Un pendant de Caravage, et autres histoires de gants

11 mars 2023

Cet article regroupe, autour de deux oeuvres de Caravage, quelques autres tableaux où le gant joue un rôle-clé, passé totalement inaperçu.

Un gant prétentieux, chez Dürer

Durer autoportait 1498 (Prado,_MadriAutoportrait, Dürer, 1498, Prado

Lorsque Dürer âgé de vingt six ans se représente en riches habits, devant une fenêtre dominant le monde, c’est dans la pose des clients habituels de ce type de portrait flatteur : les riches marchands ou les nobles Les montagnes rappellent son récent voyage en Italie tandis que ses mains gantées, juste en dessous du monogramme déjà célèbre qu’il a inventé l’année précédente, nous transmettent un triple message :

  • je suis un peintre si habile que je peins mes mains sans les voir (sur le problème de la main droite dans les autoportraits, auquel Dürer lui-même s’était heurté dans ses débuts, voir 1 L’index tendu : prémisses ) ;
  • mes mains sont si précieuses que j’en prends soin ;
  • mon commerce est si florissant que je suis proche de ceux qui n’ont pas besoin de travailler de leurs mains.


Durer autoportait 1498 (Prado,_Madri Portrait d'un sculpteurPortrait d’un sculpteur, anonyme italien, 1560-1600, Louvre, (c) RMN photo Tony Querrec

A contrario, ce portrait de la fin du siècle suivant, doublement anonyme quant au modèle et à l’auteur, véhicule un message inverse : voyez mes mains burinées de sculpteur, capables de vaincre la matière.

Tandis que Dürer proclame son destin exceptionnel (voir Dürer et son chardon), l’artiste anonyme ne revendique qu’une fierté professionnelle.


Des gants sophistiqués, chez Titien

Titien 1510 ca Homme au beret rouge Frick collectionL’Homme au béret rouge, Titien, vers 1510, Frick collection Titien 1520 ca Homme au gant LouvreL’Homme au gant, Titien, vers 1520, Louvre

Personne ne sait pourquoi ces deux jeunes gens portent ostensiblement un gant déchiré à la main gauche. La fourrure luxueuse de l’un, la chevalière et le collier d’or de l’autre, disent assez qu’il ne s’agit pas de dèche ou de triche, mais au contraire d’une marque supérieure d’élégance : un peu comme nos jeans troués disent à la fois la négligence volontaire, la revendication d’être unique et une forme de liberté sexuelle.



Tizian_079

La sophistication se lit dans les trois accrocs délibérés au decorum :

  • le crevé qui laisse voir la vrai peau ;
  • la découpe du haut, qui permet un double retournement, montrant la face cachée du gant, puis la masquant, puis la montrant à nouveau ;
  • l’index incomplètement rempli.

Il faut être très prudent avec le fétichisme du gant à la Renaissance, bien plus élaboré que la thématique simpliste de l’index phallique et du gant vaginal :

« A la Renaissance, l’obsession n’est pas tant que les hommes aient des pénis et les femmes non. mais plutôt que les hommes comme les femmes ont des langues, des bouches, des pieds. Les hommes comme les femmes se constituent à travers des présences et des absences. Et les amants masculins s’imaginent à plusieurs reprises comme les formes creuses (colliers, chaussures, chemises, gants) dans lesquelles entre la femme aimée. » ( [0a], p 128 )


L’idée de seconde peau amovible, mais aussi de paire séparable (donner un gant et garder l’autre) ouvrent un large champ de possibilités symboliques, qui ont dû être diversement exploitées et comprises selon les lieux et les époques.


Dans le cas des deux portraits de Titien, le fait qu’il s’agisse de deux très jeunes gens, à la moustache à peine naissante, suggère une thématique chevaleresque : les deux portent jusqu’à l’usure un cadeau d’amour, en gage de fidélité à leur dame.


Des gants louches, chez Cariani (SCOOP !)

giorgione av 1510 Portrait d'un archer National Galleries of Scotland glasgowPortrait d’un archer
Attribué à Giorgione, avant 1510, National Galleries of Scotland, Glasgow
Cariani-1510-1520-Portrait-of-a-Young-Man-with-a-Green-Book-Fine-Arts-Museums-of-San-FranciscoPortrait d’un jeune homme au livre vert, Cariani 1510-1520 , Fine Arts Museums of San Francisco

Chez le jeune homme de Giorgione, le gant coupé au pouce et au majeur l’identifie comme un archer, dont la main droite doit ressentir la tension de la corde. Le pouce qui se reflète sur la cuirasse est un effet d’optique à la mode (voir 4 Reflets dans des armures : Italie), mais aussi un paradoxe sur l’idée de pénétration : la cuirasse arrête la flèche mais laisse passer le reflet.

Le gant du jeune homme de Cariani est en revanche un mystère : le majeur est coupé, mais on ne voit pas le pouce. S’il avait existé un type de gant spécifique pour la lecture, c’est l’index qui devrait être laissé nu, pour pouvoir feuilleter les pages. On en est réduit à conclure que ce jeune homme austère porte discrètement un gant d’archer, ce qui le classe parmi ceux qui décochent les flèches. Son regard rêveur s’échappe du livre vert, couleur du printemps et de l’espérance : la caractérisation de l’amoureux se précise.


En aparté : le majeur tendu

Le geste du majeur tendu est très souvent un geste grivois.


Lucas_van_Leyden_-_The_Card_Players_1520 ca Thyssen Bornemisza madridLes joueurs de carte
Lucas de Leyde, vers 1520, Musée Thyssen Bornemisza, Madrid

Comme l’a montré Antonella Fenech Kroke ([0c], p 178), la partie de carte, que le jeune homme est en train de gagner avec son roi de pique, a aussi une signification érotique : le vieil homme a perdu la jeune femme. Le majeur de celle-ci, tendu vers le gagnant, symbolise l’objet victorieux auquel répond, côté jeune homme, le rond que forment le pouce et l’index.



Cariani 1510-1520 Portrait of a Young Man with a Green Book, Fine Arts Museums of San Francisco detail Titien 1510 ca Homme au beret rouge Frick collection detail

Il est donc probable que l’index dénudé du jeune homme, caressant le cuir du livre ouvert, est une revendication virile, plus originale que celle de l’Homme au béret rouge de Titien manipulant la garde de son épée.

Giovanni_Cariani_-_Seduction_1515-16 ErmitageSéduction, Giovanni Cariani, 1515-16, Ermitage

Le sujet grivois de ce tableau est ici patent : la bourse du vieux se répand sur le parapet, les arrière-pensées de la courtisane s’incarnent dans la figure hideuse du bas-relief. La main qui vient de jeter la bourse se pose aussi sur la manche de la fille, matérialisant la transaction.

Les deux boules – un miroir qui ne reflète que les mains avides de la fille, un oculus montrant des nuages – synthétisent les deux caractères : l’une terrestre et opaque, l’autre lunaire et chimérique.


Giovanni_Cariani 1519-_Sette_Ritratti_Albani_(Seven_Albani_Portraits)_-coll partSept portraits de la famille Albani (Le salon des courtisanes)
Giovanni Cariani, 1519, collection particulière

Il ne fait plus guère de doute que ce septuple portrait relève lui-aussi de la scène de genre libidineuse, et non du portrait de famille. Les quatre ou cinq femmes sont des courtisanes et les deux ou trois hommes des clients (le personnage intermédiaire, au visage à demi dans l’ombre, est habituellement considéré comme un homme, ce que dément son étrange boucle d’oreille) .

Chriscinda Henry [0b] a relevé quelques éléments suggestifs :

  • la fille de gauche, à la face lourde, au béret d’homme cachant les cheveux, et tenant son gant dans son dos, adopte ostensiblement une posture masculine ;
  • la fille de droite, à la chevelure blonde caressée par l’homme ganté, tient de sa main demi-gantée un miroir reflétant son corsage : le pouce nu et son reflet dans le miroir forment une sorte de pince, qui titille virtuellement sa poitrine.

On peut en ajouter deux autres :

Giovanni_Cariani 1519-_Sette_Ritratti_Albani_(Seven_Albani_Portraits)_-coll part detailA l’index ganté allongé sur le cadre fait écho la queue bien fournie qui s’étale sur le marbre, laquelle renvoie au manche dressé de l’éventail, tapoté par l’index nu.


En aparté : l’écureuil phallique

Hieronymus Hopfer d'apres Jacopo di Barabari 1500-50 Famille de satyre British MuseumFamille de satyre, gravure de Hieronymus Hopfer, d’après Jacopo di Barabari, 1500-50, British Museum

La symbolique phallique de l’écureuil est bien attestée, non seulement à cause de sa queue dressée (qui fait ici écho au satyre) que pour son agilité à se fourrer dans les trous.



Giovanni_Cariani 1519-_Sette_Ritratti_Albani_(Seven_Albani_Portraits)_-coll part detail 2
Plus haut, la courtisane centrale, au corsage transparent, fait un geste d‘effeuillage professionnel, en cachant sa poitrine avec le bout de foulard qu’elle vient de dégrafer.



Giovanni_Cariani 1519-_Sette_Ritratti_Albani_(Seven_Albani_Portraits)_-coll part gants
La grammaire précise de ces gestes nous échappe en grande partie, mais il est clair que l’artiste a voulu enchaîner toutes les possibilités : deux gants, un gant, un demi-gant, pas de gant. Le geste de la courtisane de gauche semble inutilement compliqué : on jurerait que c’est la main droite qu’elle tient dans son dos, mais la position du pouce montre qu’il s’agit de la gauche : le gant qu’elle froisse est donc un gant droit.

On en vient ainsi à se demander si le gant droit qui manque à l’homme caressant les cheveux, n’est pas celui qui se retrouve, comprimé et vidé, dans la poigne de cette maîtresse-femme : probablement l’entremetteuse, à en croire sa riche ceinture  et la lourde chaîne d’or qu’elle porte sur ses épaules.



Un gant galant, chez Gossaert (SCOOP !)

Jan_Gossaert 1530 ca _Portrait_of_a_Gentleman_-_Clark_Art_Institute Williamson mainsLe gentilhomme aux belles mains, Jan Gossaert (Mabuse), vers 1530, Clark Art Institute, Williamson

Le geste est excessivement précieux :

  • la main gauche froisse avec négligence le haut des gants luxueux ;
  • la main droite caresse le bas des doigts en peau de chevreau ou de chamois et les surpasse en finesse.


Un message galant (SCOOP !)

Oter ses gants est un geste de courtoisie qu’adresse au spectateur l’aristocrate au sang et au regard bleu.


Jan_Gossaert 1530 ca _Portrait_of_a_Gentleman_-_Clark_Art_Institute Williamson mains
Mais le bout de son pouce inséré dans le pourpoint rouge semble avoir une signification particulière : si le portrait était destiné à une dame, ne signifierait-il pas : « mon coeur est tout à vous » ?


Jan_Gossaert (atelier) 1534_Lucretia_Clark_Art_Institute WilliamsonLucrèce (recto), 1534, Atelier de Gossaert, Clark Art Institute, Williamson

Ce geste fait un écho discret à celui de Lucrèce dans la grisaille du verso, se perçant le coeur pour échapper au déshonneur : notre gentilhomme se poserait-il ainsi en émule et défenseur de la Vertu romaine ?



Jan_Gossaert (atelier) 1534_Lucretia_Clark_Art_Institute Williamson detailCependant, la noble dame se perce au travers d’une ouverture de sa chemise suggestivement disposée, juste en dessous de ses seins nus, dont elle caresse une aréole.



Jan_Gossaert 1530 ca _Portrait_of_a_Gentleman_-_Clark_Art_Institute Williamson detail
L’emblème du béret montre un autre homme en béret prenant entre ses bras une tour de garde peu efficace, vu la haute porte qui s’ouvre à sa base. Le motto qui l’accompagne n’a pas été compris dans sa dimension humoristique :

QUI PAR TROP EMBRACE EN VAIN SE BRAS LACE Qui trop embrasse, en vain fatigue ses bras

Ce détournement du célèbre proverbe « Qui trop embrasse, mal étreint«  doit se lire en déplaçant la virgule : « Qui trop embrasse en vain, fatigue ses bras ». Et la tour démesurée doit être vue pour ce qu’elle est : un organe prometteur transbahuté par son propriétaire (le toit noir qui la coiffe comme un béret dit bien la continuité entre les deux).

Le gentilhomme au regard d’acier envoie en somme à la dame de ses pensées un message bien éloigné de son apparence respectable :

  • je n’étreins pas mal ;
  • je commence à me fatiguer de vous (m’) embrasser pour rien.


Jan_Gossaert 1530 ca _Portrait_of_a_Gentleman_-_Clark_Art_Institute Williamson mains
Les gants gracieux prennent alors une signification moins altière :

  • la main gauche, formant boucle autour d’un jaillissement de cuir, traduit la situation actuelle : un « embrassement » fatigant.
  • la main droite au pouce furtif caresse le rêve de toute main nue : enfiler le gant.



Des gants éloquents, chez Caravage

La diseuse de bonne aventure et ses deux  versions

Caravage 1594 Fortune teller Musee Capitole RomeVers 1594, Musée du Capitole, Rome (115 cm × 150 cm) Caravage 1595 diseuse de bonne aventure Louvre mainsVers 1595, Louvre (93 cm × 131 cm)

La diseuse de bonne aventure, Caravage

Pour une analyse plus détaillée du sujet, voir La bonne aventure.

Ces deux versions sont aujourd’hui considérées comme authentiques, et un consensus semble désormais acter que la plus ancienne est celle de Rome (les rayons X ont révélé dessous une copie d’une Madone du cavalier d’Arpin, chez qui le jeune Caravage était apprenti).

Vendue à bas prix à l’époque des vaches maigres, la version du Capitole a appartenu au marquis Vincente Giustiniani et a fait beaucoup pour lancer la carrière du jeune artiste. La version du Louvre, d’un format plus petit, a été réalisée un peu plus tard à la demande d’un autre patron de Caravage, le cardinal Del Monte [1]. Une complication est que Del Monte a aussi acquis à un moment donné la première version, comme le prouve son sceau au revers ([1a], p 56) .



Caravage 1594-95 Diseuse schema
Les différences sont minimes, mais significatives :

  • lieu non défini (extérieur rue ?) contre scène d’intérieur (évoquée par l’ombre d’un rideau et du meneau d’une fenêtre) ;
  • scène dynamique (le turban et le buste inclinés de la gitane indiquent qu’elle attire vers elle le garçon) contre scène statique (les deux silhouettes s’inscrivent dans des triangles semblables) ;
  • déséquilibre des sexes (la gitane contrebalance sa taille plus petite par son sourire engageant) contre équivalence de séduction (le garçon au visage de fille lui renvoie la même expression interrogative).

L’espace mal défini et le fond lumineux rappellent l’esthétique théâtrale : Caravage met en scène un moment de commedia del arte, entre deux personnages type : la gitane rouée et le jeune naïf. Le thème précis nous est connu par une description de Mancini, vers 1620 :

«  »La petite bohémienne montre sa fourberie avec un sourire hypocrite en ôtant l’anneau du jeune garçon, et ce dernier montre sa naïveté et son inclination amoureuse pour la beauté de la petite bohémienne qui lui dit la bonne aventure et lui enlève son anneau ». 

La bague à l’annulaire du jeune homme est pratiquement invisible aujourd’hui, mais sa présence a été confirmée lors des restauration.


Caravage 1585-98 Fortune teller Musee Capitole Rome mains Caravage 1595 diseuse de bonne aventure Louvre mains

La première version, aux ongles sales, insiste sur la technique du vol : le majeur de la gitane fait crochet tandis que son index fait semblant de lire les lignes de ma main ; en enserrant fermement la paume de sa victime, l’autre main crée un effet de diversion tactile.

La seconde version, aux ongles luisants, adoucit et dissimule ces gestes : la main voleuse se fait caresseuse et la main complice ne fait qu’effleurer la paume du bout des doigts.


Caravage 1594 Fortune teller Musee Capitole RomeJPG Caravage 1595 diseuse de bonne aventure Louvre detail

Mais la différence qui nous intéresse le plus concerne la main gauche du jeune homme.

« (Caravage) se propose de n’avoir que la nature pour objet de son pinceau… Et, pour donner de l’autorité à ces paroles, il appela une Gitane qui passait sur la rue et la conduisit à son hôtel pour la peindre en train de prédire la bonne aventure, comme en ont l’habitude ces femmes de race égyptienne. Il fit un jeune homme, posant une main gantée sur une épée, et tendant l’autre, découverte, à la femme, qui la tient et l’examine. Et, par ces deux figures en buste, Michele traduisit si fidèlement le vrai qu’il prouva ce qu’il venait de dire » Pietro Bellori [2]

Bellori, qui décrit la seconde version, insiste donc sur le contraste entre la main gantée et armée, et la main nue et sans défense.

Dans la première version, le gant existe aussi mais il est à peine visible, fourré dans la garde compliquée de l’épée, détail caché à découvrir tout comme la bague. Il dénote un certain désordre (où est l’autre gant ?) et une forme de précipitation, voire une perte de contrôle : ce n’est plus le gant qui tient l’épée, mais l’épée qui tient le gant. La poignée tournée vers la jeune fille suggère le désir naissant du jeune homme, de même que le bas retroussé de son manteau .

Dans la seconde version au contraire, celui-ci s’est déganté en gentilhomme, comme il l’aurait fait pour toucher la main d’un ami. La poignée de l’épée, tournée cette fois vers l’arrière, est le signe d’un intérêt sexuel modéré. Et le manteau tombe impeccablement.

Cette évolution entre les deux versions va dans le même sens que les autres :

  • moins de narration dans les gestes (l’histoire est maintenant bien comprise) ;
  • plus de second degré et de decorum.

On peut même soupçonner que le scénario évolue vers une fin ouverte : le jeune gentilhomme aux gants impeccables est-t-il dupe de ce contact plébeïen ? Va-t-il se laisser voler, ou est-il à l’avance amusé par ces manigances ? La féminisation de ses traits et son épée à rebours en font moins une dupe de la guerre des sexes, qu’un alter ego, qui maîtrise les mêmes ruses.


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Les Tricheurs et la question du pendant

Caravage 1595 diseuse de bonne aventure Louvre mainsLa diseuse de bonne aventure, vers 1595, Louvre (93 cm × 131 cm) Caravage 1595 les tricheurs Kimbell Art MuseumLes tricheurs, vers 1595, Kimbell Art Museum (94,2 × 130,9 cm)

Les Tricheurs n’a réapparu qu’en 1987 sur le marché de l’art, portant à l’arrière les traces d’un cachet de la collection Del Monte qui a confirmé définitivement son authenticité. Le jeune homme à la dague tire un trèfle de sa ceinture, sur les indications du complice plus âgé qui lui fait le signe trois (le coup n’a pas été précisément expliqué, faute de savoir de quel jeu de carte il s’agit) [3].


La question du pendant

Les deux tableaux sont mentionnés dans l’inventaire de 1627 de la collection Del Monte, sous les titres Gioco et Zingara, dans la même salle, avec le même cadre noir, la même taille (5 palmes) mais à 5 lignes de distance dans l’inventaire ( [4], p 31, folio 575r). L’hypothèse qu’ils formaient un pendant a été proposée plusieurs fois mais, la palme romaine valant 22 cm, on supposait que cette Zingara était la Diseuse de Bonne Aventure du Capitole (5,22 palmes de haut). Depuis que le Gioco est réapparu (avec 4,27 palmes de haut), on est obligé de constater que les longueurs données dans l’inventaire sont approximatives (ou incluent le cadre) [5]. Si pendant il y a, c’est donc avec La Diseuse du Louvre qu’il faut le constituer. La question se complique encore par le fait que la toile du Louvre a été élargie en haut par une bande de dix centimètres, probablement pour réparer un dégât dû à l’eau de mer, durant le voyage depuis Rome : on peut donc supposer que ce rajout ne fait que restituer l’état initial, et que les deux tableaux étaient bien de même taille (4,27 palmes de haut).

L’hypothèse la plus raisonnable est que Del Monte, ayant acheté les Tricheurs et avant de racheter la Diseuse du Capitole, a demandé à Caravage de peindre une réduction pour constituer un pendant avec les Tricheurs. Si c’est bien le cas, les modifications entre les deux versions devraient avoir eu pour but non seulement d’« améliorer » le tableau comme nous l’avons vu (effets moins appuyés, plus de decorum), mais aussi de faciliter le fonctionnement en pendant de deux compositions qui avaient été conçues séparément. C’est cette idée que nous allons rapidement explorer.


Comment fabriquer un pendant « a posteriori » (SCOOP !)

La tâche était difficile : comment mettre en rapport un couple et un trio ? Un point favorable était la direction identique de la lumière, de gauche à droite, comme souvent.

Première idée : sans modifier substantiellement le fond vide, rajouter l’ombre d’une fenêtre de sorte que les deux scènes se passent en intérieur.

Deuxième idée : puisque les Tricheurs montraient un affrontement entre garçons, féminiser la victime de la gitane pour tendre vers un affrontement de nature féminine, entre deux séductions.



Caravage 1595 Diseuse Tricheurs schema 1

  • Formellement, le plumet crée une correspondance entre le volé et les deux tricheurs (en blanc).
  • L’épée portée à rebours s’oppose à la dague dirigée vers le dupe (en rouge).
  • Aux gants impeccables s’oppose le gant troué (en jaune).

Il se crée ainsi un parallélisme sous-jacent (en vert) qui porte un discours différent de la narration affichée (en bleu). Ainsi, par sa structure même, le pendant suggère deux moralités :

  • le jeune homme soumis à la ruse d’une fille ou de deux tricheurs (lecture symétrique, en bleu) ;
  • la manipulatrice manipulée, le joueur joué (lecture parallèle, en vert).

Le thème de la « voleuse volée », ici seulement suggéré, sera abordé plus ouvertement par les successeurs de Caravage (voir 2 La diseuse et sa mère (Vouet) ).


Les gants troués du Tricheur

Caravage 1597 les tricheurs (detail) Kimbell Art Museum Caravage 1597 les tricheurs (detail 2) Kimbell Art Museum

Non seulement le gant de la main levée est troué, mais aussi celui de la main posée sur la table.

Les premiers commentateurs ont vu dans ce détail une preuve de fausseté : l’homme du centre se fait passer pour un monsieur alors qu’il est fauché. Cette idée de dèche est quelque peu contradictoire avec le fait qu’il est visiblement le chef du jeune « bravo » aux habits impeccables.

Gail Feigenbaum ([6], p 156) a proposé que les gants soient troués pour raison professionnelle : couper ses gants permettait au tricheur de mieux sentir les marques sur les cartes. Cette explication est désormais répétée partout, alors qu’elle pose un double problème :

  • les trous dans les gants sont nettement plus voyants que les marques dans les cartes ;
  • dans tous les tableaux de joueurs de cartes connus, personne ne joue en gardant ses gants.

Feigenbaum donne néanmoins une indication intéressante :

« une pratique courante des tricheurs était d’enlever la couche supérieure de leur épiderme, de manière à exposer la peau sous-jacente, plus sensible pour détecter les marques ».

Ainsi les gants troués ne sont aucunement un détail réaliste à prendre au premier degré, mais un clin d’oeil de Caravage au spectateur, dans l’esprit de la commedia del arte : voyez ma « peau » usée, je suis Le Tricheur.


Trouer la peau (SCOOP !)

Caravage 1595 Diseuse Tricheurs schema 2
De manière plus théorique, les gants troués (en vert) introduisent un troisième terme entre la peau nue (en jaune) et la peau vêtue (en bleu). Ce motif de l’accroc, qui fait voir la vrai peau à travers la fausse, crève ici les yeux, en plein centre de la composition. Nous sommes ici très proche d’un autre motif éminemment caravagesque, la plaie qui révèle la crudité de la chair sous la beauté épidermique.


Thomas_Caravage_LosangesL’incrédulité de Thomas, Caravage, 1602-03, Sanssouci, Potsdam

Ce jeu sémantique entre la plaie dans la chair, l’accroc dans le tissu, et la faille dans la toile, est au coeur de ce très célèbre tableau (voir 3 Voir et toucher ).


Cecco_del_Caravaggio_-_Saint_Sebastian_National_Museum_in_WarsawLe martyre de Saint Sébastien
Cecco del Caravaggio, National Museum, Varsovie

Le plus fidèle disciple de Caravage lui rendra hommage en plaçant le même motif au centre de cette composition très paradoxale, où l’archer s’apprête à retirer la flèche qu’il vient de tirer.

Pour une autre histoire de gants chez Cecco, voir Le lapin et les volatiles 1



Le gant et la zibeline, chez Parmesan

parmesan 1524 - 1527 antea Capodimonte detail2Antea, Parmesan, 1524-27, Capodimonte, Naples

On ne connait pas le nom de cette jeune femme, dont la tradition prétend qu’il s’agirait d’Antea, une célèbre courtisane de l’époque. Le contraste de taille entre les deux bras a souvent été noté, et mis sur le compte de l’expressivité maniériste. Mais on a moins insisté sur le contraste entre les deux mains :

  • la main gauche, menue et nue, se pose sur le coeur et palpe la chaîne d’or du collier ;
  • la main droite, forte et gantée, se pose au niveau du sexe, tient l’autre gant et tire la chaîne d’une fourrure de zibeline.

Parmi les nombreux portraits d’époque montrant des femmes avec une zibeline [7], aucun ne présente un contraste aussi délibéré : d’autant que le gant épais, auquel s’attaquent vainement les dents et la patte du petit carnassier, n’a rien d’un accessoire féminin.


Les zibelines du XVIème siècle

Dessins de joaillerie, gravure de Erasmus Hornick 1562 British museumDessins de joaillerie, gravure de Erasmus Hornick, 1562, British museum

Durant tout le XVIème siècle, la fourrure de zibeline était un accessoire de beauté luxueux : sous prétexte d’éloigner les puces, elle était surtout un objet de séduction et d’ostentation, la tête et les pattes de l’animal étant souvent remplacées par un bijou de même forme.


Parmesan 1539-40 Pier Maria Rossi Count of San Secondo PradoPier Maria Rossi Parmesan 1539-40 Camilla Gonzaga, Countess of San Secondo, and her Sons PradoCamilla Gonzaga

Comte et comtesse de San Secondo, Parmesan, 1539-40, Prado

C’est le cas dans cet autre zibeline peinte par Parmesan, où la comtesse cache du doigt le détail trivial de l’anneau fiché dans le museau : s’agissant d’un hommage au comte, à sa virilité et à sa progéniture, sans doute ne fallait-il pas suggérer que son épouse le menait par le bout du nez. La fourrure n’est pas présente ici en tant qu’accessoire de séduction, mais en tant qu’attribut de la mère de famille : car elle était sensée protéger les femmes durant l’accouchement. On voit ici la manière habituelle de la porter, attachée à la ceinture. Celle-ci est ici ostensiblement symbolique : les enfants s’y agrippent et elle est ponctuée de lourds grains d’or, comme autant de maternités.


Dans ses Emblèmes (1546), Alciat associe explicitement la zibeline à la Lascivité (Lascivia), d’une manière oblique et énigmatique :

La souris blanche dévoile, croit-on, les plaisirs et la mollesse, mais la raison n’en est pas suffisamment claire a mes yeux. Est-ce a cause de sa nature lubrique et de son grand désir sexuel ou parce qu’elle orne de sa peau les jeunes femmes romaines ? La plupart appellent zibeline la souris sarmate et le musc arabe est célèbre pour son huile au doux parfum. Traduction et analyse Anne-Angélique Andenmatten [7a]


La zibeline dénouée (SCOOP !)

parmesan 1524 - 1527 antea Capodimonte detail1
La zibeline d’Antea est bien différente : aucun bijou ne la transcende, l’anneau transperce son museau et ses vrais dents font rictus. La chaîne se prolonge par un détail qui a échappé aux commentateurs : un cordon qui tombe droit , se perd derrière la robe et dont les couleurs noir et blanc l’assortissent au tablier ou à la sous-robe (visible par ses manches bouffantes).

Autant la ceinture de la comtesse proclamait sa fierté dynastique, autant celle à peine visible d’Antea est du registre de l’intime, du dénouage discret.



parmesan 1524 - 1527 antea Capodimonte detail2
On pourrait presque supposer que le majeur de la main nue désigne l’emplacement où était nouée cette ceinture.


Psautier d’Ormesby MS. Douce 366 1310–35Psautier d’Ormesby, 1310–35, MS. Douce 366 fol. 131 r.

A l’époque médiévale, les fabliaux conféraient à certains animaux ou objets une connotation sexuelle [7b] :

  • côté phallique, la dague, le faucon, et les animaux à fourrure qui se faufilent : ici l’écureuil et le rat ;
  • côté vaginal, le chat et l’anneau.

Ainsi les animaux en dessous de l’image, le chat et le rat sortant du terrier, imitent la dame et le chevalier à la dague saillante, tandis ce qu’ils tiennent dans leur mains droite – l’écureuil et l’anneau – sous-entend que chacun touche métaphoriquement le sexe de l’autre.

A la Renaissance, ce vieux symbolisme joue encore un certain rôle  : la longue bête fourrée que les belles dames manipulent de toutes les manières possibles (en laisse, à l’épaule, sur le bras, dans la main) fait plutôt référence aux hommes qu’elles captivent : d’autant que ces fourrures de grand prix leur servaient souvent de présent  dans les affaires de coeur.


parmesan 1524 - 1527 antea Capodimonte detail1 parmesan 1524 - 1527 antea Capodimonte detail2

Le gant qui se joue des dents inoffensives, et la main nue qui manipule un gros collier tout en désignant un espace libre, évoquent un mélange de brutalité et de séduction qui pourrait bien confirmer la tradition : cette très belle jeune femme change d’amant comme elle dénoue sa zibeline.


Un portrait de famille

Veronese 1551-2 Portrait_of_Countess_Livia_da_Porto_Thiene_and_her_Daughter_Deidamia_-_Walters_Art Museum baltimoreLa comtesse Livia da Porto Thiene et sa fille, Walters Art Museum, Baltimore Count Iseppo da Porto.*oil on canvas.*207 x 137 cm.*circa 1552Le comte Iseppo da Porto et son fils, Offices

Véronèse, 1551-2

Ce pendant grandeur nature s’intégrait dans la décoration du palais des Da Porto à Vicence probablement de part et d’autre d’une fenêtre si l’on en juge par la direction des ombres. C’est cet effet de trompe-l’oeil, comme si la famille comtale sortait du mur à la rencontre du visiteur, qui justifie l’inversion de l’ordre héraldique (dans les portraits maritaux, les femmes et filles sont toujours à droite, voir 1-3 Couples irréguliers). Nous ne sommes pas ici dans une réception officielle, comme chez les San Segondo, mais dans un accueil qui se veut familier.

En symétrie avec la fillette, la zibeline a ici pleinement son acception maternelle : la comtesse était probablement enceinte au moment du portrait, et la grande soeur ouvre le manteau fourré comme pour attirer l’attention sur son ventre.

Du côté des hommes, le garçonnet imite son père en tout point : chausses noires, manteau noir fourré, petite épée au côté et coiffure identique. Il lui manque les gants, accessoire d’homme adulte qui va de pair avec le maniement des armes.

Cette représentation strictement sexuée, où zibeline et gants sont dans leurs camps respectifs, illustre ce que pouvait avoir de provocant le portrait d’Antea , s’appropriant le gant d’un homme pour en tenir un autre en laisse.



Un gant de seigneur

 

Jan Mostaert, 1520-22 Jan van Wassenaer, Vicomte de Leyde et Gouverneur de la Frise LOUVRE (c) RMN Tony Querrec detail bagueJan van Wassenaer, Vicomte de Leyde et Gouverneur de la Frise
Jan Mostaert, 1520-22, Louvre, (c) RMN photo Tony Querrec
Anthonis Mor Portrait de Marie d'Autriche 1551 Prado detailL’impératrice Marie d’Autriche (détail) Anthonis Mor, 551, Prado

Entre 1520 et 1550 se développe dans les Pays du Nord la mode des gants à striures, où des entailles sont pratiquées pour permettre de porter le gant par dessus les bagues. Au tout début, ce détail purement pratique concerne uniquement la chevalière, à l’index gauche ou droit, et connote principalement la haute extraction de celui qui l’arbore.

Par la suite, ces striures se multiplient, en lien avec l’esthétique des crevés qui déchirent toutes les parties du vêtement.

Sur cette mode et ses significations, voir Les gants à striures



Un gant évangélique (SCOOP !)

Les éléments accumulés jusqu’ici vont nous aider, en conclusion, à déchiffrer un tableau particulièrement résistant.

liebe paar Altobello_Melone gemaldegalerie dresdenCouple d’amoureux, attribué à Altobello Melone (1491-1543) ou Romanino (1485-1566), Gemäldegalerie, Dresde

Ce tableau peu connu a fait l’objet récemment d’une analyse très détaillée et scrupuleuse par Cornelius Lange [9] : elle a mis en lumière une série de motifs très particuliers qui semblent aller dans tous les sens, sans qu’un thème d’ensemble ne se dégage.


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Des éléments symboliques

La partie droite concentre des objets manifestement symboliques, mais qui résistent à l’analyse.

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liebe paar Altobello_Melone gemaldegalerie dresden detail gant

Un gant contradictoire

Le gant présente un pouce et un majeur coupés, exactement comme dans les Tricheurs qui datent de la toute fin du siècle. Or comme nous l’avons vu, le gant représenté par Caravage n’est pas un accessoire réaliste, mais un objet « téléphoné », destiné à nous faire comprendre que celui qui le porte est un tricheur.

Soit Caravage avait vu le tableau de notre peintre anonyme (à Crémone pour Melone, à Brescia pour Romanino), soit les deux artistes se sont alimentés à la même source : peut être un costume conventionnel dans les comédies de l’époque ?

Mais le gant tient aussi du « gant de seigneur », avec son ouverture pratiquée dans l’index pour montrer la chevalière. Tout aussi à la mode sont les entailles qui décorent le haut du gant, très similaires à celles du gant de Marie d’Autriche.

Comment concilier ces deux figures contradictoires du tricheur et du fils de famille ? Et ce type de gant, typique des pays du Nord, signale-t-il le jeune homme comme un voyageur revenu de l’étranger ?


Le bucrane ailé

Juste au dessus du gant est gravé dans la pierre un crâne de bélier ailé, portant une petite sphère. Il se trouve que cet emblème n’a pas d’autre exemple connu.


Scuola Grande di San Fantin 1592-1600 (Ateneo Veneto)Scuola Grande di San Fantin (Ateneo Veneto), 1592-1600, Venise

Cornelius Lange a retrouvé un motif similaire dans les trois fenêtres de cette façade largement postérieure. Mais ils s’agit de ici de crânes de cheval, qu’il faut lire probablement en contrepoint du crâne d’Adam au pied de la Croix, juste au dessus (sur ce motif rare, voir 3 : en terre chrétienne).


Attr Jean Goujon 1536-44 Tombeau de Louis de Breze Cathedrale Notre Dame RouenTombeau de Louis de Brézé
Attribué à Jean Goujon, 1536-44, Cathédrale Notre Dame, Rouen

Plus proche dans le temps, cette décoration funéraire ne montre pas les crânes, mais les têtes ailées d’un bouc et d’une chèvre. Voici la traduction de l’inscription de gauche :

« Oh Louis de Brézé ! Diane de Poitiers, désolée de la mort de son mari, t’a élevé ce sépulcre. Elle te fut inséparable et fidèle épouse dans le lit conjugal, elle te le sera de même dans le tombeau. »

Si l’on remarque que les ailes du bouc sont dirigées vers le ciel et celles de la chèvre vers la terre, il y a peu de doute que les deux têtes représentent, d’une manière sublimée, antiquisante et cryptique, la fidélité têtue du couple par delà la mort.


Juan-de-Horozco-y-Covarrubias-Emblemas-morales 1586Juan de Horozco y Covarrubias, Emblemas morales, 1586

Le motif du crâne de boeuf, surplombé par une roue de la fortune ailée et couronnée, illustre de manière transparente le motto :

Que la fortune soit en proportion du travail

 PAR SIT FORTUNA LABORO

L’emblème est trop tardif pour notre tableau, et un crâne de bélier n’évoque en rien la notion de travail.


In morte vita, Joannes Sambucus, Emblemata, 1564In morte vita, Joannes Sambucus, Emblemata, 1564

Le motif du crâne humain ailé, aujourd’hui si courant, ne s’est développé comme symbole funéraire qu’au cours du XVIIème siècle. Au XVIème, il apparaît dans cet emblème de 1564. Le texte [10] explique que le crâne sans peau, la trompette, le sablier sur le livre, le laurier, le globe, et la « Renommée messagère (nuntia fama) » figurent tous sur le tombeau de l’humaniste Lodovicus Vives, mort à Bruges en 1540. L’expression étrange cite un vers d’Ovide :

 

La Renommée messagère volant avec ses plumes

Enéide, Livre IX

Nuntia fama volitans pennata

Ainsi le symbole des ailes s’applique à l’ensemble du motif, pas spécifiquement au crâne, et signifie la Renommée.

En fait la pierre tombale de Vives, à l’église Saint Donatien de Bruges, ne comportait que ses armoiries [11]. L’emblème est donc bien une invention de Sambucus en 1564, largement postérieure à notre tableau.


Résumons-nous :

Notre crâne de bélier ailé n’est pas une édulcoration du crâne humain ailé, symbole funéraire qui n’existait pas à l’époque. Il n’a pas été copié ailleurs, mais inventé spécifiquement dans le contexte du tableau, en combinant deux motifs antiques : un bucrane modifié (le boeuf étant remplacé par un bélier)  et des ailes, qui pouvaient être lues à l’époque comme le symbole de la renommée.

Un dernier symbole étrange est le bout de bâton en biais dans le coin de la fenêtre, dont on ne sait s’il est posé sur le rebord ou bien plus bas, à l’extérieur.


