4 Fatalités dans le rétro

11 août 2023

Article précédent : 3 Fatalités dans le miroir 

Cet article examine les cas de figure où le reflet montre un squelette, un diable ou autre figure négative qui, de manière parfaitement rationnelle, se trouve en arrière du spectateur.


En préambule : le miroir et la Danse macabre

La Danse Macabre est elle-même un Miroir

La première Danse macabre au monde fut probablement la fresque peinte d’août 1424 à 1425 sur le mur du cimetière des Innocents à Paris .



1486 Miroir salutaire. La Danse macabre historiee Guyot Marchand BNF RES-YE-189 vue 9 gallica

Miroir salutaire. La Danse macabre historiée; 1486, Guyot Marchand, BNF RES-YE-189 vue 9, gallica

Lorsque Guyot Marchand en édite les images et les textes, il nomme l’ouvrage Miroir salutaire. Le mot miroir apparaît dès la première page :

 

Dans ce miroir , chacun peut lire
que lui-même doit danser ainsi.
Sage est celui qui s’y réfléchit bien !
Le mort fait avancer le vif.
Tu vois les plus grands commencer
Car nul n’échappe à la mort.

En ce miroer chascun peut lire,
Qui le conuient ainsi danser.
Saige est celuy qui bien si mire .
Le mort le vif fait avancer.
Tu vois les plus grands commencer
Car il n’est nul que mort ne tiere.


Edition de 1485 par Guyot Marchant et Verard
Danse macabre des Innocents, édition de 1485 par Guyot Marchant et Vérard

On peut comprendre que ces figures grandeur nature transformaient le cimetière en une galerie des glaces où chaque passant pouvait se reconnaître : c’est en ce sens que les Danses Macabres fonctionnent comme la simulation d’un grand miroir, impossible à réaliser avec les moyens de l’époque.


1440 Le cardinal , figure de La danse macabre du Grand-Bale - gravure de- Merian 1621Le cardinal 1440 L'infirme, figure de La danse macabre du Grand-Bale - gravure de- Merian 1621L’infirme

Danse macabre du Grand-Bâle, 1440, gravure de Merian, 1621

Les théoriciens de la Danse Macabre ont noté [59] que certains couples présentaient une forme de symétrie interne, ce qui donnerait un effet de miroir de second ordre, non plus entre le spectateur et son alter-ego peint, mais entre son image immédiate et son image future. La rareté de ces cas montre qu’il étaient soigneusement évités, car ils auraient donné un effet de monotonie regrettable : ils sont dûs simplement à l’inévitable duplication des attributs (le chapeau du cardinal, le moignon de l’infirme).


Le miroir fugitif

Dans la première Danse Macabre, celle du Cimetière des Innocents, il n’y a que des types d’homme, chacun formant couple avec un squelette.


1491 Cy est la danse macabre des femmes la Prieure et la jeune femme BNF RES-YE-86 vue 6

La Prieure et la jeune femme
Cy est la danse macabre des femmes, 1491, BNF RES-YE-86 vue 6

En France [59a], les femmes apparaissent dans un texte postérieur, La Danse Macabre des Femmes , connu grâce à une poignée de manuscrits (BNF Français 995 notamment), et qui met en scène entre 30 et 32 ​​types de femmes. Aucune ne porte un miroir [60].

Celui-ci serait en quelque sorte parasitaire, puisque la Danse Macabre dans son ensemble est déjà un grand miroir, conçu pour aider l’homme à se préparer à la Mort.

Ainsi l’image du squelette qui tire un vivant par la main doit être lue avant tout au sens figuré : « le mort fait progresser le vif ».


Jean Mielot, Le mors (la morsure) de la pomme, 1468 BNF Francais 17001 fol 111r gallica
La Mort, La Demoiselle et la chambière
Jean Mielot, Le mors (la morsure) de la pomme, 1468, BNF Francais 17001 fol 111r gallica

Le seul cas en France où le miroir joue un rôle central est cette illustration d’un texte qui fonctionne un peu comme une Danse Macabre, avec un dialogue entre la Mort, la Demoiselle et sa Chambrière, ponctué de citations des Psaumes :

La Mort :

Mirez vous bien et vous verrez
Quele sera vo belle face
Teles que je suys deuenrez
Car ainsi fault il quil se face
Homo vanitati similis factus est (Psaume 144,4)

La demoyselle :

Je suys dolante et esperdue
Quant en moy morant je regarde
Ma beaute qui sera perdue
Las! Hemy ! trop (tard) pou y preng garde
Domine in voluntate tua prestitisti decori meo virtutem (Psaume 29)

La chambriere :

Ce miroir cy est exemplaire
A tout homme qui est mortel
Bien peut pourfiter et sans plaire
A chil ky pense estre mort tel.
Et defecerunt in vanitate dies eorum (Psaume 77,33)

(les trois derniers vers manquent dans le manuscrit de la BNF).

Le miroir étant placé de manière non réaliste, rien n’empêchait le dessinateur d’y faire figurer un crâne, pour illustrer ce que dit le Mort ( « Mirez vous bien et vous verrez ce que deviendra votre belle face »), d’autant plus que la flèche fatale est déjà plantée dans le sein. Il a préféré y placer le visage de la jeune fille justement parce qu’elle ne s’est pas « bien mirée » (elle n’a pas utilisé le miroir correctement) et que maintenant il est trop tard pour faire autrement. La chambrière conclut en expliquant la bonne utilisation du miroir : Peut en profiter bien, sans souci de plaire, celui qui pense être mort tel (jeu de mot entre mortel et mort-tel, ressemblant à un mort).


Le rétroviseur de Bâle

1440 La noble , figure de La danse macabre du Grand-Bâle - fragment conserveReste de la fresque de 1440 1440 La noble dame , figure de La danse macabre du Grand-Bale - gravure de- Merian 1621Gravure de Merian, 1621

La Femme noble, figure de La danse macabre du Grand-Bâle

Le miroir apparaît dans cette Danse Macabre comme attribut de la Femme Noble, et suit étroitement le texte (différent du texte de la Danse macabre française) :

La Mort à la Noble dame :

Laissez vos soins de femme noble,
Vous devez venir danser avec moi ;
Je n’ai pas vos blonds cheveux :
Que voyez-vous clair dans le miroir ?

Réponse de la femme noble .

Peur et détresse ! comment cela m’est-il arrivé ?
J’ai vu la mort dans le miroir;
J’ai été si effrayée par son apparence horrible
Que mon cœur dans mon corps est froid

Tod zur Edelfrau .

Vom Edel Frau last euer Pflanzen ,
Ihr müsset jeht hie mit mir tanzen ;
Ich schon nicht euers geelen Haar :
Was seht ihr in den Spiegel klar ?

Antwort der Edelfrau .

Angst und Noth ! wie ist mir b’schehen ?
Den Tod hab ich im Spiegel g’sehen ;
Mich hat erschreckt sein greulich G’stalt ,
Daß mir das herz in Leib is kalt.



1440 La noble , figure de La danse macabre du Grand-Bâle - gravure de- Merian 1621 detail
On notera le détail du serpent lové dans l’herbe : il va piquer au talon la jeune femme qui recule sans le voir, obnubilée par le reflet. Cette image parfaitement rationnelle précède tous les miroirs macabres que nous avons explorés jusqu’ici :

contrairement à l’intuition, le rétroviseur, bien que plus élaboré, précède le miroir magique.


Autres miroirs dans des Danses macabres

1485, Giacomo Borlone (attr), Oratoire des Disciplinaires, ClusoneEtat actuel 1485, Giacomo Borlone (attr), Oratoire des Disciplinaires, Clusone releve de Giovanni Darif (1859)Relevé de Giovanni Darif, 1859

Giacomo Borlone (attr), 1485, Oratoire des Disciplinaires, Clusone [61]

Le rétroviseur de Bâle reste très isolé : le seul autre cas pourrait être celui de la première femme qui sort de la ville, à la queue de cette danse macabre : mais il est bien plus probable qu’il s’agisse simplement de l’attribut de la coquette, et que le visage du reflet soit le sien, et non celui du squelette qui la pousse.


1470 Nederland Kasseler Totentanz 4° Ms. poet. et roman. 5 Bibliotheque universite Kassel fol 2r detailKasseler Totentanz, Pays-Bas, 1470, Bibliothèque universitaire de Kassel, 4° Ms. poet. et roman. 5, fol 2r (détail) 1488 Der doten dantz mit figuren La jeune femmeDer doten dantz mit figuren,1488

La Demoiselle, figure de de « Der Jüngere Todtentanz » [62]

L’objet fonctionne ici en miroir magique, et de manière tout à fait optionnelle puisque le texte qu’il illustre ne le cite pas directement :

Vous la demoiselle à la longue traîne, vous aussi vous appartenez à ma danse. Vous avez beaucoup séduit, la pudeur vous aurait mieux convenu . Vous avez porté l’arrogance sur votre tête. Suivez-moi, je vous apprendrai le meilleur tour pour toutes les danses.

Maintenant, je dois dire la vérité, je voulais vraiment plaire au monde avec de la danse et des sauts et aussi avec de beaux chants. Je l’ai beaucoup apprécié et j’ai oublié les commandements de Dieu. Ô mère de miséricorde, aidez-moi, mes péchés me font mal.

Ir iunfrauwe in dem groißen swantz , ir gehorent auch an mynen dantz . Vyl hoiffart haint ir gedriben : beßer were eß in demutikeit verliben Ir haint vff uwerm heupt gedragen hogen mut , der nit stet zu sagen . Kompt her naich, ich uch lu lere, in allen dantzen die bester kere.

Ich muss nu die warheit sagen, ich wolt de werlt zu male behagen, Mit dantzen und mit springen, und auch mit sussen singen. Vyl geungden hain ich besessen, und der geboit gots vergesse. O mutter der Bramherzigkeit, Hilff mir, myn sunde sint mir leit.

Ainsi le dessinateur de Kassel a ajouté le miroir comme attribut de la Séductrice, qui se retourne contre elle-même.



1540-1554 Zimmerischer Totentanz Wernher von Zimmern. Verganglichkeitsbuch Wurttemb.Landesbibliothek Stuttgart, Cod. Don. A III 54 fol 120v

Verganglichkeitsbuch (Zimmerischer Totentanz), Wernher von Zimmern, 1540-1554
Wurttembergische Landesbibliothek Stuttgart, Cod. Don. A III 54 fol 120v

Ce texte est un développement de « Der Jüngere Todtentanz ». L’illustrateur a recopié l’image de Kassel en la mettant à la mode du temps. Il a rajouté un bouquet de fleur et une fosse fraîchement refermée (des détails qui ne sont pas dans le texte [63] ) : comme les racines des fleurs sont apparentes, il est probable que la mort désigne la terre à la fille pour lui rappeler son origine : tout comme la fleur, elle est née de la terre et elle retournera à la terre.


1602, Jakob Hiebeler, La Mort et la noble dame, Danse macabre, St.-Anna-Kapelle (Fussen)

La Mort et la noble dame
Jakob Hiebeler, 1602, Danse macabre, St.-Anna-Kapelle (Füssen)

Le miroir fonctionne ici encore comme attribut de la Superbe. Le petit diable assis sur la robe illustre le proverbe :

Sur les longues jupes des femmes, le diable se plaît de chevaucher

Up der vruwen langhen swansen Plecht de düvel gern to draven



1710 ca Danse macabre detail Musee national de Copenhague

Tableau représentant une danse macabre (détail)
Vers 1710, Musée national, Copenhague

Le texte connexe, déchiffré par Martin Hagstrøm, est tiré d’un livre d’emblèmes [64]. Il suggère que le peintre, outrepassant ses moyens, a voulu représenter dans le miroir le visage vieilli de la femme :

Qui peut lire de cela
qui ils étaient autrefois.

Wer kann aus diesen lesen
wer sie zuvor gewesen.



 



4A Dans le rétro… rien

La Sirène au rétroviseur

1514 Peter Vischer le jeune Scylla Nuremberg germanisches national museum
Scylla
Peter Vischer le jeune, 1514, Germanisches National Museum, Nüremberg

Selon Ovide [65], Scylla était une nymphe d’une grande beauté (le miroir et le peigne) qui fut transformée par Circé en un monstre marin qui allait terroriser les bateaux : le dessin montre la transformation en cours (elle a déjà ses pattes palmées et sa queue) avant même que la nymphe n’en prenne conscience. Inconsciente est également la proie qui s’approche par la gauche.


1514–19 Peter Vischer Scylla Sebaldusgrab St Sebald Nurnberg
Sirène
Peter Vischer le jeune, 1514–19, Sebaldusgrab, St Sebald, Nüremberg

Ce dessin a probablement servi d’étude pour la sirène qui orne le soubassement du chef d’oeuvre des Vischer père et fils : le gigantesque tombeau en bronze de Saint Sebald. On lit parfois qu’il s’agit ici encore de Scylla, et que le vieillard barbu qui arrive par la droite serait son amoureux éconduit, Glaucos, autre monstre marin qui se décrit ainsi : « j’aperçus cette barbe azurée, cette longue chevelure qui balaye les mers, ces larges épaules, ces bras de la couleur des eaux, et ces cuisses réunies, courbées en queue de poisson ».

Cette lecture savante se heurte cependant à une incohérence : lorsque Glaucos importune Scylla, celle ci n’est pas encore transformée en poisson. Si Vischer avait pour point de départ le mythe de Scylla, il l’a fusionné avec le thème bien connu de la Luxure au miroir pour le rendre intelligible à tout un chacun.

Tout comme le bateau dans le dessin, le vieillard barbu représente ici la proie inconsciente. Fasciné par la belle, il ne voit pas le squelette qui se cache sur l’autre face.



1514–19 Peter Vischer Scylla Sebaldusgrab St Sebald Nurnberg b
Le miroir ici ne montre rien : mais on peut supposer que la sirène y vérifie la présence de sa complice la Mort, au moment où elle se prépare à assommer sa proie avec son autre accessoire : la sphère qu’elle tient dans sa main droite.


1510-15 daniel-hopfer tod-und-teufel-ueberraschen-zwei-frauen MET
La Mort et le Diable surprenant deux coquettes
Daniel Hopfer, 1510-15, MET, New York

Au lieu de se servir du miroir pour vérifier ses arrières, à la manière de la Prudence, la Coquette l’oriente vers la visage de sa compagne, qui le rapproche d’elle pour mieux s’y voir : ainsi ni l’une ni l’autre ne voient venir les deux compères à l’attaque.



1510-15 daniel-hopfer tod-und-teufel-ueberraschen-zwei-frauen MET schema
L’image joue sur l’amplification comique (flèches bleues) :

  • la Mort qui lève un genou précède le Diable, qui le lève encore plus haut ;
  • le lambeau de linceul pendant précède le lambeau d’oreille ;
  • le petit crapeau perché sur le crâne précède le diablotin au harpon.

S’y ajoute un effet d’écho (flèches rouge) entre les accessoires de la Coquette (les flacons et le miroir) et ceux de la Mort (le sablier et le crâne).


1500-1600 Sculpture allemande la Vanite
Vanité, 1500-1600, Allemagne, origine inconnue

Le miroir vide prouve que la femme riche (la bourse) ne voit pas la mort arriver.

Ces exemples suggèrent qu’en pays germanique, le miroir utilisé en rétroviseur est essentiellement une figure de l’Inconcience.



4B Dans le rétro… la Mort

Rétroviseur ignoré, efficace, puis contrarié (SCOOP !)

 

1520-40 Master_of_the_Female_Half-Lengths_-_Lutenist_-_Hamburger_Kunsthalle image rdkMaître des demi-figures féminines, 1529-40, Hamburger Kunsthalle, image rdk 1500-50 Anonyme Femme au luth localisation inconnueAnonyme, 1500-50, localisation inconnue, image rdk

Femme au luth

Avec son le vase à parfum luxueux, la première musicienne est une allusion à Marie-Madeleine ou, du moins, à une épouse infidèle (elle porte un anneau). C’est ce qu’affirme la partition, un motet de Clément Marot publié en 1529 :

Si j’ayme mon amy / trop, plus que mon mary / Se n’est pas de mervelles“

La seconde luthiste ne porte pas de bague et lève les yeux de la partition pour fixer le spectateur, une attitude provocante tout aussi révélatrice que le motet.


1525-49 Anonyme coll partCollection particulière, image rdk 1525-49 Anonyme Muzeum Narodowe w Warszawie, Warsaw VMuzeum Narodowe, Varsovie, image rdk

Anonyme, 1525-49

La musicienne peu farouche se retrouve dans cette allégorie où un vieillard la coince entre un crâne et un miroir, celui-ci entièrement occupé par le reflet proéminent. La jeune femme ne s’y intéresse pourtant pas plus qu’à la partition, et continue de fixer le spectateur. Ce tableau, passé par la collection de Goering, puis par le Katharijneconven d’Utrecht, a été restitué à son propriétaire d’avant guerre.

La copie de Varsovie porte un texte explicatif :

Celle qui est dans les délices, est déjà morte tout en étant vivante.

Saint Paul, 1. Tim . 5. 6

Quæ (autem) in deliciis est , vivens mortua est

Le vieillard sévère, dont le crâne chauve a partie liée avec le crâne, pourrait ici être Saint Paul. Il s’est emparé du miroir de la coquette pour asséner non pas un ultime avertissement, mais la constatation d’une Vérité : la femme de délices est une morte-vivante.

Il faut cependant être prudent car une autre copie (vendue chez Christies New York le 25 mai 1991) portait une inscription différente :

Mieux vaut mourir que de vivre de façon déshonorante.

POTIVS.MORI.QVA(M). INDECORE.VIVERE

On retrouve une variante de cette phrase sur un tableau, par Pieter Coecke van Aelst, de la Lucrèce Romaine, qui préféra se suicider plutôt que d’être violée (« Satius est mori.. »). Le vieillard perd alors toute référence religieuse et personnifie plutôt la sagesse antique gourmandant la jeunesse moderne.

La composition était donc suffisamment versatile pour être personnalisée selon le commanditaire.


1530-40 ca_Vanitas_met_luitspelende_vrouw_en_man_met_schedel_en_spiegel_-_ABM_s120_-_Museum_CatharijneconventKatharijneconvent, Utrecht 1540 ca La jeune femme et le Temps Sud des Pays Bas Katharijneconvent UtrechtKatharijneconvent, Utrecht 1540 ca La jeune femme et le Temps cercle de Pieter Coecke van Aelst coll part image rdkCercle de Pieter Coecke van Aelst, collection particulière, image rdk

La luthiste et le Temps, vers 1530-40

 

Te voyant belle dans le miroir, prend en considération la forme
Placée derrière toi, qui dénote que tu n’es rien.

Formosam speculo te cernens, respice formam
A Tergo positam quæ notat esse nihil

Comparée à l’intransigeance de la variante précédente, celle-ci, dont on ne connaît pas l’original, fait figure de message d’espoir. La calvitie du viellard est masquée par un couvre-chef, la partition a disparu et la composition a été inversée, de manière à ce que le sens de la lecture corresponde avec la narration : la musicienne, qui remarque enfin le crâne dans le miroir, fait de la main droite un geste de terreur.

Le texte souligne la trouvaille : le miroir, enfin utilisé comme rétroviseur pour voir la forme « a tergo positam », montre désormais la tête de mort à la luthiste. L’homme barbu était autrefois interprété comme un magicien oriental, on considère maintenant qu’il s’agit du père Temps, une personnification plus édulcorée et bienveillante que le vieillard saturnien avec sa faux et son sablier.



1540 1600 La jeune femme et le Temps coll part image rdk

La jeune femme et le Temps, 1540-99, collection particulière, image rdk

Cette version, dont le miroir et l’inscription ont été tronqués, est nettement plus explicite : la luthiste a la poitrine nue et la pomme du péché est posée sur sa table de toilette.



1570 ca Death and the Maiden ecole anglaise Hall's Croft Stratford-upon-Avon

La Mort et la jeune fille (Death and the Maiden)
Ecole anglaise, vers 1570, Hall’s Croft, Stratford-upon-Avon

Cette reprise anglaise tardive semble jouer sur les deux registres : la partition est revenue et la jeune fille contitue à jouer sans regarder dans le miroir, mais sans non plus provoquer du regard le spectateur. On a l’impression d’un dernier instant d’insouciance, juste avant de basculer dans l’horreur du reflet fatal. C’est en tout cas ce que sous-entend l’inscription :

La mort est la limite ultime des choses
Horace, Epitres 1,16,79

Mors ultima linea rerum est


1540 Ambrosius Benson attr coll part image rdk
La coquette et l’homme au crâne
Ambrosius Benson (attr), vers 1540, collection particulière, image rdk

Cette dernière variante, dont on ne connaît que ce seul exemplaire, rompt avec les formules précédentes. La femme n’a plus de luth, et tient à la place le miroir : ce n’est pas une musicienne, mais bien une coquette. Et l’homme dans la force de l’âge n’a rien d’une allégorie : c’est un admirateur, ou un client, ou plus probablement un souteneur, qui n’a aucun intérêt à la rédemption de la fille. Aussi cache-t-il le crâne dans son dos, de sorte qu’elle est obligée de se retourner, ainsi que le lui conseille le cartouche. Le texte a en effet été subtilement modifié pour entériner ce renversement de situation :

devant le miroir tu te vois belle, regarde en arrière ce qui pourrait être : la même forme, ce qui dénote que tu n’es rien.

te speculum ante vides formosam respice quid sit est equidem formam quod notat esse nihil

Le texte prend ici l’impératif « respice » au sens littéral (regarde en arrière), tandis que dans la formule précédente il l’entendait dans son sens plus général (prends en considération).

L’absence de signature et de datation rend cette chronologie très hypothétique, mais il est clair que la version du « rétroviseur contrarié » (respice quid sit est) suppose connue la version la plus courante, celle du « rétroviseur » efficace (respice formam).


sb-line

Le rétroviseur impuissant (SCOOP !)

Dans la seconde moitié du XVIème siècle, la maîtrise des positions dans l’espace permet à plusieurs artistes, notamment hollandais, d’affronter le thème de manière optiquement réaliste et symboliquement novatrice.


1569 Jan van der Straet La Moderation desarmant la Vanite (C) RMN Louvre photo Jean-Gilles Berizzi
La Modération désarmant la Vanité
Jan van der Straet (Stradanus), 1569 (C) RMN Louvre, photo Jean-Gilles Berizzi

Sachant que le joug est l’attribut de la Modération, cette allégorie malicieuse (réalisée à Florence) peut très facilement se retourner dans tous les sens : le titre traditionnel du tableau était d’ailleurs l’inverse, La Vanité désarmant la Modération.

Pour Sylvie Beguin [66], tenante du nouveau titre, la Modération est la femme habillée qui vient de transmettre son joug à la Vanité, la femme nue qui se reflète dans le miroir et dont les accessoires inutiles viennent de tomber sur le sol.

