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1 Les figure come fratelli : généralités

18 décembre 2023
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En 1977, David Summers [1] a baptisé ainsi un dispositif particulier qui se développe lors de la Renaissance italienne, et consiste en deux figures l’une vue de face et l’autre vue de dos, disposées symétriquement. Les figures doivent être très similaires, ce qui exclut les couples mixtes, tel par exemple Adam et Eve autour de l’arbre.

Cet article reprend quelques-uns des exemples donnés par Summers, et les prolonge en arrière et en avant dans le temps.



Quelques précurseurs antiques

Les nus vus de dos sont rares dans l’art antique, et apparaissent dans des contextes ou des iconographies spécifiques (voir 1 Le nu de dos dans l’Antiquité (1/2)). On s’intéresse ici aux cas encore plus rares où le nu vu de dos forme couple avec un nu vu de face.

Une divinité étrusque

Gold_ring_with_Lasa_Vecuvia_from_Todi_negativ_mirroredLasa Vecuvia (déesse des prophéties) et Vegoia (nymphe, prêtresse et sybille)
Empreinte créée par une bague du 3ème siècle av JC, trouvée à Todi; Musée étrusque, Rome

La femme vue de dos, qui se regarde dans un miroir, est désignée par l’inscription en étrusque comme Lasa Vecuvia. Vecuvia et Vegoia sont deux manifestations d’une même déesse : ainsi, l’image peut être interprétée comme Vecuvia se regardant de face et de dos.


La lutte

combat Jeu de type hockey 510 av JC (National Archaeological Museum, Athens
Athlètes grecs jouant au kerētízein, 510 av JC, National Archaeological Museum, Athènes

Ce bas-relief illustre une jeu de balle, ancêtre du hockey. Les deux joueurs du centre tiennent la crosse de la main droite et fléchissent la jambe droite : malgré la vue de profil, ils sont  légèrement dissymétriques (on voit le sexe de l’un et les fesses de l’autre).

Le recto-verso s’accentue entre les équipes adverses : le capitaine, qui lève ou abaisse sa crosse, se trouve derrière ou devant ses hommes, vus de face ou vue de dos. La vue de dos signifie ici tout simplement « l’équipe adverse ».


combat 160 av. J.-C. combats Castor et Pollux enlevant Phoebe et Hilaire, filles de Leucippe, Walters Art Museum Baltimore detailCastor et Pollux enlevant Phoebé et Hilaire, filles de Leucippe (détail)
Sarcophage, 160 av. J.-C. Walters Art Museum Baltimore

Dans l’art grec comme dans l’art romain, les protagonistes d’un duel sont presque toujours représentés vus de face ou de profil. Ici, en revanche, deux guerriers s’affrontent recto verso, bouclier contre bouclier.


combat 160 av. J.-C. combats Castor et Pollux enlevant Phoebe et Hilaire, filles de Leucippe, Walters Art Museum Baltimore,

On peut faire l’hypothèse que cette solution graphique apparaît lorsqu’une arme, tenue de la main droite, empêche la représentation symétrique : ce qui n’est pas le cas, au centre, pour la scène de l’enlèvement, qui ne privilégie aucun bras.


combat retiaire contre secutor with his trident, mosaic d'une villa at Nennig Allemagne 2nd–3rd century ap JC

Duel entre un rétiaire (de face) et un secutor de dos, 2ème 3ème siècle ap JC, Nennig, Allemagne

Le recto/verso pourrait avoir pour intérêt secondaire de créer un effet de profondeur en disposant les combattants en diagonale, comme c’est un peu le cas dans cette  mosaïque. Mais l’effet recherché est probablement plus didactique qu’esthétique : il permet de mettre en parallèle l’arme offensive et l’arme défensive, et ceci dans l’ordre logique de la lecture : l’attaque entraîne la défense.

Aussi, dans tous les cas où l’un des combattants est vu de dos, c’est toujours celui de droite : la position « verso » a ainsi valeur de parenthèse fermante.


combat Codex 41 Kapitolinische Museen Inventario Sculture, S 499Inventario Albani, C 42Bataille des Indes
Inventario Sculture S 499, Inventario Albani, C 42, Musée du Capitole, Rome

On voit ici que cette convention s’applique quelque soit le sens de lecture de chaque scène (flèches jaunes) : le premier nu de dos poursuit l’éléphant, le second le stoppe, et le troisième se bat en duel.


combat scena_di_Pankration 200-220 ap JC Salzburg MuseumCombat de pancrace, 200-220 ap JC, Musée de Salzbourg combat Dares and Entellus rue des Magnans, Aix-en-Pce.Combat entre Entellus et Darès

Mosaïque découverte rue des Magnans, Aix en Provence

Dans la première mosaïque, la vue de dos désigne le vainqueur, qui vient de déséquilibrer son adversaire.

La seconde mosaïque est tirée de l’Eneide (chant V). Le boxeur Entellus affronte un jeune troyen arrogant nommé Darès : plus âgé, il est vainqueur et abat d’un coup de poing le taureau qu’il a gagné.

La vue de dos peut donc tout aussi bien connoter le vainqueur (celui qui clôt le combat) que le vaincu (celui qui recule).


En synthèse

Dans les scènes de combat, les couples recto-verso ne répondent pas à un souci esthétique, mais plutôt à une intention narrative ou logique.

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Les archers

archers assyriens Prise d'Ekron en 720 av JC Bas relief palais saron a Khorsabad Pièce V Relief 11-10 Flandrin 1846Prise d’Amqarruna (Ekron) en 720 av JC, Palais de Saron à Khorsabad, Pièce V Relief 11-10, Flandrin 1846

Ces archers assyriens sont tous vus de profil, même ceux qui attaquent la forteresse par en dessous. Ils ne sont donc pas recto-verso, mais l’artiste a néanmoins pensé à inverser la position des bras, de manière à ce que ce soir toujours le bras droit qui tire la corde.

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La chasse

Que se passe-t-il lorsqu’une proie vient s’insérer entre les protagonistes, transformant le duel en scène de chasse ?

 

Chasse de Meleagre 170—180 ap JC Doria Pamphili Gallery RomeLa chasse au sanglier de Calydon, 170—180 ap JC, Galerie Doria Pamphili, Rome

Cette scène, une des plus fréquentes sur les sarcophages romains, présente très souvent, à droite du sanglier, un chasseur vu de dos qui bloque l’animal, en pendant du héros, Méléagre vu de face, qui de l’autre côté, porte le coup fatal à l’animal monstrueux.

Cette composition peut être retracée jusqu’à l’art grec du 4ème s avant JC. Ici encore, il ne s’agit nullement d’une recherche de profondeur spatiale : uniquement de clarté narrative.


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La danse

Menades 150 ap JC Sarcophage_au_cortege_dionysiaque_-_Museo_Pio-Clementino_(Vatican)Cortège dionysiaque, 150 ap JC , Museo Pio Clementino, Vatican.

Un des cas fréquents de nu vu de dos, dans l’art antique, est celui de la Ménade dansant avec un satyre. Pour le couple central, la danse face à face crée mécaniquement des postures identiques (jambe droite en avant, bras droit en arrière).


Menade Attic sarcophag Archaeological Museum, Antalya schemaScènes bachiques
Face arrière d’un sarcophage attique, Archaeological Museum, Antalya

Dans ce cortège avançant vers la droite, il n’y pas de couples constitués, simplement une alternance des sexes. Les deux ménades en marche, l’une montrant son dos et l’autre sa poitrine, créent une alternance secondaire.


Sarcophagus_with_Bacchic_scene_S_1884_Roman_early_3rd_century_AD__Musei_Capitolini_-_Rome_Italy schemaSarcophage avec scènes bachiques, début 3ème s ap JC, Musei Capitolini, Rome

Cette frise est construite selon les deux mêmes niveaux d’alternance. La structure statique permet, en plus, une symétrie centrale.


Menade FARNESE SARCOPHAGUS, ABOUT 225 AD Isabella Stewart Gardner Museum Boston schema3Sarcophage Farnèse, vers 225 ap JC, Isabella Stewart Gardner Museum, Boston

Ce sarcophage luxueux présente une succession de six couples satyre/ménade dans des activités variées. Deux ménades sont vues de dos :

  • celle qui est déshabillée, dans le couple 4, danse avec son cavalier ;
  • celle qui est habillée, dans le couple 6, se retourne vers sa voisine pour partager des raisins, cassant l’alternance des sexes.

Apparaissent alors deux couples de figure come fratelli presque parfaites (en blanc), l’un centré sur un satyre, l’autre côte à côte.


En synthèse

Ces exemples suggèrent que l’idée de montrer la même figure recto-verso, naturelle dans la danse face à face (comme dans la lutte), a été exploitée par certains artistes antiques, non pour rivaliser avec la sculpture en ronde bosse, mais comme procédé stylistique permettant de scander de manière sophistiquée une composition en frise.

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Le bain

Hylas et les Nymphes, mosaïque du iiie siècle, Musee de Saint-Romain-en-Gal3ème siècle ap JC, Musée de Saint-Romain-en-Gal Bain Abduction of Hylas by the nymphs, 2eme century AD, from the House of the Procession of Venus in Volubilis4ème siècle ap JC, Maison de la procession de Vénus, Volubilis, Maroc

Hylas enlevé par les nymphes

Le caractère mouvementé de la scène est suggéré par divers artifices : le manteau qui vole d’un côté, le vase qui tombe de l’autre. Mais aussi par le trajet de l’oeil entre la nymphe vue de face et celle vue de dos, qui crée comme une sorte de vortex autour de la figure centrale.

Cet effet de rotation était très conscient au moins dans le premier cas : le mouvement de droite à gauche est souligné le filet d’eau qui s’échappe du vase.


En synthèse

Le seul ancêtre certain d’une figure come fratelli dans l’Antiquité est celui de la mosaïque de Saint-Romain-en-Gal : l’intention est d’impulser un mouvement de rotation, mais nullement d’obtenir un effet de profondeur.


Des décorations accidentelles

1180-1200 Bible Lyon, BM, 0411 (0337) fol 17 IRHT 1180-1200 Bible Lyon, BM, 0411 (0337) fol 17 IRHT schema

Bible, 1180-1200, Lyon, BM 0411 (0337) fol 17, IRHT

Parmi les innombrables types de symétrie exploitées par les miniaturistes médiévaux, les couples recto-verso sont extrêmement rares. Ici :

  • les deux nus sont vus de dos et de face ;
  • les deux soldats présentent le torse de dos et de face, les jambes de face et de dos.

Mais l’enlumineur s’est surtout appliqué à alterner les superpositions, selon le principe qui lui était familier, celui des rinceaux : tantôt la chair passe devant le décor (en vert), tantôt l’inverse (en rouge).


Bible de Konrad de Vechta 1403, Antwerp, Museum Plantin-Moretus. Vol 1 p 302 (fol 151v)Bible de Konrad de Vechta, 1403, Antwerp, Museum Plantin-Moretus. Vol 1 p 302 (fol 151v)

Ce manuscrit luxueux et d’une remarquable cohérence graphique est peuplé de dizaines de dragons, plus inventifs les unes que les autres. Cette page est la seule qui met en balance une vue de dessous, couleur terre, et une vue de dessus, couleur feuillage.


Bible de Konrad de Vechta 1403, Antwerp, Museum Plantin-Moretus. Vol 1 p 41 (fol 21r)Bible de Konrad de Vechta, 1403, Antwerp, Museum Plantin-Moretus. Vol 1 p 41 (fol 21r)

Dans ce manuscrit, l’autre motif surabondant est celui des fleurs. Ce bas de page est lui-aussi le seul à mettre en pendant la même fleur, vue de dessous et vue de dessus.

Comme si, à l’extrême fin de l’esthétique médiévale, qui privilégie l’exubérance et la variété des formes, la formule des figure comme fratelli était connue mais, dans les décors à usage privé, jugée rudimentaire et évitée pour défaut d’invention. Il allait falloir l’esprit de système et de symétrie de la Renaissance pour lui ouvrir un champ d’application nouveau, dans les peintures à usage public.


 En Allemagne : une devinette visuelle

Meester van het Amsterdamse Kabinet, Twee pratende jagers, 1478 - 1482 RijksmuseumDeux chasseurs en conversation
Maître du Livre de Raison, 1478-82, Rijksmuseum

Le roseau double et les plumets doubles nous invitent à lire ces deux hommes comme un couple : les deux figures fonctionnent en miroir l’une de l’autre, au point que l’homme vu de face, qui porte son épée sur la hanche droite, se désigne ostensiblement comme un gaucher.

L’image nous propose un jeu des différences :

  • le gaucher parle, a une manche à crevées et des guêtres sur ses mollets, pose une main sur son épée et l’autre sur l’épaule de son interlocuteur ;
  • celui-ci a la bouche bâillonnée par une écharpe (les deux pans retombent dans son dos), des vêtements moins sophistiqués, porte une main sur son épée et de l’autre tient la laisse de son chien, enroulée autour de son bras.



Meester van het Amsterdamse Kabinet Chasse aux cerfs 1485- 1490 Rijksmuseum,Chasse aux cerfs
Maître du Livre de Raison, 1485-90, Rijksmuseum

Ce détail n’a rien d’anormal : on le retrouve aussi bien chez le sonneur à pied que chez le noble à cheval, dans cette scène de chasse. Laquelle nous rappelle un point important : l’arme de la chasse aux cerfs est la pique ou la dague, personne ne s’y rend avec une épée au flanc. En revanche, plusieurs dessins ou gravures du Maître du Livre de Raison ont une interprétation érotique – voir homosexuelle – dans laquelle ce type d’épée possède un symbolisme flagrant (voir Couples germaniques atypiques).



Meester van het Amsterdamse Kabinet, Twee pratende jagers, 1478 - 1482 Rijksmuseum
Les symétries de la gravure suggèrent donc un double rapport de domination : tandis que le droitier retient son chien par la laisse, c’est par la parole que le gaucher prend possession du jeune homme bâillonné.

Les figure comme fratelli ne sont donc pas utilisées ici pour leur valeur esthétique, mais pour leur valeur narrative.


 En Italie : le poids de la symétrie hiératique

La symétrie hiératique

volume1455 Madonna_del_parto_piero_della_Francesca Monterchi,Madonna del parto, Piero della Francesca, 1455, Monterchi

Le dais et la robe de Marie, tous deux entrouverts, évoquent sa grossesse, et créent une ébauche de volumétrie cylindrique. En revanche les deux anges, qui soulèvent les rideaux dans des gestes parfaitement symétriques (en inversant les bras et les couleurs vert et brun), rabattent la scène dans le plan du tableau. Summers qualifie de « hiératique » ce type très courant de symétrie plane, qui produit une impression de majesté.


Les réticences de Fra Angelico

Chez Fra Angelico, les personnages du premier plan sont le plus souvent vus de face, ou quelquefois tous de dos, lorsqu’il s’agit de figurer des spectateurs de la scène à l’arrière-plan.


Fra Angelico 1450-53 , Armoire d'Argent -Musee San Marco Florence PentecotePentecôte Fra Angelico 1450-53 , Armoire d'Argent -Musee San Marco Florence FlagellationFlagellation

Fra Angelico, 1450-53, Armoire d’Argent, Musée San Marco, Florence

On trouve occasionnellement un couple recto verso, à un emplacement secondaire. Mais lorsqu’il s’agit de figures principales, comme dans la Flagellation, Fra Angelico respecte la symétrie hiératique, quitte à ce qu’un des bourreaux soit gaucher.


Fra Angelico-1438-40 Pala-di-San-Marco-Musee San Marco FlorenceRetable de San Marco (Panneau central),
Fra Angelico, 1438-40, Musée San Marco, Florence

La seule exception est ce panneau où Saint Côme, chapeauté, regarde vers le spectateur tandis que Saint Damien, tête nue, est agenouillé vers la Vierge.

C’est sans doute le caractère gémellaire des deux saints qui a autorisé l’audace de rompre avec la symétrie hiératique, dans l’intention symbolique de montrer les deux faces de la sainteté :

  • l’intercession en faveur du spectateur (côté Côme),
  • l’adoration (côté Damien).


Fra Angelico 1438-40 , Pala-di-San-Marco-Musee San Marco Florence Guérison miraculeuse de la jambe d'un AfricainGuérison miraculeuse du diacre Justinien
Retable de San Marco (Element de la prédelle)

Sortant d’une vapeur, les deux Saints remplacent la jambe gangrenée du malade par la jambe d’un Maure enterré la veille. C’est peut être l’ambiance surnaturelle qui justifie ici l’abandon de la symétrie hiératique ; ou bien le souci de montrer les deux saints coopérant en toute égalité de gestes. Par la taille dégressive de leurs auréoles, ils s’intègrent dans la perspective, mais le but n’est pas d’en accentuer l’effet.


Fra Angelico 1438-40 , Pala-di-San-Marco-Musee San Marco Florence Crucifixion dei_santi_cosma_e_damiano,Crucifixion et lapidation de Saint Côme et Damien
Retable de San Marco (Elément de la prédelle)

Les deux Saints sont crucifiés et lapidés, mais les flèches et les pierres reviennent vers les bourreaux. Les deux lapidateurs du centre, nécessairement vus de dos, ont des gestes parallèles. Pour les deux archers latéraux en revanche, le parallélisme ne permettait pas de viser la même cible tout en tenant l’arc de la main gauche : pour éviter d’en faire un gaucher, Fra Angelico s’est résolu à montrer de face le premier archer (sur la question des archers, voir 3 Les figure come fratelli : autres cas). Mais pour atténuer cet écart à la symétrie, il a camouflé l’archer vu de dos derrière une figure vue de face.

On voit que, vers 1440 à Florence, la formule des figure come fratelli était soigneusement évitée, considérée comme disharmonieuse.

C’est chez un autre moine dominicain bien éloigné de la Toscane, Maître Francke, que vont apparaître les premières figure comme fratelli, bientôt suivi à Florence par Filippo Lippi. La formule se crée, au début, comme un écart par rapport aux représentations traditionnelles de la Majesté. Ce qui méritera un développement particulier, dans le chapitre suivant : 2 Les figure come fratelli : en Majesté


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Le dépassement du motif, chez Raphaël

 

Raphael_-_Les_Trois_Graces_-_Google_Art_Project schemaLes Trois Grâces
Raphaël, 1504, Musée Condé, Chantilly

Dans Les Trois Grâces, « la Castitas (Chasteté) porte un pagne et n’a point de bijoux autour du cou. Voluptas (Volupté ou Plaisir), à l’opposé, se distingue par son long collier muni d’un joyau. Pulchritudo (Beauté), avec un bijou plus modeste, est la connexion entre les deux allégories les plus extrêmes : elle touche la la Chasteté à l’épaule, mais elle se tourne vers le Plaisir. » [3]

Cette composition très courante, où la femme centrale est vue de dos, remonte à l’Antiquité. Mais Raphaël en fait une sorte de démonstrateur des effets paragoniens.

En reportant le contour de la figure centrale sur les figures latérales, on constate :

  • que Raphaël a légèrement diminué la taille de ces dernières, pour tenir compte de la perspective ;
  • que les trois contours sont suffisamment différents pour éviter une répétition mécanique ;
  • que Chasteté et Beauté sont des figure come fratelli, ce qui fait pencher leur visage en sens inverse et en fait visuellement des opposées ;
  • que Beauté et Volupté sont des figures en miroir, ce qui en fait visuellement des semblables alors qu’elles sont logiquement des opposées (elles tiennent la pomme dans l’autre main).



Raphael_-_Les_Trois_Graces_-_Google_Art_Project theorie
D’un point de vue théorique, la composition nous donne à voir trois instances du Même que permet de manipuler la Peinture :

  • les figure come fratelli (vues recto-verso, la seule que peut produire la Sculpture) ;
  • les figures en miroir (symétriques par rapport au plan frontal) ;
  • les figures hiératiques (symétriques par rapport au plan sagital).

Sur ce panneau et son pendant, voir Les variantes habillé-déshabillé (version chaste) .


Raffaello trinita 1505-08 San Severo PérouseTrinité
Raphaël, 1505-08, San Severo, Pérouse

Dans cette fresque malheureusement très dégradée, Raphaël met au point deux variantes des figure come fratelli :

  • avec rotation d’un demi tour pour les angelots du haut, qui donnent l’impression de tournoyer autour de Dieu le Père ;
  • avec rotation d’un quart de tour pour les anges aux couleurs vert et jaune inversées, qui font écho à la colombe (par leurs ailes) et au Fils (par leur robe).

Ces anges qui ferment les deux rangées de Saints jouent un rôle hiératique, mais modernisé par le dynamisme des figure come fratelli.


Rafael_-_El_Parnaso_(Estancia_del_Sello,_Roma,_1511) schemaLa Parnasse
Raphaël, 1511, Vatican

Très rapidement, Raphaël structure ses compositions en combinant les différentes formes de symétrie, tout en les dissimulant par des écarts à la règle :

  • ainsi Homère et la femme vue de dos (en bleu) sont des figure come fratelli dégradées, puisque de sexe opposé ;
  • les deux femmes assises autour d’Apollon et les deux hommes debout en bas de l’arcade (en vert) sont approximativement des figures hiératiques ;
  • la jeune femme et le vieillard assis de part de d’autre de la fenêtre (en jaune) sont approximativement des figures translatées.

Salle de Constantin, Raphaël et Jules Romain, 1520-24, Vatican

A la fin de sa carrière, Raphaël a inscrit les figure come fratelli dans le vocabulaire obligé de la fresque monumentale.


Le chef d’oeuvre de la formule, chez Michel-Ange (SCOOP !)

L’exemple le plus éminent (et le plus méconnu) de la formule se trouve au centre de la seconde moitié du plafond de la Sixtine, celle qui a été réalisée en dernier par Michel-Ange (octobre 1511, octobre 1512).


The_Creation_of_the_Sun_and_the_Moon,_Michelangelo_(1511-12)Création des végétaux, création du Soleil et de la Lune

Dans l‘ordre du récit de la Genèse, la scène se lit de gauche à droite : Troisième Jour puis Quatrième Jour. Dans la logique visuelle, on a tendance a voir d’abord Dieu créant le Soleil et la Lune, puis se retournant et s’envolant en direction de la Terre.



The_Creation_of_the_Sun_and_the_Moon,_Michelangelo_(1508-1512) schema1
Le Jour 6 (création d’Eve), au milieu de la chapelle, a été peint au début de la dernière campagne ; puis Michel-Ange a progressé à rebours du récit de la Genèse jusqu’au Jour 1 (Séparation de la Lumière et des Ténèbres), du côté de l’autel [3a]. Il se trouve que le panneau du Jour 2 (Séparation des Terres et des Eaux) est mal placé : pour maintenir la continuité chronologique, il faudrait l’intervertir avec le Jour 4 (flèche rouge). On remettrait ainsi dans l’ordre le nombre d’angelots présents sous le manteau divin (trois pour le Jour 2, quatre pour le Jour 4, un grand nombre pour le Jour 6). L’inconvénient serait en revanche de donner à la scène visuellement la plus importante, celle du Jour 4, l’emplacement le plus petit.

Ce hiatus gênant a été expliqué par un commentateur de l’époque, Condivi ( [4] , p 49), pour qui la Séparation des Terres et des Eaux représenterait en fait le Jour 5 : Création des animaux de l’Air et des animaux de l’Eau. L’ordre chronologique est rétabli, mais pas la continuité visuelle (1-4-3-5-6). Cette idée, pourtant astucieuse puisque le panneau montre bien le Ciel et la Mer (et non la Terre et la Mer) n’a pas été reprise par les contemporains.

Plus récemment [4], on a proposé une lecture typologique selon les écrits de saint Augustin :

  • la Séparation des Terres et des Eaux symboliserait l’Eglise séparant les croyants et les païens ;
  • la Création du Soleil et de la Lune symboliserait la Seconde venue du Christ (qui implique aussi ces deux luminaires) ;
  • la Séparation de la Lumière et des Ténèbres symboliserait le Jugement Dernier (les Bons et les Mauvais).

L’inconvénient est qu’il n’y a pas de texte de Saint Augustin réunissant ces trois notions.



The_Creation_of_the_Sun_and_the_Moon,_Michelangelo_(1511-12) schema 2
En fait, l’explication est purement formelle, et montre l’extrême distance de Michel-Ange par rapport aux illustrations habituelles et séquentielles du texte :

  • les deux scènes de séparation (Lumière/Tenèbres et Dieu/Homme) sont mises en balance, dans deux rectangles aux diagonales opposés ;
  • deux ignudi vus de dos (les seuls de toute le chapelle) accompagnent Dieu vu de dos (en bleu sombre) ;
  • les trois scènes où Dieu est en vol (2 3 4) tournent autour du soleil [5].

Dans sa description de ces trois scènes, Vasari traduit à sa manière cette sensation de mouvement tournant :

« Dans le même panneau où il bénit la terre et créé les animaux, on voit cette fois une figure volante qui t’escorte : quand tu avances dans la chapelle, elle continue à tourner et se dirige dans toutes les directions ; il en va de même dans l’autre scène, quand il sépare l’eau de la terre : belles figures et acuité d’ingéniosité dignes seulement des mains les plus divines, celles de Michel-Ange. » Vasari, Le Vite Dei Piu Eccellenti Pittori Scultori E Architetti, Vol VI

Ainsi l’inversion chronologique et l’inversion visuelle que constitue la vue de dos se combinent pour interdire la lecture strictement linéaire. Tournant dans un sens ou dans l’autre, ce tourbillon central a pour effet d’inviter le spectateur à deux lectures en sens inverse :

  • de l’autel à la chapelle, dans l’ordre chronologique (approximatif) de la Genèse ;
  • de la chapelle à l’autel, dans une interprétation néo-platonicienne qui va de la Création de l’Homme à sa Perfection, sous la forme de Dieu s’auto-créant [4].

Au centre de la partie la plus sobre, la plus abstraite et la plus sacrée de la chapelle Sixtine, les trois figure come fratelli trouvent leur plus parfaite application, impulsant leur mouvement tournant aussi bien dans l’espace physique que dans celui des interprétations.



L’épuisement décoratif

Un procédé purement graphique

La formule fleurit particulièrement dans un sujet inventé par la Renaissance italienne, les candélabres décoratifs, inspirés des grotesques antiques.


Nicoletto Rosex da Modena Candelabre avec le dieu Mars 1507 ca BNFCandélabre avec le dieu Mars, Nicoletto Rosex da Modena, vers 1507, BNF

Nicoletto Rosex da Modena l’emploie presque systématiquement pour tous ses candélabres. Ici, dans les trois registres :

  • victoires ailées et chevaux des Disocures autour de « Mars, Dieu des batailles (M PRELIORUM DEUS) » ;
  • amours, chouettes, et figures ailées portant les abréviations D.M. et S.C, à double sens (Divo Marti et Senatus Consulto, Da Modena et SCulpsit)
  • captifs autour de la signature NR.


Nielle attr a Peregrino da cesena 1490-1510 BNFCandélabre avec le dieu Neptune, Nielle, attribuée à Peregrino da Cesena, 1490-1510, BNF

Même utilisation à trois niveaux, dans la technique des nielles, dérivée de l’orfèvrerie.


deco aldegrever 1537 British museumFrise décorative
Aldegrever, 1537, British museum

L’alternance recto-verso peut aussi servir dans les frises.


Theodor de Bry 1593 Emblemata Nobilitati Herzog August Bibliothek Wolfenbüttel p 37 Theodor de Bry 1593 Emblemata Nobilitati Herzog August Bibliothek Wolfenbüttel Embleme 18 p 117

p 37

Emblème 18, p 117

Theodor de Bry, 1593, Emblemata Nobilitati , Herzog August Bibliothek, Wolfenbüttel

Dans cet ouvrage aux bordures chargées, une seule comporte des figure come fratelli décoratives, avec des amours portant un cor de part et d’autre du cartouche.

Dans l’emblème 18 en revanche, elles jouent un rôle dans l’image centrale : Junon (avec son sceptre) et Vénus (avec sa balance) posent en recto verso une couronne de lauriers sur le bouclier de Minerve en armes.

La légende est plutôt énigmatique :

Celui qui sait pend des deux côtés à une balance égale.

Qui sapit ex aequo libramine pendet untrinque


L’interprétation (page 17) prône assez platement l’équilibre :

Méfie-toi des excès et tu seras plus en sécurité.

Excessus caveas et mage tutus eris

On comprend que Minerve représente la sagesse et les deux déesses dénudées les excès : le recto-verso, qui les tire vers l’avant-plan et l’arrière-plan, tend à rompre l’équilibre qui règne dans le plan de l’image.


Un complément à la perspective

Pontormo,_veronica 1514 Chapelle des Papes, Santa Maria NovellaLa Véronique
Pontormo,1514, Chapelle des Papes, Santa Maria Novella

Avec ces deux angelots tenant leur flambeau du bras droit, les figure come fratelli ne sont qu’un adjuvant à l’effet de profondeur principal créé par la perspective.
.

Un maniérisme décoratif, chez Le Parmesan

volume 1531-39 Parmigianino,_arcone_delle_vergine_stolte basilica di Santa Maria della Steccata a ParmaLes Vierges Folles volume 1531-39 Parmigianino,_arcone_delle_vergine_savie basilica di Santa Maria della Steccata a ParmaLes Vierges Sages

Le Parmesan, 1531-39, Santa Maria della Steccata, Parma

Trois Vierges Folles, entre Moïse et Adam en grisaille, tiennent à bout de bras deux lampes éteintes, le vase de lys sur leur tête signalant leur virginité.

De l’autre côté de l’arcade, trois Vierges Sages, entre Eve et Aaron, tiennent deux lampes allumées. La composition, extrêmement étudiée (on possède de nombreux croquis préparatoires) est identique pour les deux panneaux.



volume 1531-39 Parmigianino,_arcone_delle_vergine_savie basilica di Santa Maria della Steccata a Parma schema 2
Les deux Vierges latérales forment des figure come fratelli presque parfaites, mis à part le bras droit, tantôt levé en avant pour tenir une des lampes, tantôt baissé à l’arrière sans rien tenir : ce qui permet d’intercaler la Vierge centrale, le bras droit en arrière tirant la première lampe par en dessous, le bras gauche en avant tenant la seconde lampe par en dessus.


Parmigianino,_autoritratto_con_vergini_della_steccataChatsworth HouseAutoportrait devant les fresques de la Steccata, Chatsworth House Parmigianino Etude pour la Steccata British MuseumEtude pour la Steccata, British Museum

L’autoportrait montre :

  • que Le Parmesan était particulièrement fier de cet arrangement ;
  • que les six femmes étaient initialement conçues comme des danseuses, sans rapport avec les dix Vierges de la Parabole : dans le premier croquis elles n’ont pas de lampe, dans l’autre  elles portent sur leur tête des paniers de fleurs, et non un vase de lys, et échangent une corbeille.

L’idée des Vierges est probablement venue dans un second temps, en raison de la cérémonie de dotation de jeunes filles qui s’effectuait dans l’édifice [6a] . On remarquera d’ailleurs que les lampes, allumées ou éteintes, ne modifient pas les ombres sur les figures : preuve que ce thème était secondaire dans l’esprit du peintre.



volume 1531-39 Parmigianino,_arcone_delle_vergine_savie basilica di Santa Maria della Steccata a Parma schema
Dans la logique de l’orientation de l’édifice, les lampes éteintes ont été rajoutées du côté de l’ombre, côté Nord (en bleu sombre), les lampes allumées côté Sud (en bleu clair). En entrant dans la frise au niveau de Moïse, l’oeil du spectateur suit l’horizontale des deux bras tenant les lampes éteintes, et sort par la figure d’Adam. Celui-ci contemple la fresque du cul de four, réalisée postérieurement mais d’après un dessin du Parmesan. Après Adam, l’oeil rencontre d’abord Marie puis le Christ. Enfin, il rentre dans la seconde frise par la figure d’Eve, suit les lampes allumées des Vierges Sages et sort par la figure d’Aaron, qui le renvoie vers la nef. Ceci fournit un autre argument quant au placement des Vierges : du point de vue de la Parabole, il est logique que les Vierges Sages se trouvent du côté du Christ, puisqu’elles ont allumé leur lampe justement pour l’accueillir. Malheureusement, l’iconographie du Couronnement imposait de placer Marie en position d’honneur, à la droite du Christ : donc du côté des Vierges folles.

Logiquement, Le Parmesan aurait dû choisir de placer Eve de ce côté, en face de la nouvelle Eve, et Adam en face du nouvel Adam. Mais Il a préféré suivre une logique hiérarchique où, dans son parcours continu, l’oeil rencontre d’abord la figure principale des trois couples : Moïse avant son frère Aaron, Marie mère de Dieu avant son Fils, Adam avant son épouse Eve. Ce qui aboutit à placer Moïse du côté de la Folie (on peut le justifier par le fait qu’il brise les tables de la Loi devant la Folie des hommes) mais Eve et Aaron, chacun avec son serpent, du côté de la Sagesse, ce qui constitue pour le moins un impair théologique. Toutes ces incohérences disparaissent si on revient à la conception initiale, des danseuses et non des Vierges. Le fait que les commanditaires n’aient pas protesté suggère que l’idée des Vierges venait probablement d’eux [6b].

On voit que, pour Le Parmesan, les considérations décoratives primaient largement sur les considérations religieuses ou supposément ésotériques.


Parmigianino_-_After_-_Two_winged_putti_supporting_a_third,_after_Parmigianino,_1870,0813.904 British MuseumDeux putti en supportant un troisième, d’après Le Parmesan, British Museum (1870,0813.904) parmigianino-attributed-to-three-women-carrying-vessels-1993-378-imorgan libraryTrois femmes portant des vases, Le Parmesan (attr), Morgan Library (1993-378)

En exacerbant sa puissance plastique, le maniérisme tire le motif vers l’épuisement sémantique.


Autoportait du Parmesan, AlbertinaAutoportrait du Parmesan, Albertina

Il est amusant qu’en 1568, vingt huit ans après la mort du Parmesan, un anonyme ait dessiné autour de son autoportrait un portique décoratif à sa gloire, agrémenté d’un vers d’Ovide :

Et mêlées à sa beauté, multiples furent ses grâces.

Mixtaque cum forma gratia mixta fuit


1597-1600 Annibal Carrache the_drunken_silenus_(_the_tazza_farnese_) METLe Silène ivre : projet pour la « Tazza Farnese »
Annibal Carrache, 1597-1600, MET

Les deux petits faunes, reconnaissables en vue de dos à leur petite queue, accompagnent le jeune faune ithyphallique qui coopère avec un satyre pour continuer à faire boire Silène, trop saoul pour porter lui-même le gobelet à la bouche.


En synthèse

Au final, pour Sanders ([1], p 83), la formule n’a eu qu’une existence transitoire :

« la figure come fratelli doit plutôt être considérée comme un complément à la perspective en tant que moyen de construction ordonnée en trois dimensions, résolvant un problème différent, mais découlant de la même intention de spatialiser les images. C’est en définitive la force du développement de l’imagination spatiale en général qui a conduit à l’abandon de la formule, trop marquées par la symétrie bidimensionnelle, dont elle était issue. L’abandon de la symétrie s’est donc opéré sur différents fronts et, après la Renaissance, la symétrie bilatérale a perdu le caractère nécessaire, général et apparemment inconscient qu’elle avait eue dans les périodes antérieures de l’art européen. »


Les articles suivants sont consacrés non plus au point de vue chronologique, mais thématique : en commençant par le cas le plus emblématique, aux tout débuts de la formule : 2 Les figure come fratelli : en Majesté

Références :
[1] David Summers, « Figure come fratelli: A transformation of symmetry in Renaissance painting » ,The Art Quarterly 40 (1977), pages 59-88
[3] Inès Martin http://www.inesguide.fr/pages/mes-exposes/moderne/raphel-le-songe-1504.html
[3a] Pierluigi De Vecchi, Gianluigi Colalucci , « La Cappella Sistina: il restauro degli affreschi di Michel-Angelo », 1996, p 171
[4] Sur cette lecture « à rebours », voir Charles De Tolnay, « The Sistine Ceiling » https://archive.org/details/sistineceiling0000deto/page/44/mode/1up?q=moon&view=theater
[5] Il ne faut pas y voir une sorte de pré-héliocentrisme : la thèse de Copernic n’arrivera à Rome qu’en 1533, et influencera peut être, selon certains, la fresque du Jugement Dernier (1536-41). Elle est impensable en 1511.
[6a] Un livre peint en dessous des Vierges porte les initiales RD. Il pourrait s’agir du Rationale Divinorum Officiorum, de Guillaume Durand, qui décrit (chapitre 39) la cérémonie de consécration des Vierges avec le passage suivant : « nous devons venir à lui triplement, par l’Abdication de la Propriété, par le Voeu de Chasteté, par l’Obéissance de l’épouse ». Ce qui pourrait expliquer pourquoi les vierges vont par trois et non par six, comme dans la Parabole.
[6b] Ces contradictions ont poussé certains à intervertir la lecture, voyant les Vierges Sages du côté des lampes éteintes, et réciproquement, en contradiction complète avec la Parabole. Voir Mary Vaccaro, « Parmigianino’s Virgins in Santa Maria della Steccata: Wise or Foolish? » in Belle Arti, Saggi di Storia e di Stile, ed. M. C. Chiusa, Electa, Milan, 2005, pp. 41-47 https://www.academia.edu/15616724/_Parmigianinos_Virgins_in_Santa_Maria_della_Steccata_Wise_or_Foolish_in_Belle_Arti_Saggi_di_Storia_e_di_Stile_ed_M_C_Chiusa_Electa_Milan_2005_pp_41_47

2 Les figure come fratelli : en Majesté

18 décembre 2023
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Les premières figure comme fratelli apparaissent comme une variante de la symétrie hiératique qui régissait jusque là les figures de majesté. Elles sont introduites presque simultanément aux deux bouts de l’Europe, dans la Hanse et à Florence, par deux novateurs exceptionnels :

  • un dominicain allemand, qui travaillait encore dans le style du gothique international,
  • un frère carme florentin, qui a imprégné de réalisme flamand la Renaissance italienne.

Il n’a pas été possible, vue la rareté des exemples, de déterminer si ces deux émergences s’expliquaient par un ancêtre commun.



Le foyer hanséatique

Anonyme 1420-30 Retable de la TRinite de la Fraternité Saint Georges Eglise sainte marie gdanskRetable de la Trinité de la Fraternité Saint Georges
Anonyme, 1420-30, Eglise Sainte Marie, Gdansk

Ce panneau joue délibérément sur la combinaison des deux symétries :

  • hiératique pour les anges en vol ;
  • recto verso pour les anges à terre.

La formule du Trône de Grâce flanqué d’anges est très courante, mais je n’ai trouvé qu’un seul autre artiste, deux siècles plus tard, qui ait osé rompre ainsi la frontalité de cette figure de majesté :

CESARI, Giuseppe 1630-35 Toter Christus, von Gottvater und zwei Engeln gehalten Venedig, Sammlung Sgarbi-Cavallini
Le Cavalier d’Arpin, 1630-35, Collection Sgarbi-Cavallini, Venise


Master Francke (Man of Sorrows 1420-25 Museum der bildenden Künste Leipzig fouetsHomme de douleurs (Schmerzensmann)
Maître Francke, 1420-25, Museum der bildenden Künste, Leipzig

Maître Francke est un moine dominicain qui se serait installé au monastère Saint Jean de Hambourg vers 1420. Ce petit panneau porte à l’avers une Sainte Face aujourd’hui pratiquement illisible, ce qui a fait longtemps penser qu’il s’agissait d’une porte de tabernacle ou de reliquaire, hypothèse aujourd’hui abandonnée. Le plus probable est qu’il s’agissait d’un des deux panneaux d’un diptyque de dévotion privé, la Sainte Face formant couvercle ([7], p 101).

