex Amiatinus 692-716 (fol. 796v), Firenze, Biblioteca Medicea detail
Les traits sont partiellement effacées, mais les deux sont de la même longueur : il s’agit bien de deux verges (et non d’un sceptre et d’une verge). Dès lors, pourquoi le premier ange la tient-il de sa main droite couverte, et le second de sa main gauche nue ?


1066 Psautier theodore fol 110v BL Add.19352

1066, Psautier Theodore, BL Add 19352 fol 110v

L’alternance des mains est logique pour obtenir une représentation symétrique, comme le montre cette illustration byzantine postérieure de quatre siècles, qui a fait le même choix graphique : le second ange garde la position normale (lance dans la main gauche) et le premier la change de main. Mais ici les mains ne sont pas voilées, ce qui simplifie le problème de la symétrisation.

Pour comprendre la difficulté qui se posait à l’illustrateur du Codex Amiatinus, il faut se souvenir des anges parallèles de Ravenne, main gauche voilée tenant la verge et main droite nue dans un geste phatique (impossible à voiler puisqu’elle est levée).

L’illustrateur a voulu conserver l’idée de la main découverte pour le geste principal et de la main couverte pour le geste secondaire :

  • pour le second ange, il a donc suivi le modèle de Ravenne (lance tenue de la main gauche), mais comme la main droite n’avait rien de spécial à faire, il l’a voilée ;
  • pour dessiner le premier ange en symétrie (et non en parallèle comme à Ravenne), il a changé la lance de main, mais pas le voile.

Ce choix est d’autant plus logique que, comme les donateurs dans l’abside de Porec, l’ange de gauche est celui qui est situé du côté de la main droite de Dieu, donc en situation potentielle de donner ou de recevoir : d’où l’intérêt de voiler la main destinée à saisir ce don.

Ce qui nous semble ici une anomalie n’est rien d’autre que l’application, dans un contexte symétrique, de la même règle qu’à Ravenne : voiler la main qui en fait le moins.



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En aparté : Le Christ à la main voilée

Un geste de subordination

On sait que le fait de se voiler les mains devant l’Empereur est dans l’étiquette romaine, puis byzantine, la manifestation obligatoire de respect de la part d’un subordonné [1]. Malheureusement on n’en a pas conservé de témoignage graphique.


217-218 Aureus_Macrinus-RIC_0079

Aureus de Macrinus, 217-218

C’est aussi, plus prosaïquement, le geste de celui qui veut recueillir un don : côté pile de cette monnaie est représentée la libéralité de l’empereur, distribuant des jetons (tessera) : à gauche en bas du podium un petit personnage les recueille dans sa toge.

Geste protocolaire ou geste pratique, se couvrir les mains de son manteau marque dans tous les cas la subordination.


Le Livre dans la manche

Il est donc contre-nature, et donc excessivement rare, de voir le Christ, autorité suprême, tenir lui-même le Livre au travers de son vêtement.

Christ_as_a_warrior_6th_century Battistero Neoniano Ravenne
Christ en guerrier, 6ème siècle, Battistero Neoniano, Ravenne

Un des très rares exemples est cette mosaïque de Ravenne : cas très particulier, puisque le Christ combattant foule aux pieds un lion et un serpent (illustration habituelle du psaume 91). On peut supposer que, dans ce contexte, le manteau contribue à protéger le livre contre les attaques du Mal.


10eme Calice de l'empereur Romanos Tresor de Saint Marc Venise

10eme siècle, Calice de l’empereur Romanos, Trésor de Saint Marc, Venise

Dans cet exemple plus tardif, le Christ semble subir la contagion des saints environnants, qui tiennent le livre dans leur main voilée.


11th–12th Christ pantocrator MET11-12ème siècle, Christ pantocrator, MET. Medallion with Christ from an Icon Frame 1100 METvers 1100, Medaillon provenant du cadre d’une icône, MET.

La formule se limite à des Christs pantocrator en buste, où la geste de la main gauche est marginal, et à des objets décoratifs de petite taille. Dans les contextes mieux contrôlés théologiquement, manuscrits ou compositions monumentales, elle n’apparaît jamais.


1066 Psautier theodore David at Christ's feet. fol 8v BL Add.19352David aux pieds du Christ, fol 8v 1066 Psautier theodore Christ as a boy, teaching fol 56r BL Add.19352Christ Emmanuel enseignant, fol 56r

1066, Psautier Theodore, BL Add 19352

Ce célèbre psautier byzantin contient de nombreuses images du Christ tenant le Livre de différentes manières : mais l’artiste n’oublie jamais de montrer les doigts nus, même lorsqu’il s’agit du Christ enfant.


1119-1134 Baldaquin de Ribes-_Museu_Episcopal_de_VicBaldaquin de Ribes, 1119-1134, Museu Episcopal de Vic Vitrail de la Crucifixion 12eme siecle cathedrale de PoitiersVitrail de la Crucifixion, 12ème siècle, cathédrale de Poitiers

En dehors de l’art byzantin, on trouve à la période romane ces deux cas isolés :

  • le premier offre une certaine parenté avec le Codex Amiatinus, par la présence de la garde angélique ; mais le geste est très différent, puisque seule la paume est couverte, les doigts nus touchant le livre ;
  • le second est une Ascension : l’idée étant de souligner le caractère sacré de ce que le Christ a laissé aux Chrétiens de son passage sur terre : l’Evangile.



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Anomalie 3 : La main voilée du Christ (SCOOP !)

Maiestas Domini Codex Amiatinus 692-716 (fol. 796v), Firenze, Biblioteca Medicea detail detail
C’est en définitive la même idée qui sous-tend l’image du codex Amiatinus : j’ai expliqué par ailleurs (voir 3 Haut moyen âge) que dans sa structure même, l’image représente, reliés dans une même totalité, les quatre Livres des évangélistes :

rien d’étonnant donc qu’au centre le Christ montre, aux deux anges qui s’inclinent, la sacralité du Livre.



Chérubins et séraphins à l’époque romane

940-45 Beatus Morgan MS M.644 fol. 112r940-45, Beatus Morgan, MS M.644 fol. 112r Maiestas Domini, COdice Vigilano, 976, (MS Escorialensis d.1.2 16v.)976, Codice Vigilano, MS Escorialensis d.1.2 16v.

En Espagne, certaines représentations de Dieu en Majesté distinguent deux catégories d’anges :

  • Cerubin (chérubins) et Serafin.
  • Terufin (teraphim) et Serafin (séraphins) ;

Cette distinction se retrouve dans plusieurs Majestas Dei d’absides catalanes. Marcello Angheben [2] a montre que, malgré la différence hiérarchique (les Séraphins étant les plus proches de Dieu avec six ailes, suivis immédiatement des chérubins, à quatre ailes), les artistes romans ne représentent pas visuellement la distinction, mais la signalent seulement par les inscriptions.


Bernard-Gilduin-Toulouse_Basilique_Saint-Sernin-cherubinChérubin déambulatoire, XIe, groupe de bas-reliefs, le Christ en majestéChrist  Bernard-Gilduin-Toulouse_Basilique_Saint-Sernin-seraphinSéraphin

Bernard Gilduin, Basilique Saint-Sernin, Toulouse

Dans le déambulatoire de la Basilique Saint-Sernin de Toulouse sont présentés sept bas-reliefs, dont trois sont étroitement liés par le style et par la taille (les quatre autres sont postérieurs).

Le deux anges de part et d’autre du Christ suivent le même schéma que dans le codex Amiatinus :

  • le second porte dans sa main gauche l’objet de pouvoir (ici une croix hampée) et dans sa main droite l’objet phatique (ici une banderole) ;
  • le premier est construit par symétrie.

Les deux tiennent la même banderole :

Et ils clament : saint,saint, saint. Et clamant Sanctus, Sanctus, Sanctus,

Seules les distinguent les inscriptions de l’arcade :

À la droite du Père tout-puissant se tient le chérubin. Par la suite le séraphin occupe sans fin la gauche sacrée.
Ad dextram Patris Cherubin stat cunctipotentis. Posside inde sacram serafin sine fine sinistram.

L’expression « gauche sacrée » souligne que, dans les Majestas Dei, la moitié à la gauche du Christ n’est pas dévalorisée par rapport à la moitié honorable : précision utile pour les spectateurs habitués aux scènes polarisées (Jugement dernier ou Crucifixion).

L’expression « sine fine » n’implique pas que la moitié à la gauche du Christ aurait à voir avec le Futur : c’est simplement un jeu d’assonance avec « serafin ».


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Les deux « hommes en blanc » de la porte Miègeville

Tympan_-_Porte_Miegeville_-_Basilique_Saint-Sernin

Tympan de la porte Miègeville, Basilique Saint-Sernin, Toulouse

Le tympan représente l’Ascension du Christ, montant au ciel en élevant les deux mains, le Livre dans la gauche. Il est :

  • soulevé par deux anges,
  • acclamé par un chérubin et un séraphin, très similaires à ceux des bas-reliefs du déambulatoire : main désignant le ciel comme geste phatique, croix hampée comme attribut;
  • acclamé par deux autres anges plus petits : même geste phatique, ruban qui s’enroule autour du bras comme attribut.

Le registre inférieur représente les douze apôtres assistant à l’Ascension

« Quand il eut dit cela, il fut élevé (de terre) sous leur regard, et un nuage le déroba à leurs yeux. Et comme ils avaient la vue fixée vers le ciel pendant qu’il s’en allait, voici que deux hommes, vêtus de blanc, se présentèrent à eux et (leur) dirent:  » Hommes de Galilée, pourquoi restez-vous à regarder vers le ciel ? Ce Jésus qui, d’auprès de vous, a été enlevé au ciel, ainsi viendra de la même manière que vous l’avez vu s’en aller au ciel. «  Actes, 1,9-11

Si tout le monde s’accorde pour reconnaître, dans les deux anges qui flanquent les apôtres, les « deux hommes vêtus de blanc » dont parle le texte, l’interprétation du livre fermé, pour le premier, et du rouleau déroulé, pour le second, a été l’objet d’intenses discussions.


L’Ancien et le Nouveau Testament ?

Intuitivement :

  • le premier devrait représenter l’Ancien Testament, fermé parce que l’histoire qu’il contient est révolue ;
  • et le second Le Nouveau, déroulé parce qu’il est en cours.

Mais ceci placerait le Nouveau Testament du côté « négatif » du tympan, à main gauche du Christ.


Porte_Miegeville_-_Basilique_Saint-Sernin schema 1
Olivier Testard [3] a proposé en 2004 une lecture chronologique des quatre chapiteaux, de droite à gauche : en jaune deux scènes de l’Ancien Testament, à droite deux du Nouveau (David, ancêtre de Jésus, servant de transition). Pour embarquer les deux anges latéraux dans cette chronologie, il interprète leurs livres à rebours de l’intuition immédiate :

« L’Ancien Testament fermé ne signifie pas que ce temps est révolu, pas plus que le Nouveau Testament ouvert ne signifie que ce temps est en cours. Il faut comprendre l’inverse. L’Ancien Testament est ouvert, parce que l’incarnation en révèle tout le message qui était caché. Il se lit maintenant à livre ouvert…. le rouleau ouvert du côté de l’Ancien Testament, avec le chapiteau de l’expulsion du jardin d’Éden, vaut annonce du nouvel Adam. Par conséquent, le Nouveau Testament est encore fermé parce qu’il est impossible à l’homme d’en comprendre tout le dessein qui ne sera manifeste en totalité qu’à la fin des temps. »

Cette lecture a l’inconvénient de contredire non seulement l’intuition, mais aussi des textes bien connus :

Dans le Nouveau Testament apparaît ce qui dans l’Ancien était caché.

Saint Augustin

Et clamant Sanctus, Sanctus, Sanctus,
Ce que Moïse voile, la doctrine du Christ le dévoile.

Abbé Suger

Quod Moyses velat, Christi doctrina revelat

Départ et retour (SCOOP !)

A mon sens, s’il y a une signification à trouver aux attributs des deux « hommes en blanc », elle est à rechercher à l’intérieur de la scène de l’Ascension, dont ils font partie intégrante, plutôt que dans l’environnement du tympan. D’ailleurs, il est quelque peu artificiel de focaliser la discussion sur ces deux personnages seulement : considérée dans son ensemble, la scène de l’Ascension montre en fait neuf livres fermés, contre un seul rouleau déroulé.


Porte_Miegeville_-_Basilique_Saint-Sernin schema 3
Une certaine correspondance lie les sept personnages du tympan, et les sept couples du linteau qui regardent deux par deux vers le haut (flèches bleu clair):

  • Pierre (avec ses clés pour attribut) et Paul (avec son livre pour attribut) regardent le Christ ;
  • les deux couples qui correspondent aux séraphins portent deux livres ;
  • les quatre couples qui correspondent aux anges portent un seul livre, remplacé par le rouleau pour le dernier.

Les deux hommes en blanc désignent du doigt l’un son livre l’autre son rouleau (flèches jaunes) ; le premier est le seul de tous les personnages qui ne regarde pas en haut, mais vers l’arrière (flèche bleue sombre).


Porte_Miegeville_-_Basilique_Saint-Sernin detail gauche Porte_Miegeville_-_Basilique_Saint-Sernin detail droit

Les deux hommes en blanc n’ont pas les pieds sur terre, mais sont en suspension. Et chacun participe à une sorte de saynette avec l’apôtre adjacent :

  • dans la première, aucune interaction : l’ange prend le livre et l’apôtre reste captivé par l’Ascension ;
  • dans la seconde, il y a interaction : l’ange apporte le rouleau et l’apôtre le déroule.

Il faut ici revenir aux paroles des deux hommes en blanc : on leur a toujours reconnu une grande importance théologique, car elles établissent un parallèle entre l‘Ascension et le Retour du Christ à la fin des Temps : « (il) viendra de la même manière que vous l’avez vu s’en aller au ciel. »

Il me semble que le second ange, qui descend en déroulant la banderole, illustre la partie au futur de la phrase  : « il viendra ».
Le premier, qui remonte en emportant le livre fermé, illustre la partie au passé : « vous l’avez vu s’en aller au ciel. »


Cette symétrie entre le départ et le retour est affirmée par le rite-même de l’Ascension :

Ainsi qu’il monte, il reviendra,

Juge siégeant sur les nuées

Ut ascendit, sic veniet

Sedens in nubis solio


Porte_Miegeville_-_Basilique_Saint-Sernin schema 2
Ainsi le tympan boucle, en passant par le Livre tenu par le Christ, la chronologie amorcée par les quatre chapiteaux.


Porte Miegeville detail nimbe

Jochen Zink ([3a] , p 110) relie avec raison ces deux événements symétriques exprimés par les hommes en blanc, l’Ascension et le Retour, avec les lettres alpha et omega à peine visibles en bas du nimbe.



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Les rouleaux du tympan de Moissac

Tympan Moissac colorise

Tympan de Moissac (colorisé)

Le même type de problème iconographique se pose dans le tympan de Moissac. On y voit de part et d’autre du Christ deux séraphins/chérubins à cinq ailes (deux petites sont plaquées sur la poitrine) mais dont les attitudes sont ici différentes :

  • le premier tient dans la main droite un rotulus roulé, et sa main gauche est voilée par sa manche ;
  • le second tient dans la main gauche un rotulus déroulé, et sa main droite, nue, fait un geste phatique.

Tympan Moissac

Tympan de Moissac (détail)

La problématique ressemble à celle du Codex Amiatinus, mais elle n’est pas ici de nature purement graphique : on saisit bien que l’idée est d’opposer le caché (rotulus roulé, main couverte) et le révélé (rotulus déroulé, main ouverte).

Dans tous les autres exemples connus, les séraphins/chérubins participent à la liturgie céleste, soit en chantant le Sanctus, soit en encensant des calices [4]. Comme il n’existe pas d’autre exemple d’anges à plusieurs paires d’ailes tenant un rotulus, il est bien difficile d’expliquer cette dissymétrie : aucun texte théologique ne mentionne de différence dans la fonction des séraphins et des chérubins Par ailleurs cette différence ne peut pas s’expliquer par la composition d’ensemble, le reste du tympan étant totalement symétrique.


Un jeu purement formel ?

Pour Susan Dixon, les deux rouleaux « ne portent aucune signification au delà de celle d’une opposition ».[5]


Le couple Inconnaissable / Connaissable ?

Isaïe décrit ainsi le rôle des séraphins :

Les Séraphins se tenaient au-dessus de lui, et chacun d’eux avait six ailes ; de deux ils couvraient sa face, et de deux ils couvraient ses pieds, et de deux ils volaient. » Isaïe, 6,2 seraphin stabant super illud sex alae uni et sex alae alteri duabus velabant faciem eius et duabus velabant pedes eius et duabus volabant

(Remarque : la traduction actuellement retenue corrige le texte de la Vulgate : de deux ils couvraient leur face..)

N.Mezoughi [6] a remarqué qu’une exégèse par Saint Jérôme de ce passage d’Isaïe met en avant l’opposition caché / révélé :

Par les Séraphins, Dieu est en partie révélé et en partie caché. En effet ils couvrent sa face et ses pieds parce que ni le passé d’avant le monde, ni le futur d’après le monde, nous ne pouvons en avoir connaissance. Mais le milieu en revanche, qui a été fait en six jours, nous le contemplons. In seraphim ex parte ostenditus (Dominus) ex parte celatur. Faciem enim et pedes eius operiunt quia et praeterita ante mundum et futura post mundum scire non possumus. Sed media tantum quae in sex diebus facta sunt, contemplamur.

Le problème est que ce rapprochement  :

  • contredit l’expérience directe du spectateur (les séraphins de Moissac ne cachent rien) et la symétrie du texte d’Isaïe (chaque séraphin fait la même chose) ([3a], p 110) ;
  • met à égalité la fonction de cacher (premier séraphin) et de révéler (second séraphin), qui n’existe que dans l’exégèse de Saint Jérôme : Isaïe ne parle que de cacher ;
  • n’illustre pas clairement l’exégèse : Saint Jérôme explique que les séraphins marquent les bornes du connaissable aussi bien dans le Passé que dans le Futur : dans une lecture temporelle du tympan, chaque séraphin devrait donc porter d’une main un rouleau fermé et de l’autre un rouleau déroulé.

Le couple soleil / lune ?

L’opposition caché / révélé peut faire également penser au couple soleil / lune que l’on trouve souvent dans les tympans du Jugement dernier : mais il serait ici placé à l’envers (e soleil est toujours du côté héraldiquement supérieur, à main droite du Christ).


Des indications de lecture ?

Le portail de Moissac (comme la porte Miègeville) sont tous deux situés au Sud. L’objet ouvert se trouve donc côté Orient et l’objet fermé côté Occident.

Ceci est cohérent avec les scènes des parois :

« les images des ‘ Fins dernières ‘ individuelles , sculptées sur la paroi de l’ouest , se trouvent sur le côté du soleil couchant ; au contraire ce sont les scènes de l’Incarnation et donc du Salut et de la promesse de la résurrection de la chair qui sont placés sur le côté du soleil levant » ([7], p 327)

On pourrait donc considérer les deux séraphins comme des admoniteurs, rappelant au spectateur que le début de l’histoire est à l’Est, et sa fin à l’Ouest : pour Honorius Augustodunensis, le temps est comme une corde tendue d’est en ouest, du levant au couchant.([3], p 38)

Dans le même ordre d’idée d’indication à l’usage du spectateur, les rouleaux pourraient jouer un rôle bien précis de signalisation :

« D’après les pénitentiels du Moyen-Age, les pénitents qui devaient rester en dehors de l’église se tenaient du côté gauche des portails » ([7], note 57),

Le rouleau fermé serait ainsi équivalent à « entrée interdite ».

Ces considérations topographiques ont l’avantage de s’appliquer à la fois au portail de Moissac et à la porte Miègeville, et même à tout autre tympan quel que soit son sujet. En contrepartie, leur caractère réducteur nous laisse sur notre faim, et avec une petite impression d’être passé à côté de l’essentiel.


Le couple Ancien Testament / Nouveau Testament ?

Cette idée a été proposée incidemment par Houlier, puis reprise par Zinc, sur la base d’un texte qui établit explicitement un lien entre les deux Testaments et les séraphins d’Isaïe :

Qu’aussi on lit dans Isaïe deux séraphins, qui représentent de manière figurée l’Ancien et le Nouveau Testament. Vraiment, ils cachent le visage et les pieds de Dieu, parce que ni le passé d’avant le monde, ni le futur d’après le monde, nous ne pouvons en avoir connaissance ; mais le milieu en revanche, par leur témoignage nous le contemplons.

Isidore de Seville, Etym VII,5 dans Migne, PL, 82, 274

Quod autem duo Seraphin in Esaia leguntur, figuraliter Veteris et Novi Testamenti significationem ostendunt. Quod vero faciem et pedes Dei operiunt, quie praeterita ante mundum, et futura post mundum, scire non possumus, sed media tantum, eorum testimonio contemplamur.

Mais ce commentaire par Isidore du commentaire de Jérôme se heurte à la même difficulté : c’est chaque séraphin qui représente à la fois l’Ancien et le Nouveau Testament.

De plus, si les deux rouleaux représentent les deux testaments, le rouleau déroulé (le Nouveau Testament) se trouve du mauvais côté : P.Klein ([7], note 57) rejette donc vigoureusement l’interprétation de Houlier et Zinc, à la fois comme contraire à la symbolique gauche et droite (le Nouveau Testament devrait être du côté honorable, à la droite du Christ) et comme incohérente avec le reste de la décoration (les prophètes Jérémie et Isaïe de l’Ancien Testament sont à la gauche du Christ, les apôtres Pierre et Paul sont à sa droite).

Pour tourner la difficulté, Barbara Franzé [7a] inverse, comme Olivier Testard,  la logique intuitive du dévoilement, en voyant dans « le phylactère enroulé, le Nouveau Testament dont les mystères ne seront révélés qu’à la fin des temps ».


La dialectique ouvert /fermé

Comme le remarque Olivier Testard ([3], p 54), la division Ancien Testament / Nouveau Testament  ne vaut que pour la partie centrale du portail.

De même, interpréter le tympan de Moissac en terme de polarisation positif/négatif est inopérant si on veut prendre en compte de manière cohérente l’ensemble de la composition :

  • les scènes de l’Enfance du Christ, donc « positives », sont sur le côté droit du porche ;
  • la parabole du Riche et de Lazare, ainsi que les péchés de l’Avarice et de la Luxure, sont sur le côté gauche.

Porche Moissac Schema 1

Ce qui fonctionne finalement le mieux, selon Olivier Testard, est de superposer à la dialectique Ancien Testament / Nouveau Testament (fond jaune / fond bleu) la dialectique fermé / ouvert (bord rouge / bord vert).

On voit ainsi que le livre fermé de Saint Paul (Nouveau Testament) se trouve du côté du rouleau fermé. Il faudrait donc lire les deux rouleaux de la même manière que pour la porte Miègeville :

  • le rouleau ouvert signifiant « la prophétie réalisée »,
  • le rouleau fermé « ce qui reste à venir ».

Porche Moissac Sein d'AbrahamUn prophète, Abraham prenant l’Ame de Lazare dans son sein Porche Moissac IsaieIsaïe avec sa prophétie

Cette lecture du rouleau ouvert fonctionne bien pour Isaïe, qui porte sa prophétie : « Ecce virgo concepiet », et pour le prophète du groupe Abraham, qui constate que le pauvre Lazare a bien sa place au Paradis, tandis que le Riche finira en enfer (Luc 16:19–30).


Des logiques locales (SCOOP !)