Mais le tableau pourrait aussi être interprété comme l’Amour profane (la femme nue, soumise à la mort) et l’Amour sacré (la femme vêtue). Jacques Foucart [67] remarque que néanmoins, c’est bien cette femme vêtue qui porte les bijoux luxueux caractéristiques de la Vanité, tandis que le geste de pudeur (?) de la femme nue (la main cachant le sein) la remettrait dans le camp de la Modération. Le tableau serait en définitive une

« représentation de la Vanité transfigurée par la Modération… une figuration en quelque sorte dédoublée de la même vertu de modération. »

Je m’en tiens pour ma part à une lecture plus carrée, où chaque entité porte bien ses attributs conventionnels :

  • La Modération, identifiée par son joug, foule d’un pied les colifichets de la Vanité tombés en désordre sur le sol ( colliers de perle et d’or, fiole de parfum, fleurettes).
  • La Vanité, identifiée par son paon et par son miroir, regarde d’un oeil ironique cette « modération » si peu modérée qu’elle lève la cuisse en se tâtant le sein. Avec le même geste sensuel (doigts écartés en V), elle tâte derrière elle le coussin du lit sur lequel elle projette d’entraîner sa compagne, juste au dessus du couple de pigeons qui montre ce qui va se passer.

Ainsi est réhabilité le titre traditionnel du tableau : la Vanité désarmant la Modération (pour la mettre dans son lit).

Le squelette est à mon avis à comprendre avec un brin d’humour, dans le même esprit transgressif : relégué dans la ruelle, à l’emplacement favori du cocu, il observe ce couple de femmes affriolantes et tente de se faire voir dans un rétroviseur bien inutile, puisque personne ne s’intéresse à lui. Le miroir fatal fournit ici l’alibi moral permettant de montrer le tableau aux spectateurs innocents (et aux commentateurs trop sérieux)

Opnamedatum: 2013-05-23
Un couple menacé par le Temps et la Mort (Paar bedreigd door Vader Tijd en de dood )
Hieronymus Wierix, 1577-1619,Rijksmuseum

Le Temps, volant avec sa faux de moissonneur au dessus d’un champ moissonné, couronné de fruits et d’épis, atterrit devant un couple pour déposer un miroir, dans lequel on ne voit que la femme. Une bonne traduction de la légende est indispensable pour préciser de quel couple il s’agit, et comprendre les subtilités de l’image.


La Volupté, ce mal doux dont le Temps et l’Erreur
Hâtent le sort, en emporte plusieurs dans ses hameçons,
Et effémine les membres par des herbes plus intenses que la mandragore.

Luxuries predulce malum cui tempus et error
Accelerant fatum, multos imexuit hamis,
Membraque circaeis effeminat acrius herbis

Ainsi le Temps tente d’avertir la Volupté de sa fin prochaine, mais le miroir ne lui renvoie qu’elle même. Le partenaire qui la rassure en lui désignant ce reflet partiel n’est autre que l’Erreur.

Le dernier vers, qui n’a pas de rapport avec l’image, est une allusion à un passage connu de Claudien sur la Volupté :

La Volupté, ce doux mal, toujours soumis
A l’empire du corps, émousse l’esprit par son brouillard
Et effémine les membres par des herbes plus intenses que la mandragore.

Claudien, Eloge de Stilichon (De consulatu Stiliconis)

Luxuries : predulce malum que dedita semper
Corporis arbitriis, ebetat caligine sensus
Membraque circaeis effeminat acrius herbis



1575-1600 Le Miroir du temps Jacob de Backer, coll part

Allégorie de la transcience de la beauté terrestre et de l’amour,
Jacob de Backer (attr) , 1575-1600, collection particulière (Sotheby’s, 5 octobre 1995)

Ca tableau reprend la même composition en format portrait, d’où l’adjonction de Cupidon portant le cartouche : l’inscription est la même mais rendue plus difficile à comprendre par les abbréviations et l’absence de ponctuation. Les gestes aussi sont moins clairs, puisque c’est le Temps qui désigne le reflet à la Volupté, son partenaire restant passif.

Le tableau est probablement une élaboration malicieuse à partir de la gravure, destinée à fournir un double niveau de lecture :

  • pour les non latinistes : un couple menacé par le Temps et la Mort ;
  • pour les latinistes : la Fin prochaine de la Volupté, hâtée par le Temps et l’Erreur.



1617 Cornelisz. van Haarlem Allegory on the Brevity of Life Statens Museum for Kunst Copenhagen

Allégorie de la Brièveté de la Vie
Cornelisz van Haarlem, 1617, Statens Museum for Kunst Copenhagen

Au siècle suivant, Cornelisz van Haarlem ne s’embarrasse plus de citations savantes et de reflets compliqués : il place un couple légitime, dans l’ordre marital ordinaire, en sandwich entre un père Temps désolé de leur annoncer la mauvaise nouvelle, et une Mort qui lève déjà sa flèche. Le rétroviseur ici ne crée pas d’effet de surprise ou de sens : bien au contraire, il contribue à édulcorer le tragique. Pas de crâne dans le reflet, et l’ensemble ressemble à une conversation sur le temps qui passe, entre gens de bonne compagnie.


Floris van Schooten Allegorie du Temps, de la Vie et de la Mort coll part
Allégorie du Temps, de la Vie et de la Mort
Floris van Schooten, après 1617, collection particulière.

Dans cette reprise bienséante, cet autre peintre de Haarlem rhabille le couple et inverse la composition de Cornelisz tout en signant au même endroit : sur le rocher.

sb-line

Le rétroviseur banalisé

1606 Beholde your glory printer John Windet
Contemple ta gloire (beholde your glory)
Marque d’imprimeur de John Windet, 1606

On voit ici clairement l’effet rationalisant du rétroviseur qui évite le problème du reflet en vue directe : un seul crâne pour plusieurs personnages.


1638 Meisner,Sciographia Cosmica. Das ist Newes Emblematisches Buchlein Volume 7 G 66
La Ville de Tolède
Meisner, Sciographia Cosmica. Das ist Newes Emblematisches Buchlein, edition de 1638, Volume 7, G 66

Cette curieuse encyclopédie ajoute, au premier plan de la vue de chaque ville, une allégorie morale assortie. Pour Tolède, c’est son université qui est honorée par l’image de la femme au rétroviseur, prise ici comme image de la Science et de la Prudence :

Toute la vie du savant  est une méditation sur la Mort

La vie entière du prudent est une méditation sur la Mort

Tota vita sapientis est meditatio mortis.

Integra prudentis vita est meditatio mortis.


Le squelette anatomique, avec son cadran solaire, précise comment s’y prendre :

D’ici il faut observer chaque heure, chaque minute, chaque jour.

Quaeuque observanda hinc hora, minuta, dies


1683 Antonio Domenico Triva Allegorie der Selbsterkenntnis Institut fur Kunstgeschichte der LMU Munchen
Allégorie de la Connaissance de Soi (Premier état)
Antonio Domenico Triva, 1683, Institut fur Kunstgeschichte der LMU Munchen

C’est ici Minerve qui montre le miroir, posé sur le sphinx (l’Enigme) et portant la chouette (la Connaissance). L’Homme mûr, dont la face est cachée en vue directe comme dans le reflet, est enseigné en latin par Socrate :

Connais-toi toi-même

Nosce te ipsum


Au mur, un tableau montre un vieillard assis lui-aussi devant un miroir, auquel le Temps donne ce bon conseil :

Quoi que tu fasses, fais-le modestement, et considère la fin

quiquid agis, pudenter agas, respice finem

Comme souvent, « respice finem » est aussi à prendre au sens propre : « regarde derrière toi la fin ».

C’est alors qu’on découvre à l’extrême-gauche le squelette, derrière trois faux amis superposés qui tentent de le masquer, et doivent être, de bas en haut, l’Envie (avec ses serpents), la Calomnie (qui hurle à l’oreille) et l’Inconscience de la jeunesse (l’Adolescent bouclé qui se tâte le coeur tandis que la main d’os caresse déjà ses cheveux).



1683 Antonio Domenico Triva Allegorie der Selbsterkenntnis Institut fur Kunstgeschichte der LMU Munchen detail
A l’aplomb de l’Homme mûr, la tête de Janus résume son évolution :

  • du côté tourné vers le Passé, un visage jeune, une vaine flûte, et un monstre au mains crochues ;
  • du côté tourné vers l’Avenir, un visage barbu, les instruments de la Connaissance (livre, té, sphère, compas, fil à plomb) et le sphinx aux pattes de lion.



1683 Antonio Domenico Triva Allegorie der Selbsterkenntnis Institut fur Kunstgeschichte der LMU Munchen putti
Les trois putti de droite, au delà du miroir de la Connaissance, évoquent probablement l’ignorance enfantine. Ils se livrent à des occupations futiles : tirer sur un fil attaché à son gros orteil, examiner son pied dans la pose du spinaire, tenir au dessus de la tête un objet indéfinissable. La signification précise de ces gestes ne devait pas être indispensable à l’interprétation puisque, dans le second état de la gravure, tronquée sur la droite, le putto debout a disparu.

sb-line

Le rétroviseur modernisé

1898, Edmund J. Sullivan La Verite et le Prince des mensonges Illustration pour Sartor Resartus de Carlyle, p. 15 photo George P. Landow
La Vérite et le Prince des mensonges
Edmund J. Sullivan, 1898, Illustration pour Sartor Resartus de Carlyle, p. 15 (photo George P. Landow)

Le miroir est ici l’attribut de la Vérité. Orienté comme il convient, il montre au lecteur le vrai visage du Chevalier.

1900 ca The Critic Herbert Cole,
Le critique
Herbert Cole, vers 1900

Un squelette tenant un long fume cigarette et un catalogue s’approche par derrière d’une belle femme s’admirant devant un bouquet de roses. Le vieux thème de la Coquette et la Mort est ici subverti, par la simple inscription « The critic » du verso, en une critique de la Critique, qui s’attaque sournoisement à la Beauté, pour la détruire.


1900 ca Le sphinx Herbert Cole
Le sphinx,
Herbert Cole, vers 1900

Dans ce dessin, peut être conçu en pendant, Cole reprend les mêmes éléments, mais en les composant différemment. Le sphinx ailé, à la grecque, qui ornait le grand miroir, se trouve maintenant, à l’égyptienne, dans le paume de la femme pensive. Le miroir du fond, qui ne montrait rien, révèle maintenant au lecteur ce qui l’attend s’il s’approche de la femme fatale ; et les roses sont passées du mur à la table, posées maintenant devant le crâne comme un bouquet sur une tombe.

Le bijou qui pend comme un pendule à la verticale du globe s’oppose dans doute à la volute de fumée qui monte de la cassolette pour effleurer le hublot du miroir. La femme au sphinx, coiffée du pétase ailé d’Hermès, incarne ici le Mystère, entre la pesanteur de la Vie et la légèreté de la Mort.


Herbert Cole The sphinx Form a monthly magazine containing poetry, sketches new ser. volume 1 (1921-22). p 25
Le sphinx
Herbert Cole, paru dans « Form; a monthly magazine containing poetry, sketches, » nouvelle série, volume 1 (1921-22). p 25

A noter cette autre composition de Cole sur le thème du Sphinx , qui scrute les mystères du Cosmos tandis que l’Humanité s’amuse.

1976 February Our Fighting Forces No164,
Les perdants (The losers)
Couverture pour Our Fighting Forces N°164, février 1976

Le miroir fonctionne ici en rétroviseur ironique, mais à l’intention du lecteur seulement :

  • « – Nous avons réussi, ramenons le miroir sacré en ville… »
  • « – Oui, pas un seul allemand en vue ! »

 



4C Dans le rétro… le Diable

Un dicton médiéval ?

On ne trouve aucune trace d’un vieux dicton français, « Le miroir est le vrai cul du diable », que tout le monde (depuis Baltrusaitis en 1978) cite comme source du thème du diable dans le miroir. Or cette expression n’est attestée que dans une gravure de la fin du XVIème siècle (voir plus loin).

Bosch Jardin des Delices panneau droit detail 1480-1505 PradoJardin des Délices (détail du panneau droit)
Bosch, 1480-1505, Prado

On a proposé [67a] que ce proverbe douteux serait l’origine de ce détail : or il s’agit du postérieur d’un homme-arbre, pas du diable. La convexité du fessier suffit graphiquement à appeler le miroir, qui sert à unifier le visage de la luxurieuse et celui d’un démon à tête d’âne.

En définitive, l’imagerie du diable dans le miroir n’apparaît clairement qu’à partir d’une gravure célèbre de 1493…


La Coquette du Ritter von Turn

1493 Durer Die eidle Frau Illustration pour Ritter von Thurn
Illustration pour « Der Ritter von Turn von den Exemplen der Gotzforcht vnd Erberkeit »,
Marquart von Stein, imprimé à Bâle par Michael Furter, 1493 (bois attribué à Dürer)

 

« D’une noble dame qui se tient devant un miroir, se brossant, et qui voit dans le miroir le Diable qui lui montre son derrière ».

« Von eyner edlen frowen wie die vor eym spiegel stund, sich mutzend vnnd sy jn dem spiegel den tüfel sach jr den hyndernzeigend »

La gravure illustre l’histoire d’une dame qui faisait attendre les paroissiens parce qu’elle mettait trop longtemps à se pomponner avant la messe :

D’une dame qui mestoit le quart du jour à appareiller
….Et si comme il pleust à Dieu, si comme pour exemplaire, ainsi comme elle se miroit à celle heure, elle vit à rebours l’ennemy ou mirouer qui lui monstroit son derrière, si lait, si orrible, que la dame issy hors de son sens comme demoniacle ; sy fut un long temps malade, et puis Dieux luy envoya santé, et se chastia si bien que elle ne mist plus grand paine à soy arroyer ne estre sy longue, mais mercya Dieu de l’avoir ainsi chastiée.
Geoffroy de La Tour Landry, Livre pour l’enseignement de ses filles, chap XXXI

Tout en suivant fidèlement le texte, l’image va plus loin que lui : elle fait du postérieur du diable une sorte d‘anti-visage féminin, où les cheveux sont remplacés par la queue, et tous les charmants orifices par la béance affreuse de l’anus.

« En permutant le haut et le bas, le miroir reflète un sexe qui montre son vrai visage, celui du désir débridé et obscène ; la belle devenue bête découvre son double menaçant, cet Autre inséparable de soi, témoin qui regarde et qui ricane créé par la conscience coupable ». [68]

Le livre étant imprimé à Bâle, il est plus que probable que cette trouvaille est un clin d’oeil au rétroviseur de la célèbre Danse macabre de la ville.


1538, Strasbourg Ritter von Thurn
Illustration pour « Der Ritter von Turn », Strasbourg, 1538

Quarante ans plus tard, l’édition strasbourgeoise reprend la même idée d’une manière plus séante, en supprimant l’anus béant.


Virgil Solis Thomas Murner, Die Geuchmat Francfort, edité par Sigmund Feyerabend et Simon Hutter, 1565, p 41vGravure de Virgil Solis pour Die Geuchmat (Le pré aux coucous) de Thomas Murner, Francfort, édité par Sigmund Feyerabend et Simon Hutter, 1565, p 41v

Virgil Solis recopie la composition pour illustrer un texte sans rapport avec le diable, mais qui évoque une autre coquette, Dalida :

Regarde ci, regarde là, regarde bien à l’intérieur.
La forme dans le miroir est-elle la tienne ?
Alors tu as été idiot un bon moment.
Dalida aussi montre le miroir
à Samson, son grand idiot.
Elle lui montre l’idiot dedans
Comme si elle n’avait pas l’intention de lui faire quoi que ce soit.
Mais ce qu’elle lui a fait,
Il aurait bien dû le voir dans le miroir.

guck har, guck dar, guck eben drein
Ist die gestalt im spiegel dein /
So bistu lang ein Gauch gesein
Dalida zeigt den spiegel auch
Samsoni, ihrem grossen Gauch .
Da sie den Gauch ihm darinn zeigt
Das sie ihm gar nüt were geneigt.
Und was sie ihm hat vor gethon /
Solt er im spiegel wohl verston .



1564 Frontispice Ludwig Milichius (Milch), Der Zauber Teuffel Frankfurt gallica

Frontispice pour Der Zauber Teuffel (Le Diable magicien)
Ludwig Milch, 1564 Francfort

La figure du diable montrant son cul dans le miroir marque durablement les esprits, puisqu’on la retrouve dans cette composition , sans nécessité optique. Le magicien brandit à côté sa propre spécialité, un diable dans une fiole.


1569 ‘Of Pride’ Stephen Batman, A Christall Glasse of Christian Reformation (LUNA Folger Digital Image Collection)

L’Orgueil
Stephen Batman, A Christall Glasse of Christian Reformation, 1569 (LUNA Folger Digital Image Collection)

Dans cette image édulcorée, le diable ne se présente plus à reculons. Le reflet suggère que la femme voit la main griffue, mais s’en moque. Le texte en dessous explique les détails :

« La femme signifie l’orgueil ; le miroir dans sa main la flatterie ou la tromperie ; le diable derrière, sa tentation ; la tête de mort sur laquelle elle pose le pied, signifie l’oubli de la vie à venir, d’où vient la destruction. »


Le fou repentant Wahrmund Jocoserius, Wolgeschliffener Narren-Spiegel, 1730, dessin de Wilhelm Stettler, gravure de Caspar Merian
Le fou repentant, Wahrmund Jocoserius, Wolgeschliffener Narren-Spiegel, 1730,
dessin de Wilhelm Stettler, gravure de Caspar Merian

Dans ce retournement de situation, le diable armé d’un éventail vient en personne exhorter la coquette à se repentir :

Je ne parle ici que des fous
Mais la femme aussi a un grain
Alors elle mérite une place.
Sont-ils égaux dans la repentance ?
On trouve les hommes à côté
pas exempts de cette faiblesse.

Ich rede hier zwar nur von Narren
doch hat ein Weibsbild einen Sparren
so schicket sie sich gleichfalls her
Sind sie dem Aufbuß gleich ergeben
findt man die Männer doch daneben
von dieser Schwachheit auch nicht leer.


4D Dans le rétro… le Fou

.

1493 Durer Die eidle Frau Illustration pour Ritter von ThurnDer Ritter von Turn, 1493 Der Freidanck, hg. von Sebastian Brant Straßburg Grüninger 1508Der Freidanck, Sebastian Brant, Straßburg Grüninger 1508

 

Quinze ans après le Ritter von Turn, le diable qui montre son cul est remplacé par un fou :

Celui qui se loue lui-même s’aperçoit vite
Qu’il devient fou et enragé
Personne ne devrait se louer lui-même,
Celui qui fait le bien, se loue bien lui-même

An merckt bald wer sich selber lobt,
Das er in narrheit wiet vnd tobt
Sich selber nieman loben sol
Wer wol thüt, lobt sich selber wol


1580-1600 Le miroir est le vray cul du diable anonyme
Le miroir est le vray cul du diable
Anonyme, 1580-1600

Cette gravure confirme que l’analogie de forme s’était hissée jusqu’à une sorte de dicton, illustré ici par la chatte à l’anus proéminent. La fonction de rétroviseur est soulignée en haut de la gravure, par l’exhortation que la coquette adresse à ses semblables :

« Le fou et moi l’un à l’autre ressemblons.
Tournez vous : le miroir montre ce que nous sommes »

Le texte du bas condamne les excès de la mode (fraises, touffes, perruques) qui ne sont que des signes de bêtise.


4E Dans le rétro… autre chose

1509-18 Prudence Stalle provenant du chateau de Gaillon, Basilique de Saint Denis detail 1509-18 Prudence Stalle provenant du chateau de Gaillon, Basilique de Saint Denis detail

La Prudence
Stalle provenant du château de Gaillon, 1509-18, Basilique de Saint Denis ( [69], fig 154)

Le miroir de la Prudence reflète, autour de la Croix, trois instruments de la Passion : l’échelle, le fouet et les pièces d’argent.



1453-54 Ethiques d'Aristote Livre II. Les vertus theologales et les vertus cardinales. BM Rouen, Ms I 2 fol 14v

La Prudence
Ethiques d’Aristote Livre II. Les vertus théologales et les vertus cardinales, 1453-54, BM Rouen, Ms I 2 fol 14v

Pour Cécile Meneau d’Anterroches [69], ce détail, parmi de nombreux autres, permet de rapprocher les vertus de Gaillon de celles du manuscrit de Echevins de Rouen. Dans les deux cas, il s’agit de souligner qu’un des aspects de la Prudence est de préparer à sa propre mort, en prenant exemples sur celle du Christ (dans le manuscrit, la Prudencetransporte en plus un cercueil posé sur sa tête, et tient un autre de des attributs courants, le crible).

Le transfert des instruments de la Passion, de l’écu au reflet, résulte d’un souci de concision graphique, mais aussi d’un évolution notable, en trois-quarts de siècle, de la symbolique du miroir : l’attribut passif de la Prudence est devenu un instrument de piété et de méditation.


1470 ca Quatre vertus cardinales de Martinus Bracarensis, traduit par Jean Courtecuisse Chantilly, Musee Conde, 0282 (0491) fol 240vQuatre vertus cardinales de Martinus Bracarensis, traduit par Jean Courtecuisse,
vers 1470, Chantilly, Musée Condé, MS 0282 (0491) fol 240v

Cette formule funéraire de la Prudence (cercueil et instruments de la Passion) est ici clairement expliquée par les vers de l’écriteau :

De bonne coustume s’amort (se mortifie)
Qui pense souvent à sa mort
En beau miroir sa face mire
Qui son estat voit et remire,
Mémoire de la Passion,
Targe (écarte) mâle tentation.
Discrétion (discernement) est ou gredier (crible)
Quant du grain retrait le paillier (enlève la paille)
Ce n’est que peine et décevance
D’amasser planté de chevance (quantité de biens)».

La Prudence est clairement présentée comme l’antithèse de la coquette : son miroir la protège des hommes, elle discerne le bien et le mal et méprise les pierres précieuses de son sac.


1525 ce Anton Woensam La femme ideale
La femme « idéale » (Ein weyse Frauwen)
Anton Woensam, vers 1525

On retrouve la même idée dans cette gravure allemande contemporaine : La croix qui apparaît dans la miroir transforme l’attribut de l’Orgueil en objet de piété :

« Je mépriserai l’orgueil et me regarderai dans ce miroir, par qui Dieu nous a rachetés. Que toute femme fasse ainsi, c’est mon conseil. »

Comme on pouvait s’y attendre, le cadenas sur la bouche évite les paroles « nuisibles ou blessantes pour l’honneur d’autrui ». A l’inverse, la clé sert à ouvrir les oreilles aux paroles de Dieu. Les serpents autour de la taille protègent la femme honnête « du poison du scandale, de l’amour mauvais et du jeu honteux ». Les pieds n’ont rien de diabolique : ce sont des sabots de cheval, permettant d’être « inébranlable dans l’honneur et ne pas tomber dans le péché » [70]


1550-55 Cornelis Anthonisz. Theunissen l'homme sage et la femme sage British Museum
L’homme sage et la femme sage
Cornelis Anthonisz. Theunissen, 1550-55, British Museum

La gravure a été reprise telle quelle dans cette figuration du couple idéal : l’homme ne regarde pas pas la Croix dans le reflet, mais la porte en collier sur son coeur.