L’iconographie est celle du Christ soutenu par des anges : ici le tombeau est hors champ et l’ange est unique, tirant le corps par son linceul : idée géniale qui fait du Christ une sorte d’être bicéphale, humain par son corps torturé et céleste par ses ailes.


Book of Hours Poitiers, ca. 1415 Morgan Library MS M.743 fol. 17vLivre d’Heures, Poitiers, vers 1415, Morgan Library MS M.743 fol. 17v Reliquary in the form of a triptych, anonymous, c. 1400-1410 RijksmuseumReliquaire parisien, 1400-10, Rijksmuseum

L’étrangeté de l’image vient de deux effets d’ellipse (celle du tombeau et celle du suaire), jointe à la symétrisation : on observe la même idée d’un être bicéphale dans ce reliquaire, argument parmi d’autres sur le fait que Maître Francke aurait pu être influencé, voire formé, par les ateliers parisiens.



Master Francke (Man of Sorrows 1420-25 Museum der bildenden Künste Leipzig fouets
Les deux petits anges du bas aident d’une main à l’extraction, et de l’autre tiennent un fouet, l’un vers l’avant et l’autre vers l’arrière. Figure come fratelli, ils participent à cet effet de profondeur. Dans des gestes d’une inventivité extraordinaire, l’ange vu de dos colmate du pouce la plaie de la main, tandis que le Christ semble de la sienne rapprocher les berges de la plaie du flanc.


Le Christ comme Homme de Douleurs
Dürer, 1492-93, Staatliche Kunsthalle, Karlsruhe

A titre de comparaison, on remarquer que Dürer, soixante dix ans plus tard, retrouvera la même idée des fouets de deux types, pointés transversalement (sur cette composition, voir Dürer et son chardon ).



Master Francke (Man of Sorrows 1420-25 Museum der bildenden Künste Leipzig detail
Les deux clous encore plantés, saillants et sanguinolents, participent à la dramatisation, mais aussi à l’effet de profondeur. On notera le traitement illusionniste du bois de la croix et du panneau attaché par deux points de cire, qui anticipe d’une trentaine d’années les « cartellinos » italiens (voir 4-2 Préhistoire des mouches feintes : dans les tableaux).


Master Francke (Man of Sorrows, ca. 1435 Hamburger KunsthalleHomme de douleurs (Schmerzensmann), provenant de l’église saint Jean
Maître Francke, vers 1435, Hamburger Kunsthalle

Le second Homme de douleurs de Maître Francke est une sorte d’apothéose : de taille plus importante, il l’a peinte, à la fin de sa carrière, pour l’église de son propre monastère. Elle constitue à la fois un chef d’oeuvre pictural et une démonstration théologique impeccable, une sorte de sermon dominicain sans paroles.



Master Francke (Man of Sorrows, ca. 1435 Hamburger Kunsthalle bas
Dans la moitié inférieure, les deux anges portent, non plus les instruments de la Passion, mais les attributs habituels du Christ du Jugement dernier :

  • du côté des Elus (à la droite du Christ), le lys qui symbolise l’Election :

« Comme le lys entre les chardons, telle ma bien-aimée entre les jeunes femmes » Cantique des Cantiques 2,2

  • du côté des Damnés (à la gauche du Christ), l’épée du châtiment :

« De sa bouche sort une épée acérée pour en frapper les païens » Apocalypse 19, 15

  • l’ostension des blessures fait partie de la thématique du Christ vengeur :

« Tout oeil le verra, et ceux même qui l’ont percé » Apocalypse 1,7

Mais alors qu’habituellement, celui-ci désigne le Ciel de la main droite et la Terre de la main gauche, ici les positions des mains sont inversées : nous sommes encore devant le Christ de la Passion qui commence à peine à ressusciter, et les anges sont descendus ici-bas pour lui apporter les attributs de sa victoire finale. Ce pourquoi, de l’autre main, ils tiennent un drap d’honneur qui sert à le glorifier, tout en masquant le tombeau.

Ces anges sur terre obéissent à la symétrie hiératique, mais avec une délicate inversion chromatique rouge vert, pour les ailes et le manteau.


Maître A 1389-1409 Très belles Heures de Notre-Dame BNF NAL 3093 fol 155r gallicaMaître A, 1389-1409, Très belles Heures de Notre-Dame BNF NAL 3093 fol 155r, gallica 1430 ca Vers français sur sainte Catherine et sainte Marguerite BNF Latin 18026 fol 9r gallicaVers français sur sainte Catherine et sainte Marguerite, vers 1430, BNF Latin 18026 fol 9r gallica

Des miniatures française emploient déjà le procédé de masquer par un drap d’honneur le bas du corps du Christ, soutenu par deux anges et entouré des instruments de la Passion, tel qu’il apparaît dans les représentations de la vision de Saint Grégoire. Le drap rend l’image intemporelle, en évitant de préciser si le Christ sort de son propre tombeau ou de l’autel de Saint Grégoire.

De plus, dans la miniature de gauche, les  feuillages dorés du drap renvoient aux feuillages rouges du rideau,  suggérant que la donatrice rivalise de piété avec le Saint.




Dans la moitié supérieure, les deux anges bleus en vol sont des figure come fratelli : ils tiennent de la main droite le manteau rouge, qui fait autour du Christ comme une paire d’ailes sanglantes. De la main gauche ils enroulent le ciel :

« Et le ciel se retira comme un livre qui s’enroule » Apocalypse 6,14


Conques Tympan angesTympan de Conques, début 12ème siècle

Cette métaphore apocalyptique est très rarement représentée.

Maître Francke lui trouve une expression graphique nouvelle, en faisant du Ciel le rideau qui masquait le tableau : en le relevant, les deux anges, littéralement, opèrent une apocalypse (révélation).



Master Francke (Man of Sorrows, ca. 1435 Hamburger Kunsthalle
Ainsi la composition est magistralement structurée par les trois tissus dont la face cachée est blanche, et qui déterminent trois niveaux de représentation :

  • en haut, en bleu, et en trompe-l’oeil devant le panneau : le drap du Ciel [7a];
  • en bas, en doré, et à l’avant plan de l’image : le drap de la Terre, qui masque le tombeau ;
  • au centre, en rouge, et en arrière plan de l’image : le manteau ailé de la Résurrection, qui inverse par ses couleurs le manteau rouge de la Passion.

Les figure come fratelli, une main dehors et une main dedans, servent de point de passage entre l’espace du spectateur et l’espace du panneau, entre l’église et l’icône.

On voit qu’à cette période précoce, la formule, audacieuse puisque rompant avec la symétrie hiératique, n’est pas un simple procédé graphique, mais bien un support de méditation, mis au point par un artiste de très haut niveau.


Deux panneaux de Maître Francke témoignent, par ailleurs, de son usage inventif de la vue de dos :

Marco Zoppo La Vierge à l'Enfant avec des anges 1455 LouvreLa Nativité 1430_Meister_Francke_Christi_Auferstehung Thomasaltar Hamburger KunsthalleLa Résurrection

Maître Francke, vers 1430, Autel de Saint Thomas Beckett, Hamburger Kunsthalle

  • dans la Nativité, les trois anges tiennent autour de l’Enfant un drap d’honneur aux couleurs du ciel ;
  • dans la Résurrection, les deux soldats vus de dos, au premier plan, préparent l’idée unique du Christ qui s’enfuit par derrière, vers le fond d’or et vers l’au-delà de l’image.


volume 1467 Master_E._S._-_Madonna_Enthroned_with_Eight_Angels_-_1948.170_-_Cleveland_Museum_of_ArtMadone trônant avec huit anges
Maître ES, 1467, Cleveland Museum of Art

Quarante ans après l’invention de Maître Francke, les deux angelots qui soulèvent les rideaux du dais en sont peut être un souvenir affadi.



Le foyer florentin

Chez Filippo Lippi

filippo lippi 1437 saint Frediano et saint Augustin Pala barbadori louvreLa Vierge entre saint Fridien et saint Augustin (Pala Barbadori)
Filippo Lippi, 1437, Louvre

Dans cette Conversation sacrée très novatrice, Filippo Lippi place, comme Fra Angelico, les deux saints à genoux devant la Vierge : mais il remplace le recto-verso symbolique (montrer l’intercession et l’adoration) par une vue de trois quart. Les deux saints n’ont ici aucun rapport gémellaire (l’un est le patron du quartier, l’autre celui de Augustiniens auxquels appartenait l’église Santo Spirito) : il aurait donc été malséant que l’un tourne le dos à la Vierge. Leur seul point commun est celui d’être évêques (de Lucques et d’Hippone). En les plaçant à genoux sous les deux colonnes, et à l’aplomb des deux prédelles qui leur sont respectivement consacrées, Lippi les met sur un pied d’égalité, matérialisé par les deux crosses. Rien n’empêchait de les représenter tous deux en symétrie hiératique, vus de trois quarts arrière : le choix de montrer Augustin de trois quart avant est donc purement plastique : une audace par rapport à la sacro-sainte symétrie florentine.


Annonciation Martelli
Filippo Lippi, 1438-40, Basilique de San Lorenzo, Florence

Pour D. Arasse ( [2], p p 144), les deux anges du panneau de gauche jouent à la fois :

  • un rôle symbolique (ils sont témoins de l’Incarnation alors que les humains ne voient que l’Annonciation, d’où leur place sous la colombe du Saint Esprit) ;
  • un rôle scénographique (ils servant d’admoniteurs au sens d’Alberti, en indiquant au spectateur qu’il doit regarder le panneau droit).

En notant que l’opposition vert et rouge, alternant entre la robe et les ailes, est la même que pour les deux évêques de la Pala Barbadori, on peut considérer que les deux anges sont aussi une nouvelle variation sur les figure come fratelli. En les plaçant non plus frontalement, mais en diagonale, Lippi leur invente une nouvelle fonction : celle d’accélérateur de la profondeur.

Sur ce diptyque très riche, voir aussi  Les donateurs dans l’Annonciation 7-2 …à gauche


volume 1455-60 The Pistoia Santa Trinita Altarpiece Pesellino et Filippo Lippi National GalleryRetable de la Santa Trinita de Pistoia, Pesellino et Filippo Lippi, 1455-60, National Gallery

Deux effets se conjuguent ici au service de l’effet de profondeur :

  • les quatre saints disposés en haie ;
  • les deux anges volant en sens inverse.

Cette innovation agit spatialement mais aussi dynamiquement : elle imprime au registre supérieur un mouvement tournant, autour de la colombe.


1465-70 Fra Diamante Nativite LouvreNativité
Fra Diamante (atelier), 1465-70, Louvre

Fra Diamante, l’assistant de Lippi, transposera ce dispositif dans une Nativité où deux anges volent en sens inverse de part et d’autre de la colombe du Saint Esprit. A noter l’autre oiseau symbolique, le chardonneret posé sur la poutre qui sort du mur où grimpent des lézards : il s’agit d’une anticipation de la Croix plantés dans le Golgotha et du chardonneret légendaire qui, attiré par la couronne d’épines, y tâcha sa gorge avec le sang du Christ.


1490 Domenico_ghirlandaio,_Madonna_in_Glory_with_Saints,Hochaltar von Santa Maria Novella alte pinakothek_munich

Madonna lactans (grand autel de Santa Maria Novella)
Domenico Ghirlandaio, 1490, Alte Pinakothek, Münich

Ghirlandaio reprendra vingt ans plus tard la formule autour d’une Vierge en majesté.


Un écho vénitien

Marco Zoppo La Vierge à l'Enfant avec des anges 1455 Louvre

La Vierge à l’Enfant avec des anges
Marco Zoppo, 1455, Louvre

De la même manière :

  • les six anges musiciens du parapet, dont les instruments complètent la nature morte de livres et de fruits, font partie de la narration et sont répartis selon la symétrie hiératique ;
  • les deux anges montés sur les marches latérales pour tenir le bas de la guirlande font partie de la décoration, et disposés en recto-verso.

Le putto vu de dos fait écho à la posture rare de l’Enfant à la mamelle, dont la tête est également vue de dos.



Un revival chez Michel-Ange

volume 1546 ca Michelangelo -Pieta_per_Vittoria_Colonna Isabella Stewart Gardner MuseumPietà (dessinée pour Vittoria Colonna)
Michel-Ange, vers 1546, Isabella Stewart Gardner Museum

Un siècle plus tard, à la fin de sa vie, Michel-Ange reprendra la formule, alors totalement démodée, pour les deux angelots surnuméraires de cette Pietà. Ils impriment à la scène un symbolisme rotatif non sans rapport avec celui du « pressoir mystique » [7b], un thème que certains graveurs explicitent immédiatement :

volume 1547 gravure de Nicolas Beatrizet d'apres Michelangelo -Pieta MET1547, gravure de Nicolas Beatrizet d’après Michel-Ange

Techniquement, comme le note C. de Tolnay, la composition combine deux iconographies : celle de la Piéta et celle du Christ extrait du tombeau, soulevé par deux anges.  Ce qui autorise un effet qui était impossible dans les trois Piétas que Michel-Ange a sculptées : Marie étendant ses bras en forme de croix comme si, malgré la Déposition, elle-même restait crucifiée.

Le vers de Dante sur le montant vertical exprime cette interminable douleur et suggère le thème du pressoir mystique :

Vous ne pensez pas à ce qu’il en coûte de sang

Non vi si pensa quanto sangue costa



Pietà_per_vittoria_colonna_di_firenze
Ce peintre anonyme, en recopiant le dessin, a rajouté des auréoles et la couronne d’épines, mais supprimé la croix, ce qui rend le thème incompréhensible. Il clarifie en revanche plusieurs détails : le cordage blanc, le bandeau de poitrine ornée d’un troisième angelot, et les doigts de l’angelot de gauche qui se glissent sous l’aisselle du Christ.


El Greco Lamentation vers 1570 Philadelphia Museum of ArtLamentation
El Greco, vers 1570, Philadelphia Museum of Art

Comme le note C. de Tolnay, Le Greco fusionne ici deux idées michelangelesques : les anges tournants de la Piéta pour Vittoria Colonna, et l’enveloppe triangulaire de la Piéta du Duomo de Florence.


Michelangelo The Entombment National galleryMise au Tombeau
Michel-Ange, 1500-01, National Gallery

Pour imaginer ses anges tournant, Michel-Ange s’est probablement souvenu de ce tableau de jeunesse, laissé inachevé : en pleine mode des figure come fratelli, il avait alors voulu appliquer la formule deux fois :

  • pour les personnages soulevant le corps du Christ (Saint Jean et une des trois Maries) ;
  • pour les deux personnages du premier plan : Marie-Madeleine vue de face, et la Vierge vue de dos (d’après un dessin du XVIIème siècle montrant le tableau dans un état moins dégradé [7c] ).

Article suivant :  2 Les figure come fratelli dans les Flagellations

Références :
[2] D.Arasse, « L’Annonciation italienne »
[7] Ulrike Nürnberger, Elina Räsänen, Uwe Albrecht « Meister Francke Revisited Auf den Spuren eines Hamburger Malers ».
Pour une interprétation très libre des deux Hommes de douleur, voir :
Michael Camille, “Seductions of the Flesh. Meister Francke’s Female ‘Man’ of Sorrows,” in Frömmigkeit im Mittelalter. Politisch-soziale Kontexte, visuelle Praxis, körperliche Ausdrucksformen, ed. Klaus Schreiner and Marc Müntz (München: Wilhelm Fink Verlag, 2002 p 258 https://digi20.digitale-sammlungen.de/de/fs1/object/goToPage/bsb00041583.html?pageNo=256
[7a] Il semble qu’aucun commentateur n’a vu que les trois anges ne tiennent pas banalement le tissu vert : « le rideau de brocart richement tissé que les trois anges volants tiennent derrière le Christ est le sublime drap d’honneur devant lequel se présentaient également les rois séculiers de cette époque ». Bella Martens, « Meister Francke » p 143
En ne comprenant pas qu’ils déroulent le ciel, Bella Martens aboutit même à un contresens complet en voyant dans cette bande nuageuse « un pars ex toto, que seul le cadre nous empêche de voir dans toute son étendue infinie », qui marquerait l’influence de la fenêtre albertienne sur Maître Francke. Alors qu’il s’agit au contraire d’une résurgence apocalyptique médiévale.
[7b] Selon l’expression de Charles de Tolnay, « Michelangelo . 5 . the final period : last judgment, frescoes of the Pauline chapel, last pietàs », p 62 et ss
[7c] Biblioteca Comunale degli Intronati, Siena https://www.nationalgallery.org.uk/paintings/michelangelo-the-entombment-or-christ-being-carried-to-his-tomb
Pour une synthèse récente des controverses concernant le tableau :
Philip McCouat « MICHELANGELO’S DISPUTED ENTOMBMENT » Journal of Art in Society
https://www.artinsociety.com/michelangelos-disputed-entombment.html

3 Les figure come fratelli dans les Flagellations

18 décembre 2023
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Cet article analyse un cas où la formule répond à une nécessité logique et non purement esthétique  : il l’étudie séparément, en dehors de la chronologie générale du motif.

Article précédent : 2 Les figure come fratelli : en Majesté



Chronologie des formules

La première formule de la Flagellation : des figure come fratelli

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Flagellation 800-50 Psautier de Stuttgart Cod.bibl.fol.23 fol 43vFlagellation, 800-50, Psautier de Stuttgart Cod.bibl.fol.23 fol 43v

Cet illustrateur carolingien a choisi la solution naturelle, recto verso, de manière à ce que chaque soldat tienne le fouet de la main droite. Il a déjà l’idée, que nous retrouverons bien des fois, de symétriser chromatiquement les deux flagellateurs : le vert et le rouge s’inversent pour la tunique et les chausses. Les index recourbés dénotent la moquerie.


Flagellation 1020 Pala d'Oro Aix la chapelleFlagellation, vers 1020, Pala d’Oro, Aix la chapelle

L’art ottonien pratique encore la même disposition, y compris les index recourbés, mais par respect le Christ est désormais montré habillé, sans blessure ni corde apparente. Il reste ici vu de dos : cette position, la plus réaliste du point de vue du supplice, mais indigne du décorum christique, va bientôt être éliminée au profit d’une composition nouvelle.


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L’édulcoration romane

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Flagellation 980 ca Codex Egberti Reichenau Trier HS 24 fol 81vFlagellation, vers 980, Codex Egberti, abbaye de Reichenau, Stadtbibliothek Trier HS 24 fol 81v

Pour supprimer la corde, jugée trop grossière, cet illustrateur a transformé le fouetteur de droite en un aide-bourreau (il est plus jeune que son collègue barbu), qui tient les bras du Christ pour les plaquer sur la colonne.


Flagellation 1025-50 Echternach Pericopes. Bruxelles Bibliotheque royale MS 9428Flagellation, 1025-50, Péricopes d’Echternach, Bruxelles Bibliothèque royale MS 9428

Dans une seconde évolution, le jeune bourreau se décale à gauche, faisant perdre à la composition sa symétrie. Pour éliminer la corde, ce copiste a inventé une solution originale : les mains qui passent par un trou de la colonne.


flagellation 1015-20 Bible de Ripoll Vat Lat 5729 fol 369vBible de Ripoll, 1015-20, Vat Lat 5729 fol 369v flagellation 13eme santa maria ad cryptas fossa13eme siècle, Santa Maria ad Cryptas, Fossa

Pendant la période romane, le Christ est désormais vu de profil, la face contre la colonne, le dos tourné vers Pilate et les flagellateurs [8].

L’aversion pour la vue de dos, qui durera pendant tout le Moyen-Age (sauf pour les damnés, voir 3 Le nu de dos au Moyen-Age (1/2)) explique la disparition des figure come fratelli, qui auparavant paraissait toute naturelle .


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Au Duecento : le renouveau de la symétrie

Rarement représentée ailleurs, notamment dans l’art byzantin, la Flagellation devient très fréquente en Italie à partir du Duecento : sans doute sous l’influence des franciscains et de leurs pratiques de mortification.


Flagellation 1280 Cimabue Frick Collection New YorkFlagellation, Cimabue, vers 1280 , Frick Collection, New York

Le goût est revenu à la configuration symétrique initiale :

  • le Christ au centre, attaché soit devant soit derrière la colonne ;
  • les bourreaux de part et d’autre, vus de face ou de profil, mais pas de dos ;
  • un arrière-plan composé le plus souvent de deux édifices séparés, qui ajoutent à la symétrie.

Cimabue a repris ici l’opposition entre le jeune bourreau et le bourreau endurci inventée par les copistes ottoniens. La grande différence est l’idéalisation du corps supplicié, qui reflète probablement un écrit de l’époque :

« Lui, jeune, bien fait, plein de modestie, le plus beau des enfants des hommes, se tient nu aux yeux de tous les spectateurs. Cette chair très-innocente, délicate, très-pure et brillante de beauté reçoit les coups douloureux et sanglants de ces infâmes… On ajoute plaie sur plaie, meurtrissure sur meurtrissure; on renouvelle, on rend plus profonde sa douleur jusqu’à ce qu’enfin les bourreaux et ceux qui les surveillaient étant fatigués, on ordonne de le détacher. » Méditations sur la Vie de Jésus-Christ, Pseudo-Bonaventure


Quelques figure come fratelli qui s’ignorent

Flagellation 1280 Tympan de la Passion du Christ Cathedrale StrasbourgFlagellation, Tympan de la Passion du Christ, 1280, Cathédrale de Strasbourg

Les fouetteurs recto verso réapparaissent ici avant tout comme un truc de sculpteur, permettant d’accentuer l’effet de profondeur du haut-relief. Les deux bourreaux ont des vêtements et des gestes différents (l’un tire même les cheveux du Christ), et utilisent les deux instruments de supplice dont parlent les différents Evangiles : le flagellum et la verge.


Dans la peinture italienne du Duecento, je n’ai trouvé que deux exemples isolés de flagellateurs échappant à la vue de face ou de profil, chez deux artistes florentins.

flagellation 1274 Coppo di Marcovaldo Crucifix de San Zeno Cathedrale de PistoiaDétail du Crucifix de San Zeno, Coppo di Marcovaldo, 1274, Cathédrale de Pistoia

Les jambes sont vues pour l’un de profil, pour l’autre de face, mais les torses ont pivotés d’un demi-tour dans le sens inverse des aiguilles de la montre, de sorte que le flagellateur de gauche montre son dos. Le fouet tenu à deux mains au dessus de la tête des deux bourreaux souligne ce mouvement de torsion très original.


Flagellation 1295 ca Grifo di Tancredi Timken Museum San DiegoDétail de la Madone avec douze scènes de la vie du Christ, Grifo di Tancredi, vers 1295, Timken Museum, San Diego

Les édifices latéraux ont évolué en deux parois, et la flagellation se passe maintenant en intérieur. Cette toute première vue de dos complète ne résulte pas du problème de la main droite, puisque le fouetteur en question brandit son instrument à deux mains : dépassé par son innovation, l’artiste a d’ailleurs eu du mal à caser la tête entre les deux bras.

Il a repris l’opposition entre le bourreau jeune et le bourreau endurci (quoique ici non barbu). Le jeune avance la main gauche en avant du Christ : il s’agit peut être d’une mauvaise compréhension du geste de maintenir le Christ par la hanche (voir Cimabue) ou bien d’une élaboration spécifique, à partir de l’idée du Pseudo-Bonaventure qu’on a battu le Christ jusqu’à ce que les bourreaux eux-mêmes soient fatigués : la main en avant serait un geste du jeune bourreau pour stopper son collègue endurci, dont les vêtements noirs et la vue de dos se cumulent pour signifier la brutalité aveugle.

Cet exemple très isolé de figure come fratelli serait donc le résultat d’une intention complexe, que la maladresse du trait rend difficile de percevoir.


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Au Trecento

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Giotto et la vue de dos

Giotto n’a pas représenté de fouetteurs recto-verso, mais ses fresques de la chapelle Scrovegni marquent la popularisation de la vue de dos en Italie.


1304-06 Giotto Chapelle Scrovegni, Padoue FlagellationDérision du Christ
Giotto, 1304-06, Chapelle Scrovegni, Padoue

Il s’agit le plus souvent de figures en repoussoir au premier plan, comme les deux de gauche, qui ferment autour du Christ le cercle de ses outrageurs. Le grand prêtre, qui dialogue à droite avec Pilate en recto-verso, endosse quant à lui le caractère péjoratif de cette vue, qui le désigne comme le premier responsable.


Une réinvention siennoise

flagellation 1308-11 Duccio_di_Buoninsegna_-_Flagellation_Maesta Museo dell'Opera del Duomo sienneFlagellation (détail de la Maesta)
Duccio di Buoninsegna, 1308-11, Museo dell’Opera del Duomo, Sienne

Au début du siècle, Duccio utilise l’habituelle composition centrée et illustre une idée nouvelle, celle des Juifs confinés à l’extérieur :

« Ils conduisirent Jésus de chez Caïphe au prétoire: c’était le matin. Ils n’entrèrent point eux-mêmes dans le prétoire, afin de ne pas se souiller, et de pouvoir manger la Pâque. » Jean 18,28

Le Christ est attaché à la colonne d’angle, entre l’espace des Juifs, qui veulent la mort du Christ, et celui des Romains, qui veulent avant tout maintenir l’ordre : tout peut encore basculer d’un côté ou de l’autre. Le moment choisi est celui où Pilate, ayant fait flageller Jésus pour satisfaire les Juifs et lui sauver la vie, finit par céder à la revendication de la foule : aux bras levés des Juifs réclamant la mort répond son bras qui se lève à l’horizontale, en geste de commandement : cette main qui décide de la mort du Christ passe devant la colonne, au mépris de l’exactitude spatiale.

Le bourreau endurci, dont une des verges passe devant la même colonne, et dont le visage, de profil, imite celui de Pilate, est encore en train de frapper. Son jeune collègue en revanche, mêlé à la foule des Juifs, vient de voir la décision de Pilate et laisse son geste en suspens. Duccio donne ainsi une signification nouvelle à la tradition graphique des deux bourreaux d’âge différent : le jeune est celui qui arrête de frapper, non parce qu’il est fatigué, mais parce que la condamnation à mort arrête, de fait, la flagellation.


Flagellation 1320 Pietro_Lorenzetti Basilica inferiore di San Francesco d'AssisiPietro Lorenzetti, 1320, Basilica inferiore di San Francesco d’Assisi Flagellation 1325 Ugolino di Nerio Staatliche Museen berlinUgolino di Nerio, 1325, Staatliche Museen, Berlin

Flagellation du Christ

Dix ans plus tard, Lorenzetti se différencie de la perspective « expressionniste » de Duccio et pratique un étagement rigoureux des plans. Pour accentuer l’effet de profondeur, il décale les deux fouetteurs en avant de la colonne : ce qui impose de montrer de dos celui de droite, (le vieux aux cheveux blancs), afin qu’il puisse atteindre le Christ derrière la colonne.

Un peu plus tard, Ugolino di Nerio, élève de Duccio, conserve la même position pour le Christ, mais décale les fouetteurs dans l’autre sens, en arrière du Christ : dès lors rien n’obligeait le fouetteur de droite à être vu de dos. En adoptant la solution de Lorenzetti, en renonçant à la différence d’âge et en symétrisant les postures et le décor, Ugolino commence à exploiter les figure come fratelli non dans un but narratif, mais pour leur potentiel graphique propre.


Flagellation 1335-40 Master of the Poldi Pezzoli diptych BreraBrera, Milan Flagellation 1335-40 Master of the Poldi Pezzoli diptych Vatican fototeca ZeriVatican (fototeca Zeri)

Flagellation, 1335-40, Master of the Poldi Pezzoli diptych

Ce maître ombrien capitalise sur les acquis siennois précédents, en représentant la Flagellation tantôt sur la colonne d’angle, tantôt en intérieur. Dans les deux cas, il insiste sur la symétrie des fouetteurs recto-verso : même geste, même instrument, et inversion des couleurs entre les chausses et la tunique.

Dans le tableau du Vatican, le souci de symétrie va jusqu’au geste des deux mains gauches qui tiennent les mains du Christ,  geste bien superflu puisqu’elles  sont liées à la colonne.


La diffusion en Italie du Nord

Affichage de 77 médias sur 77 Détails du fichier joint 1350-75-Lorenzo_Veneziano_Miniature_from_a_Mariegola__Cleveland_Museum_of_ArtMiniature provenant d’un Mariegola
1350-75, Lorenzo,Veneziano, Cleveland Museum of Art

Cette composition vénitienne combine une symétrie hiératique, pour les quatre anges du haut, et une composition recto verso pour les deux bourreaux presque identiques, du même âge et brandissant la même verge. On notera le geste très étudié de leur bras gauche, saisissant le Christ l’un par derrière l’autre par devant.


1380-85 Giovanni di Benedetto da Como (attr) Livre d'Heures de Bertrando de' Rossi, BNF Lat 757 fol 254v1380-85, Giovanni di Benedetto da Como (attr), Livre d’Heures de Bertrando de’ Rossi, BNF Lat 757 fol 254v 1380-85 BNF Smith-Lesoüeff 221380-85, BNF Smith-Lesoüeff 22

Ces deux manuscrits, réalisés soit pour Bertrando de’ Rossi (Kay Sutton), soit pour Jean Galeas Visconti ([8a], p 25 et ss), marquant l’arrivée de la formule à Milan.


En France : influence siennoise ou invention parallèle ?

Jean_Pucelle_Hours_of_Jeanne_dEvreux._1325-28_Metropolitan_Museum_New-York-fol-38rFol 38r Jean_Pucelle_Hours_of_Jeanne_dEvreux._1325-28_Metropolitan_Museum_New-York-fol-160r.Fol 160r

Jean Pucelle, Heures de Jeanne d’Evreux, 1325-28, MET

Dans ce manuscrit prestigieux, Jean Pucelle insère dans ses drôleries plusieurs vues de dos, à titre de variations amusantes. On notera à droite l’effet comique de la tonsure en vue de dessus.


Jean_Pucelle_Hours_of_Jeanne_dEvreux._1325-28_Metropolitan_Museum_New-York-fol-94vRésurrection, fol 94v Jean_Pucelle_Hours_of_Jeanne_dEvreux._1325-28_Metropolitan_Museum_New-York-fol-148vSaint Louis lavant les pieds, fol 148v

Jean Pucelle, Heures de Jeanne d’Evreux, 1325-28, MET

Dans la Résurrection, le Christ au bâton rouge, flanqué de deux anges, s’oppose à l’officier à la lance rouge, accompagné de deux soldats endormis en recto-verso.

Dans le Lavement des pieds, le même procédé est réutilisé pour les deux hommes au poignard (des malandrins ?) écrasés sous le cadre.


Jean_Pucelle_Hours_of_Jeanne_dEvreux._1325-28_Metropolitan_Museum_New-York-fol-82v.Mise au tombeau, fol 82v
Jean Pucelle, Heures de Jeanne d’Evreux, 1325-28, MET

Dans cette page remarquable, le recto verso touche non seulement les deux atlantes, mais des acteurs de l’image principale : deux Saintes femmes voilées de part et d’autre de Marie-Madeleine éplorée. Millard Meiss ([8b], p 104) suggère que cette innovation dérive des vues de dos de Giotto et des expériences siennoises : mais nous sommes ici très peu d’années après la Flagellation de Lorenzetti ; de plus, Pucelle n’applique pas la formule recto verso aux acteurs de la Flagellation, mais à des figures marginales. En outre, à la différence de Giotto, ses vues de dos ne servent pas de repoussoir ni de marqueur négatif. Il est bien plus probable qu’elles résultent d’une génèse propre, dans l’esthétique des drôleries : à la fois procédé insolite et preuve d’habileté et d’invention.


1350 ca atelier Jean Pucelle Bodleian Library MS. Douce 313 fol 233vFol 233v 1350 ca atelier Jean Pucelle Bodleian Library MS. Douce 313 fol 234rFol 234r

Vers 1350, Atelier de Jean Pucelle, Bodleian Library MS. Douce 313

Dans la continuité de ces recherches formelles, ce bifolium applique la formule recto verso :

  • dans la Flagellation, à deux des bourreaux ;
  • dans la Crucifixion, au couple de Longin – le porteur de lance – et de Stéphaton – le porteur du roseau (nous reviendrons sur ce couple dans 4 Les figure come fratelli : autres cas) .

On pourrait voir dans la Flagellation l’influence siennoise. Mais le fait que le procédé touche concomitamment les deux images suggère plutôt que le procédé des figures recto-verso avait acquis, dans l’atelier, un degré de maturité suffisant pour s’appliquer aux scènes principales.


1375_ca Parement de Narbonne partie gauche Louvre
Parement de Narbonne (partie gauche)
Vers 1375, Louvre

La Flagellation s’insère comme une scène d’intérieur aérée, entre deux scènes d’extérieur où le Christ se trouve comprimé au sein d’une foule compacte : la posture centrifuge des deux fouetteurs rend d’autant plus palpable l’élan qu’ils donnent à leurs coups. Leurs gestes symétriques – même fouet plombé, tenu vers le haut et vers le bas, suggère une pluie continue. La vue de dos du fouetteur de droite attire l’oeil sur celle du soldat, à droite du compartiment suivant, qui tire le Christ derrière lui dans une nouvelle forme de cruauté.

La vue de dos devient ici un procédé totalement maîtrisée, qui ajoute aux acquis de Giotto (repoussoir, marquage péjoratif) le rôle d’une ponctuation dynamique de l’ensemble de la composition.


1375-1400 Maître du Parement de Narbonne Très belles Heures de Notre-Dame BnF, NAL 3093,f. 197rMaître du Parement de Narbonne, 1375-1400, Très belles Heures de Notre-Dame BnF, NAL 3093, fol 197r

L’artiste reprend la posture du Christ et du bourreau de droite dans cette Flagellation à quatre personnages, où l’introduction de Pilate casse l’effet des figure come fratelli.


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Au Quatrocento

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Flagellation 1430-32 Stefanno di Giovanni , St Antony Beaten by the Devils Pinacoteca Nazionale SienaSaint Antoine battu par les démons
Stefano di Giovanni, 1430-32, Pinacoteca Nazionale, Sienne

Le principe des flagellateurs recto-verso est toujours très fréquent à Sienne, même lorsqu’il ne s’agit pas du Christ.


Flagellation 1435-40 Maitre de l'Observance Musee du Vatican.
Maitre de l’Observance (Sano di Pietro), 1435-40, Musée du Vatican

La composition centrée sur une colonne favorise les figure come fratelli : les fouetteurs tendent désormais à se placer en diagonale, l’un en arrière et l’autre en avant, avec des tailles croissantes. L’effet de profondeur est ici construit par les trois enfilades de colonnes.


flagellation 1441 Sano di Pietro Museo delle Biccherne Sienne
Maitre de l’Observance (Sano di Pietro), 1441, Museo delle Biccherne, Sienne

Ce panneau est une « gabelle », dispositif spécifique à Sienne, et destiné à commémorer le souvenir des officiers en charge lors du semestre écoulé [9]. Le format réduit impose de supprimer Pilate et de se limiter à une seule colonne. Une colonne centrale avait été introduite un siècle plus tôt dans certaines Annonciations siennoises, où elle avait « pour fonction de visualiser la suture de l’humain et du divin qui a lieu avec l’Incarnation » ( [2], p 80). La seconde version de Sano di Pietro marque le déplacement du concept, de l’Annonciation à la Flagellation, où elle matérialise plus généralement la double nature du Christ, trait d’union entre le Ciel du plafond bleu et la Terre quadrillée.

La perspective qui, dans la première version, reposait sur les enfilades de colonne, repose ici sur le quadrillage : il permet de placer très précisément les deux fouetteurs, l’un en arrière de la colonne et l’autre en avant, d’où l’impression qu’ils dansent en tournant autour de la colonne.

Ce quadrillage, gage d’habileté et de modernité, est le morceau de bravoure de la composition : ce pourquoi le fouetteur de droite est décalé vers le mur, afin de permettre l’échappée vers l’infini du fond d’or. L’autre manière d’éviter une composition trop symétrique est de différencier les fouetteurs par leurs vêtements.

Nous sommes ici à un stade où les figure come fratelli sont clairement utilisées comme un adjuvant à la perspective et comme un motif graphique puissant, mais ne sont pas encore conçues comme le succédané d’une sculpture.


L’éclipse florentine au début du Quatrocento

Flagellation 1403-1424 Ghiberti Porte Nord Baptistere FlorencePorte Nord, Baptistère, Florence Flagellation 1403-1424 Ghiberti PorteEtudes de flagellateurs

Flagellation, 1403-24, Ghiberti

Abandonnant la vue de dos qu’il avait envisagée dans ses études, Ghiberti invente une composition très symétrique et cérébrale, où les deux flagellateurs sont vus de face, avec des gestes en miroir. La rotation ne s’effectue plus autour du Christ, mais sur l’axe de chacun, leur torse faisant un demi-tour par rapport aux jambes afin de prendre de l’élan pour frapper.

Cette résistance à la vue de dos, au tout début du Quattrocento florentin, imprègne aussi toute l’oeuvre de Fra Angelico qui, pour sauver la symétrie, ne craint pas en 1450 de montrer un flagellateur gaucher (voir1 Les figure comme fratelli : généralités). Cette résistance est cependant d’arrière-garde.


La floraison des figure come fratelli

Flagellation 1430-40 Paolo Schiavo Museo de Arte de Ponce, Ponce, Puerto Rico,
Flagellation, Paolo Schiavo, 1430-40, Museo de Arte de Ponce, Puerto Rico

En uniformisant les costumes, le florentin Paolo Schiavo nous montre deux parfaites figure come fratelli orbitant autour du Christ, alors qu’un second couple (les deux personnages barbus en robe rouge) orbite presque autour du flagellateur de droite.


Flagellation 1459-62 Matteo di Giovanni di Bartolo Madonna Cattedrale di S. Maria Assunta, PienzaFlagellation
Matteo di Giovanni di Bartolo, 1459-62, Cattedrale di S. Maria Assunta, Pienza

Chez ce peintre siennois, l’influence antique vient ici enrichir le motif , comme si le Christ était assailli par deux bourreaux romains détachés d’un bas-relief.


Flagellation 1440-70 Bellini British Museum B Flagellation 1440-70 Bellini British Museum A Flagellation 1440-70 Bellini British Museum C

Flagellation, 1440-70, Bellini, British Museum

Dans son carnet de croquis, le vénitien Bellini utilise à plaisir la formule, dans trois Flagellations très symétriques.


 

En aparté : Les compositions centrées dans le Speculum humanae salvationis

Le « Speculum humanae salvationis » constitue une tradition graphique autonome, qui possède ses propres contraintes. Son principe est en effet d’effectuer des rapprochements typologiques, quatre par quatre, entre des événements de l’Ancien et du Nouveau Testament. A la Flagellation du Christ sont associés trois épisodes similaires.


Flagellation SHS 1300-50 Speculum humanae salvationis Biblioteca Corsiniana - 55.K.2 (Rossi 17) schemaSpeculum humanae salvationis, 1300-50, Biblioteca Corsiniana – 55.K.2 (Rossi 17)

Cet exemple illustre deux solutions courantes pour traiter, sans recourir à la vue de dos, le problème du fouetteur de droite :

  • soit il tient son instrument à deux mains,
  • soit il est vu de profil, le bras droit levé derrière le gauche.


Flagellation SHS, Alsace 1436, Freiburg (Breisgau), Universitätsbibliothek Hs. 179 fol 53rFlagellation du Christ, SHS, Alsace 1436, Freiburg (Breisgau), Universitätsbibliothek Hs. 179 fol 53r Flagellation SHS, Innsbruck 1432, Lameth battu par deux veuves, Madrid, Biblioteca Nacional de Espana Vit. 25-7 (olim B. 19),fol 20rLameth battu par deux veuves, SHS, Innsbruck 1432, Madrid, Biblioteca Nacional de Espana Vit. 25-7 (olim B. 19),fol 20r.