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Double portrait ou scène de genre ?

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Une devise ou un rébus ?

liebe paar Altobello_Melone gemaldegalerie dresden detail vetements
Le médaillon du béret montre un volatile blanc (probablement un coq) avec l’expression laconique « Fin che (Jusqu’à ce que) ». Comme il n’y pas de motto connu à l’époque commençant par ces deux mots, il est vraisemblable qu’il ne s’agit pas d’une devise personnelle, mais d’une sorte de rébus incluant le coq. On peut alors penser à l’expression évangélique « avant que le coq ne chante ».


A_Loving_Couple_Altobello_Melone Musee des beaux-arts, Budapest detailCouple d’amoureux (copie), Musée des beaux-arts, Budapest

Ce rébus a dû poser problème dès l’époque, puisque dans la copie de Budapest, la devise a été remplacée par le mot grec AETOU (aigle) ou plus probablement les lettres AEIOU, signe que le copiste n’avait pas compris le rébus. A noter qu’il a également omis le trou du gant au niveau de la chevalière.


Des symboles galants

liebe paar Altobello_Melone gemaldegalerie dresden detail brinVersion de Dresde (détail)

Le copiste de Budapest, en revanche, a bien compris ces deux détails :

  • le brin végétal passé derrière le médaillon (probablement une plante odorante)
  • le brin floral dans les cheveux de la fille.

Nous sommes bien dans le registre de l’amourette, avec probablement une allusion ironique : car le brin fiché derrière le coq, en rappelant le plumet derrière le béret, sous-entend que le jeune homme est lui-aussi un coq.

Du coup, on est fondé à se demander si les ailes derrière la tête de bélier ne font pas, tout simplement, allusion à une vigueur sexuelle renommée.


liebe paar Altobello_Melone gemaldegalerie dresden detail baton

Et si le bâton dressé dans l’orifice de la fenêtre (lui aussi repris par le copiste) n’est pas une troisième manière de dire la même chose.


En aparté : le premier portait de couple italien

Lorenzo_Lotto 1525 Micer_Marsilio_Cassotti_y_su_esposa_Faustina PradoMessire Marsilio Cassotti et son épouse Faustina
Lorenzo Lotto, 1525, Prado

Ce tableau constitue un jalon bien connu, puisqu’il signe l’arrivée en Italie du double portait de couple, inspiré d’exemples nordiques.

Le contenu symbolique, copieux, est parfaitement élucidé par la notice du musée [12] :

Cupidon met un joug sur les épaules des mariés en référence aux obligations qu’ils contractent lors de leur mariage. Les feuilles de laurier qui y pussent symbolisent la vertu, ici la fidélité entre les époux. Lotto illustre le moment culminant de la cérémonie : l’échange des vœux, lorsque Marsile s’apprête à introduire l’alliance dans le troisième doigt de la main gauche de Faustine d’où, selon une théorie qui remonte au moins à saint Isidore de Séville, une veine remontait directement au cœur. Faustine est habillée de rouge, la couleur préférée des mariées vénitiennes, et porte un collier de perles, symbole de l’assujettissement de la femme à son mari, connu à l’époque sous le nom de vinculum amoris. Elle porte également un camée à l’effigie de Faustine la Majeure , épouse dévouée de l’empereur Antonin le Pieux et incarnation de l’épouse parfaite….
Cette lecture iconographique n’explique cependant pas le sens ultime de l’œuvre. Marsilio s’est marié à l’âge de vingt et un ans (un très jeune âge à Bergame ), un an après avoir été émancipé par son père. Celui-ci voulait que Lotto représente le moment culminant du « caprice » de son fils, qu’il avertit ainsi que le mariage est toujours un joug, aussi léger soit-il… Le ton ironique du tableau, déjà souligné par Berenson , est souligné par le sourire de Cupidon , étranger par principe à un acte aussi solennel que des fiançailles. »



Un double portrait théorique

liebe paar Altobello_Melone gemaldegalerie dresden
Notre tableau, qui doit être postérieur de quelques années seulement, défriche donc la même nouveauté, iconographique, avec le même goût pour la profusion de symboles et la même touche d’ironie. Mais il s’en écarte sur plusieurs points :

  • cadrage serré, très exceptionnel pour l’époque ;
  • emblèmes fabriqués pour l’occasion ;
  • motto au sens ouvert ;
  • gestes sans decorum (le gant troué caressant l’épaule) ;
  • postures discordantes : l’homme au visage très caractérisé nous regarde avec intensité (pourquoi pas un autoportrait ?) tandis que le visage de la femme, plus générique, part en arrière et se trouve à moitié dans l’ombre.

Tous ces éléments rendent impossible qu’il s’agisse du portrait d’un couple réel. En outre, d’autres détails ne peuvent s’expliquer que dans une lecture ironique :

liebe paar Altobello_Melone gemaldegalerie dresden detail vetements

  • au gant usé fait écho la manche décousue ;
  • à la croix vertueuse de la fille s’opposent deux éléments de désordre : le collier décalé (l’ouverture est à gauche) et le bout de foulard qui s’insère dans l’échancrure, ouvrant le chemin à l’index ganté.


Une autre nouveauté iconographique

Lucas de Leyde 1517 Scene de Taverne (l'enfant prodigue) BNFScène de Taverne (le Fils prodigue), Lucas de Leyde, 1517, BNF

Cornelius Lange rapproche à juste titre le geste osé du garçon de celui de ce naïf pris aux pièges d’une taverne : pendant qu’il enlace la fille, celle-ci passe son bras dans l’autre sens pour subtiliser sa seconde bourse, tandis que la première bourse file déjà par la porte.

Ce type de composition, à la fois scène de genre égrillarde (la taverne),  moralisatrice (les dangers des plaisirs) et évangélique (la parabole du Fils Prodigue) était suffisamment nouveau pour que l’artiste ait jugé bon d’attirer l’attention du spectateur par le phylactère :

Attention à ce qui va se passer

Wacht hoet varen sal

Le sens métaphorique des deux bourses est agréablement complété par le bâton noueux que le fou pose sur le bord de la fenêtre, et confirmé par un autre détail.


La gravure de la BNF étant l’unique exemplaire original connu (il en existe des copies inversées par Jan Thiel, vers 1590), il serait aventureux de prétendre que notre peintre italien s’en soit directement inspiré. Mais il a pu imaginer le même sous-entendu pour le bâton posé dans l’angle de la fenêtre.

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Une lecture évangélique (SCOOP !)

Le rébus du médaillon nous avait déjà mis sur la piste d’une lecture évangélique : « jusqu’à ce que le coq chante », qui peut maintenant se préciser : « profite de la nuit et de ses plaisirs jusqu’à ce que… ».

Dès lors tous les détails s’emboîtent :

  • le trou montrant le chevalière désigne l’homme comme un fils de famille ;
  • l’usure de ses vêtements montre que ses moyens sont bientôt épuisés ;
  • le motif du « bélier ailé » est une autre manière de signifier que le temps des plaisirs charnels va s’envoler ;
  • enfin, la croix en biais sur la poitrine de la fille, est vouée à se redresser.

liebe paar Altobello_Melone gemaldegalerie dresden detail baton
Le bâton lui aussi en biais, omis par les commentateurs, se révèle finalement crucial, par la double lecture qu’il autorise :

  • s’il est posé sur le rebord, il symbolise une virilité en situation précaire ;
  • s’il est posé sur le sol, il évoque un bâton de voyageur.

On voit d’ailleurs, au dessus de la facilité des ailes, le chemin par lequel  le Fils prodigue va bientôt retourner chez son père.


Références :
[0a] Peter Stallybrass, Ann Rosalind Jones « Fetishizing the Glove in Renaissance Europe » Critical Inquiry, Vol. 28, No. 1, Things (Autumn, 2001) https://www.jstor.org/stable/1344263
[0b] Chriscinda Henry, « Whorish Civility and Other ricks of Seduction in Venetian Courtesan Representation » dans Allison Levy, « Sex acts in early modern Italy : practice, performance, perversion, punishment »
[0c] Antonella Fenech Kroke « Geste et désir dans les imaginaires du jeu », in L’invention du geste amoureux. Anthropologie de la séduction dans les arts visuels de l’Antiquité à nos jours » , V. Boudier, G. Careri et E. Myara éd., Peter Lang, 2020
https://www.academia.edu/34889616/_Geste_et_d%C3%A9sir_dans_les_imaginaires_du_jeu_in_Linvention_du_geste_amoureux_Anthropologie_de_la_s%C3%A9duction_dans_les_arts_visuels_de_l_Antiquit%C3%A9_%C3%A0_nos_joursactes_coll_V_Boudier_G_Careri_et_E_Myara_%C3%A9d_Peter_Lang_2020_p_167_198
[1a] Keith Christiansen « A Caravaggio Rediscovered, the Lute Player » https://www.metmuseum.org/art/metpublications/a_caravaggio_rediscovered_the_lute_player
[2] Le vite de’ pittori, scultori ed architetti moderni co’ loro ritratti al naturale scritte da Giov. Pietro Bellori, per il successore al Mascardi, a spese di Francesco Ricciardo, e Giuseppe Buono, 1728
[4] Christoph Luitpold Frommel ·« Caravaggios Frühwerk und der Kardinal Francesco Maria Del Monte » dans Storia dell’arte, 9/10 (1971), pp. 5-52
https://archiv.ub.uni-heidelberg.de/artdok/6607/1/Frommel_Caravaggios_Fruehwerk_und_der_Kardinal_Francesco_Maria_Del_Monte_1971.pdf
[5] Par exemple, le Sainte Catherine aujourd’hui dans la collection Thyssen est donné pour 7 palmes, alors qu’il en mesure 7,8 x 6 (173 × 133 cm).
[6] Gail Feigenbaum, “Gamblers, Cheats, and Fortune-Tellers” in Philip Conisbee et al., Georges de La Tour and His World p 158 https://www.academia.edu/32079466/Gamblers_Cheats_and_Fortune_Tellers
[7a] Anne-Angélique Andenmatten « Les Emblèmes d’André Alciat », p 379 et ss
[7b] Sur le double sens sexuel de cette scène de fiançailles, voir Lucy Freeman Sandler « Studies in Manuscript Illumination, 1200-1400 » chapitre 3 « A bawdy betrothal in the Ormesby Psalter », p 33 https://books.google.fr/books?id=rpbMEAAAQBAJ&pg=PA33
[9] Cornelius Lange, « The Dresden Loving Couple and its copies: thoughts on iconography and authorship » Arte Lombarda , 2015, Nuova serie, No. 173/174 (1-2) (2015), pp. 144-154 https://www.jstor.org/stable/24814988
[10]
Qui vigiles studiis noctes egere, diesque
Parcere non oculis, nec voluere sibi:
Hos celebres lato nomen disseminat orbe,
Ac simul in caelum fata suprema vehunt.
Mortua non mors est, quae etiam post funera vivit,
Hoc decus à Musis, praemia tanta ferunt.
Id cute nudatum caput, & tuba, vitra libelli,
Hora refert, laurus, nuntia fama, globus.
Ista ferè Brugis, Vives Lodovice, sepulchro
Addita sunt vestro symbola marmoreo.
Pour la traductionn anglaise :
https://www.emblems.arts.gla.ac.uk/french/emblem.php?id=FSAb081
[11] « Inscriptions funéraires et monumentales de la Flandre », Volumes 1 à 2 p 148
https://books.google.fr/books?id=0lk-AAAAcAAJ&pg=RA2-PA148

8 Vénus et Mars : pour conclure

2 mars 2023

Et une cinquantième interprétation au compteur !

Article précédent : 7 Le mystère du fruit vert



Généalogie des interprétations

En parcourant les quarante sept interprétations discutées par Paoli (plus la sienne et celle de S.Toussaint), on peut grossièrement distinguer trois grands courants, à partir desquelles les interprètes se livrent à des panachages variés

1) Le courant idéalisant

Principaux représentants : Robb (1935), Gombrich (1945, Ferruolo (1955), Wind (1958)

Il s’agit d’éclairer l’oeuvre par le climat intellectuel florentin, très imprégné de néo-platonisme et  d’astrologie, l’idée générale étant que l‘Amour est plus fort que la Guerre et/ou que Vénus tempère Mars. A l’extrême, vu l’absence de ses attributs habituels, certains doutent que la femme représente Vénus : il pourrait s’agir d’une allégorie de la Paix [1].


Mantegna 1495 Mars et Venus (detail) LouvreMars et Vénus (détail), Mantegna, 1495, Louvre

Un exemple de cette mythologie idéalisée, non-florentin cependant, est le couple Mars-Vénus que Mantegna fait figurer au sommet du Parnasse, tandis qu’Antéros, l’Amour céleste, décoche une flèche sur l’entrejambe de Vulcain. Il s’agit de vanter l’épanouissement des arts (Apollon et les Muses) sous le gouvernement d’Isabelle d’Este (Vénus) et de Francesco Gonzague (Mars).


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2) Le courant historien

On s’attache à reconnaître dans Vénus et Mars des célébrités contemporaines :

  • célèbres amours de Simonetta Vespucci avec Julien de Médicis ;
  • mariage de Lucrèce de Médicis avec Jacopo di Giovanni Salviati ;
  • adultère de Simonetta Vespucci avec Alphonso, duc de Calabre ([0]; p 84)

Basée sur des ressemblances supposées, cette voie est comme souvent décevante, et n’a abouti à aucune unanimité.


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3) Le courant satirique et grivois

Principaux représentants : Barolsky (1978), Toussaint (2023)

On ose désormais remarquer les détails passés auparavant sous silence. L’idée générale est que le sommeil de Mars dénote son incapacité à satisfaire Vénus, soit pace qu’il a déjà donné, soit parce qu’il n’est pas intéressé par les dames.


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Les difficultés du panneau

La floraison des interprétations s’explique par la nécessité de louvoyer entre les difficultés iconographiques  :

  • seul cas connu où Vénus est habillée et Mars vêtu ;
  • seul cas connu où les putti qui accompagnent Vénus sont cornus et sans ailes ;
  • aucun attribut de Vénus ;
  • absence de Cupidon et de Vulcain.

Botticelli_Venus_Mars detail plantes
Par ailleurs, aucune fleur n’est représentée, et les rares plantes (pimprenelle, plantain et salsifi sauvage) sont dans leur état pré-vernal ([0], p 71), alors que tous les textes situent au printemps les amours entre Vénus et Mars.

Il semble que la recherche de sources soit désormais parvenue à son terme, et il est peu probable qu’un élément nouveau permette de trancher entre les interprétations.


Botticelli_Venus_Mars schema anomalies
Pour finir, le panneau présente de nombreuses incongruités, qui ont été mises en évidence peu à peu :

  • médaillon tenant les fausses tresses
  • jambe absente de Vénus
  • orteil coiffé de Mars
  • trou à guêpes et trou fermé
  • tige de fer magique
  • courge discrète.

Il est déjà si compliqué d’expliquer les grandes difficultés que personne n’a tenté d’interprétation incluant ces détails incongrus. Pourtant, dans toute controverse scientifique bloquée, c’est la prise en compte des petites anomalies qui donne un élan nouveau.

Nous allons voir qu’il est possible de leur trouver une certaine cohérence.



Ma proposition de lecture (SCOOP !)

Un détournement généralisé

Tous les commentateurs classent le panneau dans la lignée des deux grandes compositions (« Le Printemps » et la « Naissance de Vénus ») où Botticelli fait valoir son originalité dans le traitement de sujets mythologiques connus.

Or il se trouve que, dans Mars et Vénus, les difficultés iconographiques sont, toutes, des inversions :

  • le Dieu de la guerre est un adolescent imberbe et nu ;
  • la déesse de l’Amour porte une robe blanche de mariée ([0], p 71) ;
  • ses garçons d’honneur portent des cornes, signe bien établi de cocuage : Paoli ([0], p 73 ) en donne de nombreux exemples contemporains.
  • l’absence d’attributs a pour but de désacraliser la scène ;
  • le climat hivernal est une inversion comique : personne ne fait l’amour dehors au mois de février.

Un point supplémentaire est que Vénus se trouve à gauche et Mars à droite : inversion délibérée de la règle héraldique qui, dans un couple marital, place toujours l’époux à gauche (voir 1-3 Couples irréguliers) : au premier coup d’oeil, la composition insiste sur le fait qu’il s’agit d’un couple illégitime (Mantegna, dans son « Parnasse », représente en revanche un couple officiel).


Autel des Jumeaux, 124 ap JC, trouve a Ostia Antica, Musee Massimo RomaAutel des Jumeaux, 124 ap JC, trouvé à Ostia Antica, Museo Nazionale, Rome

Un dernier point est qu’on n’a pas trouvé de sculpture antique dont Botticelli aurait pu s’inspirer : de plus, dans celles qu’on connaît aujourd’hui, Vénus et Mars sont représentés debout. A supposer que Botticelli se soit inspiré d’une oeuvre antique aujourd’hui perdue, il y a toutes les chances que la position allongée constitue une inversion supplémentaire.


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Une fantaisie boccacienne (SCOOP !)

Alors que les sources littéraires sont nombreuses, Botticelli est donc le tout premier artiste, depuis l’antiquité, à avoir imaginé une représentation autonome du couple Vénus-Mars ([0], p 70).


Miroir florentin avec Venus et Mars 1460-65 VadA museumMiroir florentin avec Vénus et Mars, 1460-65, Victoria and Albert museum

En fait, il existe un seul précédent, qui montre Vénus et Mars assis, accompagnés d’Amours ailés. Ici, les deux amants sont nus, et Vénus se fait coiffer pendant que Mars dort. Il n’y a donc pas de problème à imaginer la « moralité » du miroir : fais-toi belle pour faire (et refaire) l’amour.

Il est fort possible que Botticelli soit parti de ce motif décoratif en vogue à Florence, pour développer l’idée : « comment réveiller l’amant qui dort ».


Botticelli_Venus_Mars schema sexuel

Pour cela, Vénus envoie ses panisques cornus détourner les armes de Mars, et lui fourrer sa conque pour ainsi dire sous le nez, ainsi que d’autres orifices (en rose). En retour, Mars n’a à proposer que son épée inutilisable, son index flaccide et son orteil empêché (en bleu).

Le médaillon entre dans cette entreprise de séduction : car, comme le remarque Zöllner [2], dénouer les chevaux équivaut à se dénuder en même temps.

On peut se demander si l’ensemble ne constitue pas une sorte de parodie d’amour courtois, avec une Dame nymphomane et un Chevalier empêché se gelant dans un jardin mal clos.


Botticelli_Venus_Mars schema grivois

Dans cette interprétation boccacienne, le panneau développerait toute une imagerie didactique à l’usage des jeunes époux :

  • gestuelle suggestive des deux partenaires (en bleu et rose) ;
  • collection d’expressions triviales à découvrir chez les panisques.

Dans un contexte nuptial, il se peut que la « trique de Vulcain », l’objet le plus difficile à découvrir, soit une exhortation à en rester aux ébats légitimes, finalement moins décevants : à la lance fragile de l’amateur de tournois,  mieux vaut préférer le pilon fidèle  du forgeron.


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Un sujet botticellien (SCOOP !)

Il est temps de revenir sur un détail capital que personne n’a commenté (sauf Clarke [3] )


Hermaphrodite, Copie romaine d'un original grec, Museo Nazionale Palazzo Massimo alle Terme Rome,Hermaphrodite, Copie romaine d’un original grec, Museo Nazionale, Rome

Les florentins cultivés ne pouvaient manquer de reconnaître le pied de l’Hermaphodite romain, puisque Ghiberti en avait fait l’éloge quelques années plus tôt :

« Une des jambes était tendue et avait attrapé le drap avec le gros orteil. Ce détail de tirer le drap démontrait un art merveilleux.«  Lorenzo Ghiberti [4]

Ghiberti parle du détail comme d’un morceau de bravoure sculptural, mais il est clair que, comparé au pénis endormi du bel ambigu, cet orteil coiffé symbolise une forme divine d’auto-pénétration.

Malgré l’absence de seins, comment ne pas admettre l’évidence que le sommeil de Mars est celui de l’Hermaphrodite ?

Par ailleurs, le médaillon oppose une impossibilité pratique aux interprétations de ce sommeil par le repos après l’Amour : car autant il se prête à un effeuillage express, autant il complique l’habillage. Si le couple venait de faire l’amour, pourquoi Vénus aurait-elle pris la peine de se rhabiller ?


Enfin d’autres détails vont dans le sens de l’hermaphrodisme :

Botticelli_Venus_Mars_Sexe_Branches_Coupees
Le nid de guêpes (ou de frelons) n’est pas exactement un trou dans l’arbre, mais une crevasse qui s’est formée au bout d’une branche, coupée ras à quelques centimètres du tronc. Ce motif de la branche coupée et trouée est répété deux autres fois : en dessous du nid de guêpes, et à gauche du tronc, dans la pénombre, juste au dessus de la conque. Conque qui nous place d’ailleurs dans le même inconfort symbolique : vaginale par son orifice mais phallique par l’usage qu’en fait le panisque.


Botticelli_Venus_Mars_Superposition
Quand par l’imagination on replie le panneau par le milieu, on voit bien la Déesse et le Dieu se superposer, chacun donnant à l’autre ce qui manque à son sexe. Ainsi la symétrie en miroir du panneau est elle-même, par construction, un éloge de l’hermaphrodisme.


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Une composition robuste

La composition, très robuste, ne révèle sa simplicité qu’après avoir défriché tout un réseau de fausses pistes.


Botticelli_Venus_Mars schema final 1

La main droite des deux dieux affiche leur objectif officiel, en terme de sexualité ordinaire :

  • encercler le rubis par ses perles, pour la déesse de l’Amour ;
  • prendre la ville encerclée de tours, pour le dieu de la Guerre.

Botticelli_Venus_Mars schema final 2
La mauvaise main, la gauche, révèle leur histoire secrète. Stéphane Toussaint a bien vu l‘allusion copulatoire, dans la rondelle autour de la lance, mais l’a interprétée dans un sens strictement homosexuel ([5], p 84), alors qu’elle se situe à l’aplomb de la main gauche de Vénus. Or nous savons maintenant qu’il existe, à l’aplomb de la main gauche de Mars, une autre « garde » métallique, celle de l’épée déconstruite et refondue.

Ainsi :

  • la main gauche de Vénus indique ce qu’elle imagine en se masturbant : son accouplement avec Mars, contrarié par l’orteil hermaphrodite ;
  • la main gauche de Mars s’interpose entre le pilon de Vulcain et la conque de Vénus, sans toucher ni l’une ni l’autre : car le dieu endormi se rêve hermaphrodite, échappant au combat des sexes.

Nous rejoignons ici l’idée néo-platonicienne d’un amour céleste, retrouvant la perfection de l’androgyne primitif.


Botticelli_Venus_Mars schema final 3

Enfin, la tranche de droite (en rouge) fonctionne sur le registre du tiers exclu, où se concentre tout ce qui échappe au thème principal. Il devrait s’agir d’un sens licencieux, puisque les objets s’accumulent autour d’une main gauche, celle du quatrième panisque. A proximité de ce gamin grimaçant, habitant une armure d’homme trop grande, on découvre :

  • un trou mielleux, à guêpes ou à frelon, possiblement l’emblème parlant des Vespucci (ou pire) ;
  • un trou fermé ;
  • une pomme (« pomo », le pommeau de l’épée) ;
  • une petite gourde, possiblement la signature parlante de l’artiste.

Sur cette section autobiographique du tableau, je laisserai chacun se faire son idée.


Références :
[0] Marco Paoli « Botticelli : Venere e Marte : parodia di un adulterio nella Firenze di Lorenzo il Magnifico »
[1] Christina Acidini Luchinat « Botticelli : Les allégories mythologiques » 2001
[2] Zöllner, 2005,, cité par Paoli, p 50).
[3] David L Clark. « Botticelli’s Venus and Mars and other apotropaic art for Tuscan bedrooms » , Aurora, The Journal of the History of Art, 2006
[4] Lorenzo Ghiberti, « Commentario III » 1447-1455)
[5] Stéphane Toussaint, « Le rêve de Botticelli », 2023

Le lapin et les volatiles 2

24 février 2023

La symbolique phallique des volatiles, notamment à long cou, est bien connue (voir [13] et L’oiseau licencieux). On se demande ici dans quelle mesure le « cuniculus » pouvait être compris comme le symbole du sexe opposé.

Article précédent : Le lapin et les volatiles 1



Les volaillers

Les scènes de marché sont un décor de choix pour la cohabitation entre volatiles et lapins.

Campi 1580 ca Les volaillers (Pollivendola) Brera detailLes volaillers (Pollivendola), Campi, vers 1580, Brera

Comme beaucoup de tableaux du même genre, celui-ci propose une surenchère dans la diversité : oiseaux sauvages et domestiques, plumées ou pas, tête en haut ou tête en bas, accouplés ou solitaires. On peut y voir simplement la jouissance naïve de l’abondance : mais la multiplication des postures laisse une impression équivoque, celle d’une pré-pornographie se dissimulant dans les volailles.

La symbolique aviaire joue ici à plein dans la figure du jeune homme :

« Il exerce du haut vers le bas un geste de resserrement du cou du volatile qu’il tient entre ses cuisses. Le bec entrouvert du canard, orienté vers le haut, prend place à la hauteur du sexe du garçon. L’idée d’érection n’est pas improbable lorsque l’on sait que Vincenzo Campi semble proposer des détails plastiques équivoques dans bon nombre de ses peintures. Il répond en cela au goût très prononcé de ses contemporains pour l’équivoque, qu’elle soit plastique ou littéraire. » [14]



Campi 1580 ca Les volaillers (Pollivendola) Brera detail
S’exténuant en bas à cette occupation, le jeune homme a en haut le cou étouffé entre les pattes fourrées d’un fort lapin, image probable d’un sexe féminin exigeant : ainsi s’explique le regard amusé de la marchande qui regarde le garçon faire ses premiers pas, tandis qu’elle même s’occupe à cajoler une grosse volaille au cou tendu.


Beuckelaer (atelier) 1573 ca Market scene coll partScène de marché
Beuckelaer (atelier), vers 1573, collection particulière

La même symbolique aviaire et lapinière est ici clairement à l’oeuvre, entre l’homme brandissant une volaille au dessus de ses oeufs, et la femme un lapin aux cuisses vulvaires. Le jeune homme qui se retourne au centre du tableau nous signale qu’il y a bien là quelque chose à deviner.


Michele_Pace_Del_Campidoglio 1650-70 _Still-Life_with_a_Female_Figure coll partNature morte avec une jeune femme
Michele Pace Del Campidoglio, 1650-70, collection particulière

Ce tableau pourrait être considéré comme un précurseur de l’esthétique pin-up : deux friandises particulièrement suggestives (le melon fracturé et la grenade explosée) encadrent un intrus, le minuscule lapin blanc,  d’où l’oeil monte vers la gorge dénudée de la jeune fille qui nous propose ses bons fruits.

Les cas où la symbolique sexuelle du lapin est aussi appuyée sont rares. La plupart du temps; l’allusion est si discrète qu’elle passe inaperçue.


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Les lapins de Metsu (SCOOP !)

Vita Luxuriosa

Vita luxuriosa, illustration de Weenix pour « Recht ghebruyck ende misbruyck, van tydlycke have : van rijckdom, nodruft en ghebreck ick beluyck t’onzaligh misbruyck, mettet zaligh ghebruyck », Anvers, 1585

Qui donne à son ventre ce qu’il a pris aux pauvres
Git dans le Phlegeton, emporté par les maladies
Qui s’occupe de sa peau ne peut jamais, bienveillant,
S’occuper de la gorge du Christ affamé.

Qui sua dat ventri miseris quae tollit egenis,
Sublatus morbis in Phlegethonte iacet .
Qui pellem curat , nunquam solet esse benignus ,
Christo procurans esuriente gulam.

Le lapin dont le ventre bée illustre :

  • littéralement les mots du texte (ventre, peau) ;
  • allusivement, l’idée d’appétit (gorge) ;
  • précisément, l’appétit sexuel féminin, comme l’indique l’inscription « voluptas carnis » (plaisir de la chair)  juste à côté de la femme.


Metsu 1653-54 Woman Selling Game from a Stall Leiden collectionFemme vendant du gibier à un étal, Metsu, 1653-54, Leiden collection

Ce tableau est exceptionnel :

  • par sa très grande taille ;
  • parce qu’elle est la  première des quinze scènes de marché connues de Metsu ;
  • parce que c’est sa première nature morte animalière, sans doute pour rivaliser avec celles d’un spécialiste tel que Weenix.

« Depuis le milieu du XVIe siècle, avec des peintures d’Aertsen et de Beuckelaer, les artistes dépeignent généralement les femmes du marché comme des séductrices, les aliments qu’elles vendent soulignant leur sexualité. Les manches à crevés du corsage rouge de la femme ont sans doute une fonction similaire. Ils ne sont pas conformes à la mode contemporaine, mais ils apparaissent dans des costumes fantastiques portés par les représentations de prostituées et de bouffons de Metsu » [15]


Tandis que l’acheteuse arrive du côté des volailles de petite taille, la marchande plantureuse surplombe une oie au cou proéminent. Ce qu’elle propose à la jeune fille naïve, le lapin aux cuisses ouvertes, c’est la métaphore d’une sexualité épanouïe.


Metsu 1655-57 Jeune fille embrochan Metsu 1655-57 Jeune fille embrochan

Jeune fille embrochant un poulet, Metsu, 1655-57, Alte Pinakothek, Münich

La jeune servante embroche en souriant un poulet éviscéré, plumé et tête en bas, caricature de masculinité ridicule. En contraste, son gros lapin dodu, fourré et cuisses ouvertes, attend d’être embroché par plus habile.


Metsu 1662 Vieil homme vendant de la volaille Gemaldegalerie Alte Meister DresdeVieil homme vendant de la volaille Metsu 1662 Jeune femme vendant de la volaille Gemaldegalerie Alte Meister DresdeJeune femme vendant de la volaille

Metsu, 1662, Gemäldegalerie Alte Meister, Dresde

Sur ce pendant aux allusions sexuelles appuyées, voir Les pendants de Metsu. Ce qui nous intéresse ici est que Metsu a condensé les deux tableaux en un seul, autour d’une peau de lapin :

Metsu vers 1662 La vieille marchande Gemaldegalerie Alte Meister Dresden. . photo JL Mezieres

La vieille marchande
Metsu, vers 1662, Gemäldegalerie Alte Meister, Dresde (photo JL Mezières)

Le gamin à l’arrière-plan nous indique, comme souvent, qu’il y a un sous-entendu comique. Il faut comprendre que la jeune fille demande à la vieille femme, habile à plumer un pigeon sur son ventre, un conseil pour s’occuper de son lapin.



Natures mortes à poil et à plume

Au retour de la chasse ou à la cuisine, le lièvre ou le lapin, apparié avec des oiseaux, constitue un contraste de textures idéal pour le peintre de nature morte.

Lapin et oiseaux dans les bodegons

En Espagne, les cadavres sont de préférence suspendus verticalement, dans des compositions étranges où la géométrie se mêle avec la crudité anatomique.

bodegon 16 Hiepes 1643-_aves_y_liebre PradoHiepes, 1643, Prado

La forte symétrie centrale tend à faire du quadrupède un oiseau parmi les autres. d’autant que, par une sorte d’ironie macabre, il est placé nez à nez avec deux oeufs. Seul tête en bas parmi tous ces cous en extension, sa plaie vulvaire attire l’oeil de manière délibérement malsaine.


bodegon 17 mariano-nani--PradoMariano Nani, 18ème siècle, Prado bodegon 18 bartolome-montalvo attr 1790-1846 liebres coll partBartolome Montalvo, début 19ème, collection privée

Cette tradition très géométrique se maintient les siècles suivant. Le mode de suspension inversé, par le cou pour les volatiles et par les cuisses pour le lapin, met en évidence ce que chacun offre en matière de métaphore, et crée un effet bizarre de copulation sublimée.


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Lapin et oiseaux dans les natures mortes


Gabriele-Salci-1719-Musee-des-BA-BudapestGabriele Salci, 1719, Musée des Beaux Arts, Budapest

Certains tableaux de chasse procurent un effet de monde à l’envers comme si, grâce à l’alibi de la mort et de l’animalité, ils se complaisaient à disposer les corps dans des poses interdites aux humains. Le ventre sanglant du lièvre est ici exhibé d’une manière particulièrement obscène, en regard du canon qui l’a défloré.

Il serait néanmoins outrancier de prétendre que tous les trophées de chasse avaient des sous-entendus sexuels. Les natures mortes avec volatiles et lapins sont innombrables, et cette cohabitation est avant tout justifiée par le contraste des matière. Parmi les gibiers à fourrure, la petite taille du lièvre facilite également son adoption. Par ailleurs, la chasse aux lièvres était une activité universelle, prisée aussi bien des nobles que des bourgeois.

J’ai ressemblé ci-après quelques échantillons de peintres spécialisés dans ce sous-genre particulier, la nature morte au lapin/lièvre et oiseaux.


Jan Fyt

16 Jan Fyt 1642 Lievre et perdeaux Collection du prince de Lichstenstein Vaduz
Lièvre et perdreaux, Jan Fyt, 1642, Collection du prince de Lichstenstein, Vaduz

16 Jan Fyt A-hunting-still-life-with-a-hare-partridges-a-jay-and-other-birds-on-a-ledgeLièvre, perdrix, geai et autres oiseaux sur une corniche, Jan Fyt, Collection privée 16 JAN FYT STILL-LIFE-WITH-HARE-AND-GAME-BIRDSLièvre et oiseaux sauvage, Jan Fyt, Collection privée

Les plumes et le poil se frôlent dans la promiscuité de la mort.


Adriaen van Utrecht

16 Adriaen van Utrecht 1647 Still life of dead birds and a hare on a table Johnny van Haeften Gallery

Nature morte avec un lièvre et des oiseaux sur une table, Adriaen van Utrecht ,1647, Johnny van Haeften Gallery

Un massacre à ambition encyclopédique : au mileu de ces brochettes d’oiseaux, le lièvre ouvre un oeil tout étonné d’avoir été classé dans ce genre zoologique.


Jan Weenix

16 Jan Weenix 1687 Lievre et oiseaux Stadel Museum FrankfurtLièvre et oiseaux, Jan Weenix, 1687, Städel Museum, Francfort 16 Jan Weenix Nature morte au lievre et aux perdreaux collection particuliereLièvre et perdreaux, Jan Weenix, collection particulière 16 Jan_Weenix 1675 ca_Still_Life_of_a_Dead_Hare,_Partridges,_and_Other_Birds_in_a_Niche_Museum of Fine Arts, HoustonLièvre, perdreaux et autres oiseaux sans une niche, Jan Weenix, Museum of Fine Arts, Houston

Jan Weenix satisfait sa production en série en positionnant différemment toujours les mêmes éléments. Il est donc difficile de trouver un sous-entendu dans l’oiseau qui pique du bec, plus ou moins près de l’entrejambe écartelée du lièvre. Les deux objets hémisphériques pendus au dessus sont un chaperon de faucon, l’ennemi commun de l’un et de l’autre.


Chardin

Contrairement aux hollandais du siècle précédent, Chardin ne cherche pas à composer des trophées tape à l’oeil, artistement disposés. Il place toujours le gibier dans la cuisine, posé sur une étagère de manière naturelle, comme au retour de la chasse ou du marché.


17 Chardin 1728 Musee de la chasse et de la nature paris1728, Musée de la chasse et de la nature, Paris 17 Chardin 1728-30 MET1728-30, MET

Au début de sa carrière, le thème l’intéresse surtout pour ses effets de texture, en contraste avec les couleurs vives des fruits .


17 Chardin 1755 Musee de la chasse et de la nature paris1755, Musée de la chasse et de la nature, Paris 17 Chardin 1760-65 Still Life with Game National Gallery, Washington1760-65, NGA, Washington

Lorsqu’il y revient à la maturité, seuls ou à côté de l’orange à l’éclatante vitalité, les petits cadavres avachis font ressentir toute la cruauté de la mort.


Oudry

17 Oudry 1727 still-life-with-dead-game-and-peaches-in-a-landscape Birmingham Museum of ArtGibier mort et pêches dans un paysage
Oudry, 1727, Birmingham Museum of Art

Oudry suit un peu la même évolution : au départ, un trophée de chasse imité des hollandais.


7 Oudry (ecole), Lievre, canard, bouteilles, pain et fromage, 1742, LouvreLièvre, canard, bouteilles, pain et fromage, Oudry (école), 1742, Louvre 17 Oudry 1746 Perdrix rouge, lapin, citrons, oranges et bouilloire LouvrePerdrix rouge, lapin, citrons, oranges et bouilloire, Oudry, 1746, Louvre 17 Oudry Faisan, lievre et perdrix rouge 1753 LouvreFaisan, lièvre et perdrix rouge, 1753, Louvre

Dans un second temps, il met au point cette étrange chimère : un lièvre aux ailes déployées, suspendu à un piton.


Stadsvy_med_stilleben_(Hugo_Salmson 1863-94 _NationalmuseumstockholmNature morte avec vue sur la ville
Hugo Salmson 1863-94, Nationalmuseum, Stockholm

Au XIXème siècle, on peut citer cette composition très inventive : le couple contre-nature du gibier, pendu à l’envers devant un décor citadin, fait un premier ricochet dans le couple de moineaux sur le garde-corps, et un second dans le couple humain à sa fenêtre : comme si les animaux des champs amenaient l’amour à la ville.


19 Lovis Corinth 1910 Jagdstillleben Hase und RebhuhnernLièvre et faisan, Lovis Corinth, 1910, collection privée 19 Suzanne_VALADON 1930 Nature_morte_au_lapin_et_a_la_perdrix ErmitageLapin et perdrix, Suzanne Valadon, 1930, Ermitage

Au XXème siècle, le genre subsiste chez quelques artistes respectueux des traditions, mais les sous-entendus éventuels se sont perdus.