Porche Moissac Schema 2

Mais, tout comme dans le cas de la porte Miègeville, l’importance de l’opposition rouleau fermé / rouleau ouvert comme principe organisateur de l’ensemble, ne saute pas aux yeux, dès lors que l’on prend conscience que le tympan comporte non pas un, mais six objets fermés (bord rouge).
La recherche toujours décevante d’une lecture globale a fait négliger les logiques locales qui articulent le centre et les côtés :

La recherche toujours décevante d’une lecture globale a fait négliger les logiques locales qui articulent le centre et les côtés :

  • Isaïe, avec sa prophétie, fait le lien entre la partie Ancien Testament et le volet droit, amorçant la chronologie ascendante de l’Enfance du Christ (0 à 6) ;
  • de même Saint Pierre, avec ses clés, fait le pont entre les deux branches de la Parabole de Lazare, entre le chemin descendant du Riche vers l’Enfer (R1 vers R2), et le chemin latéral de Lazare vers le Paradis (L1 vers L2) :

« Je te donnerai les clés du royaume des cieux et tout ce que tu lieras sur terre sera lié dans les cieux ». (Matthieu 16, 18-20)

L’explication du rouleau déroulé pourrait bien elle-aussi relever d’une logique locale, limitée à une partie du tympan.


Un commentaire johannique (SCOOP !)

Tympan Moissac colorise gauche Tympan Moissac colorise droite

Comme souvent, faisons confiance aux détails :

  • côté gauche, l’Ange de Saint Mathieu a les pieds posés sur un motif ondulant ( la « mer de cristal » de l’Apocalypse), comme tous les habitants du tympan – ou presque …
  • car côté droit, l’Aigle est en vol : pour rappeler que Saint Jean n’est pas seulement l’auteur d’un des quatre Evangiles, mais aussi celui de l’Apocalypse, le Livre des Visions et des Révélations.

Apocalypse de Bamberg 1000 ca Apo 2,4 Folio 10 v, Bamberg, Staatsbibliothek, MS A. II. 42dLe trône de Dieu et la cour céleste Apocalypse 2,4 Folio 10 v
Apocalypse de Bamberg, vers 1000, Staatsbibliothek,Bamberg, MS A. II. 42d
Psautier, 11eme s, Abbaye de Saint-GPsautier, 11eme s, Abbaye de Saint-Germain-des-Prés, BnF Latin 11550 fol 6r

Une autre dissymétrie est que,  comme dans les deux exemples ci-dessus, l’Aigle est le seul des quatre Vivants qui ne porte pas un livre, mais tient entre ses serres un rouleau. Pour Charlotte Denoël ([0a], p 496),

« on verra Saint Jean tenir un rouleau dans certains portraits en tête de son Évangile, probablement parce que Jean est considéré comme le troisième prophète après Moïse et Paul et que son Apocalypse est considérée par les théologiens carolingiens comme une allégorie de l’unité entre les deux testaments. »



Tympan Moissac detail2

Il y a tout à parier que la banderole déroulée, partant du rouleau tenu par l’Aigle et à côté de Livre de Vie tenu par le Christ (Apocalypse 21:27), portait un verset de l’Apocalypse. Quoiqu’il en soit, la portée de ce rotulus déroulé n’est pas toute la moitié droite du tympan, mais seulement la zone « Saint Jean » :

  • après le Livre de Vie, secret et réservé au Christ,
  • vient le rouleau fermé de L’Evangile de Jean tenu par l’Aigle,
  • puis le rouleau déroulé de l’Apocalyse qui en est le corollaire, tenu par le Séraphin de la Vision d’Isaïe.

Ce qui valide a posteriori l’idée que la main nue de Saint Jean, dans le codex Amiatinus, n’était pas purement fortuite, mais rappelait sa particularité d’être l’Evangéliste qui révèle.



Des anges en miroir

Les anges au sceau de la porte Miègeville

Porte Miegeville Saint sernin de Toulouse Saint Pierre

Saint Pierre, Porte Miègeville,Saint Sernin de Toulouse

A droite du portail, le bas-relief de saint Pierre est encadré :

  • en bas par un motif très rare, Simon le Magicien tombant du ciel, entouré par deux démons ;
  • en haut par un motif très énigmatique, une couronne portée par deux anges, qui tiennent de l’autre main un disque cruciforme, en lequel on a longtemps vu une hostie.

Le bas-relief supérieur a été placé là au XIXème siècle par Viollet le Duc : sa composition similaire à celle du bas-relief inférieur a longtemps fait penser aux spécialistes qu’il avait retrouvé sa place originelle ; mais on considère aujourd’hui qu’il vaut mieux

« abandonner l’hypothèse de l’interprétation eucharistique de ce relief et sa relation thématique avec l’image de Pierre. C’est, semble-t-il, plutôt le hasard d’une restauration qu’une restitution fondée qui l’a fait – heureusement – conserver au dessus de celui-ci. » ([8], p 234)

Sans reprendre toute la discussion, je présente ici quelques réflexions nouvelles qui remettent en selle l’idée que le bas-relief a retrouvé la bonne place, sans recourir à l’interprétation eucharistique qui posait effectivement problème.



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Simon le Magicien

Porte Miegeville Basilica_Saint-Sernin_-_Simon_Magus

La scène est racontée dans un apocryphe, dans lequel Simon le magicien et Simon-Pierre s’opposent, à Rome, en concurrence de prodiges : à la fin, le magicien annonce qu’il va s’élever dans les airs au dessus de la Voie sacrée, ce qu’il fait. Le saint alors invoque le Christ :

« Vite, Seigneur, montre ta grâce : que, tombant des airs, il ressente une extrême faiblesse, qu’il ne meure pas, mais qu’il soit épuisé et se brise la jambe en trois endroits.» Actes de Pierre, 32

Simon le magicien est donc l’anti-modèle de saint Pierre. Mais sa chute finale est aussi l’anti-modèle de l’Ascension du Christ, le sujet du tympan de la porte Miègeville,


Une composition inventive (SCOOP !)

Le sculpteur a imaginé :

  • le siège de guingois, ironie envers celui qui se voyait trônant à la place de Pierre ;
  • les deux démons ailés, dont la langue tirée symbolise sans doute les paroles mensongères de Simon.

Celui-ci touche de l’index sa jambe droite couverte, tandis qu’un des démons touche de la griffe sa jambe gauche dénudée, sans qu’on comprenne clairement quelle jambe est cassée. Si le sculpteur n’ a pas forcé sur ce détail spectaculaire, c’est sans doute pour ne pas brouiller l’idée principale : une jambe est nue et l’autre couverte. Car les membre supérieurs présentent la même symétrie : le bras gauche est couvert, le droit dénudé, et le second démon essaie de remettre en place la manche qui lui servait d’aile.

L’idée semble être que le vêtement est ce qui servait au mage à la fois de moyen de voler et de moyen de se dissimuler : sa chute révèle la nudité du personnage, aussi ridicule que celle de ses démons acolytes.


Une inscription en miettes

L‘inscription en bas du bas-relief a longtemps déconcerté les épigraphistes. Robert Favreau a trouvé la solution, un hexamètre léonin :

ARTE FURENS MAGICA SIMON IN SUA OCCIDIT ARMA Égaré par son art magique, Simon succombe à ses propres armes

Porte Miegeville Saint sernin de Toulouse_Simon_Magus inscription
La lettre S est retournée, les lettres U et A sont comprimées l’une dans l’autre, la lettre C est part en arrière et la fin du vers s’est cassée :

« Le désordre de l’inscription a pu être voulu, pour refléter le viol, par Simon et sa magie, de l’ordre naturel des choses » [9]

On peut aller un peu plus loin et y voir ce qui manque à l’image, non pas la jambe mais la phrase de Simon « brisée en trois morceaux ».



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Les anges à la couronne

Porte Miegeville Saint sernin de Toulouse Deux_anges presentent le sceau de Dieu
Que l’objet cassé soit une couronne est maintenant admis par tous. Mais que la couronne soit destinée à Saint Pierre pose problème :

  • celui-ci est déjà coiffé d’une sorte de bonnet côtelé ;
  • dès 1059, le pape Nicolas II porte une couronne double, insigne de la « royauté de la main de Dieu et de l’empire de la main de Pierre » [10]

Les deux disques crucifères sont tenus entre le pouce et les deux derniers doigts, exactement comme dans la formule carolingienne du disque digital (voir 3a L’énigme du disque digital). Longtemps interprétés comme des hosties, ils sont maintenant vus comme des « signaculum dei », des sceaux de Dieu, un attribut quelquefois associé aux archanges dans l’art byzantin, qui « légitime leur action et justifie qu’ils sont bien les envoyés de Dieu » ([8], p 234) . Ce qui explique pourquoi le motif en croix est en relief (pour pouvoir être imprimé dans la cire), alors qu’il serait en creux dans le cas d’une hostie. De plus, il est difficilement concevable qu’une hostie, objet sacré, soit présentée de la main gauche par l’un des anges.


Le sceau de la ressemblance (SCOOP !)

On trouve dans Ezéchiel 28,12 l’expression assez hermétique « signaculum similitudinis », qu’on traduit habituellement par le « sceau de la perfection » mais qui signifie littéralement le « sceau de la ressemblance ».

Ce n’est pas le texte d’Ezéchiel qui donne directement la clé de lecture du bas-relief, mais une homélie d’Origène qui lui est consacrée :

Tout comme Adam et Eve n’ont pas péché immédiatement après avoir été créés, de même le serpent à une époque n’était pas un serpent, quand il résidait dans le « paradis des délices ». C’est ensuite, quand il est tombé de là à cause de ses péchés, qu’il a mérité d’entendre « Tu as été le sceau de la ressemblance et une couronne éclatante dans les délices du Paradis de Dieu » : avant qu’on ne trouve l’iniquité en toi, tu as marché immaculé sur tous tes chemins. » Job mentionne également à son sujet qu’il était arrogant aux yeux du Dieu Tout-Puissant. « C’est ainsi que Lucifer, celui qui se levait tôt, a été brisé au sol. »

Homélie 1 sur Ezéchiel

Sicuti Adam et Eva non statim, ut facti sunt, peccaverunt, ita et serpens fuit aliquando non serpens, cum in paradiso deliciarum moraretur. Unde postea corruens ob peccata meruit audire: Tu es resignaculum similitudinis, corona decoris in paradiso Dei natus es; donec inventa est iniquitas in te, ambulasti immaculatus in omnibus viis tuis. De quo etiam Iob memorat quia in conspectu omnipotentis Dei superbierit. Cecidit quippe de caelo Lucifer, qui mane oriebatur, contritus est super terram.

Cette homélie amalgame tous les thèmes du bas-relief : celui du sceau, du miroir (la ressemblance), de la couronne, et de la chute sur le sol (du serpent et de Lucifer).


Dans une autre homélie, Origène revient sur le sujet, évoquant le sceau du diable :

Prends garde, mortel, que quand tu quittes ce monde, tu ne sois marqué par le sceau du diable ; Car lui aussi a un sceau… Le diable circule et examine tout, voulant marquer lui-même ceux qui lui sont soumis ».Origène, Homélie 13 sur Ezéchiel Cave, homo, ne saeculum istud egrediens signaculo diaboli sis impressus; habet quippe ille signaculum… Circuit diabolus et lustrat omnia volens et ipse signare subiectos sibi.

Le thème de Lucifer, d’abord archange couronné, puis déchu et précipité au sol, est développé par plusieurs pères de l’Eglise [11]. Le bas-relief illustrerait donc l’idée que la couronne de Lucifer, et son sceau, miroir parfait de celui de Dieu, ont été récupérés par les deux anges et remontés au ciel.


Deux bas-reliefs complémentaires ‘SCOOP !)

Porte Miegeville Saint sernin de Toulouse_Simon_Magus avec anges

Les ressemblances flagrantes entre les deux bas-reliefs ne sont donc pas en définitive que des effets d’atelier :

  • le bas-relief du bas évoque à la fois la chute de Simon le Magicien et celle de Lucifer (les démons) ;
  • les démons (à deux ailes) sont les anti-modèles des anges (à trois ailes), tout comme Simon est l’anti-modèle de Pierre ;
  • en haut, le motif main nue / main voilée évoque l’idée de puissance sacrée (la couronne) et terrestre (les sceaux) ; en bas, le même motif illustre le thème de la magie dévoilée ;
  • saint Pierre est en position de régner, entre le trône usurpé par Simon et la couronne récupérée de Lucifer (en orange).

Une vue d’ensemble (SCOOP !)

Depuis longtemps on soupçonne que le thème de la lutte contre les hérésies sous-tend les deux compositions latérales de la porte Miègeville.


Porte Miegeville Saint sernin de Toulouse Saint Jacques

Porte Miègeville, bas-relief de gauche

Sans entrer dans les controverses concernant celle de gauche, sur lesquelles je n’ai rien à ajouter, voici ce qui semble néanmoins le plus probable au vu des derniers travaux [8] :

  • le saint représenté est Saint Jacques le Majeur ;
  • le bas-relief inférieur représente le faux prophète Montan, encadré par deux prophétesses ;
  • le bas-relief supérieur montre deux magiciens concurrents de Saint Jacques, qu’il a libérés de leurs liens et convertis.



Porte Miegeville Saint sernin de Toulouse Jacques Pierre schema
Conforté par l’interprétation « luciférienne » du bas-relief aux anges, l’ensemble présente une grande cohérence :

  • en bas les ennemis de chaque saint, faux prophètes tenus en respect par les griffons ;
  • en haut leurs victoires respectives : délier les liens et relever la couronne.



Anges formant octuor

Les anges de Palerme

1132 Palerme chapelle palatine

Coupole
1132, Chapelle palatine, Palerme

Depuis la nef apparaît dans la mosaïque de la coupole le Christ pantocrator, gardé par quatre archanges portant à main droite leur étendard et à main gauche le globe à croix inscrite, symboles de leur puissance militaire (voir 3a L’énigme du disque digital).



1132 Palerme chapelle palatine coupole
Du côté moins visible, quatre anges leur font pendant, portant à main droite ou gauche leur bâton de messager.


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Les Anges de Ratisbonne

Hans Karlinger, 1921 Die hochromanische Wandmalerei in Regensburg p 19

Hans Karlinger, 1921 Die hochromanische Wandmalerei in Regensburg p 19

La chapelle de Tous les Saints, à Ratisbonne, construite entre 1146 et 1155 pour servir de tombeau à l’évêque Hartwig II, possède une décoration très complexe et unique, inspirée de l’Apocalypse [12]. Nous allons nous intéresser ici seulement aux anges, qui s’étagent sur trois niveaux :

  • un ange unique en bas, entre les deux fenêtres de l’absidiole axiale (en jaune);
  • quatre anges dans les trompes (en vert) ;
  • huit anges dans la coupole, au dessus des fenêtres.

L’ange de l’axe

Ange sur le soleil 1146-55 allerheiligen kapelle regensburg
Sa position axiale, ainsi que le soleil sous ses pieds l’identifient clairement :

Après cela, je vis quatre anges qui étaient debout aux quatre coins de la terre; ils retenaient les quatre vents de la terre, afin qu’aucun vent ne soufflât, ni sur la terre, ni sur la mer, ni sur aucun arbre.  Et je vis un autre ange qui montait du côté où le soleil se lève, tenant le sceau du Dieu vivant, et il cria d’une voix forte aux quatre anges à qui il avait été donné de nuire à la terre et à la mer, en ces termes:   » Ne faites point de mal à la terre, ni à la mer, ni aux arbres, jusqu’à ce que nous ayons marqué du sceau, sur le front, les serviteurs de notre Dieu. Apocalypse 7,1-3

Ce texte est probablement inscrit sur les deux banderoles qu’il tient en diagonale, et qui le relient aux anges des trompes. Le sceau de Dieu est évoqué par les croix qui ornent son étole.

Le reste de l’absidiole est décoré de douze scènes représentant la séparation des Elus des douze tribus d’Israël, qui suit immédiatement dans le texte :

«  Et j’entendis le nombre de ceux qui avaient été marqués du sceau, cent quarante quatre mille de toutes les tribus des enfants d’Israël: 5 de la tribu de Juda, douze mille marqués du sceau… » Apocalypse 7,4-10


Les quatre anges des trompes

Coupole 1146-55 allerheiligen kapelle regensburg quatre anges
Le motif ondulé représente les vents que chaque ange tient captif. Au dessus on voit la mer, la terre et un arbre.


Les huit anges de la coupole

Coupole avec huit anges et 24 vieillards 1146-55 allerheiligen kapelle regensburg

Fresques de la coupole
1146-55, Allerheiligenkapelle, Regensburg

La situation se complique au niveau de la coupole : en contraste avec les niveaux inférieurs, elle n’illustre pas un passage précis. Au centre est placé le Christ bénissant, tenant dans sa main gauche non pas le Livre mais une longue banderole.



Coupole 1146-55 allerheiligen kapelle regensburg detail saint
Les vingt quatre vieillards pourraient être évoqués par les huit demi-figures dans les angles entre les fenêtres, levant l’index gauche. On a donc pensé que la coupole se référait à la suite du texte, l’Adoration de l’Agneau, celui-ci étant remplacé par le Christ :

« (les élus) étaient debout devant le trône et devant l’Agneau, vêtus de robes blanches et tenant des palmes à la main. Et ils criaient d’une voix forte, disant:  » Le salut vient de notre Dieu qui est assis sur le trône, et à l’Agneau !  » Et tous les anges se tenaient autour du trône, autour des vieillards et des quatre animaux; et ils se prosternèrent sur leurs faces devant le trône… » Apocalypse 7,9-11

Manifestement rien ne colle (nombre, postures…), surtout par comparaison avec la précision des illustrations de l’absidiole axiale et des trompes.


Les huit Béatitudes

Coupole 1146-55 allerheiligen kapelle regensburg ange

Chacun des huit anges tient de la main droite une longue banderole, qui part de l’auréole autour de Dieu.



Coupole 1146-55 allerheiligen kapelle regensburg detail beatitudes

Sept de ces banderole se terminent, en bas sur des colombes qui les déroulent avec leur bec, surchargées par une demi-figure auréolée : il s’agit des sept Béatitudes, qui sont les sept dons de l’esprit de Dieu ([13], p 33).



Coupole avec huit anges et 24 vieillards 1146-55 allerheiligen kapelle regensburg martyr

La banderole angélique qui jumelle celle tenu par le Christ lui-même est coupée net par la scène du martyre de Saint Laurent. Il s’agit de la huitième Béatitude, qui découle directement du sacrifice du Christ :

« Heureux les persécutés pour la justice, car le Royaume des Cieux est à eux. » Matthieu 5, 10

Dans la même type d‘allégorie, on trouve sous chacun des huit « vieillards » (qui dans une chapelle de tous les saints sont en fait huit saints indifférenciés), une même scène à trois personnages, représentant les vertus théologales (Foi, Espérance et Charité).


Un précédent ottonien

L’idée de représenter les Béatitudes par une figure d’un « bienheureux » découle assez naturellement de la forme même du texte : « Beati sunt… »


1046 Evangeliaire Henri III Beatitudes Codex Aureus Escurialensis fol 3 detail
« Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés! »
Evangeliaire d’Henri III, 1046, Codex Aureus Escurialensis fol 3

Voici par exemple la quatrième Béatitude dans ce riche manuscrit ottonien : elle porte au cou un large médaillon doré orné de cinq points en forme de croix, et est flanquée de part et d’autre par deux médailles portant l’inscription : le Roi Henri fils du Roi Conrad.


1046 Evangeliaire Henri III Beatitudes Codex Aureus Escurialensis fol 3 1046 Evangeliaire Henri III Beatitudes Codex Aureus Escurialensis fol 4

Evangéliaire d’Henri III, 1046, Codex Aureus Escurialensis fol 3 et 4

Les huit, strictement identiques, se répartissent sur les deux pages de la dédicace.


Neuf anges ?

Les huit anges plus l’ange du bas, évoqueraient, selon Peter Morsbach, les neuf choeurs de la hiérarchie angélique : mais il est quelque peu artificiel de ne pas rajouter les quatre anges des trompes.

J’en resterai donc aux huit anges et à leurs attributs, qui selon moi n’ont pas été lus correctement.


Coupole 1146-55 allerheiligen kapelle regensburg detail globe terre Coupole 1146-55 allerheiligen kapelle regensburg detail globe ciel

Les anges tiennent alternativement un globe foncé et un objet rond clair avec quelques tâches, qui d’après les commentateurs serait un encensoir balancé.

Je pense qu’il s’agit plutôt d’une sphère étoilée et d’un compas : sept des anges alternativement mesurent donc le ciel ou soutiennent la terre dans leur manche. Tous comme les sept colombes représentent la part spirituelle de la puissance divine, ces anges sont ceux qui maintiennent l’équilibre du monde, sept comme les jours de la création.



Coupole 1146-55 allerheiligen kapelle regensburg detail huitieme ange

Le huitième ange, celui dont la banderole conduit au martyre de Saint Laurent, est manifestement différent, mais ce qu’il tient, à la place de la sphère céleste, est indéchiffrable.

Cette division (sept anges plus un) évoque immanquablement un passage juste un peu plus loin dans le texte de l’Apocalypse :

« Puis je vis les sept anges qui se tiennent devant Dieu, et on leur donna sept trompettes. Puis il vint un autre ange, et il se tint prés de l’autel, un encensoir d’or à la main; on lui donna beaucoup de parfums pour qu’il fit une offrande des prières de tous les saints, sur l’autel d’or qui est devant le trône; et la fumée des parfums, formés des prières des saints, monta de la main de l’ange devant Dieu » Apocalypse 8,2-4

En résumé :

  • quatre anges soutiennent le globe terrestre (globes foncés)
  • trois mesurent le ciel ;
  • un tient un encensoir.

Les sept anges ont remisé leur trompette : car la coupole n’a pas pour but d’illustrer directement l’Apocalypse, mais la liturgie de la Toussaint qui s’en inspire. Néanmoins les deux types de globes (quatre plus trois) pourraient rappeler les deux effets des sept trompettes :

  • les quatre premières ont frappé ce que nous pourrions aujourd’hui appeler l’environnement terrestre (végétation, mer, eau potable, lumière du jour) : elles pourraient avoir été sonnées par les quatre anges qui portent maintenant les quatre globes terrestres ;
  • les trois dernières déclenchent des « malheurs » qui ne touchent que l’homme (sauterelles, cavaliers) puis l’ouverture du ciel à l’arrivée de Dieu : elles pourraient correspondre aux trois anges à globe céleste.



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Les Huit Anges du Pressoir Mystique

Hortus deliciarum le-pressoir-mystique

Pressoir mystique,
Hortus deliciarum, 1159-75, brûlé en 1870

Les textes qui entouraient le dessin en expliquent la signification :

Dieu a planté la vigne, c’est à dire l’Eglise. La garde des anges l’entoure, afin que les démons ne dévastent pas le fruit des bonnes actions deus plantavit vinam id est ecclesia. Angelorum custodia circumcinxit eam, ne demones fructum bonorum operum dévastent.

Le pressoir y plonge. Il représente l’Eglise, en laquelle on assemble le fruit de la justice et de la sainteté. Torcular fodit in ea. Torcular sancta Ecclesia intelligitur ecclesia, in qua fructus justitiae et sanctitatis congregantur

Le lépreux purifié, c’est à dire le pécheur converti par la grâce, est ramené dans la vigne par le Christ leprosus mundatus, id est peccator conversus per gratiam, id est, a christo in vineam reducitur

Hortus deliciarum le-pressoir-mystique schema

Ce qui nous intéresse ici est les deux types de gestes des anges :

  • quatre rendent grâce en élevant leurs mains nues ;
  • quatre tiennent dans leur manche gauche un disque avec croix inscrite : il s’agit donc de quatre archanges, comme à la coupole de Palerme.

L’intéressant est la disposition asymétrique de ces quatre archanges : au lieu de former une croix, ils épousent la forme du pressoir.