Malgré leur amateurisme, les illustrateurs du Speculum humanae salvationis ne se trompent pratiquement jamais de bras. Pour la flagellation du Christ et de Lameth, je n’ai trouvé que ces deux erreurs dans toute la Warburg iconographic database


Flagellation SHS, Suisse 1427, Job battu par le diable, Sarnen, Benediktinerkollegium Cod. membr. 8 fol 21rSuisse, 1427, Sarnen, Benediktinerkollegium Cod. membr. 8 fol 21r Flagellation SHS, Mons, 1462, Job battue par la diable Lyon, BM MS 245 fol 140rMons, 1462, BM Lyon, MS 245 fol 140r

Speculum humanae salvationis, Job battu par le diable (warburg iconographic database)

Le cas est un peu plus fréquent pour le diable : sans doute y-a-t-il eu chez certains, après 1420, l’intention délibérée de le montrer gaucher.




Quelques oeuvres-clé

La Mort d’Orphée, de Mantegna à Dürer

Je résume ici, dans les grandes lignes, un problème célèbre sur lequel se sont penchés de nombreux historiens d’art (Charles Ephrussi, Aby Warburg, Panofsky…), et sur lequel la littérature est copieuse.


Les deux Morts d’Orphée de Mantegna

Andrea_mantegna,_camera_degli_sposi,_1465-74,_volta,_pennacchi_03_morte_di_orfeoLa Mort d’Orphée
Andrea Mantegna,1465-74, Chambre des Epoux, Palais ducal, Mantoue

Trois voûtains du plafond montrent des scènes du mythe d’Orphée [10], dont son meurtre par les Bacchantes : deux tiennent leur gourdin d’une main, la troisième le lève des deux mains au dessus de sa tête.



Flagellation 1470 ca Anonyme italien Mort_d'Orphee Hamburger Kunsthalle Foto Christoph IrrgangMort d’Orphée (gravure)
Master of the E-Series Tarocchi:, vers 1470, Hamburger Kunsthalle, photo Christoph Irrgang

La plupart des spécialistes pensent que cette gravure, dont il n’existe que ce seul exemplaire, reflète un original perdu de Mantegna : on retrouve en tout cas les gestes différenciés des deux bacchantes, maintenant organisées en figure come fratelli.

La raison de leur colère était qu’Orphée, suite à la mort de sa chère Eurydice ne s’intéressait plus aux femmes. Cet amour pour les garçons pourrait être suggéré par le putto qui s’enfuit, et qui n’est mentionné dans aucune version du mythe ( [11], p 151).

A noter la présence incongrue d’un luth, à la place de la harpe habituelle.


Une réplique par Zoppo

flagellation 1465-1474 marco zoppo Mort de Pentheus British MuseumMort d’Orphée ou de Penthée (album Rosebery)
Marco Zoppo, 1465-1474, British Museum

Cette page fait partie d’un recueil de dessins dont l’iconographie très originale est encore pour partie mystérieuse [12]. On pense qu’il a été réalisé pour l’usage exclusif d’un mécène ou d’un cercle privé, vu la présence dans plusieurs dessins d‘allusions homosexuelles, contexte qui pourrait justifier la présence de la Mort d’Orphée. On remarquera que le putto, ici, est ailé et participe au meurtre : ce qui en ferait un Cupidon strictement hétérosexuel. Le lion triste, le lapin qui s’enfuit et l’absence de la lyre pourraient signifier que, désormais, Orphée ne pourra plus charmer les animaux [13].

E. Tietze-Conrat [14] a proposé que le dessin représente plutôt la Mort de Penthée, démembré quant à lui par les Ménades qui, dans leur délire, le prenaient pour un lion : Agavé, la propre mère de Penthée, lui coupa la tête, aidée par sa soeur Ino. Cette interprétation pourrait à la rigueur expliquer le lion, mais ni le Cupidon ni le lapin. De plus, dans les rares représentations de la Mort de Penthée, une épée levée ou la tête tranchée servent de signe distinctif, et il n’y a jamais de lion. Cette interprétation apparaît donc aujourd’hui peu probable ([11], p 169, note 127).


La Mort d’Orphée de Dürer

flagellation 1494 Durer_-_Mort_d'Orphee

La Mort d’Orphée (dessin)
Dürer, 1494, Hamburger Kunsthalle

Lors de son premier voyage en Italie, Dürer a recopié soit la gravure qui nous reste, soit plus probablement l’oeuvre perdue de Mantegna : les gourdins ont en effet la même forme caractéristique que dans le dessin de Zoppo, l’écorce éclatée autour de l’aubier, qui ne figure pas dans la gravure. Il a respecté un détail qui en revanche n’apparaît que sur la gravure : la bras gauche d’Orphée protégeant son visage derrière son manteau. De même il a conservé, en le transformant en figuier, l’arbre au dessus de l’enfant qui fuit. Et a explicité la signification de la scène avec l’écriteau « Orfeus der erst puseran » (Orphée, le premier pédéraste). En remplaçant la très mantegnesque ville sur la montagne par un bosquet (hêtre, chêne et saule), il s’est rapproché du texte des Métamorphoses d’Ovide, qui précise que, tandis qu’Orphée jouait de la lyre en haut d’une colline, un bosquet avait poussé [15].

Les figure come fratelli ont été reprises telles quelles : c’est donc Mantegna qu’il faut créditer d’avoir eu l’idée d’appliquer la formule aux bacchantes flagellantes, à une date aussi précoce que 1455 [16].


En synthèse : l’enchaînement probable

Le schéma ci-dessous récapitule l’enchaînement qui semble le plus probable, dans l’état actuel de la littérature.



flagellation 1494 Durer_-_Mort_d'Orphee schema
Vers 1455, le jeune Mantegna crée une première version de la Mort d’Orphée, probablement une gravure très proche de la copie qui nous reste. Le jeune enfant effrayé montre que l’intention est de fustiger (promouvoir ?) la pédérastie, sous-texte indispensable à la compréhension de l’oeuvre et de sa postérité.

Quoiqu’il en soit, l’innovation formelle est le mouvement tournant que permet la formule des figure come fratelli (en vert). Pour être cohérent avec le sens de la lecture, ceci impose d’inverser la posture d’Orphée (à genoux, un bras protégeant sa tête), par rapport à celle que Mantegna a pu voir dans dans certains vases grecs (flèche bleu clair).



Andrea_mantegna,_camera_degli_sposi,_1465-74,_volta,_pennacchi_03_morte_di_orfeo detail
Bien plus tard, pour la fresque de Mantoue, il s’autocitera en conservant le geste caractéristique des bacchantes tenant les massues (à une main et à deux mains), mais fusionnées dans le haut du triangle.

Dans son dessin à usage privé, Zoppo remodèle la composition pour l’adapter au format portrait (qui est celui de tous les dessins de l’album) et en changer la dynamique : groupées sur la gauche, les bacchantes tiennent cette fois leur massue à deux mains (en vert sombre), encadrant Cupidon, pour attaquer en parallèle Orphée acculé contre la montagne (flèche bleu sombre) : piège dont seul le lapin vénusien peut s’enfuir. Deux détails signent l’influence de l’oeuvre de Mantagna : les massues écorcées (en rose) et les oiseaux qui volent en V (en jaune).

Tout en recopiant fidèlement la composition de Mantegna (détails en vert et en rose), Dürer en explicite le sens avec le panonceau, et accentue la dynamique des figure come fratelli en ajoutant le bosquet sur l’axe de rotation.


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La Flagellation de Piero della Francesca

Flagellation 1440-72 Piero_della_Francesca Galleria Nazionale delle Marche Urbino schemaFlagellation, Piero della Francesca, 1440-72, Galleria Nazionale delle Marche, Urbin

Il n’a aucun consensus ni sur la date, ni sur la signification de cette oeuvre ultra-commentée. La grande difficulté est que Piero a repris l’idée d‘opposer l’intérieur et l’extérieur du prétoire, mais que :

  • les trois personnages à l’extérieur, vêtues de manière très tranchée, ne sont manifestement pas des Juifs, et ne s’intéressent aucunement à la Flagellation ;
  • il y a un oriental (vue de dos) à l’intérieur du prétoire : le grand prêtre Caïphe, le roi Hérode ?

La clé de lecture réunissant les deux scènes est probablement l’inscription aujourd’hui effacée, « Convenerunt in unum », extraite du Psaume 2,2 :

Les rois de la terre se soulèvent et les princes se liguent avec eux contre l’Eternel et contre son oint.

adstiterunt reges terrae et principes convenerunt in unum adversus Dominum et adversus christum eius diapsalma

Ce psaume a été souvent associé à la Flagellation, les rois et princes pouvant être identifiés à Pilate ou Hérode. Mais isolés de leur contexte, les trois mots « convenerunt in unum » peuvent aussi être pris au sens propre, « ils se retrouvent au même lieu » voire même au sens symbolique : « ils se rassemblent dans l’Un » [17]. Pour compliquer encore le tableau, la même citation peut provenir d’un autre texte :

« Les pharisiens, ayant appris qu’il avait réduit au silence les sadducéens, se rassemblèrent dans un même lieu » Mathieu, 22,34

Ce qui pourrait expliquer les costumes différents de la triade externe : on voit que le champ interprétatif reste très ouvert [18].


Flagellation 1440-72 Piero_della_Francesca Galleria Nazionale delle Marche Urbino schema
Du point de vue qui nous occupe, à savoir le petit bout de la lorgnette, on notera que les six personnages du prétoire forment trois couples :

  • deux barbus vus de profil (en vert),
  • deux personnages sacrés vus de face , le Christ auréolé et le Dieu païen doré (en jaune),
  • deux personnages vus de dos (en bleu).

Ces trois couples sont cohérents avec trois éléments du décor :

  • la porte ouverte,
  • la colonne centrale
  • la porte fermée.

Comme si les personnages vus de profil étaient venus de l’arrière-décor et ceux vus de dos de l’avant-plan, pour converger en un seul point (convenuerunt in unum). A la manière des personnages de la triade externe, qui se rencontrent eux-aussi autour du jeune homme.



Flagellation 1440-72 Piero_della_Francesca Galleria Nazionale delle Marche Urbino detail
Même si la raison profonde de cette projection d’une scène dans l’autre est probablement indécidable, on conclura que Piero a exploité avec science la formule des figure come fratelli, choisie ici pour représenter deux pôles opposés de la triade : autour d’un Christ divinisé, sans blessure ni corde (ce pourquoi il faut le maintenir d’une main), les deux bourreaux brandissent en haut leur fouet comme un seul homme, tout en se se distinguant par leurs jambes, tandis qu’un autre personnage vu de dos vient oblitérer cette trop parfaite construction


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Quelques figure come fratelli, de 1480 à 1530

Flagellation 1480 ca Signorelli-Luca--Pinacoteca-di-Brera-MilanEtendard, vers 1480, Pinacoteca di Brera, Milan Flagellation 1502 Signorelli-Luca-Lamentation-1502--Museo-Diocesano-di-Cortona-predellaPrédelle du retable de la Lamentation, 1502, Museo-Diocesano, Cortone

Flagellation du Christ, Luca Signorelli

La première Flagellation, avec la statue à la boule en haut de la colonne, s’inspire de celle de Piero della Francesca, le maître de Signorelli, sans reprendre les figure come fratelli. Dans les deux compositions, les flagellateurs sont vus de dos, dans des poses tantôt en parallèle, tantôt en miroir.


Flagellation 1505 _Luca_Signorelli Galleria Franchetti, Ca' d'Oro, VeniceFlagellation du Christ,
Luca Signorelli, 1505, Galleria Franchetti, Ca’ d’Oro, Venise

Lorsqu’il adopte la formule des figure come fratelli, Signorelli différencie les gestes des bras pour éviter la symétrie, et campe les deux fouetteurs sur le même plan que le Christ, ce qui bloque l’effet de rotation.


flagellation Bartolomeo di Giovanni 1480 - 1510 Accademia Carrara BergameBartolomeo di Giovanni, 1480 – 1510, Accademia Carrara, Bergame
Flagellation Serie de la Vie du Christ et de la Vierge 1490-1500 Florence BNFSérie de la Vie du Christ et de la Vierge, 1490-1500, Florence, BNF

Dans ces deux compositions, l’idée commune est de souligner la co-responsabilité de Pilate et d’Hérode dans la Passion : la symétrie du décor n’est rompue que par le tapis qui décore la loge du procurateur romain. De par la logique héraldique, ce tapis figure du côté le plus honorable, à gauche, ce qui vient renforcer le contraste Vue de face/Vue de dos.


flagellation Bartolomeo di Giovanni 1480 - 1510 Accademia Carrara Bergame schema Flagellation Serie de la Vie du Christ et de la Vierge 1490-1500 Florence BNF schema

Ce contraste est maximal dans le tableau, soutenu par des inversions chromatiques et par la symétrie du contour des deux bourreaux. Dans la gravure, en revanche, ceux-ci ont été recopiés sur une gravure de Pollaiuolo, célèbre pour ses deux lutteurs centraux qui forment des figure come fratelli parfaitement symétriques (voir 4 Les figure come fratelli : autres cas) : il est remarquable que notre graveur anonyme ait choisi de n’en recopier qu’un seul.

Ainsi, au service de la même idée (la co-responsabilité de Pilate et d’Hérode), les deux artistes ont abouti à deux solutions graphiques opposées, le peintre accentuant la symétrie et le graveur la variété.


flagellation 1510 Sodoma Prdelle de la Deposition Museum of Fine Arts, BudapestSodoma, 1510 , Prédelle de la Déposition, Museum of Fine Arts, Budapest flagellation 1510-57 Bacchiacca the_flagellation_of_christ_1952.5.81 NGABacchiacca, 1510-57, NGA

Flagellation du Christ

Chez Sodoma, les jambes en V des fouetteurs bloquent l’effet de rotation, d’autant plus qu’ils sont proches du Christ et qu’un troisième soldat s’insère dans le groupe.

En aérant le centre et en éloignant les fouetteurs, Bacchiacca en fait presque des éléments d’architecture.


flagellation 1532 Baccio Bandinelli e (Bartolomeo Brandini) Flagellation Musee OrleansBaccio Bandinelli, 1532, Musée d’Orléans

Tout à son imitation de la statuaire antique, Bandinelli ajoute au second soldat une armure et un bouclier, qui ne gênent en rien le mouvement tournant : tout est définitive affaire de jeu de jambes.


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La double application du motif dans la chapelle Borgherini

Une réalisation prestigieuse

Flagellation 1524 with St Peter and St Francis Sebastiano_del_Piombo Borgherini Chapel San_Pietro_in_Montorio bisTransfiguration et Flagellation du Christ avec Saint Pierre et Saint François
Sebastiano del Piombo, 1524, chapelle Borgherini, San Pietro in Montorio, Rome

Cette chapelle a été très étudiée, car les dessins préparatoires et probablement la conception de l’ensemble sont dus à Michel-Ange. Par ailleurs, la même église contenait la célèbre Transfiguration de Raphaël, ce qui complexifie l’analyse en rajoutant une dimension de collaboration et de concurrence entre trois très grands artistes.


Un programme iconographique unique

Les spécialistes se divisent sur la raison d’être de cette iconographie unique, qui juxtapose deux épisodes qu’aucun texte ne rapproche :

  • dans la Transfiguration, Jésus s’isole en haut d’une montagne avec les trois disciples Pierre, Jean et Jacques ; son visage et ses vêtements deviennent lumineux et les prophètes Moïse et Elie apparaissent, ce qui révèle sa divinité ;
  • la Flagellation est le premier épisode de la Passion.

Le problème est que chronologiquement, la composition doit se lire de haut en bas alors que visuellement, l’oeil a tendance à monter, de la partie sombre avec des personnages en pied, à la partie lumineuse avec des demi-figures. Les deux scènes sont totalement séparées par la corniche : seul le Christ debout au centre assure une certaine unité, passant de nu à habillé, de captif à libre, d’humilié à victorieux.

Selon les spécialistes, il pourrait s’agir ( [20], p 90 et ss) :

  • d’une métaphore de l’Eglise, « flagellée par les Turcs » et finalement victorieuse ;
  • des tribulations de l’Eglise qui précèdent le second Avènement du Christ, selon l’Apocalysis nova ;
  • d’une vision de la mystique Arcangela Panigarola.


flagellation 1516 Michelange Flagellation British MuseumLa Flagellation, dessin préparatoire, Michel-Ange, 1516, British Museum.

La seule chose certaine est que la scène de la Flagellation devait initialement se développer, de manière panoramique, sur toute la largeur de la chapelle, avec à gauche Pilate sur son trône. C’est le commanditaire Pierfrancesco Borgherini qui imposa la présence de ses saints patrons Pierre et François de part et d’autre, à la fureur de Michel-Ange qui écrivit que cela allait gâcher l’ensemble. Saint Pierre étant également le saint patron de l’édifice, il n’était pas illogique qu’il figure dans les deux registres.

La colonnade du Palais d’Hérode fut donc reculée vers l’arrière, comme vue à travers une porte.


Flagellation 1524 with St Peter and St Francis Sebastiano_del_Piombo Borgherini Chapel San_Pietro_in_Montorio schema
Les six colonnes, en vue frontale, tentent de restaurer une certaine continuité entre les quatre acteurs de la Flagellation et les deux Saints imposés (en rose). Les figure come fratelli sont utilisées deux fois (flèches blanches) :

  • en bas pour imprimer une mouvement de rotation (en vert), accentué par la forme de l’hémicycle ;
  • en haut pour bloquer cette rotation et amorcer une dynamique radiale (en jaune), congruente avec la forme du cul de four.

La colonne du Christ, plus large et sans chapiteau, sert en bas d’axe de rotation, tout en invitant le regard à s’ajouter, en haut, à ceux des spectateurs de la Transfiguration (en bleu).

On notera que les deux figure come fratelli du haut servent aussi la narration : c’est pour se protéger de la lumière divine que Pierre tourne le dos au Christ, et que Jacques, qui le regarde, protège ses yeux derrière un coin de vêtement.


Une Résurrection suggérée (SCOOP !)

1499-1502-Rafael-attrr_-_resurrection-sao-paulo. 1499-1502 Rafael attrr_-_resurrection sao paulo schema

Résurrection
Raphaël (attr), 1499-1502, Sao Paulo

Structurellement et narrativement, le dispositif est homologue à celui de certaines Résurrections, où les soldats allongés devant le tombeau sont également des figure come fratelli. On notera que, dans cette composition très étudiée, les quatre soldats sont comme encagés dans les quatre secteurs délimités par le couvercle pivoté.


Flagellation 1524 with St Peter and St Francis Sebastiano_del_Piombo Borgherini Chapel San_Pietro_in_Montorio schema 2

En définitive, c’est cette Transfiguration cachant une Résurrection qui assure la double lecture chronologique, de haut en bas puis de bas en haut (en bleu).

L’analyse se complexifie encore lorsqu’on veut rendre compte :

  • des deux figures prophétiques au dessus de l’arc, l’une tenant un livre et l’autre un rouleau (les spécialistes ne s’accordent pas sur ler identification) ;
  • du thème de l’Ecrit, omniprésent dans tous les registres (en jaune) [21] ;
  • du cartel qui s’échappe du livre en dessous de l’autel : « qu’il soit ouvert en son temps ».

Ce titre identifie ce dernier livre comme étant l’Apocalypsis nova, un écrit prophétique découvert et ouvert à San Pietro in Montorio [22]. Sans aller plus avant dans ces interprétations complexes, je remarquerai seulement que le verbe « qu’il soit ouvert » s’applique aussi très bien au tombeau invisible de cette Résurrection suggérée (en gris).


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La postérité de la formule

flagellation Peterzano Caravage (autrefois Giulio_Romano)_-_La_flagellation_du_christ sta prassedeLa flagellation du Christ
Peterzano ou Caravage , 1595-1605, Santa Prassede, Rome

Autrefois attribuée à Jules Romain, cette oeuvre a été ensuite attribuée à Peterzano, le maître romain de Caravage, sur la foi d’une indication documentaire. La qualité exceptionnelle de l’oeuvre (noter les reflets sur le marbre, les gouttes de sueur sur le front du Christ) la fait maintenant considérer par certains comme une oeuvre de jeunesse de Caravage [19].


 

Flagellation 1524 with St Peter and St Francis Sebastiano_del_Piombo Borgherini Chapel San_Pietro_in_Montorio detailSebastiano del Piombo, 1524, chapelle Borgherini, San Pietro in Montorio, Rome flagellation Peterzano Caravage (autrefois Giulio_Romano)_-_La_flagellation_du_christ sta prassede

Plastiquement, par ses ombres marquées et son décor marmoréen, la composition peut être vue, trois quart de siècles plus tard, comme un hommage à Sebastiano del Piombo et, par là, à Michel-Ange lui-même. Iconographiquement, on peut l’analyser comme un retour aux figure come fratelli sous leur forme originale, avant l’évolution maniériste : accentuation de la symétrie entre les deux flagellateurs (mêmes gestes, pagne similaire), effet de rotation bloqué par la pose statique ses jambes : un retour aux sources, modernisé par le clair-obscur.


Flagellation Trinita dei Monti Cesare Nebbia 1590-99 Capella Borghese Rome beniculturali.itCesare Nebbia, 1590-99, Capella Borghese, beniculturali.it Flagellation Trinita dei Monti 1817 Leon Pallieres Cappelle OrsiniLéon Pallières, 1817, Cappelle Orsini

Trinita dei Monti, Rome

Il est amusant de noter que Léon Pallières, prix de Rome, a rendu hommage, dans la chapelle Orsini, à la fresque qui depuis deux siècles ornait la chapelle Borghese.


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Les Flagellations à trois

Flagellation 1475 ca avec pavement ecole de Mantegna NGAAvec pavement, NGA Flagellation 1475 ca sans pavement ecole de Mantegna VandASans pavement, Victoria and Albert Museum

Flagellation, école de Mantegna, vers 1475

Ces deux gravures ont été probablement faites d’après un dessin de Mantegna, avec quelques minimes différences (les jambes du personnage à l’arrière-plan, entre celles du fouetteur central, sont vues tantôt de face, tantôt de dos). L’effet d’inachevé de la scène d’intérieur est probablement voulu, comme dans d’autres gravures du Maître.

L’introduction de ce fouetteur central, entre les deux figure come fratelli, renouvelle la formule et lui donne un nouveau dynamisme, qui n’est plus celui du tounoiement, mais celui du mouvement décomposé : tandis que les deux figure come fratelli prennent leur élan pour frapper, le troisième a déjà porté son coup, puisque ses bras sont dirigés vers la droite. Les verges tenues à deux mains évoquent les fléaux des batteurs de blé, dans une métaphore visuelle probablement délibérée. Les trois soldats en armure, immobiles au premier plan, contrastent avec l’agitation des trois bourreaux, tout en administrant au spectateur une magistrale leçon de perspective.


flagellation 1480 ca Martin_Schongauer,_The_Flagellation NGAMartin Schongauer, NGA Flagellation 1480 Israhel_van_MeckenemGravure inversée, Israhel van Meckenem

Flagellation, vers 1480

Il est probable que la gravure de Mantegna soit pour quelque chose dans l’apparition, au Nord des Alpes, de ces compositions à trois fouetteurs. La gravure de Schongauer reprend en tout cas la position du trio par rapport au Christ, en rajoutant l’idée de le tenir par les cheveux.

Ce détail laisse penser qu’Israhel van Meckenem s’est inspiré, en l’inversant, de la gravure de Schongauer ; il a également décalé au premier plan le bourreau confectionnant la couronne d’épines, en lui donnant une tâche similaire : réparer son fouet.


Flagellation 1490-92 Giovanni Canavesio Chapelle de Notre-Dame des Fontaines de la BrigueFlagellation, Giovanni Canavesio, 1490-92, Chapelle de Notre-Dame des Fontaines de la Brigue

La diffusion des gravures et l’accroissement général des compétences techniques rend illusoire de suivre les influences mutuelles. Chez cet artiste particulièrement exubérant, l’idée du bourreau réparant son fouet vient de la gravure de van Meckenem mais toutes les poses sont de son cru, y compris celle acrobatique du bourreau de droite, debout sur un seul pied et faisant claquer son fouet dans le vide, comme pour rythmer la frappe des autres.


Flagellation 1772 Tiepolo PradoFlagellation, Tiepolo, 1772, Prado

Concluons avec cette composition virtuose où le bourreau de droite, en contreplongée, prend appui de l’autre pied sur la cuisse du Christ.



Article suivant : 4 Les figure come fratelli : autres cas

Références :
[2] D.Arasse, « L’Annonciation italienne »
[8] Gabriel Millet, « Recherches sur l’iconographie de l’ěvangile aux XIVe, XVe et XVIe siëcles » p 652 https://archive.org/details/RECHERCHESSURIICONOGRAPHICDEIEVANGILE/page/n902/mode/1up?view=theater
[8a] Edith W. Kirsch, « Five illuminated manuscripts of Giangaleazzo Visconti »
[8b] Millard Meiss « French painting in the time of Jean de Berry. The late fourteenth Century and the patronage of the duke »
[9] STEPHANE MENDELSSOHN « Maestro dell’Osservanza’ (?), « La Flagellazione » » 2022
https://provincedesienne.com/2022/04/06/sano-di-pietro-flagellazione/
[10] On a pensé que ce sujet était en lien avec l’Orphée de Politien, représenté à Mantoue en 1472. Mais la date de cette représentation est désormais postdatée en 1480.
[11] A. Roesler-Friedenthal, ‘Ein Porträt Andrea Mantegnas als alter Orpheus im Kontext seiner Selbstdarstellungen’, « Römisches Jahrbuch der Bibliotheca Hertziana », XXXI, 1996, p. 179, https://journals.ub.uni-heidelberg.de/index.php/rjbh/article/view/91147
[12] Sur l’album Rosebery :
https://www.britishmuseum.org/collection/object/P_1920-0214-1-1
Sur le dessin :
https://www.britishmuseum.org/collection/object/P_1920-0214-1-21
[13] Il existe plusieurs représentations de la Mort d’Orphée comportant un lion. Dans la salle de la frise de la Farnésine (1502), le lion mord le mollet d’Orphée, montant par là que sa férocité est revenue.
[14] E. Tietze-Conrat, ‘Intorno ad un disegno « Già attribuito ad Andrea Mantegna »‘, « Bollettino d’arte » , IV, October-December 1958, pp. 341-2 http://www.biblioarti.beniculturali.it/opencms/multimedia/BollettinoArteIt/documents/1482241022059_08_-_Tietze-Conrat_341.pdf
[15] https://www.hamburger-kunsthalle.de/sammlung-online/albrecht-duerer/tod-des-orpheus
https://www.hamburger-kunsthalle.de/sammlung-online/meister-der-e-serie-der-sogenannten-tarockkarten-des-mantegna-meister-von-ferrara
[16] Datation proposée par A. Roesler-Friedenthal, en conséquence de son hypothèse passionnante et très argumentée que le visage d’Orphée est un autoportrait de Mantegna, et que Dürer le savait ([11], p 170).
[17] Pour un résumé de l’interprétation triadique récente de Franck Mercier, dans « Piero della Francesca, une conversion du regard », voir https://www.cineclubdecaen.com/peinture/peintres/pierodellafrancesca/flagellationduchrist.htm
[18] Rosa Maria Dessì « Convenerunt in unum dans l’exégèse et les images : La Flagellation du Christ avec triade de Piero della Francesca », dans « Images, signes et paroles dans l’Occident médiéval » pp.281-348, 2022 https://www.academia.edu/106870420/Convenerunt_in_unum_dans_l_ex%C3%A9g%C3%A8se_et_les_images_La_Flagellation_du_Christ_avec_triade_de_Piero_della_Francesca
[19] Maurizio Calvesi « Caravaggio: un caposaldo » Storia dell’arte, Nº. 140, 2015, págs. 8-20 https://www.storiadellarterivista.it/shop/articoli/caravaggio-un-caposaldo/
[20] Costanza Barbieri, « Visionaria e monumentale: Sebastiano, Michel-Angelo, e la cappella Borgherini in San Pietro in Montorio » Artibus et Historiae; Cracow N° 74, (2016): 79-101, https://www.jstor.org/stable/44972571
[21] Marsha Libina « False Prophecies, »Scripture, and the Crisis of Mediation in Early Modern Rome: Sebastiano del Piombo’s Borgherini Chapel in S. Pietro in Montorio », 2018, I Tatti Studies in the Italian Renaissance 21, no. 1 https://www.academia.edu/36544681/_False_Prophecies_Scripture_and_the_Crisis_of_Mediation_in_Early_Modern_Rome_Sebastiano_del_Piombo_s_Borgherini_Chapel_in_S_Pietro_in_Montorio?email_work_card=title
[22] Josephine Jungić « Joachimist Prophecies in Sebastiano del Piombo’s Borgherini Chapel and Raphaël’s Transfiguration » Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, Vol. 51 (1988), pp. 66-83 https://www.jstor.org/stable/751263

4 Les figure come fratelli : autres cas

18 décembre 2023
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Article précédent : 3 Les figure come fratelli dans les Flagellations

Ce troisième article parcourt d’autres cas particuliers et les replace dans la chronologie d’ensemble.

Longin et Stéphaton

Dans l’immense majorité des Crucifixions, Longin – le porteur de lance – et Stéphaton – le porteur du roseau, de l’éponge et du vase de vinaigre – apparaissent en symétrie hiératique, tous deux vus de face. Mais les autres configurations apparaissent sporadiquement : tous deux vus de dos, ou bien en figure come fratelli.

Les deux vus de dos

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820-840 Liutard group National Museums Liverpool820-840, Groupe Liutard, National Museums, Liverpool 870 Hofschule Karls des Kahlen Bayerisches Nationalmuseum München, Inv. MA 160870, Ecole de la cour de Charles le Chauve, Bayerisches Nationalmuseum München, Inv. MA 160

Plaques d’ivoire carolingiennes

Dans le premier ivoire, la taille réduite et la vue de dos de Longin et Stéphaton permettent de les distinguer des deux grandes figures qui les encadrent en position dominante, la Vierge et Saint Jean : la vue de dos les place en avant d’eux, accentuant l’effet de relief. Dans le registre inférieur gauche, la figure inhabituelle d’un soldat vu de dos, assis endormi devant le tombeau, contribue également à accentuer le relief, tout en créant une affinité péjorative entre le garde et les bourreaux.

Le second ivoire développe la composition en hauteur, en ajoutant deux registres intermédiaires :

  • les personnifications d’Oceanus et de Tellus,
  • les soldats endormis face à Jérusalem.

On voit que les deux justifications précédentes s’effondrent :

  • la ligne de sol commune pour la Vierge, Longin, Stéphaton et Saint Jean contrecarre l’effet de profondeur ;
  • les personnages négatifs (bourreaux et soldats) ne sont pas tous vus de dos.


The Crucifixion, 860-70. Ivory panel from Reims, France. Victoria and Albert Museum860-870, Ecole de Reims, Victoria and Albert Museum Ivoire carolingien Crucifixion 870-80 Bargello inv 32 Carrand870-80, Florence, Bargello inv 32 (collection Carrand)

La première plaque utilise deux procédés pour accentuer le relief :

  • débordement sur le cadre du Soleil et de la Lune en haut, des ailes des anges, et de la queue du serpent ;
  • enfilade des trois couples d’anges en haut, des quatre couples de morts sortant du tombeau en bas.

Longin et Stéphaton vus de dos, en arrière des morts mais en avant du couple Vierge-Saint Jean, s’inscrivent dans cette recherche de profondeur.

La seconde plaque présente deux personnages supplémentaires : l’Eglise qui vient recueillir le sang de la plaie du flanc, et la Synagogue qui s’éloigne en hors cadre sur la droite. Le reste de la composition est très proche, tant pour les débordements que pour les anges et les morts en enfilade. Néanmoins, ici, Stéphaton est vu de face, annulant l’effet de relief. On notera l’inversion rarissime de la Lune et du Soleil, dont la position est pourtant presque immuable : compte-tenu de l’extrême originalité de la plaque, il est probable que c’est pour une raison symbolique, que nous avons tenté d’analyser par ailleurs (voir Une-Soleil – 3) en Occident).


Ceux qui réalisaient ces plaques de très haut niveau artistique devaient, dans des scènes très codifiées, introduire des éléments de variation. Les degrés de liberté possibles touchaient :

  • les personnages rares : ici l’Eglise et la Synagogue sont en mouvement vers la droite, l’une vers le Christ et l’autre vers l’extérieur ;
  • les personnages secondaires : Longin et Stéphaton, de moindre poids symbolique, peuvent se retourner sans grand impact.


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Le retournement paradoxal : Longin vu de dos

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985-87 Couverture Codex Aureus d'Echternach Germanisches Nationalmuseum NurembergCodex Aureus d’Echternach, 985-87, Germanisches Nationalmuseum, Nuremberg

Cette plaque ottonienne a pour particularité iconographique la figure de Terra en atlante. Dans les compositions carolingiennes, très marquées par les Quaternités, on trouve habituellement le quatuor antiquisant Sol-Luna- Tellus-Océanus, qui évoque les Eléments Feu-Air-Terre-Eau.



985-87 Couverture Codex Aureus d'Echternach Germanisches Nationalmuseum Nuremberg schema1
Ici, le quatuor est remplacé de manière originale par le trio cosmique Sol-Luna-Terra (en bleu), qui s’oppose au trio humain Longin-Stéphaton-Christ (en vert). Cette composition très méditée est étayée par des débordements techniquement difficiles (en rouge).



985-87 Couverture Codex Aureus d'Echternach Germanisches Nationalmuseum Nuremberg schema2
L’intérêt des compositions très géométrisées est qu’elles se prêtent à des lectures multiples : dans une lecture binaire, on voit en haut la douleur des deux « divinités » cosmiques se concentrer dans la figure de IS NAZARENSIS (en bleu), tandis qu’en bas la figure oppressée de TERRA se déploie dans les deux bourreaux. Cette lecture verticale révèle en outre d’intéressantes affinités symboliques entre :

  • le Soleil et Longin (masculinité des rayons et de la lance)
  • la Lune et Stéphaton, dont le récipient est bien mis en évidence (féminité) ;
  • le Crucifié et Terra (déploiement / compression).

Mais ces considérations n’expliquent pas le retournement de Longin. L’intention ici n’est pas paragonique, puisque les deux personnages sont bien différenciés, par leur chevelure et leurs vêtements. La seule explication est purement technique : le retournement de Longin rend naturel le coup de lance donné de la main droite.


11eme-byzantin-Berlin-Bode-museumTriptyque byzantin, 11ème siècle, Bode museum, Berlin

Ce triptyque byzantin, aux volets très hiératique, manifeste dans son panneau central le même souci de réalisme, rendu nécessaire par la hauteur de la croix : Longin assène son coup de toute la force de son bras droit, et Stéphaton élève l’éponge, du même bras, jusqu’à la bouche du Christ.


Ce retournement de Longin est néanmoins paradoxal, dans le mesure où il contredit la symbolique qui lui est quelquefois attachée : il représente les Gentils convertis, tandis que Stéphaton représente les Juifs endurcis [22a]. Or la vue de dos connote plutôt les personnages négatifs.

Le retournement de Longin caractérise donc les artistes qui privilégient le réalisme du geste, au détriment d’une symbolique par ailleurs assez lâche.


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Le retournement naturel : Stéphaton vu de dos

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Avant 870, cathedrale Saint Just, NarbonneAvant 870, cathédrale Saint Just, Narbonne. 879-83 Grégoire de Nazianze BNF Grec 510 fol 30vGrégoire de Nazianze, 879-83, BNF GR 510 fol 30v (gallica)

Cette formule apparaît très tôt, aussi bien côté carolingien que côté byzantin. Le retournement de Stéphaton n’a pas pour but d’accentuer la profondeur :

  • dans l’ivoire, il est situé que la même plateforme rocheuse que Longin ;
  • dans le manuscrit, son pied débordait autrefois sur le cadre, mais celui de Longin aussi (voir 1 Débordements : avant le Xème siècle).


1007-12 Péricopes d'Henri II (Reichenau), Münich BSB Clm 4452 fol 107vPéricopes d’Henri II (Reichenau), 1007-12, Münich BSB Clm 4452 fol 107v 1002-12 Sacramentaire d'Henri II Munich. BSB CLM 4456Sacramentaire d’Henri II, 1002-12, Münich BSB CLM 4456

Réalisées pour le même empereur, ces deux oeuvres pourraient relever d’une formule commune. Cependant, les intentions sont radicalement opposées :

  • dans le manuscrit, Longin est singularisé par son manteau de pourpre impériale, qui l’associe au Christ dont le manteau constitue le centre de gravité de toute la composition (voir 4 Débordements préromans et romans : ailleurs) ; le retournement de Stéphaton a donc probablement une valeur péjorative ;
  • dans l‘ivoire, Longin forme une figure come fratelli avec Stéphaton, qui a perdu son seau pour accentuer la symétrie des gestes (seul le bonnet phrygien contredit marginalement le recto-verso paragonique) : cette gémellité contrevient à l’intention péjorative.


1015-20 Vat.lat.5729 fol 369vBible de Ripoll, 1015-20 Vat.lat.5729 fol 369v 1080-96, Eglise de Bagües, Museo Diocesano, JacaEglise de Bagües, 1080-96, Museo Diocesano, Jaca

En Espagne, deux oeuvres aussi éloignées qu’une Bible catalane de haut niveau théologique et une fresque aragonaise rustique ne suffisent pas à établir une filiation. Il serait néanmoins étonnant que ces deux artistes aient eu l’idée du retournement de Stéphaton dans une intention péjorative : dans le couple des larrons, dont l’opposition symbolique est bien plus connue, aucune différenciation n’apparaît. A défaut d’une idée commune, c’est l’hypothèse d’un modèle espagnol commun qui se dessine.



1050-1100 Ivoire mosan Musées royaux d'art et d'histoire Bruxelles Goldschmidt 1918 Band 2 fig 55 schemaIvoire mosan, 1050-1100, Musées royaux d’art et d’histoire Bruxelles (Goldschmidt 1918 Band 2 fig 55)

Terminons par cette composition très complète, où nous retrouvons autour de la Crucifixion les binarités habituelles :

  • larrons (en vert),
  • Vierge et Saint Jean (en rose)
  • Eglise avec gonfanon et synagogue avec palme (en jaune) ;
  • Longin de face et Stéphaton de dos (en violet).

Deux ternarités les flanquent (en blanc) :

  • en bas l’Enfant Jésus entre le boeuf et l’âne ;
  • en haut le Christ, entre les deux anges de l’Ascension.

Enfin deux quaternités les entourent :

  • les Evangélistes avec leurs symboles (en bleu) ;
  • les morts ressuscitant de la Terre (sarcophage ou monument) et de la mer.

La vue de dos de Stéphaton, comme celui d’un des apôtres du groupe de droite (en rouge) sont des morceaux de bravoure qui soulignent la volonté de l’artiste d’animer une composition lourdement systématique.


En synthèse

Ces retournement sporadiques de Longin, de Stéphaton ou des deux, touchent des ateliers éloignés, sans continuité chronologique ni géographique. Le point commun est qu’on ne les trouve que dans des oeuvres de haut niveau technique, chez des artistes capables de maîtriser la vue de dos, encore très rare à l’époque. Les quelques exemples analysés conduisent à des conclusions nuancées :

  • le retournement simultané des deux bourreaux ne vise pas toujours à créer un effet de profondeur ;
  • le retournement de Longin seul rend son coup de lance plus réaliste ;
  • le retournement de Stéphaton seul pourrait théoriquement avoir une intention péjorative, mais il est difficile à prouver (sauf dans le cas des Péricopes d’Henri II).