Diane et son gibier

La figure de Diane permet de combiner les charmes opulents de la chasse et de la chair.

Peter_Paul_Rubens 1616 Diana_and_her_nymphs_spied_upon_by_satyrsDiane et ses nymphes épiées par des satyres
Peter Paul Rubens (pour les figures) et Frans Snyders (pour la nature morte), 1616, Royal Collection, Hampton Court

Rubens n’a pas représenté explicitement l’attribut de la déesse, mais l’a évoqué par la forme en croissant du corps de la femme de gauche : le lévrier fidèle qui dort à ses pieds l’identifie comme étant Diane.

Par rapport aux représentations habituelles de la chaste déesse, ce tableau cumule deux énormes provocations :

  • un satyre enjambe Diane tandis que l’autre la dénude ;
  • le satyre voyeur érige entre ses pattes de bouc un gigantesque tronc noueux.

A côté de ces allusions massives, les deux lièvres et les oiseaux peints par Snyders n’ont pas besoin d’être sexualisés.


Jan Brueghel the Younger 1630-39 _Diana_and_Her_Nymphs_after_Their_Hunt_-_Walters Art Museum BaltimoreDiane et ses nymphes après la chasse
Jan Brueghel le jeune, 1630-39, Walters Art Museum Baltimore

Ce tableau sur le même thème, en moins scandaleux , est également à quatre mains : les figures sont d’un artiste non identifié du cercle de Peter Paul Rubens, le paysage et les animaux de Jan Brueghel le jeune.

Ici la meute de chien et l’amoncellement des proies font rempart entre la sexualité de louve, côté nymphe et satyre, et la sexualité des biches, dans le coin opposé. Perdus dans la masse, les lièvres et les oiseaux ne manifestent pas d’intention particulière.


Jan Fyt et Erasmus Quellinus II Diana_with_Her_Hunting_Dogs_beside_Kill Gemaldegalerie BerlinDiane avec ses chiens et ses trophées de chasse dans un paysage
Jan Fyt et Erasmus Quellinus II, 1630 – 1661, Gemäldegalerie, Berlin

Toujours à quatre mains, cette composition juxtapose les deux genres sur la même toile : nature morte à gauche, scène mythologique à droite.

Pour une fois, Jan Fyt a eu une intention grivoise, en posant le long cou de cygne sur l’entrecuisse d’un lapin. Et les deux moitiés du tableau sont moins indépendantes qu’il ne semble : tandis qu’à droite un chien lève sa truffe vers sa maîtresse adorée, à gauche un autre chien lève la sienne vers l’objet de son appétit : ce qui crée une équivalence visuelle entre les points culminants des deux triangles,  le lièvre au poitrail offert et la déesse au sein dénudé.


Diane et son gibier, chez Boucher

En focalisant le trophée de Diane sur un lièvre et un ou deux oiseaux, Boucher rend à ces animaux toute leur vigueur symbolique.

Boucher_1742 Diane_sortant_du_bain_LouvreDiane sortant du bain, Boucher, 1742, Louvre

Dans ce tableau très commenté [16], on passe en général à côté de l’essentiel.


Le collier de perles

Boucher_1742 Diane_sortant_du_bain_Louvre detail collier
Un premier détail qui devrait intriguer est le collier de perles que Diane manipule ostensiblement : car cette chasseresse n’est pas réputée coquette. En forçant, on pourrait justifier la présence des perles par leur parenté avec la Lune (blanche et changeante) ou comme symbole de pureté : mais ceci ne vaut guère que pour la Vierge, et dans un contexte chrétien (Margarita regni pretiosissima).


Boucher 1746 La_Toilette_de_Vénus Stockholm National MuseumLa Toilette de Vénus
Boucher, 1746, National Museum, Stockholm

En fait le collier de perles que tripote Diane est un double contresens :

  • mythologique : c’est l’attribut naturel de Vénus, née de la mer dans une coquille ;
  • narratif : si le collier était destiné à Diane, il devrait lui être présenté par la nymphe ; de plus elle en porte déjà un dans ses cheveux.

Les pieds de la déesse

Boucher_1742 Diane_sortant_du_bain_Louvre detail pied
On voit bien que son pied droit frôle l’eau claire du premier plan. Mais que fait exactement son pied gauche, en suspens devant le genou de la nymphe ? Le frôle-t-il ou ne le frôle-t-il pas ?

Le regard à la fois étonné de la nymphe nous répond : Diane est tout simplement en train de lui faire du pied. Et le collier est le présent qui accompagne ses avances.

Le centre du tableau est donc un hommage discret aux amours féminines.


Le lièvre et les deux perdreaux

Boucher_1742 Diane_sortant_du_bain_Louvre schema

Tout le monde a bien vu les attributs de Diane :

  • à gauche le carquois à côté des deux chiens,
  • à droite l’arc à côté du gibier : un lièvre et deux perdreaux.


François Boucher (1703-1770). "Le Repos des nymphes" ou "Retour de chasse de Diane". Huile sur toile, 1745. Paris, musée Cognacq-Jay.Le Repos des nymphes au retour de la chasse, dit Le Retour de chasse de Diane
Boucher, 1745, Musée Cognacq-Jay, Paris

Trois ans plus tard, Boucher distribuera ces éléments de manière différente : deux carquois, pas d’arc, un lapin et un perdreau à gauche, l’autre au centre.  La chasseresse frôle toujours de son pied nu l’eau cristalline. Si on cherche la sandale qu’elle vient d’ôter, on trouvera son ruban bleu posé à gauche et frôlant, par une ironie discrète, la patte fourrée de sa victime.



Boucher 1745 Le_Repos_des_nymphes_au_retour_de_la_chasse,_dit_Le_Retour_de_chasse_de_Diane Musee_Cognacq-Jay detail
La nymphe fait subir au second perdreau un écartèlement très étrange : tout comme sa maîtresse pince le ruban bleu, d’une main elle lui pince une patte et de l’autre elle lui pince la tête, le pouce bien enfoncé dans l’orbite.

Au XVIIIème siècle , et notamment chez Boucher, un volatile est une métaphore du soupirant en général (voir L’oiseau chéri) et de l’organe viril en particulier (voir L’oiseau licencieux). Le jeu cruel de la nymphe avec le cadavre flasque est donc une image de dérision, celle des compagnes de Diane envers l’orgueil masculin.



Boucher_1742 Diane_sortant_du_bain_Louvre detail gibier
Dans la version de 1742, l’allusion sexuelle est plus discrète : un des perdreaux porte à la patte un ruban rouge dénoué, tandis que la patte du lièvre est encore attachée à l’arc par un autre ruban rouge. Cette idée bizarre de se servir d’un arc pour transporter des trophées n’a de sens que métaphorique : Diane sait se montrer impitoyable envers ses soupirants (les deux perdreaux) mais aussi envers celles qui lui sont attachées mais la trahissent (le lièvre). On se rappelle ici l’histoire de la nymphe Callisto, engrossée par Jupiter et punie par Diane, qui la transformera en ourse.


François_Boucher_1744 _Jupiter_et_Callisto Musee des Beaux-Arts Pouchkine, MoscouJupiter et Callisto
Boucher, 1744, Musée des Beaux-Arts Pouchkine, Moscou

Boucher représentera plusieurs fois cette histoire, alibi commode pour une scène émoustillante entre filles. L’aigle caché à l’arrière-plan nous fait comprendre que celle qui caresse la nymphe au collier de perles n’est pas Diane, mais Jupiter ayant changé de sexe. Au premier plan, le cadavre du perdreau couché sur celui du lièvre rappelle l’hostilité de la déesse envers les amours ordinaires.

Deux siècles après Cosimo et un siècle après Cecco, Boucher exploite à nouveau, à plein, la symbolique sexuelle de l’animal à poils confronté à l’animal à plumes.


Companions_of_Diana_by_François_Boucher,_1745 Fine Arts Museums of San Francisco

Les compagnes de Diane
Boucher, 1745, Fine Arts Museums, San Francisco

Ici Boucher ne s’embarrasse plus d’alibi mythologique : il nous montre deux filles à demi nues dans la campagne, celle avec un arc (la tireuse) lutinant celle avec un carquois (la receveuse). Perdus à côté dans le gris, le lapin et les pigeons symbolisent le manque de peps de la sexualité ordinaire.

Boucher_1742 Diane_sortant_du_bain_LouvreLa Nymphe Callisto, séduite par Jupiter sous les traits de Diane
Boucher, 1759, Musée d’art Nelson-Atkins, Kansas City

Boucher restera fidèle à sa rhétorique dans cette version tardive, où seul subsiste le perdreau mort, mais où cohabitent cinq types de flèches qu’il n’est pas trop difficile d’interpréter.





Les zones liminaires

Boucher_1742 Diane_sortant_du_bain_Louvre schema 2Diane sortant du bain, Boucher, 1742, Louvre

Pour en revenir au tout premier tableau sur le thème de la nymphe énamourée, Boucher n’aborde pas encore le thème égrillard de Jupiter travesti. Il se contente d’expurger sur les bords tous les symboles de la sexualité ordinaire :

  • à droite les proies de Diane, tout gibier à poil ou à plume ;
  • à gauche ses chiens, seuls animaux sexués qu’elle tolère, dont l’un arbore ostensiblement ses génitoires.

Tandis que ce chien s’abreuve dans l’étang sombre à l’arrière, la nymphe à quatre pattes, en situation de domesticité animale,  se penche à l’avant vers l’eau claire du bain  de Diane.

L’autre chien – qui devrait donc logiquement être une chienne – lève son museau vers l’arrière-plan, comme alerté par une présence importune. Il s’agit très certainement [17] d’une allusion à un autre mythe lié à Diane, celui du chasseur Actéon qui s’était dissimulé pour l’épier durant son bain. L’allusion est d’autant plus judicieuse, qu’Actéon, transformé en cerf pour sa punition, sera finalement dévoré par les chiens.


Diane et Acteon 1750 ca gravure de Pierre - François Tardieu d'apres Boucher MET inverse1 Les metamorphoses d'Ovide trad. par M. l'abbe Banier, Paris 1761, Volume I p 200 Gallica
Vers 1750, gravure de Pierre – François Tardieu d’après Boucher, MET (inversée) 1761, Gravure d’après un dessin de Boucher, Les métamorphoses d’Ovide, trad. par M. l’abbé Banier, Volume I p 200 Gallica

Diane et Actéon

Boucher ne semble pas avoir traité le thème en peinture : on connaît seulement ces deux gravures assez conventionnelles, où c’est Diane qui désigne aux nymphes effarouchées le péril masculin imminent.


Post-scriptum


Zan_Zig_performing_with_rabbit_and_roses,_magician_poster,_1899-2Le magicien Zan Zig, 1899

Une dernière coïncidence, en guise de coup de chapeau.

Références :
[14] Valérie Boudier « Représenter volailles et volaillères dans la peinture italienne du Cinquecento. Analogies physiques et associations alimentaires dans les tableaux de Campi et Passerotti » https://journals.openedition.org/ethnoecologie/3294
[17] Nina Lobbren « Painting and Narrative in France, from Poussin to Gauguin » p 62 note 27 https://books.google.fr/books?id=ITQrDwAAQBAJ&pg=PA62

Le lapin et les volatiles 1

20 février 2023

1687 Johannes_Hevelius_-_Lepus,_Columba_Canis_MajorJohannes Hevelius, 1687, Les trois constellations Lepus, Columba et Canis Major

C’est par pure coïncidence que les constellations du Lièvre et de la Colombe sont voisines dans le ciel du Sud :

  • la première a été baptisé par Eudoxe de Cnide au IV siècle av. J.-C, sans doute à cause de sa proximité avec le chasseur Orion ;
  • la seconde a été nommée par Johann Bayer en 1603, sans doute à cause de sa proximité avec l’ancienne constellation du Navire Argo, assimilée à l’Arche de Noë.

Cet article discute un autre type de coïncidence, non pas astronomique mais iconographique : un même motif qui revient, pour des raisons différentes, sous le pinceau de plusieurs artistes majeurs.


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En préambule : la symbolique du lapin au début de la Renaissance


Le lapin lubrique

Pisanello_-_Allegory_of_Luxuria_(recto),_c._1426_-_AlbertinaAllégorie de la Luxure, Pisanello, vers 1426, Albertina, Vienne

On peut dire à peu près tout ce qu’on veut sur cette allégorie sans équivalent connu [1], sorte de Vénus sauvage à la coiffure exubérante, vautrée sur une peau de chèvre. Le lapin semble ici renouer avec la symbolique médiévale et péjorative de l’animal lubrique.


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Le lapin vénusien

Aprile (vers 1470),_francesco_del_cossa, Pallazo Schifanoia, FerrareAvril et les Enfants de Vénus (vers 1470), Francesco del Cossa, Pallazo Schifanoia, Ferrare

Les lapins blanc qui prolifèrent sur la berge ou dans les anfractuosités sont ici des attributs de Vénus, au même titre que les deux cygnes blancs qui tirent sa barque et les deux colombes blanches qui la survolent. Sur la pelouse de gauche, un couple de lièvres, plus grands et de couleur fauve, s’adjoint à la même symbolique de l’amour et de la fertilité.


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Le lapin vénérien

Cy après devise du connil et de toute la nature
Gaston Phebus, Livre de chasse BNF Français 616 fol 26v

En  latin, le mot cuniculus signifie au sens propre le trou, le terrier, et par extension le lapin (d’où l’ancien français connil puis conin).

La combinaison du lapin et d’un volatile remonte à une poésie bien sentie de Catulle :

Tellus l’efféminé, plus mou que le poil du lapin
Que le duvet de l’oie, que le lobe de l’oreille,
Que le membre flasque d’un vieux, qu’un lieu plein de toiles d’araignées.

Catulle, Poésie 25, A Thallus

Cinaede Thalle, mollior cuniculi capillo

vel anseris medullula vel imula oricilla

vel pene languido senis situque araneoso.


A la Renaissance, le poète Angelo Poliziano en fait un  pastiche  savoureux :

 

Fille plus délicieuse
Qu’un petit lièvre et un lapin,
Plus douce que la toile de Chios
Et les plumes d’un caneton ;
Jeune fille plus lascive
Qu’un moineau au printemps,
Ou qu’un écureuil qui folâtre
sur le sein douillet d’une vierge.

Angelo Poliziano, Ode N°8, A sa jeune maîtresse (In puellam suam)

Puella delicatior
Lepuscolo et cunicolo,
Coaque tela mollior
Anserculique plumula;
Puella qua lascivior
Nec vernus est passerculus,
Nec virginis blande sinu
Sciurus usque lusitans;

On remarquera qu’ici, poil et plume imagent équitablement les deux sexes :

  • lapin et caneton pour le féminin (à cause de la douceur) ;
  • moineau et écureuil pour le masculin (à cause de la vivacité et de la queue).

Matteo-Franco-et-Luigi-Pulci-fresque-de-Ghirlandaio-1485-88-Chapelle-Sassetti-Eglise-de-Santa-Trinita-Florence

Matteo Franco et Luigi Pulci, fresque de Ghirlandaio, 1485-88, Chapelle Sassetti, Eglise de Santa Trinita, Florence.

Plus vulgairement, à Florence, « lièvre » était clairement synonyme de « fille », les jeunes garçons faciles étant quant à eux des « cabris ». Ainsi, dans le « Libro dei Sonetti » qui conserve leurs joutes verbales, on retrouve ce conseil cinglant du poète Franco à son rival Pulci :

Laisse les cabris et attrape des lièvres.

Lascia i capretti e piglia delle lepre. Sonnet III [1a]


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Le lapin fécond

Visitation hans Baldung Grien 1516 High altar of Freiburg MinsterHans Baldung Grien, 1516, Maître-autel du monastère de Freiburg Visitation Hans Jakob Strueb 1505 panneau de retable, musee Thyssen, MadridHans Jakob Strueb, 1505, panneau de retable, musée Thyssen, Madrid

Baldung Grien utilise des lapins blancs, de manière très originale, pour évoquer la fécondation miraculeuse en train de se manifester simultanément chez les deux cousines, Elisabeth et Marie. La visualisation directe du contenu des utérus est une spécialité germanique, qu’on retrouve aussi dans l’art byzantin [2]


Cranach le jeune et atelier 1584 Triptyque en forme de coeur Colditzer Altar Germanisches museum NurembergTriptyque en forme de coeur (Colditzer Altar), revers
Cranach le jeune et atelier, 1584, Germanisches Museum, Nuremberg.

Grâce à la coupure des volets, ce revers ose confronter deux scènes théologiquement jumelles, mais graphiquement dangereuses, le moment EVA et le moment AVE :

  • à Adam et Eve, nus, correspondent l’Ange et Marie, habillés ;
  • à la Chute correspond l’Incarnation ;
  • au serpent correspond la colombe ;
  • aux deux couples de lapins et de renards correspond le vide : la sexualité humaine, devenue bestiale, ne peut être corrigée que par une conception surnaturelle.


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Le lapin virginal

Titien 1530 La_Vierge_au_Lapin LouvreLa Vierge au Lapin, Titien, 1530, Louvre

Le titre devrait être au pluriel, puisque le tableau compte deux lapins blancs. On pourrait presque dire que le lapin lubrique, réduit à son râble, sort définitivement du décor tandis que s’installe au centre, à l’aplomb de la main de la Vierge et du clocher, son antithèse symbolique, le lapin chaste :

« Le phénomène de superfétation , où des embryons de différents cycles menstruels sont présents dans l’ utérus , fait que les lièvres et les lapins peuvent donner naissance apparemment sans avoir été fécondés, ce qui les a amenés à être considérés comme des symboles de la virginité. » [3]


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Un lapin alchimique

A cette particularité déjà repérée par Pline [4] s’ajoute la croyance (rapportée par le même Pline) que le lapin peut être hermaphrodite.


Hermaphrodite alchimique Aurora consurgens frontispice Zurich Zentralbibliothek, Ms. Rh. 172 frontispiceHermaphrodite alchimique
Aurora consurgens (frontispice), 14eme siècle, Zürich Zentralbibliothek, Ms. Rh. 172

C’est ce qui lui vaut de figurer dans la main gauche de cet hermaphrodite, en compagnie d’une série d’oiseaux :

  • en haut un grand aigle bleu ,
  • en bas les multiples cadavres de colombes dont il s’est nourri durant la Deuxième Oeuvre (voir 7.2 Présomptions) ,
  • et dans la main droite une chauve-souris.

Celle-ci est considérée à l’époque comme un oiseau, mais avec des caractères de mammifère :

« Longtemps y a qu’on a mis en doute, à sçavoir si la souri-chauve devoit estre mise au nombre des oyseaux ou au rang des animaux terrestres… La voyant voler et avoir aelles l’avons advouée oyseau… Pline et Aristote aussi ont fait entendre qu’ils n’ont ignoré qu’elle allaicte ses petits de deux mammelles de sa poitrine, qui sont en elle comme en l’homme » Pierre BELON, Histoire de la nature des oyseaux » Le Mans, 1555

L’épithète « hermaphroditica » est associée à la chauve-souris dans un seul livre médiéval, où il semble qu’elle signifie plutôt « de deux genres zoologiques » plutôt que « des deux sexes » [5]. C’est en tout cas ce caractère ambigu qui lui vaut d’avoir été choisie pour signifier, en tant qu’oiseau, le principe Volatif, dans la main du principe féminin (le Mercure). Durant la Deuxième oeuvre il fusionne avec le principe Fixe, le lapin, dans la main du principe féminin (le Soufre) [6].


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Des âmes rassurées (SCOOP !)

Girolamo_dai_libri,_il_presepe_dei_conigli, 1500 ca, musee de castelvecchio veroneLa crèche aux lapins
Girolamo dai Libri, vers 1500, musée de Castelvecchio, Vérone

Les deux lièvres blanc et brun dans le trou doivent être mis en relation avec leurs équivalents domestiques, l’âne gris et le boeuf brun dans la grotte. De même que ceux-ci ont protégé l’Enfant, de même l’Enfant va protéger les lièvres, âmes inquiètes toutes prêtes à finir englouties. La Terre est désormais délivrée du Mal, à l’image du lion domestiqué qui veille sur Saint Jérôme au lieu de songer à croquer ses voisins.


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Un saint lapin (SCOOP !)

Giovanni_Bellini 1505 St_Jerome_Reading_in_the_Countryside NGA
Saint Jérôme lisant dans la campagne, Giovanni Bellini, 1505, NGA

Le couple lièvre brun / lapin blanc renvoie aux couleurs du Saint et à des dialectiques appropriée à sa biographie :

  • peau brune / linge blanc ;
  • ermite / citadin ;
  • ruines brunes (monde païen) / port blanc (monde chrétien) ;
  • pêcheur / pénitent.


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Ce symbolisme éminemment labile impose la plus grande prudence, et les interprétations doivent être faites au cas par cas, d’autant plus lorsque le lièvre ou le lapin est couplé, comme dans le motif qui nous occupe, avec un volatile sauvage ou domestique.




Mars et Vénus

Piero_di_Cosimo_-_Venus
Mars et Vénus, Piero di Cosimo, 1500-05

Ce grand panneau au format très allongé est très probablement une spalliera, tête de lit qu’on offrait  en cadeau de mariage aux riches florentins, et dont un autre exemple célèbre est le Mars et Vénus de Botticelli (voir Botticelli).


Le lapin et les deux colombes

Piero_di_Cosimo_-_Venus,_Mars_and_Cupid_-_Gemaldegalerie_Berlin_-_schema blason
Sous la coudière du premier plan, on devine les deux gants qui manquent à l’armure de Mars. Ainsi tous les éléments transportés par des amours forment dans le paysage une sorte de corps éclaté (flèches bleu sombre). L’épée pointe, quant à elle, en direction des attributs virils de Mars (flèche bleu clair).

Le lapin blanc est, comme tout le monde l’a remarqué, le symbole de ce que Vénus cache sous son voile (flèche rose).

Dans cette logique de blasonnement généralisé, les deux oiseaux ne peuvent pas être, comme on le dit sempiternellement, les colombes de Vénus. L’opposition de couleur classe la blanche dans le camp de Vénus et de son lapin, et la noire dans celui de Mars (flèches jaunes). Ceci dans doute pour exprimer que l’une veille et que l’autre dort.




Le contact des becs est la métaphore du combat que Vénus attend.


La mouche sur l’oreiller (SCOOP !)

Piero_di_Cosimo_-_Venus,_Mars_and_Cupid_-_Gemäldegalerie_Berlin_-_detail fly
Posée à proximité de l’oreille de Mars, la mouche sur le coussin n’est pas simplement un détail naturaliste ou un morceau de virtuosité gratuite, elle joue dans l’économie du tableau un rôle bien précis (sur les apparitions antérieures de ce motif, voir 4 Préhistoire des mouches feintes ).

Dans Musca, un éloge de la Mouche rédigé par Alberti en 1442-43 en s’inspirant de l’Encomium muscæ de Lucien, l’humaniste prétend que l’insecte descend de Bellonne, la déesse de la guerre, et que son vrombissement a pour effet d’exciter Mars au combat [7].


Piero_di_Cosimo_-_Venus,_Mars_and_Cupid_-_Gemaldegalerie_Berlin detail venus

On en déduit que le « combat » reste à venir : comme dans la spalliera de Botticelli, Vénus attend que Mars se réveille.


Le papillon sur la cuisse (SCOOP !)

Si la mouche est l’aiguillon de Mars, il est inévitable que l’autre insecte du tableau, le papillon sur la cuisse de Vénus, joue vis à vis d’elle un rôle significatif. La référence est ici encore plus érudite.

Le couple de Vénus et de Mars appelle immanquablement l’image de Vulcain, le mari légitime et trompé, qui va les surprendre et faire d’eux la risée de l’Olympe. La suite de l’histoire est moins connue : après avoir été abandonné par Vénus, Vulcain reportera son amour sur Athéna, et répandra son sperme sur sa cuisse (mythe d’Érichthonios, le père des Athéniens). Le papillon de Cosimo ne peut être qu’une allusion à cette « marque » de Vulcain.


Piero_di_Cosimo_-_Venus,_Mars_and_Cupid_-_Gemäldegalerie_Berlin_-_detail butterflyEcaille chinée (Euplagia quadripunctaria)

Cosimo a choisi un papillon bien reconnaissable, dont on ne connaît pas le nom vernaculaire qu’il pouvait porter à Florence vers 1500.


Hans Memling (vers 1467) Jugement Dernier, Musee national, Gdansk (detail)Vulcain (Vanessa atalanta)
Hans Memling (vers 1467), Jugement Dernier, Musée national, Gdansk (détail)

Il existe bien un papillon Vulcain, nom qui ne lui a été donné qu’au XVIIIème siècle, probablement à cause de ses « tâches et bandes couleur de feu » [8]. Mais bien avant, Memling et Bosch avaient associé ce papillon a des représentations infernales ou luxurieuses [9], sans doute en raison de ses couleurs incandescentes. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, il n’est pas impossible que l’écaille chinée, qui partage la même palette de couleurs, ait pu dans un contexte humaniste être associé à Vulcain, le dieu des forges souterraines.


Piero_di_Cosimo_-_Venus,_Mars_and_Cupid_-_Gemaldegalerie_Berlin_-_schema volcan
On a déjà remarqué que Cupidon désigne d’un air inquiet à sa mère le volcan (vulcano) à l’arrière-plan [10]. L’alignement vertical entre les deux triangles, le mont et le papillon, confirme que ce dernier est lui-aussi une allusion au dieu jaloux qui menace les amoureux.



Le pendant de Cecco del Caravaggio

Cecco del Caravaggio est un peintre rare, qui compose à plaisir des natures mortes compliquées, que probablement seule pouvait comprendre une clientèle très cultivée et très particulière. Un seul de ces rébus, le Saint Laurent, vient d’être d’être décrypté à l’occasion de l’exposition de Bergame ([11], p 176).

Cecco del Caravaggio 1610-20 Femme avec colombes Prado detail gantFemme avec deux colombes, Prado, Madrid Cecco del Caravaggio 1610-20 Homme avec un lapin Palazzo Reale MadridHomme avec un lapin, Palazzo Reale, Madrid

Cecco del Caravaggio, 1610-20

Ces deux tableaux font partie des « rébus » de Cecco. On n’est même pas sûr qu’ils aient été conçus en tant que paire. Mais comme, pris isolément, chacun se révèle indéchiffrable, voyons si le fonctionnement en pendant peut apporter quelques lueurs.


Le sens d’accrochage

L’accrochage le plus satisfaisant est de placer la femme à gauche :

  • les deux animaux posés sur la table, le pigeon et le lapin, se font face ;
  • l’homme désigne la femme de l’index.

Ce sens d’accrochage implique immédiatement qu’il ne s’agit pas d’un couple marié, où l’époux est toujours à gauche (voir Pendants solo : mari – épouse). De plus les deux ne se regardent pas l’un l’autre : ils nous fixent avec une expression maussade, comme pour nous prendre à témoin d’un moment passablement ennuyeux.


La femme fatale

Un classique des tableaux caravagesques est la bohémienne qui pigeonne les hommes (voir La bonne aventure). Les manches à crevés tape-à-l’oeil et le corsage avantageux désignent la femme fatale de l’époque. Les trois oeillets tête-bêche, deux rouges et un qui l’est moins, symbolisent probablement les fiancés qu’elle a cueillis.

Quant à la corneille noire qui picore son doigt, elle ne peut manquer d’être un détournement ironique d’un autre célèbre poème de Catulle :

Moineau, délices de ma bien-aimée,
aussi bien pour jouer que pour le tenir sur son sein
Ou lui donner le bout de son doigt à baiser,
Et dont elle provoque les ardentes morsures.

Catulle, Le Moineau de Lesbie, Poésie 2

Passer, deliciae meae puellae

Quicum ludere quem in sinu tenere,

Cui primum digitum dare appetenti,

Et acris solet incitare morsus…


L’homme au béret rouge

C’est un personnage récurrent chez Cecco.



Cecco del Caravaggio Le Christ chassant les marchands du Temple. vers 1610. Berlin Gemaldegalerie photo JL Mazieres detail beret rougeLe Christ chassant les marchands du Temple (détail)
Cecco del Caravaggio, vers 1610, Gemäldegalerie, Berlin (photo JL Mézieres)

On le rencontre à l’extrême gauche de ce très grand tableau, très probablement un autoportrait, d’après Gianni Papi, le spécialiste qui a patiemment reconstitué l’oeuvre et la carrière de l’artiste, à partir des très rares traces qu’il a laissées.


Cecco_del_Caravaggio_-_Saint_Sebastian_National_Museum_in_WarsawLe martyre de Saint Sébastien
Cecco del Caravaggio, National Museum, Varsovie

Un autre homme au béret rouge, avec cette fois un plumet blanc, figure dans cette représentation très peu conventionnelle du martyre de Saint Sébastien. Le chauve au visage ridé (une autre figure récurrente de Cecco) tient l’arc de la main droite, et de la gauche s’accroche à une branche de l’arbre. Mais c’est bien l’homme au béret rouge qui a décoché les flèches, comme le montre le gant d’archer, au pouce et à l’index nus, qu’il porte à la main droite (celle qui tire sur la corde).

Ce motif du gant troué pour une raison professionnelle est un  hommage direct à Caravage et à son tableau des Tricheurs (voir Un pendant de Caravage, et autres histoires de gants ).



Cecco_del_Caravaggio_-_Saint_Sebastian_National_Museum_in_Warsaw detail
Ainsi le centre du tableau est un des grands morceaux de bravoure de Cecco, où se condense tout ce qui est anormal dans la scène. L’archer a posé sa main gauche sur un bâton de commandement : il fallait rien moins qu’un officier pour exécuter un alter ego (Saint Sébastien avait le grade de Centurion). Mais le plus bizarre est la main droite gantée, qui s’approche sans la toucher de la hampe de la flèche : s’agit-il d’un geste sadique ou d’un geste de compassion ? Gianni Papi ne tranche pas ([11], p 130) , se contentant de mentionner que le geste d’enlever la flèche, très à la mode chez les caravagesques, est habituellement le fait de Sainte Irène.

C’est selon moi la solution du problème : l’archer est une sainte Irène au masculin, à la fois exécuteur et sauveteur. Il est probable que la clientèle très particulière de Cecco appréciait chez lui, justement, ce talent de subvertir discrètement les scènes simples.



Cecco di Caravaggio Portait d'homme avec un lapin detail
En comparaison, l’homme du pendant se livre à une activité plus pacifique : il a posé sur la table son gant droit, à côté de trois feuilles de salade qu’il donne à manger au lapin (celle du centre n’est pas une petite bourse, comme on le dit quelquefois).


La logique du pendant (SCOOP !)

Cecco del Caravaggio 1610-20 Pendant
La seule manière logique de faire fonctionner le pendant est de mettre en rapport :

  • les végétaux, trois oeillets et trois feuilles de salade (en vert) ;
  • les animaux domestiques noir et blanc, le pigeon qui se rengorge et le lapin qui dévore tout ce qu’on lui donne ;
  • la corneille noire et le gant de la main gauche (celui posé sur la table, marron sur marron, est volontairement très peu discernable).


Cecco del Caravaggio 1610-20 Femme avec colombes Prado detail corneille Cecco del Caravaggio 1610-20 Femme avec colombes Prado detail gant

Le point commun entre ces deux motifs centraux est assez facile à trouver :

  • l’index de la femme picoré par la corneille,
  • l’index de l’homme dans le gant, rendu d’une étrange manière : comme l’a très bien vu Gianni Papi ([11], p 176), le bout tombe un peu et reste plat.

La clé du pendant est qu’il ne faut pas chercher à voir ce que nous désigne cet index (épouse, concubine, prostituéee…) mais regarder l’index lui-même : l’homme au béret rouge nous montre, très clairement, qu’il n’enfile pas son gant jusqu’au bout. 

Les objets sont donc à lire dans une logique sexuée :

  • côté femme, deux volatiles, symboles virils domestiqués (en bleu) : nous sommes ici dans le thème courant de la femme qui a beaucoup d’amants (voir Les oiseaux licencieux) ;
  • côté homme, deux objets évoquant la voracité du sexe féminin : le lapin qu’il faut nourrir, le gant qu’il faut enfiler, mais pas jusqu’au bout.

Le pendant de Cecco nous propose en somme un anti-modèle de couple :

  • à la place habituelle du mari, à gauche, une femme manipulatrice, qui se laisse picorer, mais en tenant fermement l’oiseau de l’autre main ;
  • à la place habituelle de l‘épouse, à droite, un homme qui veut bien donner de la salade, mais sans remplir son rôle jusqu’au bout.

Tout comme dans le saint Sébastien, ces oeuvres suffisamment malignes pour rester indéchiffrables au commun travaillaient, pour les amateurs, la question de l‘inversion des sexes.


Une  version naïve : les enfants Gradenigo, de Guardi

Francesco Guardi 1768-70 Portrait of a boy of the Gradenigo family, possibly Ferigo (Born 1758) coll partPortrait d’un petit garçon avec une colombe et un lapin (probablement Ferigo, né en 1758), collection particulière Francesco Guardi 1768-70 Portrait_of_a_Boy_in_Uniform, possibly Gerolamo (Born 1754_Museum_of_Fine_Arts,_SpringfieldPortrait d’un jeune garçon en uniforme (probablement Gerolamo, né en 1754), Museum of Fine Arts,Springfield

Francesco Guardi, 1768-70

Ce pendant, aujourd’hui séparé, provient du palais Gradenigo à Venise [12]. Dans le premier tableau, le petit garçon progresse vers son aîné, en laissant derrière lui les deux animaux familiers qui symbolisent la naïveté de l’enfance : la colombe blanche et le lapin blanc. Le papillon blanc entre les deux souligne la brièveté de cette période innocente : ensuite vient un autre monde moins blanc et moins doux, celui du cahier de géométrie régi par la règle et le compas.



Francesco-Guardi-1768-70-Portrait-dune-jeune-fille-avec-une-colombe-et-un-chien-c-Amgueddfa-Cymru-National-Museum-WalesPortrait d’une jeune fille avec une colombe et un chien
Attribué à Francesco Guardi, 1768-70 (c) Amgueddfa Cymru – National Museum Wales

La colombe tenue par un fil est commune au XVIIIème dans les portraits d’enfant. La grande taille de ce tableau et son cadrage en pied l’excluent de la série précédente, même s’il est possible qu’il provienne lui-aussi de la famille Gradenigo.

On remarquera en haut de l’arbre, juste derrière l’oiseau domestiqué, la queue d’un autre oiseau en liberté. L’insistance sur la laisse rouge de l’oiseau et le collier rouge du petit chien a probablement une intention louangeuse : les charmes de la jeune fille lui attacheront qui elle voudra.

Article suivant : Le lapin et les volatiles 2

Références :
[1a] Cité par Stéphane Toussant, « Le songe de Botticelli », p 145 note 29
[4] Pline, Histoire naturelle, livre VIII, chapitre LXXXI https://remacle.org/bloodwolf/erudits/plineancien/livre8.htm
[5] Alain de Lille, « La plainte de la nature », 12ème siècle. Voir David Rollo, « Medieval Writings on Sex between Men: Peter Damian’s The Book of Gomorrah and Alain de Lille’s The Plaint of Nature » p 10 https://books.google.fr/books?id=b_VgEAAAQBAJ&pg=PA10
[6] Leah DeVun « The Jesus Hermaphrodite: Science and Sex Difference in Premodern Europe » Journal of the History of Ideas, Vol. 69, No. 2 (Apr., 2008), https://www.jstor.org/stable/30134036
[7] Martin McLaughlin « Authority, Innovation and Early Modern Epistemology: Essays in Honour of Hilary Gatti » p 18 https://books.google.fr/books?id=sTQrDwAAQBAJ&pg=PA18
[8] Geoffroy, Histoire abregée des insectes qui se trouvent aux environs de Paris, 1762, Tome 2, p 40 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1043241t/f50.image.r=vulcain
[9] Jean-Yves Cordier, « Les papillons en Enfer : quand le Vulcain et la Petite Tortue prêtent leurs ailes au Diable. A propos du Jugement Dernier de Hans Memling (vers 1467) »
https://www.lavieb-aile.com/article-les-papillons-dans-un-tableau-de-hans-memling-125258718.html
[10] Vitória Sodré da Nobrega « Mythology and Personal Interests reflected on Venus and Mars by Piero di Cosimo » p 9 https://www.academia.edu/40538697/Mythology_and_Personal_Interests_reflected_on_Venus_and_Mars_by_Piero_di_Cosimo
[11] « Cecco del Caravaggio. L’allievo modello », 2023, catalogue de l’exposition de Bergame

Les pendants de Poussin 2 (1645-1653)

14 février 2023

Poussin a séjourné à Paris entre 1640 et 1642, après quoi il est revenu définitivement à Rome jusqu’à sa mort en 1665.

Cet article présente les pendants réalisée lors de ce second séjour, entre 1645 et 1653 pour les derniers.

Un pendant inachevé

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La seule Crucifixion de toute la carrière de Poussin, peinte pour le président de Thou, devait avoir pour pendant un Portement de Croix qui n’a jamais été réalisé :

« Je n’ai plus assez de joye ni de santé pour m’engager dans ces sujets tristes. Le Crucifiement m’a rendu malade, j’y ai pris beaucoup de peine, mais le porte-croix acheveroit de me tuer. Je ne pourrois pas résister aux pensées affligeantes et sérieuses dont il faut se remplir l’esprit et le cœur pour réussir à ces sujets d’eux-mesmes si tristes et si lugubres. Dispensez m’en donc s’il vous plaist. » Poussin, Lettre à Jacques Stella, 1646


Poussin 1644-46 Portement de Croix Musee des BA DijonLe Portement de Croix, dessin, Musée de Dijon Poussin 1644-46 Crucifixion Wadsworth Atheneum HartfordCrucifixion, Wadsworth Atheneum, Hartford

Poussin, 1644-46

Les deux compositions s’harmonisent :

  • par le nombre de cavaliers (trois de part et d’autre) ;
  • par la position de Marie et Jean (à droite).