Références :
[0] Peter Darby « The Codex Amiatinus Maiestas Domini and the Gospel Prefaces of Jerome » Speculum Vol. 92, No. 2 (APRIL 2017), pp. 343-371 https://www.jstor.org/stable/26340192
[0a] Charlotte Denoël « La parole révélée: essai sur la symbolique visuelle du livre dans les livres d’Evangiles de l’époque de Charlemagne » dans « Charlemagne. Les temps, les espaces, les hommes. Construction et déconstruction d’un règne », 2018 https://www.academia.edu/36957228/_La_parole_r%C3%A9v%C3%A9l%C3%A9e_essai_sur_la_symbolique_visuelle_du_livre_dans_les_livres_dEvangiles_de_l%C3%A9poque_de_Charlemagne_?email_work_card=view-paper 
[1] Dans le rituel impérial des mains voilées (manibus velatis), les deux le sont simultanément, du moins dans tous les témoignages qui nous restent. Voir Cumont (Franz). L’Adoration des Mages et l’Art triomphal de. Rome. (Extrait des Memorie délia Pontificia Accademia Romana. di Archeologia, série III, 1932-34 p 33-97 http://perdrizet.hiscant.univ-lorraine.fr/items/show/473
[2] Marcello Angheben « Théophanies absidales et liturgie eucharistique. L’exemple des peintures romanes de Catalogne et du nord des Pyrénées comportant un séraphin et un chérubin », dans M. Guardia et C. Mancho (éd.), Les fonts de la pintura romànica, Barcelone, Universitat de Barcelona, 2008, p. 57-95. https://www.academia.edu/7517504/_Th%C3%A9ophanies_absidales_et_liturgie_eucharistique._L_exemple_des_peintures_romanes_de_Catalogne_et_du_nord_des_Pyr%C3%A9n%C3%A9es_comportant_un_s%C3%A9raphin_et_un_ch%C3%A9rubin_dans_M._Guardia_et_C._Mancho_%C3%A9d._Les_fonts_de_la_pintura_rom%C3%A0nica_Barcelone_Universitat_de_Barcelona_2008_p._57-95
[3] Olivier Testard, « La porte Miégeville de Saint-Sernin de Toulouse : proposition d’analyse iconographique », Mémoires de la Société archéologique du Midi de la France, Volume 64, 2004, p 25-62 http://societearcheologiquedumidi.fr/_samf/memoires/t_64/testard.pdf ou https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6580302g/f27.image
[3a] Jochen Zink, « Moissac, Beaulieu, Charlieu — zur ikonologischen Kohärenz romanischer Skulpturen- programme im Südwesten Frankreichs und in Burgund » Aachener Kunstblätter 56/57.1988/89, 73-182 https://journals.ub.uni-heidelberg.de/index.php/akb/article/view/36813
[4] Marcello Angheben « La théophanie du portail de Moissac : une vision de l’Église céleste célébrant la liturgie eucharistique », Les cahiers de Saint-Michel de Cuxa, 45, 2014, p. 61-82. https://www.academia.edu/14357883/_La_th%C3%A9ophanie_du_portail_de_Moissac_une_vision_de_l_%C3%89glise_c%C3%A9leste_c%C3%A9l%C3%A9brant_la_liturgie_eucharistique_Les_cahiers_de_Saint-Michel_de_Cuxa_45_2014_p._61-82
[5] Suzan Dixon, « Power of the gate », 1987, p 102
[6] Noureddine Mezoughi « Le tympan de Moissac: études d’iconographie » dans Cahiers de Saint-Michel de Cuxa, Numéro 9, 1978
[7] Peter K. Klein « Programmes eschatologiques, fonction et réception historique des portails du XIIe s. : Moissac – Beaulieu – Saint-Denis », Cahiers de Civilisation Médiévale Année 1990 33-132 pp. 317-349 https://www.persee.fr/doc/ccmed_0007-9731_1990_num_33_132_2476#ccmed_0007-9731_1990_num_33_132_T1_0320_0000
[7a] Barbara Franzé « Moissac et l’oeuvre de l’abbé Ansquitil (1085-1115): un discours de pénitence », HAM, 21, 2016 https://www.academia.edu/27100582/Moissac_et_loeuvre_de_labb%C3%A9_Ansquitil_1085_1115_un_discours_de_p%C3%A9nitence_HAM_21_2016?email_work_card=view-paper
[8] Quitterie Cazes, Daniel Cazes, Michel Escourbiac, « Saint-Sernin de Toulouse: De Saturnin au chef-d’oeuvre de l’art roman » 2008
[9] Calvin Kendall « Allegory of the Church », p 162 https://books.google.fr/books?id=dV9_kQkUvuQC&pg=PA162
[10] A.J.F.Haine, « De la cour romaine sous le pontificat de N.S.P. le pape Pie IX », 1861, p 29
[11] Jean-Marc Vercruysse « Les Pères de l’Église et Lucifer (Lucifer d’après Is 14 et Ez 28) », Revue des sciences religieuses, 2001, 75-2 pp. 147-174 https://www.persee.fr/doc/rscir_0035-2217_2001_num_75_2_3572#rscir_0035-2217_2001_num_75_2_T1_0158_0000
[12] Pour des images détaillées voir https://www.zi.fotothek.org//objekte/19003957. Pour la description, voir Endres, Joseph Anton. « Die Wandgemälde der Allerheiligenkapelle zu Regensburg » (1912) – In: Zeitschrift für christliche Kunst vol. 25 (1912) p. 43-51 http://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/zchk1912/0035?sid=69f6af01eb25c021cdddb2a1b19414c4
[13] Peter Morsbach « Der Dom zu Regensburg: Ausgrabung, Restaurierung, Forschung : Ausstellung anlässlich der Beendigung der Innenrestaurierung des Regensburger Domes, 1984-1988 : Domkreuzgang und Domkapitelhaus », Regensburg, 14. Juli bis 29. Oktober 1989″

Apocalypse de Bamberg 1000 ca Apo 2,4 Folio 10 v, Bamberg, Staatsbibliothek, MS A. II. 42d

Le trône de Dieu et la cour céleste Apocalypse 2,4 Folio 10 v
Apocalypse de Bamberg, vers 1000, Staatsbibliothek,Bamberg, MS A. II. 42d

Une autre dissymétrie est que, tout comme dans l’Apocalypse de Bamberg, l’Aigle est le seul des quatre Vivants qui ne porte pas un livre, mais tient entre ses serres un rouleau. Pour Charlotte Denoël ([0a], p 496),

« on verra Saint Jean tenir un rouleau dans certains portraits en tête de son Évangile, probablement parce que Jean est considéré comme le troisième prophète après Moïse et Paul et que son Apocalypse est considérée par les théologiens carolingiens comme une allégorie de l’unité entre les deux testaments. »



Tympan Moissac detail2

Il y a tout à parier que la banderole déroulée, partant du rouleau tenu par l’Aigle et à côté de Livre de Vie tenu par le Christ (Apocalypse 21:27), portait un verset de l’Apocalypse. Quoiqu’il en soit, la portée de ce rotulus déroulé n’est pas toute la moitié droite du tympan, mais seulement la zone « Saint Jean » :

  • après le Livre de Vie, secret et réservé au Christ,
  • vient le rouleau fermé de L’Evangile de Jean tenu par l’Aigle,
  • puis le rouleau déroulé de l’Apocalyse qui en est le corollaire, tenu par le Séraphin de la Vision d’Isaïe.

Ce qui valide a posteriori l’idée que la main nue de Saint Jean, dans le codex Amiatinus, n’était pas purement fortuite, mais rappelait sa particularité d’être l’Evangéliste qui révèle.



Des anges en miroir

Les anges au sceau de la porte Miègeville

Porte Miegeville Saint sernin de Toulouse Saint Pierre

Saint Pierre, Porte Miègeville,Saint Sernin de Toulouse

A droite du portail, le bas-relief de saint Pierre est encadré :

  • en bas par un motif très rare, Simon le Magicien tombant du ciel, entouré par deux démons ;
  • en haut par un motif très énigmatique, une couronne portée par deux anges, qui tiennent de l’autre main un disque cruciforme, en lequel on a longtemps vu une hostie.

Le bas-relief supérieur a été placé là au XIXème siècle par Viollet le Duc : sa composition similaire à celle du bas-relief inférieur a longtemps fait penser aux spécialistes qu’il avait retrouvé sa place originelle ; mais on considère aujourd’hui qu’il vaut mieux

« abandonner l’hypothèse de l’interprétation eucharistique de ce relief et sa relation thématique avec l’image de Pierre. C’est, semble-t-il, plutôt le hasard d’une restauration qu’une restitution fondée qui l’a fait – heureusement – conserver au dessus de celui-ci. » ([8], p 234)

Sans reprendre toute la discussion, je présente ici quelques réflexions nouvelles qui remettent en selle l’idée que le bas-relief a retrouvé la bonne place, sans recourir à l’interprétation eucharistique qui posait effectivement problème.



sb-line

Simon le Magicien

Porte Miegeville Basilica_Saint-Sernin_-_Simon_Magus

La scène est racontée dans un apocryphe, dans lequel Simon le magicien et Simon-Pierre s’opposent, à Rome, en concurrence de prodiges : à la fin, le magicien annonce qu’il va s’élever dans les airs au dessus de la Voie sacrée, ce qu’il fait. Le saint alors invoque le Christ :

« Vite, Seigneur, montre ta grâce : que, tombant des airs, il ressente une extrême faiblesse, qu’il ne meure pas, mais qu’il soit épuisé et se brise la jambe en trois endroits.» Actes de Pierre, 32

Simon le magicien est donc l’anti-modèle de saint Pierre. Mais sa chute finale est aussi l’anti-modèle de l’Ascension du Christ, le sujet du tympan de la porte Miègeville,


Une composition inventive (SCOOP !)

Le sculpteur a imaginé :

  • le siège de guingois, ironie envers celui qui se voyait trônant à la place de Pierre ;
  • les deux démons ailés, dont la langue tirée symbolise sans doute les paroles mensongères de Simon.

Celui-ci touche de l’index sa jambe droite couverte, tandis qu’un des démons touche de la griffe sa jambe gauche dénudée, sans qu’on comprenne clairement quelle jambe est cassée. Si le sculpteur n’ a pas forcé sur ce détail spectaculaire, c’est sans doute pour ne pas brouiller l’idée principale : une jambe est nue et l’autre couverte. Car les membre supérieurs présentent la même symétrie : le bras gauche est couvert, le droit dénudé, et le second démon essaie de remettre en place la manche qui lui servait d’aile.

L’idée semble être que le vêtement est ce qui servait au mage à la fois de moyen de voler et de moyen de se dissimuler : sa chute révèle la nudité du personnage, aussi ridicule que celle de ses démons acolytes.


Une inscription en miettes

L‘inscription en bas du bas-relief a longtemps déconcerté les épigraphistes. Robert Favreau a trouvé la solution, un hexamètre léonin :

ARTE FURENS MAGICA SIMON IN SUA OCCIDIT ARMA

Égaré par son art magique, Simon succombe à ses propres armes


Porte Miegeville Saint sernin de Toulouse_Simon_Magus inscription
La lettre S est retournée, les lettres U et A sont comprimées l’une dans l’autre, la lettre C est part en arrière et la fin du vers s’est cassée :

« Le désordre de l’inscription a pu être voulu, pour refléter le viol, par Simon et sa magie, de l’ordre naturel des choses » [9]

On peut aller un peu plus loin et y voir ce qui manque à l’image, non pas la jambe mais la phrase de Simon « brisée en trois morceaux ».



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Les anges à la couronne

Porte Miegeville Saint sernin de Toulouse Deux_anges presentent le sceau de Dieu
Que l’objet cassé soit une couronne est maintenant admis par tous. Mais que la couronne soit destinée à Saint Pierre pose problème :

  • celui-ci est déjà coiffé d’une sorte de bonnet côtelé ;
  • dès 1059, le pape Nicolas II porte une couronne double, insigne de la « royauté de la main de Dieu et de l’empire de la main de Pierre » [10]

Les deux disques crucifères sont tenus entre le pouce et les deux derniers doigts, exactement comme dans la formule carolingienne du disque digital (voir 3a L’énigme du disque digital). Longtemps interprétés comme des hosties, ils sont maintenant vus comme des « signaculum dei », des sceaux de Dieu, un attribut quelquefois associé aux archanges dans l’art byzantin, qui « légitime leur action et justifie qu’ils sont bien les envoyés de Dieu » ([8], p 234) . Ce qui explique pourquoi le motif en croix est en relief (pour pouvoir être imprimé dans la cire), alors qu’il serait en creux dans le cas d’une hostie. De plus, il est difficilement concevable qu’une hostie, objet sacré, soit présentée de la main gauche par l’un des anges.


Le sceau de la ressemblance (SCOOP !)

On trouve dans Ezéchiel 28,12 l’expression assez hermétique « signaculum similitudinis », qu’on traduit habituellement par le « sceau de la perfection » mais qui signifie littéralement le « sceau de la ressemblance ».

Ce n’est pas le texte d’Ezéchiel qui donne directement la clé de lecture du bas-relief, mais une homélie d’Origène qui lui est consacrée :

Tout comme Adam et Eve n’ont pas péché immédiatement après avoir été créés, de même le serpent à une époque n’était pas un serpent, quand il résidait dans le « paradis des délices ». C’est ensuite, quand il est tombé de là à cause de ses péchés, qu’il a mérité d’entendre « Tu as été le sceau de la ressemblance et une couronne éclatante dans les délices du Paradis de Dieu » : avant qu’on ne trouve l’iniquité en toi, tu as marché immaculé sur tous tes chemins. » Job mentionne également à son sujet qu’il était arrogant aux yeux du Dieu Tout-Puissant. « C’est ainsi que Lucifer, celui qui se levait tôt, a été brisé au sol. »

Homélie 1 sur Ezéchiel

Sicuti Adam et Eva non statim, ut facti sunt, peccaverunt, ita et serpens fuit aliquando non serpens, cum in paradiso deliciarum moraretur. Unde postea corruens ob peccata meruit audire: Tu es resignaculum similitudinis, corona decoris in paradiso Dei natus es; donec inventa est iniquitas in te, ambulasti immaculatus in omnibus viis tuis. De quo etiam Iob memorat quia in conspectu omnipotentis Dei superbierit. Cecidit quippe de caelo Lucifer, qui mane oriebatur, contritus est super terram.

 Cette homélie amalgame tous les thèmes du bas-relief : celui du sceau, du miroir (la ressemblance), de la couronne, et de la chute sur le sol (du serpent et de Lucifer).


Dans une autre homélie, Origène revient sur le sujet, évoquant le sceau du diable :

Prends garde, mortel, que quand tu quittes ce monde, tu ne sois marqué par le sceau du diable ; Car lui aussi a un sceau… Le diable circule et examine tout, voulant marquer lui-même ceux qui lui sont soumis ».Origène, Homélie 13 sur Ezéchiel

Cave, homo, ne saeculum istud egrediens signaculo diaboli sis impressus; habet quippe ille signaculum… Circuit diabolus et lustrat omnia volens et ipse signare subiectos sibi.

 Le thème de Lucifer, d’abord archange couronné, puis déchu et précipité au sol, est développé par plusieurs pères de l’Eglise [11]. Le bas-relief illustrerait donc l’idée que la couronne de Lucifer, et son sceau, miroir parfait de celui de Dieu, ont été récupérés par les deux anges et remontés au ciel.


Deux bas-reliefs complémentaires ‘SCOOP !)

Porte Miegeville Saint sernin de Toulouse_Simon_Magus avec anges

Les ressemblances flagrantes entre les deux bas-reliefs ne sont donc pas en définitive que des effets d’atelier :

  • le bas-relief du bas évoque à la fois la chute de Simon le Magicien et celle de Lucifer (les démons) ;
  • les démons (à deux ailes) sont les anti-modèles des anges (à trois ailes), tout comme Simon est l’anti-modèle de Pierre ;
  • en haut, le motif main nue / main voilée évoque l’idée de puissance sacrée (la couronne) et terrestre (les sceaux) ; en bas, le même motif illustre le thème de la magie dévoilée ;
  • saint Pierre est en position de régner, entre le trône usurpé par Simon et la couronne récupérée de Lucifer (en orange).

Une vue d’ensemble (SCOOP !)

Depuis longtemps on soupçonne que le thème de la lutte contre les hérésies sous-tend les deux compositions latérales de la porte Miègeville.


Porte Miegeville Saint sernin de Toulouse Saint Jacques

Porte Miègeville, bas-relief de gauche

Sans entrer dans les controverses concernant celle de gauche, sur lesquelles je n’ai rien à ajouter, voici ce qui semble néanmoins le plus probable au vu des derniers travaux [8] :

  • le saint représenté est Saint Jacques le Majeur ;
  • le bas-relief inférieur représente le faux prophète Montan, encadré par deux prophétesses ;
  • le bas-relief supérieur montre deux magiciens concurrents de Saint Jacques, qu’il a libérés de leurs liens et convertis.



Porte Miegeville Saint sernin de Toulouse Jacques Pierre schema
Conforté par l’interprétation « luciférienne » du bas-relief aux anges, l’ensemble présente une grande cohérence :

  • en bas les ennemis de chaque saint, faux prophètes tenus en respect par les griffons ;
  • en haut leurs victoires respectives : délier les liens et relever la couronne.



Anges formant octuor

Les anges de Palerme

1132 Palerme chapelle palatine

Coupole
1132, Chapelle palatine, Palerme

Depuis la nef apparaît dans la mosaïque de la coupole le Christ pantocrator, gardé par quatre archanges portant à main droite leur étendard et à main gauche le globe à croix inscrite, symboles de leur puissance militaire (voir 3a L’énigme du disque digital).



1132 Palerme chapelle palatine coupole
Du côté moins visible, quatre anges leur font pendant, portant à main droite ou gauche leur bâton de messager.


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Les Anges de Ratisbonne

Hans Karlinger, 1921 Die hochromanische Wandmalerei in Regensburg p 19

Hans Karlinger, 1921 Die hochromanische Wandmalerei in Regensburg p 19

La chapelle de Tous les Saints, à Ratisbonne, construite entre 1146 et 1155 pour servir de tombeau à l’évêque Hartwig II, possède une décoration très complexe et unique, inspirée de l’Apocalypse [12]. Nous allons nous intéresser ici seulement aux anges, qui s’étagent sur trois niveaux :

  • un ange unique en bas, entre les deux fenêtres de l’absidiole axiale (en jaune);
  • quatre anges dans les trompes (en vert) ;
  • huit anges dans la coupole, au dessus des fenêtres.

L’ange de l’axe

Ange sur le soleil 1146-55 allerheiligen kapelle regensburg
Sa position axiale, ainsi que le soleil sous ses pieds l’identifient clairement :

Après cela, je vis quatre anges qui étaient debout aux quatre coins de la terre; ils retenaient les quatre vents de la terre, afin qu’aucun vent ne soufflât, ni sur la terre, ni sur la mer, ni sur aucun arbre.  Et je vis un autre ange qui montait du côté où le soleil se lève, tenant le sceau du Dieu vivant, et il cria d’une voix forte aux quatre anges à qui il avait été donné de nuire à la terre et à la mer, en ces termes:   » Ne faites point de mal à la terre, ni à la mer, ni aux arbres, jusqu’à ce que nous ayons marqué du sceau, sur le front, les serviteurs de notre Dieu. Apocalypse 7,1-3

Ce texte est probablement inscrit sur les deux banderoles qu’il tient en diagonale, et qui le relient aux anges des trompes. Le sceau de Dieu est évoqué par les croix qui ornent son étole.

Le reste de l’absidiole est décoré de douze scènes représentant la séparation des Elus des douze tribus d’Israël, qui suit immédiatement dans le texte :

«  Et j’entendis le nombre de ceux qui avaient été marqués du sceau, cent quarante quatre mille de toutes les tribus des enfants d’Israël: 5 de la tribu de Juda, douze mille marqués du sceau… » Apocalypse 7,4-10


Les quatre anges des trompes

Coupole 1146-55 allerheiligen kapelle regensburg quatre anges
Le motif ondulé représente les vents que chaque ange tient captif. Au dessus on voit la mer, la terre et un arbre.


Les huit anges de la coupole

Coupole avec huit anges et 24 vieillards 1146-55 allerheiligen kapelle regensburg

Fresques de la coupole
1146-55, Allerheiligenkapelle, Regensburg

La situation se complique au niveau de la coupole : en contraste avec les niveaux inférieurs, elle n’illustre pas un passage précis. Au centre est placé le Christ bénissant, tenant dans sa main gauche non pas le Livre mais une longue banderole.



Coupole 1146-55 allerheiligen kapelle regensburg detail saint
Les vingt quatre vieillards pourraient être évoqués par les huit demi-figures dans les angles entre les fenêtres, levant l’index gauche. On a donc pensé que la coupole se référait à la suite du texte, l’Adoration de l’Agneau, celui-ci étant remplacé par le Christ :

« (les élus) étaient debout devant le trône et devant l’Agneau, vêtus de robes blanches et tenant des palmes à la main. Et ils criaient d’une voix forte, disant:  » Le salut vient de notre Dieu qui est assis sur le trône, et à l’Agneau !  » Et tous les anges se tenaient autour du trône, autour des vieillards et des quatre animaux; et ils se prosternèrent sur leurs faces devant le trône… » Apocalypse 7,9-11

Manifestement rien ne colle (nombre, postures…), surtout par comparaison avec la précision des illustrations de l’absidiole axiale et des trompes.


Les huit Béatitudes

Coupole 1146-55 allerheiligen kapelle regensburg ange

Chacun des huit anges tient de la main droite une longue banderole, qui part de l’auréole autour de Dieu.



Coupole 1146-55 allerheiligen kapelle regensburg detail beatitudes

Sept de ces banderole se terminent, en bas sur des colombes qui les déroulent avec leur bec, surchargées par une demi-figure auréolée : il s’agit des sept Béatitudes, qui sont les sept dons de l’esprit de Dieu ([13], p 33).



Coupole avec huit anges et 24 vieillards 1146-55 allerheiligen kapelle regensburg martyr

La banderole angélique qui jumelle celle tenu par le Christ lui-même est coupée net par la scène du martyre de Saint Laurent. Il s’agit de la huitième Béatitude, qui découle directement du sacrifice du Christ :

« Heureux les persécutés pour la justice, car le Royaume des Cieux est à eux. » Matthieu 5, 10

Dans la même type d‘allégorie, on trouve sous chacun des huit « vieillards » (qui dans une chapelle de tous les saints sont en fait huit saints indifférenciés), une même scène à trois personnages, représentant les vertus théologales (Foi, Espérance et Charité).


Un précédent ottonien

L’idée de représenter les Béatitudes par une figure d’un « bienheureux » découle assez naturellement de la forme même du texte : « Beati sunt… »


1046 Evangeliaire Henri III Beatitudes Codex Aureus Escurialensis fol 3 detail
« Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés! »
Evangeliaire d’Henri III, 1046, Codex Aureus Escurialensis fol 3

Voici par exemple la quatrième Béatitude dans ce riche manuscrit ottonien : elle porte au cou un large médaillon doré orné de cinq points en forme de croix, et est flanquée de part et d’autre par deux médailles portant l’inscription : le Roi Henri fils du Roi Conrad.


1046 Evangeliaire Henri III Beatitudes Codex Aureus Escurialensis fol 3 1046 Evangeliaire Henri III Beatitudes Codex Aureus Escurialensis fol 4

Evangéliaire d’Henri III, 1046, Codex Aureus Escurialensis fol 3 et 4

Les huit, strictement identiques, se répartissent sur les deux pages de la dédicace.


Neuf anges ?

Les huit anges plus l’ange du bas, évoqueraient, selon Peter Morsbach, les neuf choeurs de la hiérarchie angélique : mais il est quelque peu artificiel de ne pas rajouter les quatre anges des trompes.

J’en resterai donc aux huit anges et à leurs attributs, qui selon moi n’ont pas été lus correctement.


Coupole 1146-55 allerheiligen kapelle regensburg detail globe terre Coupole 1146-55 allerheiligen kapelle regensburg detail globe ciel

Les anges tiennent alternativement un globe foncé et un objet rond clair avec quelques tâches, qui d’après les commentateurs serait un encensoir balancé.