Plutôt que des traditions locales impossibles à discerner (sauf peut être dans les deux exemples espagnols) , ou une intention symbolique évanescente, c’est le souci de variété et d’animation qui motive le retournement de ces acteurs secondaires de la Crucifixion, moins codifiés que les autres.


Le cas des archers

archers 1100-90 Chiesa di San Lorenzo in Palatio ad Sancta Sanctorum, Roma fototeca zeriAnonyme, 1100-90, Chiesa di San Lorenzo in Palatio ad Sancta Sanctorum, Rome (fototeca Zeri) archers 1366 Saint Sébastien Nelli Pietro chiesa San Lorenzo Signa beniculturali.itPietro Nelli, 1366, chiesa San Lorenzo, Signa (photo beniculturali.it)

Martyre de Saint Sébastien

Dès la période romane, des artistes italien ont adopté la composition où Saint Sébastien se trouve au centre, avec les archers au premier plan. Pour que tous puissent tendre la corde de la main droite, la plus puissante, la solution évidente consiste à montrer de dos ceux qui se trouvent à droite.


archers 1370-75 Giovanni del Biondo Florenz, Museo dell'Opera del DuomoGiovanni del Biondo, 1380-90, Museo dell’Opera del Duomo, Florence archers Pietro di Miniato, 1390-99, fresque chiesa sant ambrogio florence fototeca zeriPietro di Miniato, 1390-99, Chiesa sant Ambrogio, Florence (fototeca Zeri)

Cette composition simple permet en outre de séparer les deux groupes d’archers par une figure d’intérêt, l’officier ou le donateur. Elle se multiplie à Florence à la fin du 14ème siècle, jusqu’à l’éclipse que nous avons observée chez Fra Angelico, en 1440 (voir 1 Les figure comme fratelli : généralités ): comme si, trop usée, la formule attendait un renouvellement.


Benozzo Gozzoli Saint Sebastien 1464, fresque San Giminiano Duomo
Martyre de Saint Sébastien
Benozzo Gozzoli, 1464, Duomo de San Giminiano

Benozzo Gozzoli revient au recto-verso, mais fait varier le nombre d’archers : trois à gauche et un seul à droite, derrière l’officier : il oppose ainsi le monde terrestre, désordonné et violent, au monde céleste, entre la tête auréolée du Saint et Dieu le Père, où règne une symétrie strictement hiératique.


archers-1475-Antonio_Pollaiuolo-Martyre-de-saint-sebastien nationalgalleryMartyre de Saint Sébastien
Antonio Pollaiuolo, 1475, National Gallery

Pollaiuolo innove à nouveau avec cette vue plongeante, qui permet de placer les archers sur deux niveaux, dans une composition pyramidale très étudiée :

  • les deux habituels archers latéraux deviennent de véritables figure come fratelli, qui s’apparient par l’inversion des couleurs vert et bleu ;
  • au centre s’ajoute un second couple de figure come fratelli, les deux arbalétriers qui se penchent recto verso pour retendre leur arme, morceau de bravoure qui promeut manifestement ses compétences de sculpteur :

« Prises ensemble, deux ou plusieurs de ces formes donnent corps à une réalité équivalente à la sculpture. Cela était vrai d’un point de vue théorique mais aussi d’un point de vue simple et pratique. On a déjà noté que des modèles tridimensionnels ont probablement été nécessaires pour dessiner les deux archers chargeant leurs arbalètes dans Saint-Sébastien de Pollaiuolo, et la sculpture a en effet joué un rôle essentiel dans les débuts de la symétrie tridimensionnelle. » ([1], p 64)

L’intention de montrer la maîtrise du volume se voit encore dans les deux couples de cavaliers à l’arrière-plan, vus de face et vus de dos.

Les deux soldats placés derrière le saint et près du centre, un arbalétrier et un archer, peuvent quant à eux tirer en vue de face, avec des gestes parallèles.

Le retable apparaît donc comme un compendium des cas d’emploi des figure come fratelli :

  • obligé pour les archers situés en avant de la cible ;
  • superflu pour ceux situés en arrière ;
  • avantageux pour promouvoir la double compétence du peintre et du sculpteur.


archers 1498 Signorelli Città di Castello, Pinacothèque MunicipaleMartyre de Saint Sébastien
Signorelli, 1498, Pinacothèque Municipale, Città di Castello

Vingt ans après Pollaiuolo, cette toile en prend le contrepieds en remplaçant la vue plongeante par une contreplongée, qui développe à droite une sorte d’anamnèse : depuis les trois arbalétriers, par la rue d’une ville contemporaine, jusqu’au cirque antique et, tout en haut, au Créateur.



archers 1498 Signorelli Città di Castello, Pinacothèque Municipale schema
Réciproquement, on descend à gauche de l’époque romaine (2) aux temps modernes (3), en passant par l’arc de triomphe et les deux archers nus.

Signorelli a remplacé la symétrie trop apparente des figure come fratelli de Pollauiolo par une construction purement intellectuelle, qui explique comment le Saint antique vient se faire martyriser par les hommes d’aujourd’hui, puis retourne à l’Eternité du Père.


archers 1471–81 Michael Pacher, La Tentative de lapidation du Christ,St._Wolfgang_kath._PfarrkircheLa Tentative de lapidation du Christ
Michael Pacher, 1471–81, Pfarrkirche, St. Wolfgang

Michel Pacher combine ici deux effets spatiaux : celui des figure come fratelli et celui de la diminution des tailles imposé par la perspective centrale : deux innovations italiennes que Pacher avait ramenées dans le Nord [23]. Les deux lanceurs accroupis rappellent les deux arbalétriers de Pollaiulo, mais dans une intention différente, que l’on pourrait qualifier de pré-cinématographique :
archers 1471–81 Michael Pacher, La Tentative de lapidation du Christ,St._Wolfgang_kath._Pfarrkirche schemaEn regardant les six porteurs de pierre comme la décomposition d’un seul mouvement, on peut les voir successivement se baisser pour la ramasser et se redresser pour la lancer.

Le but est d’insiter sur la multiplicité des pierres, qui est au coeur de cet épisode rarement représenté :

En ce temps-là, de nouveau, des Juifs prient des pierres pour lapider Jésus. Celui-ci reprit la parole : « J’ai multiplié sous vos yeux les œuvres bonnes qui viennent du Père. Pour laquelle de ces œuvres voulez-vous me lapider ? Jean 10, 31


Canavisio 1485-90 chapelle St Sebastien St Etienne de TineeGiovanni Canavisio, 1485-90, chapelle St Sébastien, St Etienne de Tinée

Très influencé par l’art germanique, cet artiste italien superpose, à la scène de la bastonnade, celle de la sagittation de saint Sébastien. Les figure come fratelli s’inversent d’un registre à l’autre (la vue de dos devenant une vue de face et réciproquement), de manière parfaitement délibérée.


archers 1505 Pietro_Perugino San Sabastiano PanicaleMartyre de Saint Sébastien
Le Pérugin, 1505, Panicale

Le Pérugin prend la structure en deux registres de Gozzoli, devenue habituelle en Italie :

  • le céleste obéissant à la symétrie hiératique ;
  • le terrestre sous l’emprise de la variété :
    • couple d’archers recto verso,
    • couple mixte arbalétrier-archer,
    • vêtements d’époque et antiques ;
    • décomposition didactique du mouvement (avant et après le tir).


archers 1512 Galatea_Raphael FarnesineFresque de Galatée, Raphaël, 1512, Farnésine

L’année même où Michel-Ange termine son Dieu tourbillonnant au plafond de la Sixtine (voir 1 Les figure comme fratelli : généralités), Raphaël réplique avec ce trio d’angelots, en approche tournante au dessus de Galatée. La sempiternelle contrainte du recto-verso pour les archers est ici intégrée et dépassée, dans un dynamisme gracieux.


archers 1545 Combat de Raison et Amour Salamanca d'apres Bandinelli RijksmuseumCombat de Raison et Amour
A. de Salamanca d’après Baccio Bandinelli, Rome, 1545, Rijksmuseum

La vieille formule se trouve ici reprise au centre d’une allégorie néo-platonicienne, expliquée par les distiques en latin : Apollon (« la divine Raison ») affronte Cupidon (« la répugnante Concupiscence humaine« ), sous l’arbitrage de la « généreuse Intellligence » [24]. La Raison semble mal barrée, puisqu’elle a déjà tiré alors que Cupidon a encore sa flèche, plus les deux que Vénus lui tend et celles que forge Vulcain.

L’intérêt est que les figure come fratelli sont ici exploitées dans une optique morale, la vue de face signifiant le positif et la vue de dos le négatif.


archers 1535–1540 Simon_Bening_(Flemish_-_The_Martyrdom_of_Saint_Sebastian_METMartyre de Saint Sébastien
Simon Bening, 1535–40, MET

Simon Beining en revanche applique mécaniquement le procédé , sans variété ni dynamisme.



Le cas des lutteurs

Pour tenir leur épée de la main droite, ils sont soumis à la même contrainte que les archers. Cependant, l’absence de cible centrale en fait un cas limite des figure come fratelli.

 

Les lutteurs de Pollaiuolo

combat 1465-75 antonio_pollaiuolo_battle_of_the_nudes Albertina inverseeCombat de dix guerriers nus
Antonio Pollaiuolo, 1470-95, Albertina, Vienne

C’est encore Pollaiuolo qui, en tant que sculpteur, explore le premier la question (pour une analyse détaillée de ce combat, voir 5 Le nu de dos en Italie (1/2)).

« Léonard a écrit que deux points de vue diamétralement opposés suffisaient pour rendre compte de l’ensemble d’une sculpture ; ces points de vue se rencontrant – idéalement parlant – sur leur contour identique. Le peintre, en montrant ce contour deux fois, montrait tout ce que la sculpture était capable de montrer et ce, simultanément – un effet que la sculpture ne pouvait espérer égaler… Il convient également de noter que l’accent mis sur le contour… est parfaitement cohérent avec la pratique ancienne et encore vivante du dessin et le puttoinversé. » ( [1], p 65)


combat 1465-75 antonio_pollaiuolo_battle_of_the_nudes Albertina schema 1
Les deux guerriers centraux, qui se tiennent par une chaîne unique, ont ici pratiquement le même contour.


Les lutteurs de Zoppo

Personne ne sait s’il y a une logique d’ensemble parmi les cinquante dessins sur velin de l’album Rosebery, que ce soit dans l’ancienne numérotation (1er chiffre) ou l’actuelle (second chiffre). Toujours est-il que le thème de la lutte, en particulier entre puttis, y revient de manière très obsessionnelle.

combat 1465-1474 A07 N19 marco zoppo two putti fighting British MuseumN° 7-19 combat 1465-1474 A09 N03 marco zoppo puttis fighting British MuseumN° 9-3 combat 1465-1474 A15 N11 marco zoppo putti falling British MuseumN° 15-11

Combat de six puttis, Album de Marco Zoppo, 1465-74, British Museum

Ces trois dessins de combats de rue sont composés de la même manière :

  • à l’arrière-plan un couple statique vu de face monte la garde, avec des armes variées (bouclier/lance, massue/rien, lance/lance) ;
  • en bas deux porteurs habillés et armés d’un gourdin :
  • en haut deux enfants plus petits, nus sauf le ruban qui serpente ou forme cercle, armés d’un gourdin et d’un bouclier.

Lus dans l’ancienne numérotation, ces trois dessins, quoique non consécutifs, semblent illustrer trois phases de la rencontre :

  • le défi , où les quatre lutteurs tiennent leur arme en main, ce qui impose leur disposition en figure come fratelli ;
  • la mêlée, où ils ont lâché leur arme et s’empoignent par les cheveux ;
  • la victoire, où l’un des couples se renverse sur l’autre.



combat 1465-1474 A26 N09 marco zoppo putti fighting British Museum detail
Chaque dessin contient un détail égrillard (gourdin phallique, main baladeuse, bouche bée) qui ne laisse guère de doute sur l’orientation érotique de la série. Tous ces lutteurs sont à la fois des petits Hercules et des puttis à ruban (autrement dit des figures pédérastiques, voir plus haut la lectue de Wind). La formule suggestive du petit garçon nu enfourchant un grand garçon habillé devait être suffisamment excitante pour mériter la répétition.


combat 1465-1474 A18 N24 marco zoppo two centaurs fighting British MuseumCombat de deux centaures, N° 18-24
Album de Marco Zoppo, 1465-74, British Museum

Magnifique figure come fratelli pour ces deux centaures, armés l’un d’un gourdin, l’autre d’une pique. Appliquée à la partie cheval, elle permet de mettre au premier plan une croupe fessue et boursue, hypertrophie des reins et fantasme de la même farine. Les carquois, en l’absence d’arc, indiquent que la phase courtoise du combat amoureux est terminée : nous en sommes au corps à corps. Les deux animaux antagonistes, cerf et chien, proie et chasseur, sauvage et domestique, sont probablement, dans cette métaphore, une allusion qui nous échappe aujourd’hui.


combat 1465-1474 A20 N20 marco zoppo two fighters British Museum
Deux lutteurs, N° 20-20

La prise debout est une raison, autre que l’arme tenue à main droite, de justifier la figure come fratelli : les deux lutteurs sont pratiquement identiques (mis à part un bas qui manque). A l’arrière-plan, deux gentilhommes bien habillés (l’un à la moderne, l’autre à l’antique), mettent en valeur leur dague et leur pique, sous une tour triomphale. Ils lorgnent un autre couple composé d’un chauve en toge, d’âge mur, qui protège derrière lui un jeune éphèbe chevelu : peut être l’enjeu du combat.


combat 1465-1474 A26 N09 marco zoppo four putti fighting British Museum

Combat de quatre puttis, N°26-9

L’album se termine (dans l’ancienne numérotation) avec une composition qui est substantiellement la même, sinon que les deux lutteurs ont été remplacés par quatre puttis ailés.



combat 1465-1474 A26 N09 marco zoppo four putti fighting British Museum detail
Le jeune homme de l’arrière plan, entre les deux gentilhommes vêtus à l’antique et à la moderne, est probablement l’enjeu du combat.
Pour un autre dessin très clairement homosexuel de l’album, voir 1-3a Couples germaniques atypiques.


Les figures armées « en tenant »

Maître François Compendion historial 1470 ca BNF FR 9186 fol 298vCompendion historial
Maître François, vers 1470, BNF FR 9186 fol 298v

Les deux sirènes en tenant sont représentées en miroir. En revanche, les hommes sauvages, à cause du gourdin qu’ils brandissent de la main droite, sont nécessairement vus recto verso. De la main gauche ils tiennent la cordelette qui lie la gerbe de blé en cimier, au dessus des armoiries de Jacques d’Armagnac, gardées par un lion couché.


Fouquet 1470 Statuts de l'ordre de st Michel BNF FR 19819 fol 1Statuts de l’ordre de Saint Michel (détail)
Fouquet, 1470 BNF FR 19819 fol 1

Même situation pour ces anges en armures de coquilles, tenant leur épée de la main droite et le collier à coquille de la main gauche.


Les lutteurs de Van Heemskerck

Ici les figure come fratelli sont utilisées pour leur caractère didactique : montrer le même geste sous deux angles.


combat Maarten van Heemskerck 1552 serie Fencers and Wrestlers Cod.I.6.2o.5 fol 43vfol 43v combat Maarten van Heemskerck 1552 serie Fencers and Wrestlers Cod.I.6.2o.5 fol 44rfol 44r

Maarten van Heemskerck, 1552, série Fencers and Wrestlerse, Cod.I.6.2o.5

Ces deux poses ouvrent une série de quatre consacrées au combat à l’épée longue. On voit ici l’ouverture puis la première parade du combat, entre deux adversaires facilement identifiables : un jeune imberbe et aux cheveux ras, un vieux barbu et chevelu.

L’amusant est que, malgré l’effet de continuité recherché, un faux raccord crève les yeux : le cache-sexe change de propriétaire d’une image à l’autre. Ce détail montre le caractère purement conventionnel de l’accessoire : un peu comme une zone qui se superpose à l’image, mais dont tout le monde comprend qu’elle n’en fait pas partie.



En aparté : Hercule, de Pollaiulo à Dürer

Je résume ici une des plus tonitruantes interprétations de Panofsky en 1930 [25], suivie de sa réfutation par E.Wind en 1939 [25a], bien moins connue mais qui est un régal de finesse et d’érudition. Suivie encore par une réplique cinglante de Panofsky en 1945 [26].


Un Hercule perdu de Pollauiolo

flagellation 1495 Durer -rape-of-the-sabine-women-1495 Musée Bonnat, BayonneLe Rapt des Sabines
Dürer, 1495, Musée Bonnat, Bayonne

Selon Panofsky ( [26a], p 245), Dürer a recopié ici un dessin perdu de Pollauiolo, lequel aurait quant à lui eu sous les yeux une statue antique d’Hercule soulevant le sanglier d’Erymante (voir 7 Le nu de dos chez Dürer). Outre le fait que les références antiques fournies ne sont guère convaincantes, il est absurde de penser que le recto-verso provienne ici de la copie d’une statue : puisque les deux femmes ont des poses complètement différentes, et que le porteur fléchit tantôt la jambe gauche, tantôt la droite : comme si l’un était l’image de l’autre dans un miroir.



flagellation 1495 Durer -rape-of-the-sabine-women-1495 Musée Bonnat, Bayonne schema
Summers ([1], p 66), qui a remarqué cette impossibilité, pense que le dessin a été construit en translatant (plutôt qu’en inversant) le contour : ce qui n’est pas exactement le cas (en bleu).

La raison d’être de ces fausses figure come fratelli me semble être un double jeu sur le recto-verso, à visée anatomique et possiblement érotique : l’homme dont le sexe est caché porte une femme qui montre le sien, et réciproquement.


Hercule à la croisée des chemins (Panofsky)

flagellation 1498-99 Albrecht_Dürer_-_Hercules NGAHercule, dit Hercule à la croisée des chemins
Dürer, 1498-999, NGA

On sait, par le journal de voyages de Dürer, que celui-ci appelait cette gravure « mon Hercule », bien qu’elle ne corresponde à aucun épisode connu de la mythologie. Panofsky a imposé depuis 1930 son interprétation : le Choix d’Hercule entre le Vice – la femme nue dans les bras d’un faune – et la Vertu qui la combat.


Concertation virtutus cum voluptate Sebastien Brandt La nef des Fous Geoffroy de Marbet Paris 1498 fol 130vLe combat de la Vertu contre la Volupté (Concertatio virtutus cum voluptate) ou le Songe d’Hercule
Sébastien Brandt, La nef des Fous La nef des Fous (Stultifera navis) Bâle, 1498, vue 264, BNF Gallica

Or le plus souvent, le sujet est traité de manière symétrique : le héros entre les deux femmes et deux chemins, l’un facile et l’autre rocailleux. Panofsky passe sous silence le fait qu’ici Hercule n’est pas équidistant des deux, mais en plein du côté du Vice. Et que si le paysage est moralisé, il l’est à rebours : la « forteresse de la Vertu » est côté Vice et la vallée plaisante côté Vertu.



flagellation 1495 Durer abduction-of-a-woman-rape-of-the-sabine-women-1495 schema
On a depuis longtemps remarqué que la gravure est un patchwork :

  • Hercule reprend presque à l’identique l’homme vu de dos du dessin perdu de Polllaiuolo, sauf la jambe fléchie ;
  • la Vertu est une des deux bacchantes de la gravure perdue de Mantegna, ici coiffée d’un voile pudique ;
  • de même le putto effrayé, ceinturé d’un ruban, est celui de la gravure d’Orphée, avec en plus un oiseau dans une main ;
  • le Vice reprend un groupe de divinités marines d’une autre gravure de Mantegna, la femme étant désormais affublée de tresses voluptueuses.


Hercule gallicus (Wind)

Tandis que l’interprétation binaire de Panofsky s’avale en deux coups de cuillère, l’interprétation subtile et bien plus complète de Wind nécessite d’être dégustée à petites bouchées. L’analyse se focalise sur trois détails passés sous silence par Panosfky : la forme étrange de la massue, le casque très original d’Hercule, et la présence du putto.



flagellation 1498-99 Albrecht_Dürer_-_Hercules NGA detail mains
Wind remarque que Dürer a conservé très exactement le geste des mains de l’Enlèvement des Sabines, totalement inadapté pour tenir fermement la massue, qui est ici, bizarrement, le tronc arraché d’un arbuste. Il faut, selon Wind, lire le geste symboliquement : les doigts ouverts et les racines serpentines évoquent la multiplicité des Vices, le poing fermé et le tronc droit l’unicité de la Vertu. L’horizontalité du bâton et la stabilité des deux jambes montrent qu’Hercule essaie, par ses paroles (il a la bouche ouverte) d’établir une concorde entre le Vice et la Vertu.

Dans une analyse comparative impossible à résumer, Wind explique la présence du coq sur le casque par une fusion, d’actualité à l’époque, entre Mercure (avec son caducée) et Hercule (avec sa massue) en un « Hercule gallicus », qui est une figure de l’Eloquence.

Je rajouterai ici un détail que Wind a oublié, mais qui va dans son sens : les deux personnages masculins portent l’un un symbole de l’Eloquence (le coq), l’autre de la Stupidité (la mâchoire d’âne).



flagellation 1498-99 Albrecht_Dürer_-_Hercules NGA detail enfant
Pour Wind, le putto effrayé a dans la gravure d’Hercule la même signification que dans le dessin d’Orphée (car selon certaines traditions l’un était aussi pédéraste que l’autre), aggravée par la symbolique sexuelle du petit oiseau (voir L’oiseau licencieux) : le putto nous montre ce que les fesses d’Hercule nous cachent.

Les deux oeuvres, Orphée et Hercule, moqueraient la dérive de l’orphisme, inauguré quinze ans plus tôt par les oeuvres de Politien et de Pic de la Mirandole, en une mode intellectuelle prétendant viser la Pureté et ignorer les Passions. Ici Hercule, en rêvant d’équilibrer la Pureté vertueuse et la Passion amoureuse, se retrouve sans l’une ni l’autre :

« La dépravation, selon Dürer, se cache sous les nobles rêveries du nouvel Orphée, comme sous les artifices oratoires de l’Hercule gaulois. S’il est un champion ambigu de la Pureté, c’est parce ses propres pulsions amoureuses diffèrent des instincts des hommes normaux. Tandis qu’il s’attaque avec une indignation morale à une Passion qu’il ne connaît pas, il tente de conjurer les coups d’une Vertu qu’il n’est pas capable de suivre. » ([25a], p 216)


La réplique de Panofsky

En 1945, Panofsky s’élève vigoureusement contre Wind, sans le nommer ([26], p 74). Pour sauver l’interprétation moralisée, il dénue au putto toute signification pédérastique : c’est simplement l’enfant du couple, effrayé par la bagarre. La couronne de lauriers ne récompense pas l’éloquence supposée d’Hercule, mais sert seulement de contraste avec la couronne de feuille de vigne du Dieu marin. Quant au coq, il ne fait nullement référence à Hercule gallicus :

flagellation Durer 1496-98 Apocalypse Le Dragon à sept têtes et la Bête aux cornes de bélier detailApocalypse, Le Dragon à sept têtes et la Bête aux cornes de bélier (détail)
Dürer 1496-98

Dans cette gravure de la même époque, Dürer coiffe un soldat du même type de casque. Or le coq blanc, dans les bestiaires du Moyen-Age, était le seul animal que le lion craignait. Le casque dans l’Apocalypse s’explique par la patte de lion de la Bête, juste au dessus ; celui d’Hercule par une allusion au tout premier travail qui va suivre l’épisode du Choix, à savoir le Lion de Némée. Ce qui explique également (mais Panofsky n’y pense pas) l’absence de la massue, qui d’après Apollodore l’Athénien sera coupée par Hercule dans les bois de Némée, donc après le Choix.


En synthèse

Pour ma part, je trouve que ces remarques judicieuses complètent l’interprétation de Wind plutôt qu’elles ne la réfutent : Dürer a pu vouloir à la fois évoquer l’Hercule Gallicus (pour son public cultivé) tout en respectant scrupuleusement, par l’absence de massue et la présence annonciatrice du coq, la chronologie des Travaux d’Hercule.




Le cas du Choix d’Hercule

Le principe du sujet est de conserver le suspense : la Vertu et le Vice sont presque toujours montrés de face, équidistants du héros, comme sur les plateaux d’une balance en équilibre, et rappelant d’ailleurs, par leur emplacement (la Vertu à main droite du héros), la structure des Jugements derniers. Cet effet de balance dans le plan du tableau se trouverait contrarié par l’effet de rotation, en dehors du plan du tableau, qu’impulsent les figure come fratelli. Ces cas sont donc très rares, et d’autant plus intéressants à étudier [27].

En Italie

Cristofano Robetta 1500-20 Le choix d'Hercule Florence BNF
Hercule entre la Vertu et le Vice,
Cristofano Robetta, 1500-20, Florence, BNF

Panofsky ([25], p 104) considère cette gravure comme un fatras maladroit, où le graveur a accumulé dans le désordre quatre amours en vol, les trois déesses du Jugement de Pâris, et le Choix d’Herule entre la Vertu – la femme vénusienne vue de face – et le Vice – la femme « asexuée » vue de dos.

Si en revanche on accepte l’évidence – à savoir que ce nu de dos est masculin – s’impose une interprétation inverse de celle du vertueux Panofsky, pour qui le nu de dos – la Vertu – « semble semble repousser de sa main droite la main de Voluptas qui se tend vers le jeune homme. » Bien au contraire, c’est la femme vue de face, la Vertu, qui intercepte la main du Vice, que le vue de dos et l’habituel putto à ruban désignent clairement comme un Pédéraste.

Les Amours en vol, selon moi, donnent la clé de lecture :

  • ceux au dessus des trois déesses désignent l’amour hétérosexuel (celui du Jugement de Pâris), auquel Hercule tourne le dos ;
  • ceux au dessus du couple, devant lequel Hercule se gratte la tête,  apportent chacun une couronne : c’est à Hercule de décider celui ou celle qu’il choisit (voire les deux).

Carracci 1596 Le choix d'Hercule Capodimonte Naples
Hercule entre la Vertu et le Vice
Carrache, 1596, Capodimonte, Naples

Cette composition célèbre sera  très souvent reproduite (je laisse de côté les oeuvres qui en découlent). Carrache à eu l’idée de flanquer Hercule par des figure come fratelli, la Vertu habillée et vue de face, le Vice plutôt déshabillé et vu de dos. L’effet de rotation, ici, est bloqué par la posture statique des deux femmes, chacun désignant du bras, aux deux extrémités de la diagonale descendante, les récompenses promises :

  • au plus haut à gauche, Pégase, le cheval céleste, emblème de la famille Farnèse [29] ;
  • au plus bas à droite, les plaisirs du jeu, de la musique et de la comédie.

Cette invention, très admirée par les contemporains, a été décrite en détail par Bellori [30] : on sait ainsi que le personnage couronné de lauriers est un poète tout prêt à chanter la gloire d’Hercule, s’il suit la Vertu dans l’escalier. A l’autre extrémité de la diagonale montante, il n’y a rien qui ait retenu l’attention des commentateurs…

Voyez-vous quelque chose ?

Voir la réponse...

Hercule Carracci 1596 Le choix d'Hercule Capodimonte Naples detail vigne
La vigne grimpant autour d’un tronc évoque discrètement les plaisirs de la boisson et le serpent de la Chute.



Hercule Carracci 1596 Le choix d'Hercule Capodimonte Naples detail parazonium
Bellori désigne l’objet rare que tient la Vertu comme étant un parazonium, qui n’a pas été commenté alors qu’il est une des clés de la composition : par un ingénieux contrapposto, les deux mains gauches tiennent en parallèle, l’une vers le haut et l’autre vers le bas, le glaive honorifique et la massue herculéenne : comme s’il ne tenait qu’au héros de transformer l’une en l’autre.


Batoni Pompeo 1742 Hercule a la croisee des chemins Palais Pitti Florence1742, Palais Pitti, Florence Hercule Pompeo_batoni 1748 Hercules_at_the_crossroads Musee Lichtenstein Wien1748, Musée Lichtenstein, Vienne

Hercule entre la Vertu et le Vice, Pompeo Batoni

La première version est très inspirée de Carrache : pour la Vertu, même geste de l’index et même couleurs rouge et bleu ; pour le Vice, mêmes attributs des plaisirs. Mais ici celle-ci ne montre pas plus que la poitrine, et c’est la Vertu qui est vue de dos. L’effet figure come fratelli est moins sensible, du fait que seule la Vertu est debout. Ces recompositions par rapport à Carrache s’expliquent par des contraintes spécifiques, le tableau fonctionnant en pendant avec un Hercule au berceau (voir Les pendants rhétoriques de Batoni).

Dans la seconde version, autonome, Batoni a corrigé les détails scabreux : la poitrine trop nue ainsi que le mufle et la rose mal placés, juste à l’aplomb du pipeau.


sb-line

En Suisse

Hercule Cristoph Murer 1595 Le choix d'Hercule etude pour un vitrail Kunsthaus ZurichAux armes de la famille Hirzel, 1595, Kunsthaus, Zürich Hercule Cristoph Murer 1590-1606 Le choix d'Hercule etude pour un vitrail METAux armes de la famille Murer, 1590-1606, MET

Le choix d’Hercule (étude pour un vitrail), Cristoph Murer

Dans cette version germanique, on note l’influence de Sébastien Brandt (le Vertu tenant une quenouille, voir plus haut) et celle de la Melencolia de Dürer (les objets des Arts répandus autour d’elle). L’effet de rotation de l’ensemble est ici annulé par le fait que les deux figure come fratelli sont assises :

  • la Vertu, vue de dos, est habillée ;
  • le Vice, vu de face et la poitrine nue, tient une coupe et un luth ; dans la second version, elle se déshabille un peu plus et une table la masque, d’où le geste compliqué des bras.

Dans les deux versions, Hercule reluque la buveuse dénudée tout en tenant son gourdin du côté de la vertueuse lectrice, comme s’il entendait, plutôt que de choisir, profiter des charmes des deux femmes.


Hercule Cristoph Murer 1611-1614 Le choix d'HerculeLe choix d’Hercule, Cristoph Murer, 1611-14 [28].

Cette oeuvre terminale évite toute hésitation en supprimant le gourdin et en « dandyfiant » Hercule, qui apparaît ainsi comme choisissant plutôt d’être l’homme de peine, derrière sa main droite, que l’homme du monde, que sa main gauche ignore. Le symbolique des deux femmes est également améliorée, puisque la vertueuse montre son côté face et la vicieuse son côté pile, ce qui lui permet de passer en avant de la table tout en simplifiant le geste des bras.

On mesure ici le caractère pratique de la vue de dos, à la fois plus obscène et moralement verrouillée, puisque les « parties honteuses » sont invisibles (pour un dialogue d’époque sur ce sujet, voir Angélique se cache de Roger, de Billvert, dans A poil et en armure).


Christoph_Murer,_Design_for_a_Window_(Hunting_Scene),_1579,_NGA_52602Scène de chasse
Christoph Murer, 1579, NGA

Il est amusant de noter que le tout premier dessin précède d’un an la composition de Carrache, sans influence mutuelle possible : Murer a eu l’idée d’appliquer au Choix d’Hercule les figure come fratelli, pour une raison purement décorative, comme il l’avait déjà fait pour les deux piquiers latéraux de ce projet de vitrail


sb-line

Mis à part ces exemples (et les oeuvres qui découlent directement de la composition de Carrache), il n’y a guère d’autre cas de figure come fratelli autour d’Hercule….


Hercule Paul Rahilly 1999 sentinelsSentinelles, Paul Rahilly, 1999, collection privée

…sauf ce détournement malicieux où Hercule se réincarne en boeuf, entre la Vertu sous sa citadelle (nue, blonde et occidentale) et le Vice (habillé, brune et asiatique) avec ses attributs (les fleurs jaunes et les deux poires suggestivement disposées).



Synthèse chronologique

A l’issue de ces trois articles, il convient de replacer dans une chronologie d’ensemble les différents cas de figure que nous avons parcourus séparément.

Figure come fratelli chronologie schema 1a

Les périodes en bleu clair sont celles où la formule est attestée, en bleu sombre celles où elle disparaît.

Il existe des figure come fratelli dans l’Antiquité, dans les cas obligés des archers et des lutteurs, mais aussi dans d’autres scènes centrées telles que le bain ou la danse. Leur rareté rend peu probable une transmission directe : la première flagellation recto-verso apparaît à l’époque carolingienne, les archers recto-verso sont réinventés au 12ème siècle. A ces dates précoces, ces proto-figure come fratelli sont utilisés comme solution naturelle au problème de la main droite, mais aussi pour leur qualité graphique propre, sans qu’il soit pour autant question d’une rivalité avec la sculpture. On note au début du Quatrocento à Florence une courte éclipse de ces formule, notamment chez Fra Angelico, sans doute par aversion envers la vue de dos. La seule exception, pour les saints Côme et Damien, tient à une raison symbolique et au caractère gémellaire des deux saints.



Figure come fratelli chronologie schema 2a
A la Renaissance, les premiers exemples de figure come fratelli inventés pour des raisons plastiques apparaissent chez Filippo Lippi dès 1437 : il s’agit à ce stade d’une variante de la symétrie hiératique. C’est seulement progressivement, avec une apothéose chez Raphaël et Michel-Ange, que la formule s’inscrit dans le débat sur le paragone.

Dans le cas particulier de la Flagellation en revanche, la formule traverse le temps et sera encore utilisée au XVIIème siècle, sous l’influence d’oeuvres célèbres telle celle de Sebastiano del Piombo.

Pour les archers et les lutteurs, c’est essentiellement Pollauiolo, qui relance la formule vers 1470-75, la plaçant de fait dans la question du paragone, de par sa double qualité de peintre et de sculpteur.

La conclusion de Summers mérite donc d’être sérieusement nuancée :

La « figure come fratelli » s’élaborait comme un mode particulier d’embellissement pictural, ou comme un élément du débat sur le paragone ; d’une manière ou d’une autre, ces figures, visibles simultanément recto et verso, étaient des exemples de contrapposto, eux-mêmes un moyen majeur pour réaliser la varietà. ([1], p 68)

En fait les figure come fratelli préexistent largement, du moins dans les cas obligés de la Flagellation et des archers, au moment où certains novateurs, tels Filippo Lippi vers 1430, se sont préoccupé d’« embellir » la symétrie hiératique. C’est dans un second temps, à la suite de Pollaiulo, que la figure a pu s’imposer progressivement comme un même paragonien, culminant en popularité au tout début du XVIème siècle. Elle disparaît ensuite durant le maniérisme (sauf chez un artiste très particulier de l’Ecole des maniéristes du Nord, Cornelis Cornelisz van Haarlem, voir 8 Le nu de dos dans les Pays du Nord), dépassée par des formules plus mouvementées, et ne sera pratiquement plus utilisée par la suite, sauf par quelques rares artistes qui feront l’objet du chapitre suivant.

Le cas très particulier des Larrons recto-verso mérite une étude à part, du fait que la lourde codification des polarités dans les Crucifixions prime largement sur les innovations esthétiques. Inconcevables en Italie, les Larrons formant des figure come fratelli apparaissent sur ses marges, dans une icône très singulière de la Renaissance crétoise (voir 1 Les larrons vus de dos : calvaires plans).



Article suivant : 5 Les figure come fratelli : postérité

Références :
[1] David Summers, « Figure come fratelli: A transformation of symmetry in Renaissance painting » ,The Art Quarterly 40 (1977), pages 59-88
[22a] Réau, Iconographie de l’art chrétien, tome II, p 496
[23] On pense que l’influence de Pollauiolo s’est exercée via un dessin perdu. Voir Nicolò Rasmo, Michael Pacher, 1971, p 144
[24] La gravure est analysée par E. Panofsky, « Studies in iconology; humanistic themes in the art of the Renaissance », 1962, p 149
https://archive.org/details/studiesiniconolo00pano/page/149/mode/1up?q=bandinelli
[25] Erwin Panofsky, »Hercule à la croisée des chemins et autres matériaux figuratifs de l’Antiquité dans l’art plus récent« , trad. fr. D. Cohn 1999
« Hercules am Scheidewege und andere antike Bildstoffe in der neueren Kunst » 1930 https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/panofsky1930/0196/image,info#col_text_ocr
[25a] Edgar Wind « Hercules’ and ‘Orpheus’: Two Mock-Heroic Designs by Dürer » Journal of the Warburg Institute, Vol. 2, No. 3 (Jan., 1939), pp. 206-218 https://www.jstor.org/stable/750098
[26] Panosfsky, « The life and art of Albrecht Dürer », 1945
http://s3.amazonaws.com/arena-attachments/2204056/34d872b156869cdd93c4556909039d9e.pdf?1526887229
[26a] Erwin Panofsky, « Meaning in the visual arts: papers in and on art history »
https://archive.org/details/meaninginvisuala00pano/page/n342/mode/1up
[27] Pour de nombreux exemples du Choix d’Hercule
https://www.ds.uzh.ch/wiki/Allegorieseminar/index.php?n=Main.HeraklesAmScheideweg
ainsi que le livre classique de Panofsky [25]
[28] Cette gravure, réalisée par Murer pour illustrer une pièce qu’il écrivait, ne sera éditée qu’en 1522, huit ans après sa mort, dans un Livre d’emblèmes Voir « Dürer and Beyond: Central European Drawings, 1400–1700 », 2012, N°41, p 102-104 https://www.metmuseum.org/art/metpublications/Durer_and_Beyond_Central_European_Drawings_1400_1700
[29] https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Choix_d%27Hercule
[30] Giovanni Pietro Bellori « Le Vite de’ pittori, scultori ed architetti moderni » edition de 1728, p 10
https://books.google.fr/books?hl=fr&id=MJBZAAAAcAAJ&dq=bellori+%22Vite+dei%22&q=carracci#v=snippet&q=carracci&f=false

5 Les figure come fratelli : postérité

18 décembre 2023
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Ce dernier article donne quelques exemples de la postérité de la formule à l’époque moderne.

Article précédent : 4 Les figure come fratelli : autres cas

Chez William Blake

Dans son oeuvre immense et obsessionnelle, Blake a dessiné des vues de dos par dizaines : il était donc inévitable que certaines voisinent avec des vues de face. Nous allons voir que les véritables figure come fratelli sont rares, relativement tardives, et que Blake les a utilisées en toute connaissance de cause, au service d’iconographies novatrices.

Milton a poem in 2 books [31]

Blake Milton a poem in 2 books 1804-10 Copy D planche 4
1804-10, Copy D, planche 4

Pour Blake, les trois dolmens sont une figure négative : forme druidique des potences de Tybur, et aussi évocation des trois croix du Golgotha. Les deux femmes tenant une quenouille et le fuseau de l’existence humaine sont situées l’une sous les dolmens, à côté d’un humain en pleur, et l’autre au dessus.

La vue de dos a donc, comme souvent chez Blake, une signification positive : celle de l’échappée vers le ciel.