Le plus étonnant est le fonctionnement du pendant, à rebours du sens de la lecture :

  • dans le Portement, les cavaliers retournent vers l’arrière pour venir chercher le Christ, lequel est tombé à contresens, comme s’il marchait à la mort à reculons ;
  • dans la Crucifixion, le cavalier Longin revient lui-aussi en arrière pour percer de sa lance le flanc droit du Christ.



Poussin-1647-Crucifixion-dessin-Louvre-c-RMNCrucifixion, attribué à Poussin, 1647, Louvre (c) RMN

Ce dessin permet apprécier tout ce que la Crucifixion de Poussin a d’anticonformiste :

  • le bon Larron (Dismas) est à sa place traditionnelle à la droite du Christ, mais il est vu de dos, alors que le mauvais Larron est en pleine lumière (l’idée vient de Véronèse, voir 2c Les larrons vus de dos : calvaires en biais, 16ème siècle, Italie) ;
  • Marie est à la gauche du Christ, alors qu’elle est pratiquement toujours à la place d’honneur, à sa droite (voir Crucifixion – 1) introduction) ;
  • de même le visage du Christ est tourné en sens inverse du sens habituel : ceci sert à faire comprendre que le moment représenté est celui où le Christ s’adresse à Jean et à sa mère [11] ;

Poussin 1644-46 Crucifixion gravure de Stella detail centurion

  • c’est également le moment où le Centurion reconnaît la divinité du Christ.

En conséquence de ce choix, tous les éléments négatifs (sauf le Bon larron) sont repoussés du côté honorable, à la droite du Christ :

  • les deux autres cavaliers (l’un porte un bouclier avec la face de Méduse),
  • les trois bourreaux (l’un monte sur l’échelle pour briser les jambes du Bon Larron),
  • les trois fantassins casqués qui jouent aux dés.



Poussin 1644-46 Crucifixion gravure de Stella detail des mort
Le premier plan comporte une scène extraordinaire (que Poussin a emprunté à Véronèse, voir 2c Les larrons vus de dos : calvaires en biais, 16ème siècle, Italie ), à lire de droite à gauche en quatre étapes :

  • un mort dans son linceul sort de terre [11a] ;
  • sous la poussée de la terre, le bouclier se relève comme comme le couvercle d’un tombeau ;
  • un des soldats qui jouaient aux dés voir le danger et brandit sa dague ;
  • obnubilé par le jeu, le quatrième bourreau, celui qui vend le manteau du Christ, ne comprend pas que ce manteau est son propre linceul qui l’attend.

Il est possible que Poussin ait abandonné le pendant pour les raisons qu’il allègue ; mais aussi parce qu’une Crucifixion aussi puissamment repensée ne pouvait être mise en balance avec rien.


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Deux scènes de la vue de Moïse

Ce pendant est le second peint pour Camillo Massimi.

Poussin 1645-1648 Moise_enfant_foulant_aux_pieds_la_couronne_de_Pharaon_LouvreMoïse enfant foulant aux pieds la couronne de Pharaon Poussin 1645-1648 Moise_changeant_en_serpent_la_verge_d'Aaron_LouvreMoïse changeant en serpent la verge d’Aaron

Poussin, 1645-48, Louvre, Paris


Moïse enfant

L’anecdote ne figure pas dans la Bible, mais est racontée par l’historien Josèphe.

Thermutis, la fille de Pharaon, avait décidé d’adopter Moïse alors âgé de trois ans, dans le désir de le voir succéder au trône d’Egypte. Le Roi, voulant faire plaisir à sa fille, posa sa couronne sur la tête de l’enfant ; aussitôt Moïse la jeta à terre et la foula de ses pieds. Un des prêtres assistant à l’action qu’il considéra d’un mauvais augure, brandit une lame pour tuer l’enfant, mais Thermutis s’empressa de le reprendre dans ses bras.

Poussin répartit les sexes de manière équilibrée : quatre servantes autour de Thermutis assise, quatre prêtres ou conseillers autour de Pharaon couché, et le petit Moïse entre les deux, mis en évidence par la limite du rideau.


Moïse changeant en serpent la verge d’Aaron

L’épisode est raconté dans la Bible :

« Et l’Éternel parla à Moïse et à Aaron, disant : Quand le Pharaon vous parlera, en disant : Montrez pour vous un miracle, tu diras à Aaron : Prends ta verge, et jette-la devant le Pharaon : elle deviendra un serpent. Et Moïse et Aaron vinrent vers le Pharaon, et firent ainsi, selon que l’Éternel avait commandé ; et Aaron jeta sa verge devant le Pharaon et devant ses serviteurs, et elle devint un serpent.
Et le Pharaon appela aussi les sages et les magiciens ; et eux aussi, les devins d’Égypte, firent ainsi par leurs enchantements : ils jetèrent chacun sa verge, et elles devinrent des serpents ; mais la verge d’Aaron engloutit leurs verges. «  Exode 7:8-12

Poussin met en scène avec clarté cette histoire complexe, en se limitant à deux serpents : celui des Hébreux à droite, mordant celui des Egyptiens à gauche. Il affuble les quatre devins d’une couronne de lauriers : l’un tient une perche avec un ibis, le deuxième un vase sacré, le troisième a jeté à terre sa verge qui s’est transformée en serpent, et le quatrième renonce à la jeter à son tour. Côté Hébreux, trois figurants précèdent les deux héros qui lèvent triomphalement l’index : Aaron et Moïse.


La logique du pendant

Ce qui a attiré l’attention de Poussin sur ces deux épisodes tirés de l’histoire de Moïse – l’un peu connu et l’autre bien connu – est une série de points communs :

  • le geste de jeter au sol un objet de pouvoir : la couronne ou la verge ;
  • la dévalorisation qui s’ensuit : la couronne devient un déchet juste bon à être piétiné et les verges deviennent des serpents, le plus méprisable des animaux ;
  • le combat terminal : entre le prêtre levant son poignard et les servantes ; entre les deux serpents.


Poussin 1645-48 Moise Moise schema

Bien marquées par le pavement, les lignes de fuite convergent d’un côté vers le poignard, de l’autre vers la porte.

Le décor du fond accompagne l’action :

  • décalé par rapport au centre, le rideau orange matérialise la séparation entre Moïse et Thermutis (ligne bleue continue) ;
  • les rideaux, les colonnes et la porte, symétriques, attirent l’oeil sur la verge jetée à terre (ligne pointillée).

Les personnages des deux scènes sont positionnés en miroir. On rencontre ainsi successivement, en partant du centre du pendant :

  • un groupe de serviteurs de Pharaon (en gris) ;
  • Pharaon assis (en orange) ;
  • un groupe de partisans de Pharaon : le prêtre au poignard, les quatre devins (en rouge) ;
  • un groupe de partisans de Moïse : Thermutis, ses quatre servantes ; Aaron et leurs trois compagnons (en vert sombre) ;
  • Moïse enfant et Moïse adulte (en vert clair).

Dans une lecture religieuse ([17], p 152), les deux sujets s’interprètent de manière  complémentaire :

  • le piétinement de la couronne est assimilé à la chute des idoles (d’après le Speculum Humanae Salvationis) ;
  • la verge/serpent d’Aaron est assimilée à la victoire de la Croix sur le Péché originel.



Les pendants pour Pointel

Sur les trois pendants réalisée pour le marchand Pointel, deux ont pour particularité de ne pas avoir été conçus simultanément, mais complétés a posteriori, à des années de distance : ce pourquoi, malgré la complémentarité flagrante des toiles, peu de spécialistes les acceptent comme des pendants ([1], p 245).

Un pendant a posteriori

Poussin 1645 Moise_enfant_foulant_aux_pieds_la_couronne_de_Pharaon_Woburn_AbbeyMoïse enfant foulant aux pieds la couronne de Pharaon, 1645, Woburn Abbey Poussin 1649 Le_Jugement_de_Salomon LouvreLe Jugement de Salomon, 1649, Louvre

Ce pendant a pour thème l’enfant menacé de mort. Si le premier tableau est très similaire à celui réalisé pour Massimi, le second ne prend pas pour sujet Moïse, mais Salomon.

Quoique très différent quant au thème, et conçu en deux temps, ce pendant méconnu reprend les mêmes principes que celui réalisé pour Massimi.



Poussin 1645 Moise Salomon schema
Les colonnes et le pavement unifient les deux scènes, l’une extérieure et l’autre intérieure.

Dans la première toile, les lignes de fuite convergent vers le poignard, et l’enfant se trouve enfermé, avec son exécuteur, dans une étroite tranche centrale délimitée par les cloisons (lignes continues en bleu).

Dans la seconde, tout est construit en symétrie (ligne pointillée) : deux victimes (l’enfant menacé et l’enfant mort), deux mères, deux mains, deux colonnes. La bonne mère et la mauvaise occupent, à la droite et à la gauche de Salomon jugeant, les places des Elus et des Damnés autour du Christ du Jugement.



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Trois serpents effrayants

Un homme tué par un serpent

Poussin 1648 Paysage avec un homme tue par un serpent - Les Effets de la terreur 1648 National Gallery, London, England

Paysage avec un homme tué par un serpent – Les Effets de la terreur
Poussin, 1648, National Gallery, Londres

Acheté par Pointel, ce tableau très énigmatique n’a pas de source littéraire connue et a fait l’objet d’une abondante littérature [11b].

Au centre, une voyageuse, soulignée par le reflet de la tour, est tombée à genoux et lève les bras dans un geste d’effroi. Elle vient d’apercevoir un homme qui s’enfuit, car lui-même vient de voir un cadavre sur le bord du lac, recouvert par un grand serpent.



Poussin 1648 Paysage avec un homme tue par un serpent - Les Effets de la terreur 1648 National Gallery, London, detail serpent
Cette partie du tableau, aujourd’hui très assombrie, nous est restituée par une description de Fénelon :

« De ce rocher tombe une source d’eau pure et claire, qui, après avoir fait quelques petits bouillons dans sa chute, s’enfuit au travers de la campagne. Un homme qui était venu puiser de cette eau est saisi par un serpent monstrueux ; le serpent se lie autour de son corps, et entrelace ses bras et ses jambes par plusieurs tours, le serre, l’empoisonne de son venin, et l’étouffe. Cet homme est déjà mort ; il est étendu ; on voit la pesanteur et la roideur de tous ses membres ; sa chair est déjà livide ; son visage affreux représente une mort cruelle. » Fénelon, Dialogue des morts, 53



Poussin 1648 Paysage avec un homme tue par un serpent - Les Effets de la terreur 1648 National Gallery, London, detail mourre
D’autres personnages, aujourd’hui pratiquement illisibles, sont également décrits par Fénélon :

« D’autres sont sur le bord de l’eau, et jouent à la mourre : il paraît dans les visages que l’un pense à un nombre pour surprendre son compagnon, qui paraît être attentif, de peur d’être surpris. D’autres se promènent au delà de cette eau sur un gazon frais et tendre. » Fénelon, Dialogue des morts, 53

Le thème principal du tableau est donc l’irruption d’un péril mortel au sein d’un paysage bucolique.



Poussin 1648 Paysage avec un homme tue par un serpent - Les Effets de la terreur 1648 National Gallery, London, detail femme
Un thème associé est celui de la prise de conscience du danger, par la transmission partielle de l’information, et l’atténuation concomitante de la terreur lorsqu’on s’éloigne de sa source. On peut même prolonger d’un cran la série si on lui ajoute le pêcheur à la gaffe, qui voit seulement la femme s’effondrer.


Le serpent d’Eurydice

Poussin 1648 Orphee et Eurydice Louvre

Paysage avec Orphée et Eurydice, Poussin, 1650-53, Louvre, Paris

Ce tableau faisait également partie de la collection Pointel, d’après l’inventaire de 1660.

A droite, les deux couronnes fleuries posées au pied des deux arbres montrent que nous sommes le jour même des noces entre Orphée et Eurydice. En contrepoint, de l’autre côté de l’eau et du tableau, deux colonnes de fumée s’élèvent au dessus du mausolée d’Hadrien : bûchers funèbres qui nous rappellent que de l’arbre à la cendre, de l’ici-bas à l’au-delà, il n’y a qu’un fleuve à traverser.


Poussin 1648 Orphee et Eurydice Louvre detail serpent

  • Prolongeons vers le bas le tronc marqué du manteau rouge : voici Orphée jouant  de la lyre.
  • Prolongeons de même le mât du bateau, et son reflet :  voici Eurydice  à genoux, faisant un geste d’effroi.
  • Prolongeons la canne du pêcheur : voici le serpent qui vient de la piquer mortellement.



Poussin 1648 Orphee et Eurydice Louvre detail serpent
Surgie de l’ombre vers la lumière, la fatalité vient de faire irruption dans ce monde idyllique, dont seul le panier renversé et le geste d’Eurydice trahissent la perturbation. [12]


La logique du « pendant »

Réalisés pour Pointel à peu d’années de distance, ces deux tableaux de même thème (le serpent suscitant la terreur au sein d’un paysage paisible) ne sont en général pas considérés comme des pendants, à cause de leur différence de hauteur (d’après le catalogue de 1660, le second était plus haut de 16 cm). A l’occasion de l’exposition de 2015 cependant, une interprétation religieuse des deux tableaux a ranimé la théorie des pendants, qui représenteraient l’un la mort « par le péché », l’autre la mort « par la grâce » ([17], p 327).



Poussin serpents schema
Trois protagonistes se trouvent à peu près au même emplacement (flèches blanches). Entre eux la terreur se propage en zig-zag (flèches jaunes). Tout se passe comme si le second tableau reprenait l’idée du premier dans un cadrage plus serré (rectangles bleus), en raccourcissant la chaîne de transmission et en rajoutant la scène secondaire d’Orphée jouant de la lyre (rectangle vert).

Contrairement à ce que suggère Stefano Pierguidi ([1], p 245), la discordance des tailles (zones disparues en gris) et du cadrage rend très peu probable qu’il s’agisse d’un pendant, même a posteriori. En revanche, le premier tableau a clairement servi de prototype au second.

Cette méthode de composition par élaboration progressive du même thème, est confirmée par un premier tableau que Poussin avait réalisé quelques années auparavant :

Poussin 1637-39 _-_Paysage_avec_un_homme_effraye_par_un_serpent_-_MBA_MontrealPaysage avec un homme effrayé par un serpent, 1637-39, Musée des Beaux Arts, Montréal

Ce prototype du prototype traite un seul thème, celui du danger dans la campagne :

  • le pêcheur surveille sa ligne,
  • la femme voilée cueille des fleurs,
  • seul celui qui n’est pas d’ici, le voyageur sur le chemin, voit le serpent qui les menace tous.


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Deux stratagèmes comparés

Dans cet autre pendant a posteriori réalisé pour Pointel, une dizaine d’années sépare les deux tableaux.


Poussin 1649 Paysage_avec_PolyphemPaysage avec Polyphème, 1649, Ermitage Poussin 1659 Paysage_avec_Hercule_et_Cacus Musee_Pouchkine_MoscouPaysage avec Hercule et Cacus, 1659, Musée Pouchkine, Moscou

A l’arrière-plan, en haut du rocher :

  • Polyphème vu de dos joue tranquillement de la flûte, sa houlette posée à côté de lui ;
  • Hercule vu de face tue Cacus à coups de massue.

Au plan moyen, les travaux des champs contrastent avec les plaisirs du lac.

Au premier plan, les urnes, les deux dieux allongés (l’un terrestre et l’autre aquatique) et les groupes de nymphes se répondent.

Au plein jour succède la lumière du soir.


La logique du pendant (SCOOP !)

Poussin 1649 Paysage_avec_Polyphem Poussin 1659 Paysage_avec_Hercule_et_Cacus Musee_Pouchkine_Moscou boeufs

Le pendant a pour thème par deux stratagèmes antiques, très discrètement évoqués :

  • la houlette rappelle que, pour fuir Polyphème, Ulysse et ses compagnons s’étaient attachés sous le ventre de ses moutons ;
  • les boeufs qui paissent à côté de la grotte de Cacus sont ceux qu’il avait volés à Hercule, en les faisant marcher en arrière pour brouiller la piste.

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La Résurrection sous-entendue

Poussin 1653 Lamentation sur le Christ Mort gravure de Pietro del Po (inverse)Lamentation sur le Christ Mort gravure de Pietro del Po (inversée)
Poussin 1653 Noli_me_tangere_Prado MadridNoli me tangere, Prado, Madrid
Poussin, 1653

Ce pendant est le tout dernier  peint pour Pointel (le premier tableau ne nous est plus connu que une gravure).

Formellement, il joue sur l’opposition systématique des postures :

  • pour le Christ :
    • gisant de profil, debout de face ;
    • nu et habillé ;
  • pour  Marie et Marie-Madeleine :
    • debout de face,  à genoux de profil ;
    • voilée, dévoilée.

Dans la Lamentation, le sépulcre dans lequel le Christ va être enseveli se trouve à gauche, avec vue au fond sur le Golgotha ; dans le second, le sépulcre duquel le cadavre du Christ a miraculeusement disparu se retrouve à droite, avec vue sur le jardin.

Très subtilement, l’inversion du point de vue traduit picturalement le retournement décrit dans l’Evangile de Jean :

« Ceux-ci lui disent : « Femme, pourquoi pleures-tu ? » Elle leur dit : « Parce qu’on a enlevé mon Seigneur, et je ne sais pas où on l’a mis. » Ayant dit cela, elle se retourna, et elle voit Jésus qui se tenait là, mais elle ne savait pas que c’était Jésus. » (Jean 20:13-14)


Les derniers pendants

Le souvenir de Phocion

Poussin-1648-Paysage-avec-les-funerailles-de-Phocion.-Cardiff-Musee-national-du-Pays-de-GallesPaysage avec les funérailles de Phocion
Poussin,  1648, Cardiff, Musée national du Pays de Galles
Poussin 1648 Paysage avec les cendres de Phocion Walker Art Gallery, Liverpool rocherPaysage avec les cendres de Phocion
Poussin,  1648, Walker Art Gallery, Liverpool

Ce thème rarissime a été illustré en 1648 pour un des collectionneurs de  Poussin, le marchand de soie lyonnais Sérisier. Phocion était un homme d’état athénien du IVe siècle av. J.-C. qui fut accusé injustement de trahison, condamné à s’empoisonner, et interdit de sépulture dans la cité.


Les funérailles​

Poussin 1648 Paysage avec les funerailles de Phocion. Cardiff, Musee national du Pays de Galles temple Poussin 1648 Paysage avec les funerailles de Phocion. Cardiff, Musee national du Pays de Galles linceul

Un détail du tableau, puisé directement chez Plutarque,  passe comme l’exemple même de l’érudition de Poussin,  :

« Ainsi,  ayant  représenté  dans  un  paysage  le  corps de  Phocion  que  l’on  emporte  hors  du  pays d’Athènes comme il avait été ordonné par le peuple, on aperçoit dans le lointain, et proche de la ville, une  longue  procession  qui  sert  d’embellissement  au tableau  et  d’instruction  à  ceux  qui  voient  cet ouvrage,  parce  que  cela  marque  le  jour de  la  mort  de  ce  grand  capitaine  qui  fut  le dix-neuvième  de  mars, le jour auquel les chevaliers avaient accoutumé de faire une procession à l’honneur de Jupiter » » A. Félibien, Vie de Poussin, VIIIe entretien sur les vies et sur les ouvrages des plus excellents peintres anciens  et modernes, 1688

Cette érudition n’est pas gratuite : il s’agit surtout de souligner, avec Plutarque, que

« c’était un très-grief sacrilège encontre les dieux , que de n’avoir pas à tout le moins souffert passer ce jour-là, afin qu’une fête si solennelle comme celle-là ne fût point polluée ni contaminée de la mort violente d’homme. »   Plutarque, traduction Amyot, 1567


Le cadavre, emporté hors d’Athènes pour être brûlé, est cité par Fénelon comme un exemple de réalisme empathique :

« POUSSIN
Le mort est caché sous une draperie confuse qui l’enveloppe. Cette draperie est négligée et pauvre. Dans ce convoi tout est capable d’exciter la pitié et la douleur.
PARRHASIUS
On ne voit donc point le mort ?
POUSSIN
On ne laisse pas de remarquer sous cette draperie confuse la forme de la tête et de tout le corps. Pour les jambes, elles sont découvertes : on y peut remarquer, non seulement la couleur flétrie de la chair morte, mais encore la roideur et la pesanteur des membres affaissés. »

Fénelon, Dialogue des morts, 1692-95, composé pour l’instruction du Duc De Bourgogne


Poussin 1648 Paysage avec les cendres de Phocion Walker Art Gallery, Liverpool cenotaphe

Le brancard passe juste à l’aplomb du cénotaphe auquel Phocion aurait eu droit, et sous un poète qui regarde ailleurs.


Poussin 1648 Paysage avec les funerailles de Phocion. Cardiff, Musee national du Pays de Galles char Poussin 1648 Paysage avec les funerailles de Phocion. Cardiff, Musee national du Pays de Galles cavalier

Plus bas, un cavalier quitte la ville au galop. Il va bientôt doubler le lent char à boeuf sur lequel deux silhouettes voilées sont assises : peut-être la famille de Phocion bannie d’Athènes, bien que ce détail ne figure pas dans Plutarque.


Poussin 1648 Paysage avec les funerailles de Phocion. Cardiff, Musee national du Pays de Galles dynamique Poussin 1648 Paysage avec les cendres de Phocion Walker Art Gallery, Liverpool dynamique

Quoiqu’il en soit, le chemin en S permet à Poussin d’étager trois types de locomotion (à cheval, en char, à pieds) et de construire, autour du troupeau immobile, une dynamique qui mène l’oeil jusqu’au coeur du second pendant. [13]


Les cendres

Poussin 1648 Paysage avec les cendres de Phocion Walker Art Gallery, Liverpool femmes Poussin 1648 Paysage avec les cendres de Phocion Walker Art Gallery, Liverpool rocher

« Et il y eut une dame mégarique, laquelle se rencontrant de cas d’aventure à ces funérailles avec ses servantes, releva un peu la terre à l’endroit où le corps avait été ars et brûlé, et en fit comme un tombeau vide, sur lequel elle répandit les effusions que l’on a accoutumé de répandre aux trépassés. » Plutarque, traduction Amyot, 1567

La dame recueille pieusement les cendres, sa servante fait le guet devant une foule indifférente : l’escamotage du héros, commencé à Athènes, est parachevé à Mégare.  L‘ombre  du deuil couvre l’emplacement du bûcher, qui  se trouve juste à l’aplomb de l’élément culminant de la cité : le rocher.

Ainsi, plus pérenne que les temples, le souvenir de Phocion est désormais intégré au centre même du paysage  : avec ce rocher troué, la Nature  lui offre le tombeau vide que les hommes lui ont refusé.


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Le calme et la tempête

Poussin 1651 Landscape_-_A_calm Un Temps calme et serein Getty MuseumPaysage par temps calme
Poussin. (1651) The J. Paul Getty Museum, Los Angeles
Poussin 1651 Landscape_-_A_Storm Musee des beaux arts RouenL’orage
Poussin, 1651,Musée des Beaux arts, Rouen

Le sens d’accrochage

On peut hésiter sur le sens d’accrochage, mais d’après les habitudes de Poussin, il est probable que le calme devait être placé avant la tempête :

  • cadrage large / cadrage serré
  • les deux hameaux (du lac et du mont) ferment les bords.

C’est avec ce montage  que l’effet  est le plus dramatique :

  • d’un côté le berger regarde sans réagir les nuages qui arrivent ;
  • de l’autre, il tente trop tard de rentrer  ses moutons.

Les oppositions

« Le Paysage à l’arbre frappé par la foudre, dit L’Orage, et le Paysage au château, dit Le temps calme, résument les ambitions de Poussin dans les années 1650. La qualité de la lumière poudreuse, l’eau froide du lac d’une pureté parfaite, le ciel nuageux d’un bleu laiteux du Calme font contraste avec le ciel obscurci et chargé, ce « vent furieux », les « tourbillons de poussière », les « nuées » et les « éclairs » qui illuminent les constructions, la pluie qui commence à tomber de L’Orage, comme se font face le pâtre rêveur et les personnages terrifiés et affolés qui s’enfuient. Mais, surtout, Poussin a opposé une nature impassible et immuable à une nature déchaînée, « saisie d’une violence toute pareille à celle des passions humaines ». Pierre Rosenberg, Poussin et la nature, discours à l’Institut de France, 2006


La logique du pendant (SCOOP !)

On peut relever d’autres correspondances plus discrètes :

  • la composition :
    • paysage ouvert et harmonieux, encadré de part et d’autres par des arbres ;
    • paysage cloisonné, barré par le tronc de l’arbre et compressé par la frondaison sombre qui se fond avec les nuages noirs ;
  • le troupeau :
      • paissant tranquillement  ;
      • perdu et échappant au berger qui tente de le ramener à la ferme ;
  • les mouvements vers la gauche :
    • un cheval quitte au galop le relai de poste, comme pour donner l’alerte ;
    • le chariot, qui tentait de s’échapper vers le beau temps, est stoppé par la branche qui vient de casser.

De manière formelle, dans le Paysage par temps calme, les deux groupes d’habitation (sur la colline et près du lac), les deux troupeaux de part et d’autre du lac, les deux pics, les deux arbres jumeaux sur la droite, amplifient le thème de la duplication  amorcé par  la présence centrale du reflet. Tandis que côté Orage, les mêmes éléments sont uniques (un seul hameau, un seul troupeau, un seul pic, un seul tronc).

De manière théorique, le pendant illustre deux fonctions contradictoires de la lumière dans l’art :

  • à droite, cacher et révéler par le reflet : optiquement exact (voir [14]), il montre le haut de la citadelle, mais cache celui de la montagne (car elle est lointaine) ;
  • à gauche, cacher et révéler par des jeux d’ombre et de spots.


Sur d’autres pendants du même type, voir  Pendants paysagers : deux états du monde


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Poussin 1653 ca Annonciation Alte Pinakothek MunchenAnnonciation Poussin 1653 Nativite Alte Pinakothek MunchenNativité

Poussin, vers 1653, Alte Pinakothek, Münich

Poussin reprendra dans plusieurs Annonciations postérieures la composition mise au point à l’occasion de ce pendant (voir 1 L’index tendu : prémisses).

Le pendant, de type Avant/Après, présente deux couples l’un autour d’un centre ouvert, l’autre groupé au centre. A ce stade de sa maturité, Poussin ne s’embarrasse pas de la différence d’échelle : ce qui importe est l’expressivité des formes.


Poussin 1653 ca Annonciation Nativite schema
Dans l’Annonciation :

  • les bras en compas de l’Ange relient le Saint Esprit et la Vierge (en bleu) ;
  • le V du livre s’offre au V de la colombe (en blanc) ;
  • le V inversé des bras de la Vierge sert de toit à cette Incarnation (en vert).

Dans la Nativité, tous ces angles se sont ouverts :

  • celui du bébé dans le berceau (en blanc) ;
  • celui des bras émerveillés de Marie (en vert) et plus haut de Joseph (en bleu sombre).

Les pendants Annonciation/Nativité sont fréquents, mais les scènes sont si différentes que les artistes en général ne cherchent même pas à les harmoniser. Tout le problème de la mise en parallèle est l’inégalité d’importance entre les deux partenaires de Marie : pour éviter la concurrence graphique entre l’Ange et Joseph, Poussin a placé le premier à l’avant en pleine lumière, le second en arrière et à moitié dans l’ombre. Et pour accentuer l’homogénéité des deux scènes, il a concentré l’attention sur ces formes en V, en éliminant tous les éléments parasites (pas de lys, âne et boeuf presque invisibles).


Pendants discutés

Poussin 1637 ca L'enlevement de Dejanire par Hercule et le fleuve Acheron Firenze,Uffizi,Gabinetto Disegni e StampeL’enlèvement par Hercule de Déjanire , vers 1637, Uffizi, Gabinetto Disegni e Stampe Poussin 1637 ca L'enlevement de Renaud mourant par Armide et le fleuve Oronte Windsor castleL’enlèvement par Armide de Renaud mourant, vers 1637, Windsor castle.

On sait par Félibien que Poussin avait peint deux tableaux sur ces sujets, pour le peintre Jacques Stella. D’où l’hypothèse de Stefano Pierguidi ([7], p 5) qu’il s’agissait de pendants. Sur ces dessins préparatoires, les deux compositions sont en effet comparables :

  • à gauche, un élément équestre (le centaure Nessus et les chevaux du char) ;
  • au centre, des amours, qui élevant dans les airs les armes du héros ;
  • à droite, un fleuve, l’Achéron et l’Oronte.


Hercule et Dejanire, dessin (C) RMN-Grand Palais Jean-Gilles BerizziDessin attribué à Poussin, RMN-Grand Palais, photo Jean-Gilles Berizzi Hercule-et-Dejanire-gravure-dAudran-1692Hercule et Déjanire, gravure d’Audran, 1692

Hercule et Déjanire

Le premier tableau a disparu, mais d’après ce dessin et cette gravure, il a finalement été réalisé en format vertical. A noter les armes portées par les trois angelots (le massue et la peau de lion), qui avaient fait l’admiration de Bernin lorsqu’il avait vu le tableau dans la collection Chantelou.



Poussin 1637 ca armida_rapisce_rinaldo_morente Berlin Gemaldegalerie
L’enlèvement par Armide de Renaud mourant, vers 1637, Gemäldegalerie, Berlin

Dans la version définitive du second tableau, Poussin a supprimé le char et les armes en vol, au profit d’éléments spécifiques à l’histoire de Renaud : le cimeterre oriental posé au premier plan, les écuyers qui attendent près de la colonne [15].

Cette évolution divergente (vers le format vertical d’un part, vers des détails très spécifiques d’autre part) laisse penser que, si Poussin a pu envisager un pendant au moment des dessins préparatoires, il en a ensuite abandonné l’idée.


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Paysage avec un homme lavant ses pieds à une fontaine (Paysage avec un chemin de terre), Poussin,  National Gallery, Londres Poussin (d'apres) Paysage avec voyageurs au repos (la route romaine) Dulwich GalleryPaysage avec voyageurs au repos (la route romaine), D’après Poussin, vers 1648, Dulwich Gallery

Ce pendant est réfuté à regret par Keith Christiansen ([16], p 216) en raison de sa provenance incertaine (Félibien ne mentionne pas de pendants, et les deux tableaux appartenaient dès 1685 à des collections différentes).

Les interprétations d’ensemble ne manquent pourtant pas :

  • paysage naturel / paysage façonné par l’homme
  • chemin de terre / route pavée route grecque (Vallée de Tempé) / route romaine (Cropper et Dempsey, 1996).

Les deux compositions suivent la même tripartition  :

  • à gauche un homme seul et un point d’eau ;
  • au centre, une route sinueuse ou rectiligne ;
  • à droite un couple assis près de pierres taillées.



Les personnages centraux du tableau de Londres semblent en outre raconter une histoire qui n’a pas été identifiée : la femme porte sur sa tête un plateau de pommes, et semble en avoir donné deux au vieil homme couché à plat ventre au pied d’un autel sylvestre et deux glaives entrecroisée : un vétéran auquel elle a fait l’aumône ?


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Poussin 1653 ca _Le_Christ_et_la_femme_adultere LouvreLe Christ et la femme adultère Poussin 1653 ca_la mort de Sapphire LouvreLa mort de Saphire

Poussin, 1653, Louvre

Ces deux tableaux sont proposés comme pendants par l’exposition Poussin 2015 ([17], cat 61). Stefano Pierguidi ([1], p 248) considère que la différence d’échelle exclut cette possibilité. Il s’agirait plutôt de deux oeuvres conçues en contrepoint :

  • une femme sauvée par Jésus malgré son adultère,
  • une femme condamnée par Saint Pierre pour son avarice (Actes 5, 1-20)

Les deux oeuvres suivent le même dispositif théâtral (courant chez Poussin, et lié à sa méthode de composition consistant à placer des mannequins dans une boîte à perspective) :

  • figures en pleine lumière au premier plan ;
  • parapet de séparation ;
  • avenue d’une ville (qui mène dans le second tableau à une citadelle aérienne symbolisant la Jérusalem céleste).

La diagonale descendante

Dans les deux oeuvres, elle est fortement marquée :

  • l’index du Christ pointe la Femme adultère (geste renforcé, à l’arrière-plan, par le grand escalier du Temple) ;
  • l’index de Saint Pierre pointe Saphire.


Dans La mort de Saphire, cette diagonale est particulièrement signifiante :

« elle part de la main levée de Paul qui atteste Dieu en haut à droite ; elle longe le pli de la toge jaune, le bras et le doigt pointé de Pierre ; elle atteint la tête de la suivante en blanc, dont le regard porté sur Saphire relaye celui des apôtres ; elle suit les bras de la suivante jusqu’aux yeux de Saphire et, de là, glisse sur sa manche rouge vers le pied du fossoyeur.«  [18]

Détail qui rappelle la parole de Pierre :

« Vois les pieds de ceux qui ont enseveli ton mari, à la porte, et qui vont t’emporter aussi »


Poussin 1653 ca femme_adultere et Saphire Louvre schema
La diagonale descendante (en blanc) sert aussi à attirer l’oeil sur une figure symbolique (rectangle blanc) :

  • une femme portant son enfant, dont les interprétations s’empilent sans se contredire :
    • la Charité (comme dans la Mort de Saphire) ;
    • la Nouvelle Loi (par opposition à la Loi des pharisiens, que le Christ a inscrite sur le sol en lettres hébraïques) ;
    • la Maternité (par opposition à la Fornication ) ;
  • un homme faisant l’aumône :
    • la Charité (par opposition à l’avarice de Saphire).

Le fait que les deux tableaux soient construits en parallèle et avec des échelles différentes n’est pas forcément rédhibitoire : il pourrait s’agit d’un pendant avec effet de grossissement, tels que ceux que Poussin avait expérimentés en 1625-27.



Références :
[1] Stefano Pierguidi “Uno de quali era già principiato, et l’altro me l’ordinò”: i pendants di Poussin, o la libertà dai condizionamenti del mercato e della committenza » dans Schifanoia, Vol 36-37, 2009
https://www.academia.edu/11836227/_Uno_de_quali_era_gi%C3%A0_principiato_et_l_altro_me_l_ordin%C3%B2_i_pendants_di_Poussin_o_la_libert%C3%A0_dai_condizionamenti_del_mercato_e_della_committenza
[7] Stefano Pierguidi, “Fetonte chiede ad Apollo il carro del Sole” e “Armida trasposta Rinaldo” di Nicolas Poussin e i loro possibili (non identificati) pendants » https://www.academia.edu/11833640/_Fetonte_chiede_ad_Apollo_il_carro_del_Sole_e_Armida_trasposta_Rinaldo_di_Nicolas_Poussin_e_i_loro_possibili_non_identificati_pendants
[11] Anthony Blunt « Poussin Studies – XIV: Poussin’s Crucifixion » The Burlington Magazine, Vol. 106, No. 739 (Oct., 1964) https://www.jstor.org/stable/874295
[11a] Dans son « Poussin » de 1967 (p 185), Blunt rapproche de détail d’un ivoire carolingien, mais la source immédiate est Véronèse, qui a imaginé l’enchaînement du mort jusqu’au soldat (voir 2c Les larrons vus de dos : calvaires en biais, 16ème siècle, Italie ).
[11b] Pour une explication par le narcissisme, voir :
http://www.appep.net/mat/2014/12/EnsPhilo604BouchillouxEnigmePoussin.pdf
Pour une explication « freudienne », voir :
René Demoris « L’étrange affaire de l’Homme au Serpent : Poussin et le paysage de 1648 à 1651 » Littératures classiques Année 1986 8 pp. 197-218 https://www.persee.fr/doc/licla_0248-9775_1986_num_8_1_1072
[12] Pour une analyse différente, mais stimulante : https://delapeinture.com/2010/03/04/orphee-et-eurydice-de-nicolas-poussin/
[13] Le premier tableau du pendant est très étudié, à cause de l’ekphrasis de Fénelon. On peut consulter :
Olivier Leplatre, « L’ombre drapée de Phocion. Ekphrasis et dévoilement générique chez Fénelon »  https://www.revue-textimage.com/conferencier/02_ekphrasis/leplatre.pdf
Anne-Marie Lecoq, « La Leçon de peinture du Duc de Bourgogne : Fénelon, Poussin et l’enfance perdue » Le Passage,2003
[14] Janis Bell, « Poussin and Optics: Reflections on the Lake in “a Calm” Venezia Arti Nuova serie 2 – Vol. 29 – Dicembre 2020 https://www.academia.edu/75260746/Poussin_and_Optics_Reflections_on_the_Lake_in_a_Calm_
[15] HENRY KEAZOR, « COPPIES BIEN QUE MAL FETTES »: NICOLAS POUSSIN’S RINALDO AND ARMIDA RE-EXAMINED », Gazette des beaux-arts 6. Pér. 136, 142. année (2000), Nr. 1583, S. 253-264 http://archiv.ub.uni-heidelberg.de/artdok/2340/1/Keazor_Nicolas_Poussin_Rinaldo_and_Armida_2000.pdf
[16] « Poussin and Nature: Arcadian Visions », Metropolitan Museum of Art, https://books.google.fr/books?id=CEljdrnhNnYC&pg=PA216#v=onepage&q&f=false
[17] Nicolas Milovanovic, Mickaël Szanto, « Poussin et Dieu » 2015, cat 61
[18] Stéphane Lojkine « La main tendue, le regard démasqué. Théâtralité et peinture de Poussin à Greuze » https://utpictura18.univ-amu.fr/rubriques/fiction-illustration-peinture/main-tendue-regard-demasque#anchor-10

Le sacrifice d’Isaac : 1 format vertical

4 février 2023

L’iconographie du Sacrifice d’Isaac a pour particularité d’être passée, au cours du temps, d’un septuor (par ordre d’entrée en scène Abraham, son fils Isaac, deux serviteurs, un âne, un ange et un bélier) à un quatuor, puis à un trio.