Je pense qu’il s’agit plutôt d’une sphère étoilée et d’un compas : sept des anges alternativement mesurent donc le ciel ou soutiennent la terre dans leur manche. Tous comme les sept colombes représentent la part spirituelle de la puissance divine, ces anges sont ceux qui maintiennent l’équilibre du monde, sept comme les jours de la création.



Coupole 1146-55 allerheiligen kapelle regensburg detail huitieme ange

Le huitième ange, celui dont la banderole conduit au martyre de Saint Laurent, est manifestement différent, mais ce qu’il tient, à la place de la sphère céleste, est indéchiffrable.

Cette division (sept anges plus un) évoque immanquablement un passage juste un peu plus loin dans le texte de l’Apocalypse :

« Puis je vis les sept anges qui se tiennent devant Dieu, et on leur donna sept trompettes. Puis il vint un autre ange, et il se tint prés de l’autel, un encensoir d’or à la main; on lui donna beaucoup de parfums pour qu’il fit une offrande des prières de tous les saints, sur l’autel d’or qui est devant le trône; et la fumée des parfums, formés des prières des saints, monta de la main de l’ange devant Dieu » Apocalypse 8,2-4

En résumé :

  • quatre anges soutiennent le globe terrestre (globes foncés)
  • trois mesurent le ciel ;
  • un tient un encensoir.

Les sept anges ont remisé leur trompette : car la coupole n’a pas pour but d’illustrer directement l’Apocalypse, mais la liturgie de la Toussaint qui s’en inspire. Néanmoins les deux types de globes (quatre plus trois) pourraient rappeler les deux effets des sept trompettes :

  • les quatre premières ont frappé ce que nous pourrions aujourd’hui appeler l’environnement terrestre (végétation, mer, eau potable, lumière du jour) : elles pourraient avoir été sonnées par les quatre anges qui portent maintenant les quatre globes terrestres ;
  • les trois dernières déclenchent des « malheurs » qui ne touchent que l’homme (sauterelles, cavaliers) puis l’ouverture du ciel à l’arrivée de Dieu : elles pourraient correspondre aux trois anges à globe céleste.



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Les Huit Anges du Pressoir Mystique

Hortus deliciarum le-pressoir-mystique

Pressoir mystique,
Hortus deliciarum, 1159-75, brûlé en 1870

Les textes qui entouraient le dessin en expliquent la signification :

Dieu a planté la vigne, c’est à dire l’Eglise. La garde des anges l’entoure, afin que les démons ne dévastent pas le fruit des bonnes actions

deus plantavit vinam id est ecclesia. Angelorum custodia circumcinxit eam, ne demones fructum bonorum operum dévastent.


Le pressoir y plonge. Il représente l’Eglise, en laquelle on assemble le fruit de la justice et de la sainteté.

Torcular fodit in ea. Torcular sancta Ecclesia intelligitur ecclesia, in qua fructus justitiae et sanctitatis congregantur


Le lépreux purifié, c’est à dire le pécheur converti par la grâce, est ramené dans la vigne par le Christ

leprosus mundatus, id est peccator conversus per gratiam, id est, a christo in vineam reducitur


Hortus deliciarum le-pressoir-mystique schema

Ce qui nous intéresse ici est les deux types de gestes des anges :

  • quatre rendent grâce en élevant leurs mains nues ;
  • quatre tiennent dans leur manche gauche un disque avec croix inscrite : il s’agit donc de quatre archanges, comme à la coupole de Palerme.

L’intéressant est la disposition asymétrique de ces quatre archanges : au lieu de former une croix, ils épousent la forme du pressoir.



Références :
[0] Peter Darby « The Codex Amiatinus Maiestas Domini and the Gospel Prefaces of Jerome » Speculum Vol. 92, No. 2 (APRIL 2017), pp. 343-371 https://www.jstor.org/stable/26340192
[0a] Charlotte Denoël « La parole révélée: essai sur la symbolique visuelle du livre dans les livres d’Evangiles de l’époque de Charlemagne » dans « Charlemagne. Les temps, les espaces, les hommes. Construction et déconstruction d’un règne », 2018 https://www.academia.edu/36957228/_La_parole_r%C3%A9v%C3%A9l%C3%A9e_essai_sur_la_symbolique_visuelle_du_livre_dans_les_livres_dEvangiles_de_l%C3%A9poque_de_Charlemagne_?email_work_card=view-paper 
[1] Dans le rituel impérial des mains voilées (manibus velatis), les deux le sont simultanément, du moins dans tous les témoignages qui nous restent. Voir Cumont (Franz). L’Adoration des Mages et l’Art triomphal de. Rome. (Extrait des Memorie délia Pontificia Accademia Romana. di Archeologia, série III, 1932-34 p 33-97 http://perdrizet.hiscant.univ-lorraine.fr/items/show/473
[2] Marcello Angheben « Théophanies absidales et liturgie eucharistique. L’exemple des peintures romanes de Catalogne et du nord des Pyrénées comportant un séraphin et un chérubin », dans M. Guardia et C. Mancho (éd.), Les fonts de la pintura romànica, Barcelone, Universitat de Barcelona, 2008, p. 57-95. https://www.academia.edu/7517504/_Th%C3%A9ophanies_absidales_et_liturgie_eucharistique._L_exemple_des_peintures_romanes_de_Catalogne_et_du_nord_des_Pyr%C3%A9n%C3%A9es_comportant_un_s%C3%A9raphin_et_un_ch%C3%A9rubin_dans_M._Guardia_et_C._Mancho_%C3%A9d._Les_fonts_de_la_pintura_rom%C3%A0nica_Barcelone_Universitat_de_Barcelona_2008_p._57-95
[3] Olivier Testard, « La porte Miégeville de Saint-Sernin de Toulouse : proposition d’analyse iconographique », Mémoires de la Société archéologique du Midi de la France, Volume 64, 2004, p 25-62 http://societearcheologiquedumidi.fr/_samf/memoires/t_64/testard.pdf ou https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6580302g/f27.image
[3a] Jochen Zink, « Moissac, Beaulieu, Charlieu — zur ikonologischen Kohärenz romanischer Skulpturen- programme im Südwesten Frankreichs und in Burgund » Aachener Kunstblätter 56/57.1988/89, 73-182 https://journals.ub.uni-heidelberg.de/index.php/akb/article/view/36813
[4] Marcello Angheben « La théophanie du portail de Moissac : une vision de l’Église céleste célébrant la liturgie eucharistique », Les cahiers de Saint-Michel de Cuxa, 45, 2014, p. 61-82. https://www.academia.edu/14357883/_La_th%C3%A9ophanie_du_portail_de_Moissac_une_vision_de_l_%C3%89glise_c%C3%A9leste_c%C3%A9l%C3%A9brant_la_liturgie_eucharistique_Les_cahiers_de_Saint-Michel_de_Cuxa_45_2014_p._61-82
[5] Suzan Dixon, « Power of the gate », 1987, p 102
[6] Noureddine Mezoughi « Le tympan de Moissac: études d’iconographie » dans Cahiers de Saint-Michel de Cuxa, Numéro 9, 1978
[7] Peter K. Klein « Programmes eschatologiques, fonction et réception historique des portails du XIIe s. : Moissac – Beaulieu – Saint-Denis », Cahiers de Civilisation Médiévale Année 1990 33-132 pp. 317-349 https://www.persee.fr/doc/ccmed_0007-9731_1990_num_33_132_2476#ccmed_0007-9731_1990_num_33_132_T1_0320_0000
[7a] Barbara Franzé « Moissac et l’oeuvre de l’abbé Ansquitil (1085-1115): un discours de pénitence », HAM, 21, 2016 https://www.academia.edu/27100582/Moissac_et_loeuvre_de_labb%C3%A9_Ansquitil_1085_1115_un_discours_de_p%C3%A9nitence_HAM_21_2016?email_work_card=view-paper
[8] Quitterie Cazes, Daniel Cazes, Michel Escourbiac, « Saint-Sernin de Toulouse: De Saturnin au chef-d’oeuvre de l’art roman » 2008
[9] Calvin Kendall « Allegory of the Church », p 162 https://books.google.fr/books?id=dV9_kQkUvuQC&pg=PA162
[10] A.J.F.Haine, « De la cour romaine sous le pontificat de N.S.P. le pape Pie IX », 1861, p 29
[11] Jean-Marc Vercruysse « Les Pères de l’Église et Lucifer (Lucifer d’après Is 14 et Ez 28) », Revue des sciences religieuses, 2001, 75-2 pp. 147-174 https://www.persee.fr/doc/rscir_0035-2217_2001_num_75_2_3572#rscir_0035-2217_2001_num_75_2_T1_0158_0000
[12] Pour des images détaillées voir https://www.zi.fotothek.org//objekte/19003957. Pour la description, voir Endres, Joseph Anton. « Die Wandgemälde der Allerheiligenkapelle zu Regensburg » (1912) – In: Zeitschrift für christliche Kunst vol. 25 (1912) p. 43-51 http://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/zchk1912/0035?sid=69f6af01eb25c021cdddb2a1b19414c4
[13] Peter Morsbach « Der Dom zu Regensburg: Ausgrabung, Restaurierung, Forschung : Ausstellung anlässlich der Beendigung der Innenrestaurierung des Regensburger Domes, 1984-1988 : Domkreuzgang und Domkapitelhaus », Regensburg, 14. Juli bis 29. Oktober 1989″

Les pendants d'histoire : XIXème siècle

24 juillet 2020

Au XIXème siècle, avec la disparition des boiseries décoratives, les pendants perdent leur plus grand débouché. Mis à part quelques grands artistes qui continuent à en faire un moyen d’expression privilégié ( TurnerWilkieThomas ColeBoilly ) , on ne les trouve plus que sporadiquement, avec des sujets qui n’ont plus rien à voir avec les standards des siècles précédents.

On peut néanmoins les regrouper selon les grandes catégories habituelles : allégorie, mythologie, religion, reconstitution historique, sujets de société.



Allégories

pierre-narcisse-guerin 1816qui trp embrasse mal etreint lithographie.

Qui trop embrasse mal étreint
Pierre-Narcisse Guérin, 1816, lithographie

En 1816, pour essayer la technique de la lithographie, Guérin produit trois images originales de l’artiste : celui-ci, les bras chargés de trop de techniques et d’arts, tente de monter vers le Temple de la sagesse, tandis qu’un Amour lui tire les oreilles.


pierre-narcisse-guerin 1816 le-paresseux lithographie.Le Paresseux
pierre-narcisse-guerin 1816 le-vigilant lithographieLe Vigilant

Pierre-Narcisse Guérin, 1816 lithographies

Les deux autres fonctionnent en pendant :

  • en extérieur, à l’ombre d’un palmier le peintre qui musarde n’écoute pas l’amour qui lui tend sa palette, ni celui qui lui propose la gloire ni celui qui lui propose la fortune, alors que Chronos dans son dos le menace de sa faux ;
  • en intérieur, au champ du coq, le peintre qui a travaillé toute la nuit alors même qu Cupidon s’endormait, se voit récompensé par une muse ailée qui apparaît au dessus de son lit, tenant un bouquet de muguet.



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George Caleb Bingham 1845 Fur Traders Descending the Missouri MET 73.7 x 92.7 cm

Marchands de fourrure descendant le Missouri
George Caleb Bingham, 1845, MET

Un mouvement immobile

Une des raisons de la grande célébrité de ce tableau tint sans doute à cette impression de voyage arrêté, que créent le reflet dans la surface tranquille du fleuve, qui fige verticalement l’embarcation, et l‘îlot à l’arrière-plan, qui la cadre horizontalement.

Pourtant, le mouvement est bien là, trahi par d’infimes détails : la fumée de la pipe qui part vers la droite implique que le bateau va en sens inverse de la lecture ; et les turbulences blanches à gauche des branches qui affleurent indique que le fleuve va dans le même sens.


Un réalisme irréel

Le titre du tableau est donc parfaitement véridique : les fourrures sont dans la caisse protégée par une toile imperméable, les marchands descendent le fleuve pour aller les vendre en aval. Comme le Missouri coule pour l’essentiel de l’Ouest vers l’Est, le soleil bas, à gauche du tableau, est le soleil levant.

En 1845, les trappeurs ont disparu depuis longtemps, et le tableau, exposé à l’American Art Union, est apprécié par les Newyorkais comme une reconstitution pittoresque : le vieux trappeur français, son fils sang-mêlé, et l’ourson enchaîné qu’ils ramènent.


George Caleb Bingham 1851 le retour des trappeurs Detroit Institute of Arts

Le retour des trappeurs
George Caleb Bingham, 1851, Detroit Institute of Arts

Bingham produira quelques années après cette seconde version, qui par comparaison est bien plus faible :

  • l’ourson, à quatre pattes, a perdu sa valeur de figure de proue ;
  • au centre l’attention est distraite par le fusil plus voyant ;
  • l’arrière-plan ne met plus en valeur les silhouettes, mais les bloque ;
  • les branches affleurantes ont été remplacées par un arbre mort sur la rive.



George Caleb Bingham 1845 Fur Traders Descending the Missouri MET 73.7 x 92.7 cm detail
On saisit alors que toute la magie de la première version tient à ce mélange entre le calme du paysage, encore pacifié par le caractère géométrique et abstrait de la composition, et l’impression de péril sous-jacent que créent les branches au ras de l’eau, accentué par l’insouciance du tireur qui tourne le dos à la marche, satisfait d’avoir abattu un canard.


Un pendant méconnu

George Caleb Bingham 1845 The Concealed Enemy Stark museum of Arts Orange texas 74.3 × 92.7 cmL’ennemi caché, Stark museum of Arts, Orange, Texas (74.3 × 92.7 cm.) George Caleb Bingham 1845 Fur Traders Descending the Missouri MET 73.7 x 92.7 cmMarchands de fourrure descendant le Missouri, MET, New York, (73.7 x 92.7 cm)

George Caleb Bingham, 1845

Il est dommage que les deux tableaux aient été vendus séparément, ce qui a fait perdre en grande partie le sens symbolique de la composition. Si Bingham a fait naviguer ses marchands en sens inverse du sens de la lecture, c’est pour créer une insécurité visuelle et narrative : les marchands ne s’éloignent pas du monde sauvage, mais sont attendus par lui, en aval du fleuve et à la fin du jour : le soleil bas qui passe entre les rochers et révèle l’Indien est celui du couchant.

L’Osage, avec ses peintures de guerre, caché sur un promontoire au dessus du Missouri, est cadré par le rocher de l’arrière-plan aussi parfaitement que les navigateurs par l’îlot. Sa posture menaçante, toute de concentration et de tension, reprend, en la contredisant, la nonchalance du sang-mêlé qui lui tourne le dos.


Un panoramique moral

Lu de gauche à droite, le pendant illustre bien les conceptions « progressistes » de l’époque :

  • le sauvage indomptable et toujours menaçant (l’Indien) ;
  • le sauvage domesticable (l’ourson) ;
  • le sauvage assimilé (le métis), mais au prix d’un affaiblissement de ses qualités guerrières ;
  • l’homme blanc, vieux comme sa civilisation, et apte à déjouer les pièges du courant.



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Le pendant macabre d’Alfred Rethel

Alfred Rethel 1847 La Mort comme etrangleur Tod als Erwurger

La mort comme Etrangleur (Tod als Erwürger)
Dessin, 1847, Kupferstichkabinett, Dresde

Ce dessin montre l’arrivée du choléra à Paris en 1831, durant un bal masqué : trois cadavres de danseurs gisent au sol (un Arlequin qui a lâché sa batte, une Colombine au sein découvert et un Fou), les musiciens quittent précipitamment leur estrade par la gauche (le dernier se bouchant le nez), d’autres convives s’enfuient par la droite. Sous le pupitre déserté trône la momie terrifiante du Choléra, tenant en main son fléau plombé. La Mort s’est fait de deux os un dérisoire violon et a tombé le masque, tandis que les morts ont gardé le leur.

L’idée vient très certainement d’un récit de Heine dans le « Augsburger Allgemeine » [1].


Alfred Rethel 1847-48 La mort comme serviteur dessin kupferstichkabinett dresdeLa Mort comme Serviteur, vers 1848 1538 Holbein_Danse_Macabre_Le roiLa Mort et le Roi, Todtentanz, Holbein le Jeune, 1538

Rethel continue à travailler le sujet de la Mort qui frappe à l’improviste, dans l’esprit de la Danse macabre de Holbein. Un homme qui faisait la lecture dans un salon s’effondre brutalement, tenant encore dans sa main le verre que vient de lui verser la Mort.


Alfred_Rethel Mai 1849 Ein Todtentanz aus dem Jahre 1848

Danse macabre de l’année 1848 (Ein Todtentanz aus dem Jahre 1848)
Alfred Rethel, paru en mai 1849

Sous l’influence des événements politiques de 1848, Rethel termine en mars 1849 (donc avant les révoltes de Dresde dont il est témoin [2]) une série de six gravures, violemment anti-révolutionnaires [3].

En octobre 1851, Rethel se marie avec une jeune fille riche, et pense trouver là la fin de ses déboires sentimentaux et professionnels. C’est dans cette atmosphère qu’il fait graver sur bois « la Mort comme étrangleur », en lui adjoignant, comme pour le conjurer, un pendant optimiste, La Mort comme Amie :

Alfred_Rethel 1851 La Mort comme Amie Tod als Freund dessin kupferstichkabinett dresde inverseDessin (inversé) Alfred_Rethel 1851 La Mort comme Amie Tod als FreundGravure sur bois, 1851

Alfred Rethel, La Mort comme Amie (Tod als Freund)

Le vieux sonneur de cloche a rendu l’âme paisiblement, à son heure, et la Mort vient sonner à sa place son propre glas.


Une élaboration progressive

Du dessin à la gravure, la composition a évolué sur plusieurs points significatifs :

  • dans la fenêtre, suppression de la croix et du toit de l’église remplacés par le haut d’un pinacle, l’effet étant de surélever la pièce ;
  • dans le même ordre d’idée, ouverture d’une porte en haut à gauche et ajout d’une fenêtre en haut à droite, montrant une gargouille et un autre pinacle ;
  • ajout d’un oiseau sur la balustrade, symbolisant l’âme du défunt qui va s’envoler vers le soleil ;
  • suppression du chien endormi : le seul ami du vieillard est la Mort ;
  • suppression des poids de l’horloge, symbole inutile du temps passé ;
  • mise en valeur du crucifix, assimilant la table à un autel avec le livre, le pain et le vin.


La mort d’un juste

Le trousseau de clés et la corne d’alarme en haut de l’escalier indiquent les fonctions du vieil homme : garder l’église et veiller sur la ville.

Au premier plan à droite, le bourdon et le chapeau à coquille Saint Jacques font sans doute allusion à son passé de pèlerin, qui a trouvé ici la fin du voyage. La Mort, avec ses sandales, sa gourde et sa coquille, a revêtu pour venir lui rendre visite l’habit qu’il ne porte plus. Et a déposé sur la chaise la palme de la paix éternelle.


La logique du pendant

Alfred Rethel 1851 La Mort comme etrangleur Tod als ErwurgerLa Mort comme étrangleur (Tod als Erwürger) Alfred_Rethel 1851 La Mort comme Amie Tod als FreundLa Mort comme Amie (Tod als Freund)

Alfred Rethel, 1851, gravures sur bois

Malgré le fait que les deux pendants n’aient pas été conçus ensemble, les oppositions sont nombreuses et ingénieuses :

  • salle de bal / clocher ;
  • lustre / soleil ;
  • vie futile / vie utile ;
  • mourir par terre et masqué / mourir en hauteur et en vérité ;
  • mort subite / mort préparée ;
  • os frottés / cloches sonnés ;
  • déguisement par traîtrise / déguisement par amitié.



Mythologie

Le double pendant de Guérin

Retrouvons Pierre-Narcisse Guérin pour un cas très exceptionnel : celui d’un même tableau servant dans deux pendants différents (aujourd’hui partagés entre quatre musées).


Pierre-Narcisse_Guerin 1810_Aurora_and_Cephalus LouvreAurore et Céphale
Pierre-Narcisse Guérin, 1810, Louvre (254 x 186 cm)

En 1810, Guérin expose au salon ce tableau, peint pour le comte de Sommariva, sur un sujet assez rare tiré des Métamorphoses d’Ovide :

«Je tendais mes filets aux cerfs cornus, lorsqu’un matin du sommet de l’Hymette toujours fleuri, l’Aurore, dont la lumière de safran venait de chasser les ténèbres, m’apercoit et m’enlève, malgré ma résistance» Livre VII, vers 701-704)

Voici la description du tableau par un commentateur de 1810 :

« L’Aurore, accompagnée de l’Amour, soulève le voile étoilé de la Nuit, et répand des fleurs sur la terre. Dans sa course rapide, elle a vu Céphale endormi ; elle en devient éprise, et ravit le jeune chasseur à la tendresse de son épouse. Céphale livré au sommeil et mollement étendu sur un nuage, paraît s’élever doucement vers les cieux. Une étoile qui brille au dessus de la tête de l’Aurore éclaire d’une lumière douce et paisible cette scène de volupté. La figure de la déesse est svelte et gracieuse; ses bras sont nus; aucun voile ne cache sa poitrine ni ses épaules. Une robe légère et transparente, attachée au-dessous de son sein, descend jusque sur ses pieds, dont un seul est aperçu à travers les nuages. » Charles Paul Landon [3a]

Merci à Charles Paul Landon pour le détail du pied à travers les nuages, qui m’avait échappé.


Pierre-Narcisse_Guerin 1810_Aurora_and_Cephalus Louvre detail

En revanche, tout émoustillé soit-il, le commentateur a oublié de mentionner un détail bien plus osé : le geste entremetteur de l’Amour, une main sur les fesses de la pinup et l’autre tirant l’index du beau berger.


Charles Meynier 1810 La Sagesse preservant l’Adolescence des traits de l’Amour Musee des Beaux Arts du Canada 2La Sagesse préservant l’Adolescence des traits de l’Amour
Charles Meynier, 1810, Musée des Beaux Arts du Canada, Ottawa (anciennement collection Noureev) , (242 x 206 cm)
Pierre-Narcisse_Guerin 1810_Aurora_and_Cephalus LouvreAurore et Céphale
Pierre-Narcisse Guérin, 1810, Louvre (254 x 186 cm)

Sommariva avait commandé à Meynier ce tableau en pendant, inspiré des « Aventures de Télémaque » de Fénelon. En songe, le jeune Télémaque se voit protégé par Minerve des flèches du désir, et retenu de descendre vers les séductions de la Volupté [X1] .

Le pendant Sommariva fonctionne sur des complémentarités simples :

  • descente ou élévation d’un dormeur ;
  • nu couché féminin/masculin ;
  • nu debout masculin/féminin.

Il s’avère que le détail de l’Amour tirant le héros par les doigts n’a rien d’anodin, puisqu’il est central aux deux compositions.