La vue, serie Quinque Sensuum Figurae 1599 Crispijn de Passe Cologne

La Vue, dans la série Quinque Sensuum Figurae,
Crispijn de Passe, 1599, Cologne

 

Fais confiance, mais à qui ? Regarde…

FIDE , SED CUI , VIDE


En vue directe, le spectateur voit une chouette sur l’épaule de l’homme. Dans le rétroviseur, la belle comprend qu’il s’agit d’une farce (Eul in Spiegel) et fait les cornes au plaisantin.

Le petit oiseau, mon frère Iokel, ment en réjouissant tes yeux. Il ne fait pas trop confiance à la « chouette dans le miroir » , celui qui veut rester lucide.

Das Vöglin , bruder Iokel mein, treugt und erfreut die Augen dein. Der Eul in Spiegel trau nicht zu vil, wer ungenarret werden wil.


Samuel van Hoogstraten Frontispice pour Der roomschen Uylen-Spiegel 1671, Amsterdam
Samuel van Hoogstraten, Frontispice pour Der roomschen Uylen-Spiegel, 1671, Amsterdam

Dans cet ouvrage satirique du pasteur de Dordrecht Jacobus Lydius, le personnage traditionnel Till Eulenspiegel (littéralement Chouette-Miroir) exerce ses malices à l’encontre de l’Eglise catholique : le moine, devant la chouette facétieuse qui lui apparaît dans le miroir, se transforme en volatile et s’élève terrorisé dans le ciel.


Spiegelnaerrin Mala Gallina, Malum Ovum, publié par Johann Christoph Weigel, Nüremberg, 1713, p 329–332Le miroir, la folle
Mala Gallina, Malum Ovum, publié par Johann Christoph Weigel, Nüremberg, 1713, p 329–332.

Le miroir est ma plus grande joie.
Je suis plantée devant tout le temps
A regarder ce qui me manque encore,
Jusqu’à ce que tout soit réglé correctement.
Qu’elle aille juste devant le miroir,
Elle trouvera sûrement une folle dedans.

Der Spiegel ist mein gröste Freud.
Vor dem stell ich mich allezeit.
Und schau, genau, was mir noch fehlt.
Biß alles richtig ist gestellt.
Geh sie nur vor den Spiegel hin,
Sie find gewiß ein Närrin drin.

Cette composition conclut en beauté notre parcours, avec pas moins de trois miroirs : un à main, un portatif et un accroché au mur, sans qu’on sache lequel des deux est le rétroviseur de l’autre. Obnubilée par le ruban posé sur fauteuil, la coquette, ne voit pas, au dessus, qu’il est déféqué par un diable.


Références :
[59] Susanne Warda , « Dance, music and inversion : the reversal of the Natural Order » dans « Mixed metaphors : the Danse macabre in Medieval and early modern Europe » edited by Sophie Oosterwijk and Stefanie Knöll, p 90
[59a] Dans les pays germaniques, des femmes sont mêlées aux hommes dans la Danse macabre du Grand Bâle (dès 1440) ; quelques personnages féminins (impératrice, noble dame, nonne, mère) sont cités dès 1443-49, dans un court texte bilingue latin-allemand, non illustré (Universitätsbibliothek Heidelberg, Cod. Pal. germ. 314). Voir la transcription dans W.Fehse, « Der Ursprung der Totentänze », 1907 https://digital.ub.uni-duesseldorf.de/ulbdsp/periodical/pageview/10560300?query=cesarissa
[60] Pour une vue d’ensemble des deux Danses, voir le très riche site de Martin Hagstrøm http://www.dodedans.com/Dparis.htm
[62] Texte de « Der Jüngere Todtentanz » http://www.dodedans.com/Efiguren36.htm
[64] Besonders meublirt und gezierte Todten-Capelle, par Abraham a Sancta Clara, 1711 http://www.dodedans.com/Dnatmus06.htm
[65] Métamorphoses, XIII ligne 900 à XIV ligne 75 http://bcs.fltr.ucl.ac.be/META/13.htm
[66] Sylvie Béguin Le XVIe siècle florentin au Louvre, p 52
[67] Jacques Foucart, Nouvelles acquisitions du Département des peintures (1980-1982), Volume 1, 1983, p 32
[67a] Hieronymus Bosch : new insights into his life and work, 2001, p 165 https://archive.org/details/hieronymusboschn0000unse/page/165/mode/1up
[68] Sabine Melchior-Bonnet, Le miroir, p 206
[69] Cécile Meneau d’Anterroches, Georges Ier d’Amboise humaniste – Les stalles du château de Gaillon, dialogue des sibylles et des vertus, fig 154 http://theses.fr/2020NORMR058
[70] Pour la traduction de l’ensemble des textes, voir https://germanhistorydocs.ghi-dc.org/sub_document.cfm?document_id=3711

Lumières sur la pierre

5 août 2023

Quelques jeux de lumière méconnus, à peine l’amorce d’un thème…

Jeux de lumière dans l’Annonciation de Gand (SCOOP !)

Ghent_Altarpiece_(closed,_after_restoration) annonciation
L’Annonciation (détail de l’extérieur)
Van Eyck, Polyptique de Gand, 1432

De cette oeuvre très riche, nous n’allons ici approfondir qu’un seul thème, souvent négligé : celui de la lumière. Pour une analyse de la composition d’ensemble du retable fermé, voir 1-2-1 Le retable de l’Agneau Mystique (1432).


Les deux éclairages

Tous les commentateurs ont noté que deux éclairages vont en sens inverse :

  • dans l’espace en arrière-plan, le soleil est assez bas à gauche, comme le montrent les ombres portées des maisons dans la rue ;
  • à l’intérieur de la maison de la Vierge, il n’y a pas d’éclairage propre (excepté la petite fenêtre latérale au dessus du livre ) : la lumière dans les quatre pièces vient de la droite, comme le montre le reflet sur le bassin ; et l’ombre du cadre sur le sol prouve que cette lumière vient de l’extérieur du retable : c’est celle de la chapelle dans laquelle il était présenté.



PM_007472_B_Gent
La chapelle du donateur Voost Vijdt est la première à droite, à l’entrée du déambulatoire de la cathédrale Saint Bavon. Ainsi la lumière naturelle, qui baigne à la fois la chapelle et la maison de Marie, vient du Sud.

Ce qui implique que la lumière à l’arrière-plan du tableau est une lumière impossible, venue du Nord ( [1], p 211 note 89).

Le premier effet de ce double éclairage est de situer la maison de Marie, ici-bas, comme une extension spatiale de la chapelle ; tandis que la ville de l’arrière-plan, malgré son apparence flamande, baigne dans une lumière surnaturelle.



reflectie raam in broche OMG engel
Ce souci de continuité spatiale apparaît aussi dans le retable ouvert : ainsi cette pierre précieuse, sur la broche d’un des anges musiciens, reflète directement la verrière de la chapelle Vijdt.


Une dissymétrie discrète

Ghent_Altarpiece_(closed,_after_restoration) annonciation

Le panneau de l’Ange et le panneau de la Vierge s’étendent à l’arrière sur une petite pièce obscure, visible derrière une fenêtre géminée, portée par une colonne elle aussi géminée. La colonnade se poursuit sur le second panneau, où la double arcade ouvre directement sur la rue. Le troisième panneau fait en revanche exception : il interrompt la colonnade pour présenter, sur une mur clos, un porte-serviette et une niche-lavabo, juste percée par une petite fenêtre en trilobe. Seul à ne pas montrer la ville et à rompre la régularité de l’architecture, ce pan de mur revêt une valeur sacrée : on peut y voir le lieu où la Trinité s’exprime, entre la blancheur de la serviette et la pureté du bassIn.

On remarquera une seconde brisure de la symétrie : tandis que le panneau de l’Ange est fermé à gauche par un mur, celui de Marie se prolonge à droite sur son oratoire, avec le placard et le livre.


Le véritable centre de l’Annonciation (SCOOP !)

On gagne beaucoup en abandonnant cette symétrie toute relative, en laissant de côté l’Ange, et en recentrant l’analyse de l’Annonciation autour du panneau trinitaire.



Ghent_Altarpiece_(closed,_after_restoration) detail
Une évidence peu (jamais ?) commentée apparaît alors :

  • la double colonne de gauche se trouve en pleine lumière, éclairée par la lumière d’ici-bas ;
  • la double colonne de droite est en revanche dans une zone d’ombre tout à fait surnaturelle, puisqu’elle est nettement en dehors de l’ombre portée de la Vierge.

L’explication est que celle-ci représente l’ombre divine, juste avant qu’elle ne recouvre Marie au moment de la conception :

« L’ange lui répondit: Le Saint-Esprit viendra sur toi, et la puissance du Très-Haut te couvrira de son ombre. C’est pourquoi le saint enfant qui naîtra de toi sera appelé Fils de Dieu. » Luc 1,35


Une invitation à la rotation

Tout le monde a remarqué que les deux inscriptions, comme c’est assez quelquefois le cas dans les Annonciations, vont en sens inverse ; mais on n’a pas vu qu’elle servent aussi, très astucieusement, à désigner les deux fenêtres :

  • la salutation de l’Ange, destinée à être lue depuis la Terre, se termine sur la colonne lumineuse par les mots « dominus tecum » (le Seigneur avec toi) ;
  • la réponse de Marie, destinée à être lue depuis le Ciel, se termine sur la colonne sombre par les mots « ancilla domini » (la servante du Seigneur).

Ce jeu de rotation mérite également d’être appliqué aux colonnes, de manière à ce que l’élément le plus volumineux fasse office de chapiteau, et l’autre de socle :

Ghent_Altarpiece_(closed,_after_restoration) colonnes

Il n’est pas trop difficile de comprendre que ces deux colonnes dont la base est en haut, toutes deux accompagnés par le mot « Seigneur », donnent la signification des deux fenêtres :

  • celle dont la colonne est lumineuse représente « Le Seigneur dans le Ciel », autrement dit l’Age de l’Ancien Testament (sub lege), entièrement accompli ;
  • celle dont la colonne est encore obscure représente « Le Seigneur sur la Terre », autrement dit l’Age du Nouveau Testament (sub gratia) qui est sur le point de commencer.



Ghent_Altarpiece_(closed,_after_restoration) detail rue
Le monde de l’Ancien Testament est un monde en blanc et noir, en bien et en mal, où la lumière découpe sur le sol des ombres tranchées comme les créneaux : toutes les maisons et tous les humains sont encore dans l’ombre, celle du Péché originel.



Ghent_Altarpiece_(closed,_after_restoration) detail taches
Le monde où le Nouveau Testament est en train d’advenir en est comme le négatif : un monde entièrement sombre où émergent seulement deux lumières :

  • la carafe d’eau pure, autrement dit la Vierge ;
  • la projection en minuscule, sur le pierre, de la colonne sombre : autrement dit l’embryon du « Seigneur sur la Terre ». [1a]


Ghent_Altarpiece_(closed,_after_restoration) annonciation schema
La scénographie mise au point par Van Eyck se révèle extrêmement robuste et logique :

  • la lumière surnaturelle (en bleu) croise la lumière naturelle (en jaune) ;
  • les trois Personnes se répartissent de part et d’autre du panneau de la Trinité :à gauche le Père et à droite le Saint Esprit et le Fils (en bleu) ;
  • la frontière entre les deux âges (en blanc) passe entre :
    • la serviette qui peut essuyer mais pas laver (Ancien Testament) ;
    • l’eau baptismale, qui dissout véritablement le Péché Originel (Nouveau Testament).


Une première nature morte de statues

Ghent_Altarpiece_(closed,_after_restoration) deux saints jean
Saint Jean Baptiste et Saint Jean Evangéliste (détail de l’extérieur)
Van Eyck, Polyptique de Gand, 1432

Avant de passer à d’autres « natures mortes » du même type, arrêtons-nous sur les statues des deux Saint Jean, juste en dessous de l’Annonciation :

  • elles sont éclairées par la droite, comme l’ensemble du retable ;
  • le haut des niches, voûté en arc, est vu depuis la ligne de séparation des volets ;
  • le socle octogonal, identique de part et d’autre, est vu en revanche depuis le centre de chaque panneau.



Ghent_Altarpiece_(closed,_after_restoration) annonciation perspective
Rappelons que Van Eyck ne pratique pas une perspective unifiée avec un seul point de fuite  ; mais une perspective empirique, à plusieurs points de fuite, tous situés sur la verticale centrale.

Le fait d’avoir dupliqué les socles des deux Saint Jean est une facilité de dessin qui enfreint discrètement cette règle.



Les reflets sur le marbre, dans l’Annonciation de Madrid

1433 - 1435 Van Eyck Annonciation (c) Museo Nacional Thyssen-Bornemisza, Madrid socles
Annonciation
Van Eyck, 1433 – 1435, (c) Museo Nacional Thyssen-Bornemisza, Madrid

Cette Annonciation, que l’on estime un peu postérieure, constituait probablement l’extérieur d’un retable perdu. Rappelons que les retables flamands étaient fermés durant le Carême, en signe de deuil : d’où la grisaille, qui répondait aussi à une nécessité de conservation : les couleurs, très onéreuses, étant protégées à l’intérieur.

Il s’agit ici moins d’une grisaille que de la représentation en trompe-l’oeil d’un groupe sculpté, placé en avant des deux portes, et d’inscriptions incisées dans les deux linteaux. L’impression de relief est accentuée par trois trucs :

  • l’aile de l’ange crève l’écran, en projetant son ombre sur le montant ;
  • les deux socles débordent partiellement sur le cadre, peint lui-aussi en trompe l’oeil pour imiter un marbre brun ;
  • le fond des niches est constitué d’un marbre noir, sur lequel apparaît le reflet atténué des deux personnages (et même de la colombe).

Rudolf Preimesberger ( [2], p 39) , a qui l’on doit l’analyse la plus approfondie de ce diptyque, pense que Van Eyck connaissait la loi de la réflexion (via le théologien anglais John Peckham) et qu’un des objectifs de ce diptyque « expérimental » était de la mettre en évidence.

On remarquera que l’éclairage vient de la droite, comme dans l’Annonciation de Gand. Comme ce diptyque de petite taille était portatif, il n’y a pas de raison que Van Eyck ait choisi cet éclairage inhabituel pour l’adapter à l’éclairage ambiant. En fait, comme le note Preimesberger, il n’avait pas d’autre choix, compte tenu de trois contraintes :

  • placer l’ange à gauche par rapport à Marie (sa position de loin la plus courante dans les Annonciations) ;
  • faire sortir son aile en avant du cadre ;
  • faire apparaître son reflet.

Un éclairage venant de la gauche aurait superposé l’ombre de l’ange à son reflet, alors que l’objectif de van Eyck était justement de confronter ces deux types de dédoublement :

« Ce n’est que par ce moyen que les deux flanquent la statuette comme des attributs – tous les deux des umbrae, images dérivées de la réalité tridimensionnelle et de la vérité physique de la figure, toutes deux prouvant sa réalité. Car quel pourrait être l’intérêt fonctionnel de cette remarquable démonstration d’image-ombre et d’image-miroir de part et d’autre de la sculpture peinte, si ce n’est d’ajouter encore une fois un poids emphatique au rilievo ! Il s’agit ici de l’argument esthétique …selon lequel la statuette feinte est si « réelle » qu’elle est non seulement capable de projeter une ombre mais même d’être réfléchie. Et ce n’est pas un hasard si l’image-miroir, délibérément affaiblie, n’est qu’un reflet ténébreux. Cet « ydolum » à côté de la statuette est non seulement plat et inversé, mais d’autant plus atténué par le choix d’un miroir noir. Le fait qu’elle soit si ostensiblement une image accentue, comme en repoussoir, le réalisme de la statuette. » ([2], p 42)



Ainsi, selon Preimesberger, van Eyck s’incrit directement ici dans le débat du « paragone », qui met en concurrence la sculpture et la peinture quant à la représentation du réel (voir Comme une sculpture (le paragone)).


1433 - 1435 Van Eyck Annonciation (c) Museo Nacional Thyssen-Bornemisza, Madrid socles
Très judicieusement, Preimesberger remarque que les socles octogonaux ne sont pas symétriques, mais vus tous deux depuis la droite : ainsi le socle de l’Ange est fait pout être vu depuis le centre du diptyque, et celui de Marie depuis le bord droit du diptyque. Preimesberger se perd alors dans un raisonnement peu clair, selon lequel ceci prouverait que le dyptique n’était pas présenté à plat, mais posé selon un certain angle.

Pour moi, il faut simplement conclure que van Eyck affrontait les difficultés une à une :

  • dans les statues de Gand, les deux socles octogonaux étaient vus de face ;
  • dans celles de Madrid, les socles octogonaux sont vus de biais : ceci pour inviter le spectateur à se décaler sur la droite de la statue, condition pour que le reflet soit visible.



1433 - 1435 Van Eyck Annonciation (c) Museo Nacional Thyssen-Bornemisza, Madrid schema
De plus, outre sa difficulté technique, un point de vue unique aurait dû obligatoirement être situé sur la droite du retable, contrairement à la convention du spectateur au centre. Enfin, pour être optiquement réaliste, le reflet de l’ange aurait dû être beaucoup plus décalé.

Le compromis retenu par van Eyck (un point de fuite à la droite de chaque panneau) est à la fois le plus simple et le plus harmonieux.


jan van eyck , Annonciation, 1437 ca, Gemaldegalerie, DresdeAnnonciation
Jan van Eyck, vers 1437, Gemäldegalerie, Dresde

Dernière de la série, l’Annonciation de Dresde constitue le revers des volets d’un triptyque qui, cette fois, a été conservé (voir 1-2-4 Le Triptyque de Dresde (1437) ).

Comme s’il explorait une à une toutes les possibilités, Van Eyck s’est concentré ici non sur l’impression de relief, mais sur celle de creux : les statues doivent apparaître comme enfoncées dans la profondeur.

Il n’y a plus ici aucun compromis graphique :

  • le haut des niches, comme les socles octogonaux, sont vus depuis la ligne de séparation des volets ;
  • l’éclairage vient de la gauche, ce qui est à la fois conforme aux habitudes visuelles, au sens de la lecture et à la narration : il accompagne ainsi l’avancée de l’Ange vers Marie.



Les tâches sur le sol, dans  La Vierge dans une église

Van Eyck 1438–40 Madonna in the church Staatliche Museen, Berlin
La Vierge dans une église
Van Eyck, 1438–40, Staatliche Museen, Berlin

Les grandes interprétations de ce panneau s’accordent sur le rôle essentiel de la lumière :

  • Panofsky montre que, vu l’orientation vers l’Est du choeur des cathédrales, la lumière qui tombe en diagonale vient du Nord : non pas naturelle, mais divine ;
  • Meiss explique que « la lumière du jour remplit l’église tout comme la Lumière divine a rempli l’utérus de Marie » ;
  • .

Provenant des deux verrières visibles en haut à gauche, les deux tâches prolongent sur le sol, avec le flou dû à l’éloignement, les reflets très nets des vitraux sur les arcades. Il n’a pas de troisième tâche, car elle est interceptée par la silhouette géante de la Vierge à l’Enfant.



Van Eyck 1438–40 Madonna in the church Staatliche Museen, Berlin lumiere
Il est clair que ce dispositif mûrement pensé a une valeur symbolique : les deux tâches sont comme les auréoles déportées qui manquent aux deux figures sacrées (flèches blanches). En disjoignant sur le sol l’union charnelle de la Mère (en volet) et du Fils (en bleu), elles évoquent la séparation inéluctable lors de leur « projection » terrestre.

Elles jouent également un rôle graphique en invitant l’oeil à remonter le long d’une verticale cruciale (en pointillés jaunes) : après l’Ange qui chante à côté d’un prêtre, il découvre, dans le tympan droit du jubé, la scène du Couronnement de la Vierge, qui réunit Mère et Fils dans le Ciel ; puis la scène de Marie au pied de la Croix, qui les sépare à nouveau.



Van Eyck 1438–40 Madonna in the church Staatliche Museen, Berlin detail jube bas
Enfin, comme l’a bien vu Harbison  [2a], les deux tâches renvoient aux deux bougies qui flanquent la statue de la Vierge à l’Enfant, minuscule projection pétrifiée du miracle qui est en train de se produire à l’intérieur de l’église.

Pour une analyse plus détaillée de ce panneau, et une proposition de reconstruction du diptyque dont il faisait partie, voir «  1-2-6 La Vierge dans une église (1438-40) : ce que l’on voit (1 / 2)« 


Des tâches sur le mur, dans le triptyque Morrison

1500 ca The Morrison Triptych Toledo Museum of Art A
Triptyque Morrison
Vers 1500, Toledo Museum of Art

La disposition originale de ce retable n’a été comprise et reconstituée que récemment par Mark Tucker and Lloyd DeWitt [3]. Il recopie un triptyque de Memling, le retable des deux Saint Jean (1480-88, KHM, Vienne), où le panneau central descend plus bas que les panneaux latéraux. Mais il innove de manière plus radicale, en supprimant les cadres de ces panneaux latéraux.


1500 ca The Morrison Triptych Toledo Museum of Art Tucker fig 12.8[3], figure 12.8

L’effet recherché est qu’une fois refermé, le retable apparaît comme un bloc de pierre massif, creusé de deux niches dans lesquelles sont placée deux statues, un peu en ressaut, et vues en légère contre-plongée.


1500 ca The Morrison Triptych Toledo Museum of Art Tucker fig 12.12[3], figure 12.12

L’étude perspective révèle une scénographie sophistiquée :

  • le point de fuite du retable fermé correspond à un spectateur placé à distance et en contrebas,
  • celui du retable ouvert à un officiant placé à courte distance et en hauteur.



1500 ca The Morrison Triptych Toledo Museum of Art B schema
L’éclairage rasant permet à la lumière de passer derrière chaque statue, ce qui crée une ombre portée particulièrement expressive. L’artiste a tenu compte de l’affaiblissement avec la distance : l’ombre derrière Eve est moins tranchée que celle derrière Adam.



1500 ca The Morrison Triptych Toledo Museum of Art B schemaIl s’est en revanche trompé sur l’emplacement et la taille des zones d’ombre : l’ombre de l’arête de la niche devrait être plus large côté Eve, et l’ombre d’Eve devrait déborder sur la face avant du bloc.


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Adam et Eve (anciens volets du retable des deux Saint Jean)
Memling, 1485-90, Kunshistorisches Museum, Vien

L’artiste n’a pas seulement travaillé les niches et l’éclairage : il a aussi profondément modifié les postures d’Adam et Eve, les faisant légèrement pivoter l’un vers l’autre et poser un pied en contrebas, tout en les adaptant à la vue en contre-plongée. Il a bien sûr conservé l’idée forte de Memling : les deux fruits, qui font écho à celui que, dans le retable ouvert, l’ange musicien offre à l’Enfant.