Cette série de quatre article décrit cette épuration progressive, entre le début du XVIème siècle et la fin du XVIIème [1], et propose une typologie des différentes compositions qui ont été imaginées, en format portrait puis en format paysage. Au passage nous rencontrerons trois tableaux célèbres de Rembrandt et de Caravage, ainsi que de nombreux autres qui méritent d’être connus.

En préambule : le concours de 1401

1401 Brunelleschi,_sacrificio_di_IsaccoBrunelleschi 1401 Ghiberti sacrifice isaacGhiberti

Le sacrifice d’Isaac, 1401, 45 x 38 centimètres, Musée du Bargello, Florence

Pour départager celui des sept orfèvre qui réaliserait la porte Nord du baptistère de Florence, on leur donna un an pour traiter un sujet particulièrement trapu : inscrire dans un quadrilobe le septuor du Sacrifice d’Isaac. Seules ont été conservées les réalisations de Brunelleschi et de Ghiberti, ce dernier étant probablement le vainqueur [2].

Voici donc ce qu’il fallait représenter :

« Et Dieu dit  » Prends ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Isaac, et va-t’en au pays de Moriah, et là offre-le en holocauste sur l’une des montagnes que je t’indiquerai. »… Abraham se leva de bon matin et, ayant sellé son âne, il prit avec lui deux de ses serviteurs et son fils Isaac… Et Isaac dit:  » Voici le feu et le bois; mais où est l’agneau pour l’holocauste? » Abraham répondit:  » Dieu verra à trouver l’agneau pour l’holocauste, mon fils. « … Abraham éleva l’autel et arrangea le bois; puis il lia Isaac, son fils, et le mit sur l’autel, au-dessus du bois. Et Abraham étendit la main et prit le couteau pour égorger son fils. Alors l’ange de Yahweh lui cria du ciel et dit:  » Abraham! Abraham!  » Il répondit:  » Me voici . » Et l’ange dit  » Ne porte pas la main sur l’enfant et ne lui fais rien ; car je sais maintenant que tu crains Dieu et que tu ne m’as pas refusé ton fils, ton unique.  » Abraham, ayant levé les yeux, vit derrière lui un bélier pris dans un buisson par les cornes; et Abraham alla prendre le bélier et l’offrit en holocauste à la place de son fils. «  Genèse 22, 1-13 (abrégé).


sacrifice isaac Concours 1401 schema 1

La comparaison des deux scènes est l’occasion d’introduire les notations dont nous nous servirons par la suite :

  • en vert, les deux qui appartiennent à l’humanité, le père et le fils ;
  • en jaune, les deux qui appartiennent à Dieu, l’ange et le bélier sacrifié ;
  • dans un cadre rouge, la scène secondaire, les deux serviteurs et l’âne.

On voit tout de suite que la composition de Brunelleschi est beaucoup plus ambitieuse :

  • elle présente deux points de contact main/bras et main/cou (rectangles bleus) alors que Ghiberti ne montre que des mains sans contact ;
  • elle place Isaac dans un triangle intermédiaire entre le camp divin et le camp humain.

Les deux compositions présentent un axe de symétrie (pointillés bleus) et une séparation franche entre père et fils (ligne verte).



sacrifice isaac Concours 1401 schema 2
Une fois épurées de la scène secondaire :

  • la formule conservatrice et gagnante (Ghiberti) peut être considérée comme le prototype des compositions en format vertical (portrait), que nous verrons se développer au début du XVIème siècle ;
  • la formule novatrice (Brunelleschi) devra attendre Caravage, au début du siècle suivant, pour voir éclore les premières compositions en format horizontal (paysage).



Le sacrifice d’Isaac, en format vertical

Dans ce format, les personnages sont toujours représentés en pied. Sur les trois siècles où nous allons suivre cette formule, on peut différencier cinq types, selon la position relative des trois personnages principaux : Abraham, Isaac et l’Ange. Le bélier, éloigné au niveau du sol, n’influe pas.

Ce format est de loin le plus fréquent, car il est le plus naturel pour représenter l’Ange en vol.

Type V1 : Abraham, Isaac et l’ange à gauche

sacrifice isaac Type V1 schema
Cette formule est canonique, car sa diagonale descendante sert naturellement la narration : l’ange empêche le père de frapper le fils.

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Les antécédents

1194 Nicolas de Verdun, sacrifice d'Isaac, Klosterneuburg AltarNicolas de Verdun, 1194, Klosterneuburg Altar 1383 Master Bertram of Minden Grabower Altar, St. Peter, HamburgMaster Bertram de Minden, 1383, Grabower Altar, St. Peter, Hambourg

A l’époque médiévale, c’est la composition pratiquement universelle. A noter, dans le second exemple, le détail amusant du bélier suspendu au buisson par la spirale de sa corne.


1480 ca Speculum humanae salvationis, Spire, , BSB-Ink S-512 p 102Spire, vers 1480, BSB-Ink S-512 p 102 1473 avant Speculum humanae salvationis, Augsbourg, BSB-Ink S-509 p 234Augsbourg, avant 1473, BSB-Ink S-509 p 234

Speculum humanae salvationis

La composition est popularisée par les premiers incunables du Speculum Humanae Salvationis. Elle se substitue à l’image qui y figurait auparavant, Isaac portant son fagot, par analogie avec le Christ portant sa croix. Le fagot, abandonné au pied de l’autel, subsistera longtemps comme trace vestigiale.


Les débuts des compositions modernes, au XVIème siècle

1515-29 ca Liberale_da_verona,_ancona_miniscalchi,_col_sacrificio_di_isacco_tra_due_donatori Museo di Castelvecchio Verona schema 1515-29 ca Liberale_da_verona,_ancona_miniscalchi,_col_sacrificio_di_isacco_tra_due_donatori Museo di Castelvecchio Verona schema

Retable Miniscalchi, Liberale da Verona, 1515-29, Museo di Castelvecchio, Vérone

Cette oeuvre mineure montre combien l’ordre des personnages facilite la narration. Dans le sens de la lecture :

  • les protagonistes de l’histoire annoncée (en blanc), les serviteurs, le sacrificateur et le sacrifié, s’étagent selon la diagonale montante ;
  • les protagonistes du coup de théâtre divin (en jaune), l’ange, le sacrificateur et la victime de substitution, s’étagent dans l’autre sens.

A noter que la position non héraldique des deux donateurs montre qu’il ne s’agit pas d’un couple marié, mais probablement de Francesco Miniscalchi et d’une de ses soeurs : celle-ci se trouve ainsi courtoisement placée du côté du ciel et de l’ange, tandis que Miniscalchi se place du côté dangereux, abrité néanmoins derrière le palmier qui met un point final à l’histoire.


1520 ca Altdorfer sacrifice isaac Strasbourg, Cabinet des Estampes et des DessinsAltdorfer, vers 1520, Cabinet des Estampes et des Dessins, Strasbourg

Cette gravure contemporaine, en contraste, illustre le réalisme germanique, qui habille Abraham en lansquenet, et l’anticonformisme d’Altdorfer, qui plante Abraham face à l’ange comme pour l’affronter. L’agneau est escamoté dans le décor.


1550-70 Sacrificio_di_Isacco,_Giorgio_Vasari_CapodimonteGiorgio Vasari, 1550-70, Capodimonte

Vasari retrouvera (ou recopiera) la composition de Liberale da Verona dans la seconde moitié du siècle.


1555 ap, Lelio_orsi,_sacrificio_di_abramo CapodimonteLelio Orsi, après 1555, Capodimonte

Cette toile maniériste montre la scène en vue plongeante : en contrebas à gauche s’abritent les deux serviteurs, à droite le bélier s’empêtre dans les branches. L’ange vu de dos dans un ciel orageux invite à ne pas lever son épée en haut d’un mont.


A Venise au XVIème siècle

1542-44 Titien sacrifice isaacSanta Maria della Salute VeniseTitien, 1542-44, plafond de la sacristie, Santa Maria della Salute, Venise 1550-55 Tintoretto_e_bottega ,_sacrificio_di_isacco UffiziTintoret et atelier, 1550-55, Offices

Malgré la différence de point de vue (la contre-plongée de Titien s’expliquant par l’accrochage au plafond), les deux compositions sont très proches, s’appuyant sur la diagonale descendante :

  • Titien nous montre Isaac en situation de gigot et place l’agneau juste à côté, ce qui mécaniquement fait passer l’âne du côté de l’ange.
  • en supprimant le bourricot et le postérieur désobligeant, Tintoret gagne en décorum mais perd en expressivité.


1577-78 Tintoret _The_Sacrifice_of_Isaac Scuola Grande di San RoccoTintoret, 1577-78, Scuola Grande di San Rocco

Tintoret reprendra le même ordre des personnages, et ira plus loin que Titien dans cette double gageure : contre-plongée plus impossible format ovale.


Au XVIIème siècle

A 1600-25 cristofano-allori the-sacrifice-of-abraham Musee Thomas Henry Cherbourg-OctevilleCristofano Allori, 1600-25, Musée Thomas Henry, Cherbourg-Octeville A 1613-23 fetti domenico le-sacrifice-d'isaac Credito Bergamasco BergamoDomenico Fetti, 1613-23, Credito Bergamasco, Bergamo
A 1615-1620 jacopo-(da-empoli)-chimenti-sacrificio-di-isacco Cappella Serragli, Chiesa di San Marco, FirenzeJacopo (da Empoli) Chimenti, 1615-20, Cappella Serragli, Chiesa di San Marco, Florence A 1615-20 Guerchin sacrifice isaac Collection prince du liechtenstein VienneGuerchin, 1615-20, Collection Prince du Liechtenstein, Vienne

Ces oeuvres italiennes du début du XVIIème siècle témoignent de la standardisation de la formule, depuis la composition hésitante d’Albertinelli un siècle plus tôt. L’ange saisit l’avant-bras d’Abraham (sauf celui de Chimenti qui le frôle). La composition selon la diagonale descendante est tellement puissante qu’on ne perçoit guère des différences pourtant importantes :

  • l’ange d’Allori montre le bélier,
  • celui de Feti et de Chimenti montre le ciel (le bélier est dissimulé à droite),
  • celui du Guerchin ne montre rien et le bélier a disparu.

B 1612-13 Rubens-SacrificeOfIsaac Nelson Atkins Museum Kansas CityRubens, 1612-13, Nelson Atkins Museum, Kansas City B 1617-18 Matthys Voet il-sacrificio-di-isacco coll partMatthys Voet, 1617-18, collection particulière

A la même époque, Rubens pousse la composition aux limites, avec un Abraham géant qui doit se courber pour entrer dans le cadre, et un Isaac qui rapetisse sous le bûcher enflammé. Cette composition frappante sera calquée par Matthys Voet.


D 1629. Tanzio da Varallo, sacrifice-of-isaac Chapel of the Guardian Angel, Basilica of San Gaudenzio, NovaraTanzio da Varallo, 1627,  Chapelle de l’Ange gardien, Basilica San Gaudenzio, Novare D 1630-53 Astolfo Petrazzi sacrifice isaacPinacoteca di SienaAstolfo Petrazzi, 1630-53, Pinacoteca di Siena
G 1640 ca Jeronimo Jacinto de Espinosa sacrifice isaac Real Parroquia de San Andres, ValenciaJeronimo Jacinto de Espinosa, vers 1640, Real Parroquia de San Andres, Valence G 1640 ca matteo-rosselli sacrifice-of-isaac- coll partMatteo Rosselli, vers 1640, collection particulière

La génération suivante explore la chaîne de contacts qu’offre la diagonale :

  • entre la main de l’Ange et Abraham (sur la lame, la main ou l’avant-bras) ;
  • entre Abraham et Isaac (pas de contact, sur le bras, sur la tête).

On notera que les deux dernières compositions, absolument identiques du point de vue de la chaîne des contacts, produisent néanmoins des impressions contraires, de compression chez Espinosa et d’expansion chez Roselli.


F 1640 av Everard Quirinsz. van der Maes sacrifice isaac Musee Sainte-Croix de Poitiers Alienor.orgEverard Quirinsz. van der Maes, avant 1640, Musée Sainte-Croix de Poitiers (photo Alienor.org) F 1640 ca Francois Perrier sacrifice isaac coll part en depot a Saint-Cloud, musee du Grand SiecleFrançois Perrier, vers 1640, collection particulière, en dépôt à Saint-Cloud, musée du Grand Siècle

On confronte ici les deux extrêmes : contacts complets dans un cas, aucun contact dans l’autre.

Dans sa composition très méditée, François Perrier équilibre la diagonale qui descend vers Isaac par celle qui monte vers l’agneau (amené par un second ange, selon une idée de Raphaël que nous verrons au chapitre suivant) : démonstration graphique que l’Agneau remplace Isaac, et que le sacrifice christique croise le sacrifice biblique.


Courtois, Guillaume, 1628-1679; The Sacrifice of IsaacGuillaume Courtois, 1660-69, National Trust H 1682 Gilles Garcin Le Sacrifice d’Isaac Pertuis, eglise Saint-Nicolas Photo Atelier GaillandreGilles Garcin, 1682, église Saint-Nicolas, Pertuis (photo Atelier Gaillandre)

Ces deux toiles françaises plus tardives montrent la même volonté d’intégrer la sempiternelle diagonale descendante au sein une construction en X.


Au XVIIIème siècle

I 1700 Abraham's_Sacrifice_of_Isaac_by_Il_Baciccio High_Museum_of_Art Cleveland I 1700 Abraham's_Sacrifice_of_Isaac_by_Il_Baciccio High_Museum_of_Art Cleveland schema

Il Baciccio, 1700, High Museum of Art, Cleveland

L’originalité tient ici au paysage, qui fait partie intégrante de la scénographie :

  • les deux arbres contribuent à séparer les deux groupes ;
  • le pic attire l’attention sur la verticale reliant l’index de l’ange, qui invoque le ciel, et le couteau, menace immédiate ;
  • l’autre main de l’ange s’ouvre comme pour conjurer la seconde menace, le brandon préparé pour enflammer le bûcher.


J 1700-20 donato-creti (ecole) le-sacrifice-d’isaacDonato Creti (école), 1700-20, collection particulère J 1717 ca Lama Giambattista Isaac's_offering Kunsthistorisches Museum VienneGiambattista Lama, vers 1717, Kunsthistorisches Museum, Vienne

Ayant épuisé ses capacités de renouvellement, la formule ne se prolonge au XVIIème siècle qu’en Italie.


J 1760-62 Corvi Domenico, Sacrificio di Isacco Chiesa di S. Marcello al Corso, RomaLe Sacrifice d’Isaac J 1760-62 Corvi Domenico, Moise sauve des eaux Chiesa di S. Marcello al Corso, RomaMoïse sauvé des eaux (fototeca Zeri)

Domenico Corvi, 1760-62, murs latéraux de la chapelle saint Pérégrin Laziosi, Chiesa di S. Marcello al Corso, Rome

Corvi imite, en l’atténuant, la contre-plongée de Titien [3]. Les bras en croix d’Abraham au dessus d’Isaac dont écho à ceux de la servante au dessus de Moïse, dans la toile qui lui fait face.


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Type V2 : Abraham, Isaac et l’ange à droite

sacrifice isaac Type V2 Sodoma schema
Dans cette formule rare, l’oeil suit un parcours en triangle pointe à gauche, qui ralentit le trajet ange/père (sens inverse de la lecture) et accélère le trajet père/fils. Elle dramatise la situation, en suggérant que le meurtre est tout prêt de s’accomplir.

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1350 ca sacrifice d'Isaac, Vitrail, eglise Saint Martin, ColmarVers 1350, église Saint Martin, Colmar 1432 Speculum humanae salvationis, Madrid, Biblioteca Nacional de Espana → Vitr. 25-7 (olim B. 19), fol. 21vSpeculum humanae salvationis, 1432 Madrid, Biblioteca Nacional de Espana → Vitr. 25-7 (olim B. 19), fol. 21v

Il existe quelques rares précédents médiévaux. dont l’avantage est la compacité : les figures s’inscrivent dans quatre carrés (deux à gauche pour Abraham, un pour l’Ange et un pour Isaac, le bélier se casant où il peut).


1540-42 Sodoma sacrifice isaac Cattedrale di S. Maria Assunta, PisaSodoma, 1540-42, Cattedrale di S. Maria Assunta, Pise

A ses tous débuts, la formule est embarrassée par la difficulté pour l’ange d’atteindre l’arme d’Abraham : il l’arrête ici par la pointe de manière peu convaincante.


1583 Alessandro Allori Diocese de FlorenceAlessandro Allori, 1583, Diocese de Florence

Allori résout le problème en déconnectant l’ange


1584-86 Carracci Il Sacrificio di Isacco Pinacoteca dei Musei vaticaniCarracci, 1584-86, Pinacoteca dei Musei vaticani

Dans une vue plongeante qui améliore l’idée de Lelio Orsi, Carracci étend la composition sur la droite avec la scène de l’ange et des serviteurs, plus un village en contrebas qui fait ressortir la hauteur du mont. Le bélier se dissimule dans l’autre coin.


1600 ca camillo-procaccini opferung-isaaks Residenzgalerie SalzburgCamillo Procaccini, vers 1600, Residenzgalerie, Salzburg

Cette toile maniériste place cette fois la vue plongeante à gauche.


1626 laurent-de-la-hyre-abraham-s-sacrifice coll part1626, collection particulière 1650 laurent-de-la-hyre-abraham-s-sacrifice Detroit_Institute_of_Arts1650, Detroit_Institute_of_Arts

Laurent de la Hyre

La première version, encore caravagesque avec ses forts contrastes lumineux, son nuage duveteux et le raccourci violent du torse d’Isaac, choisit l’option la plus dramatique, le triangle pointe à gauche, conforté par la position allongée d’Isaac.

Dans la version de 1650, de goût classique, la Hyre gomme ces effets heurtés. Il inverse la composition en miroir, en modifiant au plus juste les gestes d’Abraham pour que le poignard reste dans sa main droite.


1648-52 carlo-francesco-et giuseppe nuvolone the-sacrifice-of-isaac santuario del rosario vimercateCarlo-Francesco et Giuseppe Nuvolone, 1648-52, Santuario del rosario, Vimercate 1721 antoine coypel abraham-sacrificing- Musee des Beaux-Arts, TourcoingAntoine Coypel, 1721, Musée des Beaux-Arts, Tourcoing

En se rapprochant l’un de l’autre, l’Ange et Isaac forment les deux extrêmes d’un triangle pointe à gauche devenu très perceptible.


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Type V3 : Isaac, Abraham et l’ange à gauche


sacrifice isaac Type V3 stefano-pieri schema The Sacrifice of Isaac by Pieri, Stefano accademia florence

Stefano Pieri, 1585, Accademia, Florence

Cette formule plus tardive correspond à l’inversion du type V2, en triangle pointe à droite. Elle produit l’impression opposée, en favorisant l’intervention de l’ange et en affaiblissant le geste du père.

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A.Vassilacchi, Opferung Isaaks - - A.Vassilacchi, Sacrifice d'IsaacAntonio Vassilacchi, dit l’Aliense, vers 1590, San Zaccaria, Venise 1620-60 Vanni Giovan Battista Musee des BA ChamberyGiovan Battista Vanni, 1620-60, Musée des Beaux Arts, Chambéry

A la pointe du triangle, Abraham donne l’impression de lever le poignard vers l’ange, ou de se faire arrêter par lui : la composition tend à le mettre dans la posture désobligeante du meurtrier  pris en flagrant délit par l’autorité supérieure.


1625 ca Jordaens sacrifice isaac Brera 1625 ca Jordaens sacrifice isaac Brera schema2

Jordaens, vers 1625, Brera, Milan

Jordaens évite cet inconvénient en faisant descendre l’ange à hauteur d’homme. ce qui transforme le triangle pointant vers Abraham en un triangle équilatéral pointant égalitairement vers les trois protagonistes. Bien stabilisée sur les diagonales, la composition renvoie le regard vers la nuque du sacrifié. La tension du couteau brandi haut à son aplomb est déjouée par l’expression douce de l’ange et son geste persuasif, touchant sans violence le bras armé tout en montrant, dans l’ombre, le bélier derrière l’autel.


1650 Matia Preti Pinacoteca di Bologna 1650 Matia Preti sacrifice isaac sacrifice isaac Pinacoteca di Bologna schema

Matia Preti, 1650, Pinacoteca di Bologna

Matia Preti replace l’ange en position dominante, mais si proche d’Abraham que la ligne de force principale passe sur la diagonale descendante, qui va du couteau au cou. Il en résulte une composition très mouvementée mais où les deux volontés s’équilibrent.


1765 Anton Losenko sacrifice isaac Musee Russe Saint PetersbourgAnton Losenko, 1765, Musée Russe, Saint Pétersbourg 1857 santiago-rebull the-sacrifice-of-isaac-Museo Nacional de Arte MexicoSantiago Rebull, 1857, Museo Nacional de Arte Mexico 1913 Fred Appleyard Lay Not Thy Hand Upon the Lad sacrifice isaac coll partFred Appleyard, 1913, « Lay Not Thy Hand Upon the Lad », collection particulière

Moins éculé que les autres formules, le triangle pointe à droite survit jusqu’au XXème siècle.


1750 ca Pompeo_Batoni_-_The_Sacrifice_of_Isaac Strahov Monastery PraguePompeo Batoni, vers 1750, Strahov Monastery Prague.

Dans cette formule composite, ce triangle reste très perceptible bien qu’Isaac se soit imbriqué devant Abraham, selon la formule que nous allons voir au chapitre suivant.


Article suivant : Le sacrifice d’Isaac : 2 type solidaire

Références :
[1] Pour les époques antérieures, voir :


Alison Moore Smith « The Iconography of the Sacrifice of Isaac in Early Christian Art » American Journal of Archaeology Vol. 26, No. 2 (Apr. – Jun., 1922), pp. 159-173 https://www.jstor.org/stable/497708


Isabel Speyart Van Woerden « The Iconography of the Sacrifice of Abraham » dans Vigiliae Christianae, 1961 https://www.jstor.org/stable/1582428


Ute Schwab, « Zum Verständnis des Isaak-Opfers in literarischer und bildlicher Darstellung des Mittelalters » Frühmittelalterliche Studien Volume 15 Issue 1 181


Pour un aperçu général des iconographies et de leur signification :
François Bœspflug « L’obéissance à Dieu éclipsée par l’amour paternel? Sur la ligature d’Isaac dans l’histoire de l’art » https://www.bibelwissenschaft.de/fileadmin/user_upload/Bibelkunst/BiKu_2021_03_Boespflug_Isaac.pdf

Le sacrifice d’Isaac : 2 type solidaire

4 février 2023

Le type V4 : Abraham solidaire d’Isaac

sacrifice isaac Type V4 Andrea_del_Sarto schema

Cette formule rejette la séparation verticale entre Abraham et Isaac et les rend au contraire solidaires, à la manière d’un groupe sculpté. Elle construit un étagement dans la profondeur, l’Ange à l’arrière-plan et le Fils au première plan : il en résulte presque l’impression paradoxale qu’Abraham, attaqué par derrière, protège Isaac contre l’Ange. Le bélier a peu d’importance, et souvent il est omis.

Article précédent : Le sacrifice d’Isaac : 1 format vertical

Les précédents

1419-21 Sacrifice_of_Isaac_by_Donatello-Museo_dell'Opera_del_Duomo_-FlorenceDonatello, 1419-21, Museo dell’Opera del Duomo, Florence

Il n’y a pas de précédents médiévaux à cette formule. Elle procède en effet d’une double idéalisation, impensable avant la Renaissance :

  • dans une véritable exécution, le bourreau ne se colle pas à la victime ;
  • lsaac, miniaturisé, devient une sorte d’attribut distinctif d’Abraham.


L’influence de Raphaël

1509-13 Mariotto_Albertinelli a_The Temptation of Adam and Eve_1959.15.13a_-_Yale_University_Art_GalleryLa tentation d’Adam et Eve 1509-13 Mariotto_Albertinelli b_-_The_Sacrifice_of_Isaac_-_1959.15.13b_-_Yale_University_Art_GalleryLe sacrifice d’Isaac

Mariotto Albertinelli, 1509-13, Yale University Art Gallery

Le contraste voulu entre les deux pendants explique pourquoi :

  • les deux compositions s’inscrivent sur des diagonales opposées ;
  • l’une est vide au centre et l’autre pleine ;
  • les deux « deux ex machina » (le démon et l’ange) s’inscrivent du côté opposé du personnage qu’ils influencent (Eve et Abraham) ;
  • les deux « victimes » (Adam et Isaac) sont posées sur un socle de pierre (brute et taillée).

Pour ne pas rompre l’unité de point de vue entre les deux pendants, l’artiste a renoncé à situer la scène du sacrifice en haut du mont Moriah. Il a fermé la composition par une falaise, au pied de laquelle on devine les deux serviteurs et l’âne, près d’un feu. Caché de manière peu habile derrière un maigre buisson, le « bélier » n’est visible que parce que l’ange nous le montre. A cette époque, il est la plupart du temps idéalisé en un agneau, qui a l’avantage de préfigurer le futur sacrifice du Christ tout en évitant la connotation diabolique du bouc. De même le bûcher biblique est idéalisé en un socle à l’antique, devant lequel brûle un brasero peu menaçant.

Il se peut donc que la composition solidaire imaginée par Albertinelli soit un effet de bord de la conception du pendant. Il se peut aussi qu’elle reprenne un modèle mis au point dans l’atelier de Raphaël, le maître de Martinelli.


5A0 1514 Raphael sacrifice isaac Chambre d'Heliodore VaticanRaphaël, 1514, Chambre d’Héliodore, Vatican

Car peu de temps après, Raphaël place le même groupe solidaire, très inspiré par la statuaire antique, au centre de cette fresque. Par souci de symétrie :

  • l’ange est déplacé au centre, surplombant les deux protagonistes ;
  • en pendant au brasier, un second ange descend en piqué en amenant le bélier.

1516–18 Agostino Veneziano d'apres Jules Romain sacrifice isaac METAgostino Veneziano d’après Jules Romain, 1516–18, MET

Le groupe central sera repris en gravure par Agostino Veneziano, d’après un dessin par Jules Romain.


Cornelis Galle l'Ancien 1630 ca, sacrifice isaac British Museum,1891,0414.546,Cornelis Galle l’Ancien, vers 1630, British Museum, 1891,0414.546 C 1627-28 El_sacrificio_de_Isaac_(Domenichino) PradoLe Dominicain, 1627-28, Prado

Au siècle suivant apparaît cette formule mixte : l’ange est allongé comme chez Raphaël, mais Isaac se disjoint  du « groupe sculpté » composé maintenant de l’ange et d’Abraham.



5P 1743-1793 Antonio Gonzalez Velazquez sacrifice isaac Real Academia de Bellas Artes de San Fernando MadridAntonio Gonzalez Velazquez, 1743-1793, Real Academia de Bellas Artes de San Fernando Madrid

A l’inverse, cette oeuvre tardive recolle Abraham et Isaac, dans un nouveau mélange d’influences :

  • pour l’importance donnée à l’Ange, la tradition raphaélesque ;
  • pour la forme en triangle du groupe Abraham-Isaac, celle d’Andrea del Sarto, que nous allons voir maintenant.


L’influence d’Andrea del Sarto

5A 1529 Andrea_del_Sarto _Il_sacrificio_di_Isacco_(Prado)Andrea del Sarto, 1529, Prado

En 1529, Andrea del Sarto renouvelle le « groupe sculpté » en plaçant Isaac sur ses pieds, et en inscrivant un Abraham gigantesque dans un triangle qui occupe tout le centre de la composition. L’ange (réduit à la taille d’un Cupidon), un serviteur (sous la forme d’un éphèbe nu) et l’agneau (paissant paisiblement) tranforment la scène biblique en une pastorale à l’antique.

Malgré son idéalisation à outrance, ce tableau fut considéré comme un sommet de vérité par les contemporains :

« Andrea représenta le Sacrifice d’Abraham avec tant de soin, que l’on jugea qu’il n’avait rien produit de mieux jusqu’alors. Le visage d’Abraham, tourné vers l’ange libérateur, exprime divinement cette fermeté et cette foi ardente qui le poussaient à immoler sans hésiter son propre fils. Je ne dirai rien de l’attitude et des vêtements du vieillard : ils sont au-dessus de tout éloge. Quant à Isaac, ce tendre et bel enfant semble presque mort de frayeur à l’idée du supplice qui l’attend; son cou a été brûlé par le soleil durant le voyage, tandis que le reste de son corps, protégé par ses habits qui gisent à terre, est d’une extrême blancheur. Le bélier qui va être offert en holocauste à sa place paraît vivant. Il y a encore un âne qui paît sous la garde des serviteurs d’Abraham, et un paysage si admirablement exécuté, que celui même où le fait se passa ne pouvait être ni plus beau ni autrement. » Vasari, Vies des peintres, sculpteurs et architectes, Volume 3

La renommée de cette oeuvre imposante allait stériliser la formule jusqu’à la fin du siècle, du moins en peinture.


1540–60 Battista Franco attr sacrifice isaac METBattista Franco (attr), 1540–60, MET

Au milieu du siècle, cette gravure reprend le modèle de Raphaël, mais déplace l’ange à l’avant, ce qui impulse à l’ensemble  une sorte de  mouvement cylindrique.


5B 1596 Jacopo Ligozzi Offices 5B 1596 Jacopo Ligozzi sacrifice isaac sacrifice isaac Offices schema

Jacopo Ligozzi, 1596, Offices

En recollant Isaac et Abraham, le florentin Ligozzi revient au modèle de Del Sarto mais lui rajoute cette idée post-raphaélesque de l’ange qui passe au premier-plan  L’impression de « groupe sculpté » est renforcée par la suppression de l’autel, et l’ajout, en haut, d’un second triangle inversé. Cette composition quelque peu artificielle n’aura pas de lendemain.


En Italie au XVIIème siècle

Figures en pieds

5B 1605-07 Cardi Ludovico, Sacrificio di Isacco Palazzo PittiLudovico Cardi , 1605-07, Palazzo Pitti

Tous les peintres italiens qui, au XVIIème siècle, se souviennent de Del Sarto, remettent l’ange à l’arrière-plan et englobent le père et le fils dans un triangle plus ou moins marqué, qui n’empêche pas par ailleurs les lignes de force traversantes : ainsi, dans cette composition simple et efficace, l’ange à un bout de la diagonale descendante montre l’agneau à l’autre bout.


5Oa 1640-50 Pasquale Chiesa sacrifice isaac Doria PamphiliLe Sacrifice d’Isaac 5Oa-1640-50-Pasquale-Chiesa-agar-et-lange-Doria-PamphiliAgar et l’ange

Pasquale Chiesa, 1640-50, Galerie Doria Pamphili, Rome

Si Pasquale Chiesa choisit la formule peu usitée de la diagonale montante, c’est parce que la diagonale descendante est plus utile pour le pendant, où l’ange vient toucher Agar. On notera l’idée frappante du bélier vu en contre-jour.


Le cadrage resserré

5db assereto giovanni 1620-49 sacrifice isaac 5da assereto giovanni 1620-49 sacrifice isaac

Giovanni Assereto, 1620-49, collection particulière

En cadrage resserré, Abraham est vu en demi-figure et Isaac diminue de taille.


5Dc 1620-30 Daniele Crespi sacrifice isaaccoll partDaniele Crespi, 1620-30, collection particulière

A l’inverse, l’ange et l’enfant peuvent augmenter de taille, et le père sert de frontière entre leurs deux triangles rectangles.


5Ob 1656-88 benaschi giovanni battista le-sacrifice-d abraham Musee des BA BrestGiovanni Battista Benaschi, 1656-88, Musée des Beaux Arts, Brest 5Ob 1662-1705 SEITER (SAITER), DANIEL sacrifice isaac coll partDaniel Saiter (Seiter), 1662-1705, collection particulière

Dans la suite du XVIIème siècle, la formule se maintient en Italie sans grand renouvellement, souvent construite  selon la diagonale descendante…


Guercino, 1591-1666; The Sacrifice of Isaac 5Ob 1660 Guercino (follower of) sacrifice isaac Lancaster City Museum schema

Suiveur du Guerchin, vers 1660, Lancaster City Museum

… ou selon un système de triangles.



Aux Pays-Bas

Au XVIIème siècle, c’est à Amsterdam que le sujet, ramené d’Italie par le peintre Pieter Lastman, va connaître des développements spectaculaires.

Les trois Sacrifices de Pieter Lastman

5Ea Pieter Lastman 1610 ca, graveur Jan van Somer 1655 - 1700 sacrifice isaac Rikjsmuseum inverse 5Ea Pieter Lastman 1610 ca, graveur Jan van Somer 1655 - 1700 sacrifice isaac Rikjsmuseum inverse schema

D’après Pieter Lastman, gravure de Jan van Somer, 1655 – 1700, Rikjsmuseum (inversée)

Ce tableau perdu et non daté ne nous est connu que par cette mezzotinte largement potérieure, qu’il faut inverser pour qu’Abraham tienne son glaive de la main droite.

Le fait que Lastman adopte la formule la plus courante (V1) laisse penser que cette version est la toute première, réalisée peu après son retour d’Italie (1607). La composition, tripartite, utilise la tranche « paysage », comme souvent,  pour montrer la hauteur du mont. L’innovation est la position d’Abraham au centre des deux autres tranches, dans un losange qui met en balance les deux sacrifiés, le bélier et l’enfant. En intervenant sur la gauche, l’ange fait pencher le glaive côté bélier.


5eb Pieter Lastman 1612 Het_offer_van_Abraham_Rijksmuseum_SK-A-1359 5eb Pieter Lastman 1612 Het_offer_van_Abraham_Rijksmuseum_SK-A-1359 schema

Pieter Lastman, 1612, Rijksmuseum (SK-A-1359)

Cette deuxième version reprend l’idée de la tranche « paysage », pour marquer l’élévation, et y ajoute une tranche « repoussoir » avec les objets du premier plan, pour accentuer la profondeur. La formule est celle du « groupe sculpté » mais inscrit dans un triangle rectangle. De ce fait, la diagonale descendante, soulignée par le rayon de lumière, se réfracte sur le corps allongé d’Isaac, et s’achève sur le bélier.


B 1612-13 Rubens-SacrificeOfIsaac Nelson Atkins Museum Kansas CityRubens, 1612-13, Nelson Atkins Museum, Kansas City 5Ec Pieter Lastman 1616 Abraham sacrifice LouvrePieter Lastman, 1616, Louvre

Pour sa troisième version, Lastman revient au format paysage et reprend dans la « tranche vide », à droite, le brasero introduit peu avant par Rubens. Mais si la position de l’ange en surplomb est classique, depuis Raphaël, au dessus d’un groupe solidaire, autant elle est délicate au dessus d’un groupe séparé : car l’écartement d’Abraham empêche l’ange de saisir son bras droit. Lastman invente ici une solution très raffinée, où le geste de contrainte se transforme en un geste de persuasion, l’ange posant sa main sur le bras désarmé d’Abraham. Et c’est l’ombre de son autre bras, en se déployant sur le nuage, qui vient bloquer l’épée brandie.


5Ec Pieter Lastman 1616 Abraham sacrifice Louvre dteail brasero

Quant au bélier, il a disparu, et c’est le couvercle du brasero, tombé en arrière, qui fait voir la décapitation évitée.

Je ne connais pas d’autre artiste ayant produit trois versions aussi différentes, aussi innovantes, et aussi réussies, de ce thème difficile : on peut considérer Lastman, dans les années 1607-1616, comme un maître du Sacrifice d’Isaac.


Schelte Adamsz Bolswer d'apres Theodoor Rombouts_Sacrifice-of-Abraham RijksmuseumSchelte (Adamsz Bolswer) d’après Theodoor Rombouts, Rijksmuseum 5Oc 1674 British_(English)_School_-_The_Angel_of_the_Lord_Preventing_Abraham_from_Sacrificing_His_Son,_Isaac__National_TrustEcole anglaise, 1674, National Trust

Dès son arrivée à Rome en 1617, le flamand Rombouts s’était d’ailleurs inspiré de la première composition de Lastman, pour un tableau qui ne nous est plus connu que par cette gravure (inversée) et cette lointaine copie anglaise.


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Les deux Sacrifices de Rembrandt

5eb Pieter Lastman 1612 Het_offer_van_Abraham_Rijksmuseum_SK-A-1359Pieter Lastman, 1612, Rijksmuseum 5Ga 1635 Rembrandt _Abraham's_Sacrifice_ (Hermitage)Rembrandt, 1635, Ermitage

La question de l’influence de Lastman sur ce tableau est très discutée [4]. Elle ne fait en tout cas aucun doute pour un des spécialistes du sujet [5]. On sait par ailleurs qu’une bonne part de l’influence italienne sur Rembrandt s’est transmise via Lastman, chez qui le jeune artiste a passé six mois, probablement en 1624. Il est vrai que les travaux de Lastman sur le thème du Sacrifice d’Isaac dataient de dix ans plut tôt, et que Rembrandt ne traitera le sujet que dix ans plus tard. Mais cet écart temporal prend moins d’importance si on reconnaît en Lastman un spécialiste du sujet : il devient alors très plausible que Rembrandt, pour attaquer ce thème nouveau, se soit souvenu de la version de 1612.


5Gb Pieter Lastman 1612 Het_offer_van_Abraham_Rijksmuseum_SK-A-1359 schema 5Gb 1635 Rembrandt _Abraham's_Sacrifice_ (Hermitage) schema

La composition de Rembrandt supprime les tranches latérales (à droite et en bas) et symétrise les deux diagonales, en plaçant le brasero à leur intersection.