Pierre-Narcisse_Guerin 1810_Aurora_and_Cephalus Louvre1810, Louvre Pierre-Narcisse_Guerin 1811_Aurora_and_Cephalus Pushkin_Museum1811, Musée Pouchkine, Moscou

Aurore et Céphale, Pierre-Narcisse Guérin

En 1810, le prince Nicolas Borissovitch Youssoupoff demanda à Guérin, avec l’accord de Sommariva, une réplique de son Aurore et Céphale. La principale modification concerne le jeune garçon :

« Quant à l’Amour critiqué dans la presse (trop rond, trop raide, un peu mignard), il a disparu, alors qu’au bas du groupe a pris place Zéphyr, reconnaissable à ses ailes de papillon, jeune garcon, au profil narquois, qui donne l’impression d’aider à l’ascension de la déesse et de sa victime. Nicolas Borissovitch fut sans doute satisfait de son tableau, qui n’était pas la réplique de celui du mécène parisien, tout en exprimant la même vision féerique. » Josette Bottineau [3c]



Pierre-Narcisse_Guerin 1811 Morpheus_and_Iris ErmitageMorphée et Iris
Pierre-Narcisse Guérin, 1811, Ermitage, Saint Petersbourg

Souhaitant posséder son propre pendant sur le thème du sommeil, Youssoupoff commanda à Guérin un sujet encore plus rare, lui aussi tiré des Métamorphoses d’Ovide :

«La vierge divine entre dans ce lieu (…) et aussitôt l’éclat de sa robe illumine la demeure sacrée; le dieu soulève à grand-peine ses paupières appesanties; il retombe et retombe encore, tandis que son menton chancelant va frapper le haut de sa poitrine» Livre XI, vers 516-621


Je reproduis ci-dessous, en l’abrégeant, la description très précise de Josette Bottineau, à qui l’on doit l’article de référence sur la génèse de ces oeuvres :

« La composition s’organise à partir de l’apparition d’Iris, dans l’angle supérieur droit: la messagère de Junon lève sa main avec une grâce autoritaire et ordonne à Morphée de se réveiller; on voit alors le fils de la Nuit émerger lentement de sa léthargie; il semble qu’un fil invisible relie la main droite de la déesse au poing fermé du dormeur dont le bras est contraint de s’élever; sa tête s’est tournée vers l’intruse; il va s’étirer; ses lourdes paupières sont encore closes… Un jeune garcon ailé, l’Amour, écarte avec malice… le lourd rideau noir du lit de Morphée, et la lumière pénètre à flots… Iris, comme l’Aurore, a le charme mutin des jeunes beautés que le prince Youssoupoff et M. de Sommariva aimaient à trouver sur leurs tableaux. Quant à Morphée, proche de Céphale, il évoque un marbre antique recréé par Canova, le sculpteur passionnément admiré des deux mécènes… Les plis du drap blanc sur lequel repose le dieu dessinent curieusement, de part et d’autre de son buste, deux larges ailes, à l’image de celles qui lui permettent de voler vite et silencieusement et que sa position sur le lit ne peut que laisser imaginer. Plus encore que L’Aurore et Céphale, Iris et Morphée évoque un intermède chorégraphique: on imagine sans peine le prince qui avait eu la charge des théâtres impériaux de Saint-Pétersbourg et qui abritait dans son vieux palais moscovite une troupe de danseuses de haut niveau, charmé par ce spectacle : Iris, petite magicienne aux ailes de gaze, vêtue de voiles aux couleurs de l’arc-en-ciel, descendant des cintres pour illuminer et animer la demeure du fils de la Nuit… » Josette Bottineau [3c]


En bas du tableau, un « pendant dans le pendant » met en correspondance deux trios mythologiques, composés d’un dieu, d’une nymphe ou déesse, et d’un messager :

Pierre-Narcisse_Guerin 1811 Morpheus_and_Iris Ermitage detail1Mercure et Argus Pierre-Narcisse_Guerin 1811 Morpheus_and_Iris Ermitage detail2Junon et Morphée

« Pour le plaisir érudit de Nicolas Borissovitch et de ses hôtes, Guérin orna la traverse du lit d’ébène de petites scènes imitant des bas-reliefs, consacrées au thème du sommeil et aux ruses de Jupiter et de Junon.

Sur la première, à gauche, Mercure, envoyé par Jupiter pour libérer la nymphe Io changée en génisse (on la voit attachée à un olivier du bois sacré de Mycène), s’apprête à trancher la tête d’Argus aux cent yeux, qu’il vient d’endormir au son de sa syrinx (Métamorphoses, I, 668-721).

La scène de droite illustre un épisode de la guerre de Troie (Illiade, XIV, 153 ss.)… On apercoit Jupiter profondément assoupi tout contre Junon, et le fils de la Nuit (Morphée), de petites ailes aux tempes et emmitouflé de la tête aux pieds, volant vers les vaisseaux grecs sur l’injonction de Junon. » Josette Bottineau [3c]

La scène centrale, partiellement cachée, montre « un personnage drapé, debout au pied d’un lit » dont l’identification est incertaine.


Pierre-Narcisse_Guerin 1811 Morpheus_and_Iris ErmitageMorphée et Iris, Ermitage, Saint Petersbourg Pierre-Narcisse_Guerin 1811_Aurora_and_Cephalus Pushkin_MuseumAurore et Céphale, Musée Pouchkine, Moscou

Pierre-Narcisse Guérin, 1811

Le pendant Youssoupoff fonctionne sur des complémentarités totalement repensées :

  • descente ou envol d’une déesse ;
  • climat lumineux : arc en ciel d’Iris, rose de l’Aurore ;
  • nu féminin abaissant ou élevant les bras ;
  • nu masculin allongé, élevant ou abaissant les bras ;
  • jeune garçon ailé soulevant un tissu,
  • frise du bas : scènes mythologiques ou panorama terrestre



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Volozan 1800-20 Pan decouvrant la Vertu Musee Aquitaine BordeauxPan découvrant la Vertu Volozan 1800-20 L'Enlevement d'Europe Musee Aquitaine BordeauxEnlèvement d’Europe

Volozan, gouaches, vers 1820, Musée dAquitaine, Bordeaux

Comparées aux grandes machines mythologiques du siècle précédent, ces deux gouaches montrent bien l’épuisement du genre. L’artiste s’applique à une laborieuse mise en correspondance entre :

  • les deux grands arbres,
  • Pan, le dieu à pattes de bouc et Io la vache,
  • la nudité vu de face (la Vertu ou un Hermophrodite pudique ?) et vue de dos ;
  • l’amour en vol stationnaire ;
  • l’aigle en surplomb.



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Hersent 1817 Diane et Endymion Musees E. Berry, SensDiane et Endymion Hersent 1817 Les Graces visitent Daphnis pendant son sommeil Musees E. Berry, SensLes Grâces visitent Daphnis pendant son sommeil

Hersent, 1817, Musees E. Berry, Sens

Le pendant a pour sujet deux visites de divinités féminines à de beaux bergers :

  • de nuit, Diane vient reluquer Endymion :
  • de jour, trois Nymphes viennent annoncer le retour de Chloé à Daphnis , endormi magiquement au pied de l’autel où il se lamentait de sa disparition :

« Chloé, disoit-il, vient d’être arrachée de vos autels, et vous avez bien eu le coeur de le voir et l’endurer ! elle qui vous a fait tant de beaux chapelets de fleurs ! elle qui vous offrait toujours du premier lait ! elle qui vous a donné ce flageolet même que je vois ici pendu ! » Daphnis et Chloé, Longus, 2, 22



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PAUL MERWART 1879 ALLEGORIE JOUR NUIT

Le Jour et la Nuit
Paul Merwart, 1879, collection privée

Cet étrange petit tableau (27 x 22 cm) est signé et daté dans chacune de ses moitiés :

  • côté Jour, ciel bleu, voile blanc et ombrelle rouge composent une harmonie tricolore ;
  • côté Nuit, fond noir, voile gris et croissant de lune abolissent la couleur.


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Luis_Ricardo_Falero 1886 Le_vin de Tokay col priveeLe vin de Tokay Luis_Ricardo_Falero 1886 Le_vin_Ginguet col priveeLe vin Ginguet

Luis Ricardo Falero, 1886, collection privée

Grand spécialiste es nudités ascensionnelles, Falero invente ici une mythologie moderne où la Blonde vue de face, plastiquement posée sur un flacon bouché de breuvage aristocratique, s’oppose à la Brune vue de dos qui enfourche gaillardement, en faisant la nique à l’autre, une bouteille presque vide de petit vin piquant, d’où s’échappe un jet victorieux.

Avec un demi-siècle d’avance, l’esthétique pin-up trouve ici un premier lot d’objets quotidiens à corrompre.



Religion

Ary Scheffer Les Rois Mages Musee de la Vie Romantique Paris, 34,5 x 24 cmL’Annonce aux Rois Mages Ary Scheffer L’Annonce aux bergers Musee de la Vie Romantique Paris, 34,5 x 24 cmL’Annonce aux Bergers

Ary Scheffer, vers 1845, Musée de la Vie Romantique, Paris (34,5 x 24 cm)

Un article de 1845 [3d], lors de l’acquisition des Rois Mages par les collections royales, précise que, bien qu’ils aient constitués des pendants dans l’esprit du peintre, les deux tableaux ont été vendus séparément. L’Annonce aux bergers, qui représente « l’élan du coeur qui porte le peuple vers le Christ », avait déjà été vendu à un marchand de Rotterdam. L’autre tableau proposerait, selon l’auteur de l’article, une réflexion plus complexe sur la manière dont les trois Pouvoirs traditionnels réagissent à la venue du Christ :

« Le Roi-guerrier est placé à la gauche, le Roi-législateur à la droite du Roi-prêtre, et l’on comprend quelle a été la pensée du peintre. Le guerrier porte les regards vers le prêtre comme le prêtre dirige les siens vers la lumière nouvelle. Cette lumière sert de guide au prêtre, ainsi que le prêtre au guerrier qui, plongé dans de sérieuses pensées , se dispose à le suivre. Le législateur va le suivre aussi, mais cependant sa physionomie sévère laisse apercevoir une ombre de tristesse , une légère teinte de regret. Il pressent la puissance dominatrice de la sainte loi de l’Evangile, mais il reconnait en même temps les déceptions de la vanité humaine ; il doit lui en coûter d’avouer que sa prétendue sagesse n’était qu’erreur, il éprouve avec douleur que même les chefs-d’ouvre de l’esprit humain , admirés de siècle en siècle, vont disparaître comme la neige au seul rayon de la vérité éternelle et divine. »

Scheffer transforme donc le traditionnel pendant  Adoration des Mages / Adoration des Bergers en une « Annonce aux Mages » / « Annonce aux bergers » volontairement énigmatique :

  • l’élément annonciateur (l’Etoile ou l’Ange) se trouve en hors champ, au dessus et au centre du pendant ;
  • les Rois mages échappent à la typologie traditionnelle au profit d’un trio plus moderne : le Sage, le Pieux et le Preux, dans lequel le Jeune Inspiré est le premier à saisir la signification de l’Annonce ;
  • parmi les bergers se glisse une pseudo Sainte Famille propre à dérouter les incultes.

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William_Holman_Hunt_-_The_Awakening_Conscience_Light of the World

Le réveil de la conscience (The Awakening Conscience), 1853, Tate Gallery La Lumière du Monde (The Light of the World), première version, 1854, église de Keble College, Oxford

 William Holman Hunt

Les deux tableaux,  différents par le format mais unifiés par les cadres réalisés par Hunt lui-même, ont été exposés en pendant en 1854, et sont profondément complémentaires (voir Le Réveil de la Conscience).



Reconstitution historique

Heim 1819 Titus pardonne aux senateurs conjures Versailles, Musee national du chateau et des Trianons-Titus pardonne aux sénateurs conjurés Heim 1819 Titus et Vespasien font distribuer des secours au peuple Versailles, Musee national du chateau et des Trianons-Titus et Vespasien font distribuer des secours au peuple

Heim, 1819, Musée national du château et des Trianons, Versailles

Ce pendant, d’un néo-classicisme suranné, met en scène en intérieur et en extérieur deux actes de générosité de Titus.


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Hersent 1818-19 Joconde Musee de chateau-thierryJoconde Hersent 1818-19 La Fiancee du roi de Garbe Musee de chateau-thierryLa Fiancée du roi de Garbe

Hersent, 1818-19, Musée de Château-Thierry.

Le pendant propose,, en style troubadour,  deux trios amoureux (une fille et deux garçons, deux filles et un garçon), choisis dans deux contes de La Fontaine.


Joconde

Le roi Astolphe et son ami Joconde couchent ensemble avec la même jeune fille, à laquelle ils ont promis un anneau. Mais pendant qu’ils dorment à tour de rôle, la belle en profite pour coucher avec un troisième, son propre amant, que chacun prend pour l’autre.  Au matin les deux amis, dépités, se reprochent mutuellement leur égoïsme :

« Ils lui dirent: Jugez-nous,
En lui contant leur querelle.
Elle rougit, et se mit à genoux;
Leur confessa tout le mystère.
Loin de lui faire pire chère,
Ils en rirent tous deux: l’anneau lui fut donné » [4]


La Fiancée du roi de Garbe

Parmi ses nombreuses tribulations, l’infante Alaciel, fiancée du Roi de Garbe, se retrouve un jour dans un pavillon où un galant a attiré une fillette. Mais Alaciel, qui a la clé, y entre et interrompt l’aventure :

« Le galant indigne de la manquer si belle
Perd tout respect, et jure par les dieux,
Qu’avant que sortir de ces lieux,
L’une ou l’autre payera sa peine;
….
Tirez au sort sans marchander;
Je ne saurais vous accorder
Que cette grâce;
Il faut que l’une ou l’autre passe
Pour aujourd’hui.

Non non, reprit alors l’infante,
Il ne sera pas dit que l’on ait, moi présente,
Violenté cette innocente.
Je me résous plutôt à toute extrémité. » [5]


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Louis-Philippe Crepin 1827 Le combat du Lys et de la Gloire contre le Cumberland , coll priv (146,5 x 114 cm)Combat du Lys et de la Gloire contre le Cumberland le 21 Octobre 1707 Louis-Philippe Crepin 1827 Combat de la Bayonnaise contre l’HMS Ambuscade coll priv (147 x 114 cm)Combat de la Bayonnaise contre l’HMS Ambuscade le 14 Décembre 1798

Louis-Philippe Crépin, 1827, collection privée

Le pendant met en scène deux victoires navales françaises (le navire de l’ennemi héréditaire étant à droite). L’idée est sans doute d’illustrer deux types différents de combat :

  • la canonnade entre le Lys et le Cumberland (noter l’acte de bravoure du soldat français qui saute à la mer en emportant le pavillon ennemi) ;
  • l‘éperonnage de l’Ambuscade par la Bayonnaise.


Louis-Philippe Crepin B1801 ayonnaise_vs_EmbuscadeMusee de la Marine

Combat de la Bayonnaise contre l’HMS Ambuscade
Louis-Philippe Crepin, 1827, Musée national de la Marine de Paris

Le tableau le plus connu de Crépin illustrait déjà cette même bataille, mais bord à bord.



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Paul Delaroche 1829 The_State_Barge_of_Cardinal_Richelieu_on_the_Rhone Wallace Collection WGA06263

La barge du cardinal de Richelieu sur le Rhône, 1829
Paul Delaroche, Wallace collection, Londres

Le tableau suit fidèlement la description par Vigny du dernier voyage de Cinq-Mars et de De Thou, faits prisonniers par Richelieu :

« il les enleva de Narbonne, les traînant à sa suite pour orner son dernier triomphe, et venant prendre le Rhône à Tarascon, presque à son embouchure, comme pour prolonger ce plaisir de la vengeance que les hommes ont osé nommer celui des dieux ; étalant aux yeux des deux rives le luxe de sa haine, il remonta le fleuve avec lenteur sur des barques à rames dorées et pavoisées de ses armoiries et de ses couleurs, couché dans la première, et remorquant ses deux victimes dans la seconde, au bout d’une longue chaîne...Jadis les soldats de César, qui campèrent sur ces mêmes bords, eussent cru voir l’inflexible batelier des enfers conduisant les ombres amies de Castor et Pollux : des chrétiens n’eurent pas même l’audace de réfléchir et d’y voir un prêtre menant ses deux ennemis au bourreau : c’était le premier ministre qui passait. »
Vigny , « Cinq Mars », chapitre XXV


Delaroche 1828 Etude pour Richelieu remontant le Rhone Departement des Arts graphiques Louvre

Etude pour Richelieu remontant le Rhone
Delaroche, 1828, Département des Arts graphiques Louvre

Delaroche n’a pas exploité la « longue chaîne ». Par rapport à l’étude préliminaire, il a même rapproché les deux coques et ajouté le grand oriflamme qui les réunit par en haut. Accolés comme si elles ne faisaient qu’une, les deux embarcation emportent de concert le vieillard haineux et ses deux jeunes victimes vers un destin contraire : la mort pour les uns, la gloire pour l’autre, illustré par le même soleil couchant.

Les trois pieux du premier plan redisent cette solidarité contre-nature entre les proies et le bourreau.


Paul-Delaroche 1830 Cardinal-Mazarin-Dying Wallace collection

Les Dernières Heures du cardinal Mazarin, 1830
Paul Delaroche, Wallace collection, Londres

Un des derniers actes politiques de Mazarin fut d’arranger le mariage du jeune Louis XIV avec Marie- Thérèse d’Espagne au détriment des intérêts de sa propre nièce, Marie Mancini : on la voit ici s’éloigner dépitée sur la droite, juste sous le buste d’Henri IV, et comme regrettant le temps des rois que l’amour gouverne ; tandis qu’au centre l‘ambassadeur d’Espagne s’incline respectueusement. La scène condense quelque peu la chronologie, puisque Marie quitta la cour en 1659, le mariage eut lieu en 1660 et Mazarin mourut en 1661.



Paul-Delaroche 1830 Cardinal-Mazarin-Dying Wallace collection detail
La composition rend hommage aux deux passions de Mazarin :

  • les intrigues politiques (un homme et trois femmes, près de la table de travail avec ses maroquins gonflés de documents) ;
  • le jeu (trois hommes et une femme, qui se retourne vers le mourant pour lui demander conseil).


Delaroche 1828 Mazarin et sa niece Marie Mancini avant le depart de celle-ci en exil a Brouage Aquarelle coll priv

Mazarin et sa nièce Marie Mancini avant le départ de celle-ci en exil à Brouage
Delaroche, aquarelle, 1828, collection privée

L’épisode avait une résonance personnelle pour Delaroche : en 1828, il avait offert cette aquarelle à la femme du peintre Horace Vernet, qui s’apprêtait à s’installer à Rome avec sa famille, dont sa fille Louise. Delaroche avait des vues sur elle (il ne l’épousera qu’en 1843 et elle mourra prématurément en 1845). En se plaçant dans la situation du jeune Louis XIV (debout en noir derrière Mazarin), il exprime discrètement son regret de voir s’éloigner celle qu’il aime.


La logique du pendant

Paul Delaroche 1829 The_State_Barge_of_Cardinal_Richelieu_on_the_Rhone Wallace Collection WGA06263 Paul-Delaroche 1830 Cardinal-Mazarin-Dying Wallace collection

Les deux tableaux, exposés ensemble au salon de 1831, ont été rendus célèbres par les gravures qui ornèrent bien des salons. On touche ici aux limites du pendant d’histoire, lorsque celui-ci vise la reconstitution exacte plutôt que le recomposition mythique. Dans un tour de force qu’il ne réitérera pas, Delaroche réussit à donner une grande cohérence interne à chaque sujet sans nuire au fonctionnement en pendant :

  • en reliant graphiquement les deux scènes par :
    • le format panoramique ;
    • le mouvement de gauche à droite ;
    • le baldaquin rouge ;
  • tout en les opposant thématiquement :
    • scène de plein air et d’intérieur ;
    • mort donnée et mort subie ;
    • cruauté et gloire personnelle, humanité et sens de l’intérêt général.



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Les pendants anticléricaux de Jean-Paul Laurens

Jean Paul Laurens 1875 salon excomunication de robert le Pieux _orsay 130 × 218 cmL’Excomunication de Robert le Pieux, Orsay (130 × 218 cm) Jean Paul Laurens 1875 salon-Interdit Musee Anfre Malraux Le HavreL’Interdit, Musée des Beaux Arts du Havre (116 x 181 cm)

Jean-Paul Laurens, salon de 1875

Robert le Pieux a épousé sa cousine Berthe, et le pape n’est pas d’accord :

« Alors que les représentants de la papauté sortent de la salle du trône, Robert et Berthe fixent le vide, en proie à leur dilemme. Le sceptre royal gît à terre, et le cierge qui a été soufflé et posé à terre, comme le prévoit le rituel d’excommunication, fume encore ». [6]

Le second tableau illustre un autre des moyens de pression moyenâgeux de l’Eglise : frappé d’interdit, le pays voit ses églises et ses cimetières condamnés, et les cadavres abandonnés sans sépulture.

Le portail roman, vu de l’intérieur et de l’extérieur, sert de motif de jonction dans cette charge érudite.


Jean Paul Laurens 1883 Salon Le Pape et l’Inquisiteur Musee des BA de Bordeaux 134 x 113Le Pape et l’Inquisiteur, Musée des Beaux Arts de Bordeaux (134 x 113 cm) Jean-Paul Laurens 1883 (salon) Les Murailles du Saint-Office Musee des Augustins Toulouse,Les Murailles du Saint-Office, Musée des Augustins, Toulouse (116 x 82 cm)

Jean Paul Laurens, Salon de 1883

Le format inégal des deux tableaux en fait une sorte de pendant éphémère, pour la durée du Salon : la muraille de brique rougeoyant  au crépuscule, vient clôturer la scène intérieure, en contrepartie du rouge-sang des tissus.

Dans le premier tableau, en intérieur, le pape Sixte IV (dont le blason décore la nappe) est subjugué par l’inquisiteur Torquemada qui, ayant comparé aux livres sacrés le manuscrit qu’il tient en main, le condamne d’un index définitif.

Le second tableau, en extérieur, montre la conséquence : une veuve vient déposer un couronne de plus au pied de la muraille obtuse, symbole de l’obscurantisme. A gauche, une autre forme noire remonte un escalier rocailleux, soulignant que le vrai Calvaire est celui qu’inflige l’Eglise.


Jean Paul Laurens 1886 Torquemada, Grand Inquisitor Philadelphia Museum of Art 150 x 116 cmLe Grand Inquisiteur chez les rois catholiques, Salon de 1886 , Philadelphia Museum of Art Jean Paul Laurens 1887 L'Agitateur_du_Languedoc Musee des Augustins Toulouse.149 x 115,5 cmL’Agitateur du Languedoc, Salon de 1887, Musée des Augustins, Toulouse.

Jean Paul Laurens, , 150 x 116 cm

Dans le premier tableau, le Grand inquisiteur debout, domine du crucifix Ferdinand et Isabelle assis, l’un prostré et l’autre repentante, coincés sous la fenêtre grillagée : il leur reproche d’avoir prêté l’oreille aux propositions des juifs qui leur ont offert 30,000 ducats pour continuer la guerre sainte contre les musulmans, avec l’espoir de ne pas être inquiétés dans leur foi.

Le tableau de l’année suivante inverse la proposition : les dominants sont toujours à gauche, mais nombreux et assis sur des gradins ; le dominé est seul et debout, pointant à rebours des conventions esthétiques et hiérarchiques, de droite à gauche et de bas en haut, l’index du Juste que ses juges n’effraient pas. Le rayon qui illumine Bernard Délicieux, moine franciscain qui s’était élevé contre l’Inquisition, est celui de la vérité.

Bien que les deux tableaux n’aient pas été exposés ensemble, leur taille identique, les symétries de leur composition et la fenêtre grillagée servant de motif de jonction, montent bien que le second a été conçu dans le prolongement du premier, comme une sorte de revanche : au crucifix écrasant brandi par l’homme d’appareil s’affronte l’index nu de l’opposant solitaire.


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Fete champetre Emile Bayard 1878 gauche Fete champetre Emile Bayard 1878 droite

Fête champêtre
 Emile Bayard, 1878, Collection privée

Bayard, qui connait bien son Fragonard , ressuscite avec bonheur l’ambiance des fêtes galantes,  de part et d’autre d’un grand escalier.

gauche, un couple assis sur l’herbe est invité par deux filles à se lever pour rejoindre la farandole ; à droite une femme seule accoudée à la balustrade est invitée par deux buveurs à descendre les rejoindre à leur table.


Fete champetre Emile Bayard 1878 schema
L’originalité tient à l’effet de zoom panoramique : le second tableau est un plan rapproché sur l’escalier, et le même couple (homme en bleu / femme en rouge) sert de raccord entre les vues.

Ce pendant inventif et plein de mouvement porte donc un message simple –  dansons, buvons, fraternisons ! La soi-disant fête galante est plutôt un bal républicain en costumes.