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Le Paradis perdu, de Milton [32]

 

Blake Milton's Paradise Lost 1807 , Satan, Sin, and Death, Satan Comes to the Gates of Hell huntington1807 Blake Milton's Paradise Lost 1808 , Satan, Sin, and Death, Satan Comes to the Gates of Hell1808

Satan, Péché et Mort (Satan devant les portes de l’Enfer), planche 2 (Livre II)
Blake, Huntington Library [33]

Le Péché, à la fois fille et épouse de Satan, s’interpose entre lui et la Mort, en lui révélant qu’il est son fils. Les trois têtes de Cerbère, gardant la clé de l’Enfer, qui sortent du ventre du Péché, ainsi que la couronne sur la tête de la Mort, viennent du texte de Milton. La chaîne centrale (qui permet de manipuler la herse) se trouve déjà dans un tableau de Hogarth. C’est à Blake en revanche qu’on doit la trouvaille de caractériser la Mort par un corps transparent (et non par une squelette, comme ses prédecesseurs), ce qui est très fidèle au texte de Milton :

« L’autre figure, si l’on peut appeler figure ce qui n’avait rien de distinct en membres, jointures, articulations, ou si l’on peut nommer substance ce qui semblait une ombre. »

L’idée de montrer la Mort de dos n’était pas donc pas nécessaire à la narration, mais elle fait partie de diverses améliorations :

  • sexe écaillé de Satan désormais visible de face,
  • têtes de serpents en symétrie au bout des deux queues ( « elle finissait sale en replis écailleux, volumineux et vastes, en serpent armé d’un mortel aiguillon » ) ;
  • quatrième tête de chien,
  • absence de barbe pour la Mort,
  • dard de celle-ci moins enflammé.

Ces évolutions vont toutes dans le même sens : symétriser les deux adversaires pour en faire de véritables figure come fratelli. Blake renoue ici avec la tradition d’utiliser la formule dans les scènes de lutte, mais ajoute une intention personnelle :

  • créer entre les deux figures vues de face une solidarité de fait, illustrant leur lien conjugal ;
  • suggérer que Satan et la Mort, vus recto-verso, forment une entité unique, illustrant leur lien de filiation.


William Blake 1807 Milton's Paradise Lost, Satan Spying on Adam and Eve and Raphael's Descent into Paradise
Satan épiant Adam et Eve et Raphaël descendant du Paradis (Livre IV, Livre V)
Blake, 1807, Huntington Library

Cette planche illustre deux moments consécutifs :

  • Satan épiant Adam et Eve au Paradis (Livre IV) ;
  • Raphaël envoyé par Dieu pour avertir Adam et Eve (Livre V)

La vue de face révèle la nature commune des deux archanges, l’un déchu et l’autre obéissant à Dieu. La vue de dos exprime l’ignorance du couple humain.

Considérés comme deux couples de figure come fratelli, Adam apparaît comme le revers de Raphaël posé sur terre, tandis qu’Eve, de plein pied avec Satan, est sa victime désignée.


Blake Milton's Paradise Lost 1808 Livre XII ,Michael Foretells the Crucifixion
L’archange Michel prédit à Adam la Crucifixion (Livre XII)
Blake, version de 1808

Tandis qu’Eve est endormie, Michel explique à Adam ce qui va arriver : le clou qui traverse la tête du serpent illustre littéralement : « cet acte brisera la tête de Satan, écrasera sa force par la défaite du Péché et de la Mort, ses deux armes principales, enfoncera leur aiguillon dans sa tête ».  La Mort est l’homme couronné et le Péché la femme aux trois têtes de Cerbère.

Les figure come fratelli que sont Saint Michel et Adam collent à la narration : présentateur contre spectateur, tout en créant une solidarité entre le Saint et le Christ.


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On the Morning of Christ’s Nativity, de Milton [34]

Blake On the Morning of Christ's Nativity The Flight of Moloch 1809 Thomas set Whitworth Art Gallery1809 (Thomas set), Whitworth Art Gallery Blake On the Morning of Christ's Nativity The Flight of Moloch 1815 Butts Set Huntington Library1815 (Butts set), Huntington Library

Le vol de Moloch

Dans la première version, les fidèles tournent autour de l’idole dan le sens des aiguilles de la montre, dévotes vues de dos à gauche, dévots barbus vus de face à droite, brandissant au dessus de leur tête des tambours et des trompettes. Au premier plan un père et une mère, éplorés, tiennent leur enfant devant les flammes.

Dans la seconde version, Blake fait tourner les fidèles dans l’autre sens, et inverse du même coup mère et père, qui sont désormais figurés recto-verso.

Comme dans le cas précédent, les modifications ont toutes la même intention :

  • en invisibilisant les barbes, créer une affinité entre les dévots et la mère, vus de face et habillés ;
  • en montrant le père de dos, créer une affinité entre lui et les dévotes.

L’intention est narrative : en entrant ainsi dans la danse, la mère et le père s’intègrent de fait au groupe des dévots (d’ailleurs ils ont lâché leur enfant). Mais elle est aussi plus sournoise, comme souvent chez Blake : car en s’intégrant au groupe, mère et père changent de sexe.


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Comus, de Milton

William Blake 1815 Milton's Comus The Brothers Seen by Comus Plucking GrapesComus voit les Frères cueillant du raisin William Blake 1815 Milton's Comus The Brothers Meet the Attendant Spirit in the WoodLes Frères rencontrent dans le bois l’Esprit protecteur, habillé en berger

Blake, 1815

« J’ai vu deux êtres pareils, à l’heure où le bœuf, ayant fini son travail, revenait du sillon, les traits traînant à terre, et que le paysan fatigué était assis et soupait; je les ai vus sous le manteau vert d’une vigne qui grimpe le long de cette petite colline; ils cueillaient des grappes mûres sur leurs tendres rameaux ».

Dans ces deux images, les figure come fratelli servent à exprimer la gémellité des Frères.


William Blake 1815 Milton's Comus The Brothers Driving Out ComusLes Frères chassant Comus

Dans la troisième image où ils apparaissent, c’est cette fois la duplication de la vue de profil qui sert la même idée, tout en permettant aux deux Frères de tenir leur épée de la main droite.


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Le Paradis reconquis, de Milton

Blake Paradise Regained 1816-18 pl 2 Christ_Tempted_by_Satan_to_Turn_the_Stones_to_Bread
Première tentation (Le Christ tenté par Satan de transformer les pierres en pain), planche 2 (Chant I)
Blake, 1816-18

Alors que le Christ a faim, venant de jeûner quarante jours dans le désert, Satan se manifeste sous la forme d’un vieillard affamé qui l’implore, puisqu’il est le fils de Dieu, de transformer une pierre en pain : solution doublement satisfaisante. D’où le geste de ses mains, qui montrent la pierre et la bouche.

« Il se tut, et le Fils de Dieu reprit : Penses-tu que le pain soit si nécessaire ? N’est-il pas écrit (car je discerné en toi un autre être que tu ne le sembles) n’est-il pas écrit que l’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole sortie de la bouche de ce Dieu dont la manne nourrit nos pères dans le désert ? »

D’où le geste de ses mains, qui montent le ciel et la bouche.

Le recto-verso traduit magistralement la situation : une même faim (la main droite) mais deux solutions opposées, ciel et terre (la main gauche).

De plus, Blake exploite l’antagonisme implicite que suscite la marche en sens inverse : le spectateur s’identifie avec la figure vue de dos, celle qui est vue de face représentant l’obstacle à l’avancée, l’adversaire.


Blake Paradise Regained 1816-18 pl5 Satan in Council,Satan en conseil , planche 5 (Chant I) Blake Paradise Regained 1816-18 pl11 Christ Ministered to by Angels,Deuxième tentation : le Christ assisté par les anges, planche 11 (Chant II)

Dans la planche de gauche, Satan « assemble en conseil tous ses puissants pairs, sombre consistoire qui siège entouré de dix couches d’épaisses et noires nuées ».

La planche de droite illustre un passage de la Deuxième tentation : à Satan qui lui montre une table couverte de mets somptueux, le Christ répond ainsi :

« je puis, à mon gré, n’en doute pas, aussi promptement que toi, me faire dresser une table dans ce désert, et appeler de rapides essaims d’anges couronnés de gloire prêts à me servir et à me présenter ma coupe. »

Les deux planches, non consécutives, montrent que Blake a parfaitement assimilé la sémantique de la symétrie, pour les couples du premier plan :

  • pour les deux beaux démons, figure come fratelli (le recto-verso signifiant ici une forme de duplicité) ;
  • pour les deux anges porteurs de coupe, symétrie hiératique (signifiant ici l’Unicité dans la Multiplicité).


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La Divine comédie, de Dante

Blake Dante's Divine Comedy 1827 Agnolo Brunelleschi Attacked by a Six-Footed Serpent National Gallery of VictoriaAgnolo Brunelleschi attaqué par un serpent à six pieds
Blake, 1827, National Gallery of Victoria

Dans le chant XXV des Enfers, Cianfa de Donati, sous l’apparence d’un serpent à six pattes, attaque le voleur florentin Agnolo Brunelleschi et leurs deux corps se confondent en un seul.

La main droite aux doigts écartés vers le bas est comme celle de Dante (en rouge devant Virgile), du côté des vivants. Tandis que la main gauche tournée vers le haut, exprime la même terreur que les deux autres damnés.

Celui qui est vu de face, aux traits féminins, est probablement Buoso degli Abati, qui va être mordu au nombril par un serpent et se transformer lui-aussi. Le troisième est Puccio Scanciato, qui échappera à la métamorphose. La vue de dos sert ici d’élément différenciateur au service de la narration, et joue le rôle symbolique de protection contre la morsure du serpent.


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Jérusalem The Emanation of The Giant Albion

Blake a travaillé à cette oeuvre immense entre 1804 et 1820. Les planches, difficiles à interpréter, font l’objet de débats entre spécialistes. J’ai suivi ici les interprétations de l’ouvrage de référence d’Erdman [35]. Les images sont celles de la version E, du Yale Center for British Art, imprimée en 1821.


Blake Jerusalem The Emanation of The Giant Albion Copy E (Printed c. 1821) p18 From every-one of the Four RegionsVala et Jérusalem, planche 18

Un homme ailé couronné de lys, vu de dos, s’oppose à une femme ailée vue de face, couronnée de roses. Ils tiennent un couple plus petit, composé d’une femme vue de dos embrassant un homme vue de face. Chaque figure ailée soutient donc le sexe opposé, sou un croissant de lune qui s’inverse. Cette imbrication complexe de deux figure come fratelli illustre la phrase : « Car Vala a produit les corps, Jérusalem a donné les âmes ».

Si la figure suit l’ordre du texte, le couple interne représente le corps (féminin) et l’âme (masculine) et les figures externes Vala (masculin) et Jérusalem (féminine). Ce qui est cohérent avec un passage de la page suivante :

« Il trouva Jérusalem sur les rives de sa Cité, reposant doucement dans les bras de Vala, s’assimilant avec lui, Vala, le lys de Havilah ».


Blake Jerusalem The Emanation of The Giant Albion Copy E (Printed c. 1821) p19 dancing daughtersplanche 19 Blake Jerusalem The Emanation of The Giant Albion Copy E (Printed c. 1821) p21Hand poursuivant les filles d’Albion Cordelia, Sabrina et Conwenna, planche 21

Ces deux planches forment probablement pendant.

En haut de la première, trois femmes au cheveux longs et un homme forment une chaîne de figure come fratelli, symétriques par rapport au centre : ainsi l’homme en queue de chaîne apparait comme le recto de la femme qui mène la danse.

En bas de la seconde, le mouvement s’est arrêté et la différenciation sexuelle s’est opérée : les trois femmes à la chair pâle forment une masse unique, soumise aux coups de fouet de Hand.


Blake Jerusalem The Emanation of The Giant Albion Copy E (Printed c. 1821) p46 Leaning against the pillars.Leaning against the pillars, Planche 46 Blake Jerusalem The Emanation of The Giant Albion Copy E (Printed c. 1821) p81« I have mockd those…. », Planche 81

Dans la première planche, Vala, à côté de l’église Saint Paul, prépare un voile pour envelopper la nudité de Jérusalem et de ses trois filles, à côté de l’Abbaye de Westminster. La vue de dos de Vala, qui cache ainsi son sexe masculin, est cohérente avec celle de la planche 18.

Beaucoup plus loin dans le texte, la même composition confronte cette fois Gwendolen à sa soeur Cambel, accompagnée des dix autres filles d’Albion. Gwendolen cache un « objet mensonger » dans sa main gauche (un pomme ?) et montre de l’autre un texte en écriture miroir :

Au Ciel, la seule manière de vivre
C’est oublier et pardonner
Surtout à la Femelle

In Heaven the only Art of Living
Is Forgetting & Forgiving
Especially to the Female

Ce message « officiel » est amendé par une seconde partie, cachée dans l’ombre :

Mais si sur Terre tu pardonnes
Tu ne trouveras pas où vivre.

But if you on Earth Forgive
You shall not find where to Live

Encore une fois chez Blake, la figure vue de dos, aux cheveux sagement tressés, représente la Vertu, face à l’impudicité de la femelle vue de face.


Blake Jerusalem The Emanation of The Giant Albion Copy E (Printed c. 1821) p69 Then all the Males.Then all the Males, planche 69

« Une orgie de torture explose au bas de cette page. Sous une lune mince et quatre étoiles tombantes, de tailles très inégales, deux filles ivres brandissent des couteaux au-dessus d’une victime abasourdie dont les poignets sont menottés. Les prêtresses nues portent les scalps d’autres victimes pendant à leurs poignets gauches. L’une tient « l’image sombre d’un visage écorché » (W) dans sa main gauche. » ([35], p 348).

L’autre, vue de face, tient dans la même main une coupe, offert en libation à un dolmen et un menhir.

Les figure come fratelli servent ici à apparier les deux couteaux, et les deux offrandes (la face écorchée et la coupe de sang). La femme vue de face, au sexe ouvert, est délibérément placée du côté du menhir phallique (on sait que Blake avait dessiné toute une oeuvre érotique, que son épouse a détruite à sa mort).


Blake Jerusalem The Emanation of The Giant Albion Copy E (Printed c. 1821) p75 And Rahab Babylon the GreatTirzah et Rahab embrassant les dragons, Planche 75 Blake Jerusalem The Emanation of The Giant Albion Copy E (Printed c. 1821) p76 Albion before ChristAlbion devant le Christ crucifié sur l’arbre de la connaissance du Bien et du Mal, Planche 76

Tizah et Rahab sont deux femmes bibliques que Blake a détournées pour en faire des figures négatives, synonymes d’asservissement [36]. L’une utilise la fausse pudeur pour arriver à ses fins, l’autre est une prostituée flamboyante, mais toutes les deux sont des dragons. Rien ne les distingue dans l’image, sinon la vue de dos et la vue de face.

Dans la planche suivante, le recto-verso est utilisé à nouveau pour figurer l’égalité de deux figures, positives cette fois. Albion s’identifie au Christ, tandis que le soleil naturel se couche à gauche pour laisser place, au centre, au soleil au zénith de l’Imagination.


William Blake 1804 Jerusalem Plate 100 (Bentley Copy E)Los entre deux deux de ses formes, Planche 100

Los le forgeron est vu de face, entre deux personnages vus de dos : la femme de droite, dans une ambiance nocturne, est l’« émanation » de Los, Enitharmon. L’homme de gauche, dans une ambiance solaire, est probablement Urthona, la contrepartie masculine de Enitharmon, dont Los est la forme déchue.

Les figure come fratelli sont ici utilisées pour signifier l’identité entre Los et ses deux transformations.



Chez László Hegedűs

Hegedűs László 1899 Kain and Abel Hungarian National Gallery
Caïn et Abel
László Hegedűs, 1899, Hungarian National Gallery, Budapest

En général le couple est traité de manière dissymétrique, Caïn debout dominant Abel allongé. Hegedűs est le seul à les représenter par des figure come fratelli : Caïn est identifié par sa chevelure rousse et par la fumée de son sacrifice dirigée vers le bas, puisque refusé par Dieu. Nous sommes donc non pas au moment du meurtre, mais au moment où la jalousie s’empare de Caïn. La vue de dos, bras et jambes serrées comme les troncs de l’arrière-plan, est ici synonyme de violence obtuse.


Hegedűs László 1890-1911 Hercule a la croisee des chemins coll partLe choix d’Hercule, 1890-1911, collection particulière

A l’inverse, la vue de dos, avec son voile pudique, représente ici la Vertu ; la vue de face, associée à la rousseur de la femme fatale et aux fleurs du chemin facile, le Vice.


Hegedűs László 1909 Sur la voie étroite Coll partSur la voie étroite, 1909, collection particulière

Dans le même ordre d’idée, le héros voit ici son chemin barré par une vue de dos écarlate, tandis que quatre autres femmes l’entourent et lui proposent leurs faveurs.



Chez Eugène Laermans

Eugene Laermans 1899 Perversite coll partiPerversité, Eugène Laermans, 1899, collection particulière

Ce triptyque fait partie d’une série de six huiles réalisées la même année, sous l’influence des Fleurs du Mal de Baudelaire. En voici la description par Eggermont [36a] :

« Le panneau central du triptyque affronte, debout sur un socle, entourées de la multitude de squelettes, deux femmes nues. L’une triomphe. Déjà la supplantée écarte ses bras aux mains crochues, sa tête diabolique se rejette en arrière. Elle est maigre et efflanquée. Elle perd l’équilibre et, bientôt, tombée du piédestal, elle deviendra squelette parmi les squelettes. La pleine lune ajoute sa clarté aux lueurs de l’incendie. La femme rouge, victorieuse, trône sur le socle des panneaux latéraux, dominant les roseaux, les gibets et les croix. A ses pieds se couchent tantôt le cochon, tantôt le bouc. Des oiseaux noirs traversent le ciel. »

Si l’on en croit les animaux emblématiques et les sources lumineuses, le Recto est pornographique et terrestre (le porc sur fond d’incendie) tandis que le Verso est satanique et céleste (le bouc sous le croissant). Au centre, leur combat est cosmique : l’urne enflammée est supplantée par le soleil rougeoyant.

La Perversité consiste donc en ce combat du même avec le même, le Recto attaqué par le Verso, lequel à la fin reste seul, contemplant une mer vide.



Chez Franz von Stück


Les danseuses serpentines

Franz-Von-Stuck 1896 -Dancers-coll part1896, collection particulière Franz-Von-Stuck 1898 Dancers-Salle de Musique Villa Von Stuck photo dalbera1898, Salle de Musique, Villa Von Stuck (photo dalbera)

Franz Von Stuck, Danseuses

Dans le style art nouveau impulsé par la Sécession de Munich, Von Stuck rhabille le vieux couple de bacchantes endiablées (voir 1 Les figure comme fratelli : généralités) avec la robe serpentine de la danseuse à la mode, Loïe Fuller. La brune sérieuse, qui montre sa croupe fait pendant à la rousse joyeuse, qui montre sa poitrine, de sorte que tout le monde est content.

La version en bas-relief, qui décore plusieurs pièces la Villa von Stuck, retravaille le motif en style grécoromain, et sera largement diffusé par des plâtres ou des bronzes.


Franz von Stusck 1897 18 septembre Jugend18 septembre 1897 Franz von Stusck Jugend 1898 1 octobre1 octobre 1898

Franz von Stuck, Couverture de Jugend

La promotion est assurée par la couverture de Jugend, où c’est désormais la rousse qui fait la gueule, face à une brune exubérante.

L’année suivante, Stuck reprend l’idée des figure come fratelli dans une composition « art and craft », qui montre la Peinture et l’Art décoratif partageant les mêmes lauriers.


Une flagellation détournée

Flagellation 1496 ca Durer Albertina PassionFlagellation, (Passion Albertina) Dürer, vers 1496, Albertina, Vienne Franz-Von-Stuck 1907 The Duel frye art museumLe Duel, Franz Von Stuck, 1907, Frye art museum

Dix ans plus tard, Von Stuck transpose la plus symétrique des Flagellations de Dürer en une scène de genre à l’espagnole, où deux prétendants se défient au couteau dans une salle voûtée. Comme souvent chez les symbolistes germaniques, le tragique flirte délibérément avec le comique. Le schématisme des figure come fratelli vient à l’appui de cette esthétique « coup de poing ». Souriant devant sa colonne, la femme fatale ajoute, pour les connaisseurs, un zeste de profanation christique.


Un combat amélioré

Franz-Von-Stuck 1908 Medusa Galleria di Ca Pesaro Venise
Medusa
Franz Von Stuck, 1908, Galleria di Ca Pesaro, Venise

Le thème des lutteurs à l’épée est efficacement mélangé avec celui de la Gorgone qui paralyse. Les figure come fratelli permettent de superposer, au centre, la main droite qui tient la tête et celle qui lâche le glaive.


Franz-Von-Stuck 1928 The Temptation of St. Antony coll part
La Tentation de Saint Antoine
Franz Von Stuck, 1928, collection particulière

Von Stuck revient une dernière fois aux figure come fratelli en coinçant un Saint Antoine en bure entre une rousse et une brune en déshabillé de velours. Comme dans Le duel, le côté primaire de la formule sert l’outrance du propos.



Chez Georgette Agutte


Georgette Agutte 1910 ca No3 Lutteuses fibrociment Musée de l’Hôtel-Dieu Mantes-la-JolieLutteuses
Georgette Agutte, vers 1910, penture sur fibrociment, Musée de l’Hôtel-Dieu, Mantes-la-Jolie

Georgette avait commencé par la sculpture, en tant qu’élève de Louis Schroeder. Devenue peintre, elle invente vers 1910 la peinture sur fibrociment, dans une série de trois tableaux de nus féminins [37]. Le troisième, très symétrique, renoue avec l’origine sculpturale des figure come fratelli.


Georgette Agutte 1911 Musee Paul Dini Villefranche sur SaoneDanseuses
Georgette Agutte, 1911, Musée Paul Dini, Villefranche sur Saöne

Dans la même veine, elle en vient naturellement à l’autre figure obligée, les Danseuses.


Georgette Agutte 1910-12 Les Femmes à la coupe d'oranges Musee de GrenobleLes Femmes à la coupe d’oranges
Georgette Agutte, 1910-12, Musée de Grenoble

De manière plus originale, elle féminise Adam dans cette transposition malicieuse du Péché originel.



Chez Alfons Walde

Connu pour ses paysages tyroliens, ce peintre a gardé pour son usage privée une production érotique dans laquelle abondent les figures recto-verso.

Vues recto-verso

1956 ca Les Soeurs Kessler photo Levin Sam alfons Walde 1919 ca Akt mit Haube coll priv superosition

Nu au bonnet
Alfons Walde, vers 1919, collection privée

Comme au tout début des figure come fratelli, les deux vues sont obtenues par décalque.


alfons Walde 1919 ca Nu biface vers 1919 recto coll part alfons Walde 1919 ca Nu biface verso coll part

Vers 1919, dessin biface, collection privée

Très influencé par Schiele , Alfons Walde est à ses débuts un adepte de l’érotisme du trait.


 

alfons Walde 1919 ca Femme aux bas biface recto coll part alfons Walde 1919 ca Femme aux bas biface verso coll part

Vers 1919, dessin biface, collection privée

Ici, le retournement achève le déshabillage.



alfons Walde 1922 Fünf Akte bei der Gymnastik coll partCinq nus à la gymastique
Alfons Walde, 1922, collection privée

Ces études servent d’alibi à une jouissance sous tous les angles.


Figures come fratelli

Alfons Walde 1919 ca Deux dames se deshabillant coll partDeux dames se déshabillant, vers 1919 Alfons Walde 1920 ca Tänzerinnen coll partDeux danseuses, vers 1920

Alfons Walde, collection privée

L’usure de la vue recto verso conduit mécaniquement vers la jouissance, non pas de deus points du vue sur une seule femme, mais de deux femmes sous un même point de vue.


Alfons Walde 1922 ca um Kirchweg coll partSur le chemin de l’Eglise (um Kirchweg), vers 1922 Alfons Walde 1935 ca um Kirchgang coll partEn allant à l’église (um Kirchgang), vers 1935

Alfons Walde, collection privée

C’est sans doute avec une secrète ironie que Walde rhabille ses figure come fratelli pour les envoyer à la messe.



v

Rêves d’hiver (Winterträume), 1925
Alfons Walde, collection privée

Elles commencer à émerger de la neige, sous un prétexte onirique…


 Alfons-Walde-1925-ca-Tanzende-im-SchneeDanseuses dans la neige (Tanzende im Schnee), vers 1925 Alfons Walde 1926 ca Badende im Schwarzsee COLL PARTBaigneuses dans le lac Noir (Badende im Schwarzsee), vers 1926

Alfons Walde, collection privée

…puis s’ébattent joyeusement à la patinoire ou au lac.


Alfons Walde Frühlingserwachen coll partRéveil printanier (Frühlingserwachen) Alfons Walde Lichtgestalten coll partFigures de lumière (Lichtgestalten)

Alfons Walde, date inconnue, collection privée

Les mêmes en version symboliste…


Alfons Walde 1928 Liebesspiel mit PeitscheJeu d’amour au fouet (Liebesspiel mit Peitsche), 1928 Alfons Walde 1935-50 Zwei strenge Damen coll partDeux femmes sévères (Zwei strenge Damen) 1935-50

Alfons Walde, collection privée

…ou en version flagellante.



Alfons Walde 1937 Erotische-Szene-mit-Badenden-Freikorperkultur coll partScène érotique avec des nudistes au bain (Erotische-Szene-mit-Badenden-Freikorperkultur)
Alfons Walde, 1937, collection privée

Terminons par ces doubles figure come fratelli, où le couple se prépare en vue de dos, puis triomphe en vue de face.



Plus récemment

1956 ca Les Soeurs Kessler photo Levin SamLes Soeurs Kessler
Vers 1956, photo de Sam Levin

 

Références :
[31] https://commons.wikimedia.org/wiki/Category:Milton_a_poem_in_2_books_-_Copy_D
[32] https://en.wikipedia.org/wiki/William_Blake%27s_illustrations_of_Paradise_Lost
[33] https://emuseum.huntington.org/objects/80/illustration-to-miltons-paradise-lost-satan-sin-and-de?ctx=60ade3bb045d4c38773490bcb097f44bb0dab455&idx=2
[35] David V.Erdman « The Illuminated Blake », 1974
[36] June Sturrock « BLAKE AND THE WOMEN OF THE BIBLE », Literature and Theology , March 1992, Vol. 6, No. 1 (March 1992), pp. 23-32 https://www.jstor.org/stable/23925234
[36a] A.Eggermont, La vie et l’oeuvre d’Eugène Laermans, Peintre pathétique des Paysans (1864-1940), Bruxelles, 1943
[37] https://www.lavieduvolant.org/2023/06/2-art-et-badminton-georgette-agutte-joueuses-de-volant.html#_ftn4

Le paragone chez Gérôme

18 novembre 2023
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Dans sa double carrière de peintre et de sculpteur, Gérôme n’a pas cessé de peindre des statues, dans les deux sens du terme : en les intégrant dans ses tableaux et en leur ajoutant une polychromie. Il est à ce titre reconnu comme un acteur majeur du paragone au XIXème siècle [1].

Variations sur Tanagra

Gerome_Tanagra_Salon de 1890 Musee orsay photogravure GoupilTanagra (photogravure Goupil)
Gérôme, 1890, Musée Orsay

Au Salon de 1890, Gérôme, un des artistes les plus connus au monde, fait sensation et scandale en exposant cette statue en marbre, recouverte d’une polychromie hyperréaliste (qui a pratiquement disparu aujourd’hui) [2].


Gerome 1890 Travail du marbre ou L'artiste sculptant Tanagra with Pygmalion and Galatea Dahesh Museum of Art New YorkTravail du marbre ou L’artiste sculptant Tanagra
Gérôme, 1890, Dahesh Museum of Art New York.

La même année, il livre cet autoportrait quelque peu déconcertant. Car Gérôme, comme beaucoup de sculpteurs de l’époque, faisait réaliser ses statues de marbre par des praticiens à partir d’un plâtre. Le titre laisse penser que c’est la statue finale qu’il a fait revenir dans l’atelier pour se réserver le travail le plus noble et le plus minutieux, la finition qui donne vie à la matière ; et que, dans un excès de scrupule, il a fait monter le modèle sur le plateau de la statue, afin de comparer le grain des cuisses.

Or personne ne polit du marbre à la spatule : c’est donc bien le travail du plâtre que Gérôme nous donne à voir, tout en nous disant l’inverse. Loin d’être un mensonge grossier , le titre est à comprendre comme la revendication du droit du Peintre à tromper. La mise en scène est calculée pour rendre équivalents le futur marbre, le présent plâtre, et la peau du modèle, tout comme la polychromie de la Tanagra rendait indiscernable marbre et chair.

A la fois sculpteur et peintre, c’est au second que Gérôme, par le titre du tableau, semble ici accorder la victoire, dans ce débat du paragone qu’il organise entre lui-même et lui-même.


Arguments pour le paragone (SCOOP !)

Gerome 1890 Travail du marbre ou L'artiste sculptant Tanagra schema
La statuette dansante, à droite sur le piédestal, est celle même que Gérôme mettra, en miniature, dans la main de sa Tanagra grandeur nature. On remarquera que, pour le tableau, la statue a probablement été recopiée d’après la photographie Goupil : manière d’impliquer dans le débat séculaire un tout nouvel acteur : le photographe.

Tandis que les traits jaunes illustrent la capacité du Sculpteur à réduire ou augmenter la taille à l’identique, les traits bleus non parallèles, qui prouvent que le plâtre n’est pas un simple décalque du modèle, magnifient la spécialité du Peintre : traduire le volume par la perspective.



Gerome 1890 Travail du marbre ou L'artiste sculptant Tanagra detail mains
Les gants en peau de chamois sont une trouvaille magistrale, suggérant à la fois :

  • la délicatesse du toucher ;
  • le fini de la statue , et la douceur de son grain ;
  • l’isolement supérieur de l’Artiste, dont la peau ne touche ni celle de sa Créature, ni celle de son Modèle.



Gerome 1890 Travail du marbre ou L'artiste sculptant Tanagra detail
Des deux mains gantées, l’oeil passe au bras gauche de la statue, puis au buste du modèle. Il prend alors conscience d’une nouvelle astuce de cette composition à tiroirs : le point de vue choisi fait que le bras gauche de la statue vient se greffer visuellement là où se trouverait le bras droit du modèle.

Gérôme-peintre réalise sous nos yeux un tour de force que Gérôme-sculpteur ne peut qu’approcher : une chimère plâtre-chair.



Gerome 1890 Travail du marbre ou L'artiste sculptant Tanagra detail 2
En élargissant encore le champ de vision, l’oeil s’intéresse au tableau dans le tableau, une autocitation du Pygmalion et Galathée peint par Gérôme la même année 1890 : mythe incontournable pour un artiste passionné par le paragone. On distingue de gauche à droite :

  • le sculpteur,
  • sa statue de marbre en train de prendre vie
  • en guise de deus ex machina, un Cupidon en vol (envoyé par Vénus pour exaucer le souhait de Pygmalion).

Autrement dit l’écho même de la composition principale :

  • Gérôme
  • la figure double marbre et chair
  • la figurine joueuse en mouvement.

Gerome 1890 Travail du marbre ou L'artiste sculptant Tanagra with Pygmalion and Galatea Dahesh Museum of Art New YorkTravail du marbre ou L’artiste sculptant Tanagra, Gérôme, 1890, Dahesh Museum of Art New York. Gerome 1894 L'artiste et son modele, Haggin Museum StocktonL’artiste et son modèle, Gérôme, 1894, Haggin Museum, Stockton

La copie de 1894, quasi identique, mis à part quelques bibelots supplémentaires, a pour principal intérêt de montrer à l’arrière-plan un tableau différent :
Gerome 1890 Pygmalion and Galatea detail fond
Non seulement Pygmalion est passé à droite de Galathée, mais celle-ci est maintenant vue de dos. Ces deux versions recto et verso sont des peintures de Gérôme qui ont réellement existé, nous y reviendrons plus loin.



Le recto-verso comme procédé (SCOOP !)

La pose « Phryné »

Mariette (Marie-Christine Roux) Nadar 1855, Wilson Centre for PhotographyMariette (Marie-Christine Roux) , 1855, Wilson Centre for Photography [3] Gerome_Phryne_revealed_before_the_Areopagus_1861-Kunsthalle-HambourgGérôme, Phryné dévoilée devant l’Aréopage 1861, Kunsthalle, Hambourg

Pour réaliser ce tableau, Gérôme avait commandé à Nadar un tirage de sa photographie de Marie-Christine Roux, un modèle connu que lui-même employait parfois. Malgré les idéalisations qui s’imposaient (suppression des poils, oeil timide exprimant la honte), le nu fut jugé scandaleux et fit la réputation du tableau, deux ans avant le Déjeuner sur l’herbe de Manet.


Gerome 1890 la naissance de venus-(l'Etoile) coll partGérôme, La naissance de Vénus (l’Etoile), 1890, collection privée Gerome dans son atelier 1891Gérôme dans son atelier, 1891

Dans cette photographie très composée, Gérôme se met en scène dans une reprise de sa pose fétiche, cette fois vue de dos. Cette ‘Phrynée » de chair, mais inversée, fait système avec le « tableau dans la photographie », la Vénus vue de face qu’il venait d’achever.

Pour Jean-François Corpataux ([4], p 149), il s’agirait d’un jeu érudit et auto-promoteur, dans lequel Gérôme se met à la place du célèbre peintre Apelle. Car Phryné, selon un texte antique d’Athénée, ne se montrait jamais nue sauf le jour des Saturnales « laissant flotter sa chevelure, sans aucun noeud, pour entrer dans la mer. Ce fut à cet instant que le peintre Apelle la considéra toute nue pour faire sa Vénus sortant des ondes. »

On peut aussi y voir, dans cette année 1890 qui marque l’apogée des réflexions de Gérôme sur le paragone, une nouvelle pièce versée au débat sur la concurrence des Arts, cette fois entre peinture et photographie. A la fois peintre et sculpteur, Gérôme ne pouvait être que fasciné par les possibilités du nouveau mode d’expression.


Gerome Vente d'esclaves a Rome 1884 Ermitage1884, Ermitage Gerome,_Vente_d'esclaves_à_Rome,_1886 Walters Art Gallery Baltimore1886, Walters Art Gallery Baltimore

Gérôme, Vente d’esclaves à Rome

L’arrière-plan théorique mis à part, les variations recto-verso étaient aussi un procédé commode pour ruser avec les répétions, inévitables dans cette production prolifique. D’autant que, aux yeux de ceux qui s’en rendaient compte, elles rehaussaient le prestige d’un peintre-sculpteur capable d’imaginer, en trois dimensions, une scène sous tous les angles.


Gerome,_Phryne_revealed_before_the_Areopagus_(1861) Kunsthalle Hambourg detailPhryné dévoilée devant l’Aréopage, 1861 (détail) gerome 1886 La fin de la pose coll priveeLa fin de la pose, 1886, collection privée

Le procédé de l’inversion recto-verso, combiné avec l’autocitation, devient ici une véritable méthode de composition :

  • le vieux grec assis dans l’ombre est remplacé par le sculpteur en pleine lumière ;
  • celui qui dévoile, vu de face, s’inverse dans celle qui voile, vue de dos ;
  • la fille à la chair marmoréenne, qui n’avait que son coude pour tenter de se protéger, devient une statue d’argile, au visage caché par le drap.



Gerome,_Phryne_revealed_before_the_Areopagus_(1861) Kunsthalle Hambourg detail 2
Ce voile qui protège l’une vient en contrepoint de celui qu’on arrache à l’autre, profanant la Beauté (voir l’agrafe qui vole et l’écharpe tombée par terre, avec le mot ΚΑΛΗ). Si les deux carrés de marbre, blanc et noir, symbolisent l’issue du jugement de Phryné, alors les vieillards diversement lubriques se placent du côté de l’acquittement, tandis que Gérôme, avec sa signature, se place du côté de la condamnation. Comme le remarque Sarah J.Lippert [3a], il y a probablement là une prise de position contre le nu académique, égrillard sous l’alibi de la Beauté, que Gérôme assimile ici à une sorte de déshabillage en public.

Vingt cinq ans plus tard, dans La fin de la pose, sa maîtrise du paragone lui permet de proposer des nus qui échappent à l’exhibitionnisme, et donnent plutôt à voir les conditions de réalisation de l’oeuvre.

D’une certaine manière, Phryné ou la Peinture est vengée par Omphale ou la Sculpture (nous reviendrons plus loin sur cette statue emblématique).



Gérôme et trois fantasmes du sculpteur

Le sculpteur comme gladiateur

jean-leon-gerome-orsay-photo-gladiateurs 1878
Jean-Léon Gérôme et le Gladiateur, 1878

En 1878, Gérôme, peintre au sommet de la reconnaissance et des honneurs, remet tout en cause et repart à zéro dans une nouvelle carrière : celle de sculpteur. Le sujet du Gladiateur triomphant est à la fois une autocitation (ses tableaux sur le sujet sont célèbres) et une provocation : le gladiateur, c’est évidemment lui-même, se proclamant d’emblée vainqueur de ce nouveau combat.

Minuscule et en contrebas, mais rehaussé par sa place d’honneur, il se présente en Créateur qui contrôle sa Créature, tel David vainqueur de Goliath.


Goltzius 1592 Hercule Farnese METHercule Farnese, Goltzius, 1592, MET

Dans sa célèbre gravure, Goltzius montre l’effet inverse, en plaçant les deux touristes à droite, en position d’humilité, écrasés par la splendeur antique.


Aime Morot 1909 Gerome executant les Gladiateurs-musee orsayGérôme exécutant les Gladiateurs
Aimé Morot, 1909, Musée d’Orsay

Pour le monument à Gérôme, son gendre Aimé Morot retiendra la même disposition flatteuse (on notera l’humour involontaire du titre).


Du pinceau au marteau

Passer de la Peinture à la Sculpture était, au XIXème siècle, exceptionnel, paradoxal, et quasiment contre-nature, ainsi que le note avec emphase Jules Clarétie :

« Oui, cette même main qui maniait le blaireau avec tant de finesse allait, par grandes masses, pétrir la glaise, et, à côté de ses travaux nombreux et des plus intéressants, tous soignés et achevés, dans cette facture lisse qui fait songer parfois à la peinture à porcelaine, mais magistrale et toujours souveraine, Gérôme devait offrir au public un groupe admirable, et ce combat de Gladiateurs, que M. Gérôme exposait comme sculpteur, emportait l’admiration avec sa facture puissante et mâle. » Jules Clarétie [5].

Dans une étude pénétrante, Matthias Krüger souligne le caractère radical de cette évolution, équivalente à une sorte de transition de sexe :

« Devant l’évidente autoréflexivité de la statue d’Omphale de Gérôme, on peut se demander si l’artiste faisait un parallèle entre le fait qu’il devienne sculpteur et qu’Omphale assume le rôle d’Hercule, entre le fait qu’il troque la brosse en blaireau contre le ciseau et qu’elle échange la quenouille contre le gourdin. Rappelons à ce point que Gérôme lui-même comparait le fini à « des travaux d’aiguille et broderie et travaux de dames ». Ainsi, les essais sculpturaux de Gérôme peuvent être interprétés comme une tentative de se dissocier de l’image d’un « blaireauteur ». «  Matthias Krüger ([6], p 57)


Le sculpteur, entre Hercule et Omphale

Gerome Omphale 1887 Musee Georges Garret Vesoul face Gerome Omphale 1887 Musee Georges Garret Vesoul dos

Omphale
Gérôme, 1887, Musée Georges Garret, Vesoul

Au Salon de 1887, Gérôme a gagné son pari : reconnu comme un grand sculpteur, il transforme l’Hercule de Goltzius en cette femme puissante, paradigme de l’inversion des sexes (voir Pendants avec couple pour Rodolphe II) : en prenant possession de sa massue et de sa peau de lion, Omphale a transformé Hercule en esclave, juste bon à filer la laine.