Le clou du tableau est le couteau en apesanteur, sur la médiane, une idée de génie d’un point de vue graphique autant que narratif : en enserrant le poignet d’Abraham, l’ange fait rentrer au fourreau la lame meurtrière et annule du même coup le feu qui brûle de l’autre côté.


5Ga 1636 ca Rembrandt atelier _Abraham's_Sacrifice_ (Munich) 5Ga 1636 ca Rembrandt et atelier _Abraham's_Sacrifice_ (Munich) schema

Atelier de Rembrandt, 1636, Gemäldegalerie, Münich

La seconde version présente quelques modifications qui vont toutes dans le même sens : en décalant le bras droit de l’ange pour souligner la verticale, en supprimant le brasero et en mettant en évidence le bélier (qui était quasi invisible dans le buisson en contrebas), tout est fait pour attire l’oeil sur l‘effet de suspens du couteau (pour d’autres « instantanés » en peinture, voir ZZZ).


5Hb 1646 Ferdinand_Bol_-_Die_Opferung_Isaaks Museo di Palazzo Mansi, LuccaFerdinand Bol, 1646, Museo di Palazzo Mansi, Lucca

Dans cette reprise dix ans plus tard, l’élève conserve l’idée du maître mais fait tomber le couteau sur le bélier, ce qui l’oblige à décaler le corps d’Isaac. Meilleure d’un point de vue narratif, cette proposition perd la puissance graphique du triangle rembranesque.


5hb 1635-80 Ferdinand Bol sacrifice isaacGalerie nationale Prague 5hb 1635-80 Ferdinand Bol sacrifice isaac Galerie nationale Prague schema

Ferdinand Bol, gravure non datée, Galerie nationale, Prague

Bol l’abandonne aussi dans sa version gravée, au profit d’une très astucieuse remontée en zig-zag vers le ciel.


5Ha 1643 Jan Lievens Sacrifice Abraham musee des beaux-arts, Tel AvivJan Lievens, 1643, musée des Beaux-Arts, Tel Aviv 5ha school_rembrandt_abraham_sacrificeAnonyme rembranesque, collection particulière 5Ha 1649 ca_Govert_Flinck Sacrifice_of_Isaac coll partGovert Flinck, 1649, collection particulière

Dans les années qui suivent, la composition de Rembrandt impacte plusieurs peintres de son entourage. En déplaçant Abraham sur la droite, Flinck l’éloigne d’Isaac et retrouve la composition en triangle pointe à droite (V3).


5L 1655 Rembrandt Le Sacrifice D IsaacGravure, 1655 (inversée) 5L 1659 Rembrandt Le Sacrifice D Isaac,hedingham castle1659, Hedingham castle

Rembrandt revient sur le thème à la fin de sa vie, dans une gravure radicale où le regard descend, du cou offert d’Isaac au plat destiné à recueillir son sang, puis à l’âne qui dégringole la pente jusqu’aux minuscules personnages en contrebas.

Le tableau, authentifié récemment [6], remplace la plongée de gauche par l’objet iconique du maître : le couteau qui chute.

Autre atténuation entre la gravure et le tableau, le geste de l’ange :

  • qui d’abord rapproche le père et le fils dans une étreinte forcée ;
  • puis qui enveloppe sans contraindre.


5N 1616-69 Paulus Bor attr sacrifice isaac Coll priv photo rkdPaulus Bor (attr) 1616-69, collection particulière (photo rkd)

La mauvaise qualité de la reproduction ne rend pas justice à cette composition, qui développe l’idée de l’ange enveloppant et dialoguant par derrière, pour en faire le sommet d’und contre-plongée pyramidale : l’ange planté en haut délègue à deux angelots la tâche de bloquer le bras d’Abraham.


5M 1660-70 Jordaens sacrifice isaac LouvreDessin, Louvre 5M 1660-70 Jordaens sacrifice isaac St Lorenz LübeckSt Lorenz, Lübeck

Jordaens, 1660-70

A Anvers, Jordaens se souvient encore du détail rembranesque du couteau qui tombe, comme clin d’oeil dans le dessin préparatoire, et comme élement-clé dans la peinture : la verticale de la chute s’inscrit entre l’équerre des bras de l’ange, et le parallélépipède de l’autel.


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Pendant ce temps, en France

5I 1633-35 Philippe_de_Champaigne _Le_sacrifice_d'Isaac coll partPhilippe de Champaigne, 1633-35, collection particulière

Au moment-même où Rembrandt peint sa version mouvementée, Philippe de Champaigne met au point un triangle pointe à droite tout aussi puissant, mais qui produit l’effet contraire : la stabilité d’Abraham debout, étayée par l’oblique du mur.

« Ce qui frappe, dans cette toile, ce n’est pas l’absence de mouvement, le silence que la scène inspire. C’est surtout la finesse presque imperceptible de l’expression : le sang-froid d’Abraham, dont la détermination a quelque chose d’intellectuel, voire de cérébral ; le trouble d’Isaac, où la peur commence à transparaître ; la mansuétude du bélier, dont le regard dénonce une étincelle de conscience. Tout se passe comme si la Providence avait tout prédisposé, comme s’il n’appartenait à l’homme que d’en prendre acte, avec lucidité, comme le fait d’ailleurs le peintre dans ce tableau, en interprétant l’Écriture. » [7]


5J 1650 ca Charles Le Brun Le Sacrifice d’Abraham coll partCharles Le Brun, vers 1650, collection particulière 5J 1660 ca Hilaire Pader Le sacrifice d'Abraham Cathedrale St Etienne de Toulouse (Photo Christian Attard)Hilaire Pader, vers 1660, Cathédrale St Etienne de Toulouse (Photo Christian Attard)

Les rares peintres français qui traitent le thème au XVIIème siècle recherchent la même impression de statibilité :

  • Lebrun en rencentrant les figures sur un grand triangle équililatéral ;
  • Pader en étayant la composition à droite, comme de Champaigne, par un triangle rectangle.

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Après le XVIIème siècle

5P 1687-1749 alessandro-magnasco-called-il-lissandrino-the-sacrifice-of-isaac coll partAlessandro Magnasco, 1687-1749, collection particulière 5P 18eme s il-sacrificio-di-isacco_Propriete municipale Reggio di CalabriaAnonyme, 18ème, Propriété municipale, Reggio di Calabria 5Pb 1736-38 Livio Retti sacrifice isaac Schwäbisch Hall, City Hall, Council Chamber wallLivio Retti, 1736-38, Schwäbisch Hall, Mairie, Mur de la Salle du Conseil

Chez les Italiens, la formule se survit sans produire d’oeuvre majeure.


5R 1849 Evgraf (Gerard) Romanovich Reitern sacrifice isaac Musee Russe St Petersbourg schema 5R 1849 Evgraf (Gerard) Romanovich Reitern sacrifice isaac Musee Russe St Petersbourg schema

Evgraf Romanovich Reitern, 1849, Musée Russe, Saint Petersbourg

Dans cette composition à la verticalité très étudiée, le bras de l’ange montrant le bélier vers l’arrière équilibre celui d’Abraham aveuglant Isaac vers l’avant. L’expansion du torse du père rend d’autant plus étroit son tête à tête avec l’ange. Le geste de préhension de cet ange-enfant est verrouillé, à droite, par le reflet du visage du père sur la lame (losange blanc).


La diagonale ascendante

sacrifice isaac Type V5 Veronese schema
En inversant le type naturel V1, cette formule contredit sciemment la narration et crée un effet d’insolite : elle est donc particulièrement rare. On la trouve tout aussi exceptionnellement dans quelques compositions imbriquées V4, où l’ange est dans l’angle supérieur droit.

Une invention de Véronèse

A1 1586 Veronese Sacrifice_of_Isaac Prado A1 1586 Veronese Sacrifice_of_Isaac Prado schema

Véronèse, 1586, Prado

Véronèse reprend la composition V1 de ses prédécesseurs Titien et Tintoret, mais la repense complètement. Pour pouvoir comprimer latéralement la scène, il imbrique Isaac sous Adam. En casant derrière un buisson l’agneau vu de dos, il crée un puissant effet ascensionnel, en quatre niveaux soulignés par l’architecture (lignes bleus clair).

A la même période, il va reprendre les mêmes principes dans une composition tout aussi excessive, mais déployée dans l’autre sens : en largeur.


A2 1580-86 Veronese Sacrificio_di_Isacco_(KHM_Vienna)Véronèse, 1580-86, Kunsthistorisches Museum, Vienne

Ce tableau fait partie d’une série de dix peints par Véronèse et son atelier pour la sacristie de San Giacomo della Giudecca. On a proposé qu’il faisait pendant avec l’Expulsion d’Adam et Eve du Paradis, mais rien ne l’indique dans la composition. Le format très allongé n’est pas un choix, mais une contrainte imposée pour la série de tableaux (dont la logique d’ensemble pose problème [8]). Véronèse s’est donc trouvé confronté à la difficulté de faire entrer le Sacrifice d’Isaac, jusqu’alors toujours représenté en hauteur, dans un format Paysage.



A2 1580-86 Veronese Sacrificio_di_Isacco_(KHM_Vienna) schema
La solution trouvée ressemble beaucoup à celle de Carrache à Bologne dans les mêmes années : occuper la moitié du tableau avec la scène secondaire des deux serviteurs avec l’âne, et en profiter pour faire ressentir la hauteur du mont. Mais tandis que Carraci y parvenait par une vue en plongée, Véronèse utilise une contre-plongée très vénitienne, avec un point de fuite très décalé en haut et à droit (lignes jaunes).

Des copies anciennes (pas entièrement superposables) montrent que le tableau a été légèrement recoupé sur trois côtés mais très peu en haut (la main gauche de l’ange) : le bélier était vu en entier, mais l’ange était délibérément en hors champ : à la fois pour une raison pratique (gagner de la place en hauteur) et théologique (rappeler la vieille iconographie de la main de Dieu sortant du ciel).

Il en résulte une composition :

  • très logique : tout ce qui tient du sacrifice (âne pour transporter le bois, brasier déjà allumé) se trouve à gauche du mur ;
  • très théâtrale : Isaac ne voit pas ce que le spectateur voit, ni la fin annoncée (l’autel derrière le mur) ni la fin heureuse (le bélier derrièe le buisson).

L’histoire est racontée par les niveaux ascendants (en bleu)

  • les sacrifiés sous le niveau de l’autel ;
  • le sacrificateur coupé en deux, un bras côté terre et un côté ciel ;
  • l’ange en hors-champ.

On voit d’emblée les contraintes de cette formule inversée :

  • elle fonctionne ici grâce au format Paysage, avec la scène secondaire qui introduit la lecture ascensionnelle, de gauche à droite et de bas en haut ;
  • elle impose qu’Abraham soit vu de dos, pour que l’ange, dans le coin droit, puisse saisir son bras droit.



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Le type V1 ascendant

B 1600 ca the-sacrifice-of-isaac-follower-of-jacob-de-backer coll partSuiveur de Jacob de Backer, vers 1600, collection particulière

Cette oeuvre mineure montre ce qui arrive lorsqu’on ne respecte pas ces deux points : Abraham regarde ailleurs et l’ange se fait couper le bras.


C 1682-1728 Matteis, Paolo de sacrifice isaac coll partPaolo de Matteis, 1682-1728, collection particulière

Ici en revanche les deux contraintes sont respectées : scène introductive à gauche (une ville) et Abraham vu de dos.


H 1782 Johann_Christoph_Storer_(zugeschrieben)_-_Abrahams_Opfer_-_Bavarian_State_Painting_CollectionsJohann Christoph Storer (attr), 1782, Bavarian State Painting Collections

Ici Abraham baisse son bras armé et l’ange montre le ciel, ce qui élimine tout problème.

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Le type V4 ascendant

L’imbrication d’Isaac sous Abraham amoindrit l’effet contre-narratif de la formule .


Da Caracciolo Battistello 1615-20 sacrifice isaac Musee Pouchkine Moscou modifieBattistello da Caracciolo, 1615-20, Musée Pouchkine, Moscou.

Le napolitain Caracciolo est le tout premier à utiliser le format V4 en style caravagesque : il utilise le format vertical, mais dans un cadrage resserré (Abraham en demi-figure). Le puissant triangle vers la droite préfigure celui auquel Rembrandt aboutira en 1635 seulement.

Tandis que le bélier et Isaac voient l’ange arriver, Abraham les yeux clos ressent seulement son souffle et sa pression légère.


Da Caracciolo Battistello 1615-20 sacrifice isaac Musee Pouchkine Moscou modifie Da Caracciolo Battistello 1620 ca The-Sacrifice-of-Isaac-Dundee Art Gallery and MuseumBattistello da Caracciolo, vers 1620, Dundee Art Gallery and Museum

Il suffit de décaler à droite l’ange et le bélier, en les inversant, pour accentuer encore cet effet de surprise.


Db 1610-50 seghers gerard (attr) il-sacrificio-di-isacco coll partGérard Seghers (attr), 1610-50, collection particulière Db 1639-77 Thijs Peter attr sacrifice isaac coll partPeter Thijs (attr), 1639-77, collection particulière

Comme toujours dans cette formule, l’ange ne peut pas bloquer le geste d’Abraham, et agit par la persuasion.

F 1642 ca Simon_vouet_e_pierre_patel_I,_sacrifcio_di_isacco,Milwaukee Art MuseumSimon Vouet et Pierre Patel, vers 1642, Milwaukee Art Museum

Une autre manière de déjouer l’effet contre-narratif est de supprimer tout contact physique avec l’ange. Ici, la moitié vide amorce la lecture ascensionnelle et la lecture finit sur l’ange, un bras montrant le bélier et l’autre poursuivant l’oblique vers le ciel.


E 1640-50_ca Salomon_de_bray,_offerta_di_abramo_(sacrificio_di_isacco),_ Museum Catharijneconvent Utrecht1640-50, Museum Catharijneconvent, Utrecht E 1647 De_Bray Salomon Sacrifice_of_Isaac National Museum Stockholm1647, National Museum Stockholm

Salomon de Bray

Salomon de Bray invente cette composition étonnante, toujours sans contact avec l’ange, et où la diagonale n’est plus marquée, remplacée par un mouvement vertical : Abraham est debout en dessous de l’ange, laissant pendre son bras armé. La contre-plongée de 1647 est particulièrement spectaculaire, avec son énorme bûcher qui évoque un nid de cigognes.


G 1690 ca Lanzani Andrea,_sacrificio_di_isacco Pinacoteca civica di Caravaggio G 1690 ca Lanzani Andrea,_sacrificio_di_isacco Pinacoteca civica di Caravaggio schema

Andrea Lanzani, vers 1690, Pinacoteca civica di Caravaggio

En format séparé (V1), cette composition serait impossible. Mais en format imbriqué (V4), sa ligne de force devient pratiquement verticale, ce qui permet à l’ange de saisir la poignard.



En synthèse :

La popularité de la formule solidaire V4, très supérieure en nombre au type naturel V1, tient à sa richesse graphique : elle permet de combiner une lecture en profondeur, du premier-plan à l’arrière-plan, et une lecture à plat, selon la verticale, la diagonale descendante, ou un triangle.

Les compositions selon la diagonale ascendante, très rares, se rencontrent aussi bien en format V1 que V4.

Il nous reste à voir un dernier type de composition : le format paysage, qui exploite l’horizontale.

Article suivant : Le sacrifice d’Isaac : 3 format horizontal 

Références :
[5] WOLFGANG STECHOW « Some Observations on Rembrandt and Lastman » Oud Holland Vol. 84, No. 2/3 (1969), pp. 148-162 https://www.jstor.org/stable/42712349
[6] Michael Jaffé « Abraham’s Sacrifice : A Rembrandt of the 1660’s » Artibus et Historiae Vol. 15, No. 30 (1994), https://www.jstor.org/stable/1483480
[7] Lorenzo Pericolo, ‎ »Philippe de Champaigne » p 91
[8] Aurenhammer « Die wiener Veroneses aus san Giacomo della Guidecca : Zykus oder Assemblage ? » Jahrbuch des Kunsthistorischen Museums Wien, Volume 1 1999 p 181

Le sacrifice d’Isaac : 3 format horizontal

4 février 2023

Le format horizontal force à cohabiter les deux protagonistes divins, l’ailé et le quadrupède. Le bélier devient alors une figure à part entière, dont la place est déterminante pour donner son sens à la composition. Selon ’emplacement des quatre membres du quatuor, nous serons amenés à distinguer quatre grands types de composition horizontale (H1 à H4).

Article précédent : Le sacrifice d’Isaac : 2 type solidaire

H1 Le type Florence

1603 Caravaggio Sacrificio-di-Isacco--UffiziCaravage, 1597-1603, Offices

Comme toutes les oeuvres de Caravage, ce tableau a fait l’objet d’une littérature surabondante [9]. Je vais donc me limiter ici à analyser la composition, dont le caractère novateur, par rapport à tous les Sacrifices précédents, n’a pas été suffisamment souligné.


Le paysage

1584-86 Carracci Il Sacrificio di Isacco Pinacoteca dei Musei vaticaniCarracci, 1584-86, Pinacoteca dei Musei vaticani

La présence du paysage, rarissime chez Caravage, ne pose pas de question si l’on se souvient du tableau de Carracci de 1584-86 , le seul cas antérieur de représentation du Sacrifice d’Isaac dans un format horizontal : la plongée vers le village sert à montrer que la scène se passe en haut du mont Moriah.

Il est impossible de savoir si Caravage avait vu ce tableau de Carracci, mais il a clairement repris à la racine le problème du format horizontal.


Caravaggio_Judith_Beheading_Holofernes (inverse)Judith décapitant Holopherne (inversé), Caravage, 1598–99, Galerie nationale d’art ancien, Rome 1603 Caravaggio Sacrificio-di-Isacco--Uffizi noir

Tandis que Carracci utilisait le paysage comme une tranche plaquée à droite d’une composition verticale, avec des personnages en pieds, Caravage subit le paysage comme une concession à la narration : on voit combien l’effet aurait été plus violent avec un espace vide au-dessus de la victime, comme dans sa décapitation précédente.



1603 Caravaggio Sacrificio-di-Isacco--Uffizi detail paysageIl expédie à la va-vite cette échappée, sans doute une exigence du commanditaire. Et par goût de l’énigme, il réduit à la taille d’un point les deux serviteurs exigés par la narration, et évoque l’âne par deux feuilles perdues dans l’ombre.



1603 Caravaggio Sacrificio-di-Isacco--Uffizi detail arbreUn détail du paysage lui permet néanmoins de servir la dramaturgie : la branche coupée, en écho au couteau.


Les effets subliminaux (SCOOP !)

1603 Caravaggio Sacrificio-di-Isacco--Uffizi detail paysage

Le centre du tableau révèle une haute densité de morceaux de bravoure, très visibles mais rarement vus :

  • la main d’enfant contrastant avec celle du vieillard ;
  • le reflet, à deviner, de la tête de l’ange sur la lame ;
  • le bras droit disparu d’Isaac, virtuellement amputé ;
  • la langue du bélier qui sort par derrière, contrastant par son silence avec le cri d’Isaac ;
  • le cou du bélier déjà offert au couteau, alors que celui d’Isaac est impossible à atteindre.


Les effets polyphoniques (SCOOP !)

1603 Caravaggio Sacrificio-di-Isacco--Uffizi schema 2
D’un point de vue narratif (flèches vertes), Abraham et l’ange sont deux serviteurs de Dieu qui s’affrontent, Isaac et le bélier sont deux offrandes substituables.

Comme dans une polyphonie, Caravage rajoute des effets d’imitation, purement graphiques, entre les figures de son quatuor (flèches bleues) :

  • 1) on a souvent remarqué qu’Isaac et l’ange ont probablement le même modèle (Cecco di Caravaggio), mais que l’ange a été idéalisé avec un profil grec ;
  • 2) en fait, l’ange a plutôt un profil ovin, qui joue sur l’homophonie entre angelo et agnelo ;
  • 3) le bélier et Abraham sont deux têtes dures ;
  • 4) le père et le fils sont des inverses capillaires et vocaux (l’un serre les dents et l’autre hurle).

Le schéma de composition (SCOOP !)

1603 Caravaggio Sacrificio-di-Isacco--Uffizi schema 2
Ce schéma résume les points-clés de la composition très systématique mise au point par Caravage :

  • la scène secondaire (les serviteurs et l’âne) est cachée dans le paysage (cadre rouge) ;
  • les non-humains, manoeuvrés par Dieu, sont aux extrêmes (en jaune) ; les deux humains sont au centre (en vert) ;
  • les bouches ouvertes (cercle vides) ou fermées (cercles pleins) sont alternées ;
  • les mains qui pointent (index et couteau) sont alternativement la gauche et la droite (rectangles bleu clair) ;
  • les mains qui serrent sont également alternées (rectangles bleu sombre) ;
  • le reflet (flèche jaune) illustre la prise de contrôle du couteau par l’ange.

Outre le fait d’être le tout premier Sacrifice d’Isaac en format paysage et en demi-figures, c’est cette rigueur sous-jacente qui a fait de cette toile un modèle très imité par les peintres caravagesques, que nous baptiserons « type Florence ».


La postérité du type Florence

1612 ca Gentileschi, Orazio Sacrificio di Isacco - Genova, Palazzo Spinola schemaOrazio Gentileschi, vers 1612, Genova, Palazzo Spinola, Gênes

A première vue, cette toile en format Portrait se rattache au type imbriqué V4 (voir Le sacrifice d’Isaac : 2 type solidaire), avec un grand triangle jouant sur la verticalité. Ce qui est nouveau cependant est le fait qu’Abraham ne soit pas en pied, mais en demi-figure.



1612 ca Gentileschi, Orazio Sacrificio di Isacco - Genova, Palazzo Spinola schemaIl suffit de faire pivoter le tableau pour constater tout ce que la composition doit à Caravage, notamment dans l’alternance de mains. La seule différence est qu’ici l’ange pointe le ciel, alors que ches Caravage il pointait le bélier.


1624 ap Preti Gregorio sacrifice_d_isaac Musee des Beaux-Arts - Palais Fesch, Ajaccio schema 1624 ap Preti Gregorio sacrifice_d_isaac Musee des Beaux-Arts - Palais Fesch, Ajaccio schema

Gregorio Preti, après 1624, Musée des Beaux-Arts, Palais Fesch, Ajaccio

La composition reprend celle de Caravage, mis à part le fait qu’Isaac s’est relevé au dessus du bélier : le dialogue Bélier-Isaac vient alors contrebalancer le dialogue Ange-Abraham, soulignant l’affinité entre le bélier et l’ange que Caravage s’était contenté de suggérer.



1618 ap genes giovanni andrea de ferrari sacrifice isaac

Giovanni Andrea de Ferrari, après 1618, collection particulière

Ce peintre génois reprend le type Florence, mais en supprimant le bélier. La gestuelle des mains commence à s’écarter du modèle.


1630 ca D. Bernardus Sacrifice d'Isaac Musee art et Histoire geneveD. Bernardus, vers 1630, Musée d’Art et d’Histoire, Genève

Dans cette variante très statique du type Florence, seul est conservé l’ordre des personnages, casés dans des tranche verticales de manière peu inspirée.



1650 ca galli_Giovanni_antonio_detto_lo_spadarino,_sacrificio_di_isacco,_Museo Collezione Gianfranco LuzzettiGiovanni Antonio Galli (Lo Spadarino), vers 1650, Museo Collezione Gianfranco Luzzetti

Retour à la composition d’origine, mais sans le bélier.


Carlo Ceresa 1650 ca il-sacrificio-di-isacco coll part detail Carlo Ceresa 1650 ca il-sacrificio-di-isacco coll part detail

Carlo Ceresa, vers 1650, collection particulière

D’une certaine manière, ce tableau qui met l’accent sur la manière dont l’ange agrippe le poignet d’Abraham peut être considérés comme en expansion du type Florence en figures en pieds.



H2 Le type Princeton

1598 Sacrificio-di-Isacco-Caravaggio-Princeton

Caravage, 1597-98 ou Cavarozzi, 1617, anciennement dans la collection Piasecka-Johnson, Princeton

Une longue querelle d’attribution a suivi la découverte récente de ce tableau [10] : au départ, on y a vu le tout premier Sacrifice d’Isaac réalisé par Caravage [11] , mais lors de la revente en 2014, le débat a été tranché (momentanément ?) par l’attribution à Cavarozzi, et le rajeunissement de la date d’une vingtaine d’années [12].


Un reflet singulier (SCOOP !)

1598 Sacrificio-di-Isacco-Caravaggio Princeton detail bucheSans entrer dans la querelle, on peut verser au dossier le détail extrêmement rare du reflet dans le couteau, qui montre ici le museau du bélier tirant la langue par derrière. Si le tableau n’est pas de Caravage, il est clair que Cavarozzi avait observé de très près la version Florence, et en avait saisi les intentions, même les plus discrètes.


Le type Princeton

1598 Sacrificio-di-Isacco-Caravaggio-Princeton schema
D’un point de vue compositionnel, les différences avec le type Florence sautent aux yeux :

  • les personnages sont répartis de manière symétrique : à gauche les non-humains (en jaune), à droite les humains (en vert) ;
  • les mains, toutes les quatre en train de serrer, sont elles-aussi réparties de manière symétrique : deux aux extrêmes, deux sur la ligne de séparation (rectangles bleus) ;
  • le couteau, qui reflétait l’ange, reflète maintenant le bélier, projetant l’histoire vers son terme.

Schématiquement, on pourrait dire que le type Princeton, en séparant les figures selon leur appartenance (à Dieu ou à l’Humanité), suppose déjà acquis le sacrifice du Bélier ; alors que le type Florence, par ses alternances, laissait la fin plus ouverte.

Tandis que dans le type Florence, le paysage offrait une échappée vers l’arrière, la tranche complémentaire (en rouge) bloque au contraire le regard et le ramène vers le premier plan.



1598 Sacrificio-di-Isacco-Caravaggio Princeton detail buche
On y découvre une nature morte remarquable par son réalisme : une bûche consumée, dont le bout le plus éloigné rougeoie.

Cette extension incongrue pose un problème narratif : puisqu’il ne peut s’agir du brandon servant à allumer le bûcher (il est entièrement consumé), il ne peut avoir qu’un valeur symbolique : de même que la composition fait comme si le bélier était déjà égorgé, de même la bûche consumée nous dit qu’il est déjà brûlé.


La postérité du type Princeton

1603 Caravaggio Sacrificio-di-Isacco--Uffizi 1616, Orrente Pedro Le Sacrifice d'Isaac Musee des Beaux-Arts de Bilbao schema

Pedro Orrente, 1616, Musée des Beaux-Arts de Bilbao

A l’appui d’une origine espagnole du type Princeton, on peut noter que c’est en Espagne qu’apparaît, très rapidement, cette remarquable réplique.

Dans la tranche complémentaire (en rouge), on retrouve le détail du bout de bois rougeoyant (mais ici, il s’agit clairement d’un boute-feu).

Les gestes des mains reprennent l’alternance caravagesque des mains qui pointent (rectangles bleu clair) et des mains qui serrent (rectangles bleu sombre).


1615-20 Vitale Filippo_Sacrificio_di_Isacco CapodimonteFilippo Vitale, 1615-20, Capodimonte

Si le type Princeton a été inventé par Cavarozzi, en Espagne, il faut admettre que ce peintre napolitain l’a réinventé de manière indépendante. On notera qu’il ne s’agit pas ici d’une reconception majeure comme celle de Cavarozzi, avec sa ligne de symétrie clairement marquée. Mais plutôt d’une simple variante du type Florence, enrichie d’un cinquième élément, le brasier : le plus efficace du point de vue dramatique et narratif était de le rajouter à droite d’Isaac (péril imminent dans le sens de la lecture), ce qui obligeait à déporter le bélier de l’autre côté.

Ainsi Cavarozi et Vitale auraient abouti à des résultats similaires non par influence directe, mais en appliquant la même idée : remplacer la zone Paysage du tableau de Caravage par une référence au Feu (brandon ou brasero).


1630-32 Valentin de Boulogne sacrifice isaac Musee des BA Montreal inacheveValentin de Boulogne, 1630-32, Musée des Beaux Arts, Montréal

On voit bien, dans ce tableau inachevé de Valentin, combien le type Princeton est rationnel : l’ange pointe l’agneau à gauche, Abraham enserre Isaac à droite ; et au centre se trouve une zone d’échange, où l’ange serre et Abraham pointe.


1603 Caravaggio Sacrificio-di-Isacco--Uffizi schema tetes
Le type Florence est en comparaison très alambiqué, avec ses alternances et sa proximité suspecte entre le fils et la bête, qu’il revient au père de trancher.


1649-97 Carlone Giovanni Battista (attr) sacrifice isaac Musee de Picardie Photo Marc JeanneteauCarlone Giovanni Battista (attr), 1649-97, Musée de Picardie (Photo Marc Jeanneteau). 1636-87 Bernhard Keil Monsu_Bernardo_Sacrificio_di_IsaccoBernhard Keil (Monsu Bernardo), 1636-87, collection particulière

Dans la seconde moitié du siècle, l’influence de Caravage s’éloigne, et les très rares Sacrifices en format Paysage sont du type le plus simple, Princeton.


1650-1700 ECOLE ITALIENNE sacrifice isaac coll partEcole italienne, 1650-1700, collection particulière Giambattista Mengardi, 18th century Lupia, Parish Church.Giambattista Mengardi, 18ème siècle, église paroissiale de Lupia

En les écartant suffisamment, on peut même dilater les figures pour les représenter en pied.


1743 Amigoni Jacopo Das_Abrahamsopfer_Gemaldegalerie Berlin schema 1743 Amigoni Jacopo Das_Abrahamsopfer_Gemaldegalerie Berlin schema

Jacopo Amigoni, 1743, Gemäldegalerie, Berlin

Dans cette composition élégante, ultime résurgence de la formule :

  • la diagonale ascendante gouverne les mains droites et la situation présente (Isaac sacrifié) ;
  • la diagonale descendante gouverne les mains gauches et la situation future (le bélier sacrifice) ;
  • au point d’intersection, la main gauche de l’ange fait pivot entre les deux issues.



H3 : Le type en V

Dans cette formule, Abraham et l’Ange s’affrontent au dessus d’Isaac allongé.


A l’origine : la réduction du type V4

Le type V4 (solidaire), que nous avons vu au chapitre précédent, s’inscrit naturellement dans un format vertical. Mais certains artistes ont cherché à le transcrire en format Paysage, très à la mode au XVIIème siècle, en limitant Abraham à une demi-figure.


Sacrifice of Isaac - Ficherelli, Felice (1605-1660)

Collection Gregori , Florence

ficherelli sacrifice isaac coll partCollection particulière

Felice Ficherelli, 1625-40

La solution du florentin Ficherelli dans les années 1625-40 (la chronologie précise n’est pas connue), est de placer Isaac en position couchée, et de minimiser l’ange : on reconnait néanmoins la composition triangulaire d’Andrea del Sarto.


ficherelli 1640 ca sacrificio-di-isacco National Gallery of Ireland Dublin ficherelli 1640 ca sacrificio-di-isacco National Gallery of Ireland Dublin reduit

Le Sacrifice d’Isaac, Felice Ficherelli, vers 1640, National Gallery of Ireland, Dublin

Dans cette autre proposition, Ficherelli s’inspire de Caravage et étend vers le bas le type Florence, en représentant Isaac en totalité.  Abraham est repris du tableau de la collection Gregori, inversé de gauche à droite.


ficherelli Saint Laurent NationalMuseum Stokholm

Saint Laurent, National Museum, Stokholm.

A noter que le même jeune homme convient aussi bien pour Isaac sur le bûcher que pour Saint Laurent sur le grill.


1620-25 Giulio Cesare Procaccini sacrifice isaac coll part 1620-25 Giulio Cesare Procaccini sacrifice isaac coll part schema

Giulio Cesare Procaccini, 1620-25, collection particulière

Procaccini limite la contraction à un format carré et cale les figures entre les diagonales.  Cette structure en X est sous-jacente à la formule en V, qui commence ici à apparaître.


1630 ap Stomer Mathias Le sacrifice d'Abraham Ajaccio, Palais Fesch 1630 ap Stomer Mathias Le sacrifice d'Abraham Ajaccio, Palais Fesch schema

Mathias Stomer, après 1630, Musée des Beaux-Arts, Palais Fesch; Ajaccio

Stomer pousse la compression jusqu’au format horizontal en réduisant la taille d’Abraham, qui devient équivalente à celle de l’ange.


5Cb 1635 ca Luigi-Miradori-detto-il-Genovesino Sacrificio-di-Isacco-Londra-ColnaghiCollection Colnaghi, Londres 5Cb 1635 ca Luigi-Miradori-detto-il-Genovesino the-sacrifice-of-isaac-Collection particulière

Luigi Miradori (Il Genovesino), vers 1635

La solution de Miradori est de comprimer Isaac  grâce à un raccourci audacieux.  On voit bien que pour aboutir au format horizontal, il faut réduire l’ange en demi-figure et le faire descendre  au niveau d’Abraham : les deux ont alors tendance à se répartir équitablement dans les deux moitiés.


1640 ca Preti Mattia (att) sacrifice isaacGalleria Nazionale delle Marche 1640 ca Preti Mattia (att) sacrifice isaac Galleria Nazionale delle Marche schema

Mattia Preti (att), vers 1640, Galleria Nazionale delle Marche

C’est lorsque l’ange et Abraham sont d’égale importance que s’installe véritablement le type en V, aux deux branches symétriques. Devenu enjeu du combat, Isaac n’appartient plus à l’un ou l’autre camp (couleur bleue). La quasi-élimination du bélier accompagne ce parti-pris ternaire.


Ecole espagnole 17eme sacrifice isaac Musee de SaintesEcole espagnole, XVIIème siècle, Musée de Saintes

Dans cette oeuvre espagnole, la partie narrative se refugie dans le coin inférieur droit, où le bélier réduit à son museau hume la fumée du sacrifice.


1657-59 de valdes leal juan sacrifice isaac coll part 1657-59 de valdes leal juan sacrifice isaac coll part schema

Juan de Valdès Leal, 1657-59, collection particulière

Dans cette composition similaire, mais avec des figures en pied, le bélier se trouve marginalisé dans une tranche latérale.


1675 ap antonio bellucci sacrifice isaac VeniseAntonio Bellucci, après 1675, collection particulière 1600-1700 Anonimo veneziano Sacrificio di Isacco phototheque zeriAnonyme vénitien, XVIIème siècle, collection particulière

Dans ces deux oeuvres vénitiennes, le bélier a totalement disparu.


Les évolutions du XVIIIème siècle

Facile à mettre en place pour l’artiste et facile à comprendre pour le spectateur, la composition va prendre au XVIIIème siècle un remarquable essor.


1712 Antonio_Filocamo sacrifice isaac Pinacoteca Zelantea, AcirealeAntonio Filocamo, 1712, Pinacoteca Zelantea, Acireale 1720-30 angelo-trevisani the-sacrifice-of-isaac coll partAngelo Trevisani, 1720-30, collection particulière

Au départ, elle conserve le format horizontal du siècle précédent ; puis elle va évoluer vers des formats de plus en plus verticaux.


Ignoto-caravaggesco-Sacrificio-di-Isacco.Anonyme caravagesque, XVIIème siècle, collection privée 1720-30 Venezianische-Schule-Abraham-opfert-seinen-Sohn-Isaak coll partAnonyme vénitien, 1720-30, collection privée

Une variante de cette structure en X, déjà exploitée par un caravagesque du siècle précédent, est de montrer Isaac de dos, dans un effet de repoussoir qui accentue la profondeur.


1730 ca Jean Restout the-sacrifice-of-abraham coll part (photographie galerie Matthiesen) schema

1730 ca Jean Restout the-sacrifice-of-abraham coll part (photographie galerie Matthiesen) schemaH3 dissymétrique 1730 ca Jean Restout the-sacrifice-of-abraham coll part (photographie galerie Matthiesen) schema 1V3 comprimé

Jean Restout, vers 1730, collection particulière (photographie galerie Matthiesen)

Dans cette composition très particulière avec des figures en pied, Restout équilibre la supériorité verticale de l’Ange par la supériorité horizontale d’Abraham, qui tire le torse d’Isaac dans son camp. Selon qu’on s’intéresse aux visages ou aux corps, la composition s’analyse aussi bien comme de type H3 dissymétrique ou de type V3 (triangle pointe à droite) comprimé au format horizontal.


Le pendant de Bencovich

1715 Federico_Bencovich Hagar_and_Ishmael_in_the_Desert Schloss WeißensteinAgar, Ismaël et l’ange, Schloss Weißenstein, Pommersfelden 1715 Federico_Bencovich Abraham_s_sacrifice_of_Isaac_-_ Strossmayer Gallery ZagrebSacrifice d’Isaac, Strossmayer Gallery, Zagreb

Federico Bencovich, 1714

Ce pendant fait partie des quatre toiles commandées par Lothar Franz von Schönborn à Bencovich pour son château de Pommersfelden, et réalisées à Venise en 1714 (Bencovich allait s’installer à Vienne vers 1716) . Pour Peter Oluf Krückmann [13], le tableau de Zagreb (cat I-37) serait une copie par Bencovich du tableau original (cat Va-13), aujourd’hui perdu, qui se trouvait dans le château. Pour Gabriele Crosilla ( [14], p 36), il s’agit bien du tableau original.



1715 Federico_Bencovich Hagar_and_Ishmael Isaac pendant
La composition est savamment étudiée pour souligner les différences entre ces deux histoires d’intervention salvatrice d’un ange.