Emile Bayard Fete villageoise collection privee gravure en couleurFête villageoise Emile Bayard Farandole de danseurs collection privee gravure en couleurFarandole de danseurs

Emile Bayard, vers 1880, gravures en couleur.

Dans la même veine, ces deux gravures inventent un XVIIIème siècle fantasmé, ou des villageois amènent dans un joyeux cortège des barriques au château, et où des masque entraînent en farandole un ivrogne dans la campagne.



La vie sociale

Pour échapper aux thèmes éculés de la peinture d’histoire ou de genre, quelques artistes trouvent de nouveau sujets de pendants dans la vie sociale.

Louis Moritz 1808 La leçon de dessin RikjsmuseumLa leçon de dessin Louis Moritz 1808 La leçon de musique RikjsmuseumLa leçon de musique

Louis Moritz, 1808, Rikjsmuseum.

La table en acajou, avec son tissu vert, sert de motif de jonction entre ces deux tableaux, Le présence d’une intruse vue de dos apporte une part de mystère à ces scènes convenues.


Andre-1818-avant-Lecon-de-dessin-lithographie-EngelmannLa leçon de dessin Andre-1818-avant-Lecon-de-musique-lithographie-EngelmannLa leçon de musique

André, avant 1818, Lecon de musique, lithographie par Engelmann

La prestance des deux maîtres sous-entend que l’éducation des jeunes filles peut n’être pas si rébarbative.



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Henry Sargent 1821 ca The Dinner Party Museum Fine Arts Boston156,5 x 126,3 cm.The Dinner Party (156,5 x 126,3 cm) Henry Sargent 1821 ca The Tea Party Museum Fine Arts Boston 163.5 x 133 cmThe Tea Party (163.5 x 133 cm)

Henry Sargent, vers 1821, Museum of Fine Arts, Boston [7]

Les deux tableaux représentent probablement des pièces luxueusement meublées de la maison de Sargent.

The Dinner Party représente le repas, dans l’après-midi, d’un club de riches bostoniens, The Wednesday Evening Club. Comme le soulignent les portes ouvertes du premier plan, le tableau a été conçu comme une attraction payante, donnant accès pour quelques instants à la vie des classes supérieures.

Suite au succès du premier tableau, Sargent lui adjoignit rapidement The Tea Party, moins formel, en éclairage artificiel, et dont l’accès est donné par les rideaux verts relevés.


Thomas Rossiter1857 Country post OfficeUn bureau de poste à la campagne (Country Post Office) Thomas Rossiter 1857 City post OfficeUn bureau de poste à la ville (City Post Office)

Thomas Rossiter, 1857, collection privée

Un sujet nouveau et intéressant, le développement de la Poste, permet d’opposer l’Eté et l’Hiver, les charmes de la vie bucolique et les embarras de la grande ville.



Références :
[1] « Votre arrivée (du choléra) a été officiellement annoncée le 29 mars, et comme c’était le jour de la Mi-carême et que le temps était ensoleillé et agréable, les Parisiens s’affairaient d’autant plus joyeusement sur les boulevards, où l’on pouvait même voir des masques, caricatures incolores et informes, qui se moquaient de la peur du choléra et de la maladie. Le soir même, les redoutes étaient plus encombrées que jamais ; des rires arrogants couvraient presque la musique la plus forte ; on s’échauffait dans des chahuts, une danse peu ambiguë ; on avalait toutes sortes de glaces et autres boissons froides – quand tout à coup le plus drôle des arlequins sentit un grand froid dans ses jambes, enleva son masque, et à la surprise de tous un visage bleu-violet apparut. On comprit vite que ce n’était pas une plaisanterie, les rires se calmèrent, et plusieurs voitures bondées furent conduites de la redoute directement à l’Hôtel-Dieu, l’hôpital central, où les gens moururent ainsi, sous leurs masques d’aventure. Comme dans cette première consternation on croyait à la contagion et que les hôtes plus anciens de l’Hôtel-Dieu poussaient de terribles cris de peur, les morts, comme on dit, ont été enterrés si vite qu’on ne leur a même pas enlevé leurs vêtements de fou bariolés, et c’est joyeusement, comme ils vivaient, qu’ils gisent maintenant dans la tombe. « 
[3] Pour la description des planches et la traduction des vers, voir http://www.scottponemone.com/rethels-death-as-counterrevolutionary-meme/
Pour la portée politique de la série :
Albert Boime « Alfred Rethel’s Counterrevolutionary Death Dance » The Art Bulletin Vol. 73, No. 4 (Dec., 1991), pp. 577-598 https://www.jstor.org/stable/3045831
[3a] Charles Paul Landon « Annales du Musée et de l’École moderne des beaux-arts: Salon de 1810 » https://books.google.fr/books?id=yJUZAAAAYAAJ&pg=PA17&dq=guerin+C%C3%A9phale+et+Aurore
[3c] Josette Bottineau, « Pierre Guérin et le merveilleux mythologique: L’aurore et Céphale, Iris et Morphée » Gazette des Beaux Arts; Décembre 1999, Vol 1571, p271-288
https://web-p-ebscohost-com.ezproxy.inha.fr:2443/ehost/detail/detail?vid=13&sid=990db323-a622-46fc-b4d1-d4c07075e222%40redis&bdata=Jmxhbmc9ZnImc2l0ZT1laG9zdC1saXZl#AN=505845309&db=asu
[3d] « Le miroir des arts: feuille artistique des Pays-Bas », 1845, p 5 https://books.google.fr/books?id=FyhOAAAAcAAJ&pg=PA5
[4] La Fontaine, « Joconde » Les contes de la première partie, 1665 http://www.lafontaine.net/lesContes/afficheConte.php?id=3
[5] La Fontaine, « La fiancée du roi de Garbe » Les contes de la seconde partie, 1666 https://www.lafontaine.net/lesContes/afficheConte.php?id=29

1 L’hypothèse de l’hostie

14 juillet 2020

Hostie, petit monde, pièce de monnaie ?  J’ai développé cette interrogation sur plusieurs articles, après avoir pris connaissance des deux études récentes de François Bougard : l’une qui tranche définitivement la question [1], l’autre qui ouvre de nouvelle pistes [2]. Ceux qui s’intéressent aux détails de la controverse historiographique et à l’état des lieux de la recherche auront profit à s’y reporter.

Ce premier article est consacré à l’interprétation autrefois dominante, la théorie de l’hostie.

L’apparition du disque digital

Evangelaire de Lorsch 810 ca Alba Iulia, Biblioteca Documenta Batthyaneum,Folio 72v detailEvangéliaire de Lorsch, vers 810, Alba Iulia, Biblioteca Documenta Batthyaneum,Folio 72v  Christ en majeste 844-851 Premiere Bible de Charles le Chauve, BNF fol 329v detailPremière Bible de Charles le Chauve, 845-846

Au temps de Charlemagne, la main droite du Christ de la Majestas Dei fait le geste de la bénédiction byzantine.

Dans la Première Bible de Charles le Chauve apparaît pour la première fois un objet et un geste totalement différents : tenu entre le pouce d’une part, le majeur et l’annulaire d’autre part, , le petit disque doré est ici marqué d’un chrisme. Ce motif du disque digital va être reproduit ensuite à de nombreuses reprises, avec quelques variantes (pince entre le pouce et le majeur seulement, , suppression de tout motif ou remplacement du chrisme par une croix ou un point, couleur autre que dorée).


13eme Comput_digital_Raban_Maur De Numeris Lisbonne, Instituto da Bibliotheca nacional e do livro

Comput digital, Raban Maur, « De Numeris », manuscrit du 13ème,
Instituto da Bibliotheca nacional e do livro, Lisbonne

On remarquera que le geste évite de ressembler à celui de la bénédiction, ainsi qu’à aucune des figures codifiées du comput digital (manière de calculer à l’aide des mains).

La floraison soudaine de ce motif et sa quasi-disparition par la suite ont soulevé de nombreuses questions, puisqu’aucun texte conservé n’explique clairement sa signification.


Les arguments théologiques

 L’imaginaire de l’Hostie chez l’évêque Ildefonse

900-1000 PASCHASIUS RADBERTUS, Latin 2855 fol 63v. gallica

900-1000, Paschasius Radbertus, Latin 2855 fol 63v, Gallica

L’évêque Ildefonse (postérieur de deux siècles à Saint Ildefonse de Tolède) nous a laissé l’image recto verso d’une hostie en pain azyme, large de trois doigts, qui lui était apparue telle quelle, en 845, le septième jour du dixième mois, à l’aube [3]. Le texte explicatif, dense et allusif, commence par une métaphore entre hostie et pièce de monnaie :

Si partout circule valablement la monnaie du roi de la terre, pourquoi avec encore plus de valeur ne circulerait pas toujours et partout la monnaie du roi des cieux ?

Si valens ubique discurrit moneta terreni regis, cur non melius valens discurrat semper ubique moneta caelestis regis?

Il évoque ensuite les points marqués sur la circonférence par une comparaison avec les roues merveilleuses de la vision d’Ezéchiel :

« L’aspect des roues et leur forme étaient ceux de la pierre de Tharsis, et toutes quatre étaient semblables ; leur aspect et leur forme étaient comme si une roue était au milieu d’une autre roue.En cheminant, elles allaient de leurs quatre côtés, et elles ne se retournaient point. Elles avaient une circonférence et une hauteur effrayantes, et à leur circonférence les quatre roues étaient remplies d’yeux tout autour. ». Ezechiel 1,17-18

Voici des points, peints sur des roues, les cinq allant en arrière et ces roues, autrement dit ces points, montrent que Dieu, qui demeure au milieu, n’a ni commencement ni fin, de même que les points ou roues tout autour.

Ecce puncta, quae in rotis sunt picta, retro quinque acta, et rotae, id est puncta, ostendunt quod nec initium habet Deus in medio manens, nec finem sicut nec puncta, nec rota per gyrum.

Ildefonse interprète ensuite le texte d’Ezéchiel en considérant qu’il y avait non pas une roue au milieu de chacune, mais une fixe au milieu des autres, d’où les cinq :

pendant qu’il y avait une roue dans les roues, se trouvant au milieu

dum esset rota in rotis, consistens loco medio.

Et en ce centre réside la Trinité. On comprend alors qu’il décrit le recto de l’hostie, où on lit Rex Deus, Iesus Christus et Lux/Pax/Gloria (remplaçant Spiritus Sanctus, qui figure au verso) ainsi que les trois mots VERITAS VITA et VIA de Jean 14,26, disposés verticalement de manière à évoquer un homme :

Si VIA est les pieds sur les terres, VERITAS est la tête dans les cieux, et VITA est la poitrine, se tenant au milieu, et redonnée aux saints (la vie éternelle).

Si est VIA pedum in terris, est VERITAS capitis in caelis, VITA pectoris est in medio manens, reddenda sanctis.

 Ainsi le recto de l’hostie est à la fois un condensé de la Vision d’Ezéchiel et un abrégé de la Majestas Domini :

  • Dieu au centre, sous la forme d’un homme évoqué par VIA VITA et VERITAS ;
  • les quatre évangélistes autour, nommés et symbolisés par les points rouges (celui de Jean, qui s’est approché du trône de Dieu, se trouve assimilé avec le centre).

Ce texte montre combien, vers le milieu du neuvième siècle, la forme ronde de l’hostie pouvait être investie de significations multiples :

  • pièce de monnaie,
  • roue d’Ezéchiel,
  • condensé de la figure divine.



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La théologie de l’hostie entre 830 et 850

L’apparition du disque digital est contemporaine d’une grande interrogation théologique sur la nature de l’eucharistie :

  • vers 831-33, Paschasius Radbertus, maître enseignant au monastère de Corbie, écrit le « De corpore et sanguine Domini », dans lequel il soutient qu’au moment de la consécration, le pain et le vin sur l’autel deviennent similaires au corps et au sang de Jésus-Christ, de telle sorte qu’une sorte d’empreinte, de marque (caracter) devient perceptible aux sens ;
  • en 843, Charles le Chauve visite l’abbaye et demande son avis à l’abbé Ratramnus ; celui-ci rédige un autre texte nommé également « De corpore et sanguine Domini », dans lequel il présente la thèse apparemment contraire, à savoir que le corps et le sang du Christ ne deviennent pas perceptibles par les sens ; Charles le Chauve donne raison à Radbertus, en faveur d’une marque sensible.
  • en 844, Radbertus rédige une seconde version de son « De corpore et sanguine Domini »,.

Le disque digital apparaît dans la Première Bible de Charles le Chauve vers 845-46, soit peu de temps après le second « De corpore et sanguine Domini », il est donc tentant de voir dans le disque une hostie, et dans le chrisme qui y est imprimé la représentation visuelle de cette marque sensible.

Ajoutons que cette période, comme le montre l’opuscule d’Ildefonse, coïncide aussi avec l’introduction, dans la liturgie, de l’hostie en pain azyme, à la place du pain avec levain.

Pour M.Schapiro dans plusieurs articles importants [4], la messe est dite : le disque digital est une hostie.


Une querelle surévaluée

La coïncidence des dates peut donc laisser penser que l’invention du motif est lié  à la « querelle » entre Radbertus le « réaliste » et Ratramnus le « symboliste ».

Remarquons que s’il s’agissait de promouvoir la théorie de Radbertus, celle de la « marque sensible », ceci ne vaut que pour le prototype de la Première Bible de Charles le Chauve, marqué du chrisme : puisque  tous les autres  disques digitaux carolingiens seront dorés de manière uniforme.

Par ailleurs, dans son analyse serrée des textes, C.Chazelle [5] conclut que les deux théologiens, appartenant au même monastère, étaient d’accord sur l’essentiel et se différenciaient sur des nuances dont la subtilité excède largement toute représentation graphique. De plus, leur discussion portait sur la perception sensible de la chair et du sang du Christ, donc pas seulement sur l’hostie.


La promotion de l’Eucharistie ?

S’agissait-il plus généralement de promouvoir ce sacrement ? On sait que les carolingiens ont tenté de remonter à une fréquence hebdomadaire la communion, sacrement largement déserté à l’époque. Mais ces illustrations princières n’ont rien d’une propagande à l’usage des masses ; et pourquoi avoir attendu 850 pour promouvoir le sacrement, d’une manière aussi elliptique ?


Une figure illogique

Ce qui rend délicate la théorie de l’hostie est qu’elle implique une sorte d‘auto-référence . Saint Augustin l’avait déjà soulignée à propos de la Cène :

« il se portait lui-même dans ses mains, quand en confiant son propre corps il dit : « Voici mon corps », c’est bien ce corps-là qu’il portait dans ses mains. C’est l’Humilité de Jésus, .le Christ nôtre Seigneur, que de s’être confié à tant d’hommes ». Cité par [6] , p 63

Une des difficultés de l’interprétation eucharistique tient à ce quelle ajoute, dans le schéma déjà chargé de la Majestas Domini, une couche purement christique, et qui plus est auto-référente : le geste des doigts illustre en somme une préhension de soi-même.


Les arguments iconographiques

L’argument massue  de Shapiro : un Sacramentaire de Tours

Sacramentaire 875-900 Tours BM 184 fol 2 IRHTfol 2 Sacramentaire 875-900 Tours BM 184 fol 3 IRHTfol 3

Sacramentaire, 875-900, Tours, BM 184, IRHT

L’argument massue des tenants de l’hostie, en particulier Shapiro, est fourni par ces deux fragments d’un sacramentaire réalisé à Tours :

  • la première image, qui illustre la Préface de la Messe (« Vere dignum et justum est.. »), montre la main de Dieu tenant le disque doré entre le pouce et l’annulaire ;
  • la seconde, qui illustre le début du Canon, (« Te ígitur, clementíssime Pater, per Jesum Christum Fílium tuum… ») montre le même disque posé sur l’autel, à côté du calice.

Le Canon étant la partie de la Messe qui conduit à la Communion, l’image de gauche montrerait indubitablement une hostie. Nous discuterons de manière détaillée cette « preuve » (voir 2 Une figure de l’Incommensurable).


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Un argument très indirect de Kessler

Bible_de_Vivien Ms lat1 fol 329r
Poème , Recto de la Majestas Domini , Première Bible de Charles le Chauve, 845-46, BNF MS Lat 1, fol 329r

Kessler ([6], p 59) fait remarquer que les mots du poème à Charles, au recto de notre Majestas Dei, décrivent l’Evangile en ces termes :

Voici le moyen de parler, la vertu, l’action pure,
La nourriture, la boisson, le salut béni.

Hic modus effandi, hic virtus, hic actio munda
Hic cibus, hic potus, hic benedicta salus

Le mot « cibus » (nourriture) tombe juste au revers du petit disque , comme s’il s’agissait d’expliciter la nouveauté [7].


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L’argument de Reynolds : l’Evangéliaire de Lothaire

Une des toutes dernières études en faveur de la théorie de l’hostie, celle de Roger E Reynolds [8] en 2013, trouve dans l’Evangéliaire de Lothaire une profusion de motifs promouvant l’Eucharistie. L’auteur en déduit même que les temps carolingiens ont vu une première étape de l’Adoration de l’Hostie – un rituel qui ne se développera pleinement qu’au XIIIème siècle..

Evangeliaire_de_Lothaire BNF Lat.266 fol 15r

Evangéliaire de Lothaire BNF Lat.266 fol 15r

A première vue, ces deux disques ressemblent beaucoup aux hosties d’Ildefonse. Les caractères Pi et Phi, très rares, signifient probablement Pater et Filius. On remarquera néanmoins que l’Alpha et l’Omega sont suspendus par un fil aux branches de la croix, ce qui donne à ce chrisme le caractère d’une enseigne plutôt que d’un simple tracé sur une « hostie ».


Evangeliaire_de_Lothaire BNF Lat.266 fol 71rEvangéliaire de Lothaire BNF Lat.266 fol 71r

Les chrismes ne sont pas réservés aux disques puisque, plus loin dans le manuscrit, on les voit décorer des motifs carrés qui n’ont rien à voir avec des hosties.


Evangeliaire_de_Lothaire BNF Lat.266 fol15v

Evangéliaire de Lothaire BNF Lat.266 fol 15v

Quant aux « disques », ce sont en fait des encadrements circulaires mettant en valeur un élément. Pour Reynolds,  l’objet cubique serait un autel, autre motif eucharistique.


Evangeliaire_de_Lothaire BNF Lat.266 fol15v detail livreAutel, fol 15v
Evangeliaire_de_Lothaire BNF Lat.266 fol 2v detail livreLivre de l’Aigle, détail fol 2v

Mais cet « autel » bizarrement posé sur la tranche est en fait un livre avec ses fermoirs sur la tranche,   comme on le voit tenu par les Vivants dans la Majestas Domini,


Evangeliaire de St Gauzelin 830 fol 1r Cath NancyFol 1r Evangeliaire de St Gauzelin 830 fol 2r Cath NancyFol 2r

Evangéliaire de St Gauzelin, vers 830, Cathédrale de Nancy

Ces deux pages successives de l’Evangéliaire de St Gauzelin, entièrement basées sur le Livre unique comme source des Quatre Evangiles, ne laissent aucune place au doute.

Exhiber ou donner une hostie

Le geste du disque digital est si particulier que Schapiro le qualifie d’« ostentatoire ». Mais le rite de l’ostension de l’hostie ne se développera que bien plus tard, au début du  XIIIème siècle. Les autres scènes liées à l’hostie montrent en fait des gestes très différents.

Exhiber l’hostie

Illustrations de la vie de saint Aubin d’Angers 1100 ca BNF Latin 269 fol 2v GallicaIllustrations de la vie de saint Aubin d’Angers, vers 1100, BNF Latin 269 fol 2v, Gallica Vita Christi France ca. 1175 MS44 fol 6v Morgan LibraryVita Christi, France, vers 1175 MS 44 fol 6v, Morgan Library

L’hostie est tenue main vers le haut, mais de manière plus naturelle, entre le pouce et l’index.


Christ du Jugement Psautier de Rheinau, vers 1260, Ms. Rh. 167, f. 145v Zentralbibliothek Zurich
Christ du Jugement, Psautier de Rheinau, vers 1260, Ms. Rh. 167 f. 145v, Zentralbibliothek Zurich

Lorsqu’il s’agit de figurer l’Ostension proprement dite, l’hostie est montrée en compagnie du calice et des quatre plaies qui soulignent la dimension eucharistique de l’image.

Les deux attributs du Christ du Jugement, l’épée pour les Méchants et le lys pour les Justes, sont ici en lévitation devant les lèvres et derrière la main gauche. Le globe-siège est recyclé en une porte de l’Enfer qui s’ouvre sous le trône, montrant deux Juifs avec leur chapeau pointu, deux rois, et une cohorte de maudits.


Donner l’hostie

Autun, Bibl. mun., ms. 0019 bis (S019), f. 008v IRHTLe Baptême du Christ et la Cène
Sacramentaire de Marmoutier, 840-50, Autun, Bibl. mun., ms. 0019 bis (S019), f. 008v IRHT

Dans cette image minuscule d’un manuscrit de l’Ecole de Tours contemporain de la Première Bible de Charles le Chauve, le disque doré dans la main droite du Christ est considéré par Kessler ([9], p 118) comme la meilleure preuve que le disque digital est une hostie. Cependant, le même objet, non doré, est posé sur la table, et sa taille, comparée à l’assiette avec le poisson, montre bien qu’il s’agit d’une miche de pain, avec ses rayures en carré. Le geste du Christ partageant avec les disciples ce pain consacré (d’où la couleur dorée) est donc très éloigné de son geste dans la Majestas Domini.


Communion de St Denis Missel de st denis compose a St Vaast d'Arras Latin 9436 fol 106v gallicaCommunion de St Denis,, fol 106v Missel de Saint Denis 1041-60 BNF 9436 fol 15vMajestas Dei, fol 15v

 Missel de St Denis, vers 1050, Latin 9436 , Gallica

Lorsque deux siècles après la Première Bible de Charles le Chauve,  l’atelier de l’abbaye de Sant Vaast d’Arras a composé pour celle de Saint Denis ce missel dans un style ouvertement passéiste, le copiste a représenté le Christ donnant la communion debout, l’autel avec calice et ciboire, et l’hostie tenue de manière normale entre le pouce et l’index, comme pour éviter toute confusion avec l’iconographie du « disque digital ».

Celui-ci a d’ailleurs disparu de la Majestas Dei , qui a conservé uniquement le globe-siège carolingien (voir 3b La Renaissance carolingienne. )


Administration du Viatique Premiere vie de saint Amand 1066-1107 BM Valenciennes MS 502 fol 29Administration du Viatique, Première vie de saint Amand, 1066-1107, BM Valenciennes MS 502 fol 29 Evangiles de Matilda San Benedetto Po, 1075-99 Morgan mS 492 fol 100vEvangiles de Matilda, San Benedetto Po, 1075-99, Morgan mS 492 fol 100v

Le geste naturel pour administrer l’hostie est donc de la tenir entre le pouce et l’index.