1500 ca The Morrison Triptych Toledo Museum of Art B detail
Mais ce qui nous intéresse ici est un détail tout à fait exceptionnel : les tâches de lumière qui apparaissent dans l’ombre, sous le socle d’Eve, reflétées sur le mur par le dessous du socle :

« le reflet est projeté d’en bas à gauche, à partir d’un objet posé devant le centre du retable, et est une autre indication frappante de l’association spécifique et intime du retable avec son environnement et sa fonction d’origine : il s’agit du reflet de la base lobée d’un calice eucharistique qui était posé devant le triptyque, sur la table d’autel… Ce détail a une implication iconographique supplémentaire. L’effet trompe-l’œil global de l’extérieur du triptyque dépendait d’une certaine condition transitoire de la lumière du jour tombant de l’avant et d’en haut à gauche, peut-être même liée à une heure spécifique de la journée et de l’année. Même lorsque cette condition n’était pas remplie, cependant, et que l’illusion générale était affaiblie ou absente, le reflet du calice – même si le récipient était absent – était peint pour persister. » ([3], p 369)



Les auteurs mettent ensuite l’emplacement de ce reflet permanent, du côté d’Eve, en relation avec la Rédemption du Péché originel par l’Eucharistie.


Il se trouve que ce calice virtuel et salvateur se trouve, du même coup, du côté de Saint Jean l’Evangéliste (à l’avers), en train de rendre inoffensive, par un signe de croix, sa coupe de venin.


Il semble donc que ces quelques tâches de lumière, par un artiste dont on ne sait rien, s’inscrivent dans la continuité des innovations de Van Eyck dans l’Annonciation de Gand, puis dans celle de Madrid  : donner au reflet de la lumière sur la pierre une valeur hautement symbolique.



Jeux de lumières dans les Nativités de Nuit

Lumières rétrospectives sur une Nativité perdue

En aparté : La Nativité de nuit

Les spécialistes [4] attribuent l’invention de ce thème à Van de Goes vers 1470, probablement dans deux oeuvres distinctes aujourd’hui disparues, mais dont les nombreux échos montrent qu’elles ont exercé une influence durable. L’idée est d’illustrer une des particularités de la Vision de Sainte Brigitte (voir 3 Fils de Vierge) :

« je vis le petit enfant se mouvoir dans son ventre et naître en un moment, duquel il sortait un si grand et ineffable éclat de lumière que le soleil ne lui était en rien comparable, ni l’éclat de la lumière que le bon vieillard avait mise en la muraille, car la splendeur divine de cet enfant avait anéanti la clarté de la lampe. »

L’ambiance nocturne permet de confronter la lumière divine de l’Enfant et la lumière humaine de la lampe de Joseph, plus d’autres sources que les artistes vont rajouter peu à peu.



La Nativité de Nuit de Gérard David (vers 1495)

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Gérard David, vers 1495, Kunsthistorisches Museum, Vienne

On considère ce panneau comme un des plus proches du prototype disparu. La bougie éclaire la robe rouge de Joseph, mais toutes les autres lumières proviennent de l’Enfant dans la mangeoire.



1495 ca Gerard David Kunsthistorisches Museum Vienne detail1
Dans la fenêtre, un nuage masque la lumière jaune de la Lune, au dessus d’un ange sombre et d’un troupeau abandonné : l’Annonce aux Bergers a déjà eu lieu, puisque deux d’entre eux  se sont déplacés jusqu’à la crèche. A l’intérieur, les deux anges de gauche, lisant le parchemin éclairé par en dessous, célèbrent l’événement réalisé.



1495 ca Gerard David Kunsthistorisches Museum Vienne detail 2
Contrairement aux bergers restés derrière la fenêtre, une nuée d’anges fait irruption par la droite, passant de l’ombre de la nuit à la lumière de l’Enfant.

Le détail qui nous intéresse ici est bien sûr le chapiteau éclairé par la lumière rasante. Gérard David reprend ici un vieux procédé de van Eyck (voir 1-2-3 La Vierge du Chancelier Rolin (1435)) : utiliser un chapiteau roman, donc représentant un style archaïque, pour porter un message symbolique : ici, le Sacrifice d’Isaac préfigure le destin tragique de l’Enfant, le sacrifice d’un innocent.


La Nativité de Nuit d’Oxford

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Ecole flamande, vers 1490, Ashmolean museum

Cette composition est encore très proche du prototype, mis à part le déplacement de Joseph dans la moitié droite. Ainsi se libère, sur la gauche, un dialogue muet entre une colonne romane dans la pénombre (aux chapiteaux malheureusement indéchiffrables) et un pilastre à l’antique, sur lequel la lumière rasante fait ressortir un bas-relief où s’enlacent des amours fessus.


La Nativité de Nuit de Michel Sittow (vers 1510)

1510 ca Michel Sittow (attr) Kunsthistorischesmuseum Wien
Michel Sittow (attr), vers 1510, Kunsthistorischesmuseum, Wien

Une autre oeuvre jugée proche du prototype de Van der Goes se trouve elle aussi à Vienne. La composition d’ensemble est très proche, mais deux sources de lumière ont été rajoutées.



1510 ca Michel Sittow (attr) Kunsthistorischesmuseum Wien detail1
La fenêtre vide montre un feu de camp, au loin derrière des ruines antiques : il ne s’agit plus de représenter  l’Annonce aux Bergers, mais au contraire le monde d’avant, de ceux qui n’ont pas reçu ou ont ignoré cette annonce. Et le chapiteau sombre, au dessus de Joseph, ne porte aucun message.



1510 ca Michel Sittow (attr) Kunsthistorischesmuseum Wien detail2
Les bergers qui ont reçu l’annonce entrent cette fois par la porte, munis d’une lanterne sourde.

La pierre sculptée symbolique est descendue du chapiteau au pilastre, qui présente une ornementation de grotesques typiquement Renaissance.



1510 ca Michel Sittow (attr) Kunsthistorischesmuseum Wien detail3
Ici encore, c’est l’utilisation d’un style archaïque (l’imitation de l’Antiquité romaine) qui alerte le spectateur sur le message symbolique du détail : la figure juvénile, les bras en croix entre deux têtes barbues, préfigure la Crucifixion et les deux larrons.


D’autres répliques de la Nativité de van der Goes

Gerard david Triptych Church of Saint Anne annaberg-BuchholzTriptyque de la Nativité dans l’Annonciation
Ecole de Gérard David, Eglise Saint Anne, Annaberg-Buchholz

Il existe une troisième réplique du prototype, dans lequel la Nativité de Nuit coupe étrangement une scène de jour, une Annonciation représentée, par exception sur les faces internes d’un triptyque. La fenêtre montre dans le lointain l’Annonce aux Bergers, et il n’y a pas de chapiteau ou de relief sculpté symbolique.

L’idée, très originale, est de montrer que l’Annonciation « contient » la Nativité. L’inversion de l’ordre conventionnel permet de placer la Vierge de l‘Annonciation du côté de celle de la Nativité, et l’archange Gabriel dans la file de ses confrères. On voit ici la prégnance du célèbre prototype, puisque l’artiste aurait pu tout aussi bien inverser le panneau central, et conserver pour l’Annonciation l’ordre conventionnel.


Triptyque perdu coll part rdk 58519Triptyque perdu, collection particulière, rkd 58519

Ce triptyque (dont les volets sont aujourd’hui perdus) montre une autre possibilité de décomposition du prototype : Joseph avec sa bougie s’expatrie dans le volet gauche, tandis que deux anges musiciens lui font pendant, sur le volet droit.


Triptyque perdu coll part rdk 58519 detail central

Ici encore on ne note aucune pierre sculptée symbolique.

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Les Nativités de Nuit de Jan Joest

1495 ca Gerard David Kunsthistorisches Museum VienneGérard David, vers 1495, Kunsthistorisches Museum, Vienne The_Adoration_of_the_Christ_Child_Follower_of_Jan_Joest_of_Kalkar 1515 ca METSuiveur de Jan Joest, vers 1515, MET (1982.60.22)

La composition de droite présente plusieurs particularités :

  • la ronde des anges chanteurs, en suspension autour d’une banderole ;
  • le couple de bergers musiciens dans la fenêtre : l’un à la face lunaire (on a dit qu’il était trisomique) tenant une corne avec un gant, l’autre tenant une cornemuse à main nue ;
  • une statue antique posée au dessus du chapiteau.

Ces trois détails développent des idées déjà présentes dans la composition de Gérard David :

  • deux anges chanteurs en suspension ;
  • deux bergers dans la fenêtre (avec l’Annonce aux bergers à l’arrière-plan)
  • la sculpture symbolique (chapiteau ou statue).

The_Adoration_of_the_Christ_Child_Follower_of_Jan_Joest_of_Kalkar 1515 ca MET Atelier du Maître de Francfort MET 1975.1.116

Suiveur de Jan Joest, vers 1515, MET (1982.60.22)

Atelier du Maître de Francfort MET 1975.1.116

Pour compliquer encore la question, il existe une version « de jour » pratiquement identique à la version « de nuit », mais attribuée à un autre atelier : ici, aucune statue ne couronne la colonne centrale, comme si sa présence ne se justifiait que comme écho à la divine radiance (donc par référence à la vision de Sainte Brigitte).

Les différentes répliques de cette composition font supposer l’existence d’un prototype disparu, attribué à Jan Joest, et qui aurait servi de relais avec la composition de Gérard David [4b].


Suiveur de Joest von Kalkar Musee Pouchkine Moscou Anonyme nativité rkd 62153 (detail)

Suiveur de Jan Joest, vers 1515, Musée Pouchkine (détail)

Anonyme, rkd 62153 (détail) [4a]

Dans ces deux variantes,  la statue apparaît clairement comme féminine et probablement enceinte (nous en verrons plus loin une identification probable). On notera que l’artiste anonyme a rajouté en haut un étage symbolique supplémentaire, avec la lune à gauche et au centre une fenêtre avec une colonne brisée.


Retable de Sainte Colombe Van Der Weyden, entre 1450 et 1460, Münich, Alte Pinakothek detailAdoration des Mages (détail)
Van Der Weyden, 1450-60, Retable de Sainte Colombe, Alte Pinakothek, Münich

L’étage supplémentaire vient de cette composition de Van der Weyden, avec la fenêtre à la colonne brisée et l’astre lumineux à gauche : ici l’étoile de Bethléem. On notera le spot de lumière qu’elle envoie sur le mur de droite, à travers le chaume troué. Ici c’est un crucifix qui est placé au dessus de l’Enfant, de manière délibérément anachronique. Cet exemple fameux monter que l’idée du détail symbolique surplombant préexistait à l’invention des Nativités de Nuit : la lumière rasante et l’effet d’énigme ont relancé l’intérêt pour cette vieille formule.


Jan_Joest_Geburt_Christi, 1506-08 Retable de la criucifixion St Nicolas, Kalkar
Nativité (volet externe du retable de la Crucifixion)
Jan Joest, 1506-08, église Saint Nicolas, Kalkar

On doit à Jan Joest cette autre composition, qui rompt radicalement avec la tradition la Nativité de Nuit de Van der Goes :

  • Joseph s’agenouille face à Marie, au lieu d’être debout derrière elle ;
  • l’Enfant ne rayonne plus, tout en restant la source de lumière principale dans la crèche (voir notamment les ombres portées des mains de l’ange en robe rose sur sa poitrine, qui ne peuvent être projetées par la bougie de Joseph).

On notera deux heureuses trouvailles :

  • l’âne émettant un jet de vapeur par les naseaux, évoquant le froid hivernal ;
  • la fenêtre géminée dont la colonne centrale est absente, symbolisant le monde avant l’arrivée de l’Enfant.

Deux autres sources de lumière secondaires (comme le montrent l’éclairage de la tranche supérieure des murs) sont fournies par deux apparitions de la Vierge à l’Enfant, dans une trouée de nuages :


1500-25 Maitre du Saint Sang Glorification Vierge Ara Coeli, Madonne avec Sybilles, Saint Jean Patmos, Saint-Jacques Bruges
Triptyque de la Glorification de la Vierge
Maître du Saint Sang, vers 1500, église Saint-Jacques, Bruges

On retrouve la même association d’apparitions dans les deux volets de ce triptyque, mais présentées ici dans l’ordre chronologique, puisque la Vision à Patmos est postérieure à la vie du Christ.


Jan_Joest Annonciation 1506-08 Retable de la criucifixion St Nicolas, KalkarAnnonciation Jan_Joest_Geburt_Christi, 1506-08 Retable de la criucifixion St Nicolas, KalkarNativité

Volets extérieurs haut du retable de la Crucifixion, église Saint Nicolas, Kalkar

L’idée de caser dans la partie supérieure des scènes typologiquement reliées à la scène principale se rencontre dans d’autres panneaux du retable, en particulier dans celui qui fait pendant à la Nativité, l’Annonciation : la Toison de Gédéon (symbolisant la Virginité) et la Visitation (évoquant la grossesse simultanée de Marie et d’Elisabeth), de part et d’autre du « miroir sans tâche » marial.

Les deux scènes situées dans le futur (Visitation et Vision à Patmos) encadrent la césure centrale, invitant à ouvrir les volets pour voir ce qui va advenir : la Passion et la Crucifixion.

Sur les jeux de lumière inverses dans ce pendant (descendant côté Annonciation, remontant côté Nativité), voir 2 Annonciations en diagonale au XVème siècle : Marie au premier plan.


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Les Nativités de nuit des maniéristes anversois

1515 Jan_de_Beer_-_Triptych_of_Adoration_of_the_Magi_the_Nativity Brera Milan 1515 Jan_de_Beer_-_Triptych_of_Adoration_of_the_Magi_the_Nativity Brera Milan photo JL Mazières

Nativité de nuit (volet gauche d’un triptyque de l’Adoration des Mages)
Jan de Beer, 1515, Pinacothèque de Brera, Milan (photo JL Mazières)

Cette composition d’une grande virtuosité s’éloigne encore plus de la tradition de Van der Goes :

  • les anges ne descendent pas par la droite, mais forment trois nuées : deux en haut (l’une sur fond sombre et l’autre sur fond clair), la troisième auprès du berceau ;
  • il n’y pas plus d’éléments de décor sculptés ;
  • l’âne et le boeuf sont à peine visibles dans la pénombre.

Toute l’attention va au parcours de la lumière, de haut en bas, depuis les lointains jusqu’au premier plan :

  • tout au fond, l’Annonce aux Berger est juste suggérée par un halo au dessus d’un mont, qui projette au sol l’ombre d’un arbre ;
  • plus près, des ombres humaines dansent autour d’un grand feu ;
  • plus près encore, un petit feu s’abrite sous une ruine ;
  • des femmes passent en portant une lanterne, qui projette des ombres rayonnantes sur le sol ;
  • deux bergers apparaissent au dessus du mur en ruine, tandis qu’un troisième s’enfuit vers la gauche, dans l’édifice de briques, en faisant voler son manteau rouge :
  • par la porte du même édifice, un Saint Joseph spectral, vêtu de rouge, sort en tenant sa lanterne ;
  • l’auréole rayonnante de la Vierge voisine avec un oculus obscur à la coulure répugnante, qui fait probablement allusion aux naissances naturelles.

1515 Jan_de_Beer_-_Triptych_of_Adoration_of_the_Magi_the_Nativity Brera Milan photo JL Mazières detail berceau
Le berceau est difficile à comprendre, sorte de plateau posé sur pieds et fermé à droite par un rideau. Son éclairage est un véritable morceau de bravoure, puisque la lumière a deux sources invisibles :

  • l’une juste au dessus de l’Enfant, créant l’ombre de sa main droite et celle de son corps sur le plateau ;
  • l’autre provenant de sous le plateau.

L’idée semble être que l’ensemble, bébé plus table, est une sorte de lanterne, posée sur terre pour éclairer l’Humanité.


Triptyque de l'Adoration » d'après Jan de Beer 1518-19 Bowdoin College Museum of Art, Brunswick (Maine)Master of the Von Groote Adoration (attr), 1515-20, Bowdoin College Museum of Art, Brunswick (Maine)

En comparaison, cette composition simplifie grandement celle de Jan de Ber. On retrouve, de l’arrière plan à l’avant-plan :

  • le halo de l’Annonce, avec un ange et deux bergers qui le désignent du bras ;
  • le grand feu derrière les ruines ;
  • Saint Joseph dans l’arcature, cette fois avec une simple bougie ;
  • le berceau réduit à un plateau lumineux.

Bizarrement, l’idée de l’égout a subsisté sous une forme imperceptible, simple trou carré dans le mur de brique, entre les deux anneaux destinés aux animaux.


1515-25-Jan-de-Beer-Nativite-Barber-Institute-of-Fine-Arts-BirminghamNativité de nuit
Jan de Beer, 1515-25, Barber Institute of Fine Arts, Birmingham

Tout en reprenant les mêmes éléments, cette composition, sans doute la plus aboutie de Jan de Beer, les organise rigoureusement en quatre sections égales, bien marquées dans l’architecture, et dédiées aux quatre types de lumière :
1515-25 Jan de Beer Nativite Barber Institute of Fine Arts Birmingham schema

  • le rideau vert, accroché à une bûche et relevé par la gourde, surplombe Joseph et sa lanterne ;
  • la colonne bombée, au chapiteau orné de têtes d’angelots, surplombe Marie (avec sa couleur rouge et sa sangle centrale, elle préfigure probablement la colonne de la Flagellation [4c]) ;
  • le trou dans le plafond, la chouette posée sur le coin de la poutre, l’ange en vol, l’âne, le boeuf, et les trois anges du bas, conduisent au corps lumineux du bébé posé sur un coffre (on notera la tête d’angelot sculptée sur la face avant) ;
  • la quatrième tranche, au dessus des deux bergers, regroupe toutes les autres lumières :
    • le halo de l’Annonce, visible à la fois par l’oculus du vestibule et l’arcade du fond ;
    • le brasier dans la ruine ;
    • le feu dans la maisonnette.

Dans les tranches latérales, la lanterne de Joseph, flamme domestique et rassurante, équilibre les incendies sur terre dont l’Annonce aux Bergers vient de signifier l’extinction.

Dans les tranches centrales, Marie, sans auréole, reflète la lumière surnaturelle émise par son fils.


Manierisme anversois 1530 ca Fine Arts Museums of San FranciscoNativité de nuit
Maniériste anversois, vers 1530, Fine Arts Museums of San Francisco [4d]

Cette proposition très sophistiquée prend délibérément à contrepied le parcours habituel du regard :

  • l’Annonce aux Bergers, à droite du Temple, se réduit à un halo surplombant une plateforme déserte ;
  • quatre bergers se retrouvent au premier plan, vus en contre-jour dans des postures outrancières : de celui de gauche on voit surtout l’index qui désigne l’ange sous la voûte, la cuillère passée à la ceinture, la déchirure au genoux et les pieds nus, qui font contraste avec les socques de Marie posée à l’entrée du Temple ; le second est un vieillard au nez crochu et aux bras ouverts, dans une démonstration d’affection.

<>Manierisme anversois 1530 ca Fine Arts Museums of San Francisco detail
Les animaux sont invisibles, et Joseph se devine à sa lanterne, à l’arrière du Temple et de son vestibule écroulé. L’oeil termine son parcours, à la limite de la visibilité, sur une maisonnette et sa cheminée allumée.


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Les Nativités de Nuit de Baldung Grien

1512-1516. Hans_Baldung_Grien_-_Nativity altarpiece Freiburg
Retable de la cathédrale de Freiburg (détail)
Hans Baldung Grien, 1512-1516

Lorsque Baldung s’approprie le thème pour la première fois, il le renouvelle complètement. Il supprime la bougie de Joseph, remplacée par un simple bâton incurvé en haut. Quatre angelots soulèvent le lange au dessus d’une mangeoire de fortune (du foin entre deux bordures de bois tressé). Le cinquième angelot, en bas, porte la main devant ses yeux pour se protéger de la lumière violente qu’irradie le corps du bébé.



1512-1516. Hans_Baldung_Grien_-_Nativity altarpiece Freiburg detail1
La zone symbolique est elle-aussi repensée. La scène de l’Annonce aux Bergers se réduit à un berger assis et un mouton couché, éclairés par la lumière extérieure d’un ange en hors champ. Ainsi cornérisée par la composition et pétrifiée par la lumière, cette scène minimaliste remplace le bas-relief attendu. Et c’est un tout autre dispositif qui vient préfigurer la suite de l’histoire :

  • à gauche, le linteau incongru qui barre l’arcade, coinçant le « bon berger » entre pierre et cornes , évoque la dalle du tombeau ;
  • à droite, le moellon qui se désengage du mur, à côté de la porte en bois dont le haut manque, signifie la suite : à savoir que cette Mise au tombeau ne durera pas.

1520 Hans_Baldung Nativity Alte Pinakothek, MunichHans Baldung Grien, 1520, Alte Pinakothek, Münich

Pour son deuxième opus, Baldung reprend en partie les mêmes éléments : le bâton incurvé de Joseph et deux angelots qui soulèvent le lange du bébé radiatif, volontairement marginalisé : seule l’analyse des ombres nous fait comprendre que cette intense lumière ne peut provenir que de lui.



1520 Hans_Baldung Nativity Alte Pinakothek, Munich detail
Baldung ruse avec une première impression, qui laisserait penser que l’éclairage a giorno provient d’une lanterne cachée derrière le pilier central : l’ombre dans l’orifice carré prouve bien que cette lumière vient du bébé, en bas à droite. A noter la chouette réfugiée dans l’ombre, qui reprend ici le rôle de l’angelot importuné par la lumière.



1520 Hans_Baldung Nativity Alte Pinakothek, Munich lune halo
Cette lumière surnaturelle qui blanchit le mur fissuré, écaillé et sali par des traînées suspectes, surclasse de loin, côté chouette, le halo de la pleine lune, et côté berger, celui de l’ange annonciateur.


1525 hans_baldung_grien-nativity-Staedel Museum, Frankfurt am MainHans Baldung Grien, 1525, Städel Museum, Frankfurt am Main

Pour son troisième opus, Baldung simplifie l’ensemble et se concentre sur un seul thème, celui de l’éblouissement par la lumière divine :

  • l’angelot unique détourne la tête en grimaçant, laissant le bambin se débrouiller tout seul avec son lange ;
  • Joseph se cache un oeil d’une main en visière.

Cette lumière intense ne fait plus ressortir qu’un seul élément d’architecture : la diagonale de chaume doré, dont les épis sont une allusion classique au nom Bethléem (la « maison du pain » en hébreu).