Gérôme ne montre pas Hercule, mais l’évoque de deux manières :

  • le petit Cupidon aux yeux bandés, rencogné sous la peau du lion : officiellement, l’Amour aveugle, officieusement Hercule nanifié et infantilisé, renvoyé sous la jupe de la Femme ;
  • la balle qu’Omphale cache dans son dos : ce n’est pas la pomme de Vénus, mais bien sûr la pelote d’Hercule, résultat insignifiant de son nouveau travail.

La massue, instrument de frappe au repos, évoque la masse du sculpteur, une fois son oeuvre achevée. Tenue à équidistance par les deux protagonistes, elle ne nous dit pas à qui Gérôme s’identifie : à l’enfant aveuglé ou à la femme forte ?

Une série de photographies très étrange va nous permettre de trancher.


La série de Louis Bonnard

Louis Bonnard, Jean-Leon Gerome dans son atelier avec son modele Emma Dupont et la statue Omphale de dos, 1887 coll privee A Louis Bonnard, Jean-Leon Gerome dans son atelier avec son modele Emma Dupont et la statue Omphale de dos 1887 coll privee B

Le Peintre et Sculpteur Jean-Léon Gérôme dans son atelier avec son modèle Emma Dupont et la statue Omphale, Photographies de Louis Bonnard, 1887, collection privée

Parmi les cinq photographies prises par Bonnard, ces deux sont clairement une autocitation de « La fin de la pose ». Au delà de l’aspect promotionnel, leur confrontation quasi stéréoscopique produit un effet d’étrangeté, qui en dit long sur Gérôme et ses trucs.

Comme le remarque Stoichita ([7], p 167), le point de vue choisi transforme la modeste statue (1,32 m) en une superwoman, qui écrase par sa taille le couple des personnages vivants. Les oppositions entre eux (homme et femme, habillé et nu, assis et debout, âgé et jeune, artiste et modèle, créateur et créature) développent celles internes au groupe sculpté (femme adulte dominante et jeune garçon dominé).

D’une photographie à l’autre, le poêle se dévoile, le socle de la statue pivote et la modèle se retourne : seul Gérôme, ordonnateur de ces transformations, demeure imperturbable.

Tandis que tournent avec le socle les instruments du sculpteur, le véritable outil de Gérôme, reste immuable : c’est l’appareil photo, en hors champ.

D’une certaine manière, du point de vue du paragone, ce nouvel outil est une manière de clôturer le débat : composées comme des peintures, ces deux photographies sont une manière de prendre en sandwich la sculpture et de la réduire à un recto-verso.


Louis Bonnard, Jean-Leon Gerome dans son atelier avec son modele Emma Dupont et la statue Omphale de dos 1887 coll privee C Louis Bonnard, Jean-Leon Gerome dans son atelier avec son modele Emma Dupont et la statue Omphale de dos 1887 coll privee D

En deux temps, Emma s’écarte de l’oeuvre, puis s’éclipse. Le rideau, disposé comme un dais, place la statue sous une gloire éternelle, tandis que la charnière du paravent désigne le prochain vivant à disparaître.


Louis Bonnard, la statue Omphale 1887 BNF

Dans la dernière photographie de la série, Gérôme s’éclipse à son tour, laissant à gauche derrière la table une trace fantomatique (Stochita pense qu’il s’agit d’un effet délibéré, exploitant la pose longue). Le dais de gloire a disparu et la charnière du parapet place sous la menace du Temps, désormais, le groupe sculpté.

Les vivants disparus se sont incarnés chacun dans son propre fantasme : l’artiste dans la Femme toute puissante, le modèle dans l’Enfant aux yeux bandés, qui ne parle ni ne voit.

Cette série de photographies très composée fait de cette oeuvre fétiche, que Gérôme ne vendra jamais. une sorte de testament artistique.

Plus il avance dans sa carrière, plus se libère sa dimension dalinienne : mercantile, innovateur, réactionnaire, et metteur en scène de fantasmes que ses contemporains percevaient parfaitement, même s’il était déplacé d’en parler.



Le sculpteur comme Pygmalion

Gerome 1892 Pygmalion et Galathee front coll priv
Pygmalion et Galathée (vue de face)
Gérôme, 1892, collection privée

M. Thévoz [8] a souligné le caractère paradoxal du sujet :

« Cette image onirique doit être interprétée selon la logique du rêve, précisément, et selon le principe de la réversibilité. En effet, il suffit d’inverser la genèse de la sculpture et de sa miraculeuse animation pour rétablir la vérité latente que ce thème a pour fonction de dissimuler, ou plus précisément d’invertir : l’artiste est voué non pas à donner vie au marbre, mais à marmoréiser la vie, à désincarner la femme, à geler le désir, à fixer l’équation de la beauté et de la mort »

Plus précisément, Jean-François Corpataux [4] a montré comment un détail du décor, le bouclier de Méduse, joue un rôle-clé dans cette scénographie :

« Par une mise en scène soigneusement élaborée, Gérôme semble vouloir démontrer la nécessite d’une pétrification du modèle d’atelier avant de pouvoir aspirer à son animation. Cette scène où se rencontrent la pétrification et l’animation par la présence de deux mythes antithétiques (Pygmalion et Méduse) est symptomatique de la démarche de Gérôme. Le bouclier contenant la Gorgone est déposé à même le sol contre la paroi, répondant ainsi à la partie encore (ou déjà) inanimée de la statue, tandis que l’angelot animateur est placé dans la partie supérieure où se situe précisément la partie déjà (ou encore) vivante de la statue. La pétrification et l’animation – deux instants discordants- semblent avoir lieu en même temps et démontrent à quel point Gérôme joue avec les notions de temporalité et d’instantané au sein de ses images, en les poussant ici au-delà des limites convenues »


Sous l’oeil de Cupidon (SCOOP !)

Gerome 1892 Pygmalion et Galathee front coll privPygmalion et Galathée (vue de face)
Gérôme, 1892, collection privée (Ackerman N°386)
Gerome 1890 Pygmalion_and_Galatea_ back METPygmalion et Galathée (vue de dos)
Gérôme, 1890, MET, New York (Ackerman N°385)

D’un tableau l’autre, le groupe sculpté, l’escabeau, le socle tournant et le marchepied pivotent d’un demi-tour. Autrement dit, l’autre tableau nous montre ce que voit le spectateur du fond, le Cupidon en vol : sa flèche, emblème du pouvoir d’animation de l’Amour, est donc aussi celui du Regard, capable de donner vie pourvu qu’il soit jeté de plusieurs angles.

De la même manière que Gérôme restait le seul point fixe dans la série de photographies de Louis Bonnard, c’est ici son marteau, isolé au premier plan, qui échappe aux transformations.


Gerome 1890 Pygmalion et Galathee front coll privPygmalion et Galathée (de face), esquisse à l’huile
Gérôme, 1890, collection privée (Ackerman, N°388)

Mentionnons pour mémoire cette version avec Galathée vue de face, sans Cupidon. On sait que d’autres versions ont existé [9].


Pygmalion_and_Galatea, Jean_Leon_Gereme_Hearst_Castle San SimeonPygmalion et Galathée,
Gérôme, Hearst Castle, San Simeon

Toutes ces variantes ont été facilitées par l’existence du modèle en plâtre (probablement antérieur aux peintures, selon l’usage de Gérôme) puis par la statue en marbre [10], mais les spécialistes ne s’accordent pas sur le chronologie précise de ces déclinaisons.



L’exploitation du paragone

Gerome, 1893 La peinture donne vie a la sculpture Galerie d'art de TorontoLa peinture donne vie à la sculpture (Sculpturae vitam insufflat pictura)
Jean-Léon Gérôme, 1893. Galerie d’art de Toronto

Le titre montre bien comment Gérôme, dans sa dernière période, exploite le thème du paragone comme marque de fabrique, tel Dali les montres molles. Tout comme Dali, il assume les critiques et les retourne en points d’honneur :

  • mercantilisme (production en série, promotion pour sa statuette dansante) ;
  • innovation esthétique (polychromie pour les statues) ;
  • conservatisme (les femmes-peintres sont juste bonnes pour colorier) [11] ;
  • dimension fantasmatique : après le Peintre, après le Sculpteur, Gérôme trouve enfin son incarnation idéale, en Femme qui peint des sculptures.

Sous la joueuse

Joueuse de boules ou Danseuses aux trois masques, coll privCollection privée Gerome, Joueuse de boules ou Danseuses aux trois masques, Musee des Beaux-Arts de CaenMusée des Beaux Arts, Caen

La joueuse de boules, 1902

Pour son avant-dernière sculpture, Gérôme, âgé de soixante dix huit ans, reprend le détail de la balle cachée dans le dos d’Omphale et l’impose comme sujet central : il s’agit maintenant d’un jeu supposément antique, consistant à viser avec des balles les bouches grandes ouvertes de masques posés sur le sol.


Satyr_looking_at_his_tail Galleria dei Candelabri Museo Pio-ClementinoSatyre regardant sa propre queue, Galleria dei Candelabri, Museo Pio-Clementino, Vatican

Sous prétexte de pasticher une statue antique au titre symboliquement vertigineux, Gérôme invente une nouvelle femme forte, dont l’amusement consiste à piétiner et gaver des orifices masculins.

Du point de vue du paragone, cette statue toute en torsion constitue une sorte de pat, n’ayant à proprement parler ni recto ni verso.


Autoportrait avec La joueuse de boules, Gérôme, 1904, Musée Georges Garret, VesoulAutoportrait avec La joueuse de boules, Gérôme, 1904, Musée Georges Garret, Vesoul

Dans son dernier autoportrait, resté inachevé, Gérôme se représente enfin en position d’humilité, à droite et en contrebas de son dernier et plus parfait fantasme : sous sa Géante recouverte de cire, imitant la chair à la perfection, il se livre à l’activité féminine de colorier le troisième masque, celui dont la joueuse, sans même regarder derrière elle, va clouer définitivement le bec.

Joueuse de boules ou Danseuses aux trois masques, visage Joueuse de boules ou Danseuses aux trois masques visages

A l’extrême fin de son existence et au tout début du nouveau siècle, il semble que Gérôme anticipe brillamment les fantasmes du recto-verso qui suivront :

dali jeune-vierge-autosodomisee-par-les-cornes-de-sa-propre-chastete-1954Jeune Vierge autosodomisée par les cornes de sa propre chasteté,
Dali, 1954, Collection privée
Poupee Bellmer 1936 METPoupée, Bellmer, 1936, MET

(Sur le tableau de Dali, voir Les variantes habillé-déshabillé (version moins chaste))



Références :
[1] Sarah Lippert « Jean-Léon Gérôme and Polychrome Sculpture: Reconstructing the Artist’s Hierarchy of the Arts » 2014, Dix-Neuf 18, issue 1 https://www.academia.edu/37865635/Jean_L%C3%A9on_G%C3%A9r%C3%B4me_and_Polychrome_Sculpture_Reconstructing_the_Artists_Hierarchy_of_the_Arts
[2] https://fr.wikipedia.org/wiki/Tanagra_(statue)
[3] https://varioussmallfires.co.uk/tag/nadar/
[3a] Sarah J.Lippert « The Paragone in Nineteenth-Century Art » , p 186
[4] Jean-François Corpataux « Phryné, Vénus et Galatée dans l’atelier de Jean-Léon Gérôme « Artibus et Historiae » Vol. 30, No. 59 (2009), https://www.jstor.org/stable/40343670
[5] Jules Claretie, Peintres et sculpteurs contemporains (Paris: Librairie des Bibliophiles, 1884), p 77
[6] Matthias Krüger « Jean-Léon Gérôme, His badger and his Studio » dans « Hiding making – showing creation: the studio from turner to Tacita Dean » publié par Ann-Sophie Lehmann, Sandra Kisters, Rachel Esner, p 43 https://books.google.fr/books?id=ztAjAwAAQBAJ&pg=PA43#v=onepage&q&f=false
[7] Stoichita « L’effet Pygmalion: pour une anthropologie historique des simulacres » p 237-259
[8] M. Thévoz « L’académisme et ses fantasmes. Le réalisme imaginaire de Charles Gleyre », Paris, 1980
[9] https://www.metmuseum.org/art/collection/search/436483
[10] Annoncée par Gérôme dans une lettre à Fanny Field Hering de Janvier 1891
[11] Dans une étude intéressante, mais qui omet le côté « dalinien » de la dernière période, Susan Waller interprète les derniers autoportraits comme des tentatives de réaffirmation de Gérôme, dépassé par les innovations esthétiques et sociales :
Susan Waller, “Fin de partie: A Group of Self-Portraits by Jean-Léon Gérôme,” Nineteenth-Century Art Worldwide 9, no. 1 (Spring 2010), http://www.19thc-artworldwide.org/spring10/group-of-self-portraits-by-gerome

Le paragone chez Burne-Jones

17 novembre 2023
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Bien que Burne-Jones n’ait pas laissé d’écrit théorique sur le paragone, il en a assimilé la problématique, qui transparaît dans plusieurs de ses oeuvres.

Le paragone dans les deux séries « Pygmalion et Galatée »

Le projet d’illustrations avorté

En 1867, Burne-Jones réalise une série de douze croquis sur l’histoire de Pygmalion, parmi ceux destinés à illustrer le cycle de poèmes de son ami Morris, le Paradis Terrestre. Certains de ces croquis s’inspirent d’illustrations du Roman de la Rose, d’après un manuscrit que les deux amis avaient consulté, lors de leurs études, à la Bodleian Library.


The_Heart_Desires 1867 Bodleian Library MS. Douce 195 fol 116vNature fait son deul (s’attriste)
Bodleian, MS. Douce 195 fol 116v
The_Heart_Desires 1867 etude Birmingham museumBurne Jones, Croquis préparatoire, 1867, Birmingham museum

La miniature conclut un long passage où Nature se lamente de toujours devoir refaire son ouvrage contre la Mort, et ouvre un chapitre où sont énumérés les plus grands artistes, qui ne peuvent rivaliser avec elle :

Tous ils n’y sauraient rien entendre,
Ni Pygmalion la tailler.
En vain se pourrait travailler
Parrhasius; et même Appelle,
Que pourtant bon peintre j’appelle [1]

Les cinq statuettes nues posées sur un autel illustrent en particulier l’impuissance de Zeuxis à rivaliser avec Nature (il est ici considéré comme un sculpteur) :

Un jour donc il prit pour modèles
Cinq jeunes filles les plus belles
Qu’en tout le monde on pût trouver,
Pour ses traits au temple graver.
Elles se sont tretoutes nues
Tout debout devant lui tenues,
Afin qu’il pût les observer
Et voir s’il leur pourrait trouver
…. quelque défaut
Sur les membres, le corps, la peau.
Mais cependant rien ne put faire
Zeuxis, si bien sût-il pourtraire.

Dans son croquis, Burne-Jones ajoute deux bas-reliefs que Zeuxis vient de graver, et transforme les cinq statuettes sur l’autel en cinq statues grandeur nature sur un piédestal (deux hommes, une femme nue, une femme habillée, un chien). Pour exprimer l’impuissance de l’artiste à atteindre à la perfection du vivant, il nous montre, à l’extérieur du temple, les mêmes personnages en mouvement.


The_Hand_Refrains 1867 Bodleian Library MS. Douce 195 fol 149rPygmalion est surpris de la Beauté de l’image
Bodleian, MS. Douce 195 fol 149r
The_Hand_Refrains 1867 etude Birmingham museumBurne Jones, Croquis préparatoire, 1867, Birmingham museum

La miniature ouvre le chapitre où Pygmalion tombe amoureux de sa sculpture :

« Et par celle-ci ma pensée
Voilà toute bouleversée
Et mon cœur brisé sans retour.
D’où me vient ce fatal amour?
J’aime une image sourde et mue
Qui ne branle ni ne remue. »

Burne-Jones reprend l’idée de la main portée au visage, pour exprimer la surprise et l’incertitude.



Burne Jones Pygmalion serie 0 1867-69 schema
Dans l’argument de son long poème « Pygmalion and the image » [2], Morris isole deux autres moments qui ne sont pas illustrés dans le manuscrit de la Bodleian :

  • celui où Vénus intervient pour animer la statue ;
  • celui où Pygmalion épouse Galatée.

Il existe bien dans le Roman de la Rose un épisode, illustré dans un autre manuscrit de la British Library, où Pygmalion se jette à genoux. Mais cet épisode se place avant l’intervention de Vénus : Pygmalion demande pardon à la statue de toutes les folies qu’il a faites avec elle, bien vainement :

Elle n’a cure de l’amende,
Puisque rien n’ouït ni ne sent

Il n’existe pas de dessin préparatoire complet de la scène où Pygmalion s’agenouille devant Galatée vivante : il est donc probable qu’elle a été inventée par Burne-Jones, pour figurer une  demande en mariage.

En définitive, le projet d’illustration du poème est abandonné, et Burne-Jones va recycler ses croquis dans une série de quatre tableaux.


La série privée

Burne Jones Pygmalion serie 1 1868-70Pygmalion première série, Burne Jones, 1868-70, collection privée

J’ai conservé les titres conventionnellement utilisés, bien qu’il s’agisse d’un quatrain rédigé par Morris pour l’exposition de la seconde série, en 1878 [3].

Par rapport aux croquis antérieurs, quelques évolutions sont à noter.


The_Heart_Desires 1867 etude Birmingham museum The_Heart_Desires_Pygmalion_Burne-Jones

La première image est rendue plus énigmatique par la suppression des bas-reliefs et des outils du sculpteur. S’enlaçant deux par deux, les quatre nus monocolores tentent d’imiter les passantes aux robes colorées. Mais pour les connaisseurs des Métamorphoses d’Ovide, une autre lecture est possible. Car l’histoire de Pygmalion est précédée immédiatement par celle des Propétides :

« Cependant, les impures Propétides eurent l’audace de nier
la divinité de Vénus ; dès lors, suite à la colère de la déesse,
elles furent les premières, dit-on, à prostituer leurs corps et leur beauté ;
puis, après avoir perdu leur pudeur, quand le sang de leur visage se durcit ,
elles devinrent, sans subir grande modification, des rocs rigides. » Ovide, Métamorphoses, livre X, 238-242

Ainsi se superposent les lectures négatives des quatre nus :

  • statues incapables de rivaliser avec les passantes ;
  • Propétides pétrifiées, faute d’être entrées dans le temple.

The_Godhead_Fires, 1868 etude Birmingham museum The_Godhead_Fires_Pygmalion_Burne-Jones

Dans la troisième image, la déesse est désormais habillée et accompagné de colombes, à la fois en tant qu’attribut vénusien et pour symboliser l’animation. A l’arrière-plan, Pygmalion se prosterne devant la statue habillée de Vénus, de sorte que l’image montre en fait deux statues s’animant simultanément.


Burne Jones Mary Zambaco etude pour Venus 1870 Birmingham museumEtude pour Vénus Burne Jones Mary Zambaco etude pour Galatee 1870 Birmingham museumEtude pour Galatée

Portraits de Mary Zambaco, Burne Jones, 1870, Birmingham museum

La série était une commande de la famille Cassavati, de riches grecs amateurs d’art. Burne-Jones avait rencontré leur fille Mary Zambaco dès 1866, lorsqu’elle était rentrée à Londres après avoir abandonné en France son mari et ses enfants [4]. La série a donc été réalisée, entre 1868 et 1870, dans une période très particulière : pendant l’histoire d’amour entre Mary et Burne-Jones, et un peu après (ils rompirent tapageusement en janvier 1869).



Burne Jones Pygmalion serie 1 1868-70 schema
Il ne fait pas de doute que la série, tout en élaborant à partir des croquis antérieurs, soit aussi un reflet de cette aventure. Dans le deuxième tableau en particulier, le geste du bras replié vers le visage crée un effet de miroir entre la statue et le sculpteur. Or Mary Zambaco, en plus d’être un modèle d’une exceptionnelle beauté, était aussi une sculptrice talentueuse : d’une certaine manière, elle est dans cette image à la fois Galatée et un Pygmalion très androgyne. Le retournement de Mary, entre le troisième et le quatrième tableau, est tout aussi significatif : ses bras lâchent ceux de l’Amour divin pour s’offrir à son amant terrestre.

Ainsi les quatre tableaux dans leur séquence peuvent être lus comme des métamorphoses successives de Mary (cadre rose), avec Edward aux deux extrémités, se morfondant puis gratifié.

Comme le note Liana De Girolami Cheney ( [5], p 32), le thème de la transformation fonctionne à différents niveaux, de manière inextricable :

« …il y a celle de Pygmalion, artiste antique, en Burne-Jones lui-même, artiste préraphaélite, tous deux tombant amoureux de leur modèle, Galatée ou Mary. Dans un autre sens, pour les deux artistes, la transformation de la forme féminine, d’imaginée à réelle, provoque souffrance et bonheur. A l’inverse, dans une autre transformation, le sculpteur antique Pygmalion se projette dans la sculptrice préraphaélite Zambaco… »


La série publique

The_Heart_Desires 1867 etude Birmingham museumPygmalion seconde série, Burne Jones, 1878, Birmingham museum

Dix ans plus tard, Burne Jones expose à la Grosvenor Gallery cette seconde série, jugée par les commentateurs très semblable à la première. Les quelques évolutions méritent cependant d’être analysées, car elles dénotent un état d’esprit et des objectifs totalement différents.

En premier lieu, la ressemblance avec Mary est plus lointaine : elle sert occasionnellement de modèle à Burne-Jones, mais leur aventure tempétueuse est close depuis longtemps.

En second lieu, les vers énigmatiques de Morris intellectualisent la série, en particulier le deuxième et le quatrième tableau :

  • « la main se retient » attire l’attention sur le geste interrompu du sculpteur et biaise la signification de l’image : au lieu de représenter la surprise de Pygmalion tombant amoureux, elle montre le moment où l’Artiste, sentant la perfection inatteignable, renonce à aller plus loin ; ainsi la naissance de l’amour (physique) est assimilé à une déception ;
  • « l’âme obtient » biaise également la dernière image : au lieu de signifier l’union charnelle de Galatée et Pygmalion, elle suggère que l’intervention divine est de naturelle spirituelle : l’Oeuvre ne s’anime que dans l’âme de l’Artiste, ou dans celle du spectateur.

Plutôt qu’une aventure érotique, c’est un manifeste esthétique qui nous est maintenant proposé.



The_Heart_Desires,_2nd_series,_Pygmalion_(Burne-Jones)
L’esthétisation de la première image est particulièrement significative : les statuettes ont perdu tout rapport avec les passantes et les Propétides, elles adoptent maintenant la pose classique des Trois Grâces, tout en faisant référence à la vue triple (de face, de dos et de profil), par laquelle la Peinture prétend égaler la Sculpture. La moitié inférieure montre l’autre procédé paragonesque, le reflet sur le marbre. Puisqu’aucun instrument n’identifie Pygmalion comme un sculpteur, le titre pourrait tout aussi bien se compléter en « le coeur désire, mais la Peinture déçoit ».



Burne Jones Pygmalion serie 2 1878 schema
Le deuxième tableau a perdu l’effet de miroir entre l’Artiste et son oeuvre : les deux sont dans des camps séparés, celui du maillet tenu et celui du maillet abandonné. Ainsi la Déception de la Sculpture complète la Déception de la Peinture.

Le troisième tableau, celui de l’Intervention divine, est à part : Galatée se retourne d’un coté pour se transformer en déesse, de l’autre pour se transformer en mortelle. Au centre, se crée un nouvel effet de miroir entre les deux Beautés nues qui s’enlacent.

Avec le quatrième tableau, ce que l’« âme atteint » est une construction mentale, qui résout les apories de la Peinture et de la Sculpture par une solution pré-cinématographique : la série fait sens dans son ensemble. Le miroir sphérique vu de profil clôt l’histoire sur elle-même et la renvoie aux temps pré-paragonesques, et pré-raphaelesques, où l’Art ne décevait pas.



Le paragone dans la série « Persée et Andromède »

En 1875, le futur Premier ministre Lord Arthur Balfour commanda à Burne-Jones une série de peintures pour la salle de musique de sa maison londonienne, sur le sujet du mythe de Persée. Burne-Jones a travaillé sur le projet pendant dix ans, sans réussir à le mener à bien [6].

Le paragone par la vue multiple

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1876 Edward Burne-Jones Perseus and Andromeda Art Gallery of South Australia, AdelaidePersée et Andromède
Edward Burne-Jones, 1876, Art Gallery of South Australia, Adelaïde

Cette esquisse constitue une première approche du thème. Burne-Jones recourt délibérément à deux procédés « pré-raphaélites » :

  • deux moments sur la même image : Persée se présente à Andromède enchaînée, puis il la délivre en tuant le dragon ;
  • le principe du paragone : Andromède vue de face et de dos.

Descendre le long du rocher, c’est voir simultanément l’autre face de l’héroïne et la suite de l’histoire

La composition est doublement subtile :

  • graphiquement, elle combine le parallélisme, pour Persée, et le recto-verso, pour Andromède ;
  • symboliquement, elle confère à l’enjeu du combat un privilège que n’a pas celui qui, dans dans le plan du tableau, se bat pour la conquérir : la Femme est Idéale parce qu’elle existe dans une autre dimension, en volume.

1884-85 Edward_Burne-Jones_-Serie perseus 8 The rock of doom Southampton City Art Gallery, SouthamptonThe rock of doom (Perseus N°8), 1884-85 Perseus (1875-1888)The doom fulfilled (Perseus N°9), 1888

Edward Burne-Jones, Southampton City Art Gallery, Southampton

Dans les gouaches de Southampton, la scène est scindée en deux panneaux et la narration est plus explicite : la libération d’Andromède se traduit par le geste de ses mains qui retrouvent leur mobilité (on voit sur la chaîne la menotte ouverte) et par la suppression, par rapport à la version 1876, des spires terminales de la queue.

On notera que Burne-Jones ne montre pas réellement une scène recto-verso : puisque Andromède est toujours à droite du rocher, ce n’est pas nous qui avons tourné autour d’elle, mais elle qui a pivoté sur elle-même. Le rocher n’est pourtant plus exactement le même, comme le montre la modification du point d’attache de la chaîne. De même les rocs à fleur d’eau du premier plan n’étaient cachés « derrière » le rocher, ils viennent de surgir magiquement devant lui, ouvant un chemin vers la liberté.

Burne-Jones utilise ce « paragone » délibéremment approximatif comme un procédé du sortilège.


1881-2-Edward_Burne-Jones_-Serie-perseus-6-The-Death-of-Medusa-II-Southampton-City-Art-Gallery-SouthamptonThe Death of Medusa II (Perseus N°6), 1881-2
Edward Burne-Jones, Southampton City Art Gallery, Southampton

Il l’avait dèjà expérimenté dans le panneau précédent de la série, consacré à une autre aventure de Persée. Juste après avoir tranché la tête de Méduse, Persée la cache dans son sac (le Kibisis) pour supprimer son regard pétrifiant. Protégé par son casque d’invisibilité (le tourbillon au dessus de lui), il échappe aux recherches des deux sœurs immortelles de sa victime.

Celles-ci obéissent au principe du paragone approximatif : on croirait voir une seule femme recto verso, mais les gestes des jambes et des bras sont parallèles, et non pas inversés. L’effet traduit ici moins la magie que la désorientation des deux femmes, incapables de poursuivre et d’attraper.


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Le paragone par le reflet

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burne jones Cycle Persee 1 1877 L'appel de persee Southampton City Art Gallery

L’appel de Persée (Cycle de Persée 1)
Burne Jones, 1877 Southampton City Art Gallery

Dès la première toile, Burne Jones pose sa convention graphique d’éliminer le bouclier. On voit les deux temps de l’histoire : d’abord Persée désespéré se penche sur une rivière, cherchant vainement la solution pour vaincre Méduse ; puis Athéna la lui amène sous forme d’un miroir à main, transférant d’emblée Persée dans le camp des héros féminisés.


burne jones Cycle Persee 3 1877 persee et les nymphes de la mer Southampton City Art Gallery

Persée et les nymphes de la mer (Cycle de Persée 3)
Burne Jones, 1877 Southampton City Art Gallery

Dans la troisième toile, le cache-cache continue : le bouclier manquant réapparait dans cette flaque circulaire formant pavois au pied des trois nymphes, et dont la justification est purement symbolique (la vraie mer se trouve à l’arrière-plan).


burne jones Cycle Persee 4 1882 aquarelle Etude pour La decouverte de Meduse Birmingham Museum and Art GalleryBirmingham Museum and Art Gallery burne jones Cycle Persee 4 1882 aquarelle La decouverte de Meduse Southampton City Art GallerySouthampton City Art Gallery

Etudes à l’aquarelle pour La découverte de Méduse (Cycle de Persée 4), Burne Jones, 1882

Non réalisé, le quatrième opus aurait constitué une apothéose du narcissisme : Persée vêtu de reflets, équipé de sa lame miroitante et de son miroir face à main, le regard fixé sur son propre éclat, s’attaque à son antithèse symbolique : Méduse en noir et au regard vide.


burne jones Cycle Persee 10 1887 The-Baleful-Head-Southampton City Art Gallery,La tête funeste (Cycle de Persée 10)
Burne-Jones, 1887, Southampton City Art Gallery

Dans le dernier tableau du cycle, Persée, pour pouvoir épouser Andromède, doit lui prouver son origine divine en lui montrant la tête de Méduse. Burne-Jones imagine un dispositif  où les deux se retrouvent de part et d’autre d’une fontaine, miroir octogonal qui révèle ce que chacun regarde : Persée regarde sa future épouse directement, tandis qu’Andromède regarde le reflet de la tête de Méduse brandie au dessus d’eux.

Ainsi, à la fin de l’aventure, le miroir d’eau reproduit le stratagème du début, où Persée avait échappé au regard mortel de Méduse en la regardant par réflexion dans le bouclier d’Athéna. La capacité du miroir à désarmer le monstre est démontrée visuellement, puisque la face de Méduse y apparaît débarrassée des serpents qui la hérissent.

Ce dernier tableau est un condensé du procédé de collage et de substitution typique du préraphaélisme :

  • Andromède remplace Athéna,
  • l’octogone de la fontaine florentine ressuscite le bouclier grec,
  • la situation évoque d’autres couples mythiques :
    • Zeus et Héra sous le pommier des Hespérides,
    • Adam et  Eve sous celui du jardin d’Eden ;
    • Tristan et Yseult sous le pin, découvrant le roi Marc par son reflet dans la source.


burne jones Cycle Persee 10 1887 The-Baleful-Head-Southampton City Art Gallery detail,
Dans le reflet, le visage aux yeux clos du monstre autrefois terrifiant répond au problème implicite de la série : la synthèse entre les deux sexes est possible, mais dans le narcissisme et la mort.

Il n’est pas inutile de mentionner qu’Andromède a les traits de Mary Zambaco, l’amour impossible du peintre, tandis que Méduse ressemble à Georgina, son épouse légitime [5a].



Références :
[1] Le Roman de la Rose, édition Pierre Marteau, 1879, Tome IV,  https://www.gutenberg.org/cache/epub/44713/pg44713-images.html
[2] « A man of Cyprus, a sculptor named Pygmalion, made an image of a woman, fairer than any that had been seen, and in the end came to love his own handiwork as though it had been alive: wherefore, praying to Venus for help, he obtained his end, for she made the image alive indeed, and a woman, and Pygmalion wedded her. »
[3] The heart desires, the hand refrains, the godhead fires, the soul attains
[4] https://fr.wikipedia.org/wiki/Maria_Zambaco
[5] Liana De Girolami Cheney « Edward Burne-Jones Mythical Paintings »
[6] Sur la série Perseus, voir les deux articles de Howard Oakley :
https://eclecticlight.co/2016/04/20/the-story-in-paintings-perseus-and-edward-burne-jones-1/
https://eclecticlight.co/2016/04/21/the-story-in-paintings-perseus-and-edward-burne-jones-2/

A poil et en armure

5 novembre 2023
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Un titre trivial pour une situation qui ne l’est pas moins : le comble du vêtement – l’armure qui couvre le corps jusqu’à le caricaturer – contre l‘absence de tout voile. Cette situation électrique est aussi un choc de textures, et de deux manières de renvoyer la lumière : comme l’acier ou comme la blancheur.

Cet article retrace les différents prétextes que les peintres ont trouvés pour justifier une collision improbable.



Mars et Vénus


Mars Venus 1497 Andrea Mantegna - The Parnassus
Mars et Vénus (Le Parnasse, détail)
Andrea Mantegna, 1497, Louvre

L’armure et la nudité sont les attributs habituels de Mars et de Vénus. Autant on les montre ainsi lorsqu’ils sont séparés, autant lorsqu’ils sont ensemble on les représente la plupart du temps en tant qu’amants, nus ou légèrement vêtus, Mars gardant à la rigueur son casque.

C’est parce que Le Parnasse constitue une sorte de galerie officielle des Dieux que Mantegna a choisi cette représentation symétrique, qui permet de comparer visuellement :

  • le casque et la chevelure ;
  • la cape et le ruban ;
  • la lance et la flèche ;
  • la cuirasse et le torse.

Mais nous ne sommes pas encore dans une confrontation de matière entre l’acier et la chair.


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Mars Venus 1482-1516 Giulio Campagnola (attr) Brooklin MuseumGiulio Campagnola (attr), 1497-1516, Brooklin Museum Mars Venus 1509-16 Jacopo-Barbari NGAJacopo de Barbari, 1509-16, NGA

Ces deux suiveurs n’y pensent pas non plus.


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1500-10 Giovanni Battista Palumba A2 Vulcan forging a winged helmet with Mars and Venus British museumVulcain forgeant un casque ailé, avec Vénus et Mars
Giovanni Battista Palumba (maître IB), 1500-10, , British Museum 

Cette gravure, avec son nu féminin vu de dos, très audacieux pour l’art italien de l’époque, nous montre Mars visiblement attiré par Vénus (la branche suggestive qui perce l’armure derrière lui), tandis que le mari légitime se contente de pilonner un casque, sans prendre garde au petit Cupidon dans son dos.

Bien que la chair nue reste disjointe du métal, leur voisinage commence ici à participer à la charge érotique.


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Mars Venus 1560 paris-bordone Kunsthistorisches Museum AMars et Vénus couronnés par la Victoire Mars Venus 1560 paris-bordone Kunsthistorisches Museum BVénus, Mars, Flore et Cupidon

Allégories, Paris Bordone, 1560, Kunsthistorisches Museum, Vienne

La technique des Vénitiens pour représenter le métal permet enfin d’obtenir la première confrontation remarquable. Ces allégories assez obscures faisaient partie d’une série de dix scènes érotico-mythologiques destinées à un cabinet d’Augsbourg.

Dans les deux conservées, Vénus est représentée de la même manière, selon le type de la courtisane vénitienne, blonde, à la poitrine nue et montrant sa cuisse.

Mars en revanche est très différent : on pense que le jeune homme imberbe, très individualisé, est le commanditaire. C’est sans doute un choix de celui-ci de se faire représenter en armure, à la manière des portaits de noble. Car cette carapace noire et hermétique vient plutôt contrarier le thème. Il s’agit de célébrer la victoire de l’Amour sur la Guerre, comme le montrent les nombreux symboles nuptiaux : les deux couronnes de myrte, l’arc et le carquois remplacés par un panier de roses dans les mains de Cupidon, l’échange de roses et l’offrande d’un coing, emblème classique du mariage [1].


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Veronese, Paolo, 1528-1588; Mars and Venus with Cupids and a HorseMars désarmé par Vénus
Copie XVIIème d’après Véronese, National Trust, Stourhead

Véronèse a traité a plusieurs reprises le thème du couple de Mars et de Vénus, mais cette composition des années 1570 (connue par cette copie et une gravure) est la seule à représenter Mars en armure. La raison découle du sujet : Vénus s’attaque à la cuirasse tandis qu’un amour retient le cheval et que l’autre finit de déshabiller la déesse. Le geste inverse de Mars, tenant de se remonter sa cape, est donc voué à l’échec : le guerrier se résigne, mélancoliquement, à passer à la casserole.


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Mars Venus 1610-12 sisto-badalocchio-rouen-musee-des-beaux-artsMars et Vénus
Sisto Badalocchio, 1610-12, Musée des Beaux-arts, Rouen

Dans cette composition en revanche, Mars n’a aucune réticence à tomber l’armure en vitesse. En bas à droite un amour escamote le glaive de la Guerre tandis qu’à gauche, sous le rideau, un autre nous montre d’un air entendu le carquois bourré de flèches de l’Amour.


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Mars Venus 1612 Rubens Los Angeles, Getty MuseumLe retour de la guerre : Mars désarmé par Vénus
Rubens et Jan Brueghel l’Ancien, vers 1612, Getty Museum, Los Angeles

Les deux peintres ont cumulé leurs talents, l’un pour la somptuosité de personnages, l’autre pour la profusion de la nature morte. D’emblée la composition se place sous le signe de l’humour, puisque ces préliminaires galants ont lieu en au fin fond des forges de Vulcain, le mari légitime : l’enclume vide dit son absence et la cloche le moque.

La partie « nature morte  » accumule les allusions :

  • du côté de Mars, les fûts de canon braqués dans toutes les directions, la poire à poudre et la collection de bandoirs à manivelle l’exhortent à des coups redoublés ;
  • derrière Vénus, la collection de mors affiche que la Tempérance n’est pas de mise ;
  • devant eux, les deux cochons d’Inde signalent qu’il est temps de se déshabiller (les feuilles de vignes qu’ils rongent) avant de déguster les délices de l’Amour (les grappes).

C’est à cet effeuillage de Mars que s’emploient les amoretti, l’un s’attaquant à sa sandale, un autre à son épée, un autre à son bouclier, tandis que Vénus, en haut de la pyramide, se réserve d’enlever le casque.

Ce qui est intéressant pour notre thème est qu’elle touche le casque, s’appuie sur la cuirasse et frôle la jupe au travers de trois tissus différents, comme si le contact direct entre le métal et la peau féminine était jugé trop vulgaire, ou trop sensuel.


Mars Venus 1613-14 rubens Comparaison Couronnement du heros Alte Pinakothek München INVERSELe couronnement du héros vertueux par la Victoire (inversé)
Rubens, 1613-14, Alte Pinakothek, Münich

Dans la même période, Rubens réalise un de ses très rares pendants (voir Les rares pendants de Rubens) : à un Hercule ivre soutenu par un satyresse et un satyresse, il oppose un Héros vertueux couronné par la Victoire (un « Chevalier chrétien » d’après l’inventaire de 1640 ( [2], p 66)), ici inversé pour favoriser la comparaison :

  • La posture du guerrier est pratiquement identique, mis à part le bras droit qui tient la lance : levé pour faire écho au bras droit de la Victoire et baissé pour dégager l’échappée vers le paysage.
  • Celle de la femme nue a été plus profondément modifié, puisque la Victoire abaisse la couronne de lauriers tandis que Vénus soulève le casque.
  • La grappe de raisin, qui se justifie par le contexte bachique du pendant, est plus incongrue dans le Mars et Vénus, seul élément naturel perdu au milieu des artefacts (avec le couple de cochons d’Inde).

Ces points de comparaison tendraient à prouver que le pendant bachique précède le Mars et Vénus (la chronologie exacte n’est pas établie).

Pour le sujet qui nous occupe, on remarquera que :

  • la cuirasse du Chevalier Chrétien reflète une fenêtre (la lumière divine) et est en contact direct avec le sein nu de la Victoire ;
  • la cuirasse de Mars reflète le corps de Vénus, mais fait contact au travers d’un tissu.

De même, la main gauche du chevalier touche directement la hanche de la Victoire, totalement nue mis à part un bout de linge pudique ; alors que la main gauche de Mars touche la hanche de Vénus à travers son voile, qui serpente de la tête au sexe.