Article suivant :  2 Une figure de l’Incommensurable

Références :
François Bougard « L’hostie, le monde, le signe de Dieu » paru dans Orbis disciplinae. Hommages en l’honneur de Patrick Gautier Dalché, éd. Nathalie Bouloux, Anca Dan et Georgios Tolias, Turnhout, Brepols, 2017, p. 31-62. https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01706857/document
[2] François Bougard, « Le peseur du Monde : l’orbicule de la Royauté, de Charlemagne à Saint Louis » dans : Charlemagne : les temps, les espaces, les hommes : construction et déconstruction d’un règne », pp. 245-269
[3] Le nom et la date, probablement symboliques, pourraient avoir été inventés par Radbertus à Corbie. Sur les différentes versions de ce manuscrit énigmatique, voir Reynolds, Roger E.. « Christ’s Money: Eucharistic Azyme Hosts in the Ninth Century According to Bishop Eldefonsus of Spain: Observations on the Origin, Meaning, and Context of a Mysterious Revelation. » Peregrinations: Journal of Medieval Art and Architecture 4, 2 (2013): 1-69. https://digital.kenyon.edu/perejournal/vol4/iss2/1
Pour le texte latin, voir Vision de l’évêque Ildefonse Ouvrages posthumes, Volume 1 Jean Mabillon, Thierry Ruinart, 1724 p 189 https://books.google.fr/books?id=pawWAAAAQAAJ&pg=PA190
[4] Meyer Schapiro .«A Relief in Rodez and the Beginnings of Romanesque Sculpture in Southern France», dans Selected papers vol 1 , p. 285-305
[5] CELIA CHAZELLE, « FIGURE, CHARACTER, AND THE GLORIFIED BODY IN THE CAROLINGIAN EUCHARISTIC CONTROVERSY », Traditio, Vol. 47 (1992), pp. 1-36 https://www.jstor.org/stable/27831869
[6] H.L.Kessler, « Medietas / mediator in the geometry of Incarnation » dans « Image and Incarnation: The Early Modern Doctrine of the Pictorial Image » Walter Melion, Lee Palmer Wandel, 2015 https://ia800901.us.archive.org/14/items/Intersections-InterdisciplinaryStudiesInEarlyModernCulture/INTE%20039%20Melion,%20Palmer%20Wandel%20%5BEds.%5D%20-%20Image%20and%20Incarnation_The%20Early%20Modern%20Doctrine%20of%20the%20Pictorial%20Image.pdf

[7] L’idée que l’apparition du disque digital puisse être corrélée au contexte immédiat de l’image vaut la peine d’être explorée : dans la Première Bible de Charles le Chauve, la Majestas se trouve à une place qui peut sembler inhabituelle, non pas en frontispice ou en conclusion des Evangiles, mais à l’intérieur de la section Matthieu, précisément après :

  • A) la Préface de Saint Jérôme à l’Evangile de Matthieu (fol 328r),
  • B) la table des matières de cet Evangile (fol 328r-328v),
  • C) le poème à Charles le Chauve (qui n’a pas d’équivalent ailleurs).

Cette inclusion à l’intérieur de la section « Mathieu » se retrouve dans deux autres cas (l’Evangéliaire d’Altfrid en 800, les Evangiles du Mans, non daté). Le « poème » à Charles le Chauve est en fait une introduction textuelle aux Quatre Evangiles, tout comme la Majestas en est une synthèse visuelle : il est donc logique que cette page recto/verso se trouve au plus près du premier texte sacré, celui de Matthieu. Pour une traduction anglaise du poème, voir Paul Edward Dutton, Herbert L. Kessler, Audrad le Petit « The Poetry and Paintings of the First Bible of Charles the Bald », p 114
https://books.google.fr/books?id=uS427pixJYwC&pg=PA114&lpg=PA114&dq=Hic+modus+effandi,+hic+virtus,+hic+actio+munda&source=bl&ots=PjdjMamGgA&sig=ACfU3U07H6QpopHajYxlZPIQPmGl0piu0Q&hl=fr&sa=X&ved=2ahUKEwiSl6mjueD0AhXCA2MBHbmvCQ0Q6AF6BAgHEAM#v=onepage&q=Hic%20modus%20effandi%2C%20hic%20virtus%2C%20hic%20actio%20munda&f=false

[8] Reynolds, Roger E.. « Eucharistic Adoration in the Carolingian Era? Exposition of Christ in the Host. » Peregrinations: Journal of Medieval Art and Architecture 4, 2 (2013): 70-153. https://digital.kenyon.edu/perejournal/vol4/iss2/2
[9] H. L. Kessler, « Dynamic signs and spiritual designs ». dans Jeffrey Hamburger; Brigitte M. Bedos-Rezak. Sign and Design. Script as Image in Cross-Cultural Perspective (300–1600 CE) 2016,

1 Le Christ bénissant et la Vierge

13 juillet 2020

L’idée d’apparier dans deux images séparées le Christ adulte et sa mère est très ancienne. La puissance de la formule de la Pietà, qui montre un contact étroit et dramatique entre les deux corps, et correspond à un moment particulier de la Passion (la Déploration) fait que les diptyques ou pendants Christ-Marie occupent une niche iconographique étroite, moins fusionnelle qu’intellectuelle. On peut y distinguer trois traditions, deux assez rares et une très répandue.

Commençons par la première : celle où le Christ fait le geste de la bénédiction, face à la Vierge à l’Enfant ou à la Vierge en prières.

Très longtemps, il s’agit de deux icônes séparées, où chacun joue son rôle propre : la Vierge intercède pour les pécheurs, le Christ les sauve. Puis vers 1475 les deux sujets fusionnent en un seul : « le Christ bénissant sa mère en prières », qui n’aura guère de succès.



Avec la Vierge à l’Enfant :

des origines byzantines


550 ca Christ and Mary - Diptych. Ivory Museum fur Byzantinische Kunst der Staatlichen Museen zu Berlin

Le Christ et Marie, Diptyque en.ivoire, vers 550,
Museum fur Byzantinische Kunst der Staatlichen Museen zu Berlin

Ce tout premier exemple d’un diptyque avec le Christ bénissant et sa mère a deux particularités saillantes :

  • son caractère officiel : les deux trônent sur des sièges ornées de têtes de lions, sous les figurines du soleil et de la lune, encadrés par deux hauts personnages ;
  • son parti-pris d‘égalité, qui place le Christ et sa mère dans un strict parallélisme :
    • la paume en avant de Saint Pierre fait écho à celle du premier archange ;
    • le livre devant Saint Paul fait écho au globe devant le second archange.



550 ca Christ and Mary - Diptych. Ivory Museum fur Byzantinische Kunst der Staatlichen Museen zu Berlin schema
Cependant, dans une autre lecture, on voit que le Christ majestueux, bénissant et tenant un livre de l’autre main, se projette dans sa propre image enfantine, bénissant et tenant un rouleau, dont la robe affecte les mêmes plis.

Cette double mise en équivalence souligne les deux généalogies :

  • entre la Mère et le Fils d’une part,
  • entre l’Emmanuel et le Christ d’autre part.


396-416 Diptyque de Rufius probianus Prussian Cultural Heritage Foundation Berlin

Diptyque de Rufius Probianus, vice-préfet (vicarius) de Rome, 396-416 Prussian Cultural Heritage Foundation Berlin.

La formule dérive des diptyques consulaires, tablettes à écrire somptueuses dont un nouveau consul faisait don à ses proches pour célébrer son accession au pouvoir. Vu la raréfaction de l’ivoire, Théodose réserva en 384 cet usage aux seuls consuls, mais un simple vice-préfet de Rome fit réaliser celui-ci quelques années plus tard. On retrouve les rideaux et les deux acolytes, ici des notaires : nous sommes au tribunal et les plaignants argumentent en dessous, autour d’une clepsydre. On remarque au fond à gauche un grand diptyque portant l’effigie des deux Empereurs, obligatoire dans tout bâtiment officiel. [1]

Le parallélisme entre les deux valves est presque total, mis à part le geste des mains :

  • à gauche écrivant sur le rouleau la formule autocongratulatrice : « PROBIANE FLOREAS », « Que tu propères, Probianus » ;
  • à droite levant deux doigts non pour bénir, mais pour prendre la parole.


1310-20 Salting-Diptych-Virgin-Christ-ivory-VetA-Westminster

Marie et le Christ, Diptyque Salting
1310-20, provenant probablement de Westminster, Victoria and Albert Museum, Londres

Le seul autre diptyque avec des figures en pied qui n’ait pas été démembré est celui-ci. L’artiste a soigneusement évité tout parallélisme :

  • posture déhanchée de la Vierge et statique du Christ ;
  • robes différentes :
  • gestes de l’Enfant sans rapport avec ceux de l’adulte : il tient dans sa main gauche une pomme et tend la droite vers la fleur que lui offre sa mère.

Le texte du Livre invoque la double nature du Christ  : à la fois Créateur (Deus) et Rédempteur (Dominus) :

Je suis ton Dieu et Seigneur Jésus-Christ, qui t’ai créé, racheté et qui te sauverai.

EGO SU ( M ) D ( OMI ) N ( U ) s D ( EU ) s TUUS 1 ( HESU ) c XP ( ISTU ) Q ( UI ) CREAVI REDEMI ET SALUABO TE

Le temps des verbes explique bien la fonction du diptyque pour son propriétaire : « je t’ai racheté » fait référence à son baptême, « je te sauverai » au Salut personnel qu’il gagnera par ses prières.

Les deux panneaux sont autonomes : Marie n’intercède pas auprès du Christ, mais regarde en souriant le dévot : au point que le rose peut être vue comme un présent personnel qu’elle lui tend, béni au passage par l’Enfant.


En Italie

Une rencontre entre merveilles

L’idée de monter en diptyque les deux images fait sans doute écho aux pratiques processionnelles qui existaient à Rome durant la période médiévale et jusqu’à la Contre-Réforme, durant la nuit précédant la fête de l’Assomption.

Icone acheiropoietede Saint Jean Du LatranIcone acheiropoïète de Saint Jean Du Latran (état actuel et reconstruction hypothétique) [1a] Icone du Pantheon (S. Maria ad Martyres) debut VII secIcone du Pantheon (S. Maria ad Martyres), debut VII siècle

L’icône du Christ, peinte sans la main de l’homme, quittait en procession Saint Jean de Latran tandis que celle de sa mère, peinte par Saint Luc, quittait l’église du Panthéon : les deux images se rencontraient et se saluaient en s’inclinant l’une vers l’autre.


1330-40 Pietro Lorenzetti Tabernacle with Madonna and Child, Florence, Villa I Tatti, Collezione Berenson BVierge à l’Enfant, Villa I Tatti, Collection Berenson 1330-40 Pietro Lorenzetti reliquaire avec un moine franciscain coll priv BChrist bénissant, collection privée, New York

Pietro Lorenzetti, 1310-40, Reliquaire tabernacle double face pour un frère franciscain

Cet exceptionnel reliquaire double-face, reconstitué par F.Zeri [2] , montre d’un côté l’Enfant laissant pendre de la main gauche un rouleau au dessus du frère franciscain, de l’autre le même frère saisissant e rouleau que tient de la main gauche le Christ bénissant.

Il ne s’agit pas d’une question et d’une réponse, mais de deux passages des Evangiles :

Je suis la vigne, vous êtes les sarments. Celui qui demeure en moi, et en qui je demeure, porte beaucoup de fruits.

Jean 15,5

Vous qui m’avez suivi… il recevra le centuple et aura la vie éternelle en possession. « 

Mathieu 19:28-29

Ego sum vitis vos palmites qui manet in me et ego in eo hic fert fructum multum

…vos qui secuti estis …centuplum accipiet et vitam aeternam possidebit. 

Ainsi l’Enfant Jésus s’adresse au frère dans sa vie terrestre, lui promettant de « porter beaucoup de fruits » ; tandis que le Christ adulte lui promet la vie éternelle.

Ainsi, en retournant le reliquaire, le frère passe de la position d’humilité (à la gauche de la Madone) à la position d’honneur (à la droite du Seigneur).



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Mis à part cet exemple exceptionnel , on n’a pas d’autre diptyque présentant les deux personnages en pied : les rares autres qui nous restent sont cadrés en buste, voire même sur le visage seulement.

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Mary and Christ, Psalter (from Hildesheim), c. 1235, Stuttgart, Württembergische Landesbibliothek, Ms.Donaueschingen 309, fols. 33v-34 detailBPsautier provenant d’Hildesheim, vers 1235, Stuttgart, Württembergische Landesbibliothek, Ms.Donaueschingen 309, fols. 33v-34

Ce bifolium exceptionnel, sans équivalent en Occident, est probablement l’adaptation locale d’un diptyque byzantin [2a].


Mary and Christ, Psalter (from Hildesheim), c. 1235, Stuttgart, Württembergische Landesbibliothek, Ms.Donaueschingen 309, fols. 33v-34 detailA Mary and Christ, Psalter (from Hildesheim), c. 1235, Stuttgart, Württembergische Landesbibliothek, Ms.Donaueschingen 309, fols. 33v-34 detailB

Les vers léonins sont croisés :

Toi, pour moi, fils et père

Toi, pour moi, fille et mère

Tu, michi, nate, pater

Tu, michi, fila, mater


Le vers ajouté en rouge en bas à gauche invoque la conjonction de ce couple surnaturel, dans l’intimité du livre refermé :

En nous réunissant, être sauvé par toi. En moi, elle espère celui à qui tu l’unisses.

Reun(ien)do a te salvari.

P(er) me sperat q(uem) uniaris.


1342, Pape Clement VI offre au roi Jean II le Bon,copie peinture disparue de la Sainte-Chapelle, BNF Estampes. OA-11 fol, 85

Le roi Jean II le Bon offrant en 1342 un diptyque au Pape Clément VI , copie d’une fresque disparue de la Sainte-Chapelle, BNF Estampes. OA-11 fol, 8

Cette fresque disparue se trouvait au dessus de la porte de la sacristie de la Sainte-Chapelle. On lit parfois que c’est le pape qui donne le diptyque au roi, mais cette interprétation ne cadre pas avec le geste de son index droit qui commande à son serviteur agenouillé (probablement Robert de Lorris) de remettre le diptyque au pape.


1342 Diptyque de Jean le Bon offert a Clement VI. vers 1550. copie par atelier Simon de Mailhy Musee de Pont Saint Esprit.
Marie et le Christ
Copie du diptyque de Jean le Bon, atelier de Simon de Mailhy , vers 1550, Musée de Pont Saint Esprit

Le diptyque a disparu, et cette copie ne permet pas de savoir s’il s’agissait d’une oeuvre byzantine ou italienne. Les deux médaillons dans les pinacles représentent Saint Jean l’Evangéliste et Saint Jean Baptiste se faisant face.


Pietro Nelli Johannes der Evangelist und Hl. Antonius Abbas 1360-1365, Lindenau-Museum Altenburg

Saint Jean l’Evangéliste et Saint Antoine
Pietro Nelli, 1360-65, Lindenau Museum, Altenburg

Ce diptyque italien contemporain présente un peu la même composition, avec dans les médaillons deux archanges se faisant face.

Diptych with Virgin Hagiosoritissa and Christ, Sinai Icon Collection princeton university

La Vierge Hagiosoritissa et le Christ, date inconnue, Sinai Icon Collection, Princeton university

En Orient, les icônes sont rarement à usage privé, et on a très peu d’exemples anciens de diptyques dévotionnels de petite taille : en général la Vierge à l’Enfant y est appariée avec une Crucifixion ou avec l’Homme de douleurs, cas que nous analyserons plus loin.

Ce diptyque exceptionnel montre la Vierge sans enfant, en posture de prière mains ouvertes, intercédant pour le dévot : donc en situation hiérarchique inférieure par rapport au Christ bénissant..



 Avec la Vierge en prières :

en Occident à partir du XVème siècle

C’est cette formule qui vase développer en Occident  à partir du quinzième siècle. A l’origine il s’agit d’illustrer  l’idée d’intercession : la Vierge prie son Fils pour les pécheurs, le Christ les sauve.

A partir de 1475, une certains artistes tenteront de fusionner visuellement les deux gestes en un nouveau sujet qui n’aura guère de succès. : « le Christ bénissant sa mère en prières »,

Aux Pays-Bas

1427-32 Robert Campin Philadelphia museum of Arts

Robert Campin, 1427-32 Philadelphia museum of Art

Il ne s’agit pas encore d’un diptyque, mais ce panneau est reconnu comme le jalon entre les modèles byzantins et les nombreux diptyques Christ-Marie qui vont être produits en Occident.

La richesse des auréoles, ornées de rubis pour le Christ et de perles pour Marie, fait penser que l’idée était sans doute d’imiter par la peinture le couverture d’or des icônes byzantines. Le cadrage sur le visage seul rappelle fortement le diptyque de Jean le Bon, en inversant les positions de Jésus et de Marie.

Le panneau a été raccourci en haut, mais très peu en bas : l’effet des mains tronqués est donc voulu, pour casser sur la marge la symétrie du panneau et créer une dynamique du regard :

1427-32 Robert Campin Philadelphia museum of Arts detail
Des doigts dupliqués de Marie, l’oeil descend vers la main gauche du Christ qui puis, en passant par le cristal, remonte le long de la main droite bénissante, en une courbe qui épouse celle de l’encolure.

Ce cristal, à ras du cadre mais agrafé à la tunique, d’une pureté divine mais reflétant une fenêtre bien terrestre, apparaît comme le centre symbolique de la composition : entre la main gauche qui fait contact avec le cadre et la droite qui indique le ciel, ce joyau est le le lieu où le bas et le haut se mélangent.

1450 ca Van Der Weyden triptyque-famille-braque louvre

Triptyque de la famille Braque
Van Der Weyden, vers 1450, Louvre

En 1450, Van der Weyden enrichit doublement la composition de son maître :

  • en ajoutant le globe dans la main gauche du Christ bénissant, formule dite du Salvator Mundi (sur la chronologie de cette iconographie, voir 7 Le Christ debout et le globe).
  • en ajoutant le personnage de Saint Jean l’Evangéliste (imitant les gestes du Christ avec sa coupe de poison).

C’est sans doute la puissance de cette formule qui va bloquer le développement des diptyques réduits à la Vierge et au Christ bénissant, dont il n’existe que quelques exemples sporadiques;



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En France

1480-85 Christ benissant Jean Bourdichon Musee des BA ToursChrist bénissant 1480-85 Vierge en oraison Jean Bourdichon Musee des BA ToursVierge en oraison

Jean Bourdichon, 1480-85, Musée des Beaux-Arts, Tours

C’est l’enlumineur Jean Bourdichon qui a semble-t-il l’idée de mettre en présence face à face deux figures imitées de modèles de Fouquet, formant ainsi un nouveau sujet : le Christ bénissant sa mère en prières.

1475-1500 Jean Bourdichon Heures de Charles VIII, BNF 1370 fol 35vfol 35v 1475-1500 Jean Bourdichon Heures de Charles VIII, BNF 1370 fol 36rfol 36r

Heures de Charles VIII, atelier de Jean Bourdichon, 1475-1500 , BNF 1370, Gallica

Le diptyque (ou le pendant) de Tours a été sévèrement rogné. Peut être le Christ posait-il la main gauche sur le cadre, comme dans ce bifolium où la direction du regard et l’avancée de la main droite montrent que la bénédiction est destinée à la Vierge.

La double page fait suite à une prière en français qui appelle Marie à écouter « par ta pitié mes grands péchés » et à prier Jésus-Christ pour « nous et le féaux chrétiens à Notre Seigneur Jésus-Christ ton fils qui vit et règne pour temps infinis. »


1480 ca Jean I Penicaud Christ benissant email de Limoges Musee de Cluny Paris.Christ bénissant 1480 ca Jean I Penicaud Vierge en oraison email de Limoges Musee de Cluny Paris.Vierge en oraison

Jean I Penicaud, vers 1480 émail de Limoges, Musée de Cluny Paris

Ou bien plus probablement le Christ posait la main sur le globe, comme les montre cet émail de Limoges qui est probablement la copie du diptyque de Tours. Les banderoles chantent la beauté du Fils et de sa Mère :

Splendide de beauté, vous surpassez les enfants des hommes

Psaume 45, 3

Speciosus forma prae filiis hominum diffusa

Je suis noire mais belle

Cantique des Cantique, 1,5

Nigra sum sed formosa


1470-75 Livre d'Heures Enlumineur tourangeau proche de Jean Bourdichon, ms . R 60732 BM Saint-Germain en-Laye
Vierge en oraison et Christ bénissant
Livre d’Heures, 1470-1500, enlumineur tourangeau proche de Jean Bourdichon, BM Saint-Germain en-Laye

Cette formule « autarcique » de la bénédiction de Marie ne devait pas aller de soi pour la clientèle ordinaire, puisque cet enlumineur inspiré par Bourdichon est revenu à une image plus traditionnelle où les deux saintes figures agissent l’une derrière l’autre par ordre logique et hiérarchique, pour l’intercession puis pour le salut.

Sauveur du Monde, sauve-nous tous. Sainte mère de Dieu et toujours vierge Marie, intercède pour nous auprès de Dieu, Nous sollicitons encore humblement, par les prières de tous les saints , de partriarches, des martyrs, des confesseurs, et des  vierges saintes…

Salvator mundi, salva nos omnes. Santa Dei genitrix semper Virgo semper Maria intercede pro nobis ad dominum, precibus quorum sanctorum omnium patriarcharum  martirum et confessorum, atque sanctarum virginum, suppliciter petimus…



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En Allemagne

Une variante nuptiale (SCOOP !)

1500 Maria_Rijksmuseum_SK-A-497 1500 Salvator Mundi_Rijksmuseum_SK-A-496

Vierge en oraison bénie par le Salvator Mundi
Anonyme, vers 1500, Allemagne du Sud, Rijksmuseum, Amsterdam [3]

On ne sait rien sur ce diptyque de petite taille (17,5 cm × 13 cm chaque panneau). Une autre version existe au Musée de Bâle, avec à son revers des armoiries non identifiées.

Cette fois les deux figures dialoguent du regard. Le Christ, soutenant le globe et portant la couronne et non plus l’auréole, cumule les attributs du Roi du Ciel et du prêtre (l’étole décorée de croix). Sa bénédiction à sa mère, qui occupe la place d’honneur à sa droite, apparaît comme une alternative à la scène habituelle du Couronnement : mais ici la Vierge est déjà couronnée. L’anneau nuptial qu’elle porte à l’annuaire gauche permet d’identifier la scène comme représentant les noces de l’Eglise et du Christ, célébrées par lui-même.


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Une spécialité des Massys, père et fils

1505 ca Christ_as_Salvator_Mundi_and_Mary_Praying,_by_Quinten_Massijs Royal Museum of Fine Arts Antwerp

 
Vierge en oraison bénie par le Salvator Mundi
Quentin Massys, vers 1505, Musée royal des Beaux Arts, Anvers

Un hommage à Campin (SCOOP !)

Les images infrarouge montrent que, dans un premier temps, la Vierge avait un manteau bleu et un voile blanc opaque sur le front, ce qui la rapproche beaucoup du modèle de Campin. ([4], p 110)

En rendant ce voile transparent, en rajoutant une couronne et dans l’autre panneau le globe du Salvator Mundi, Massys reprend et modernise le cadrage étroit inventé par Campin :

1427-32 Robert Campin Philadelphia museum of ArtsRobert Campin, 1427-32 1505 ca Christ_as_Salvator_Mundi_and_MaryQuinten_Massijs Royal Museum of Fine Arts Antwerp inverseDiptyque de Massys inversé, vers 1505

La coupure par le cadre et les auréoles disjointes remplacent la dynamique interne par la dynamique externe de nombreux diptyques de dévotion flamands : le panneau qui « penche » (ici celui de la Vierge) ramène l’oeil vers le panneau principal (ici celui du Christ, centré et lesté par le joyau) (voir d’autres exemples dans résurrection du panneau perdu (2 / 2)).



1505 ca Christ_as_Salvator_Mundi_and_Mary_Praying,_by_Quinten_Massijs Royal Museum of Fine Arts Antwerp detail croix
La puissance elliptique du cadrage trouve son apogée dans le globe : en hors-champ sous la main de chair, il se retrouve en miniature dans celle du Christ d’or qui trône au centre de la Croix.

1505 ca Christ_as_Salvator_Mundi_and_MaryQuinten_Massijs Royal Museum of Fine Arts Antwerp inverseVierge en oraison bénie par le Salvator Mundi
Quentin Massys, vers 1505, Musée royal des Beaux Arts, Anvers (inversé)
1510-25 CHRIST AND THE VIRGIN atelier QUENTIN MASSYS National Gallery detailVierge en oraison bénie par le Salvator Mundi (détail)
Atelier de Quentin Massys, 1510-25, Musée royal des Beaux Arts, Anvers

Quelques années plus tard, l’atelier décalque la composition, en l’inversant et en élargissant le cadrage :
1510-25 CHRIST AND THE VIRGIN atelier QUENTIN MASSYS National Gallery

Les mains du Christ sont décalées en hauteur, encadrant celles de Marie. Et le globe presque entièrement montré devient un objet de bravoure…
1510-25 CHRIST AND THE VIRGIN atelier QUENTIN MASSYS National Gallery detail globe
…sur lequel se reflètent les pignons de trois maisons flamandes.