1525 hans_baldung_grien-nativity-Staedel Museum, Frankfurt am Main detail1
Pour se protéger du rayonnement, deux angelots minuscules se sont arrêtés net sur le bord : ils viennent de la nuit profonde, où se devinent seulement :

  • une autre gerbe dorée, celle de l’Etoile de la Nativité,
  • un halo prémonitoire qui inverse l’Annonce aux Bergers : Dieu le Père, du plus haut des cieux, annonce au bébé sa croix.



1525 hans_baldung_grien-nativity-Staedel Museum, Frankfurt am Main detail2
A l’autre bout du toit, la chouette recule au plus loin de la lumière et trouve refuge sous le chaume, au dessus d’une traînée de fiente.


Ces trois propositions très originales témoignent du même état d’esprit : loin de renoncer au déchiffrement symbolique, Baldung lui donne un coup de fouet en remplaçant des procédés vieillis (le bas-relief révélateur) par deux procédés opposés :

  • des symboles frappants, immédiatement compréhensibles, mais dissimulés par leur petite taille (la chouette aveuglée, Dieu le père avec sa croix) ;
  • une symbolique de la lumière qui ne s’apprécie qu’indirectement, à l’issue d’un processus déductif.


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La Nativité de Nuit de Holbein

1525-29 hans_holbein_nativity oberried altarpiece Freiburg im Breisgau

Retable Oberried, Freiburg im Breisgau? Hans Holbein, 1525-29

Si l’on se rallie à la datation tardive [5], ce retable serait le dernier de la série germanique dérivant directement de l’invention de Van der Goes. Holbein y procède par accumulation et surenchère, à partir des oeuvres antérieures :

  • pour les attributs de Joseph, au bâton courbé s’ajoutent les objets du voyageur : une gourde, une bourse, un poignard, et un bâton de marche posé contre la colonne ;
  • la bougie a disparu mais aux trois sources de lumière désormais habituelles (l’Enfant, l’ange de l’Annonce et la lune) s’ajoute le brasier qui flamboie, rappelant l’hiver ;
  • l’épi de Bethléem est remplacé par une autre graminée, le tige de bouillon-blanc devant la colonne, au pied du pâtre à la cornemuse.



1525-29 hans_holbein_nativity oberried altarpiece Freiburg im Breisgau detail
La pierre sculptée symbolique ne se trouve plus au niveau du pilastre ornementé mais tout en haut, sous les étoiles [6] : cette femme visiblement enceinte, plantée à côté d’un arbuste grimpant, mais sans pomme, ne peut que représenter Eve. Il s’agit d’un unicum iconographique  : si on trouve fréquemment Eve dans les Annonciations (parce que AVE inverse EVA) il n’y a pas d’exemple où elle figure dans une Nativité  (mise à part la composition perdue de Jan Joest) .

L’explication en est probablement la Vision de sainte Brigitte, qui insiste sur le caractère instantané de l’accouchement de Marie :

« la Sainte Vierge, ayant fléchi le genou, se mit avec une grande révérence en oraison; et elle tenait le dos contre la crèche, et la face levée vers le ciel vers l’orient; et ayant levé les mains et ayant les yeux fixés au ciel, elle était en extase, suspendue en une haute et sublime contemplation, enivrée des torrents de la divine douceur; et étant de la sorte en oraison, je vis le petit enfant se mouvoir dans son ventre et naître en un moment… »

Cette femme qui ne fléchit pas le genou, dos au mur, les bras posés sur le ventre et levant les yeux vers un ciel vide inverse en tous point la Vision : il s’agit donc bien d’Eve, soumise à la malédiction d’enfanter dans la douleur.


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La Nativité de nuit d’Aertgen van Leyden

 

Aertgen van _Leyden_(attr)_The_Nativity_of_Christ_1500-50 LouvreAertgen van Leyden (attr), 1520-24, Louvre

On connaît plusieurs copies de cette composition (Rubenshuis, Walraff-Richards museum, Vaduz), aujourd’hui attribuée à Aertgen van Leyden [5a]. Elle rappelle en plusieurs points la composition de Holbein (abside au fond, voûte crevée, trio d’angelots nus derrière le berceau, Joseph en rouge s’inclinant) mais aucune preuve n’existe d’une connexion entre les deux peintres.



Aertgen van _Leyden_(attr)_The_Nativity_of_Christ_1500-50 Rubenshuis detail Joseph
La vue de dos de Joseph est aussi radicale que bizarre, avec cette main droite qui rattrape le foulard, comme si le vieillard se recroquevillait dans son manteau rouge pour échapper au froid.



Aertgen van _Leyden_(attr)_The_Nativity_of_Christ_1500-50 Louvre schema
La physionomie caricaturale des deux bergers, l’absence des animaux, les ombres outrancières, la seconde source de lumière éclairant les anges chanteurs derrière le rideau vert, sont autant d’écarts par rapport à la tradition bien établie de la Nativité de Nuit. En revanche, la sculpture à l’aplomb de l’Enfant crève les yeux, mise en évidence par l’ombre portée du trio d’angelots.


Aertgen van _Leyden_(attr)_The_Nativity_of_Christ_1500-50 Rubenshuis detailDétail de la version du Rubenshuis

Elle présente un motif particulièrement énigmatique, deux figures dénudées emprisonnées sous l’arcade, de part et d’autre d’une colonne ailée. S’il s’agissait d’une allusion héraldique aux armes du commanditaire, on comprendrait mal que le motif ait été recopié à l’identique dans les différentes versions du tableau. Vu son emplacement, iI est plus probable que ce couple humain dénudé fait allusion à Eve et Adam, mais informes, quasi asexués et anonymisés. Remplaçant l’arbre et le serpent, la colonne sanctifiée par les ailes symboliserait la libération du Péché originel.


Aertgen van _Leyden_(attr)_The_Nativity_of_Christ_dessin METNativité
Aertegen van Leyden (attr), MET

Un indice que ce motif a bien une valeur positive est fourni par ce dessin d’Aertgen sur le même thème, où une colonne renflée et un motif ailé surplombent la tête de la Vierge.


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La Nativité de nuit de Jan Provost

Provost, Jan, c.1465-1529; The Nativity at NightJan Provost, 1485-1529, Upton House (National Trust)

Dans une sorte de point terminal de la tradition de Van der Goes, Jan Provost reprend tous les éléments de la Nativité de Nuit dans une recomposition radicale : en partant de la source lumineuse de l’Enfant, l’oeil rencontre d’abord les mufles géants des animaux, puis les angelots en adoration au niveau des mains de Marie, puis son visage illuminé irradiant sa propre auréole. Dans un second temps, il découvre la scène secondaire, un Joseph miniaturisé ramenant la sage-femme désormais inutile. Le clou de la composition est le double motif cruciforme de la lucarne de la lanterne, et de son ombre portée sur le sol.


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Une évolution différente, après la Nativité de Corrège

Tandis que les artistes germaniques sophistiquent toujours plus l’architecture et le décor, la Nativité de nuit va suivre en Italie une voie radicalement différente : enrichir la composition par des personnages nouveaux et simplifier les sources de lumière.


La Nativité de Nuit de Corrège

 

1529-30-Correge, Adoration des bergers (La Nuit) ,Gemaldegalerie DresdenAdoration des bergers (La Nuit), Corrège, 1529-30, Gemäldegalerie, Dresde

L’effet de l’unique source de lumière, l’Enfant, est éblouissant et virtuose : voir par exemple le rayon qui passe sous le bras de Marie pour illuminer, dans l’ombre, la jonction entre sa robe rose et son manteau bleu.


Correge Nativite gravure de Pierre Louis Surugue Brisith Museum
Gravure de Pierre Louis Surugue, British Museum

La gravure permet d’apprécier le caractère anticonformiste de la composition :

  • les personnages traditionnels (Saint Joseph, l’âne et le boeuf) sont relégués à l’arrière-plan, de part et d’autre du mur ;
  • toute la bande gauche est laissée à une famille de bergers (père, mère et enfant) et à leurs animaux familiers, un grand chien et deux oiseaux dans une corbeille (à noter le geste délicat du fils touchant du doigt le genou nu de son père) ;
  • en haut de cette bande gauche tourbillonnent cinq anges vus en contreplongée (une spécialité de Corrège mise au point pour la coupole de la cathédrale de Parme), éclairés eux aussi par l’Enfant : ainsi se trouvent graphiquement fusionnées la scène de l’Annonce aux bergers avec celle de l’Adoration.

Commandée pour l’église San Prospero de Reggio Emilia, cette oeuvre fut si retentissante que Rubens et Greco firent le voyage pour la voir, chacun développant les idées de Corrège selon sa sensibilité particulière.

La Nativité de Nuit de Rubens

Peter_Paul_Rubens_-_The_Adoration_of_the_Shepherds_ca_1608_Pinacotheque Fermo detailL’Adoration des Bergers, Rubens, 1608, Pinacoteca Civica, Fermo

Dans cette toile réalisée à Rome pour une église de Fermo, à la fin de son séjour italien, Rubens pousse un cran plus loin les parti-pris de la composition de Corrège :

  • Saint Joseph recule à droite dans la pénombre, l’âne et le boeuf ont disparu ;
  • une vieille femme vient étoffer la famille de bergers (entre le jeune pasteur et la paysanne au panier) ;
  • les trois anges se développent en largeur, portant une banderole où l’on peut lire quelques mots de Luc 2,14.

La scène traditionnelle se trouve ainsi réduite à la portion congrue, mis à part l’Enfant lumineux et Marie qui se redresse en arrière.



Peter_Paul_Rubens_-_The_Adoration_of_the_Shepherds_ca_1608_Pinacotheque Fermo detail
La trouvaille magistrale est le croisement de ses bras, geste qui signifie qu’elle n’ouvre le lange que pour un court instant, afin d’éviter d’éblouir les spectateurs. Du même coup, symboliquement, ce croisement fugitif préfigure la Crucifixion.


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Les Nativités de Nuit du Greco

Convento_Santo_Domingo_el_Antiguo3
Santo Domingo del Antiguo, Tolède

Pour sa première commande en Espagne, Greco réalise la plus italienne de ses Adorations des Bergers, en pendant à une Résurrection, pour les deux autels latéraux.


GRECO 1577-79 The Adoration of the Shepherds pour Santo Domingo del Antiguo (Toledo) Centro Botín SantanderL’Adoration des Bergers, Centro Botín, Santander GRECO 1577-79 La Resurrection pour Santo Domingo del Antiguo (Toledo) Centro Botín SantanderLa Résurrection, Santo Domingo del Antiguo (Tolède)

Greco, 1577-79

Les deux admoniteurs à mi-corps sont mentionnés dans la commande :

  • saint Jérôme, qui quitte des yeux son livre pour se retourner vers le spectateur :
  • saint lldefonse, qui lève les yeux vers le Christ.

Greco a repris de Corrège l’idée de la nuée d’anges, mais il leur fait porter une seconde source de lumière : l’étoile de Bethléem, dont un des rayons tombe jusqu’à l’Enfant pour allumer son incandescence. Le rajout de cette lumière tombant d’en haut assure la cohérence avec la Résurrection. Dans les deux tableaux, la séparation franche des deux registres résulte du format en hauteur.

Dans l‘Adoration des bergers, deux autres sources de lumière secondaires servent de faire-valoir respectif :

  • dans le registre céleste, la Lune par rapport à l’Etoile
  • dans le registre terrestre, la bougie par rapport à l’Enfant.

La banderole porte, en grec, un verset de Luc 2,14 qui justifie parfaitement les deux registres :

« Gloire à Dieu, au plus haut des cieux et paix sur la Terre aux hommes de Bonne Volonté »


Greco 1612-14 Prado The Adoration of the Shepherds pour Santo Domingo del Antiguo (Toledo)L’Adoration des Bergers pour Santo Domingo del Antiguo (Tolède), Greco, 1612-14, Prado

Parmi les neuf Adorations des Bergers recensées dans le Catalogue Raisonné de Harold Wethey [7], celle-ci est la toute dernière. Elle boucle la boucle, puisque réalisée par Greco pour orner son propre tombeau, à gauche de la nef de Santo Domingo del Antiguo. Les deux Adorations ont donc cohabité quelques années dans cette église où il avait fait ses débuts.

La source de lumière unique est ici rétablie. L’effet de contreplongée est accentué par l’élongation maximale des figures. La hiérarchie traditionnelle est totalement bouleversée : le boeuf pousse sa corne en pleine lumière sous l’Enfant tandis que l‘âne se réduit à un bout de museau sortant de l’ombre.

Tombant quasi verticalement des Cieux vers la Terre, la banderole, cette fois en latin, ne reprend que le début du Gloria. La fin du texte « … aux hommes de Bonne Volonté » est remplacée par les quatre hommes qui entourent l’Enfant, parmi lesquels Saint Joseph ne se distingue en rien.


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La postérité du thème

Rembrandt (atelier), 1642-1648, Rijksmuseum, Amsterdam clair reduitLa Sainte Famille de Nuit
Atelier de Rembrandt, 1642-1648, Rijksmuseum, Amsterdam

Il n’est pas étonnant que l’apogée de la formule se rencontre chez un maître du clair-obscur. Sur cette composition très atypique et complexe, voir La Sainte Famille de Nuit.


W.A._Bouguereau 1884_-_L'Adoration_des_bergers Eglise st vincent de paul ParisL’Adoration des bergers
W.A. Bouguereau, 1884, Eglise saint Vincent de Paul, Paris

Comme chez Rembrandt, l’Enfant lumineux projette sur le mur l’ombre démesurée d’un berger. Tout en restant optiquement exacte, la construction perspective est délibérément rendue ambigüe par la poutre centrale, qui cache l’angle des murs : de sorte qu’on a l’impression que l’ombre de Joseph se projette dans le même plan que celle du berger, alors qu’il s’agit du mur orthogonal.



W.A._Bouguereau 1884_-_L'Adoration_des_bergers Eglise st vincent de paul Paris schema
La poutre centrale, les deux croix latérales, et les deux silhouettes d’ombre qui pourraient être celles de la Vierge et de Saint Jean, composent au dessus de la Nativité une Crucifixion suggérée.

Références :
[1] John L. Ward « Hidden Symbolism in Jan van Eyck’s Annunciations », The Art Bulletin, Vol. 57, No. 2 (Jun., 1975), https://www.jstor.org/stable/3049370
[1a] On trouve dans la littérature deux interprétations de la tâche de lumière :
« Ces tâches lumineuses apparaissant près de la Vierge semblent faire référence à la double nature du Christ qui est à la fois divin et humain. En effet, c’est l’union miraculeuse du Logos et de l’Homme qui s’accomplit dans le mystère de la conception de la Vierge »
Lotte Brand Philip, « The Ghent altarpiece and the art of Jan van Eyck », 1971, p 87 https://archive.org/details/ghentaltarpiecea0000phil/page/n10/mode/1up
Le problème est que les deux tâches sont rigoureusement égales, alors que la symbolique de la double nature utilise plutôt la forme du huit, avec une partie supérieure et une partie inférieure (voir 3 Mandorle double symétrique)
Penny Jolly propose une lecture trop astucieuse d’un détail passé inaperçu :
Van Eyck « omet l’ouverture en trèfle de la fenêtre au sommet des lancettes. Ce reflet incomplet suggère que la Trinité est encore incomplète, puisque cette promesse s’accomplira sitôt que le consentement de Marie parviendra à Dieu et que le Christ incarné remplira alors son ventre, juste à côté. »
Penny Jolly « Jan van Eyck’s Italian Pilgrimage: A Miraculous Florentine Annunciation and the Ghent Altarpiece, » Zeitschrift für Kunstgeschichte, 61 (1998), p 383 https://www.academia.edu/23735204/_Jan_van_Eycks_Italian_Pilgrimage_A_Miraculous_Florentine_Annunciation_and_the_Ghent_Altarpiece_Zeitschrift_f%C3%BCr_Kunstgeschichte_61_1998_369_94
Le problème est que la Trinité complète apparaît de manière manifeste dans le trilobe du lavabo.

Je pense pour ma part que si Van Eyck a omis la partie supérieure du reflet, c’est pour attirer l’attention non pas sur la lumière de la fenêtre, mais sur l’ombre de la colonne.

[2] Rudolf Preimesberger, « Paragons and Paragone: Van Eyck, Raphael, Michelangelo, Caravaggio, and Bernini », 2011 https://books.google.fr/books?id=iXytpsqchLkC&printsec=frontcover&dq=Paragons+and+Paragone:+Van+Eyck,+Raphael
[2a] Harbison s’élève vigoureusement par ailleurs sur l’interprétation de la lumière comme étant surnaturelle, en citant quelques églises néerlandaises orientées Nord-Sud dans lesquelles elle peut à certaines périodes venir du Nord. Il explique en outre que cette direction de la lumière était forcée par la position du donateur occupant le panneau droit. Mais cet argument tombe si ce panneau, justement, ne montrait pas un donateur.
Craig Harbison, « Jan van Eyck: The Play of Realism, Second Updated and Expanded Edition », p 193 et ss https://books.google.fr/books?id=n3wQgsBHqgYC&pg=PA193&lpg=PA193#v=onepage&q&f=false
[3] Mark Tucker and Lloyd DeWitt, « The guiding illusionof the Morrison triptych », Volume 2, chapitre 15, dans « Push Me, Pull You: Imaginative, Emotional, Physical, and Spatial Interaction in Late Medieval and Renaissance Art »
[4] Friedrich Winkler « Das Werk des Hugo van der Goes », p 141 et ss
Lorne Campbell « The fifteenth century Netherlandish schools » p 232 et ss
[4c] Dan Ewing, « Jan de Beer : Gothic renewal in Renaissance Antwerp », 2016, p 150
[5] Daniel Hess, « Der Oberried-Altar im Freiburger Münster », Zeitschrift für schweizerische Archäologie und Kunstgeschichte, Band 5, 1998 https://www.e-periodica.ch/cntmng?pid=zak-003:1998:55::377
[5a] J. Q. VAN REGTEREN ALTENA, « Aertgen van Leyden », Oud Holland, Vol. 56 (1939), pp. 17-25 https://www.jstor.org/stable/42722847
[6] A noter que certains lisent dans le nuage qui progresse vers elle la tête d’un cygne, figure paréidolique envers laquelle la prudence s’impose.
[7] Harold E. Wethey, El Greco and his school, 1962
Vol 1 (texte et photographies) : https://archive.org/details/elgrecohisschool0000unse/page/n8/mode/1up
Vol 2 (catalogue) : https://archive.org/details/elgrecohisschool0000unse_m9v9/page/25/mode/1up

– La Luxure au miroir (XIIIème et XIVème siècle)

7 juillet 2023

Au XIIIème siècle

1220-1230 Paris_Notre-Dame_rose_ouest_3_luxureLa Luxure, 1220-1230; Notre-Dame de Paris, rose ouest

A l’époque romane, la Luxure était représentée par une femme nue mordue par des serpents ou des crapauds. A partir du XIIIème, elle devient une femme habillée tenant un miroir, assimilable à une prostituée.


1225 Chastete Luxure Rosace Ouest ND de Paris
Chasteté et Luxure, 1225, Rosace Ouest de Notre Dame de Paris

A Notre Dame, elle est opposé à la Chasteté couronnée, tenant un médaillon orné de son emblème, le Phénix résistant au feu [1].


A noter que, dans des contextes particuliers, il existe d’autres manières de figurer ces contraires :

 

Maitre-Honore-dAmiens-1290-1295-Luxure-Somme-le-Roi-Fitzwilliam-MS-368

Chasteté et Luxure
Maitre Honore d’Amiens, 1290-1295, Somme le Roi, Fitzwilliam MS 368.

Le principe de ce manuscrit est de personnifier par une figure féminine :

  • une Vertu, couronnée, tenant en main un médaillon avec son animal emblématique, et foulant au pied l’animal adverse ;
  • le Vice opposé, avec ses attributs.

En bas les deux saynettes montrent des exemples bibliques.

Ainsi la Chasteté, associée à l’épisode de Judith et Holopherne, a pour emblème une tourterelle (qui ne se console par ailleurs si son partenaire disparaît) [1a] et pour contre-emblème un sanglier.

La Luxure, associée à l’épisode de Joseph et la femme de Putiphar, a pour attributs le voile qu’elle enlève pour ses amants, et la paire de menottes qu’en échange elle leur met.


Dans les premiers portails gothiques

La femme au miroir n’y est pas représentée seule, mais accompagnée de sa proie.


1205 ca Chastete Phenix Luxure Chartres portail Sud 2eme pilierVers 1205, Chartres, portail Sud 2eme pilier 1220-30 ca Chastete Phenix Luxure Amiens Portail centralVers 1220-30, Amiens, portail central

La Chasteté avec son Phénix, au dessus du couple luxurieux

Dans les portails de ces deux cathédrales, la Luxure est représentée sous la forme d’un couple debout, où la femme tient un miroir (dont il ne reste que le manche). A Chartres l’homme tient une bourse, qui illustre la vénalité de sa compagne.

A noter qu’au portail de Notre Dame, la représentation actuelle de la Luxure (une femme assise penchée sur une balance) est une restauration malheureuse, elle regardait auparavant un miroir.


Cette représentation très édulcorée de la Luxure contraste violemment avec la représentation antérieure, la femme nue dévorée par des serpents, si fréquente dans l’art roman. Elle contraste également avec les représentations plus crues que présentent les Bibles Moralisées.


Dans la Bible moralisée de Vienne (Cod 2554)

Bible Moralisee de Vienne 1225-1249 ONB Cod 2554 fol 31r

La récolte de la Manne / Les grandes prébendes
Bible Moralisée de Vienne, 1225-1249, ONB Cod 2554 fol 31r

Un coffre avec une bourse ouverte et une prostituée avec un miroir représentent « les grands prébendes » que réclament les mauvais clercs, tels les Hébreux qui, recevant la manne du ciel, auraient préféré manger de la viande :

Ce qe li fill israel vongerent la manne et demanderent la char senefie les mauves escoliers qi vonchent la doctrine deu et demandent la char ce est la convoitise et les granz provendes


Bible Moralisee de Vienne 1225-1249 ONB Cod 2554 fol 46v
Bible Moralisée de Vienne, 1225-1249, ONB Cod 2554 fol 46v

L’image illustre un passage du Livre de Samuel (II Sam. 13, 15-19) où, après avoir violé sa sœur, Amon la prend en haine et la chasse de son logis :

« Ce qe li freres enhai sa soror qant il ot feite sa volentei de li et la bota fors de son lit et cele s’en ala plorant senefie le riche clerc qi bote en sus de lui la pucele qant il li a tolu sa virginitei, et la chasce fors de son osteil, et cele devient mauvese fame et devient pute »

Le miroir n’a ici aucun intérêt narratif, sinon d’illustrer le dernier mot du texte. De même, le pied d’Amon qui piétine la robe blanche et contredit le mouvement d’expulsion, à l’encontre de toute réalisme, est une manière de signifier la déchéance de la femme.