Tous ces points vont à contresens des intentions alléguées : le tableau supposément moral est plus risqué que le tableau supposément érotique. Les ailes de la Victoire, qui en font une allégorie et non une femme réelle, suffisent-elles à justifier ces audaces ? C’est plus probablement la destination des deux oeuvres qui joue : un pendant à usage privé dans un cas (il est resté jusqu’à la mort du peintre dans sa collection personnelle), un tableau officiel dans l’autre.


Mars Venus 1630-35 Rubens Dulwich Picture GalleryMars et Vénus
Rubens, 1630-35, Dulwich Picture Gallery

Rubens n’a en tout cas jamais peint d’autre contact rapproché entre un corps féminin et une armure. Dans ce tableau familial, les deux amants sont prudemment séparés par le rideau rouge, et par le Cupidon goulu qui monopolise la poitrine de sa mère, tandis que Mars fait tapisserie.


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venus, mars et amour, le guerchin 1615-1616 Galerie Estense de Modene

Mars et Vénus
Le Guerchin, 1615-16, Galerie Estense, Modène

Cupidon est ici totalement dans le camp de Vénus : son arc est parallèle au carquois qu’elle touche de la main droite, sa flèche est parallèle à l’index de sa main gauche, qui menace le spectateur (sur ce motif, voir1 Sous l’oeil de l’archer). Mars est au contraire dans le camp adverse, celui des hommes que transpercent les flèches de l’Amour.

L’opposition entre armure et chair nue vaut ici avertissement : aucune cuirasse n’est invulnérable à l’Amour.


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Jan Lievens,  Mars and Venus

Mars et Vénus
Lievens, 1653, Stiftung Preussische Schlösser und Gärten Berlin-Brandenburg

« La nature sensuelle de l’image se révèle au premier regard. Ce tableau d’extérieur capture un moment intime : Vénus nue regarde rêveusement son amant en armure, qui se penche et étend le bras pour lui caresser un sein. Mars est tellement enchanté par les charmes de Vénus qu’il ne la voit pas confisquer son bâton de commandement – dans une référence ouvertement phallique – pas plus que les trois putti qui lui prennent son épée et son casque à plumes. Le putto en bas à droite tire l’épée du fourreau dans un mouvement qui expose ses organes génitaux de chérubin, tout comme sa cuirasse est une version miniature de celle de Mars. » [3]

Comme l’a montré Jacquelyn N. Coutré, le portrait historié était à la mode à la cour d’Orange. Aussi étrange que cela puise nous paraître, c’est bien Louise Henriette d’Orange-Nassau et son époux l’électeur du Brandebourg Friedrich Wilhelm qui prennent ces poses ouvertement érotiques, à la guise des divinités de l’Amour et de la Guerre. Le tableau s’inspire probablement d’un Mars et Vénus de Rubens, disparu en 1945, peint vers 1617 pour la génération précédente de la famille d’Orange.

Ici, l’inversion de l’ordre marital, immuable dans les portraits de couple, est à la fois un hommage au pouvoir vénusien et une manière de souligner le caractère allégorique de la scène : l’union des deux souverains, comme celle des deux divinités, apporte la Paix à leurs sujets.


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Mars Venus 1776 Allegory of Peace and War Pompeo Batoni Art Institute Chicago

Allégorie de la Guerre et de la Paix
Pompeo Batoni, 1776, Art Institute Chicago

La composition oppose le dragon du casque à la tresse, la lame au rameau d’olivier, la cuirasse à la poitrine nue, la main crispées sur le pommeau à celle qui effleure la garde, la Force à la Tendresse.


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Etty, William, 1787-1849; Venus, Cupid and Mars1836-37, National Trust, Anglesey Abbey Mars Venus 1800xx EttyNon daté, collection particulière

Mars et Vénus, William Etty

Fortement influencé par les matières somptueuses de Rubens, Etty trouve dans les sujets mythologiques une manière d’introduire auprès d’un public puritain les nus féminins dont il a fait son miel. Mais l’audace ne va pas jusqu’à frotter la peau à la cuirasse.


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chevalier 1920 Leopold Reutlinger

L’Armure
Leopold Reutlinger, 1920

Un siècle plus tard, les jambes voilées de gaze frôlent la cuisse d’acier, les mains douces s’attaquent au gantelet : dans le contexte de l’immédiate après-guerre, le spectateur n’avait pas trop de mal à reconnaître dans cette photo suggestive le vieux thème de Vénus désarmant Mars.


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Chevalier 1945 jantzen

Vienne le jour merveilleux…
Publicité pour les gaines Jantzen, 1945

A la fin du conflit suivant, il s’agit de préparer le retour prochain du héros à la maison, et de l’accueillir avec la tenue de combat qui rend toutes les femmes « minces et adorables ».



Persée et Andromède

Perseus and Andromeda 0000 fresque PompeiPersée et Andromède d’après Nicias, fresque de Pompéi

Dans les représentations antique du mythe, le décorum veut que le héros soit nu et la princesse habillée.


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1570-72 Vasari Florenz, Palazzo Vecchio

Persée et Andromède,
Vasari, 1570-72, Palazzo Vecchio, Florence

A la Renaissance, les conventions s’inversent : le héros se déguise en soldat romain et la princesse en statue antique, ce que justifie faiblement le texte d’Ovide : « si le souffle léger des Zéphyrs n’eût pas agité ses cheveux, si des pleurs n’avaient pas coulé de sa paupière tremblante, il l’aurait prise pour un marbre, ouvrage du ciseau. »

Les nymphes dénudées, quant à elles, sortent strictement du texte des Métamorphoses qui décrit la naissance du corail à partir des algues et du sang de la Gorgone :

« Persée lave dans l’onde ses mains victorieuses, et de peur que les cailloux ne blessent la tête aux cheveux de serpents, il couvre la terre d’un lit de feuilles tendres, sur lesquelles il étend des arbustes venus au fond de la mer ; c’est là qu’il dépose la tête de la fille de Phorcus. Ces tiges nouvellement coupées, et dont la sève spongieuse est encore pleine de vie, attirent le venin de la Gorgone, et se durcissent en la touchant ; les rameaux, le feuillage contractent une roideur qu’ils n’avaient point encore. Les nymphes de la mer essaient de renouveler ce prodige sur d’autres rameaux, et à chaque fois se réjouissent d’y avoir réussi. À diverses reprises, elles en jettent les débris dans les eaux, comme autant de semences. » Ovide, Les Métamorphoses, Livre IV, chapitre V

Le panneau de Vasari était d’ailleurs accroché sur la porte du cabinet contenant la collection de coraux du duc de Toscane.


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Perseus and Andromeda 1639-40 Rubens Prado

Persée et Andromède, Rubens et Jordaens, 1639-40, Prado

Cette oeuvre a été commandée par Philippe IV pour la Palais de l’Alcazar de Madrid, comme allégorie de la puissance de la monarchie espagnole ; ce pourquoi Persée porte ici une armure contemporaine. La scène de la délivrance se prête peu à un contact rapproché, mais la cuissarde frôlant la cuisse est néanmoins évocatrice d’un rapprochement de conjoints, sous le double patronage de l’Amour et du Mariage, Cupidon avec son carquois et Hymen avec sa torche.


Perseus and Andromeda 1639-40 Rubens Prado detail
L’insistance sur l’anneau et le dénouage matériellement impossible sont une manière subtile de signifier que le lien s’est substitué à la chaîne : plutôt que la délivrance d’Andromède, c’est son enjeu et son résultat, à savoir l’union avec Persée, qui est ici célébrée.


Laissé inachevé à la mort de Rubens, le tableau a été achevé par Jordaens.


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1884-85-Edward_Burne-Jones_-Serie-perseus-8-The-rock-of-doom-Southampton-City-Art-Gallery-SouthamptonLe rocher du destin (the rock or doom) , 8ème panneau du cycle de Persée et Andromède
Edward Burne-Jones, 1884-85, Southampton City Art Gallery, Southampton

Les enjeux esthétiques de ce cycle sont multiples (voir Comme une sculpture (le paragone) et 1 Le Bouclier-Miroir : scènes antiques ). Pour ce qui nous intéresse ici, notons que Burne-Jones invente une armure organique qui souligne les lignes du corps au lieu de les casser : adolescent androgyne, double métallisé d’Andromède, Persée repousse de la main le phallus rocheux auquel elle est assujettie.


1888-Edward_Burne-Jones_-Serie-perseus-9-The-doom-fulfilled-Southampton-City-Art-Gallery-Southampton.Le destin accompli (the doom fulfilled), 9ème panneau du cycle de Persée et Andromède
Edward Burne-Jones, 1884-85, Southampton City Art Gallery, Southampton

La suite du cycle laisse entendre que Persée n’en a pas fini avec les complexités de l’autocastration.


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Perseus and Andromeda 1890 Charles Napier KennedyPersée et Andromède, 1890, Charles Napier Kennedy

A côté de ces ambiguïtés, les personnages en celluloïd de Kennedy sont d’une simplicité reposante : comme dans tout couple victorien, l’homme y est orthogonal à la femme, séparé par un bouclier et ne la touchant que du bout des lèvres. Ce héros britannique est si craint qu’il n’a même pas besoin d’épée pour tenir en respect le monstre marin : l’ostension de ses victoires passées suffit.



Angélique et Roger

L’épisode est tiré du Roland Furieux de l’Arioste (début 16ème siècle), qui démarque ouvertement le mythe d’Andromède et Persée. Les premières illustrations sont panoramiques, et montrent Roger sur son hippogriffe (qui remplace Pégase), l’orque marine et sa pâture, Angélique nue enchaînée au rocher. Cette jeune princesse « toute nue, tout aussi charmante que la nature l’avait formée, n’avait pas un seule voile qui pût couvrir les lys et les roses vermeilles placées à propos où leur éclat pouvait embellir un si beau corps », et elle provoqua aussitôt « l’amour et la pitié » dans le coeur de Roger, qui « eut peine à retenir à ses larmes ».

L’idée de confronter la nudité de la victime à l’armure du héros ne vient pas de l’épisode principal, Angélique sauvée de l’orque (chants X), mais de sa suite immédiate (chant XI), qui en constitue le retournement.

Angelique 1862 by Adolphe Pierre François Leofanti

Angélique sauvée par Roger
Adolphe Pierre François Leofanti, 1862, collection particulière

Déjà, pendant le vol, le héros avait senti sa fureur contre le monstre se transformer en une certaine ardeur :

« Roger, plein de joie et d’amour, et qui sent cette jeune beauté derrière lui, se retourne souvent, et couvre de ses baisers brûlants ces yeux charmants, ranimés par sa délivrance, et ce beau sein qu’il sent encore palpiter. » ( [4], p 34)

Dès l’atterrissage, la situation se tend :

« A peine est-il descendu, que mille nouveaux désirs se succèdent. Il ne se connaît plus ; il sait seulement que des armes dures et incommodes arrêtent ou du moins retardent son bonheur; il les arrache à la hâte, et les disperse de tous côtés. Jamais il n’eut tant de peine, jamais il ne se trouva si maladroit pour s’en débarrasser. Son ardeur pétulante trouble sa tête, égare sa main, qui souvent pour délier le nœud d’une attache, en forme deux plus serrés encore. » ([4], p 35)


Angelique 1623-24 Angélique se cache de Roger avec l’anneau Billivert Giovanni entre 1623 et 1624 Florence, Palais Pitti, Galerie Palatine

Angélique se cache de Roger grâce à son anneau
Giovanni Billivert, 1623-24, Galerie Palatine, Palais Pitti, Florence

Billivert montre à la fois ce dénouage hasardeux, l’hippogriffe qui repart, et Angélique, à qui Roland avait confié un anneau magique, sur le point de le placer dans sa bouche, ce qui va la rendre invisible et sauver sa vertu.



Angelique 1623-24 Angélique se cache de Roger avec l’anneau Billivert Giovanni entre 1623 et 1624 Florence, Palais Pitti, Galerie Palatine detail
L’image rend compréhensible l’idée qui sous-tend le texte : si la disparition d’Angélique coïncide avec la disparition de l’anneau, c’est que, d’une certaine manière, Angélique est assimilable à l’anneau : pour échapper au viol, il faut qu’elle s’avale elle-même.

Dans cette version du tableau, le voile aurait été rajouté suite aux critiques de la grande duchesse Christine de Lorraine, dont un texte d’époque raconte un dialogue savoureux avec le peintre :

« Alors tu es ce brave homme qui a fait un tableau pour mon fils, qui est jeune et aussi cardinal, avec une femelle qui montre toutes ses parties honteuses ! Après l’avoir laissée dire, il lui avait répondu : elle montre son dos, et moi je ne savais pas que les femmes sont honteuses, sauf par devant. » [5]

Ce bon mot, probablement inventé, montre que la question de la pénétration déjouée, et de l’anneau mis en sécurité, était bien le centre de l’histoire.

Loin de se repentir de sa tentative de viol, Roger se montre d’ailleurs très dépité de la perte de cet objet :

« Ingrate beauté, s’écrie-t-il, est-ce donc là le prix que tu me donnes ! aimes-tu donc mieux m’arracher cet anneau par surprise que le recevoir de ma main? Eh! ne te l’aurais-je pas donné, si tu l’avais désiré ? ce bouclier, ce cheval ailé, moi-même, tout n’était-il pas à toi pour en disposer en souveraine? ([4], p 38)



Angelique 1623-24 Angélique se cache de Roger avec l’anneau Billivert Giovanni Florence Offices

Offices, Florence

Billibert a produit d’autres versions pratiquement identiques, hormis le voile. C’est peut être sur le rapport visuel trop étroit entre cet anneau magique (prétendûment nuptial) et un orifice plus secret, que se fondaient les réticences de la Grande duchesse [6].


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Angelique 1640-45 s’apprête à disparaître devant Roger - Cecco Bravo Chicago, Smart Museum of Art

Angélique s’apprête à disparaître devant Roger
Cecco Bravo, 1640-45, Smart Museum of Art, Chicago

Dans cette composition évanescente, tout est subtilement suggéré :

  • qu’Angélica a déjà mis dans sa bouche l’anneau, puisqu’on ne le voit plus sur sa main ;
  • qu’elle est sur le point de s’évanouir, comme l’hippogriffe dans le lointain, la montagne dans la brume, et sa propre chair dans l’ombre – trois manières de traduire visuellement la métaphore du texte : « elle disparaît aux yeux de l’amoureux paladin, comme le soleil s’enveloppe sous le voile d’un épais nuage. »

Cecco Bravo pousse à la limite la tension qui nous occupe : tandis que Roger échoue à se dévêtir de son armure, Angélique réussit à subtiliser jusqu’à sa propre nudité.


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Angelique 1876 La délivrance. Roger et Angélique Joseph Paul Blanc PBA Lille

La délivrance (Roger et Angélique)
Joseph Paul Blanc, 1876, PBA, Lille

Dans cette composition très étudiée, un tissu évite le contact direct entre Angélique et le rocher, tout comme le métal de la jambière, de la jupe et de la cuirasse évite le contact direct avec la peau de son sauveur. Au deux chimères réussies – le cheval ailé et le tigre à queue de poisson – s’opposent deux unions contrariées : de la femme avec le rocher, de la femme avec le guerrier.


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Angelique 1880 Böcklin Museum Kunstpalast, Dusseldorf

Roger sauve Angélique des griffes du dragon (Ruggiero befreit Angelica aus den Klauen des Drachen)
Böcklin, 1880, Museum Kunstpalast, Düsseldorf (disparu en 1945)

Böcklin, qui avait déjà traité le thème en version panoramique en 1873, y revient ici en cadrage étroit et en contreplongée, dans une composition bizarre qui confine à la caricature. On a dit [7] qu’il s’agissait d’une sorte de satire des lourdeurs du wagnérisme, dans lequel on tentait alors de l’enrôler, une exagération délibérée des héroïnes éplorées et des chevaliers aux larges épaules.

Il me semble que cette composante humoristique n’épuise pas la dimension expérimentale du tableau. Entre la femme nue aux membres fermés et le chevalier noir aux membres ouverts, le tissu rouge constitue à la fois une idée prosaïque (une serviette pour sécher et réchauffer la rescapée) et un symbole astucieux (la cape du chevalier prend possession de la femme sans défense). L’image est à lire comme une sorte de gageure graphique, dans laquelle Böcklin a cherché à superposer les deux épisodes contradictoires : le sauvetage et le viol.

D’où l’ironie du titre : Angélique n’échappe aux griffes du dragon que pour tomber dans les pattes de Roger.

Ainsi, son visage exprime non seulement la terreur rétrospective, mais aussi la crainte de ce qui la menace. De même, la face sombre de Roger anticipe son noir dessin. Sous l’entrejambe de la jeune femme, le cou sectionné du monstre, d’où jaillit un jet rouge, évoque le combat passé, mais aussi la défloration annoncée, puis le désir interrompu : sous l’entrejambe de Roger, la grimace déçue du monstre traduit comiquement leur double échec, d’engloutir et d’être englouti.



Angelique 1880 Böcklin Museum Kunstpalast, Dusseldorf detail
Ainsi la jonction impossible de la peau nue et de l’acier, en haut, se conclut en bas par une coupure sanglante.


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Perseus and Andromeda 1900 Lovis Corinth musée Georg Shäffer munich

Persée et Andromède
Lovis Corinth, 1900, musée Georg Shäffer, Münich.

Vingt ans plus tard, Corinth s’approprie l’idée de la cape-serviette de Böcklin, et s’en démarque par le nom du couple, désormais interchangeable. Il élude le risque comique en plaçant la gueule du monstre en hors champ.



Perseus and Andromeda 1900 Lovis Corinth musée Georg Shäffer munich schema
Les griffes vides matérialisent le transfert de propriété entre les deux cuirassés.



Perseus and Andromeda 1901 Lovis Corinth

Persée et Andromède
Lovis Corinth, 1901, collection particulière

Dans cette variante peu fine, le geste de défense d’Andromède a sans doute quelque rapport avec l’hypertrophie de la lance.



Amoretta et Britomart

Ce sujet typiquement anglais est tiré de « The Faerie Queene » d’Edmund Spenser (1570).

Amoretta 1792 The Freeing of Amoret gravure de Francesco Bartolozzi d'apres John Opie British MuseumLa libération d’Amoretta, gravure de Francesco Bartolozzi d’apres John Opie, 1792, British Museum

Amoretta a été enchaînée par le magicien Busirane (la baguette et le grimoire écrit avec le sang de l’innocente jeune fille), qui n’a pas manqué de la torturer (le poignard). Au centre s’interpose un chevalier en armure, Britomart.


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Amoretta 1783 avant Fussli Britomart Delivering Amoretta from the Enchantment of Busirane Goethe Haus FrankfurtBritomart délivrant Amoretta de l’Enchantement de Busirane
Füssli, 1824, Goethe Haus, Francfort

Un artiste aussi retors que Füssli ne pouvait manquer d’exploiter ce qu’Opie ne montre pas : que Britomart est en fait une jeune fille habillée en chevalier. Il inverse la composition et illustre tout autre chose : une dominatrice rousse qui élève son épée contre un vieil homme tombé à terre, avec sa baguette impuissante. A droite, la belle Amoretta, enchaînée dans une posture en miroir, est en fait l’image dénudée de Britomart.

Ainsi le tableau ajoute les charmes du déshabillage à ceux du travestissement.


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Britomart Redeems Faire Amoret exhibited 1833 by William Etty 1787-1849

Britomart rachète la loyale Amoretta (Britomart Redeems Faire Amoret)
Etty, 1833, Tate Britain.

Dans ce tableau qu’il considérerait comme une de ses oeuvres majeures, Etty revient à l’alibi moral qui lui permettait de faire accepter ses nus féminins à une Angleterre qui les avait prohibé depuis 1787 [8]. Dans l’épopée de Spencer, Amoretta symbolise la Vertu conjugale et l’héroïque guerrière Britomart représente à la fois la Chasteté et la Reine vierge, Elizabeth I.

Tout en édulcorant la violence de la scène, Etty améliore la fidélité au récit puisque Britomart intervient au moment précis où Busirane va poignarder la captive. Sa natte chinoise, l’arcade orientale et les motifs païens de la colonne ajoutent à la guerrière la touche très britannique d’un Saint Georges, combattant le Mal sous toutes ses formes.


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Amoretta 1854 Britomartis Unveiling Amoret Joseph Pitts Porcelaine de Coalport National Museums Liverpool

Britomar dévoilant Amoretta (Britomartis Unveiling Amoret)
Joseph Pitts, Porcelaine de Coalport, 1854, National Museums, Liverpool

Au second degré, le groupe reprend l’idée de Füssli, selon laquelle Amoretta n’est autre que la féminité cachée de Britomart, qui se dévoile en quelque sorte elle-même. Au premier degré, la scène joue habilement avec les conventions de l’époque : un chevalier déshabillant une femme aurait été très choquant, mais si ce chevalier est une fille, pas de problème :

« L’utilisation de la porcelaine de Paros intensifie la sensualité du tissu et de la peau nue d’Amoretta, tout en soulignant la pureté suprême des deux femmes. Cette représentation est fidèle au texte de Spenser, où le couple s’engage dans une conversation intime et érotique. Notamment, après la révélation que Britomart est une femme, Amoretta l’invite dans son lit pour « de dures aventures entre elles seules », une expression typique, dans la littérature de l’époque, pour évoquer le contact érotique entre femmes De telles relations intimes étaient généralement acceptées et considérées comme une démonstration « innocente » de liens émotionnels intenses entre compagnes. Ils étaient considérés comme un moyen de préserver la chasteté féminine et de se préparer aux exigences sexuelles de la vie conjugale, et non à l’infidélité. » [9]


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Britomart-and-Acrasia.-The-Faire-Queene-Khnopff 1892 Musee royaux d'art et d'histoire

Acrasia et Britomart (The Faire Queene)
Khnopff, 1892, Musées royaux d’art et d’histoire, Bruxelles

Le pendant oppose, dans des poses symétriques, le Plaisir charnel et la Vierge cuirassée.



La Demoiselle et le Chevalier

Menzel 1867 Blindekuh Colin maillard gouache coll part

Colin maillard (Blindekuh)
Menzel, 1867, lithographie

On doit à Menzel des études d’armure d’une bluffante virtuosité, réalisées entre 1861 et 1865 dans la salle de la Garde du Corps du château de Berlin. Il met ici son savoir-faire au service d’un sujet de genre original, où la visière transpose le foulard du jeu de colin-maillard : en la soulevant, la dame va savoir qui se cache sous l’armure.

Bien que le titre ne le dise pas, il s’agit en fait d’un conte populaire, Le Bourreau de Bergen (Der Scharfrichter von Bergen) [9a] : au cours d’un bal masqué donné à Francfort pour l’élection de l’Empereur, son épouse danse agréablement avec un chevalier noir de belle prestance. A la fin du bal, lorsque tous les masques sont tombés, il est obligé de la laisser relever sa visière, et tout le monde reconnaît le bourreau de Bergen. Pour laver l’offense faite à l’impératrice, il propose à son époux la seule solution : le faire chevalier sur le champ. Ainsi le faux noble devient un vrai, et l’audace efface l’infamie.



Menzel 1867 Blindekuh Colin maillard coll part

Colin maillard (Blindekuh)
Menzel, 1867, collection particulière

Ce tableau est une élaboration de la même histoire, délibérément énigmatique : la cuirasse est étincelante et non pas noire, l’impératrice a pour déguisement ses cheveux dénouées et une couronne de fleurs. Le moment montré est celui où le faux chevalier se détourne pour éviter de se laisser démasquer.

Menzel a rajouté deux éléments insolites :

  • le garde barbu qui nous fixe, à l’arrière-plan ;
  • le bouquet qui s’attaque à la visière, et se fait sentir à travers elle.



Menzel 1867 Blindekuh Colin maillard coll part schema

La composition donne une clé de lecture :

  • à droite, la main nue posée sur l’amure fait pivot entre la main nue du garde et la main gantée du faux chevalier : on comprend alors que ce soldat vulgaire n’est autre que l’image démasquée du bourreau ;
  • à gauche les deux mains nues créent un parallèle entre l’épée et le bouquet, autrement dit les deux accessoires de déguisement : pas plus que le chevalier n’en est un vrai, l’impératrice n’est une jeune fille libre de conter fleurette.

Le titre « colin-maillard » invite à un niveau plus profond de lecture : le principe du jeu est de suppléer par le Toucher à la suppression de la Vue ; ici l’armure supprime le Toucher, suppléé à son tour par l’Odorat.


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Chevalier 1870 Millais The Knight Errant Tate Britain premiere version reconstitution

Le Chevalier Errant (reconstitution de la première version)
Millais, 1870, Tate Britain

Lors de sa présentation à la Royal Academy en 1870, le tableau était accompagné d’un texte explicatif dans le catalogue : « L’ordre des chevaliers errants a été institué pour protéger les veuves et les orphelins et pour secourir les demoiselles en détresse» [10].

L’alibi moral n’empêcha pas le scandale : pour la seule et unique fois où il tentait un nu féminin, Millais avait choisi, un peu innocemment, la formule la plus explosive : une femme nue et un chevalier à l’épée échangeant des regards entendus de part et d’autre d’un gros bouleau.

Devant le feu des critiques, Millais découpa le torse d’Angélique et le prit pour base d’un autre tableau, La martyre de Solway, dont la radiographie a permis de retrouver la direction initiale du regard [11].


The Knight Errant *oil on canvas *184.1 x 135.3 cm *1870

Le Chevalier Errant (retouché en 1871)
Millais, 1870, Tate Britain

La genèse de ce sujet problématique vient certainement de l’intention de transposer dans le monde médiéval le mythe, très à la mode à l’époque, de Persée et Andromède. Pour aider à la compréhension, Millais a multiplié les détails narratifs, mais qui passent inaperçus dans le décor ;

  • côté féminin, le croissant de lune et un bout de robe ;
  • côté masculin, un torse transpercé et deux voleurs mis en fuite.

La version retouchée trouva finalement un acquéreur en 1874 : c’est donc moins la confrontation entre le nu et la cuirasse qui clochait, que l‘affrontement équilibré des volontés. Une fois redevenue victime honteuse et subsidiaire, la femme nue ne choquait plus.



Chevalier 1870 Millais The Knight Errant Tate Britain detail
Et sa chevelure dénouée, symbole de provocation sexuelle, reprenait le rôle pudique de voile de sa nudité.


1898, Edmund J. Sullivan La Verite et le Prince des mensonges Illustration pour Sartor Resartus de Carlyle, p. 15 photo George P. Landow

La Vérite et le Prince des mensonges
Edmund J. Sullivan, 1898, Illustration pour Sartor Resartus de Carlyle, p. 15 (photo George P. Landow)

Le miroir, ajouté dans les mains de la femme pour symboliser la Vérité, transforme la composition en un motif beaucoup plus complexe que celui de Millais (voir 4 Fatalités dans le rétro ). Fermement tenu en main, il est l’instrument de la victoire de la Femme contre la Mort, qui laisse tomber son épée.


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Le_Chevalier_aux_Fleurs_1894_Georges_Rochegrosse Musee Orsay

Le Chevalier aux Fleurs
Georges Rochegrosse, 1894, Musée d’Orsay

Le wagnérisme produit en France cette spectaculaire composition florale. Dans l’acte 2, scène 2 de Parsifal, le héros met en fuite les chevaliers de Klingsor puis s’égare dans le jardin que la sorcière Kundry a peuplé de séduisantes filles-fleurs. Comme tout paladin qui se respecte, il résiste à leurs tentations et reste chaste, malgré le tripotage de son pommeau.

L’armure ne sert plus ici de conducteur érotique, mais d’isolant. L’effet de miroir de la cuirasse (voir 3 Reflets dans des armures : Pays du Nord) confère un zeste d’invisibilité à cette superposition réussie du héros teutonique à notre Pucelle nationale.


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Chevalier 1894 Max Slevogt Frau Aventure, Städel Museum, FrancfortDame Aventure (Frau Aventure)
Max Slevogt, 1894, Städel Museum, Francfort

Le motif resurgit la même année de l’autre côté du Rhin, probablement sous l’influence non pas du Chevalier errant de Millais, mais du Roger et Angélique de Böcklin, qui avait été exposé à Münich en 1890. La scène semble avoir été inventée par Slevogt, sans référence à une source littéraire précise : Frau Aventure est un personnage du Parzival de Wolfram von Eschenbach (chap 433) mais dans un contexte qui n’a rien à voir avec la violence ambigüe de la scène représentée : on a l’impression que la femme tente de protéger son cou de l’étranglement, mais il pourrait tout aussi bien s’agir d’une victime qu’on relève.


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Chevalier 1903 Max Slevogt Der Ritter und die Frauen , Staatliche Kunstsammlungen Dresden

Le Chevalier et les femmes (Der Ritter und die Frauen)
Max Slevogt, 1903 , Staatliche Kunstsammlungen, Dresden

Cette composition est tout aussi ambigüe, entre le viol collectif perpétré par un guerrier fou, et le chevalier tentant d’échapper à une escouade de putains. La femme près de rideau pourrait tout aussi bien appeler des gardes à l’aide ou d’autres courtisanes à la rescousse.

C’est en fait l‘interprétation morale qu’il faut retenir, celle du combat de la Vertu contre les Vices [12].


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Chevalier 1911 avant Carl von Marr Dans le jardin magique coll partDans le jardin magique, avant 1911 Chevalier 1912 Carl von Marr Adam et Eve Ritter und junges Weib coll partAdam et Eve en costume moderne, 1912

Carl von Marr, collection particulière

Dans ces deux oeuvres d’un peintre germano-américain, la vieille Europe se frotte au Nouveau Monde et le wagnérisme aux temps modernes : le chevalier à la lance tantôt prête allégeance à la Féminité, tantôt la salue par un vigoureux shake hand.


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alexander-rothaug_der-schwarze-ritter_coll part

Le chevalier noir (der schwarze Ritter)
Alexander Rothaug, non daté, collection particulière

La composition établit une certaine équivalence entre :

  • chevelure et crinière, ligature et bride, victime et monture, du côté des dominés ;
  • écorce et armure, du côté des dominants.


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Chevalier 1910 Kalmakoff Nicholas - Death and the maiden

La Mort et la Jeune Fille
Nicholas Kalmakoff , 1910, collection particulière

Un guerrier sortant des flammes relève sa visière et son gantelet pour montrer qui il est vraiment. Ainsi le chevalier, qui normalement sauve la demoiselle en détresse, se revèle être sa plus cruelle ennemie. Kalmakoff a le génie de rendre malsains les thèmes éculés : dans La Jeune Fille et la Mort, le squelette est sensé arracher la jeune fille aux plaisirs de la vie. Ici nous est montré l’inverse : le jeune fille enlaçant la genouillère du guerrier, pour l’empêcher d’aller détruire plus loin et pour le retenir auprès d’elle, jalouse de son bourreau hérissé d’armes phalloïdes.


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Chevalier 1913 Von Stuck THE DRAGON SLAYERLe Tueur de dragon, Von Stuck, 1913, collection particulière

A côté de ces tortuosités, la version de Von Stuck paraît presque anodine. C’est pourtant la première fois que l’homme de fer enlace la pâle beauté, on mesure le chemin parcouru depuis Millais. Le titre générique ne cherche même plus à invoquer une référence connue. Avec sa dent qui sort et la lance qui rentre, le dragon est dans la lignée de ceux de Böcklin, plus comiques que redoutables.


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Chevalier 1916 Schiksal Richard MullerLe destin (Schiksal)
Richard Müller, 1916, oeuvre disparue

Implacable comme la statue du Commandeur, le Destin cuirassé sépare le couple, la femme qui s’incline pour l’accepter et l’homme qui se cache les yeux de désespoir.

La composition est truffée de symboles : la boule dont la femme descend pour la Fortune qui tourne, le bouquet de fleurs pour la vie coupée, le chien pour la douleur du maître, l’aigle dévorant un hamster pour la Mort qui régit la nature. La boucle de l’Elbe, à l’arrière-plan, est une image du Temps qui assiège et érode  toute chose.

L’oeuvre s’inscrit au carrefour de deux thématiques : un macabre typiquement germanique et une formule particulière à Müller, consistant à apparier un nu féminin à un partenaire incongru (tapir, marabout, ours…). On ne peut donc pas dire que cette composition soit particulièrement liée à la guerre en cours.



Chevalier 1919 RITTER UND MÄDCHEN Richard Muller

Le chevalier et la jeune fille (Ritter und Mädschen)
Richard Müller, 1919, collection particulière

La jeune fille et le chevalier se font face, dans des postures symétriques. De la main droite, il dirige vers elle le pommeau de son épée, dans une menace immédiate ; de la main droite, elle enlève sa seule protection, la feuille de vigne, et la brute d’acier se fige. A gauche, la Mort, fascinée elle-aussi ce que le spectateur ne voit pas, arrête sa tâche de fossoyeur. Le sablier n’est qu’à moitié vide, le Pouvoir féminin a, pour un temps encore, stoppé la Violence et la Mort.


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delorme-raphael-femme-aux-armures-ca 1945 coll part

Femme aux armures, Raphaël Delorme, vers 1945, collection particulière

Cette femme debout, caressant sa tresse serpentine au milieu de cinq cuirasses aux becs saillants, est à lire comme une Léda, ainsi que l’indique le cygne doré sur le casque. Delorme a souvent utilisé le contraste nu/habillé (voir Habillé/déshabillé : la confrontation des contraires)


sb-line

v

Sous le chêne (Under the Oak Tree)
Siana Park, 2019

Le Chevalier est comme un chêne, qui protège la fille fauve des renards tourbillonnants.



Les outsiders

La libération d’Arsinoé

 

Jacopo_Tintoretto 1556 The_Liberation_of_Arsinoe_Gemaldegalerie Alte Meister DresdeLa libération d’Arsinoé
Tintoret, 1556, Gemäldegalerie Alte Meister, Dresde

Retenue en otage par les Romains sur l’île de Pharos, la princesse égyptienne Arsinoé est délivrée par l’eunuque Ganymède, qui va prendre la tête des troupes révoltées contre César. Les textes évoquent ce sujet rarissime de manière lapidaire :

« Cependant la jeune sœur de Cléopâtre, Arsinoé, par l’industrie de son esclave Ganymède, parvient au camp des ennemis. » Lucain, La Pharsale, Livre X

Tintoret élabore avec humour, en imaginant :

  • qu’Arsinoé était prisonnière dans le phare,
  • que Ganymède lui a envoyé une échelle de corde à l’aide de son arbalète,
  • que la fuite s’effectue en gondole.

Au premier degré, la cuirasse identifie Ganymède comme un guerrier. Au second, elle fait allusion à son incapacité physique, qui le condamne à ne tirer que des flèches non métaphoriques : l’armure donne ici à voir l’union charnelle impossible.

sb-line

Ulysse et Calypso

Lairesse 1680 ca Odysseus and Calypso Rikjsmuseum

Ulysse et Calypso
Gérard de Lairesse, vers 1680, Rijksmuseum, Amsterdam

Ce tableau est le seul exemple où Ulysse et Calypso sont représentés à la manière de Mars et Vénus, très intentionnellement car Lairesse est un peintre savant appréciant les énigmes visuelles : un oeil inattentif pourrait facilement prendre le petit amour, qui transfère le casque du héros à l’enchanteresse, pour un Cupidon ordinaire.


Lairesse 1680 ca Mercury Ordering Calypso to Release Odysseus RikjsmuseumMercure ordonnant à Calypso de libérer Ulysse
Gérard de Lairesse, vers 1680, Rijksmuseum, Amsterdam

Le second tableau du pendant, avec l’intervention de Mercure, révèle l’identité des deux Dieux (voir Les pendants complexes de Gérard de Lairesse).


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Saint Georges et la Princesse

Sanctus Georgius 1906 Solomon Joseph Solomon Royal Academy of Arts,Sanctus Georgius
Solomon Joseph Solomon, 1906, Royal Academy of Arts,

Dans les compositions habituelles, la princesse sauvée du dragon joue les utilités en marge du combat. Exceptionnellement, le saint Patron de l’Angleterre est représenté ici sous la forme d’un montagnard aux mollets d’acier, cumulant le coup de lance de Persée et de Roger avec la capacité d’emport de Pégase et de l’hippogriffe.

Le contact charnel entre le Saint et sa cavalière est habilement éludé par les tissus qui bouillonnent.



Références :
[1] Art and Love in Renaissance Italy, Metropolitan Museum of Art, p 324 https://books.google.fr/books?id=-X3eGY5W1WkC&pg=PA324
[2] Lisa Rosenthal « Gender, Politics, and Allegory in the Art of Rubens » https://books.google.fr/books?id=tIa0iUVpGbcC&pg=PA64&dq=rubens+%22return+from+war%22+hero
[3] Jacquelyn N. Coutré, « Decoration à l’Orange: Jan Lievens’s Mars and Venus in Context, » Journal of Historians of Netherlandish Art 5:2 (Summer 2013) https://jhna.org/articles/decoration-a-lorange-jan-lievens-mars-and-venus-in-context/
[4] L’Arioste, Roland Furieux, Paris, 1810 https://books.google.fr/books?id=KL4Ky2R3fm8C&pg=PA29
[5] « …e voi siete quell’huomo da bene che avete fatto un quadro al mio figliuolo che è giovane e è pur cardinale con una femmina che mostra tutti i vituperi , quando l’ebbe lasciata direrisposele q.ta mostra le reni e io non so che le donne abbiano vituperi se non dinanzi». Cité par Roberto Contini « Bilivert: saggio di ricostruzione » p 83
[6] Dans son interprétation de la scène, Morten Steen Hansen voit dans l’épée posée par terre le symbole habituel de la virilité déçue. Mais il ne reconnaît pas dans l’anneau (qui selon lui symboliserait la Raison) le symbole opposé, celui de la féminité reprenant le contrôle. Voir Morten Steen Hansen « Angelica’s Virginity: The Orlando Furioso and the Female Body in Florentine Seicento Painting » MLN Johns Hopkins University Press Volume 133, Number 1, January 2018 https://web.archive.org/web/20190426150503id_/https://muse.jhu.edu/article/697008/pdf
[7] Elizabeth Tumasonis, “Böcklin and Wagner: The Dragon Slain.” Pantheon 44 (1986)
[8] https://en.wikipedia.org/wiki/Britomart_Redeems_Faire_Amoret
[9] https://www.liverpoolmuseums.org.uk/artifact/britomartis-unveiling-amoret
[9a] https://www.kellscraft.com/LegendsRhine/legendsrhine028.html
[10] https://victorianweb.org/painting/millais/paintings/47.html
https://thehammocknovel.wordpress.com/tag/the-knight-errant/
[11] https://mydailyartdisplay.uk/2011/07/13/the-martyr-of-solway-by-john-everett-millais/
[12] Katja Petzold « Hinweg von mir! »: Zur ikonographischen Quelle von Max Slevogts Gemälde « Der Ritter und die Frauen » 2021

1 Les Mises au Tombeau : quelques points d’iconographie

13 octobre 2023
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Ces trois articles sont dédiés à l’analyse iconographique d’une oeuvre majeure et méconnue : la chapelle du saint Sépulcre de la cathédrale de Rodez. Après avoir rappelé ce qui est général à toutes les Mises au Tombeau, on passera en revue une catégorie restreinte, celle des Mises au Tombeau « scénographiées ». Ceci pour permettre d’apprécier ce qu’a de vraiment particulier la chapelle de Rodez.



La genèse des Mises au tombeau

Selon Forsith, l’origine lointaine des Mises au Tombeau est à chercher dans l’Empire germanique. On y trouve dès le onzième siècle des représentations architecturales du Saint Sépulcre, donnant lieu au moment des fêtes de Pâques à des liturgies complexes et variées [1]. Il s’agit cependant de processions au sein de l’architecture, et non d’une contemplation statique de sculptures [2].