1491-1505 quentin-metsys-coll priv werworth fizwilliam collection

Collection privée, retrouvé en 2006 dans l’église de Bradford-on-Avon, collection privée

Fizwilliam collection, Werworth

 Quentin Massys, 1491-1505

Cet autre diptyque, reconstitué récemment, réduit à l’extrême le cadrage et supprime tous les attributs.


1529 Jan-Massys-Virgin-Mary-after-1529-Quentin-Massys-Christ-the-Saviour-ca- Prado

Vierge en oraison, Jan Massys, après 1529 Christ bénissant, Quentin Metsys, 1529, Prado

Vu les tailles discordantes des deux visages et les factures différentes, on n’est pas sûr que ces deux panneaux aient été conçus en diptyque : ils ont pu être achetés séparément, puis assemblés vers 1597, première mention où il sont décrits ensemble comme des « portes » [5]. Les deux ont néanmoins le même revers en faux marbre, celui du Christ étant daté et signé : AN OPUS Quintini metsys. M D XXIX.

Ces deux panneaux ont donné lieu à une mémorable querelle d’attribution. Aux dernières nouvelles ([4], p 104), ils auraient bien été conçus en diptyque et seraient tous deux de la même main : soit celle de Quentin un an avant sa mort, soit celle de Jan.

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1603 Geldorp_Gortzius_Christus coll priv 1604 Geldorp_Gortzius_Maria coll priv

Le Christ et Marie
Gortzius Geldorp, 1603, collection privée

Dans ce dernier exemple, le Christ ne bénit pas sa mère, qui ne prie pas mais fait le geste de la supplique : il se retourne vers le spectateur d’un air sévère, comme pour vérifier le bien-fondé de l’intercession.

Nous touchons ici du doigt ce qui a fait le peu de succès de cette formule : le sujet de l’intercession éloigne par nature le spectateur des deux personnages sacrés, l’un son avocat et l’autre son juge.

Alors que d’autres formules, visuellement équivalentes mais théologiquement très différentes, font jouer à plein l’empathie.


Article suivant : 2 Homme de douleurs, Vierge à l’Enfant

Références :
[1] Anna Maria Cust « The Ivory Workers of the Middle Ages » https://books.google.fr/books?id=MoaODwAAQBAJ&pg=PT11&lpg=PT11&dq=PROBIANE+FLOREAS
[2] Federico Zeri « Reconstruction of a Two-Sided Reliquary Panel by Pietro Lorenzetti », The Burlington Magazine, Vol. 95, No. 604 (Jul., 1953), pp. 244-245 (2 pages) https://www.jstor.org/stable/871164
[2a] Monika E. Müller « Einflüsse aus West und Ost in der Hildesheimer und in der thüringisch-sächsischen Buchmalerei des 12. und 13. Jahrhunderts » dans Zentrum oder Peripherie? Kulturtransfer in Hildesheim und im Raum Niedersachsen (12. –15. Jahrhundert), Wiesbaden, p 352 https://www.academia.edu/40215300/Monika_E_M%C3%BCller_Einfl%C3%BCsse_aus_West_und_Ost_in_der_Hildesheimer_und_in_der_th%C3%BCringisch_s%C3%A4chsischen_Buchmalerei_des_12_und_13_Jahrhunderts
[4] Prayers and Portraits, Yale University Press, 2006 https://books.google.fr/books?id=xT9w9uHtyWwC&pg=PA40#v=onepage&q&f=false

2 Homme de douleurs, Vierge à l'Enfant

13 juillet 2020

Le Christ est ici représenté deux fois : en corps aimé et en corps torturé. Rien d’ évident dans l’idée d’apparier ces deux images, qui opposent frontalement les joies de la naissance et les souffrances de la mort.

Ce choc narratif se double d’un choc visuel : le corps enfantin, vêtu et intact, s’affronte au corps adulte, dénudé et ouvert.

D’où sans doute la grande rareté de ces diptyques violents.

Article précédent : 1 Le Christ bénissant, Marie en prières



La réticence byzantine

L’iconographie de l’Homme de douleurs, que l’on dit apparue en premier en Orient [6] , a été ramenée et développée en Occident par les ordres mendiants, dans le cadre de la dévotion envers les plaies du Christ à la suite de Saint François d’Assise [7] .

Mais en Orient, on ne l’y trouve  jamais côte à côte avec une image de la Vierge à l’Enfant.

1175-1200 Double sided Icon of the Virgin Hodegetria Byzantine Museum KastoriaVierge Hodegetria 1175-1200 Double sided Icon of theMan of Sorrows Byzantine Museum KastoriaChrist Akra Tapeinosis

Icône double-face, 1175-1200, Byzantine Museum, Kastoria

Cette icône montre recto-verso une Vierge à l’enfant au visage empreint d’une profonde tristesse, et la plus ancienne image connue de l’Extrême Humiliation (Akra Tapeinosis).

Pour Hans Belting [8], cette double image a pour source l’évolution au XIIème siècle de la liturgie de la Passion, au début de laquelle la Vierge se rappelle avec tristesse de l’enfance de Jésus. Les deux anges qui tendent les bras dans l’attente de recevoir le sacrifice montrent bien la conjonction des deux moments. Plus récemment, Maximos Constas [6] a proposé pour source lointaine une série de poèmes liturgiques du IXème siècle dédiés à la douleur de la Vierge devant la Croix, les Stavrotheotokia.

L’icône de l’Homme de douleurs est quant à elle une figure composite évoquant non pas une scène précise, mais plusieurs moments de cette liturgie (Déposition, Lamentation, Mise au Tombeau). L’idée de représenter le Christ en buste résulte justement de son appariement avec la Vierge Hodegetria. La position croisée des mains est celle du Saint Suaire de Turin, qui était probablement conservé à Constantinople avant sa disparition en 1204, lors de la Quatrième croisade.

Le terme consacré en Occident d’« Homme de douleurs » ne cadre pas avec ce qui est inscrit en haut de la Croix : « Roi de Gloire ». L’expression sereine du Christ est en effet en contraste complet avec celle de sa mère. L’artiste a tout fait pour éviter de représenter les blessures et la souffrance : front intact, cadrage au-dessus du niveau du coup de lance, mains en hors champ Seule la rotation du chrisme par rapport aux branches de la Croix traduit la rupture que constitue cette mort.

Cette retenue spécifiquement orientale face à la la représentation de la douleur ne sera pas reprise en Occident, qui développera au contraire les possibilités dramatiques qu’ouvre cette nouvelle iconographie.



1380-1420 Icone doube face Kastoria Musee byzantin

Christ Akra Tapeinosis, Vierge Paramythia
Icône double-face, 1380-1420, Byzantine Museum, Kastoria

Deux siècles plus tard, cette autre icône double face provenant également d’un atelier macédonien de la région de Kastoria montre une déconnexion entre les deux images : l’expression de douleur de la Vierge a disparu, et son visage est tourné vers l’Enfant. Comme mentionné dans l’inscription, elle est maintenant paramythia, consolatrice.

L’image du « Roi de gloire », en revanche, n’a pratiquement pas changé.

Un trou dans la tranche inférieure montre que l’icône était montée soit sur une hampe pour les processions, soit sur pivot. pour tourner selon les offices.


1480-1500 Triptych with the Madre della Consolazione and the Man of Sorrows, Crete, Morsink Icon Gallery, Amsterdam closed
Homme de Douleurs
Triptyque fermé, Crète, 1480-1500, Morsink Icon Gallery, Amsterdam [9]

Cet autre exemple byzantin tardif n’est pas une icône double face, mais un triptyque où l’Homme de Douleurs est devenu un Christ sortant du tombeau. Il est visible lorsque le triptyque est fermé…


1480-1500 Triptych with the Madre della Consolazione and the Man of Sorrows, Crete, Morsink Icon Gallery, Amsterdam semi closed
Saint Jean Baptiste, Saint Louis de Toulouse, Saint Jérôme

… tandis qu’un premier niveau d’ouverture fait apparaître trois saints…



1480-1500 Triptych with the Madre della Consolazione and the Man of Sorrows, Crete, Morsink Icon Gallery, Amsterdame
…et que l’ouverture complète révèle la Vierge à l’Enfant, avec à gauche l’Archange Raphaël tenant Tobie par la main.

L’ouverture/fermeture remplace ici la rotation de l’icône double face.



La dramatisation italienne

C’est en Italie que la charge émotionnelle de cet appariement est véritablement assumée et exploitée, pendant environ un siècle.


1250-69 Master of the Borgo Crucifix . National Gallery

Vierge à l’Enfant et Homme de douleurs
Master of the Borgo Crucifix, 1250-69, National Gallery, Londres

Le thème y a été propulsé par le dolorisme franciscain : c’est le Maître des crucifix franciscains qui apparie pour la première fois les deux images byzantines, dans une composition plus élaborée qu’il n’y paraît.

Côté Christ, on remarque le détail empathique des deux anges qui, pris d’horreur devant le panonceau redevenu ironique (« Roi des Juifs »), se couvrent les yeux et la bouche. Le Chrisme ne suit plus l’inclinaison de la tête, mais reste parallèle à la croix : manière subtile de montrer que seul le corps de Jésus est brisé par la mort, sa nature divine restant intacte.



1250-69 Master of the Borgo Crucifix . National Gallery schema
Un jeu de lignes brisées (en bleu) identifie à sa mère l’enfant Jésus levant la tête, et l’oppose au Christ dont les yeux clos, au même niveau, sont fermés et ne voient plus la terre. Le mimétisme des mains (en jaune et vert) fait voir la cruauté de la mort, avec ce cadavre qui n’est plus enlacé que par lui-même.


1300-25 Robert Lehmann collection Marie METVierge à l’Enfant 1300-25 Robert Lehmann collection Ecce homo METHomme de douleurs

Ecole de Duccio, 1300-25, Robert Lehmann collection Ecce homo MET.

Soixante ans plus tard, l’Homme de Douleurs est devenu populaire, et en 1330 le pape Jean XXII lui attache une indulgence. Plusieurs diptyques apparaissent dans la région de Sienne.


1326-1328 Simone Martini, Madonna with Child, and Christ de pitie Horne Museum Florence

Vierge à l’Enfant et Homme de douleurs
Simone Martini, 1326-1328, Musée Horne, Florence

Simone Martini l’associe à la Vierge à l’Enfant dans une version moins tragique, qui prolonge le sous-thème, fréquent dans les Madones, de la préfiguration de la Passion : la Vierge regarde, au delà de l’Enfant, non pas la mort qui l’afflige, mais la Résurrection qui la consolera. Le tombeau ouvert, en bas, fait oublier le panonceau et la croix.

Pietro Lorenzetti: Madonna mit Kind [Um 1340-1345, Lindenau-Museum Altenburg]Vierge à l’Enfant 1340-45 Lorenzetti Pietro Ecce homo Lindenau Museum AltenburgHomme de douleurs

Pietro Lorenzetti, 1340-45, Lindenau Museum, Altenburg

Quelques années plus tard, alors que Simone Martini est parti à Avignon, le thème est repris par l’autre grand peintre de Sienne, Pietro Lorenzetti . Il signe sur la margelle de ce qui est à la fois un sarcophage redressé et une fenêtre :
PETRUS LAVRETII DE SENI ME PIXI.

Très narrative, cette version s’éloigne encore plus des types byzantins et dramatise l’idée de Simone Martini : la Vierge se recule en arrière et serre au plus près de son visage le bébé emmailloté, comme pour éloigner la vision de ce grand cadavre sans bandelettes…
1340-45 Lorenzetti Pietro Ecce homo Lindenau Museum Altenburg sans aureole
… que seule l’auréole fait échapper à l’étreinte hexagonale du marbre.

Cette composition puissante retrouve, en mode expressionniste, le message initial de la théologie byzantine : que l’Incarnation et le Sacrifice comme les deux facettes indissociables d’un unique dessein.

1355 Diptych Tommaso da Modena chateau de Karlstejn
Retable de la Vierge à l’Enfant et de l’Homme de douleurs
Tommaso da Modena, 1355 , château de Karlstejn

C’est aussi sur le tombeau que signe Tommaso da Modena, dans ce diptyque beaucoup plus conventionnel : il ne s’agit pas ici de confronter, mais simplement de juxtaposer les deux images de piété. Le cadre imposant évite toute interaction, et la Madone, tout comme les deux archanges des frontons, fixe le spectateur du regard sans se préoccuper de l’autre compartiment

1366 ca Allegretto Nuzi, Virgin and Child; Man of Sorrows, Diptych, , Phladelphia Museum of Art
Vierge à l’Enfant et Homme de douleurs
Allegretto Nuzi, vers 1366, Phladelphia Museum of Art

Même parti-pris de compartimentation, avec les incrustations identiques dans le fond d’or, auréoles et second cadre. On contemple ici deux images montrant le début et la fin de l’existence du Christ. Et la préfiguration de la Passion se limite, comme d’habitude, au chardonneret dans la main de l’Enfant.



Une excursion en Europe Centrale

Meister von Hohenfurth Diptychon Prag, um 1360 Karlsruhe, Staatliche Kunsthalle

Meister von Hohenfurth, Prague, vers 1360, Staatliche Kunsthalle, Karlsruhe

Ce petit diptyque dévotionnel est représentatif de l’art de cour à Prague sous l’empereur Karl IV. Il a pu être conçu indépendamment des diptyques italiens, car la Madone suit ici un type byzantin différent : celui de la Vierge « elagonitissa » (avec l’enfant qui joue).

L’ajout de la couronne de Reine des Cieux côté Marie, et de l’inscription misericordia domini côté Christ, jouent dans le sens de la déconnexion entre les deux images, au moins du point de vue chronologique (Marie n’est pas encore couronnée lorsque Jésus est enfant).

1415-20 Wiener Meister Man of Sorrows; Virgin and Child . Kunstmuseum Basel
Diptyque reliquaire : Homme de douleurs et Vierge à l’Enfant
Maître viennois, 1400-10, Kunstmuseum, Bâle [10]

Plus tardif, ce reliquaire se moque à la fois de la chronologie – le Christ ressuscité est en première position – et de la littéralité : il porte, en contrepoint au manteau bleu de Marie, le manteau rouge qui a été joué aux dés avant la Crucifixion.

Marie obéit à un autre type byzantin, celui de l’Eleousa (vierge de compassion, joue contre joue avec l’Enfant).

Tout semble fait ici pour accentuer la symétrie : couronne d’épines contre couronne dorée, regards croisés, comme si la mère anticipait le futur et la Fils regrettait le passé. Le fait que le Christ soit passé à la place d’honneur a sans doute à voir avec la position héraldique masculine : car, pour les étiquettes des reliques qui ont été déchiffrées, celles autour du Christ étaient celles d’évêques ou de martyrs, et celles autour du Christ de saintes.

C’est sans doute cette fonction de classement des reliques qui a conduit ici à ce diptyque très inhabituel.

Bien que la tendance aujourd’hui soit de l’attribuer à un artiste français travaillant à Vienne (Meister von Heiligenkreuz) , le style avait été rapproché par Robert Suckale [11] de celui d’un retable bohémien, qui porte à son revers la même rare iconographie :

Paehler Altar vers 1400 Bayerische Nationalmuseum reversPähler Altar, vers 1400, Bayerische Nationalmuseum (fermé)

La Madone et l’Homme de Douleurs y sont représentés en pied, ce dernier debout entre la croix et les arma christi, en haut, et le tombeau ouvert en bas.


Paehler Altar vers 1400 Bayerische Nationalmuseum

Saint Jean Babtiste, Crucifixion entre Marie et Saint Jean l’Evangéliste, Saint Barbe
Pähler Altar (ouvert)

L’ouverture des volets fait apparaître Marie au calvaire à la place la Vierge à l’Enfant, et Saint Jean l’Evangéliste à la place du Ressuscité, comme si le revers montrait à la fois le Passé et le Futur de la scène de l’avers.


1410-15 Altarpiece of Roudnice Musee national Prague

Retable de Roudnice
1410-15 , Musée national, Prague [12]

Ce retable est un des rares subsistants d’avant les guerres hussites. Il montre, à l’avers, la Mort de Marie, avec dans le panneau gauche une Vierge de Miséricorde, ainsi nommée parce qu’elle accueille sous son manteau des suppliants : ici ils sont huit, avec le pape et le roi (sans doute Wenceslas IV). Le caractère unique de cette composition est la présence, dans le volet droit, d’un « Christ de miséricorde », qui accueille également huit suppliants, dont un jeune chanoine et un jeune évêque.



1410-15 Altarpiece of Roudnice Musee national Prague ferme
Le verso est tout aussi singulier : il montre à le couple Marie (sans l’Enfant) et l’Homme de douleurs, iconographie qui fera l’objet du prochain article (3 Homme de douleurs, Mater Dolorosa). En dessous, un couple de donateurs anonymes avec leurs huit enfants, quatre filles. et quatre garçons.

En choisissant de dédier le volet gauche (recto-verso) à Marie et le volet droit  au Christ, l’artiste a été obligé d’enfreindre l’ordre héraldique des familles de donateurs (voir 4-5 …en groupe), en plaçant à gauche la mère et les filles, et à droite le père et les garçons.


1430 Doroty (Wroclaw) Vierge Muzeum Narodowe w Warszawie 1430 Doroty (Wroclaw) Christ Muzeum Narodowe w Warszawie

1430, provenant de l’église Sainte Dorothée de Wroclaw, Musée national, Varsovie

Tout comme dans le retable de Roudnice, les deux figures sont conçues comme deux images indépendantes, sans aucune interaction. La présence de l’Enfant impose l’ordre chronologique : la Madone à gauche et l’Homme de douleurs à droite.



Le lait et le sang

Une variante exceptionnelle de la scène est celle où l’Homme de Douleurs est confronté à Marie allaitante

1430 ca Winterfeld Diptych church of Notre Dame in Gdansk, Gdansk Musee National Varsovie avers gaucheVierge allaitante et homme de douleurs, Ecce homo 1430 ca Winterfeld Diptych church of Notre Dame in Gdansk, Gdansk Musee National Varsovie avers droitAscension de Marie Madeleine

Diptyque Winterfeld, 1430-35, provenant de l’église Notre Dame de Gdansk, Musée National, Varsovie [13]

Dans ce diptyque à l’iconographie extraordinaire, la confrontation entre Marie allaitante et son fils adulte  apparaît en haut du panneau mobile, à gauche, au dessus de la scène de l’Ecce homo qui en est le préambule.

La vierge allaite l’Enfant, en face du Christ debout sur sa pierre tombale, qui est en même temps une table d’autel. Sont posés dessus les trois vêtements de la Passion (le manteau rouge de la dérision, le linceul blanc, et la gloire jaune de la Résurrection). Le blason imaginaire, sommé par la main de Dieu, porte les Arma Christi. Des cinq plaies majeures jaillissent cinq jets de sang vers le calice, tandis que d’innombrables gouttes perlent de la couronne d’épines et des marques de la flagellation.


Sainte Lance, Tresor imérial, Hofburg, Vienne

Sainte Lance, Trésor impérial, Hofburg, Vienne

Entre les deux est représentée la relique de la Sainte Lance.

1500 ca diptych-of-the-mother-of-god-milk-giver-and-the-pity-of-christ-Monastery of Pedralbes Barcelone

Vierge allaitant et Christ soutenu par un ange
Maître des Pays-bas méridionaux, vers 1500 , Monastère de Pedralbes, Barcelone

La même association entre le lait et le sans se retrouve, de manière plus discrète, dans ce  diptyque de dévotion, où la main droite du Christ sert de réceptacle au sang du coup de lance.

Pris isolément, chacun des deux panneaux suit des modèles bien connus dans l’art flamand .


Van der Weyden 1450 ca Diptych_of_Jean_de_Gros_Musee des BA de TournaiDiptyque de Jean de Gros (panneau gauche)
Van der Weyden, vers 1450, Musée des Beaux Arts de Tournai
Le Christ de pitie soutenu par un ange pays-bas-meridionaux-Musees rioyaux des Beaux Arts de BelgiqueLe Christ de pitié soutenu par un ange
Pays-bas-méridionaux, Musées royaux des Beaux Arts de Belgique

Pour Rafael Cornudella [14], la Vierge au lait dérive de modèles de Van der Weyden, et le panneau avec le Christ a un jumeau au Musée des beaux Arts de Bruxelles : noter la main droite qui recueille les gouttes de sang, peinte en débordement sur le cadre. L’inscription « Fils de David, aie pitié de moi! » est tirée de Jean 23,18.


1500 ca diptych-of-the-mother-of-god-milk-giver-and-the-pity-of-christ-Monastery of Pedralbes Barcelone

La singularité du diptyque de Barcelone est que les deux panneaux sont de la même main, et que la bande nuageuse en bas montre la volonté d’unifier les deux scènes en une même vision mystique.

Cet appariement inédit conduit à une série de métaphores :

  • entre le lange et le linceul ;
  • entre les bras de Marie et les bras de l’Ange, émissaire du Père ;
  • entre le sein nourricier et le flanc percé ,
  • entre le lait dans la bouche et le sang dans la main.

L’époque est propice à cette combinaison de thèmes.


1475-79 Memling The_Man_of_Sorrows_in_the_Arms_of_the_Virgin Nationa Gallery of Victoria

L’Homme de douleurs dans les bras de la Vierge
Memling, 1475-79, National Gallery of Victoria

Tout se passe comme si le pendant de Barcelone, en introduisant le thème du lait et l’Ange, décomposait en deux images ce que Memling exprime en une seule : l’identification de l’Homme de douleurs à l’Enfant dans les bras de sa mère.

Ce type de composition ne fait en somme que renverser le thème de l' »anticipation de la Passion dans les Vierges à ‘Enfant », en « souvenir de l’Enfance dans les Piétas ».


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Références :
[6] Fr. Maximos Constas, « The Mother of God and the Passion: A Byzantine Icon of the Virgin and the Man of Sorrows » ; Symposium, « Heaven and Earth: Perspectives on Greece’s Byzantium, » J. Paul Getty Museum and the UCLA Center for Medieval and Renaissance Studies, Los Angeles, California, 3 May 2014. https://www.academia.edu/36413824/The_Mother_of_God_and_the_Passion_A_Byzantine_Icon_of_the_Virgin_and_the_Man_of_Sorrows
[7] Byzantium: Faith and Power (1261-1557) Department of Medieval Art and the Cloisters, Metropolitan Museum of Art (New York, N.Y.) p 454 et ss https://www.metmuseum.org/art/metpublications/Byzantium_Faith_and_Power_1261_1557
[8] Hans Belting « An Image and Its Function in the Liturgy: The Man of Sorrows in Byzantium » Dumbarton Oaks Papers Vol. 34/35 (1980/1981), pp. 1-16 https://www.jstor.org/stable/1291445
[11] Robert Suckale, « Das Diptychon in Basel und das Pähler Altarretabel: Ihre Stellung in der Kunstgeschichte Böhmens », in: «Nobile claret opus». Festgabe für Frau Prof. Dr. Ellen Judith Beer zum 60. Geburtstag (Zeitschrift für Schweizerische Archäologie und Kunstgeschichte, 43, 1/1986), S. 103–112 http://docplayer.org/65190485-Das-diptychon-in-basel-und-das-paehler-altarretabel-ihre-stellung-in-der-kunstgeschichte-boehmens.html
[14] Rafael Cornudella, « Díptic de la Verge de la llet i el Crist de Pietat. Anònim dels Països Baixos meridionals, ca.1500 » https://www.academia.edu/43235721/D%C3%ADptic_de_la_Verge_de_la_llet_i_el_Crist_de_Pietat._An%C3%B2nim_dels_Pa%C3%AFsos_Baixos_meridionals_ca.1500