Dans l’histoire d’Agar et d’Ismaël abandonnés dans le désert, le texte précise bien que la mère et le fils sont à distance l’un de l’autre :

Quand l’eau de l’outre fut épuisée, elle laissa l’enfant sous un des arbrisseaux, et alla s’asseoir vis-à-vis, à une portée d’arc ; car elle disait : Que je ne voie pas mourir mon enfant ! Elle s’assit donc vis-à-vis de lui, éleva la voix et pleura. Dieu entendit la voix de l’enfant ; et l’ange de Dieu appela du ciel Agar, et lui dit : Qu’as-tu, Agar ? Ne crains point, car Dieu a entendu la voix de l’enfant dans le lieu où il est. Genèse 21, 15-17


Dans le Sacrifice d’Isaac, la composition en V très équilibrée (puisque la pointe du V coïncide avec le centre du X sous-jacent) souligne au contraire qu’Isaac est l‘enjeu d’une compétition, dont l’ange est en passe de prendre le dessus.


Un autre contraste tient aux deux sources de lumière :

  • d’un côté en haut au centre ;
  • de l’autre à gauche, compatible avec l’éclairage venant de la fenêtre.

Ainsi l’ange d’Agar n’est qu’un messager qui désigne une source virtuelle tandis que l’autre ange intercepte dans sa paume la lumière réelle qui entre dans la pièce, comme pour la transmettre à Abraham. Sa posture, tournée vers l’arrière, lui donne le double avantage :

  • graphiquement, de pouvoir bloquer de la main droite le bras armé d’Abraham ;
  • théologiquement, de tirer Abraham en direction du ciel.

Tous les spécialistes s’accordent sur le fait que l’idée de l’ange vu de dos vient d’un tableau vénitien du siècle précédent, très célèbre à l’époque [15] :
Johann_Liss 1627 _The_Vision_of_St_Jerome_Chiesa di San Nicola da Tolentino, Venezia

La vision de Saint Jérôme
Johann Liss, 1627, Chiesa di San Nicola da Tolentino, Venise

Comme nous allons le voir, plusieurs peintre vénitiens (Piazzeta, Pittoni) reprendront cet ange élégant.


L’évolution vers le vertical, chez Piazzetta

1715 Piazzetta Giambattista _sacrificio-isaac Thyssen Bornemisza Museu Nacional d'Art de Catalunya1715, collection Thyssen Bornemisza, en dépôt au Museu Nacional d’Art de Catalunya 1730-35 Piazetta sacrifice Isaac Gemaldegalerie Dresde1730-35, Gemäldegalerie, Dresde

Giambattista Piazzetta

Piazzetta utilise la formule en V à trois reprises, d’abord dans un format horizontal, puis dans un format vertical qui reste en demi-figures : on y retouve la figure de l’ange vu de dos, reprise du même modèle vénitien.



Piazzetta, Giovanni Battista, 1683-1754; The Sacrifice of Isaac1736-40, National Gallery, Londres

Piazzetta emploie une dernière fois la formule en V, cette fois avec des figures en pied, dans une contre-plongée verticale.


La gloire du format vertical

Giambattista Mariotti Musee national Belgrade fig 55Giambattista Mariotti (vénitien), 1710-50, Musée national, Belgrade fig 55 [14] XVIIIeme s coll part fig 53Vénitien, XVIIIème siècle, collection particulière, fig 53 [14]
1720 Vincenzo Damini sacrifice isaac Gemaldegalerie Alte Meister KasselVincenzo Damini (vénitien), 1720, Gemäldegalerie Alte Meister, Kassel Francesco Migliori anciennement Gemaldegalerie Dresde fig 54Francesco Migliori (vénitien) , 1704-38, anciennement Gemäldegalerie, Dresde, fig 54 [14]

Dans la foulée de Bencovich, d’autres peintres vénitiens vont s’appuyer sur un X sous-jacent, en format plus ou moins vertical. Le V inscrit met quelquefois à égalité l’Ange et Abraham, mais la plupart du temps place, comme Bencovich, l’Ange en position dominante.


1750 ca francesco-guardi the-sacrifice of isaac Cleveland museum of artsFrancesco Guardi, vers 1750, Cleveland museum of arts 1760-70 SIGRIST Franz Le sacrifice d'Isaac 1 PBA LilleFranz Sigritz, 1760-70, PBA Lille

Cette dissymétrie finit, pour peu qu’Abraham s’écarte d’Isaac, par se rapprocher de la formule plus ancienne des types verticaux en triangle pointe à gauche (V2) ou pointe à droite (V3), mais en restant solidement plantée sur le X sous-jacent.



H4 L’Ange séparateur

Dans cette formule très rare, l’Ange se tient entre Abraham et Isaac.

L’ange en surplomb

1524 Luini Bernardino sacrifice isaac Chiesa di S. Maria Nascente, Paderno DugnanoBernardino Luini , 1524, Chiesa di S. Maria Nascente, Paderno Dugnano 5Oc 1692 Johann Michael Rottmayr sacrifice isaacAlte Galerie, Schloss Eggenberg GrazMichael Rottmayr, 1692, Alte Galerie, Schloss Eggenberg, Graz

Chez Luini, c’est le format très haut qui a obligé à placer l’ange au centre, agissant comme une sorte de séparateur entre le père et le fils.

D’habitude, lorsque l’ange pointe du doigt, c’est pour désigner soit le Ciel (le décideur) soit le bélier (le résultat de la décision). Ici l’ange désigne Isaac, ce qui peut se justifier par ce passage du texte : « Ne porte pas la main sur l’enfant et ne lui fais rien ».

La composition de Rottmayr obéit à des intentions très différentes (nous y reviendrons au chapitre suivant) mais a pour particularité d’être  le seul autre cas où l’ange désigne Isaac.



1620-21 Rubens the-sacrifice-of-isaac-sketch-for-section-of-ceiling-in-the-jesuit-church-antwerpRubens, 1620-21, esquisse pour le plafond de l’église des Jésuites, Anvers

Rubens retrouve la même idée de l’ange séparateur sous une contrainte inverse : un format très bas, assorti d’une contre-plongée.



1699 Giuseppe_Maria_Crespi_-_The_Sacrifice_of_Abraham musee national de l'art, de l'architecture et du design de Norvege

Giuseppe Maria Crespi, 1699, Musée national de l’art, de l’architecture et du design de Norvège

Crespi est le seul à reprendre ce dispositif sans contrainte majeure. Il revient au geste habituel de l’ange pointant le bélier.


Les Sacrifices de Vermiglio (1618-25)

Vermiglio est un spécialiste du thème du Sacrifice d’Isaac, en format horizontal. L’ordre logique des variantes présentées ici retrouve l’ordre chronogique approximatif établi par Francesco Frangi [16].


A 1618-25 vermiglio Giuseppe type 1 sacrificio_di_isacco coll part autrefois Nils RappCollection particulière (autrefois Nils Rapp) A 1618-25 vermiglio Giuseppe type 1 sacrificio_di_isacco Cassa di Risparmio di CesenaCassa di Risparmio di Cesena

En bon peintre caravagesque, Vermiglio commence par décliner le type Florence, en plaçant le bélier ou l’agneau en haut, ce qui fait gagner en compacité. Le geste de l’ange, ambigu chez Caravage, est ici clarifié : soit il montre le ciel, soit il montre l’agneau (en frôlant le crâne d’Abraham).



A 1618-25 vermiglio Giuseppe Type 1 sacrificio-di-isacco coll partCollection particulière

Dans cette autre version, Vermiglio fait carrément passer derrière Abraham le bras de l’ange tendu vers le bélier.


1598 Sacrificio-di-Isacco-Caravaggio-PrincetonCaravage, 1597-98 ou Cavarozzi, 1617, anciennement dans la collection Piasecka-Johnson, Princeton B 1618-25 Vermiglio sacrifice isaac coll partGiuseppe Vermiglio, Collection particulière

Vermiglio reprend maintenant le type Princeton (il a pu croiser Cavarozzi à Rome dans les années 1618-20).


B 1618-25 Vermiglio sacrifice isaac coll part inverse B 1618-25 vermiglio Giuseppe type 2 sacrificio_di_isacco,_post_1621 Pinacoteca del Castello Sforzesco

Après 1621, Pinacoteca del Castello Sforzesco, Gênes

Cette composition peut être considérée comme l’inversion du type Princeton pour l’ange et Abraham, puis glissement d’Isaac vers la gauche. Il est nécessaire de placer le poignard dans la mais droite, ce qui impose que l’ange étende le bras gauche pour saisir la main armée : comme il est impossible ici de le faire passer par derrière, le bras de l’ange vient barrer la poitrine d’Abraham.


C 1618-25 vermiglio Giuseppe type 4 C 1618-25 vermiglio Giuseppe type 4

Collection particulière

Vermiglio a alors l’idée de décaler Isaac vers la droite : d’où cette composition totalement innovante où le triangle protecteur englobe non pas le père et le fils (comme dans la formule V4) , mais l’ange et Isaac.


D 1618-25 vermiglio Giuseppe type 4 Sacrificio di Isacco museo di genovaCollection particulière D 1618-25 vermiglio Giuseppe type 4_sacrificio-di-isaccoCollection particulière

La composition a dû avoir du succès, puisque Vermiglio en a fait deux répliques, en variant la pose d’Isaac.


La postérité de l’ange séparateur

En dehors de Vermiglio, cette formule très logique (l’ange intervient pour protéger Isaac d’Abraham) n’a pratiquement été utilisée par personne : sans doute parce que, trop impérative, elle prive Abraham de son libre arbitre.


E 1705 Gregorio Lazzarini-sacrifice-of-isaac From the monastery SS.Giovanni e Paolo accademia VeniseGregorio Lazzarini, 1705, provenant du monastère SS.Giovanni e Paolo, Accademia, Venise

Lazzarini l’a réinventée en format vertical et en pieds, avec le résultat de marginaliser Abraham et de le placer en position subalterne.


F 1901 Ferenczy sacrifice isaac Hungarian national Gallery bis F 1901 Ferenczy sacrifice isaac Hungarian national Gallery

Karoly Ferenczy, 1901, Hungarian national Gallery, Budapest

Il faut attendre les tableaux bibliques de Karoly Ferenczy pour retrouver la même idée : le parti-pris d’immobilité et de verticalité des figures oblige, pour améliorer la lisibilité de l’histoire, à placer l’ange entre le fils et le père.


karoly-ferenczy-DepositionDéposition, Karoly Ferenczy, 1903, Kultúrpalota, Marosvásárhely

Ferenczy a repris la même idée de séparation deux ans plus tard, cette fois entre le Fils et la Mère.



Article suivant : Le sacrifice d’Isaac : 4 variantes, formes atypiques

Références :
[11] Mina Gregori « Il Sacrificio di Isacco: un inedito e considerazioni su una fase savoldesca del Caravaggio » Artibus et Historiae Vol. 10, No. 20 (1989), pp. 99-142 (44 pages) https://www.jstor.org/stable/1483356
[13] Peter Oluf Krückmann, Federico Bencovich (1677-1753), 1988
[14] Gabriele Crosilla, Federico Bencovich (1677-1753), 2020
[15] Alessio Pasian « Il giovane Tiepolo. La scoperta della luce » https://www.academia.edu/5442624/Il_giovane_Tiepolo._La_scoperta_della_luce
[16] Francesco Frangi « Giuseppe Vermiglio. Un pittore caravaggesco tra Roma e la Lombardia » 2000 , p 44 et 92

Le sacrifice d’Isaac : 4 variantes, formes atypiques

4 février 2023

Ce dernier article est consacré aux artistes qui ont traité plusieurs fois et selon des formules différentes le thème du Sacrifice d’Isaac, ce qui pose la question de la préférence pour telle ou telle formule.

Nous verrons également, pour terminer, quelques oeuvres atypiques qui n’entrent dans aucune des formules que nous avons explorées.

Article précédent : Le sacrifice d’Isaac : 3 format horizontal 

Artistes « spécialistes » du thème

lls sont classés par ordre chronologique. La plage temporelle indiquée est celle où l’artiste à traité le thème.

Johan Liss (1625-29)

Liss, peintre d’origine allemande formé en Hollande et dans les Flandres, est arrivé en Italie en 1621, où il a fait toute sa carrière à Venise, Rome, puis encore Venise.


Ya johann-liss-or-lis-or-von-lys 1625-26 the-sacrifice-of-isaac-- coll partJohan Liss, 1625-26, Collection particulière

Composition de type H4 (Ange séparateur). Liss résout d’une manière originale le problème de l’ange à droite, en lui faisant bloquer non pas le bras armé d’Abraham, mais son bras libre. La manière dont les deux bras gauches se croisent sans se saisir est résumée plus bas, dans le geste du pouce qui croise le manche du couteau sans l’empêcher de tomber.


Liss Johan_-_La deploration d abel_1628-29 Venise, Galerie de l AcademieLa déploration d’Abel Liss Johan_-_The_Sacrifice_of_Isaac_1628-29 Venise, Galerie de l AcademieLe sacrifice d’Isaac

Johan Liss, 1628-29, Galerie de l’Académie, Venise

La mise en pendant de ces deux épisodes, qui n’a rien d’habituel,  se justifie par le thème de l’enfant assassiné.

A gauche, Adam et Eve découvrent le cadavre nu d’Abel. Les deux peupliers parallèles et l’arbuste qui se détachent sur le soleil couchant miment les trois personnages, dans une composition en diagonale descendante où le ciel rougi envahit la moitié du tableau.

A droite, Abraham s’apprête à égorger son fils Isaac, lui aussi dénudé. Le groupe emmêlé des trois personnages est englobé dans un bouquet d’arbres, sur la diagonale ascendante, devant un ciel bleu lumineux.

Au tragique définitif de la première mort s’oppose le message positif de la seconde, puisqu’in extremis l’ange retient le bras d’Abraham.



Liss Johan_Abel Isaac_1628-29 Venise, Galerie de l Academie inverses
Par ordre chronologique, la Mort d’Abel se situe avant le Sacrifice d’Isaac. L’ordre des deux tableaux étant contraint, il était impossible d’envisager une disposition ascendante/descendante, qui aurait accolé artificiellement deux familles n’ayant rien à voir. La disposition inverse conduit à retenir, pour le Sacrifice d’Isaac, la formule V4, la plus courante.


sb-line

Cornelis de Vos (1630-31)


Yb cornelis-de-vos 1630 ca le-sacrifice-d-abraham colll partCollection particulière Yb cornelis-de-vos 1631 le-sacrifice-d-abraham Staedel Museum1631, Staedel Museum

La composition de gauche est sans doute la première, puisqu’elle utilise la formule V4 selon la diagonale descendante, la forme la plus courante. Celle de droite s’obtient en inversant Abel (ses bras liés passant devant son torse) et en le faisant passer de l’autre côté : on ce qui conduit à la très rare formule V4 selon la diagonale ascendante . L’ange est très proche d’Abraham, qui se retourne vers lui.



Yb cornelis-de-vos 1631 le-sacrifice-d-abraham Staedel Museum schema
Il en résulte un intéressant effet de ricochet entre la courbe du corps du jeune homme, celle du corps de l’angelot, et enfin celle du sabre : comme si les trois coalisaient leur souplesse contre Abraham.


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Orazio Riminaldi (1620-30)


D Riminaldi Orazio , Sacrificio di IsaccoCollection particulière D Riminaldi Orazio Sacrificio di Isacco (1620-1630) Palazzo Barberini - RomaPalazzo Barberini, Roma

Deux compositions de type imbriqué, l’une en format vertical V4, l’autre transposée en format horizontal. Dans les deux cas, l’ombre portée du bras d’Isaac sur sa poitrine préfigure sa blessure imminente.


D Riminaldi Orazio Sacrificio di Isacco (1620-1630) Palazzo Barberini - RomaCollection particulière

Une composition rare de type Ange séparateur (H4).


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Orazio De Ferrari (1625-50)


Db Orazio De Ferrari 1625 ap genes Sacrificio di Isacco Pinacoteca SavonaAprès 1625, Pinacoteca di Savona Db Orazio De Ferrari 1650-57 sacrifice Isaac Ascoli Piceno, Pinacoteca Civica di Palazzo dell'Arengo1650-57, Ascoli Piceno, Pinacoteca Civica di Palazzo dell’Arengo

La première toile de ce peintre génois inverse la composition H1 (type Florence) de Caravage. La seconde est de type H3 (en V) mais étendu en format vertical en rajoutant en bas la partie autel, de manière très signifiante : le brasero prolonge la ligne qui passe par les mains superposées d’Abraham et de l’Ange, puis les mains liées d’Isaac, figurant son destin suspendu.


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Agostino Beltrano (1627-56)


F agostino-beltrano 1640-56_le-sacrifice-d'isaac CapodimonteCapodimonte Beltrano, Agostino, c.1607-c.1665; SacTower Hamlets Local History Library and Archives

Composition de type V1 (en pied, séparé).


F agostino-beltrano Sacrificio di Isacco(particolare) Montecatini Terme collezione privataCollection particulière, Montecatini Terme
F agostino-beltrano 1640-56_le-sacrifice-d'isaac Modena collezione BadeschiCollection Baldeschi, Modène

Compositions de type V4 (en pied, solidaire).


F agostino-beltrano 1640-56 le-sacrifice-d'isaac Gemaldegalerie DresdeGemäldegalerie, Dresde

Encore une composition de type V4, mais avec Abraham en demi-figure.


F agostino-beltrano 1640-56_le-sacrifice-d'isaac Salzburg Residenzgalerie1639, Residenzgalerie, Salzburg

Cette composition est de de type V4 selon la diagonale ascendante, avec la particularité d’être comprimée en format horizontal, ce qui en fait un cas très particulier : d’autant plus que lorsque l’ange arrive par la droite, il ne saisit généralement pas l’arme mais se contente d’un geste de persuasion (voir XXX) Le parti-pris non-narratif se voit au voisinage entre l’âne (début de l’histoire) et le bélier (fin de l’histoire).  Autre particularité intéressante, l’épaule dénudée d’Abraham, qui traduit sa vulnérabilité.


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Francesco Guarino (1631-54)


G Guarino Francesco 1631-54 sacrifice isaac Palazzo Pinto salernePalazzo Pinto, Salerne G Guarino Francesco 1631-54 sacrifice isaac diocese de SalerneCollection particulière

Ces deux variantes, très similaires à la composition atypique de Beltrano que nous venons de voir, laissent supposer que ces deux peintres de la même génération, tous deux élèves de Massimo Stanzzione à Naples, ont pu s’inspirer d’un même modèle, aujourd’hui disparu.


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Lorenzo Lippi (1626-65)


H lippi, Lorenzo , Abraham et Isaac _da_s.lucia_a_montecastello Museo diocesano (San Miniato).JPGAbraham et Isaac H lippi, Lorenzo agar_nel_deserto,_da_s.lucia_a_montecastello Museo diocesano (San Miniato)Agar au désert

Lorenzo Lippi (attr), vers 1640, provenant de l’église Santa Lucia de Montecastello, Museo diocesano, San Miniato

La composition de type V2 (triangle pointe à gauche vers Abraham) s’explique par la symétrie entre les deux personnages vêtus de rouge (triangle pointe à droite vers Agar). Pour le thème de ce pendant, voir Sujets religieux. A noter que nous avons déjà rencontré deux pendants sur le même sujet, par Pasquale Chiesa (1640) et Bencovitch (1715)



H Lorenzo Lippi 1626-65 sacrifice isaac coll partCollection particulière

Pour transposer la composition en format horizontal, Lippi conserve la même configuration Père/Fils, mais déplace l’ange à gauche pour faire jonction avec la zone Paysage.


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Paolo Pagani (1685-90)


Coutumier des compositions déjantées, Pagani a enrichi le répertoire du thème par deux interprétations particulièrement originales.


1685-88 Pagani Paolo, Agar er lange, Venise, Palazzo Capello SalvioniAgar et l’Ange 1685-88 Pagani Paolo, Sacrifice d'Isaac, Venise, Palazzo Capello SalvioniSacrifice d’Isaac

Palazzo Capello Salvioni, 1685-88, Venise

Pour ce Sacrifice, Pagani a eu deux idées uniques : placer l’ange séparateur en dessous, et lui faire détourner l’attention d’Abraham en frôlant son torse de l’aile.



1685-88 Pagani Paolo, pendant, Venise, Palazzo Capello Salvioni
Comme nous l’avons vu à propos du pendant de Bencovich, la séparation verticale entre Agar et Ismaël (ligne blanche continue) est justifiée par le texte. La même ligne, dans le Sacrifice (ligne blanche pointillée) se lit plutôt comme la médiane du triangle bien marqué par les ailes de l’ange (en bleu).  Graphiquement, la rotation du triangle s’accompagne d’une mutation des rôles : la Mère se transforme en Père, l’Ange perd ses ailes et se transforme en Fils, le Fils se transforme en Ange.

Ainsi les deux particularités du tableau s’expliquent par le fonctionnement en pendant.


1685-88 Pagani Paolo, Sacrifice d'Isaac, Ermitage, Saint Pertersbourg1685-88, Ermitage, Saint Petersbourg

A contrario, dans cette variante sans pendant, l’aile gauche a repris sa place naturelle et Abraham a retourné son attention vers Isaac. Au dessus du bélier, l’âne remplace l’arbre.


1685-90 paolo-pagani il-sacrificio-di-isacco-musee Casa Paolo Pagani (Valsolda)Sacrifice d’Isaac, 1685-90, Museo Casa Paolo Pagani, Valsolda Pagani Paolo 1700 ca Le rapt d'Helene collection priveeRapt d’Helène, vers 1700, Collection privée

Toute la composition conduit l’oeil vers le point nodal du tableau : la pointe du couteau faisant contact avec le peau du cou d’Isaac tandis que, juste à côté, la main de l’ange recouvre celle d’Abraham, de manière imperceptible.

Cette capacité à faire surgir le petit au milieu du grand anticipe le dispositif du Rapt d’Hélène, où l’oeil oscille, pour identifier celle-ci, entre la femme du premier plan et celle de l’arrière-plan.


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Luca Giordano (1680-96)


I luca-giordano 1680-89 sacrifice-of-isaac Ermitage1680-89, Ermitage I Luca-Giordano The-Sacrifice-of-Isaac coll partCollection particulière

Deux compositions V4 (solidaire), l’une en pied, l’autre en demi-figure.



I Luca Giordano 1696 ca __Il_sacrificio_di_Isacco_(Prado,_Madrid)

Vers 1696, Prado

Composition de type H3 (en V)


I luca-giordano sacrifice abel et cain coll partSacrifice d’Abel et Caïn I luca-giordano sacrifice Isaac coll partSacrifice d’Isaac

Collection particulière

Giordano réussit ici la gageure de mettre en rapport deux sacrifices n’ayant pas grand chose à voir.


I luca-giordano sacrifice Isaac sacrifice abel et cain coll part schema

Il rajoute un ange dans celui d’Abel et Caïn (en orange), Dieu dans celui d’Isaac (en jaune),  et identifie le bélier avec l’offrande d’Abel (en bleu). Dans le camp de la victime innocente, il compare Abel et Isaac  (en vert) et dans le camp du meurtrier Caïn et Abraham (en rouge).


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Michael Rottmayr (1690-1730)


5Oc 1692 Johann Michael Rottmayr sacrifice isaacAlte Galerie, Schloss Eggenberg Graz schema

Michael Rottmayr, 1692, Alte Galerie, Schloss Eggenberg, Graz

Dans cette composition de type V4, un mouvement en zig-zag particulièrement élaboré conduit l’oeil, en passant par tous les protagonistes de l’histoire, jusqu’à la conclusion heureuse : du bélier au brasero.


Muzeum Narodowe w Warszawie ;;;fot.Michael Rottmayr, 1700-30, National Museum, Varsovie Schelte Adamsz Bolswer d'apres Theodoor Rombouts_Sacrifice-of-Abraham RijksmuseumSchelte (Adamsz Bolswer) d’après Theodoor Rombouts, Rijksmuseum

Dans cette composition de type V4, l’ange croise les bras de manière particulièrement alambiquée. Cet embarras résulte d’un problème de main droite : Rottmayr a voulu corriger la gravure de Schelte (où Abraham tient le poignard de la main gauche, puisque la gravure inverse le tableau de Rombouts), tout en la recadrant en largeur, ce qui lui a fait placer le bélier à gauche, à côté du brasero. Comme il a voulu conserver le geste de l’ange montrant la bête, et lui faire arrêter de la main droite le bras armé, la seule solution était cet étonnant croisement.


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Giovanni-Battista Pittoni (1713-50)


Jb Pittoni 1713-14 sacrifice isaac Speed Art Museum Louisville1713-14, Speed Art Museum, Louisville

Composition de type H3 (en V)


Ja pittoni 1720 avant giovanni-battista the-sacrifice-of-isaac-Coll partCollection particulière Ja Pittoni (attr) 1720 avant sacrifice isaac Musee de Picardie Photo Michel BourguetMusée de Picardie

Avant 1720

Deux compositions de type V4 (solidaire), dont la seconde est une mise au format carré (peut être par un autre artiste) de la première.


Jb Pittoni 1720 Giovanni_Battista__Sacrifice_of_Isaac Chiesa di San Francesco della Vigna VeneziaPIttoni, 1720, Chiesa di San Francesco della Vigna, Venise. 1715 Federico_Bencovich Abraham_s_sacrifice_of_Isaac_-_ Strossmayer Gallery ZagrebFederico Bencovich, 1714, Strossmayer Gallery, Zagreb

Avec son ange vu de dos, cette composition semble s’inspirer de celle que Bencovich avait mise au point six ans plus tôt. Mais il s’agit plus probablement d’une réinterprétation parallèle, à partir du célèbre tableau de Liss (voir Le sacrifice d’Isaac : 3 format horizontal) .


Jc Pittoni 1750 Giovanni_Battista_Abraham_Sacrificing_His_Son_Isaac Museum_of_Fine_Arts Boston1750, Museum of Fine Arts, Boston Cornelis Galle l'Ancien 1630 ca, sacrifice isaac British Museum,1891,0414.546,Cornelis Galle l’Ancien, vers 1630

Pour sa dernière interprétation du Sacrifice d’Abraham, Pittoni reprend, pour l’Ange en surplomb arrêtant le couteau, la tradition de Raphaël ; mais en inscrivant Isaac dans le grand triangle du corps d’Abraham, il la fusionne avec la tradition d’Andra del Sarto. En ajoutant une contre-plongée à la vénitienne, qui prend son essor depuis le bélier vu de dos, il obtient cette oeuvre composite, puissante, dynamique et fortement charpentée.


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Tiepolo (1720-50)


K Tiepolo Gianbattista 1720 ca sacrifice isaac pennacchi-dell’Ospedaletto VeniseGianbattista Tiepolo, 1720-25, pennacchi dell’Ospedaletto, Venise

Le jeune Tiepolo réussit à caser la scène dans cet espace difficile, en plaçant Abraham en position couchée, symétrique à celle d’Isaac. Le couteau sur la clé de l’arc attire tous les regards.


K tiepolo giovanni battista 1727-28 the-sacrifice-of-isaac-Galleria degli ospiti Palazzo Patriarcale UdineGianbattista Tiepolo, 1727-28, Plafond de la Galleria degli ospiti, Palazzo Patriarcale, Udine

Cette fresque en contre-plongée ouvre une trouée vers le ciel au centre de la galerie.



K tiepolo giovanni battista 1727-28 the-sacrifice-of-isaac-Galleria degli ospiti Palazzo Patriarcale Udine schema
La position inhabituelle de l’Ange à droite découle de l’orientation du bâtiment : Tiepolo a dû inverser la diagonale du rayon de lumière, afin qu’il semble provenir de la fenêtre Sud. L’autre avantage étant que le rayon accompagne le visiteur entrant dans le galerie.



K tiepolo giovanni battista 1727-28 the-sacrifice-of-isaac-Galleria degli ospiti Palazzo Patriarcale Udine situation
L’idée elle-aussi inhabituelle d‘éloigner les deux groupes découle du large espace de ciel nécessaire pour donner l’illusion d’une trouée. Elle contraste agréablement avec la fresque située juste en dessous (Rachel cachant les idoles), construite autour d’un groupe central compact.

Aux yeux des invités qui parcouraient la galerie, l’ensemble du décor avait un sens politique : Abraham symbolisait l’obéissance à Dieu des patriarches d’Udine [17].


K Tiepolo Gianbattista 1750 sacrifice isaac METGianbattista et Dominico Tiepolo, 1750, MET

On pense que cette toile est de la main du père et du fils, à la période où ils collaboraient à la décoration de la Résidence de Würzburg. La composition est de type V4, mais comprimée en format horizontal pour les besoins de la contre-plongée.


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Januarius Zick (1745-97)

Cet artiste prolifique, un des maîtres du rococo allemand, a peint pas moins de onze fois le Sacrifice d’Isaac. Il aurait été très intéressant de suivre ces variations par ordre chronologique, mais malheureusement les datations sont très hypothétiques (je reprends les datations et la numérotation G08 à G16 de Strasser [18], les notations abb 135 à abb 144 renvoient aux figures de l’article d’Othmar Metzger [19]).

Les compositions sont toutes de type V4 (Abraham et Isaac solidaires), en format vertical ou le plus souvent horizontal. Mis à part deux oeuvres, l’Ange ne touche pas Abraham, absence d’interaction bien pratique pour travailler par assemblage. J’ai donc regroupé les oeuvres selon la position de l’ange par rapport au groupe principal.


Za Januarius Zick G09 1755 ca Sacrifice Isaac Suermondt-Ludwig Museum AachenVers 1755 (G09), Suermondt-Ludwig Museum, Aachen Za Januarius Zick G10 1755 ca Sacrifice Isaac Alte Pinakothek Munich abb 138Vers 1755 (G10, abb 138), Alte Pinakothek Munich Za Januarius Zick 1775 Sacrifice Isaac coll part rkdVers 1775, collection particulière, photographie rkd

La formule où l’ange arrive en vol horizontal depuis la droite est de loin la plus fréquente.


Zb1 Januarius Zick G12 1765-70 pendant Abraham et les trois anges Alte Pinakothek Munich abb 140Sacrifice d’Isaac (G12, abb 141) Zb1 Januarius Zick G12 1765-70 pendant Sacrifice Isaac Alte Pinakothek Munich abb 141Abraham et les trois anges (G12, abb 140)

Vers 1765-70 pendant Alte Pinakothek Munich

Il la reprend telle quelle dans ce pendant, qui du coup fonctionne a minima (Abraham debout sert de pivot entre le groupe des trois anges assis et l’ange volant, la femme qui regarde par la porte équilibre vaguement Isaac).


Zb2 Januarius Zick G11 1762 avant Sacrifice Isaac perduAvant 1762 (G11), perdu Zb2 Januarius Zick G16 1780-90 Sacrifice Isaac abb 139 coll part1780-90 (G16, abb 139), collection particulière

On la retrouve encore deux fois dans ces oeuvres paysagères. Dans la plus récente, l’ange ose enfin enlacer le bras armé, d’une manière plus sensuelle que directive.


Zd Januarius Zick Sacrifice Isaac et Agar abb 143 144

Sacrifice d’Isaac (abb 143) Abraham chasse Agar de sa maison (abb 144)

Dans ce pendant discutable (non accepté par Strasser), l’ange vient se coller au groupe sans tenter la moindre intervention. La composition recopie la gravure de Schelte que nous avons vu plus haut.



Zc Januarius Zick 1755 ca G08 Sacrifice Isaac coll partVers 1755 (G08), collection particulière

Cette composition expérimentale, jamais reprise par la suite, place l’ange debout, en suspension à bonne distance d’Abraham et d’Isaac qui ne lui prêtent aucune attention : l’apogée de cette absence d’interaction qui est décidemment la marque de fabrique de Zick.


Ze Januarius Zick G15 1765 ca Sacrifice Isaac Wallraf Richartz Museum Cologne abb 135Vers 1765 (G15, abb 135), Wallraf Richartz Museum, Cologne Zd Januarius Zick G13 1760-65 Sacrifice Isaac Alte Pinakothek Munich abb 1421760-65 (G13, abb 142), Alte Pinakothek, Münich Ze Januarius Zick G14 Sacrifice Isaac 1780 ca coll partVers 1780 (G14), collection particulière

Dans cette formule, l’ange est encore debout en suspension, mais si proche qu’il peut saisir le poignet d’Abraham (G13) ou tapoter son épaule (G14). La version de Münich est assez déconcertante par son parti-pris d’immobilité : chacun joue son personnage (l’ange suspendu, Isaac prostré, Abraham bouche-bée) avec la conviction de chanteurs d’opera.



Formes atypiques

Dans leur recherche forcenée de variété, certains artistes ont imaginé des compositions surprenantes, qui n’ont été reprises par personne.

Le cas Mantegna


1461 Andrea_Mantegna Triptyque des Offices detail de la Circoncision (volet droit) Offices
Le sacrifice d’Isaac, Moïse présentant aux douze tribus les Tables de la Loi.
Triptyque des Offices, détail du volet droit, Andrea Mantegna, 1461, Offices

Pour sa première interprétation du Sacrifice d’Isaac, Mantegna utilise une représentation volontairement archaïque, avec la main de Dieu sortant des nuages et Isaac représenté en adulte, ceci pour montrer l’ancienneté de l’édifice. Les deux lunettes ne doivent pas être lues en pendant, mais comme commentaire des deux scènes situées en dessous.


1461 Andrea_Mantegna Triptyque des Offices La Circoncision et la Presentation au Temple (volet droit) Offices

La Circoncision et la Présentation au Temple

La Présentation de la Loi se situe au dessus de la partie Présentation de Jésus au Temple. Comme l’a montré Jack M. Greenstein [20], l’ouverture fermée à l’arrière-plan n’est pas une porte de communication, mais la porte du Tabernacle, où sont conservées les Tables de la Loi.

La scène du Sacrifice d’Isaac se justifie quant à elle à double titre :

  • parce que, selon la tradition, elle s’était produite à l’emplacement du Temple de Jérusalem;
  • parce que le couteau du sacrifice fait écho à celui de la Circoncision, juste en dessous.


1490-95 Andrea_Mantegna Kunsthistorisches_Museum_Wien,_Opferung_Isaaks_-_GG_1842Le sacrifice d’Isaac 1490-95 Andrea_Mantegna Kunsthistorisches_Museum_Wien,David Goliath.GG_1965David et Goliath

Andrea Mantegna, 1490-95, Kunsthistorisches Museum , Vienne

Mantegna revient une seconde fois au Sacrifice d’Isaac pour ces deux panneaux décoratifs, qui proviennent très probablement du palais d’Isabelle d’Este à Mantoue [21]. La fait qu’il s’agisse de pendants n’est pas douteux :

  • deux arbres fruitiers ;
  • même bandeau, même manteau flottant, même geste de saisir la victime par les cheveux ;
  • opposition entre la posture penchée et redressée, entre le poignard mal empoigné et le glaive victorieux.

Le fait que les deux compositions ne soient pas en miroir, mais parallèles, compare Abraham et David d’une part, Isaac et Goliath de l’autre. Le thème du pendant apparaît ainsi clairement : la décapitation interrompue ou accomplie.

Ce fonctionnement en pendant explique pourquoi Mantegna, par comparaison avec la version des Offices :

  • a conservé la main de Dieu (sans introduire l’ange) : il fallait deux duos à mettre en correspondance ;
  • a rajeuni Isaac : victime de l’homme mûr côté Abraham, le Jeune Homme devient son vainqueur côté Goliath ;
  • a placé le bélier sur l’autel allumé et non devant : de même que la main de David a tranché, la main de Dieu a déjà sacrifié.

On comprend aussi la signification généalogique de l’arbre fruitier :

  • celui derrière la tête d’Isaac montre que sa descendance est préservée ;
  • celui qui porte la tête de Goliath montre que sa branche est coupée.


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Vue de dos


1555 Cristofano Gherardi,Diocesan Museum in CortonaCristofano Gherardi, 1555, Musée diocésain, Cortone

Une formule que personne d’autre n’utilisera, sans doute à cause de son sous-entendu sexuel (possiblement volontaire, tant l’angelot évoque un Cupidon indigné).


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Inversion d’un type connu


I 1620-30 Tiarini Alesssandro sacrifice isaac phototheque ZeriAlessandro Tiarini, 1620-30, collection particulière (fototeca Zeri)

Il s’agit ici d’un type V1 (Abraham et Isaac séparés et disposés sur la diagonale descendante), mais transcrit en format horizontal : ce qui permet de placer Isaac en haut à gauche, à la place habituelle de l’ange, et l’ange en contrebas, accroché sous le bras armé d’Abraham.


I 1655-58 Nicolaes_Maes_-_The_sacrifice_of_Abraham Collection of Alfred and Isabel Bader, MilwaukeeNicolaes Maes, 1655-58, Collection of Alfred and Isabel Bader, Milwaukee [22]

Dans cette composition déconcertante, Maes inverse le type V4 (Isaac solidaire d’Abraham), ce qui l’oblige à transformer Abraham en une sorte de nain abrité sous son fils.

L’ange géant qui apparaît au dessus du nuage ajoute encore à cette inversion des proportions, qui abandonne tout réalisme pour décrire une sorte d’effondrement psychique. Dans cette oeuvre radicale, l’agneau salvateur n’est pas désigné par l’ange : il faut le deviner, confondu sur le bord gauche avec l’extrémité du nuage.


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Passage au quintette


E 1645-91 Lievo Mehus Sacrifice d'Isaac Statens Museum for Kunst CopenhagueSacrifice d’Isaac E 1645-91 Livio Mehus Moise et le buisson ardent Statens Museum for Kunst CopenhagueMoïse et le buisson ardent

Livio Mehus, 1645-91, Statens Museum for Kunst, Copenhague

L’ajout de Dieu le Père s’explique par un fonctionnement en pendant particulièrement sophistiqué :

  • en vue à plat : diagonale montante puis diagonale descendante ;
  • en vue en profondeur :
    • de l’arrière-plan (âne) au plan moyen (Dieu), en arrière de l’ange montrant le bélier ;
    • de l’arrière-plan (Dieu) à l’avant-plan (moutons).