1330 ca Chapelle du St Sepulcre Cathedrale de Freiburg in BrisgauSaint Tombeau
Chapelle du St Sépulcre, vers 1330, Cathédrale de Freiburg in Brisgau

Au XIVème siècle apparait un nouveau type de représentation, dit du Saint Tombeau ( [0], p 13), qui synthétise trois épisodes :

  • la Mise au Tombeau, avec le gisant du Christ ;
  • la Résurrection (avec les soldats endormis) ;
  • les trois Saintes Femmes au Tombeau, avec les deux anges.

Ce caractère illogique ([0], p 14) tient au fait que ce type de monument pouvait répondre à plusieurs rituels à des moments différents : dépôt d’un Christ aux bras amovibles détaché d’un Crucifix, dépôt dans un petit réceptacle de l’hostie consacrée [3].



Une origine liturgique et symbolique

1433 Mise au tombeau Cathedrale de Freiburg in BrisgauMise au Tombeau
1433, Cathédrale de Freiburg in Brisgau

Un siècle plus tard, dans la même cathédrale :

  • les deux anges portent les instruments de la Passion,
  • parmi les trois Maries (identifiées traditionnellement commé étant Marie de Magdala, Marie-Salomé et Marie-Jacobé), Marie-Madeleine se singularise par sa chevelure nue et son flacon de parfum ;
  • de nouveaux personnages se sont ajoutés : La Vierge Marie, Saint Jean et les deux porteurs de linceul.

Ainsi se constitue la formule la plus courante : la Mise au tombeau à sept personnages, plus le Christ.

On voit par là que son origine est essentiellement symbolique et synthétique : même si elle reprend les principaux personnages cités dans les quatre Evangiles, elle ne met pas en scène un moment précis de l’histoire.

Le texte qui s’en rapproche le plus est celui de Luc :

Il (Joseph d’Arimathie) le descendit de la croix, l’enveloppa d’un linceul, et le déposa dans un sépulcre taillé dans le roc, où personne n’avait encore été mis. C’était le jour de la préparation, et le sabbat allait commencer. Les femmes qui étaient venues de la Galilée avec Jésus accompagnèrent Joseph, virent le sépulcre et la manière dont le corps de Jésus y fut déposé. et, s’en étant retournées, elles préparèrent des aromates et des parfums. Puis elles se reposèrent le jour du sabbat, selon la loi.  Luc 23,53-55

Le texte ne mentionne pas la présence de la vierge Marie et de Jean, et précise bien que les saintes femmes ne portent aucun aromate, puisque c’est seulement après le sabbat qu’elles reviennent pour l’embaumement.



Mise au Tombeau ou embaumement ?

campin , vers 1425, Triptyque Seilern mise au tombeau courtauld instituteMise au tombeau (panneau central du Triptyque Seilern)
Campin, vers 1425, Courtauld Institute

En peinture, les artistes ont toute liberté pour varier la position des personnages :

  • éviter la symétrie entre les porteurs de suaire,
  • placer des personnages en avant du tombeau (ici une des saintes femmes et Marie-Madeleine),
  • rajouter des personnages supplémentaires (ici Sainte Véronique avec son voile) ;
  • montrer le cadavre dans des poses plastiques, à différents stades de son dépôt dans le tombeau.

La statuaire en revanche impose des contraintes fortes, notamment quant à la représentation du linceul. Montrer réellement le dépôt du corps est une gageure technique.


Mise au tombeau 1495 Salers_-_église_Saint-Matthieu1495, église Saint-Matthieu, Salers

Ici, il est suggéré par les plis du linceul tombant à l’intérieur de la cuve.


Mise au tombeau 1490-91 semur en auxois1490-91, Semur-en-Auxois.

Le sculpteur va parfois jusqu’à évider la cuve sous le drap.


Mise au tombeau 1471 chaumont1471, Chaumont

A l’extrême, le cadavre peut se retrouver posé au fond de la cuve, mas cette solution radicale est très rare.


Mise au tombeau 1400-25 Pont a Mousson1400-25, Pont-à-Mousson

Certains sculpteurs préfèrent montrer le dernier instant de l’embaumement : le corps est posé sur le tombeau fermé, le linceul va être replié sur lui. A noter que l’inversion de la position du Christ est ici un cas d’école : le monument étant placé sur le mur Nord du transept, elle a pour but de diriger la tête du Christ vers l’Est et l’autel principal.


Mise au tombeau 1515 Chateau de Biron MET1515, provenant du chateau de Biron, MET

Mais la plupart du temps, les oeuvres restent dans l’ambiguïté : le tissu est tendu un peu au dessus de la cuve comme si le corps était en suspension, mais l’absence d’effort des deux porteurs rend cette situation impossible : le caractère conventionnel de la mise en scène demeure, même dans les oeuvres les plus réalistes.



Les contraintes sur les personnages

La place du Christ et des porteurs

Les Mises au Tombeau sont très souvent placées sous une arcade : surbaissée, elle imite une grotte, mais surplombée d’un gâble et de pignons, elle épouse la forme habituelle d’un enfeu avec gisant ( [0], p 3). Ainsi les Mises au tombeau oscillent-elles entre deux pôles : la reconstitution théatrale du Sépulcre de Jérusalem et l’édification, dans les murs de l’Eglise, d’un Enfeu symbolique pour le Christ.

Le gisant est presque toujours allongé la tête à gauche, ce qui sert à montrer la plaie du flanc droit. Les rares inversions semblent s’expliquer par le besoin de placer la tête du Christ du côté de l’autel principal, du moins pour les Mises au Tombeau qui ne possèdent pas un autel particulier ( [0], p 4).


Mise-au-tombeau-1523-Rodez-Retable-de-la-chapelle-du-Saint-Sepulcre-Mise-au-tombeauPhotographie www.cathedrale-rodez.chez-alice.fr

A Rodez, celle de Gaillard Roux, placé sur le mur Est d’une chapelle Sud de la nef, respecte la configuration standard. Bien que son autel particulier la rende indépendante, le Christ a la tête du côté de l’autel principal : elle est ainsi éclairée toute la journée par la lumière du Sud, venant de la fenêtre de droite.

Les deux porteurs ont un emplacement pratiquement invariable par rapport au cadavre : côté tête le riche Joseph d’Arimathie (avec souvent une bourse apparente), côté pieds la figure moins importante de Nicodème : il est mentionné seulement dans l’Evangile de Jean, comme apportant la myrrhe et l’aloès et aidant Joseph à envelopper le corps de Jésus dans le linceul imbibé d’aromates (son rôle est plus développé dans un apocryphe, l’Evangile de Nicodème ([0], p 6) ).


La place de Marie Madeleine

Marie-Madeleine, avec ses longs cheveux et sa boîte de parfum, est placée presque toujours du côté des pieds du Christ, en raison de son assimilation avec la femme pècheresse qui

« apporta un vase d’albâtre plein de parfum, et se tint derrière, aux pieds de Jésus. Elle pleurait; et bientôt elle lui mouilla les pieds de ses larmes, puis les essuya avec ses cheveux, les baisa, et les oignit de parfum.«  Luc 7, 37-38

Dans le contexte de la mise au Tombeau, le vase de parfum devient un vase à onguent utilisé pour l’embaumement.


Rodez 1400-50 cathédrale,Mise_au_TombeauMise au tombeau
Choeur, Cathédrale de Rodez, 1430-1450

La seule exception en France est cette Mise au Tombeau très archaïque où Marie se penche pour enlacer le cadavre de son fils : elle suit le modèle byzantin où la mise au Tombeau se confond avec le « thrène », la Lamentation de Marie ([0], p 7). Les positions de Nicodème et Joseph (reconnaissable à sa bourse) sont ici inversées. Marie-Madeleine, reconnaissable à ses longs cheveux, ne porte pas sa fiole de parfum : elle n’est pas ici pour aider à l’embaumement, mais pour extérioriser, par ses bras élevés en l’air derrière Marie, la douleur muette de celle-ci. Il s’agit là encore d’un motif byzantin transmis via l’art italien :

Giotto Maesta 1308-11 Mise au tombeau Sienne, Museo dell’Opera del DuomoMise au tombeau (détail de la Maesta)
Giotto, 1308-11 , Museo dell’Opera del Duomo, Sienne


Bible moralisée de Naples, 1340-50, BNF Français 9561 fol 181r

Cette Bible moralisée napolitaine répartit, de manière très originale, les lamentations des deux femmes aux deux extrémités du corps :

« La Vierge Marie le prist entre ses bras et moult tendrement le ploura, et Sainte Marie Madeleine de ses lermes li lavoit les pies »

Tandis que la Vierge Marie suture de son bras la plaie du flanc et que Marie-Madeleine lave les plaies des pieds, les deux autres Maries baisent celles des mains, dans une sorte d’expansion féminine du corps meutri.


La place de la Vierge et de Saint Jean

Ce sont les personnages dont la place est la plus variable. Dans les Crucifixions, la Vierge et Saint Jean se font presque invariablement pendant de part et d’autre de la Croix. Cette configuration est impossible dans les Mises au Tombeau, où la place de droite est déjà occupée par un autre « poids lourd », Marie-Madeleine : Saint Jean est donc pratiquement toujours placé dans la moitié gauche, en équilibre avec elle.


Dijon Hôpital_Général_-_Chapelle_Sainte-Croix_de_Jérusalem mise_au_tombeauChapelle Sainte-Croix de Jérusalem, Hôpital Général, Dijon

Une des très rares exceptions (mis à part la Mise au Tombeau atypique du choeur de Rodez) est celle-ci, où Saint Jean vient rejoindre Marie Madeleine dans la moitié droite de la composition, faisant pendant aux deux sainte Femmes de l’autre côté de Marie. L’importance exceptionnelle accordée à celles-ci, avec leurs pots d’onguent, a probablement un rapport avec la vocation hospitalière du monument [4].


British Library Har 4328 254

Vie du Christ, Paris, 1460-68, BL Harley 4328 fol 254

La plupart des Mises au tombeau suivent une autre convention des Crucifixions, assez rare, où Saint Jean rejoint la Vierge à gauche de la Croix pour la soutenir dans sa douleur.


Mise au tombeau 1490-91 semur en auxois1490-91, Semur-en-Auxois.

Toutes les configurations du couple se rencontrent : Saint Jean à gauche, à droite, ou derrière Marie, formant parfois avec elle un bloc unique.


La formule méridionale

Jacques Morel attr 1441 ca Mise au tombeau famille galleani Église_Saint_Pierre_(Avignon)Mise au tombeau de la famille des Galliens
Jacques Morel (attr), vers 1441, Eglise Saint Pierre, Avignon

Elle se caractérise par le fait que Marie est épaulée non plus par Saint Jean, mais par les deux Saintes Femmes. On obtient ainsi une formule très symétrique, où Saint Jean fait mécaniquement pendant à Marie-Madeleine.  A noter que la Crucifixion de la partie haute, avec la Vierge et à nouveau Saint Jean, a été rajoutée en 1854, au moment de l’installation du monument à ce nouvel emplacement [5].

En plaçant les trois Maries au centre, la composition suggère l’épisode, symboliquement opposé à la Mise au Tombeau, où les trois myrophores (leur nom varie selon les Evangiles, voir La pierre devant le tombeau ) se rendent au sépulcre et constatent qu’il est vide.


1235 ca Tombeau fragments jube cathedrale BourgesMise au Tombeau et Saintes Femmes au Tombeau
Fragments du jubé, vers 1235, Cathédrale de Bourges

Ainsi se synthétise en une seule image ce qui longtemps avant en nécessitait deux.


La couronne d’épines

Mise au tombeau 1523 Rodez Retable-de-la-chapelle-du-Saint-Sepulcre registre D
La formule méridionale autorise la solution élégante de placer la couronne dans les mains désormais libres de saint Jean ( [0], p 125), en pendant à la fiole de Marie-Madeleine (qui à Rodez a été cassée). L’idée est d’autant plus naturelle que l’évangile de Saint Jean est le seul qui parle de cette couronne (Jean 19,12). L’état de conservation de la Mise au Tombeau d’Avignon ne permet pas de confirmer si l’idée était présente dès 1441.


Pieta de Tarascon vers 1457 Musee de Cluny

Pietà de Tarascon, vers 1457, Musée de Cluny

Deux Pietà de l’école d’Avignon montrent en tout cas Saint Jean retirant de ses mains la couronne d’épines. La Pietà de Tarascon exploite la symétrie avec Saint Madeleine, qui effleure la plaie du pied d’une plume trempée dans l’onguent (symétrie soulignée par la couleur verte des manteaux)


Mise au tombeau 1490-91 semur en auxois1490-91, Semur-en-Auxois.

Dans les autres formules, l’ostention de la couronne d’épines est plus rare. On la trouve à Semur, dans les mains de la Sainte Femme située au dessus du visage du Christ (celle du côté des pieds montre les clous).


En synthèse

La Mise au Tombeau est une formule datée, qui se diffuse du Nord vers le Sud du XIVème au XVIème siècle, avant de passer de mode. Elle se révèle robuste puisque, d’esprit totalement médiéval, elle passe avec succès le cap de la Renaissance :

« Avec sa retenue dans l’expression des sentiments et dans la composition, la Mise au Tombeau appartient essentiellement au gothique tardif, et on ne peut qu’être étonné de voir la persistance de la formule, submergée mais pas totalement détruite tandis que les marées de la Renaissance montaient de plus en plus haut. » Forsyth ([1], p 4)

A cheval entre gothique flamboyant et renaissance italienne, la chapelle Gaillard Roux est comme l’instantané d’une de ces vagues montantes.



Article suivant : 2 Les Mises au Tombeau scénographiées

Références :
[0] William H Forsyth « The entombment of Christ : French sculptures of the fifteenth and sixteenth centuries », 1970, https://archive.org/details/entombmentofchri00fors/page/215/mode/1up?q=gaillard
[1] Elisabeth Ruchaud, « Liturgie pascale et drame liturgique en mouvement dans l’espace ecclesial monastique (abbayes ottoniennes de Gernrode et Essen) » https://carnetparay.hypotheses.org/1269
[2] A Essen, les parties hautes étaient couvertes de fresques présentant les épisodes post-résurrection. Selon la même idée, deux de ces scènes (le Noli me tangere et l’apparition à Thomas) sont figurées en haut du retable de Gaillard Roux.
[3] Rózsa Juhos « The sepulchre of Christ in arts and liturgy of the late middle ages » His Arch & Anthropol Sci. 2018;3(3):263-271
https://medcraveonline.com/JHAAS/the-sepulchre-of-christ-in-arts-and-liturgy-of-the-late-middle-ages.html
[4] Le motif rare du suaire relevé à l’arrière n’a rien à voir en revanche avec l’hôpital. Il s’agit d’un motif spécifiquement bourguignon ( [0], p 73).
[5] Inventaire général des richesses d’art de la France. Province, monuments religieux. Tome 3 p 153 https://bibliotheque-numerique.inha.fr/viewer/7560/?offset=1#page=155&viewer=picture&o=bookmark&n=0&q=

2 Les Mises au Tombeau scénographiées

13 octobre 2023
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Ce néologisme désigne un catégorie très restreinte de monuments, où la Mise au Tombeau sert de base à une scénographie à plusieurs registres. En voici un aperçu presque exhaustif : la chapelle Gaillard Roux à Rodez sera quant à elle traitée dans le dernier article.

Article précédent : 1 Les Mises au Tombeau : quelques points d’iconographie

Quelques ciboriums germaniques

1370-74 ca Nurnberg, Sankt Sebald, Sakramentsnische,Ciborium, vers 1370-74, église Saint Sebald, Nüremberg

Ce ciborium imite un édifice gothique à quatre étages, renforcé par des contreforts latéraux :

  • niveau crypte, une Mise au Tombeau dont les sept personnages s’inscrivent exactement dans les sept arcatures ;
  • niveau nef, l’armoire destinée à ranger le Saint Sacrement, flaqué des deux patrons de l’église, Saint Pierre et Saint Sebald ;
  • niveau voûtes, une Crucifixion symbolique où Dieu le Père offre son fils en sacrifice, entre la Vierge et Saint Jean (la colombe, qui complète le symbolisme de la Trinité dans la formule habituelle du Trône de Grâce est ici absente, probablement disparue au cours du temps) ;
  • niveau clocher, Dieu en majesté.

Bamberg, 1392-1418 Obere Pfarrkirche Unserer Lieben Frau, SakramentsnischeCiborium (partie centrale) vers 1392-1418, Obere Pfarrkirche Unserer Lieben Frau, Bamberg

A Bamberg, le ciborium consiste en un retable de trois rangés d’apôtres et de prophètes (incomplètement identifiés), flanquant une structure centrale dont les trois registres se lisent chronologiquement [6] :

  • en bas l’époque du Christ, avec la Mise au tombeau ;
  • au centre les temps présents avec les hosties et la relique principale du Chrsit, la Sainte face ;
  • en haut le futur, avec le Jugement dernier.

Bien que le rôle de ces ciboriums dans la génèse des grandes Mises au tombeau en ronde bosse ne soit pas démontré, ils contiennent néanmoins des Mises au tombeau en bas-relief où figurent déjà tous les personnages habituels. Forsyth en tire argument ( [0], p 19) pour contester l’hypothèse d’Emile Mâle selon laquelle l’apparition des grandes Mises au tombeau françaises, au début du XVème siècle, constituerait une transposition, en sculpture, des Mystères de la Passion qui se développent à la même époque, et mettent en scène les mêmes personnages.



Les scénographies françaises

Le portail Sud de la cathédrale de Rodez

 

1448-78 Porte_latérale,_cathédrale_de_Rodez

Portail Sud, 1448-78, cathédrale de Rodez

On sait par différents textes [7] que ce portail, très mutilé à la Révolution, comportait dans son tympan une Crucifixion et dans son linteau une Mise au tombeau, dont il reste seulement le sarcophage triparti. Il semble que la conception initiale soit dûe à Jacques Morel, le portail ayant été achevé par d’autres sculpteurs.



1448-78 Porte_latérale,_cathédrale_de_Rodez,_Aveyron reconstruction 1
En plaquant sur les éléments restant la Mise au Tombeau d’Avignon [8], on se rend compte d’un grave problème d’encombrement : pour que le corps du Christ soit visible d’en bas, il eut fallu qu’il soit présenté en oblique, comme à Avignon : ce qui laisse d’autant moins de place pour les personnages. Même en les comprimant en hauteur, on constate qu’il n’y pas assez de place, entre les culots et le sarcophage, pour caser les porteurs de linceul.



1448-78 Porte_latérale,_cathédrale_de_Rodez,_Aveyron reconstruction 2
Une solution possible serait un Christ parfaitement horizontal et un linceul très long, dont les porteurs se placeraient au delà des culots (solution adoptée plus tard au château de Combefa).


La chapelle du château de Combefa

 

Monesties sur Serou 1490 CombefaVers 1490, église de Monestiès sur Serou

La disposition actuelle reflète ce que l’on sait sur le retable commandé par l’évêque Louis Ier d’Amboise pour la chapelle de son château de Combefa [9]. Les trois registres s’étageaient de haut en bas dans l’ordre chronologique : Crucifixion, Déploration et Mise au tombeau (plus un Ecce Homo, dont l’emplacement est inconnu). Sur les deux pans latéraux du choeur, dix personnages à taille humaine progressaient vers le sarcophage, accompagnant l’évêque qui officiait devant l’autel.

Ce dispositif unique, prétentieux dans tout autre lieu, est dû au caractère privé de la chapelle. On suspecte, sans preuve définitive, que le personnage de Joseph d’Arimathie pourrait être un portrait du commanditaire [10].

Cette configuration unique de personnages sortis du retable ne se rencontre ailleurs, de manière partielle, que pour les soldats qui montent la garde en avant de la Mise au Tombeau.


L’Oratoire d’Hélion Jouffroy à Rodez

Ce richissime chantre puis chanoine de Rodez (entre 1470 et 1529) avait fait décorer son oratoire privé d’un grand nombre de sculptures dont il ne reste que des descriptions textuelles ( [11], p 85) :

  • dans une niche sous la table d’autel, une Mise au tombeau à six personnages, dont un Christ, étendu sur un linceul, qui « sembloit tenir en l’air, tant estoit subtillemen faictz lesd. personnages » ;
  • à proximité un haut-relief évoquant l’Enfer et le Purgatoire ;
  • au dessus était suspendu un Christ juge, « tenant une croix en la main et tendant l’autre main aux figures de Adam et Eve et cinq ou six saint Pères »… »semblant les vouloir retirer à soy pour les délivrer dud. enfer ou purgatoire ».

Cette description est particulièrement intéressante, puisque la même scène du Christ aux limbes figure en haut du retable de Gaillard Roux, chanoine entre 1497 et 1534. Une forme de rivalité ostentatoire entre ces deux chanoines n’est donc pas à exclure, le retable de la cathédrale, développant en public ce qui ne pouvait être vu qu’en privé dans la « maison des singularités » d’Hélion Jouffroy.


Ceci confirme le goût, au tournant du XVIème siècle, pour ces scénographies à grand spectacle, du moins chez ceux qui en avaient les moyens : l’évêque d’Albi pour Combefa, puis les deux riches chanoines de Rodez. Hélion Jouffroy, qui était le neveu du cardinal d’Albi et n’avait pu manquer de visiter la chapelle de Louis d’Amboise, est probablement celui qui a importé cette mode à Rodez.

Ceci confirme également l’existence locale d’ateliers de sculpteurs suffisamment créatifs pour satisfaire ces commandes sortant de l’ordinaire.

Tous ces éléments rendent moins surprenant le surgissement, à Rodez, d’un ensemble aussi spectaculaire que la chapelle Gaillard Roux.


La Déploration de Bordeaux

Bordeaux_Basilique_Saint-Michel_Chapelle_du_Saint-Sepulcre_Mise_au_tombeauChapelle du Sépulcre
1493 , Eglise Saint Michel, Bordeaux

Comme le remarque Paul Roudié [12], il s’agit ici d’une formule intermédiaire entre la Piéta et la Mise au Tombeau proprement dite, puisque le Christ est en train d’être déposé sur le rocher. La grande croix vide, entre les deux larrons, situe l’épisode juste après la Descente de croix.

La Vierge aux bras croisés met en équilibre Saint Jean et Marie Madeleine, mais son décalage par rapport à la croix centrale évite une symétrie trop pesante. Les trois Saintes-Femmes (il y en a une surnuméraire) s’ajoutent à l’arrière dissymétriquement, accompagnant l’oblique du cadavre.

Dans le gâble, six anges portent les instruments de la Passion, autour de Dieu le Père avec son globe.


La Mise au Tombeau de Solesmes

 

Bordeaux_Basilique_Saint-Michel_Chapelle_du_Saint-Sepulcre_Mise_au_tombeauMise au tombeau (transept Sud), 1496, Abbaye Saint-Pierre de Solesmes

Ce monument se compose de deux registres seulement, mais particulièrement sophistiqués.

Dans l’étage supérieur de l’édifice, David et Isaïe, à mi corps, sortent de deux fausse fenêtres. La grande croix centrale a toujours été vide (hormis les trois trous) [13]. Bien qu’elle soit flanquée par les croix des deux larrons, elle n’est plus tout à fait celle de la Crucifixion : l’ange qui enlace sa base la transforme en Arma christi, au même titre que les instruments que portent ses quatre collègues (colonne, couronne, fouet, lance)

Deux autres Arma Christi, la Sainte Face et la bourse de Judas, sont portées par les angelots qui volent à l’intérieur du sépulcre, tandis que les deux angelots des parois latérales portent des cierges pour l’éclairer. La disposition habituelle est subtilement modifiée. Les trois personnages masculins (Joseph, Nicodème et Saint Jean) se regroupent du côté de la tête du Christ, laissant place à un personnage supplémentaire de l’autre côté du linceul : un chevalier caqué d’une salade, probablement le donateur. Marie-Madeleine est passée devant le sarcophage, mais toujours à l’intérieur de la niche. Au premier plan, cette fois hors de la niche, les deux soldats montent la garde : dans le passé, mais aussi dans le présent, puisque la clé pendante centrale portait une relique de la couronne d’épines.



Abbaye_Saint-Pierre_de_Solesmes 1496 Mise au tombeau schema bas
L’impression d’ensemble est très symétrique [14] : Nicodème, libéré de sa tâche de tenir le linceul, porte un vase à onguent qui fait pendant avec celui que Marie-Salomé brandit derrière le donateur, formant triangle (en jaune) avec le vase que Marie-Madeleine a disposé à l’aplomb du reliquaire. Pourtant le donateur casqué brise toutes les conventions, en se pétrifiant à l’intérieur et en envoyant hors de la niche les deux soldats dont il est le chef (en bleu).



Abbaye_Saint-Pierre_de_Solesmes 1496 Mise au tombeau schema
En prenant un peu de recul, l’oeil découvre, de haut en bas, d’abord l’immense croix vide (1), puis le phylactère de David (2)…

“Tu ne permettras pas que ton saint voit la corruption“ (Ps 16, 10).

…puis enfin le corps saint dont il est question (3), dans une scène qui est très précisément celle de l’embaumement.

De là l’oeil remonte jusqu’au phylactère d’Isaïe...

“Son sépulcre sera glorieux“ (Is 11, 10).

…qui évoque la Résurrection, tout en résumant la structure d’ensemble : une croix plantée sur un sépulcre.


La Mise au tombeau d’Auch

Auch_-_Cathédrale_-1500 caChapelle du saint Sépulcre, vers 1500, Cathédrale d’Auch

Comme à Solesmes, nous sommes en présence d’une composition à deux registres, évoquant une sorte d’architecture surplombée de pinacles :

  • en haut, entre deux faux oculus montrant des anges thuriféraires, le gâble contient un Trône de grâce (Trinité) ;
  • en bas, une Mise au Tombeau à sept personnages (plus le Christ) se prolonge en avant par deux gardes.

Tandis qu’à Solesmes, ils étaient de taille inférieure aux personnages de la niche, ils sont ici de taille supérieure, ce qui accentue l’effet de profondeur.



Auch_-_Cathédrale_-1500 ca etat ancien
Les représentations anciennes montrent qu’il y en avait quatre, ainsi décrits en 1850 par l’abbé Canéto [15] :

« à notre droite, tout à côté de la crédence, un suisse appuyé sur sa longue épée fourrée, et un arquebusier bourrant le canon de son arme; à notre gauche, un archer avec son car- quois, son arc et ses flèches; et un halebardier, entre les mains duquel la hampe a perdu sa double lame. »

Les deux premiers, de taille encore plus imposante, confimaient l’impression de profondeur, tout en donnant au sépulcre un caractère bien précis : non plus celui d’une caverne nichée sous le Golgotha (comme à Avignon ou à Solesmes); mais de l’Enfeu glorieux du Christ, avec sa garde d’honneur.

Ainsi s’expliquent plusieurs particularités du monument :

  • l’étonnant espace vide, entièrement doré, entre la Mise au Tombeau et les angelots en vol, comme prévu pour héberger le Christ ressuscité ;
  • la cohérence entre les deux registres : aux anges thuriféraires du haut repondent ceux sculptés sur le devant du sarcophage.

Il ne s’agit plus d’opposer le céleste au terrestre, mais de composer un cénotaphe entièrement divinisé.



Auch_-_Cathédrale_-1500 ca détail
D’où la présence incongrue, dans l’ombre de l’arcade, au milieu des six angelots montrant les instruments de la Passion, d’un Dieu le Père montrant son globe : apparition probablement inspirée par la Déposition de Bordeaux.


Ancizan 1544Mise au Tombeau, 1544, Ancizan

Cette autre Mise au Tombeau à quatre soldats, à une centaine de kilomètres d’Auch, comporte également une haute niche vide : le Calvaire peint qui le remplit, avec les instruments de la Passion, est moderne.


La mise au tombeau d’Amiens

Amiens,_église_Saint-Germain_l'Ecossais,_mise_au_tombeau_011506, église Saint-Germain l’Ecossais, Amiens

Le second registre se réduit ici à une Piéta, inscrite dans le gâble de l’arcade.


La chapelle de Folleville

folleville ensembleChoeur de l’église Saint Jacques le Majeur et Saint Jean-Baptiste, Folleville (Picardie)

Dans cette chapelle funéraire de la famille de Lannoy, le mur gauche du choeur abrite un enfeu avec les gisants de Raoul de Lannoy et de son épouse Jeanne de Poux, réalisés par deux sculpteurs italiens. Vient ensuite le tombeau de son fils François et de son épouse, priant en direction d’une niche aujourd’hui vide, derrière le maître-autel [16].


joigny folleville 1513-18 reconstitution
Mise au Tombeau de Folleville, 1513-18 (reconstitution)

Réalisée par un atelier local ([0] p 135)) cette niche est contemporaine des gisants. Elle abritait une Mise au tombeau en marbre, aujourd’hui transportée en Bourgogne dans l’église de Joigny, réalisée par un troisième atelier. Malgré la différences des mains, la reconstitution montre bien la cohérence d’ensemble :

  • les cinq arcatures scandent harmonieusement les groupes de personnages ;
  • les six anges du registre supérieur, tenant des instruments de la Passion, complètent les quatre sculptés sur le devant du sarcophage, tenant des couronnes ;
  • aux deux groupes d’initiales enlacées (R et I) correspondent les médaillons des époux, dans les couronnes latérales.

En haut de l’enfeu, le gâble constitue à lui seul un troisième registre : on y voit le Christ, tenant une pelle de jardinier, apparaissant à Marie Madeleine. L’ordre des personnages inverse la convention habituelle où le visionnaire, dans le sens de la lecture, précède l’apparition (voir 3-1 L’apparition à un dévôt ). Cette inversion s’harmonise ici avec l’ordre héraldique qui régit les deux médaillons (l’époux à gauche). D’une manière discrète, la Résurrection du Christ évoque celle que le couple espère.

La redondance de la couronne et des clous montre bien que la différence de statut des deux registres :

  • terrestre et historique, dans les mains de Joseph d’Arimathie ;
  • céleste et mystique, dans les mains des anges qui les transforment en Arma Christi.

On retrouve en somme la même conception qu’à Solesmes, où le registre supérieur constitue une sorte de glorification du registre inférieur.



joigny folleville 1513-18 detail targe
La redondance pousse ici d’un cran vers l’abstraction, puisque les Arma Christi sont présentes une troisième fois, dans le targe qu’encercle la couronne centrale : elles deviennent ainsi, d’une certaine manière, les armes idéalisées des défunts.


Folleville Eglise_Saint-Jacques-le-Majeur_et_Saint-Jean-Baptiste_-_Tombeau_de_Raoul_de_Lannoy_-_
Enfeu de Raoul de Lannoy et de Jeanne de Poux

Ce blason idéalisé renvoie aux blasons réels des deux époux (aujourd’hui bûchés) portés par quatre anges sur le devant de leur tombeau.

En passant de l’enfeu à la niche centrale, des visages morts des gisants aux médaillons synonymes d’immortalité, l’oeil du spectateur accomplissait, en somme, le désir de résurrection des défunts.



Les scénographies postérieures à la chapelle Gaillard Roux

Elles sont très rares, ce qui situe la composition de Rodez à l’apogée de la formule.

Le pendant de Solesmes

Abbaye_Saint-Pierre_de_Solesmes 1553 La Belle Chapelle
Belle Chapelle, 1530-53 (transept Nord)
Abbaye Saint-Pierre de Solesmes

Commencé une trentaine d’années après le retable de la Mise au Tombeau, ce retable en calque sa composition en deux registres. Dédié cette fois à la Vierge, il montre en bas sa Mise au Tombeau, et en haut son Assomption.

Cette idée tout à fait unique s’explique par une circonstance locale à l’édifice : faire pendant, au bout du transept Nord, au monument déjà édifié à l’autre extrémité du transept.


1530-40 attribué à Jean Guiramand Chapelle des Penitents Gris Aix en ProvenceDéploration
1530-40, attribué à Jean Guiramand, Chapelle des Pénitents Gris, Aix en Provence

Très exceptionnelle en France, cette scénographie à huit personnages, plus les deux soldats, les deux larrons et la croix vide (comme à Bordeaux et Solesmes), suit l’esthétique panoramique que proposent, en Italie, les « sacri monti » franciscains » [17].


Deux Mises au tombeau picardes

Ces monuments, très conservateurs, prolongent vers la fin du siècle la tradition d’Amiens et de Folleville.


Doullens Eglise_Notre-Dame_-_Sépulcre_-_La_Mise_au_Tombeau_-_
1583, Eglise Notre Dame de Doullens

La dédicace permet de dater précisément le monument et explique la présence des Saints Jean et Nicolas sur les piliers latéraux :
« ce présent sepulcre a esté faict des biens (de) Jean Bouliet et de Nicolas Roussel, la 1583″.

La structure reprend la Piéta dans le gâble introduite au début du siècle à Amiens, et les six anges portant les instruments de la Passion inspirés de ceux de Folleville.



Doullens Eglise_Notre-Dame_-_Sépulcre_-_La_Mise_au_Tombeau_detail
L’intéressant pour nous est le rajout, sur le devant du sarcophage, d’un registre supplémentaire constitué de trois scènes postérieures à la Résurrection (les deux latérales figurent à la même place à Rodez) :

  • l’apparition à Marie-Madeleine (même composition qu’à Folleville) ;
  • les disciples d’Emmaüs ;
  • l’incrédulité de St Thomas.

montdidier 1552-821552-83, Eglise du Saint Sacrement, Montdidier

La chapelle familiale de la famille de Baillon comporte une Mise au Tombeau, où les donateurs, Pierre de Baillon et son épouse, sont représentés en miniature sur le devant du sarcophage. Pour Forsith ([0], p 143), l’oeuvre est due au même atelier que la Mise au Tombeau de Doullens.

L’ Ecce Homo juché au dessus de l’arcade d’entrée est antérieur (avant 1552, [18] p 12) et il a été rehaussé de trois pieds en 1763, lors de la réalisation de l’arc en plein ceintre qui remplace l’arcade gothique et donne plus de luminosité.


montdidier 1552-82 reconstruction
Reconstitution (état avant 1763)

Il fait néanmoins partie du programme de la chapelle : en s’inclinant sous l’arc surbaissé, le visiteur passait, en accéléré, des premiers coups de fouet de la Passion aux derniers instants de l’histoire.


L’ensemble sculpté de Puget-Théniers

1500-87 bois de tilleul eglise Notre-Dame-de-l'Assomption Puget-Théniers
Mise au Tombeau, Résurrection, Crucifixion, bois de tilleul, 1460-1587, église Notre-Dame de l’Assomption, Puget-Théniers

Cet ensemble déconcertant n’est pas à sa place d’origine, et n’était probablement pas destiné à une présentation verticale, vu la taille discordante des trois registres : le Christ vainqueur se trouve ici totalement écrasé par le Christ en croix, et la disproposition entre les deux tombeaux superposés est gênante.

La datation est tout aussi incertaine : sur une base stylistique, la Mise au Tombeau et la Crucifixion pourraient-être du XIVème siècle, avec une influence bourguignonne ; tandis que la Résurrection, plus italianisante, daterait d’après les costumes et les armements des années 1520 [18a]. A l’inverse, la seule trace historique dont on dispose est la création en 1587 d’une chapelle du Saint Sépulcre dans le couvent des Augustins [18b].

En regard de ces incertitudes, le seul autre cas d’une Résurrection superposée à une Mise au Tombeau va nous paraître limpide.



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Références :
[0] William H Forsyth « The entombment of Christ : French sculptures of the fifteenth and sixteenth centuries », 1970, https://archive.org/details/entombmentofchri00fors/page/215/mode/1up?q=gaillard
[6] Marie-Luise Kosan « Die Sakramentsnische der Oberen Pfarrkirche Unserer Lieben Frau zu Bamberg Zur Funktion bildlicher Darstellungen an spätmittelalterlichen Sakramentshäusern » https://fis.uni-bamberg.de/server/api/core/bitstreams/dfc79d01-ec8e-4f34-83f6-66e2153fcd8e/content
[7] Caroline de Barrau, « Dossier documentaire : Portail Sud. Cathédrale de Rodez. Aveyron » 2008 https://www.academia.edu/4402731/Portail_Sud_Cath%C3%A9drale_de_Rodez_Aveyron
[8] Aucun ensemble comparable n’ayant été conservé, j’ai repris par commodité les trois statues modernes du registre supérieur d’Avignon, qui ont l’avantage d’être à la même échelle que celles de la Mise au Tombeau proprement dite.
[9] Jacques Bousquet, « La chapelle de l’hôpital de Monestiès et ses sculptures », Congrès archéologique de France. 140e session, Albigeois, 1982, Paris, Société Française p. 376-387 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k3209672d/f378.item
[10] Julia Faiers « Louis d’Amboise et la Mise au tombeau de Monestiés : un drame spirituel et temporel du Moyen Âge à nos jours » Bulletin de la Société des sciences, arts et belles lettres du Tarn Novembre 2022 https://www.researchgate.net/publication/365451179_’Louis_d’Amboise_et_la_Mise_au_tombeau_de_Monesties_un_drame_spirituel_et_temporel_du_Moyen_Age_a_nos_jours’_in_Bulletin_de_la_Societe_des_sciences_arts_et_belles_lettres_du_Tarn_no_LXXV_annee_2021/download
[11] Pierre Lançon, « Deux voyageurs italien et français de passage à Rodez en 1523 et 1641 ». Etudes Aveyronnaises., 2022, p. 75-98.
[12] Paul Roudié « Les mises au tombeau de Bordeaux » Revue historique de Bordeaux et du département de la Gironde Année 1953 2-4 pp. 307-324 https://www.persee.fr/doc/rhbg_0242-6838_1953_num_2_4_1697
[13] Alphonse Guépin, Description des deux églises abbatiales de Solesmes; 1876, p 11 https://archive.org/details/descriptiondesde00gupi/page/11/mode/1up
[14] Cyril Peltier « Les Saints de Solesmes : des résurgences dans la statuaire espagnole du Siècle d’Or ? » dans « Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest », Varia, 123-4 , 2016 https://journals.openedition.org/abpo/3427
[15] François Canéto, « Monographe de Sainte-Marie d’Auch, histoire et description de cette cathédrale », 1850, p 198 https://books.google.fr/books?id=KJZdAAAAcAAJ&pg=PP7#v=onepage&q&f=false
[16] Christine Debrie « Les monuments sculptés du choeur de l’église de Folleville, XVIe siècle » Revue du Nord Année 1981 249 pp. 415-438 https://www.persee.fr/doc/rnord_0035-2624_1981_num_63_249_3781
[17] Jean Boyer, « Une oeuvre inédite du sculpteur Jean Guiramand : le Saint – Sépulcre de la chapelle des Bourras d’Aix – en – Provence » , Bulletin de la Société de l’histoire de l’art français ( 1974 )
[18] Edmond Soyez, « La Picardie historique et monumentale », 1893, p 12 https://archive.org/details/gri_33125016455178/page/n33/mode/1up
[18a] Luc Thévenon, « Les arts dans le canton de Puget-Théniers », p. 168-197, Nice-Historique, année 2000, no 271 https://www.nicehistorique.org/vwr/?nav=Index&document=3266
[18b] Le village: actes des Journées d’histoire régionale, Mouans-Sartoux, 16, 17 mars 1984, p 183 https://books.google.fr/books?id=n_8hAAAAMAAJ&q=puget-Th%C3%A9niers+%22mise+au+tombeau%22&dq=puget-Th%C3%A9niers+%22mise+au+tombeau%22&hl=fr&newbks=1&newbks_redir=0&sa=X&ved=2ahUKEwipopyn6-aBAxXUVaQEHT-TB_o4ChDoAXoECAwQAg
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