Bible Moralisee de Vienne 1225-1249 ONB Cod 2554 fol 60r
Bible Moralisée de Vienne, 1225-1249, ONB Cod 2554 fol 60rv

L’image illustre un passage du Livre des Juges (Jug. 8, 31; 9, 1-6):

« Ce qe cil fistrent d’abymelech, qi nasqi d’une putain, roi, senefie les gieus et les mauvez enfanz, qi ferunt d’antechrist roi, qi nastra de Babylone, ce qe cil pelerent lors deux por adobeir abymelech senefie les mauvez et lezs mescreanz, qi aorrunt et adobe. runt antecrist d’usure et de couvoitise »

Comme le note F.Garnier [2] :

l’imagier fait bien naître ce roi de la femme de mauvaise vie, car il ne repose pas sur le sol mais sort d’entre ses jambes.


Dans la Bible moralisée de Vienne (Cod 1179)

Bible Moralisee de Vienne 1225-1249 ONB Cod 1179 fol 165vBible Moralisée de Vienne 1225-1249 ONB Cod 1179 fol 165v

Le Festin de Balthazar, avec des objets volés au Temple, est comparé, en bas avec « les hérétiques qui pervertissent les Saintes Ecritures en les expliquant à leur gré et, bien plus, ceux qui dépensent les biens de la Sainte Eglise dans le mal et les mauvaises choses. »

Comme le note Robert Mills [16], les convives de la scène du bas fonctionnent par couples, illustrant au total quatre Péchés :

  • la dilapidation des Biens :
    • l’Orgueil : la femme au miroir ;
    • la Luxure : l’homme qui lui caresse sa poitrine et l’embrasse dans le cou ;
  • la Perversion :
    • la Gourmandise : le jeune homme au bol ;
    • la Sodomie : le vieil homme qui lui caresse le cou.

Dans la Bible moralisée d’Oxford / Paris/Londres

1226-1275 Bible moralisee Oxford Bodleian Library MS. Bodl. 270b fol 47vBible moralisée d’Oxford/Paris/Londres, 1226-1275, Bodleian Library MS. Bodl. 270b fol 47v

En haut les Hébreux, poursuivis par Pharaon, arrivent devant deux monts et la mer.

En bas, le texte explique que Pharaon signifie le Diable, les montagnes la Chair et la mer les Tribulations de Monde. Coincé entre la fidélité textuelle et la fidélité graphique, l’artiste a conçu l’image comme il a pu :

  • aux Hébreux correspondent ceux qui se saôulent,se gavent, ou tapent dans la caisse ;
  • à Moïse avec son bâton correspond le diable avec son litron ;
  • au paysage correspond la prostituée au miroir, avec ses chairs volutueuses (les deux monts) et sa chevelure enveloppante (la mer).

Il ne s’agit donc pas encore d’une scène cohérente, où le miroir servira d’instrument du Démon contre la femme. Ici, il est simplement le signe distinctif de la volupté charnelle.


1226-1275 Bible moralisee Oxford Bodleian Library MS. Bodl. 270b fol 213v

Bible moralisée d’Oxford/Paris/Londres, 1226-1275, Bodleian Library MS. Bodl. 270b fol 213v

« Un pénitent en caleçons, debout entre deux tiges d’épines, reçoit à droite une couronne de la main de Dieu. A gauche, une courtisane tend vainement son miroir à un habitué des tripots, qui vient de renverser une table de jeux avec ses jetons et son pichet de vin ». [15]


 

Signifie que celui qui veut être au dessus de la terre, autrement dit au dessus de son Corps, il convient qu’il combatte les voluptés charnelles, car la chair est la terre de l’Esprit. Et de même que le serf travaille en premier, et en premier reçoit, de même il convient que nous meritions la vie éternelle dans le ciel.

Significat quod qui vult esse super terram id est super corpus suum , oportet ipsum et pugnare contra voluptates carnales, quia caro est terra spiritui, et sic servus laborat primo, et postea premium recepit, ita nos oportet celo mereri vitam eternam.


Au XIIIème siècle, le miroir est donc vu comme un accessoire de coquetterie ou de prostitution, pas encore comme l’instrument fatal qui révèle la vanité du Monde.


Au XIVème siècle

Dans le Roman de Fauvel

1316-20 Charnalite le Roman de Fauvel BNF Français 146 fol 12r
Charnalité, le Roman de Fauvel, 1316-20, BNF Français 146 fol 12

L’ image ajoute au miroir habituel un autre accessoire de séduction, les gants qui suggèrent la nudité et la douceur de la peau. Le texte décrit Charnalité comme une égoïste, une coquette et une impie :

C’est celle qui n’aime qu’elle-même
Semblant montrer l’amour à celui
De qui elle peut faire profit

(Vers 1395-97)

C’est celle qui n’aime que ly :
Semblant d’amour monstre a cely
De qui el puet son prouffit faire

 

Elle aime son corps et bien le cultive
Aux délices charnels attentive
Pour ses plaisirs elle s’ingénie
En tricherie aigüe et vive
Elle est coquette et se moque de l’âme
Mène une vie de folle femme
Car il lui semble trop amer
D’aimer Dieu et son prochain.

Vers 1405-12

Son corps aime et bien le coutive,
En deliz charnelz ententive,
En ses plaisances moult soutive
Et en barat agüe et vive ;
Cointe est et pou ly chaut de l’ame :
Vie maine de fole fame,
Car il ly semble trop amer
A Dieu et son prouchain amer.


Un cas très particulier (SCOOP !)

Exeter College MS 47 Fol 34v (anc 36v) Ps. 56. Jacob sends his sons to Egypt (Gen 421-2)Ps. 56. Jacob envoie ses fils en Egypte (Gen 42,1:2), Fol 34v (anc 36v) Exeter College MS 47 Fol 35v (anc 37v) Ps. 57. Jacob's sons before Joseph (Gen 426).Ps. 57. Les fils de Jacob devant Joseph (Gen 42, 6), Fol 35 (anc 37)

Psautier de Humphrey de Bohun, Exeter College MS 47, 1360-1400

Dans ce chef d’oeuvre de la miniature anglaise, connue pour son iconographie très originale, l’initiale de chaque psaume ne tente pas de l’illustrer : elle raconte en séquence un épisode biblique, ici l’histoire de Joseph.

La plupart des majuscules historiées présentent, à l’extérieur à gauche, une « drôlerie », en général sans rapport avec l’image principale. Mais dans de rares cas, elle constitue une extension narrative : ainsi par exemple dans le Songe de Joseph (fol 32v), elle montre un berger entre deux troupeaux de vaches, grasses et maigres.

Dans le cas du Folio 35, le secrétaire avec son livre de compte et son coffret ouvert constitue bien une extension narrative de la scène, où Joseph reçoit de ses frères le paiement du blé qu’ils sont venus acheter an Egypte.

La femme au miroir, juste au dessus, a encore un rapport avec la scène, mais symbolique plutôt que narratif : elle représente l’Egypte opulente, par opposition à la femme maigre et nue grimpée dans des chardons qui, dans l’initiale précedente, symbolise la famine au pays de Canaan.


Mais dans un deuxième niveau de lecture, la symbolique négative de la femme à sa toilette pointe le bout de son nez : non pour signifier la Luxure (qui n’aurait aucun sens ici) mais simplement la ruse, la dissimulation :

« En voyant ses frères, Joseph les reconnut, mais il feignit d’être un étranger pour eux, et leur parla avec rudesse, en disant:  » D’où venez-vous?  » Ils répondirent:  » Du pays de Chanaan, pour acheter des vivres.  » Joseph reconnut donc ses frères, mais eux ne le reconnurent pas.  » Genèse 42, 6


Dans un troisième niveau sémantique, la femme au miroir traduit, telle un hiéroglyphe, le fait de de (se) reconnaître.


De plus en plus luxurieuse

La Luxure (détail)
Tractatus de virtutibus et vitiis, 1340-1350, Vaticana Barberini lat.3984 fol 114r

Perchée sur un piédestal, la courtisane brandit un miroir et ouvre sa robe pour exhiber son entrejambe à « celui qui fuit la Luxure ( Que che fugge la luxuria) ».


1430 ca Capella di Missione VillafrancaVers 1430, Capella di Missione, Villafranca 1475-1500 Chapelle des Penitents blancs La Tour1475-1500, Chapelle des Pénitents blancs, La Tour

La Luxure, détail de la Cavalcade des Vices

Il faudra attendre le cercle suivant pour voir la Luxure montrer sa cuisse en montant à califourchon un sanglier ou sur un bouc, dans l’imagerie populaire de la Cavalcade des Vices, réservée aux petites églises de campagne.


1439-50 BL Yates Thompson 3 f. 172v

Heures de Dunois, 1439-50, BL Yates Thompson 3, f. 172v

Dans les oeuvres destinées à un public plus relevé, la Luxure restera décente et montera en amazone.


Références :
[1a] Emile Mâle « L’art religieux du XIIIe siècle en France : étude sur l’iconographie du moyen age et sur ses sources d’inspiration » p 147 note 2 https://archive.org/details/lartreligieuxdu00mluoft/page/147/mode/2up
[2] François Garnier, Le langage de l’image au Moyen Age, Volume 2 p 224
[3] Robert Mills, Seeing Sodomy in the « Bibles moralisées » Speculum, Vol. 87, No. 2 (APRIL 2012), pp. 413-468 (56 pages) https://www.jstor.org/stable/23488044
[4] Laurence BRUGGER « LES « PARAPHRASES BIBLIQUES » MORALISÉES L’EXEMPLE DU LIVRE DE JOB » Bibliothèque de l’École des chartes, Vol. 162, No. 1, DES SOURCES À L’ŒUVRE: Études d’histoire de l’art médiéval (janvier-juin 2004), pp. 75-96 https://www.jstor.org/stable/43015152

1 Chasse au singe dans les bestiaires

24 juin 2023

Pris isolément, le singe et le miroir sont chacun des symboles puissants et polysémiques, mais aussi deux emblèmes bien connus de l’imitation fidèle. Leur combinaison les réduit-elle à ce plus petit dénominateur, ou au contraire multiplie-t-elle leur portée symbolique, à la manière dont deux miroirs parallèles créent des reflets à l’infini ? Nous allons voir que la bonne réponse est, clairement, la seconde.

Cette série d’article part de deux ouvrages de référence : le livre de Janson [1] sur les singes en général et le recensement de Lilian M. C Randall sur les images marginales [2] , complétés par quelques exemples apparus depuis lors.

Chasse à la glu, chasse à la chaussure

La chasse au singe d’après Strabon

Ce géographe antique relate, dans son chapitre sur les Indes [3], deux manières de chasser les singes.


Greek Physiologus 16e s Biblioteca Nazionale Marciana, MS gr. IV. 35 folio 78rfolio 78r Greek Physiologus 16e s Biblioteca Nazionale Marciana, MS gr. IV. 35 folio 79rfolio 79r Greek Physiologus 16e s Biblioteca Nazionale Marciana, MS gr. IV. 35 folio 80rfolio 80r

Physiologus en grec, 16e s, Venise, Biblioteca Nazionale Marciana, MS gr. IV. 35

Dans la première méthode, au pied d’un arbre, le chasseur fait mine de se laver les yeux puis remplace l’eau par de la glu. Le singe l’imite, se colle les paupières, et on peut le prendre vivant en lui attachant une corde autour du cou .

La moralité chrétienne tirée par le Physiologus :

« De cette façon, le grand chasseur nous chasse aussi, c’est-à-dire le diable ! Il vient dans le monde et apporte la colle du péché, car le péché est comme la colle. Et en le montrant à l’homme, il aveugle ses yeux, et obscurcit son esprit, et le pousse de péché en péché, et de mal en mal, et fait un grand piège, puisque le péché est insatiable ; mais l’homme en est souillé spirituellement et physiquement. » [4]

La Moralité tirée un traité de rhétorique de 1712 [5] : Méfies-toi de ceux que tu imites.

Voici la seconde méthode, jamais illustrée à ma connaissance :

« les chasseurs se passent aux jambes en guise de chausses de grands sacs, puis s’en vont laissant à terre d’autres sacs semblables garnis de poils et enduits de glu à l’intérieur, les singes naturellement essayent de les chausser et sont pris ensuite le plus facilement du monde. »


La chasse au singe d’après Pline

Pline compacte en une phrase peu claire les deux méthodes de Strabon :

« on dit que, voulant imiter les chasseurs et se chausser comme eux, ils se mettent de la glu et s’entravent les pieds dans des filets ». Pline, Histoire naturelle, Livre VIII, LXXX


La chasse au singe d’après Diodore de Sicile

Diodore énumère trois méthodes distinctes :

  • en se maquillant les yeux (variante du lavage) ;
  • en attachant une sandale avec des liens (variante de la chaussure engluée) ;
  • en se regardant dans un miroir (équipé de filets).

« (Le singe) a lui même suggéré aux chasseurs la manière de le capturer. Car s’il imite tout ce que l’on fait devant lui, sa vigueur corporelle et sa vivacité d’esprit empêchent que l’on s’empare de lui par la force. Aussi certains chasseurs s’enduisent-ils les yeux de khôl, tandis que les singes les regardent; d’autres chaussent leurs sandales; d’autres, enfin, placent un miroir devant leur tête. Puis ils laissent derrière eux leurs sandales, auxquelles ils ont adjoint des liens ; ils exposent de la glu à la place du khôl et adaptent aux miroirs des filets d’oiseleur. Aussi les singes sont-ils réduits à l’impuissance lorsqu’ils veulent accomplir les actions qu’ils ont vu exécuter devant eux, car leurs paupières se trouvent collées l’une à l’autre, leurs pieds attachés et leurs corps emprisonnés ».
Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, XVII, 90, 2-3


La chasse au singe vue par Richard de Fournival

Richard de Fournival, dans son Bestiaire d’amour (1245) reprend la chasse à la chaussure :


1200-1300-Bestiaire-damour-of-Richard-de-Fournival-BNF-fr.-1444-folio-258r
Bestiaire d’amour de Richard de Fournival, 1200-1300, BNF fr. 1444 folio 258r

Le singe imite le chasseur en chaussant un soulier « et li singes chaucies ne puet fuir ne en arbre monter ne ramper : einsi si est pris ».


1285 Bestiaire d'amour of Richard de Fournival BNF fr. 412 folio folio 229vfolio 229v 1285 Bestiaire d'amour of Richard de Fournival BNF fr. 412 folio 238vfolio 238v

Bestiaire d’amour de Richard de Fournival, 1285, BNF fr. 412 folio folio 229v

Richard en tire un dialogue en deux temps :

  • l’amant se compare au singe chaussé, « emprisonné devant ce qu’il aime d’amour »
  • la dame réplique en se comparant au singe nu-pieds :

« Vous m’avez dit que li Singes violt faire ce que il voit faire. En non Deu ! Ce ne puet avoir mestier à moi. Car puis que je verroie que vous ne autres tenderoit ses laz por moi prendre, jou seroie fole se jou aproismoie (si je m’approchais de vous). Car boen fet i estre nus piez. « 



1190 Buisson ardent, Livre de prieres d’Hildegarde de BingenMoïse et le Buisson ardent
Livre de prières d’Hildegarde de Bingen, 1190

Comme le remarque Jean Wirth [6], l’image pouvait avoir un aspect comique, en parodiant l’épisode de Moïse se déchaussant devant Dieu, perché sur le Buisson ardent.


Psalter. Flandres 1325 ca Bodleian Library MS. Douce 6 fol 179r
Psautier, Flandres, vers 1325, Bodleian Library MS. Douce 6 fol 179r

La scène se rencontre fréquemment, ici sur le mode comique : un des singes plonge pour aller se saisir des chaussures, tandis que l’autre se méfie du  chasseur tapi avec sa massue.


Book of Hours (Use of Rome) 1320 ca Trinity college B.11.22 fol 140rfolio 140r Book of Hours (Use of Rome) 1320 ca Trinity college B.11.22 fol 215vfolio 215v<

Livre d’heures à l’usage de Rome, vers 1320, Trinity college B.11.22

Dans ce manuscrit, l’histoire est représentée dans deux pages non consécutives, à titre d’avertissement à la donatrice.

Dans la première image, on la voit en bas de la page, brandissant la prière « Memento mei domina ». Un homme à l’air sévère lui désigne le singe. Au coin opposé de la page, le chasseur de singes est en train de se déchausser, juste à côté d’une seconde occurrence de la donatrice, bien à l’abri dans l’initiale, les yeux fixés sur son livre et non sur les chausses enlevées.

Dans la seconde image, un autre homme sévère désigne le chasseur caché dans le feuillage et le singe chaussé, dont le regard inquiet semble avertir le lecteur : ne succombe pas comme moi à la tentation.



Book of Hours (Use of Rome) 1320 ca Trinity college B.11.22 fol 26v detailLivre d’heures à l’usage de Rome, vers 1320, Trinity college B.11.22 fol 26v

Ce manuscrit, qui pullule de singes dans des situations souvent très originales, ne pouvait manquer de proposer un singe se regardant dans le miroir (on devine le reflet). La figure était suffisamment connue pour se suffire à elle-même, sans lien avec les autres drôleries de la page.



Book of Hours (Use of Rome) 1320 ca Trinity college B.11.22 fol 26vTout au plus peut-on conclure que le singe est suffisamment fasciné pour ne prêter aucune attention au combat derrière lui, ni au vacarme devant.



Illustrations_de_Les_Menus_propos , Pierre Gringoire, Salmon_Gabriel 1521 gallicaIllustration de Gabriel Salmon pour « Les Menus propos » de Pierre Gringore, 1521, Gallica

Au XVIème siècle, Pierre Gringore reprend l’histoire racontée dans les bestiaires , en rajoutant un détail de son cru, les gants qu’on voit sur la gravure :

Lors le veneur sur erbe, buche, ou mottes
Chausse des gandz, des souliers ou des bottes,
Puys deschausse et se en fuyt aux halliers
Laissant au lieu bottes, gandz ou soullier [7]


En préambule : le test du miroir au XIIIème siècle

Quels animaux sont-ils capables de se reconnaître dans un miroir ? Un article passionnant [7a] a tenté d’évaluer les connaissance médiévales sur cette question.

Les chiens : test négatif

Aberdeen Bestiary, vers 1200, MS 24, folio 19r
Bestiaire d’Aberdeen, vers 1200, Aberdeen University, MS 24, folio 19r

Une fable d’Esope rapporte qu’un chien, traversant une rivière avec un morceau de viande dans sa gueule, prit son reflet pour l’image d’un autre chien et lâcha son propre morceau, en voulant attraper celui de l’autre.


Les oiseaux : test négatif

Pour Pline :

« Les yeux sont un miroir si parfait, que cette pupille toute petite rend l’image entière d’un homme : c’est ce qui fait que la plupart des oiseaux que nous tenons dans nos mains s’efforcent de becqueter nos yeux, parce que, y voyant leur image, ils s’y portent comme vers les objets de leur affection naturelle. » Pline, Histoire naturelle, 11.55

Cette appétence a donné lieu à une technique de chasse particulière :

Chasse au faisan Livre_du_roy_Modus et de la Reine Ratio 1379 BNF Français 12399 fol 90v gallica
Chasse au faisan, Livre du roy Modus et de la Reine Ratio, 1379, BNF Français 12399 fol 90v, gallica

La cage est soutenue par un bâton contre lequel un miroir est posé :

« Ci te dirai pourquoi le faisan heurte au miroir : faisans sont de telle nature que le mâle ne peut souffrir en sa compagnie nul autre faisan mâle ; ainsi s’entrecharent et courent sus l’un à l’autre. Les causes sont telles : l’une si est que pour sa beauté il a envie de son semblable; l’autre si est que un faisan n’est point sans femelle et pour ces causes ils n’aiment point la compaignie d’être l’un avec l’autre. Et pour ceci ne doutera ja tant d’entrer en la cage que s’il voit sa faiture au miroir que il voit heurter bien roidement car il cuide voir un autre faisan ; et ainsi descent la cage si est pris. Et est chose certaine et vraie. »

L’idée intéressante est la technique marche pour le faisan à cause de sa beauté particulière.


Narcisse (detail) vers 1500 Museum of Fine Arts BostonNarcisse (détail), vers 1500, Museum of Fine Arts, Boston

Attiré par le reflet des plumes du chapeau, le faisan tombe bec à bec avec son double, et Narcisse nez à nez avec le sien. L’amusante composition étudie les effets contraires de la beauté excessive : l’amitié aberrante de Narcisse envers son double, et  l’inimitié bien connue du faisan.


Histoire d'Alexandre University of Oxford MS Bodley 264 fol 119r
Histoire d’Alexandre, Tournai, vers 1304, University of Oxford, MS Bodley 264 fol 119r

Cette drôlerie montre une chasse à la chouette : les oiseaux attaquent en groupe leur prédateur (attaché) et sont pris dans le filet que laisse tomber l’oiseleur. La présence de la dame au miroir n’a donc rien à voir avec cette technique de chasse : c’est probablement ici une métaphore de la Luxure, attirant les mâles dans ses filets comme l’oiseleur les oiseaux.


Le tigre : test ambigu

Villa romaine du Casale Piazza Armerina 4eme siecle,
Villa romaine du Casale Piazza Armerina 4eme siècle

Au XIIIème siècle, l’animal qu’on chasse avec un miroir est le Tigre, selon une longue tradition qui remonte à l’Antiquité, et dont Saint Ambroise a donné, vers 389, une interprétation chrétienne [8] :

« La nature freine momentanément la férocité de la tigresse et la détourne alors qu’elle est sur le point de s’emparer de sa proie (le chasseur). Dès qu’elle découvre que ses petits ont été enlevés, elle se met en route sur la piste du spoliateur. Bien qu’il puisse avoir l’avantage d’un cheval rapide, il est conscient qu’il peut être dépassé en vitesse par la bête sauvage. Dans une situation où il n’y a aucun moyen d’évasion disponible, il doit recourir à ce qui suit. Lorsqu’il s’aperçoit qu’on le rattrape, il laisse tomber une boule de verre (sphaera). La lionne (sic) est trompée par son reflet, pensant y voir son petit. Après avoir été retardée par l’image trompeuse, elle dépense une fois de plus toutes ses forces dans son effort pour saisir le cavalier. Poussée par la rage, elle se rapproche de plus en plus de sa victime en fuite. Il lance à nouveau la boule de verre, ralentissant ainsi son poursuivant. Pourtant, son souvenir des tromperies passées ne l’empêche pas de se plier à ses instincts maternels. Elle ne cesse de retourner l’image réfléchie qui l’illusionne et s’y installe comme pour allaiter son petit. Ainsi, trompée par sa propre sollicitude maternelle, elle subit à la fois la déchéance de sa vengeance et la perte de sa progéniture » ( Hexaméron , « Les six jours de la création », VI.4.21).

Ainsi la tigresse ne se reconnaît pas vraiment : trompée par la taille minuscule du reflet, elle pense y voir son petit.