E 1645-91 Livio Mehus Statens Isaac Moise Museum for Kunst Copenhague schema
Il en résulte un effet de continuité assuré par la figure divine, entre l’arrière plan (en bleu) et l’avant-plan (en rouge), sur lequel se termine la lecture.



Livio Mehus, 1660-65, Madeleine penitente, Madeleine en extase Palazzo Pitti, FlorenceMadeleine pénitente, Madeleine en extase
Livio Mehus, 1660-65, Palazzo Pitti, Florence

Mehus reprendra dans cet autre pendant le même type de continuité dans la profondeur.


1675 1726 Gherardini Alessandro coll part fototeca ZeriAlessandro Gherardini, 1675-1726, collection particulière (fototeca Zeri)

Dieu avec ses angelots se profile derrière un Abraham au couteau coupé par le bord, impuissant scontre un ange en piqué qui assomme Isaac au passage.


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Passage au duo

Dans les deux derniers tiers du XVIIème siècle, plusieurs artistes hollandais ont l’idée de supprimer l’ange, manière radicale de renouveler le sujet. Cet effet d’ellipse suppose une grande familiarité du public avec le thème. Elle correspond également à une exigence de littéralité puisque, contrairement à la tradition iconographique, le texte dit clairement que l’ange était en hors champ : « Alors l’ange de Yahweh lui cria du ciel et dit:  » Abraham! Abraham! « 


1630-40 the-sacrifice-of-isaac--pieter-de-grebber galerie nationale slovaquePieter de Grebber, 1630-40, Galerie nationale slovaque, Bratislava

La crudité sadique et sensuelle de cet assassinat ne se désamorce que pour ceux qui découvrent le bélier, bien caché sur le bord gauche. La gourde à deux spirales, en évidence au premier plan, n’est qu’un leurre.


1638 Jan_Lievens Abraham_sacrifices_the_ram_instead_of_Isaac Herzog Anton Ulrich museum BraunschweigJan Lievens, 1638, Herzog Anton Ulrich museum, Braunschweig

Lievens choisit au contraire un instant rarement montré, juste après la fin heureuse pour Isaac et sanglante pour l’agneau.


1659-Jan_Lievens_-_The_Sacrifice_of_Isaac_-Dallas_Museum_of_ArtJan Lievens, 1659, Dallas Museum of Art

Cette composition, qui se décale également dans un futur mal défini, désamorce toute la violence inhérente au thème :

  • en escamotant le couteau et l’agneau ;
  • en transférant à Abraham le geste professionnel de l’ange : montrer le ciel.

1660 ca Metsu sacrifice isaac The Israel Museum, JerusalemMetsu, vers 1660, The Israel Museum, Jérusalem 1665-1727 Aert de Gelder Abraham's Sacrifice coll partAert de Gelder, 1665-1727, collection particulière

Pas de bélier chez ces deux peintres :

  • Metsu fait deviner la présence de Dieu par le ciel rougeoyant,
  • de Gelder supprime tous les indices et en rajoute en cruauté avec le plat pour recueillir le sang (reprise probable du Rembrandt de 1659, voir Le sacrifice d’Isaac : 2 type solidaire).

Ca 1696-1700 Ludolf Backhuysen Abraham und Isaac Ostfriesisches Landesmuseum, EmdenAbraham et Isaac sur le chemin Ca 1696-1700 Ludolf Backhuysen The Sacrifice of Isaac Ostfriesisches Landesmuseum, EmdenLe Sacrifice d’Isaac

Ludolf Backhuysen, 1696-1700, Ostfriesisches Landesmuseum, Emden

Ce pendant fonctionne sur le principe du duo Père/Fils, d’où l’absence de l’Ange dans la scène du Sacrifice. On y retrouve deux indices déjà vus : le soleil rougeoyant et le plat.

Le fait qu’il s’agisse d’un pendant est attesté par les deux arbres symétriques, l’un ouvrant et l’autre fermant. L’effet Avant-Après est cependant faussé par la différence des habits, et le fait qu’Abraham et Isaac descendent une rivière pour monter sur le mont Moriah. Ces faux raccords trop évidents sont probablement destinés à nous inciter à une lecture non pas chronologique, mais symbolique :

  • à gauche, la transmission sereine du fardeau (le fagot) au fil du temps (l’eau qui coule), à la fin de la vie (le crépuscule) ;
  • à droite, l’arrêt de toute transmission (le sang qui se fige), par l’assassinat contre-nature du Fils par le Père, dans la nuit de la raison.


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L’exception Maulbertsch


E 1645-91 Livio Mehus Moise et le buisson ardent Statens Museum for Kunst Copenhague F 1755 franz anton maulbertsch the-sacrifice-of-isaac Musee des BA Budapest schema

Franz Anton Maulbertsch, 1755, Musée des Beaux Arts, Budapest

Dans son style roccoco échevelé, ce grand peintre méconnu nous livre ce qui est certainement la variante la plus extraordinaire du thème : l’ange intervient pour empêcher Abraham, non pas de trancher la gorge d’Isaac, mais de découper la toile le long de la diagonale.

Pour un pendant tout aussi spectaculaire de Maulbertsch, voir 3 Pendants rhétoriques, pendants formels.


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Vue plongeante


1659-Jan_Lievens_-_The_Sacrifice_of_Isaac_-Dallas_Museum_of_Art G 1888-1902 the-offering-of-abraham-c-james-tissot-french schema

James Tissot, 1888-1902

Le croisement des deux grandes lignes de force fait voir la Croix par laquelle Isaac préfigure le Christ.


Références :
[17] William L. Barcham « The Religious Paintings of Giambattista Tiepolo: Piety and Tradition in Eighteenth-century Venice «  p 60
[18] Josef Strasser, « Januarius Zick 1730–1797. Gemälde, Graphik, Fresken. » 1994
[19] Othmar Metzger « NEUE FORSCHUNGEN ZUM WERK VON JANUARIUS ZICK » Wallraf-Richartz-Jahrbuch Vol. 28 (1966), pp. 283-308 https://www.jstor.org/stable/24655896
[20] Jack M. Greenstein « Mantegna and Painting as Historical Narrative » p 89 https://books.google.fr/books?id=PeP5Bcsyt2oC&pg=PA89
[21] Deux tableaux en grisaille avec les mêmes sujets sont cités dans l’inventaire de 1642, mais pas au même endroit et seul le David est indiqué comme un Mantegna. Voir
Paul Kristeller « Zwei dekorative Gemälde Mantegnas in der Wiener Kaiserlichen Galerie » dans Jahrbuch der Kunsthistorischen Sammlungen des Allerhöchsten Kaiserhauses, Bd. XXX, Heft 2, p. 29-48 https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/jbksak1911_1912/0052/image,info#col_text_ocr
[22] Sur la génèse de la composition à partir des dessins préparatoires, voir William Robinson, « The Sacrifice of Isaac : An Unpublished Painting by Nicolaes Maes » The Burlington Magazine Vol. 126, No. 978 (Sep., 1984), pp. 538+540-544 https://www.jstor.org/stable/881760

Lune-soleil : dans l’art gréco-romain

31 décembre 2022

Le Soleil, luminaire principal et au nom masculin (en grec comme en latin), se trouve presque toujours à gauche, et la Lune à droite, en application de l’ordre héraldique qui vaut pour tous les couples réguliers (pour les exceptions, voir 1-3 Couples irréguliers).

Mais tout comme il existe des coquilles senestres, il existe des couples inversés Lune / Soleil . Ces cas n’ont pas été isolés et étudiés de manière systématique : ils offrent pourtant des pistes d’interprétation intéressantes, même si aucune explication unique n’est possible vu la rareté et la dispersion des exemples.

Ce premier article est consacré aux inversions Luna-Sol dans l’art gréco-romain classique.



Sol et Luna dans l’art monumental gréco-romain

En Grèce : le modèle du Parthénon

naissance athena parthenon 430 av JC_east_pediment_reconstruction2La Naissance d’Athéna, Reconstruction du fronton Est du Parthénon

Ce fronton n’a pu être reconstituée qu’approximativement, mais la présence d‘Hélios et de Séléné, dans les pointes, est certaine. Le fronton étant orientée à l’Est, ce n’est pas l’idée de lever du soleil qui a imposé son placement à gauche, mais des considérations structurales et narratives :

« La pointe de la corniche a été, en quelque sorte picturalisée : on peut la lire comme l’horizon – probablement maritime plutôt que terrestre – et le cadre architectural devient une fenêtre triangulaire sur un monde virtuel qui s’étend derrière, en dessous, et au-delà, un espace continu dans lequel descendent Séléné, son char et son attelage. De même, à l’autre angle du fronton, complétant le cadre céleste, maritime et temporel, s’élève le frais et fier quadrige d’Hélios… Le moment narratif est pour l’instant ambigu, la nature de l’action ( ou inaction) au centre disparu du fronton aurait pu le préciser. Si Athéna était représentée en mouvement, sortant de la tête de Zeus…, on pourrait imaginer qu’Hélios freinait ses chevaux juste au-dessus de l’horizon, arrêtant ainsi le temps et permettant à la déesse de retirer son équipement, comme le rapporte l’hymne homérique à Athéna. Si, au contraire, celle-ci se tenait immobile avec son casque et son armure déjà retirés …, alors la pause n’avait pas de raison d’être, et Hélios pouvait entamer le grand arc céleste que terminent Séléné et son équipage fatigué. » Jeffrey M. Hurwit [1]


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A Rome : le modèle Capitolin

 

Temple Jupiter Optimus Maximus Capitolinus dessin de Pierre Jacques 1576 d'apres un relief du forum de TrajanDessin de Pierre Jacques, 1576, d’après un relief perdu du Forum de Trajan Temple Jupiter Marc aurele Palais des conservateursMarc-Aurèle sacrifiant (détail), 177-80, Musée des conservateurs, Rome [2]

Fronton du quatrième temple de Jupiter Capitolin

Le temple de Jupiter capitolin été reconstruit plusieurs fois . De son quatrième état (après la reconstruction par Domitien), on conserve plusieurs témoignages assez contradictoires , en particulier sur le nombre de colonnes et la position des chars [3] :

  • Sol ascendant et Luna descendant (relief de l’époque de Trajan) ;
  • Luna descendant et Sol ascendant (relief de l’époque de Marc-Aurèle).

De plus, les chars étaient redoublés, au dessus du fronton, par deux autres chars (affrontés dans un cas, parallèles dans l’autre).

Dans les deux cas, la composition s’inspire du fronton Est du Parthénon, mais avec une anomalie iconographique majeure : soit chars affrontés, soit inversion Luna-Sol.


Plan_capitole
Plan du Capitole

La façade étant orientée au Sud, le char ascendant du Soleil aurait été contradictoire avec sa position côté Ouest. L’inversion Lune-Soleil est en revanche logique, avec une lecture continue de droite à gauche, du Soleil montant à la Lune descendante.

Cette inversion est si inattendue que personne n’en a parlé, sauf A.J.B.Wace [4] qui en revanche la voit partout, dans toutes les versions du fronton.


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En aparté : le problème du Temple de Jupiter Capitolin

 

Voici la chronologie détaillée concernant les troisième et quatrième temple [3] :

  • 70 : incendie du deuxième temple
  • 70-79 : sous Vespasien , construction du troisième temple (6 colonnes, d’après de nombreuses monnaies) ;
  • 80 : incendie du troisième temple ;
  • 81-82 : reconstruction sous Domitien ;

Plusieurs monnaies de cette époque de reconstruction montrent cependant un temple à quatre colonnes :

Temple Jupiter 80-81 Cistophore de Titus80-81 : Cistophore de Titus (quatrième temple en reconstruction) Temple Jupiter 82 Cistorphorus of Domitian82 : Cistophore de Domitien (quatrième temple achevé)

Les quatre colonnes sont expliquées par une licence artistique, par le caractère provincial des ateliers, et par le fait que les témoignages numismatiques sont souvent éloignés des bâtiments réels, notamment en ce qui concerne le nombre de colonnes [5]. On notera néanmoins le détail caractéristique des trois chars vus de face surplombant le fronton.

  • 98-117 : bas-relief du temps de Trajan (6 colonnes, deux chars affrontés au dessus du fronton) ;
  • 161-180 : bas-relief du temps de Marc-Aurèle (4 colonnes, trois chars vus de face) ;
  • 305 : monnaie de Constantin (4 colonnes).

On voit que toutes les « licences artistiques » concernant les quatre colonnes se produisent à partir de 80.
Une première manière de concilier ces éléments disparates serait de reculer avant 80 la date du bas-relief trouvé sur le forum de Trajan, en considérant qu’il s’agissait d’un remploi antérieur, montrant le troisième temple. Longtemps considéré comme un témoignage évident du temps de Trajan pour des raisons à la fois stylistiques et historiques (il serait signé du nom Marcus Ulpius Orestes) [4] , cette datation a été remise en cause dans une étude récente [6] pour des raisons iconographiques, mais qui conduisent au contraire à le retarder d’un siècle.

A noter deux « difficultés » numismatiques subsistantes, si le quatrième temple n’avait que quatre colonnes :

Temple Jupiter 95-96 Denier de Domitien British Museum95-96, Denier de Domitien, British Museum Temple Jupiter 103-111 Sesterce de Trajan103-111, Sesterce de Trajan

Sur le denier de Domitien, aucune inscription ne relie ce temple à celui de Jupiter Optimus

Le sesterce de Trajan porte bien l’expression OPTIMO, mais le nombre de colonnes est clairement une amplification graphique.


Temple Jupiter Reconstruction par Italo Gismondi,Temple de Jupiter capitolin, reconstruction par Italo Gismondi

Il n’y a pas de document précisant le nombre de colonnes du quatrième temple mais on sait qu’il a été reconstruit à l’identique et était plus somptueux notamment pour les matériaux (colonnes de marbre provant d’Athènes) [7] . Par ailleurs, sa grande caractéristique était la présence de trois portes en façade et il est probable que les colonnes n’étaient pas été équidistantes : quatre colonnes scandant les trois portes, puis deux colonnes intermédiaires à gauche et à droite, comme sur cette maquette.


Temple Jupiter Bas-relief du forum de trajan reconstitutionRelief du Forum de Trajan, reconstitution d’après les fragments du Louvre et les dessins Temple Jupiter Marc aurele Palais des conservateursMarc-Aurèle sacrifiant, 177-80, Musée des conservateurs, Rome

Si on laisse de côté le nombre de colonnes, nous avons finalement deux sources détaillées :

  • un relief difficilement datable, connu indirectement par plusieurs dessins qui se recopient les uns les autres, et qui ont peut être leur part d’imagination si la partie haute était très usée : les deux chars du Soleil et de Lune allant l’un vers l’autre – une iconographie sans aucun autre exemple à Rome – sont peut être une symétrisation imaginée par le dessinateur du XVIème siècle.
  • un relief très précis, comportant de nombreux personnages complémentaires, mais avec seulement quatre colonnes. Or on peut constater, comme Colini en 1925 ([8] , note 2), que l’étroit format vertical, qui plus est divisé en deux, imposait cette simplification : l’accent est mis sur le principal, les trois portes.

Je pense donc que ce second témoignage, avec son inversion Lune-Soleil logiquement justifiée, est de loin le plus fiable.


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A Rome : le modèle athénien

Sarcophage Mantoue,Palais Ducal.Palais Ducal, Mantoue

Mis à part le fronton capitolin, modifié pour raison d’orientation, toute une série de couvercles de sarcophages reprennent le modèle athénien. En voici la description générique par Cumont ([9] , p 78)

«Placés au-dessus de la scène terrestre figurée sur la cuve, ils nous transportent dans les régions supérieures de l’univers. Au milieu, se tiennent trois divinites, généralement celles de la triade capitoline: Jupiter, Junon et Minerve. A gauche, Phébus s’élève au dessus de l’Océan étendu et est précédé d’un des Dioscures; à droite, Séléné s’abaisse sur son bige; devant elle, descend Hesperos, son flambeau renversé ; derrière elle, l’autre Dioscure la suit. Cette double association est d’un symbolisme transparent : Ie Soleil sortant des flots, monte sur l’horizon en meme temps que l’hémisphère lumineux, tandis que la Lune descend au Couchant avec la moitié sombre du ciel».

Les deux luminaires, dont l’un ou l’autre est toujours visible dans le ciel, symbolisent ici l’éternité promise au défunt.


Sarcophage nuptial, dit du Cardinal Guglielmo Fieschi 210-220 Basilique de San Lorenzo Fuori le Mura

Sarcophage avec des scènes nuptiales, dit du Cardinal Guglielmo Fieschi,210-220, Basilique de San Lorenzo Fuori le Mura, Rome

La triade capitoline a été ici remplacée par un autre trio, dont l’interprétation est controversée. Un lien thématique entre le couvercle et la façade s’effectue peut être via les trois figures centrales, si on les interpréte comme CONCORDIA AETERNA (voir Albertini [10] ).De part et d’autre du couvercle, les acrotères portent, comme souvent, des masques de théâtre.


En aparté : les Dioscures et les Luminaires

 

Sur le sarcophage Fieschi, les Dioscures sont associés aux chars de la Lune et du Soleil, complétant leur signification cosmique :

« Le couple des Dioscures apparaît comme une personnification de l’Éternité… Ils sont dépouillés de leur caractère proprement mythologique, pour n’avoir plus qu’une valeur «cosmique ». Dispensateurs de l’immortalité, ils personnifient la révolution quotidienne du jour qui succède à la nuit, selon le mythe de l’alternance des saisons, chacun des Dioscures, alternativement dieu et mortel, devant passer six; mois aux Enfers et six mois dans l’Olympe. Représentant les deux portions opposées du ciel, les deux hémisphères, tour à tour sombre et lumineux, ils symbolisent la mort et la résurrection. C’est à ce titre qu’ils figurent sur des sarcophages, accompagnant le char de Phoebus et celui de la Nuit, la vie étant comparée à la journée qui naît avec le soleil et disparaît avec lui, ou encadrant le défunt, associés à une scène de mariage, parfois même, sur un sarcophage d’école arlésienne et d’époque chrétienne, à la double scène des fiançailles et des derniers adieux : ils sont alors représentés à l’image du défunt, aux deux âges de sa vie, tour à tour imberbe et barbu, selon une conception symbolique qui montre bien leur personnification du Temps infini. » F.Benoit [11]


Arles Sarcophage des DioscuresSarcophage chrétien des Dioscures, Arles

Selon une autre interprétation (Reekmans), la scène de gauche ne représente pas des fiançailles, mais un premier adieu durant la vie. Le faisceau de volumens aux pieds du coupla âgé montre qu’il s’agissait de lettrés. Le fait remarquable que l’homme, dans ses deux âges, s’assimile aux deux Dioscures, est peut être l’indice qu’il appartenait à la cavalerie romaine ou à l’ordre équestre [11a] .

 


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Acrotères SOL / LUNA

Louvre_Selene-and-Endymion_sarcophagus 280-90 ap JC caSarcophage de Séléné et Endymion, 280-90 après JC, Louvre

Un cas particulier est celui où ces acrotères en forme de masque absorbent l’idée qui était portée par les chars de SOL et LUNA. La scène de la façade montre Séléné au centre descendant de son char (qui va de droite à gauche) pour rejoindre le berger Endymion endormi.

Le sens de lecture de la façade, commune à plusieurs sarcophages de Séléné et Endymion, est indépendant du sens de lecture du couvercle, de gauche à droite entre Sol et Luna.


Musee de Langres Esperandieu Recueil general vol IV, No 3228Musée de Langres, Esperandieu « Recueil général » vol IV, No 3228

Le seul cas, , inexpliqué, d’inversion des acrotères est cette stèle aux mânes d’un certain Punlicus Sarasus.


Les arcs de triomphe orientés

RomaArcoCostantinoTondoEstSol au dessus de Tellus (petit côté Est) RomaArcoCostantinoTondoWEst photo rene seindalLuna au dessus d’Oceanus (petit côté Ouest)

Arc de Constantin, Rome

L’arc de triomphe de Constantin, au dessus d’une route Nord/Sud, présente sur ses petits cotés ces médaillons de Sol et Luna. Selon Robert Turcan [12] , ces deux tondis latéraux, réalisés par l’architecte chrétien, s’opposent même aux Dieux païens équivalents (Apollon et Diane), récupérés de l’époque d’Hadrien, qui figurent sur les tondis des faces Nord et Sud.

Cette association purement astronomique (Sol/Est et Luna/Ouest) existait déjà à l’époque païenne, puisqu’on la trouve sur deux autres arc orientés : celui d’Orange et l’arc municipal d’Arles.

En synthèse :

Dans les bâtiments (temple, arcs de triomphe) comme dans les sarcophages, on ne constate jamais d’inversion Luna Sol, sauf dans le cas du Temple de Jupiter Capitolin, où elle s’explique par l’orientation du fronton.


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En aparté : L’ordre marital romain

 

Dextera junctio sarcophage de Portonaccio (detail couvercle) vers180-90 Palazzo Massimo RomeDextera junctio, sarcophage de Portonaccio (détail couvercle), vers 180-90 Palazzo Massimo Rome Projecta casket 380 ca British museumProjecta casket, vers 380, British museum

Une première figuration des époux est celle de la « Dextera junctio », où ils sont vus en pied et de profil, se donnant la main droite, de part et d’autre d’une figure symbolisant leur union : ici Concordia, avec l’enfant Hymenaeus à ses pieds.

L’autre figuration est celle de l’imago clippeata, où ils sont vus en buste, de face, à l’intérieur d’un médaillon.

Païennes à l’origine, ces figurations sont reprises à l’identique dans les oeuvres chrétiennes [13] . Robert Couzin a récemment montré que, dans l’immense majorité des cas, l’épouse se trouve à gauche, à la place d’honneur, malgré son statut d’infériorité manifeste dans les textes païens ou paléochrétiens (et ce jusqu’au 6ème siècle environ). Robert Couzin l’explique par une sorte de courtoisie paradoxale :

« La position du mari était si fortement prééminente qu’il pouvait, et comme un principe moral et social devait, daigner placer sa femme à sa droite. Cet emplacement était un compliment à la vertu de sa conjointe, bien sûr, mais plus encore à la sienne, une expression, condescendante mais pas moins affectueuse pour autant, de respect conjugal et d’attachement sentimental. » ([14] , p 146)


Sarcophage des epoux 520-510 av. J.-C LouvreSarcophage des époux (détail), 520-510 av. J-C, Louvre

On peut aussi y déceler un souvenir de la manière étrusque de représenter les défunts allongés côte à côte : le mari passant son bras droit sur l’épaule de l’épouse, celle-ci se retrouve obligatoirement à gauche.


 

Stele Saturne Recueil des notices et memoires de la Societe archeologique de la province de Constantine 1876 Planche XV fig 2 gallica[15] Stele Ops Saturne Musee de Tebessa Catalogue Stephane Gsell p 16 planche I num 2 gallica[16] ([17] , p 353)

Stèles votives à Saturne trouvées dans la région de Tebessa, début IIIème siècle

L’ordre marital romain est illustré de manière frappante par la position inverse des luminaires dans ces deux stèles, où ils figurent en tant que symboles de l’Eternité, Saturne étant le dieu du Temps (Chronos).

Dans la première stèle, Saturne est seul, entre Sol et Luna au dessus des Dioscures. Dans le registre inférieur, le dédicant est accompagné de son propre bestiaire, un couple de bovins et un couple de caprins.

Dans la seconde stèle, Saturne (le grand dieu africain) est assimilé à Jupiter (le grand dieu romain), comme le précise l’inscription. Assis à droite sur un trône flanqué de deux béliers, il présente les deux gestes qui le caractérisent en Afrique du Nord : la main droite tient sa faucille et la main gauche écarte son voile (geste qui préfigure le geste qui sera plus tard celui de la Mélancolie, la main gauche tenant le menton). A sa droite, sa parèdre, la déesse Ops / Caelestis (héritière de la déesse cathaginoise Tanit), est assise sur un trône flanqué de deux taureaux, une patère dans la main droite et une fleur dans la gauche.

L’inversion de Sol et Luna accompagne ici clairement l’inversion maritale. A noter qu’il existe de rares cas de stèles africaines où l’inversion se présente alors que Saturne est seul ([17] , planche XIII fig 3)



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Sol et Luna comme figures du défunt

roman-funerary-altar-for-julia-victorina-end-c1-ad-louvre sunSarcophage avec Hélios et Séléné, 3ème siècle, provenant de la tombe D de la via Belluzzo, Musée National des Thermes, Rome

Parmi tous les sarcophage à strigilles, celui-ci est le seul présentant cette iconographie : au lieu d’être déportés sur les acrotères du couvercle, les bustes d’Hélios, avec son fouet, et de Séléné, avec sa torche et son voile, constituent le sujet principal. Il s’agit probablement d’une commande spéciale pour honorer la fillette d’une dizaine d’années dont on a retrouvé le squelette à l’intérieur [18] . Les visages très jeunes des deux luminaires sont probablement le portrait de l’enfant.

S’il n’est pas inhabituel de représenter Séléné avec une torche, la dissymétrie avec le fouet laisse penser qu’il s’agissait aussi d’évoquer la déesse Hécate, dont c’est l’attribut habituel : munie de sa torche, c’est elle qui guida Déméter, lorsque celle-ci se mit à la recherche de Perséphone, sa fille disparue.


roman-funerary-altar-for-julia-victorina-end-c1-ad-louvre sun roman-funerary-altar-for-julia-victorina-end-c1-ad-louvre sun

Cippe funéraire de Julia Victorina, 70-90, Louvre

Déjà remarquable, ce sarcophage a un précédent extraordinaire avec cet autel funéraire qui contenait les cendres d’une autre fillette du même âge :

Aux mânes de Julia Victorina, qui vécut dix ans et cinq mois, Gaius Julius Saturninus et Lucilia Procula, parents de cette fille la plus douce, ont fait faire ce monument

D(is) M(anibus) IVLIAE VICTORINAE QVAE VIX(it) ANN(es) X MENS(ibus) V C(aius) IVLIVS SATVRNINVS ET LVCILIA PROCVLA PARENTES FILIAE DVLCISSIMAE FECERVNT (hoc monumentum)

Les faces latérales sont décorées d’un laurier florissant , l’arbre d’Apollon (portant deux oiseaux d’un côté, quatre de l’autre). Les faces avant et arrière présentent un double portrait de Julia Victorina :

  • sur la face avant, en Séléné, les cheveux non coiffés, telle qu’elle était au moment de sa mort ;
  • sur la face arrière, en Hélios, coiffée et portant la stola, retenue par une broche, de la matrone qu’elle serait devenue.

Les cadres floraux ainsi que les boucles d’oreille, identiques sur les deux bustes, permettent de comprendre qu’il s’agit bien d’une seule et même personne.


roman-funerary-altar-for-julia-victorina-end-c1-ad-louvre sun coloredPolychromie par Steve Chappell

Le buste en enfant est posé en applique sur le monument : jeune vierge portant le signe lunaire de Diane, et résumée par son épitaphe, elle est dans une position intermédiaire, sur sa pierre mais pas à l’intérieur. Le buste en femme, en revanche, est creusé dans l’épaisseur du cippe, indissociable de la couronne radiée qui souligne son immortalité.

Cumont ([9] p 243) a vu dans ce double portrait un témoignage de la croyance romaine selon laquelle l’âme des enfants morts devait séjourner dans un lieu intermédiaire jusqu’à avoir atteint l’âge mûr :
:

«Ainsi s’accomplissait malgré cet accident, la durée normale de leur existence, telle que l’ avait fixée le destin ». Tertullien, De anima, 53,4

Ce lieu aurait pu être la Lune, halte entre le monde du devenir et le monde immuable, avant de s’ élever vers le Soleil et d’ accéder au séjour des défunts.

Une seconde inversion Luna-Sol

Sarcophage Lege Feliciter 4eme s Crypte St Paul Serge NarbonneSarcophage Lege Feliciter, 4ème s, Crypte St Paul Serge, Narbonne

On voit sur le couvercle un couple dans l’ordre marital romain : la femme à gauche et l’homme à droite. C’est pour cette raison que le sculpteur a inversé la position conventionnelle des masques de Sol et de Luna, afin que les profils des défunts, en se projetant dans ceux des luminaires, acquièrent leur part d’immortalité.

La composition témoigne d’un mélange de motifs païens et chrétiens, qui permet de dater le sarcophage d’ avant l’officialisation du christianisme [19] :

  • le couple du haut ne semble pas représenter les défunts (le sarcophage ne contenant qu’un seule squelette) mas plutôt un couple d’initiés au culte d’Isis (à cause de leur volumen fermé et des noeuds en ankh des draps derrière eux) : les masques représenteraient donc plutôt Luna/Isis et Sol/Sérapis ;
  • les bergers portant un agneau, sur les angles, sont un motif typiquement paléochrétien ;

Sarcophage Lege Feliciter 4eme s Crypte St Paul Serge Narbonne detail

  • la petite niké centrale grave sur un bouclier l’inscription « lege feliciter » (« lis, pour te porter chance ») au dessous d’un X ambigu : comme dans les monnaies souhaitant des voeux de bonheur à l’empereur à l’occasion de chaque décennales, ce X peut être lu à la païenne, comme signifiant  ; ou à la chrétienne, comme un chrisme dissimulé.


Symbolique du Soleil et de la Lune à Rome : l‘Eternité

Nous avons déjà vu les luminaires exprimer cette notion en tant qu’attributs de Saturne, le Dieu du Temps. Mais on les retrouve également comme attributs d’une divinité plus spécifique, Aeternitas.


Aeternitas, Sol et Luna

Aeternitas Vespasien Aureus 76 BNF

Aeternitas, Aureus de Vespasien, 76, BNF

C’est sous les Flaviens qu’apparaît la personnification d’Aeternitas comme une déesse tenant le Soleil dans la main droite et la Lune dans la main gauche.


Aeternitas Silver denarius of Trajan 111Aeternitas, Denier d’argent de Trajan, 111

Durant les règnes successifs de Trajan puis d’Hadrien, la posture devient symétrique, avec les bras étendus des deux côtés.


Hadrien Aureus Oriens 117-mi 118Oriens, Aureus d’Hadrien, 117-mi 118

Au tout début de son règne, Hadrien modifie subtilement un type d’aureus créé par son prédécesseur :

« Cette même image du buste rayonnant de Sol était apparue pour la première fois sous Trajan, sans légende d’accompagnement. Avec le terme ORIENS, Hadrien précise l’allusion à l’empereur sauveur revenant triomphant de l’Orient (ou s’y levant, tel le soleil). Ce thème restera récurrent dans la propagande impériale des règnes suivants. » [20] p 38

Le type Oriens n’est plus frappé à partir du retour à Rome d’Hadrien, mi 118.


Aeternitas comme girouette (SCOOP ! )

Aeternitas Hadrien Denier mi118-mi 121 British Museum R.9719Denier d’argent d’Hadrien, mi 118- mi 121, British Museum R.9719

Reprise du modèle de Trajan, l’Eternité symétrisée prend probablement ici une signification personnelle, comme l’indique la disparition de la formule AET(ernitas) AUG(ustorum) au profit de la seule titulature P M TR P COS III (Pontifex Maximus Tribunitia Potestas Consul Tertium).

Les cartes romaines étaient orientées comme les nôtres : dans le seul exemple subsistant, la table de Peutinger, Rome est au centre et Constantinople à droite. Avec la même convention, Aeternitas dirigeant son regard vers le Soleil nous signale que l’Empereur, revenu d’Orient, se trouve désormais à l’Occident.


Aeternitas Hadrien Denier argent mi118-mi 121 British Museum 1989,1117.4Denier d’argent d’Hadrien, mi 118- mi 121, British Museum 1989,1117.4

Cette monnaie de la même période est le seul exemplaire connu présentant une inversion Luna-Sol. L’inversion simultanée de la tête (qui regarde toujours vers le Soleil) montre bien le caractère intentionnel de la modification : telle une divine girouette, Aeternitas porte son regard vers la région où se trouve l’Empereur voyageur, maintenant reparti vers l’Est.


Les Dieux éternels

Vergilius romanus 5eme s Cod. Vat. lat. 3867 fol 234v Minerve Mercure Jupiter Vulcain JunonMinerve, Mercure, Jupiter, Vulcain, Junon, fol 234v Vergilius romanus 5eme s Cod. Vat. lat. 3867 fol 235r Diane Apollon Neptune Venus MarsDiane, Apollon, Neptune, Vénus, Mars, fol 235r

Le Conseil des Dieux, Vergilius romanus, 5ème siècle, Cod. Vat. lat. 3867

Ce bifolium présente les dix dieux les plus fréquents dans l’Eneïde, sans lien avec un passage bien précis du texte. Leur identification a varié selon les présupposés des auteurs, j’ai repris ici celle de José Ruysschaert ([21] , p 50).

Pour ce qui nous concerne, l’intéressant est que les dieux sont présentés pour partie de manière symétrique :

  • les deux divinités centrales, Jupiter et Neptune, ont des gestes en miroir (le sceptre à la main droite, le trident à la main gauche) ;
  • les deux divinités casquées sont elles-aussi en miroir (lance dans la main droite de Minerve et dans la main gauche de Mars).

Au dessus de l’arc-en-ciel, en revanche, le Soleil et la Lune ne s’inversent pas : preuve que cette convention prédomine sur la liberté laissée au dessinateur.

Dans son acception d’Eternité, le couple Soleil-Lune n’est jamais inversé.



En conclusion, dans le grand art gréco-romain, les inversions Luna-Sol sont pratiquement inexistantes.

Nous allons voir qu’il n’en est pas de même dans un contexte particulier : celui d‘objets du quotidien où les luminaires sont évoqués par deux visages affrontés.

Article suivant : Lune-soleil : couples affrontés

Références :
[1] Jeffrey M. Hurwit « Helios Rising: The Sun, the Moon, and the Sea in the Sculptures of the Parthenon » American Journal of Archaeology Vol. 121, No. 4 (October 2017), pp. 527-558 https://www.jstor.org/stable/10.3764/aja.121.4.0527
[2] Daremberg et Saglio, Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines, p 904 https://dagr.univ-tlse2.fr/consulter/709/CAPITIUM/page_148
[4] A.J.B.Wace « Studies in roman historical reliefs », Papers of the British School at Rome https://archive.org/details/papersofbritishs04brit/page/227/mode/1up
[5] Melanie Dara Grunow, . « Architectural images in Roman state reliefs, coins, and medallions: Imperial ritual, ideology, and the topography of Rome » note 22
[6] Melanie Grunow Sobocinski and Elizabeth Wolfram Till « Dismembering a Sacred Cow : The Extispicium Relief in the Louvre » 2018 https://scholarworks.iupui.edu/bitstream/handle/1805/26013/SobocinskiEWThill.2018.pdf?sequence=1
[7] Ellen Perry, “The Same, But Different: The Temple of Jupiter Optimus Maximus through Time,” dans Architecture of the Sacred: Space, Ritual, and Experience from Classical Greece to Byzantium, édité par Bonna Wescoat et Robert Ousterhout (Cambridge: Cambridge University Press, 2012) https://archive.org/details/architecture_of_the_sacred/page/n199/mode/2up
[8] A. M. Colini, . “Indagini sui frontoni dei templi di Roma. Parte 2.” BullCom 53: 161-200, 1925, https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/bcom1925/0200/image,info
[9] F.Cumont, Recherches sur le symbolisme funéraire chez les Romains
[10] E. Albertini « Note sur le sarcophage à scène nuptiale de Saint-Laurent-hors-les-Murs » Mélanges de l’école française de Rome Année 1904 24 pp. 491-512 https://www.persee.fr/doc/mefr_0223-4874_1904_num_24_1_6328
[11] F.Benoit « Fouilles du Vieux-Port à Marseille » Bulletin de la Société nationale des Antiquaires de France 1947 p. 247 https://www.persee.fr/doc/bsnaf_0081-1181_1950_num_1945_1_4297
[11a] Gaggadis-Robin « Les sarcophages païens du musée de l’Arles antique » p 124
[12] Robert Turcan, « Les tondi d’Hadrien sur l’arc de Constantin », Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres Année 1991 https://www.persee.fr/doc/crai_0065-0536_1991_num_135_1_14938
[13] Mark D. Ellison « Visualizing Christian Marriage in the Roman World » https://core.ac.uk/download/pdf/216055347.pdf
[14] Robert Couzin, « Right and Left in Early Christian and Medieval Art », 2021
[15] Recueil des notices et mémoires de la Société archéologique de la province de Constantine, 1876, Planche XV fig 2, Gallica https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k54569328/f709.item
[16] Musée de Tebessa, Catalogue Stephane Gsell p 16 planche I num 2
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k62479284/f27.item.r=lune
[17] Leglay « Saturne Africain Monuments I. Afrique Proconsulaire » 1961
https://archive.org/details/Leglay1961SaturneAfricainMonumentsI.AfriqueProconsulaire/page/n176/mode/1up
[18] « Notizie degli scavi di antichità », 1990, p 130
« Life, Death and Representation: Some New Work on Roman Sarcophagi », publié par Jas Elsner, Janet Huskinson, p 161 https://books.google.fr/books?redir_esc=y&hl=fr&id=pQjrqo62-IwC&q=161#v=snippet&q=161&f=false
[19] Jean Jannoray, « La nécropole paléochrétienne de Saint Paul à Narbonne », Congrès archéologique de France, Volume 112, p 497 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k32099993/f524.item.r=lune
[20] Richard Abdy, ‎Peter Mittag « Roman Imperial Coinage II.3: From AD 117 to AD 138 – Hadrian » https://books.google.fr/books?id=D8nYDwAAQBAJ&pg=PA38&dq=hadrian+aeternitas+sun+moon
[21] José Ruysschaert « Lectures des illustrations du « Virgile Vatican » et du « Virgile romain «  Monuments et mémoires de la Fondation Eugène Piot Année 1991 73 pp. 25-51
https://www.persee.fr/doc/piot_1148-6023_1991_num_73_1_1627