1200-25 Bestiaire Man stealing tiger cub, tiger distracted by a mirror British Library, Royal MS 12 C XIX, folio 28r

La capture d’un petit tigre à l’aide d’un miroir
1200-25 British Library, Royal MS 12 C XIX, folio 28r

Au milieu du XIIIe siècle, de petits miroirs en verre convexe commençaient à être introduits en Europe en remplacement des miroirs en métal poli, et dans les bestiaires, le miroir (speculum) vient remplacer la boule de verre de Saint Ambroise.


Et le singe ?

La question est compliquée :

  • d’une part le singe est manifestement laid (pourquoi serait-il attiré par son image ?),
  • d’autre part il n’attaque pas son reflet mais est au contraire fasciné par lui, comme si l’animal imitateur entretenait avec l’objet imitateur une nécessaire affinité.

Les textes parlant du singe et du miroir sont rares, nous les examiner maintenant.




La chasse au singe avec un miroir, dans les textes

Le De Natura rerum (1225 -1244)

1290 ca de natura rerum Thomas de Cantimpre Valenciennes, BM MS 320 (304) f 77v IRHTLe Singe, fol 77v 1290 ca de natura rerum Thomas de Cantimpre Valenciennes, BM MS 320 (304) f 78 IRHTLe Tigre, fol 78

De natura rerum, Thomas de Cantimpré, vers 1290, Valenciennes, BM MS 320 (304), IRHT

La grande nouveauté du De Natura rerum par rapport au Physiologus latin (qui casait le Singe entre l’Onagre et le Cygne), c’est son classement alphabétique : de ce fait l’image de la Tigresse en arrêt devant le miroir vient immédiatement après celle du Singe amateur de noix.

Cette collision fortuite est peut être, par assimilation entre les deux histoires, l’origine de la chasse au singe avec un miroir qui apparaît peu de temps après en Allemagne.


La plus ancienne trace (vers 1250)

 

Tout comme le singe si sauvage,
Est attrapé par son image
Quand il la voit dans le miroir,
Ainsi ma bien-aimée me prend
ma raison, mon corps, mon cœur, mon humeur et mes yeux
mystérieusement ; voilà mon malheur.

Burkhart von Hohenfels, milieu du XIIIème siècle

Swie der affe sî gar wilde ,
doch sô vâhet in sîn schîn ,
Sor in dem spiegel siht sîn bilde
sus nimt mir diu vrouwe mîn
sin, lîp, herze, muot und ougen
tougen, dest mîn ungewin.

Janson, qui a exhumé ce passage, s’interroge sur son origine, car l’histoire n’apparaît dans aucune histoire naturelle antérieure ([1], p 212).

Le poème complet se compose de cinq strophes dans lesquelles le poète, connu pour ses images très originales, se compare successivement au faucon poursuivant l’alouette, au poisson sauvage pris dans les filets, au singe fasciné par le miroir, à l’abeille qui suit sa reine, à la licorne attirée, pour mourir, par le ventre des vierges [9]. Il ne s’agit donc pas d’une métaphore isolée, mais d’une élement dans une suite logique d‘attirances animales, parmi lesquelles le « singe sauvage », pour symboliser l’amoureux, constitue une transposition plus crédible que la Tigresse des bestiaires.


Le deuxième texte sur la chasse au singe : le Novus Phisiologus (SCOOP !)

Cette variante versifiée et non illustrée du Physiologus a été rédigée entre 1294 et 1298, toujours en Allemagne. Ce texte rarissime (il n’en existe qu’un unique exemplaire) a eté publié assez récemment, mais non traduit du latin [10] :

Le singe étant embusqué dans un arbre, il aperçoit un miroir taillé, dans lequel le chasseur se contemple sous son nez : le maître, prenant une bottine munie de lanières d’attache, l’attrape en la serrant et l’ajuste à ses pieds. Le singe descend de l’arbre et, en bon imitateur, cherche à enserrer ses plantes de pied avec les lanières, et par cette ligature solide, il se garrotte les jambes. Dès lors, le sot ne cesse pas de regarder son visage dans le miroir ; et tandis que son aspect brille dans le disque de verre, il est enchanté et prêt à se trouver beau. C’est alors que le chasseur, surgissant d’une caverne courbe, saisit le singe entravé ; la chaussure enveloppe le pied qui cherche vainement à s’enfuir, et ne desserre pas ses liens. Un singe ainsi capturé est apte à de nombreux tours.

Insuper exciso speculo sub stipite viso, quo se venator spectat prius insidiator, sumpto perone, qui fert religamina zonae, quem crebro captat pedibusque magister adaptat : simia descendit de stipite stultaque tendit more secutoris plantas circumdare loris atque ligatura forti vincit sua crura. Hinc speculo stultum non cessat cernere vultum; Inque rota vitrea sua cum resplendet ydea, hec delectatur formamque videndo paratur. Tunc de spelunca saliens venator adunca hanc capit herentem, frustraque pedem fugientem calceus involuit, sua nec religamina solvit. Simia sic capta fit multis gestibus apta.

Ainsi ce paragraphe fusionne, de manière peu convaincante, deux des méthodes (chaussure et miroir) que Diodore de Sicile décrit comme séparées.

Une autre présentation des trois techniques (chaussure, miroir, glu) figure chez un compilateur grec, Elien le Sophiste, qui fusionne quant à lui le miroir et la glu [11]. Or ni Diodore ni Elien n’étaient traduits en latin à l’époque. En outre, le manuscrit grec d’Elien dont Pierre Gilles a disposé pour la première traduction latine, en 1562, ne mentionne pas le miroir [12]. Il y a donc tout lieu de penser que le rédacteur du Novus Phisiologus n’est pas parti des compilateurs grecs : il a de lui-même eu l’idée d’adjoindre le miroir à la bonne vieille méthode de la chasse à la chaussure , en vue de la moralité à laquelle il souhaitait aboutir.


Une Vanité au miroir précoce (SCOOP !)

Car l’extraordinaire conclusion de l’article Singe du Novus Phisiologus, qui n’a pas reçu l’attention qu’elle mérite, donne la moralité chrétienne de l’histoire :

De plus, celui qui écoute la loi mais qui prétend écrire sans le travail de la main, fait en vérité comme le singe, et comme l’homme qui scrute sa propre existence dans le cercle du miroir et, après, ne se souvient plus de sa forme. Il est trompé par ce monde vitreux , vague et amusant, dont la structure et la beauté passent vite. Et la pompe mondaine le retient sous sa vaine image, jusqu’à ce que la mort, chasseresse et élagueuse d’homme, récolte la fleur de sa vie avec sa faux et détruise sa beauté, changeant le chant de la cithare en un frisson d’horreur. Les terres, les trésors, l’éclat des gemmes, et la beauté de l’or, la gloire, la majesté, la prudence d’esprit, l’honnêteté, la vertu, l’apparence particulière des membres, la proportion des manières, la noblesse éclatante, les beaux habits splendides et rares : tout ce succès n’est rien quand la mort seule vient.

Insuper auditor legis scriptique petitor absque manus opere fit tanquam simia vere, est similisque viro, speculi qui propria giro tempora scrutatur nec post forme memoratur. Vitreus hunc mundus fallit, vagus atque jocundus, cuius structura cito preterit atque figura. Pompaque mundana tenet hunc sub imagine vana, donec venatrix hominum mors atque putatrix, falce sua florem vite metat atque decorem casset, in horrorem cythare mutando canorem. Ager, thesauri, gemme nitor et decus auri, Gloria, maiestas, prudencia mentis, honestas, Virtus, membrorum species, proportio morum, Nobilitas clara, vestis bona splendida rara: Omnis fortuna nihil est, cum mors venit una.


La première phrase est particulièrement obscure, parce qu’elle tente de condenser en quatre vers une métaphore de l’Epître de Saint Jacques :

Car celui qui écoute la parole et ne l’applique pas ressemble à un homme qui regarde son visage naturel dans un miroir. Il regarde, il s’en va, et il oublie à l’heure même quel il était. Mais celui qui considère exactement la loi parfaite de la liberté et y persévère, celui-là ne l’écoutant pas seulement pour oublier aussitôt ce qu’il a entendu, mais la mettant en oeuvre, trouvera son bonheur dans ce qu’il fait. Epitre de Saint Jacques, 1,23-25

Quia si quis auditor est verbi, et non factor, hic comparabitur viro consideranti vultum nativitatis suæ in speculo. Consideravit enim se, et abiit, et statim oblitus est qualis fuerit. Qui autem perspexerit in legem perfectam libertatis, et permanserit in ea, non auditor obliviosus factus, sed factor operis: hic beatus in facto suo erit.

On en retire la forte suspiscion que le rédacteur du Novus Phisiologus a réinventé la chasse au miroir pour pouvoir coller avec cette métaphore connue, puisqu’elle était lue le cinquième dimanche après Pâques. On peut même se demander si certains singes au miroir n’ont pas été compris, à cette époque, comme une illustration du mauvais faiseur de Saint Jacques, qui se regarde mais ne se reconnaît pas.

La suite du texte, sur le miroir trompeur baigne dans l’ambiance du prologue du Parzival de Wolfram von Eschenbach (vers 1210), un passage très difficile dont voici une traduction possible [13] :

« L’étain, au dos du verre,
fait danser des lumières trompeuses, semblables au rêve de l’aveugle :
elles vous donnent la peau qui s’échappe au-dessus des images,
Mais cette lueur terne et légère ne peut se maintenir :
elle apporte le bonheur pendant un court instant, c’est vrai. »


Ainsi le Novus Phisiologus anticipe d’un siècle et demi la thématique des Vanités au miroir, où la mort apparaît par derrière tandis que le vivant se mire. Malgré l’absence de jalons intermédiaires, il y a donc probablement eu une filiation entre le Novus Phisiologus de Darmstadt et le thème typiquement germanique de la Mort dans le miroir (voir 3 Fatalités dans le miroir), la Coquette ou le Riche remplaçant définitivement le Singe.


La femme au miroir au XIIIème siècle

Au XIIIème siècle, la femme au miroir n’a pas encore partie liée avec la Mort : elle représente la Luxure en général , et la Prostituée en particulier (voir La Luxure au XIIIème siècle). Le miroir est donc simplement vu comme un accessoire de coquetterie et de séduction, pas encore comme l’instrument fatal qui révèle la vanité du Monde.

A noter que, selon Sabine Melchior-Bonnet ([15], chapitre 2) ,

la Luxure du XIIIème siècle  » dans d’autres représentations …. est accompagnée d’un singe qui porte le miroir, incarnation des pulsions bestiales de la sensualité, de l’imitation et de l’inconstance. »

Je n’ai malheureusement pas pu trouver le moindre exemple de cette assertion.


Autres textes sur la chasse au miroir

L’histoire réapparaît une troisième fois en Italie au XIVème siècle, dans un commentaire de l’Enfer de Dante écrit par un anonyme [17], qui mentionne le miroir mais décrit en fait la chasse à la chaussure :
:

On dit qu’il (l’alchimiste Capocchio ) était semblable à un singe : le singe veut faire tout ce qu’il voit faire aux autres : on dit que le chasseur qui veut attraper le singe va dans le bois où il pense être vu par le singe, et met miroirs et autres choses à l’extérieur du sac ; puis, à la fin, il met une paire de sandales et se les attache, puis les enlève et les laisse, et il reste à proximité, caché dans un buisson : le singe, étant ce qu’il est et voulant faire ce qu’il a vu faire, vient mettre les sandales et les nouer, et quand il les a noué, le chasseur arrive et le trouve embarrassé, et ainsi le capture.


L’histoire a dû se diffuser oralement car on en trouve encore la trace au début du XVIIIème siècle, dans un traité de rhétorique rédigé par un jésuite italien :

« Fasciné par son image dans un miroir, le singe est facilement capturé par les chasseurs . Moralité : L’amour de soi en a perdu plusieurs » [5]



La chasse au singe avec un miroir, dans les images (SCOOP !)

Les représentations sont si discrètes que deux (sur trois) sont passée inaperçues.


Dans un Livre d’Heures anglais

1325–30 livre d'Heures usage de Sarum Bodleian-Library-MS-Douce-231 fol-61r
Livre d’Heures à l’usage de Sarum, Diocèse de Lincoln, 1325–30, Bodleian-Library, MS Douce 231 fol 61r

Dans ce livre d’heures, toutes les initiales historiées comportent, en bas, une marge à sujet animalier, en général avec deux animaux affrontés : ici le petit chien face au grand lapin constitue une première historiette, que l’illustrateur a enrichi avec la figure du singe dans l’arbre. Comme le chien est en arrêt devant le lapin, il est très possible que le miroir illustre la même idée, montrer le singe en arrêt devant sa propre image.


sb-line

Dans le Livre d’heures de Jeanne II de Navarre

Dans ce manuscrit royal de très grand luxe, des singes apparaissent de loin en loin , souvent parodiant diverses activités humaines. Ceux qui nous intéressent ici figurent sur le recto et le verso d’une même page, dans une section de psaumes.

Livre d'heures de Jeanne de Navarre La tierce pseaume (122) 1330-40 NAL 3145 fol 153r
La tierce pseaume (Psaume 122) , fol 153r
Jean le Noir, Livre d’heures de Jeanne II de Navarre, Paris, 1330-40, BNF NAL 3145

Le premier singe, qui flaire une pomme rouge, apparaît dans la lettrine L du psaume 122, sans rapport avec le texte.



Livre d'heures de Jeanne de Navarre La quarte pseaume (123) 1330-40 NAL 3145 fol 153rLa quarte pseaume (Psaume 123) , fol 153r

Au bas de la même page, on voit de droite à gauche :

  • un oiseleur portant une cage sur la tête,
  • un homme marchant vers un arbre,
  • un singe assis au pied d’un arbre.

Malgré l’usure, on voit bien que le singe est attaché au tronc par un fil qui part de sa chaussure : les dames cultivées, qui sans doute connaissaient le Bréviaire d’amour de Richard de Fournival, étaient donc capable à ces faibles indices de reconnaître une chasse à la chaussure.


Livre d'heures de Jeanne de Navarre La quinte pseaume 1330-40 NAL 3145 fol 153v
La quinte pseaume (Psaume 124) , fol 153v

Au verso, le bas de page, particulièrement alambiqué montre de gauche à droite :

  • un perroquet vert en liberté ;
  • un vieil homme qui perce de son épée un objet tressé (panier ou cage) ; comme de nombreuses figurines du manuscrit, sa robe relevée laisse voir des pattes animales et un arrière-train de fantaisie – ici une tête de lion ;
  • un faucon tête basse, qui semble mort ou ligotté ;
  • un homme aux oreilles en forme d’ailes rouges (signe péjoratif qu’on retrouve chez un des bourreaux de Saint Jean Baptiste, fol 187r), se regardant dans un miroir et assis sur un singe.

Il me semble que cette marge ne se comprend que comme antithèse de la marge précédente :

  • à l’oiseau en cage s’opposent le perroquet libre et la cage percée,
  • à la chasse à la chaussure réussie s’oppose la chasse au miroir ratée; puisque c’est le chasseur qui est fasciné par le miroir, tandis que le singe s’esbigne par en bas.

Nous sommes ici dans une illustration directe du psaume 124 écrit juste au dessus:

« Notre âme, comme le passereau, s’est échappée du filet de l’oiseleur ; le filet s’est rompu, et nous avons été délivrés. » Psaume 124, 7


A noter que le manuscrit comporte, bien plus loin, un autre singe qui semble se regarder dans un miroir :

Livre d'heures de Jeanne de Navarre St Nicolas 1330-40 NAL 3145 fol 193r
Suffrages de Saint Nicolas
Livre d’heures de Jeanne de Navarre 1330-40 NAL 3145 fol 193r

L’image principale montre Saint Nicolas délivrant les trois jeunes princes de leur prison. Sur la terrasse, deux singes en liberté échangent de la nourriture, peut être pour donner à la scène un caractère oriental (le Saint était évêque de Myre, en Turquie).


1310 bnf-francais-1109-fol 242r1310, BNF français 1109, fol 242r. Livre d'heures de Jeanne de Navarre St Nicolas 1330-40 NAL 3145 fol 193r details

Le singe de la marge, en haut à droite, ne regarde pas un miroir. Il s’agit en fait d’un grand classique des marges à drôleries : un singe mirant l’urinal tout en consultant ses écritures, à la manière d’un médecin. L’artiste a malicieusement exploité la coupure de la page pour cette petite devinette.


Ces deux exemples tendent à prouver que, vers 1320-40, la figure du singe au miroir a pu être connue comme une scène de chasse, du moins dans des mlieux très cultivés.


sb-line

Buch der Kunst, dadurch der weltliche Mensch mag geistlich werden,1497,Augsburg, fol 7v (digi.ub.uni-heidelberg.de)
Buch der Kunst, dadurch der weltliche Mensch mag geistlich werden,1497,Augsburg, fol 7v (digi.ub.uni-heidelberg.de)

Janson a trouvé cette illustration tardive où le miroir est remplacé par un ruisseau : le singe « s’asseoit et joue avec son image », sans prendre garde au chasseur et aux chiens qui vont le dévorer.



Du singe pris au singe prenant

Le thème du colporteur paresseux dont les marchandises sont dérobées par des singes a été très largement étudié [18]. Nous n’allons reprendre ici que les exemples comportant un singe au miroir.

Les Décrétales de Smithfield

Ce recueil très austère de textes juridiques s’agrémente en bas de page de joyeuses drôleries , sans rapport avec le texte, mais qui servaient dans doute de moyen mnémotechnique pour repérer les différentes sections du manuscrit.


1340 ca Smithfield Decretals. London, British Library MS Royal 10E IV, fol 149rFolio149r 1340 ca Smithfield Decretals. London, British Library MS Royal 10E IV, fol 149v Folio 149v 1340 ca Smithfield Decretals. London, British Library MS Royal 10E IV, fol 150rFolio 150r

Décrétales de Smithfield, vers 1340, British Library MS Royal 10E IV

On voit ici la toute première apparition du thème, sur une suite de cinq marges. Le miroir, brandi par le singe en haut de l’arbre, constitue le point culminant de la troisième scène.


1340 ca Smithfield Decretals. London, British Library MS Royal 10E IV, fol 150vFolio 150v 1340 ca Smithfield Decretals. London, British Library MS Royal 10E IV, fol 151rFolio 151r

La procession des singes chapardeurs se poursuit encore sur deux marges, avec un singe ithyphallique, un second singe au miroir, jusqu’au chef des singes brandissant une chopine, coiffé de la capuche rouge qu’il a volée au colporteur. Ce qui fournit le fin mot de l’histoire : si le colporteur ne s’est pas réveillé, c’est parce qu’il était saoûl.


1340 ca Smithfield Decretals. London, British Library MS Royal 10E IV, fol 151vFolio 151v 1340 ca Smithfield Decretals. London, British Library MS Royal 10E IV, fol 152rFolio 152r

L’illustrateur poursuit ensuite dans la veine simiesque avec une autre histoire, celle de singes vaincus par des ours. Puis celle des singes portant leurs petits.

Malgré les recherches intensives de nombreux érudits, on n’a pas trouvé l’origine de l’histoire du colporteur ([1], p 216).

Janson propose à juste titre ([1], p 218) qu’elle est née du retournement comique de la chasse au singe, telle que racontée à la même époque par le commentateur de l’Enfer de Dante : au chasseur astucieux déballant de son sac son matériel répond le colporteur inconscient, dévalisé par les singes vengeurs.

Pour Kenneth Varty [18a], le colporteur dévalisé serait la transposition simiesque d’un épisode du Roman de Renard, dans lequel celui-ci dérobe, à un pèlerin endormi sous un pin, son aumônière (qui contient une herbe « bonne pour échauffer et pour fièvres de corps ôter ») et surtout son esclavine qu’il met sur sa tête : autrement dit les équivalents de la chopine et de la capuche du chef des singes, au fol 150r.

Je suis quant à moi l’opinion de Janson, selon laquelle l’histoire préexistait aux Décrétales. Kenneth Varty a néanmoins mis le doigt sur un point-clé : l’illustrateur des Décrétales, très influencé par le Roman de Renard, a pu délibérément donner à la scène du colporteur des caractéristiques renardines (chopine, capuche).


Le colporteur au XIVème siècle

1380 plaque de four Schweizerisches LandesMusem Zurich.
Dessin d’une plaque de four, vers 1380,Schweizerisches LandesMusem, Zürich. ( [19], fig 28)

La plaque originale est trop mal conservée pour décider si le singe en haut à gauche tient un miroir ou autre chose ; elle constitue nénamons le seul jalon subsistant du XIVème siècle.


Le colporteur au XVème siècle

Un bon siècle après les Decrétales, l’histoire revient, non sans à propos, pour décorer une coupe à boire !

1425–50 Coupe Pays Bas du Sud, MET a 1425–50 Coupe Pays Bas du Sud, MET b

Coupe à boire, 1425–50, Pays Bas du Sud, MET

On y retrouve le miroir trois fois :

  • dans la main du singe qui peigne absurdement le colporteur endormi,
  • abandonné sur le sol près du coffre…

1425–50 Coupe Pays Bas du Sud, MET c

  • …et brandi par un singe en haut de l’arbre, au dessus d’un autre singe chaussé.

L’image se souvient de la chasse au singe et ridiculise ses instruments, le miroir, les chaussures et les ceintures, éparpillés dans cette iconographie joyeuse [19a].
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1460 ca The monkeys and the pedlar Istanbul. Topkopi Saray Palace Museum, Hazine 2153, folio 145Vers 1460,Istanbul. Topkopi Saray Palace Museum, Hazine 2153, folio 145 1470-90 The monkeys and the pedlar Florence British Museum1470-90, British Museum

Les singes et le colporteur, gravures florentines.

Le grand déballage est ici prétexte à de nouveaux gags : le singe qui se saôule, celui qui chie dans le chapeau du colporteur, celui qui lui mange des poux dans la tête. Pour ajouter au chaos général, les deux singes au miroir, à gauche sont éloignés du singe qui se peigne, à droite. A noter que l’illustrateur ne doute pas que l’animal soit capable de se reconnaître dans le miroir, puisqu’il nous montre celui du haut admirant son nouveau chapeau.



1470-90 The monkeys and the pedlar Florence British Museum detailUn singe tente de regarder sous la culotte tandis qu’un autre, en posant la main sur la bourse, nous indique ce qu’il y a à voir. Ce dernier gag fait du mercier aviné ridiculisé par les singes une parodie transparente de Noé ivre mort et moqué par ses fils ([1], p 220)

Le texte de la gravure la plus ancienne confirme la moralité de l’histoire [19b] :

Dors profondément, maître Pieterlin, nous viderons ta bourse et le panier que tu as posé. A voyager léger mènent la main preste et le vin dans la tête.

DORMI FORTE MAEZRO PIETERLIN NOI VOTER EN / TVO ISCHARZELIN ELTVO PENIER CHE TV POSA / CHAMINAR LEGIER MENIANO LAMAN PRESTA TVA EL VINO [NELLATESTA]

Dans la gravure plus récente, le texte explicatif a disparu, remplacé par la bouteille vide sous la main droite du poivrot.



1480 ca Heures à l'usage de Paris, BNF NAL 3115 fol 5r Moi de maiMois de Mai
Heures à l’usage de Paris, vers 1480 , BNF NAL 3115 fol 5r

De manière très originale, l’Arbre aux singes vient décorer la page du mois de Mai de ce calendrier : sans doute parce que ce mois est celui des plaisirs et de la ballade à la campagne, mais aussi celui de la coutume des arbres ou branches qu’on coupe pour décorer les maisons (voir 5.6 Un cas d’école : le Printemps et la promenade en barque).


Les Singes et le Colporteur au XVIème siècle

Hans Herbst 1515 Table de jeux peinte Schweizerisches LandesMusem Zurich.
Table de jeux peinte (détail)
Hans Herbst (autrefois attribuée à Holbein), 1515, Schweizerisches LandesMusem, Zürich.

Le singe tient le miroir de la main gauche et de la droite un paquet de lacets rouges à bout métallique. Juste en dessous, son collègue tient de la main gauche un vase de verre identifiable comme un urinoir d’église (Kuttrolf), et de l’autre un chapelet rouge ( [19], p 88). Il y a probablement un effet comique d’imitation entre d’une part les deux objets de verre (le miroir et l’urinal), d’autre part les deux objets rouges (lacets et chapelets) : comme si les quadrupèdes mobilisaient toute leur intelligence simiesque pour deviner à quoi peuvent bien servir ces objets en apparence similaires.

D’autant que dans le dos du singe au miroir, la silhouette inversée de l’écureuil mangeant sa noisette donne l’image d’un animal peu absorbé par les spéculations. On peut aussi voir dans le sage écureuil le contre-exemple du singe orgueilleux et du colporteur paresseux ( [19], p 92).


Des singes et autres bestes joyeuses, Dialogue 61 des Remèdes de l’une et l’autre fortune, Pétrarque
Illustration de Hans Weiditz, 1532, British Museum

L’histoire du colporteur endormi figure en haut à gauche. Les singes accrochent dans l’arbre une multitude de ceintures et des miroirs, soit précisément leurs antiques moyens de piégeage. Concernant le miroir :

  • à gauche, un singe lui montre ses dents ;
  • à droite, un confrère le présente absurdement au colporteur endormi.

Les spectateurs cultivés ne pouvaient manquer d’y voir une sorte de revanche des singes contre leurs chasseurs. En celà, la composition de Weiditz est plus inventive que le texte de Pétarque, qui se contente, d’après Cicéron, de qualifier le singe de « bête monstrueuse qui naturellement est inclinée à tout mal et n’est jamais aise ni joyeuse si elle ne fait toujours quelque mal ».

La surenchère grinçante du thème va se poursuivre durant toute le XVIème siècle, donnant aux singes facétieux une coloration de plus en plus négative, dans une critique transparente de la condition humaine. Comme le résume John B . Friedman [18] :

« l’usage emblématique du peigne et du miroir – symboles standards de la vanité humaine dans l’art – ainsi que le déshabillage du mercier indiquent que cette mascarade avait un caractère nettement moral et qu’elle était comprise non seulement comme le gâchis de la marchandise, mais aussi comme un avertissement contre la Vanité et l’ivresse. »



Gravure d’après un dessin de Brueghel, 1562 (détail)

Brueghel marque un point culminant dans l’abjection, en faisant cohabiter, à proximité de sa signature, le bran, le foutre et le pet. Le singe au miroir est en érection devant sa propre image, tandis que son comparse vu de dos exhibe son anus et des bourses qui traînent (sur cette métaphore classique, voir ZZZ).



Pieter van der Borcht (I), 1580-85 (détail)

Dans cette aporie, les lunettes contrecarrent le miroir et empêchent le singe de se voir.



1610-23 Colporteu rPieter Feddes van Harlingen

Pieter Feddes van Harlingen, 1610-23 (détail)

Le miroir marie la face du singe au cul de l’homme, tandis que le singe à lunettes empale la poupée sur sa main et que le singe à barbe fourre la sienne dans la poche.


Des résurgences modernes

1898 Oberlander, Adolf Viel Freude hat der Affe dran, Zieht er des Herren handschuh an NYPl digital

Le singe a grand plaisir à passer le gant de son maître

Viel Freude hat der Affe dran, Zieht er des Herren handschuh,
Caricature de Adolf Oberländer, 1898, NYPl digital.

Cette caricature remplace le thème géneral de la Vanité humaine par le thème particulier du domestique qui se prend pour le maître. Le prospectus « SOIREE » laissé de côté rappelle que si le singe est malin, il ne sait pas lire ni non plus utiliser les jumelles de théâtre. Les volutes sophistiquées du cadre ridiculisent l’animalité de la queue, et les gants blancs le poil noir.


1850 he golden root illustration de George CruikshankGeorge Cruikshank,1850 1909 von-bayros pentamerone 5eme jour La racine d'orVon Bayros, 1909

Illustration pour « La racine d’or », conte de la 5ème journée du Pentamerone

Dans ce conte, l’héroïne, Parmetella, ouvre par curiosité une boîte emplie d’instruments de musique destinés à un mariage, qui s’échappent et volent partout.

Von Bayros, remplace les instruments par des couvre-chefs divers, et transpose le colporteur détroussé en une femme à poil au milieu de singes dont deux, enturbannés, partagent avec elle le miroir de la Vanité.


1932 Il est temps pour moi de devenir serieux, ma calvitie s'agrandit

Carte postale humoristique tchèque, 1932

En voyant sa « lune » dans le miroir, le vieux beau comprend que l’heure est venue de faire une fin :
« Il est temps pour moi de devenir sérieux, ma calvitie s’agrandit »



En synthèse

Singe miroir chasse synthese
Les trois méthodes de chasse au singe décrites dans les textes antiques ont été très inégalement représentés :

  • la chasse à la glu une seule fois et très tardivement, dans le Physiologus grec de la Marciana ;
  • la chasse à la chaussure assez fréquemment : ressuscitée des auteurs antiques par le De natura rerum de Thomas de Cantimpré et mise à la mode par le Bestiaire d’amour de Richard de Fournival.

Pour la chasse au miroir, il n’a pas de bestiaire intermédiaire entre les auteurs grecs (Diodore et Elien) et la première référence littéraire dans le monde germanique (Burckart von Hohenfels). Deux représentations  possibles apparaissent vers 1320-40 (l’une en Angleterre, l’autre à Paris), de manière trop sporadique pour qu’on puisse imaginer que la figure du singe au miroir ait été largement interprétée comme une référence à sa chasse : d’autant que l’animal universellement connu pour être chassé de la sorte était le Tigre. Il est probable que l’apparition inexpliquée, dans deux textes germaniques, de la chasse au miroir pour le singe ne soit pas une résurgence antique, mais une invention, favorisée par la proximité alphabétique entre l’article Singe et l’article Tigre, inaugurée par le De natura rerum.

La raison pour laquelle l’iconographie de la chasse au miroir a avorté est que le singe au miroir a été entièrement absorbé par sa parodie, l’iconographie vengeresse du colporteur détroussé, qui démarre justement vers 1340.



Article suivant : 2 Thèmes médiévaux connexes

Références :
[1] H. W. Janson, « Apes and Ape Lore in the Middle Ages and the Renaissance »
[2] Lilian M. C Randall « Images in the margins of gothic manuscripts », 1966
Dans cet ouvrage de référence, il n’y a que dix cas de singes au miroir (parmi les 1500 singes dans d’innombrables postures. J’ai traité les huit pour lequels des reproductions sont disponibles.
Bréviaire de Marie de Valence, 1330-40, Cambridge Dd. 55 fol 388
Psautier, Chartres BM 549 (pas de reproduction, détruit en 1944)
– Livre d’heures à l’usage d’York, vers 1300, D.P. 12 fol 76 [34]
– « Bird psalter » fin 13ème, Fitzwilliam 2-1954 fol 152v
– Livre d’Heures, Saint-Omer, 1320-29, Morgan MS M.754 fol. 20r !
– Psautier, Nancy, Musée lorrain MS 249 fol 274 
avec peigne :
Le Roman de la Rose, 1325-50, BNF Français 25526 BNF FR 25526 fol 133v
– Psautier de Louis le Hutin, 1315, Cathédrale de Tournai, B.C.T. A 17 fol 219v
– Livre d’Heures, Gand, vers 1300, Walters Museum W85 fol 89
se grattant le postérieur :
– Traité de fauconnerie, fin 13ème, BNF FR 12400 fol 20
[4] Cet article « Singe » ne se trouve que dans le manuscrit de la Marciana. Pour la traduction complète, voir :
Emil Peters, « Der griechische Physiologus und seine orientalischen Übersetzungen », 1898, p 15 https://archive.org/details/dergriechischph00unkngoog/page/n24/mode/1up
Zucker A., « Physiologos : le bestiaire des bestiaires » Grenoble, 2004.
[5] Gaetano Felice Verani « Pantheon argutae elocutionis, et omnigenae eruditionis… » 1712 vol 2 p 639 https://books.google.fr/books?redir_esc=y&hl=fr&id=yq4YxVwD0s0C&q=simia#v=snippet&q=simia&f=false
[6] Jean Wirth « Les marges à drôleries des manuscrits gothiques (1250-1350) » p 314
[7a] Lucyna Kostuch,Beata Wojciechowska,Sylwia Konarska-Zimnicka « Ancient and Medieval Animals and Self-recognition: Observations from Early European Sources » Early Science and Medicine 24(2):117-141 https://www.researchgate.net/profile/Beata-Wojciechowska-3/publication/334393561_Ancient_and_Medieval_Animals_and_Self-recognition_Observations_from_Early_European_Sources/links/5e904df792851c2f529126db/Ancient-and-Medieval-Animals-and-Self-recognition-Observations-from-Early-European-Sources.pdf
[9] Wie ein Adler schwebt ihr Ansehen http://www.fabelnundanderes.at/burkhart_von_hohenfels.htm
[10] Novus Phisiologus: Nach Hs Darmstadt 2780 publié par Árpàd Péter Orbán
https://books.google.fr/books?id=QzpCAAAAIAAJ&pg=PA34
[11] « S’il aperçoit quelqu’un qui met ses chaussures, il l’imite ; et si un autre souligne ses yeux avec du noir de lampe, il tient à le faire aussi. En conséquence, à la place de ces objets, les hommes placent des chaussures creuses et lourdes en plomb, auxquelles ils attachent un nœud coulant en dessous, de sorte que lorsque les singes y glissent leurs pieds, ils sont pris dans le piège et ne peuvent pas s’échapper. Et comme appât pour leurs yeux, les hommes mettaient de la glu à la place du noir de fumée. Et un Indien, après avoir manié un miroir sous la vue des singes, en laisse d’autres d’un autre genre, auxquels sont lacés de solides nœuds coulants. Tels est le mécanisme qu’ils emploient. Et alors les singes viennent et regardent fixement, imitant ce qu’ils ont vu. Et de la surface réfléchissante opposée à leur regard, jaillit une substance fortement gluante qui colle leurs paupières, quand ils la regardent attentivement. Alors, ne voyant plus, ils sont rattrapés sans difficulté, car ils ne peuvent plus s’échapper. »
Elien le Sophiste, La Personnalité des animaux, XVII, 25, https://topostext.org/work/560
[12] Aeliani De historia animalium libri XVII, 1562, p 483
https://www.biodiversitylibrary.org/item/89647#page/513/mode/1up
[15] Sabine Melchior-Bonnet « Histoire du miroir »
[17] Commento alla Divina commedia d’Anonimo Fiorentino del secolo 14, ora per la prima volta stampato, a cura di Pietro Fanfani, 1866, Tome I, p 616, commentaire du chant XXIX vers 136
https://babel.hathitrust.org/cgi/pt?id=uc1.31970027879896&view=1up&seq=235
« Dice ch’era simile di bertuccia: la bertuccia ogni cosa ch’ella vede fare altrui, vuole fare: dicesi che’l cacciatore che vuole pigliare la bertuccia, va nel bosco dove egli crede essere veduto dalla bertuccia, et pone specchj et altro fuori del sacco; poi nell’ ultimo si mette uno paro di calzari et legaglisi, et poi si gli trae et partesi, et sta presso in qualche cespuglio nascoso: la bertuccia, partito ch’egli è, che vuole fare quello che ha veduto fare a lui, viene et mettesi i calzari et legaglisi, et quando gli ha legati, il cacciatore sopraggiugne et truovala impacciata, et a quel modo la piglia. »
[18] Sur l’apparition médiévale de cette iconographie, voir John B . Friedman The Peddler-Robbed-by-Apes Topos: Parchment to Print and Back Again 2008, Journal of the Early Book Society
https://www.academia.edu/6848564/The_Peddler_Robbed_by_Apes_Topos_Parchment_to_Print_and_Back_Again
Sur son développement à la Renaissance, voir
Michel Weemans « Herri met de Bles’s Sleeping Peddler: An Exegetical and Anthropomorphic Landscape » The Art Bulletin, Vol. 88, No. 3 (Sep., 2006), pp. 459-481 https://www.jstor.org/stable/25067262
[18a] Kenneth Varty « Reynard the Fox and the Smithfield Decretals » Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, Vol. 26, No. 3/4 (1963) https://www.jstor.org/stable/750499
[19] Lucas Heinrich Wüthrich, Der sogenannte « Holbein-Tisch » : Geschichte und Inhalt der bemalten Tischplatte des basler Malers Hans Herbst von 1515 : ein frühes Geschenk an die Burger-Bibliothek Zürich, 1633, Mitteilungen der Antiquarischen Gesellschaft in Zürich, Band 57, Neujahrsblatt Nr. 154 Verlag Rohr, Zürich (1990) , p 78 et ss https://www.e-periodica.ch/digbib/voltoc?pid=mag-001:1990:57#88
[19a] Sur cette coupe, les deux articles de référence sont :
Bonnie Young, “The Monkeys and the Peddler”, Metropolitan Museum of Art Bulletin, June 1968, p. 441-454. https://www.metmuseum.org/art/metpublications/the_metropolitan_museum_of_art_bulletin_v_26_no_10_june_1968
Christina Normore « Monkey in the Middle ». In The Anthropomorphic Lens. Ed. Walter S. Melion, Bret Rothstein and Michel Weemans. Leiden: Brill, 2015 https://www.academia.edu/12891567/_Monkey_in_the_Middle_In_The_Anthropomorphic_Lens_Ed_Walter_S_Melion_Bret_Rothstein_and_Michel_Weemans_Leiden_Brill_2015
[19b] J’ai rectifié la traduction erronée qui est pieusement répétée depuis Janson : « Que ta main rapide et le vin dans ta tête te guident ».

2 Thèmes médiévaux connexes

24 juin 2023

Cet article tempère quelques interprétations trop faciles du singe au miroir à l’époque médiévale, et rectifie quelques confusions avec des thèmes connexes.

Article précédent : 1 Chasse au singe dans les bestiaires

Le singe diabolique

Le singe diabolique du Physiologus

Ce texte de date incertaine propage et amplifie, au Moyen Age, une vision très négative du singe, en présentant explicitement l’animal comme un alter-ego du Diable.

Dans le Physiologus grec, il est décrit avec l’Onagre, autre animal diabolique :

« L’onagre désigne le diable qui rugit car son royaume de ténèbres s’amenuise. Le singe est aussi une image du diable : comme il a une tête mais pas de queue, Satan a donc eu un glorieux début au ciel en tant qu’ange en chef, mais il est tombé et sa damnation n’aura pas de fin. « 



1275-1300 Physiologus Latin BNF Lat 2843E f 68rPhysiologus Latin, 1275-1300, BNF Lat 2843E f 68r

Le dessinateur a illustré par l’image d’un singe goûteur une version particulièrement lapidaire du Physiologus latin :

Le singe a la forme du diable… Comme il était intérieurement hypocrite et artificieux, il perdit sa tête et il n’a pas de queue. De même qu’au commencement il périt par ses lèvres, de même je périrai. Paul dit qu’il l’exterminera par le souffle de sa bouche

Simia habet formam diaboli… Quia ipocrita et dolosus erat intrinsecus , perdidit caput nec caudam habet. Quia sicut ab initio periit cum oribus suis sicut peribo (?). Paulus dixit quem interficiet eum spiritu oris sui.

La phrase « De même qu’au commencement il périt par ses lèvres, de même je périrai » condense ici plusieurs phrases du Physiologus latin habituel [20] : le singe était au commencement du monde l’archange hypocrite (Lucifer) que Dieu a précipité dans le noir de l’Enfer ; d’où la Perdition de l’Homme, conséquence de celle de Lucifer.

La position assise du singe attire l’attention sur l’absence de queue, conséquence de la punition divine, et sur sa face hideuse (« il perdit se tête »). Pour les autres détails de l’image, il faut prêter attention à la citation de Paul, associée systématiquement au singe dans tous les Physiologus latins :

« Et alors se découvrira l’impie, que le Seigneur (Jésus) exterminera par le souffle de sa bouche«  Thess2, 2,8

Cet impie est l’Antéchrist, comme expliqué juste avant :

« l’homme du péché, le fils de la perdition, l’adversaire qui s’élève au-dessus de tout ce qu’on appelle Dieu ou de ce qu’on adore, jusqu’à s’asseoir dans le temple de Dieu, se proclamant lui-même Dieu ». Thess2, 2,4

Le singe trônant dans un Temple est représenté ici comme la caricature de Dieu, bouche pleine de nourriture contre bouche pleine d’Esprit.


Le Diable de l’Antiphonaire d’Impruneta (SCOOP !)

Voici la seule image que j’aie trouvée d’un singe au miroir indiscutablement diabolique :

Master of the Antiphonary of San Giovanni Fuorcivitas, Impruneta Antiphonary, about 1335-40 detail Master of the Antiphonary of San Giovanni Fuorcivitas, Impruneta Antiphonary, about 1335-40

Ecce ego mitto vos sicut oves in medio luporum
Antiphonaire d’Impruneta, 1335-40

L’image principale montre le Christ envoyant ses disciples « comme des brebis au milieu des loups » : à leurs pieds, on voit en effet des loups se dévorant entre eux et une brebis égorgée. Depuis sa laine blanche, le regard traverse le cadre pour rejoindre la coiffe blanche du singe minuscule, incarnation démoniaque qui contemple dans son miroir non pas sa propre face, mais le massacre qu’il a suscité derrière lui.


Le singe à l’hostie

Breviary France, Paris, 1350-1400 Morgan M.149 fol. 198r

Bréviaire, Paris, 1350-1400, Morgan M.149 fol. 198r

Parmi les nombreuses parodies auxquelles se livre le singe, on trouve bien sûr celle de la Messe : mais l’hostie est toujours marquée d’une croix, ce qui évite toute ambiguïté avec un miroir.


Croquer comme un diable ?

Bestiaire de Guillaume le Clerc, 13eme s BNF fr. 1444 fol 249r
Bestiaire de Guillaume le Clerc, 13eme s, BNF fr. 1444 fol 249r

Le singe mange ici comme un animal, à quatre pattes. Le texte est un développement rimé du Physiologus latin, qui ne fait allusion à aucune nourriture. Tout au plus, par la symétrie bouche-anus, l’image fait-elle écho aux vers ci-dessous :

« Ja seit ceo qu’il seit laid devant,
Derere est trop mesavenant. » [20a]

Dans ce genre d’image, on considère un peu trop facilement que le fruit est une allusion à la pomme du péché originel, par une série d’associations d’idées [21] :

singe -> diable -> tentateur -> serpent -> pomme.


fin 12eme Torre_di_pisa,_capitello_con_scimmiette
Campanile de Pise, fin 12ème

C’est clairement le cas ici : les singes , attachés par une chaîne à un oiseau diabolique, représentent les pécheurs en train de reproduire le Péché Originel.



Le singe qui mange un fruit

L’image péjorative propulsée par le Physiologus est en fait assez rare et archaïque : tous les singes qui mangent ne sont pas des démons ni des pécheurs.

Les Cygénétiques d’Oppien d’Apamée

Oppien Cygenetica 11eme s Marciana Gr. Z 479
Oppien, Cygenetica, 11ème siècle, Marciana Gr. Z 479

Ce poème du troisième siècle raconte une histoire qui sera reprise dans tous les bestiaires médiévaux, illustrée par le groupe de droite :

« Je passe sous silence les trois espèces de singes, ces mauvais imitateurs de l’homme. Qui ne haïrait cette race difforme, odieuse, lâche et perverse ? Ces animaux engendrent deux petits, mais ils n’ont pas pour eux une égale tendresse : l’un est l’objet de leur amour et l’autre de leur haine. Ils lui donnent la mort jusque dans les bras de sa mère. » Oppien Cygenetica, Livre II

Le singe de gauche, qui n’est pas mentionné dans le texte, tient dans sa main un objet circulaire.


Desiderius reliquary SS. Cosma e Damiano, Rome, c. 1080-1100
Reliquaire de Desiderius, 1080-1100, basilique SS. Cosme e Damiano, Rome,

Pour Janson ([1], p 44), il s’agit très probablement d’un fruit, comme le suggère cette image contemporaine d’un singe assis en haut d’un arbre fruitier, et portant la patte à sa bouche. Ces deux exemples reflèteraient l’image standard du singe dans l’iconographie antique, transmise via l’art byzantin.


Fruit ou miroir ?

Oppien Cygenetica 1500-50 BNF Grec 2736 fol 32vOppien Cygenetica, 1500-50, BNF Grec 2736 fol 32v Oppien Cygenetica 1554 BNF Grec 2737 fol 34rOppien Cygenetica, 1554 BNF Grec 2737 fol 34r

Il est troublant de noter que ces deux copistes du 16ème siècle ont interprété l’image dans un autre sens :

  • le premier, qui avait accès au manuscrit vénitien, a représenté une tête de singe (un reflet ?) ;
  • le second l’a remplacé par un miroir qui reflète la guenon et ses petits, formant l’image cohérente d’une famille de singes.

Ces deux images sont possiblement une humanisation moderne (voir la gravure de Van Meckelem, 4 A la Renaissance) mais on ne peut exclure l’hypothèse que le manuscrit de la Marciana soit la toute première apparition du singe au miroir, pour illustrer la notion d’Imitation qui figure au début du texte d’Oppien : « ces mauvais imitateurs de l’homme ».


1250-1300 Bestiaire de Gervaise BL Add MS 28260 folio 90r
Bestiaire de Gervaise 1250-1300 BL Add MS 28260 folio 90r.

Parmi tous les Bestiaires illustrés, cette image est la seule où l’objet considéré par le singe pourrait être à la rigueur être non pas un fruit, mais un miroir sphérique. Cependant, le texte associé [22] étant une paraphrase ordinaire du Physiologus, il n’y a pas lieu de voir ici autre chose qu’une pomme, et un petit démon vorace.


Manger comme un homme

1225-50 Pontifical à l'usage de Beauvais, adapte à l'usage de Lisieux BM - ms. 0138 f. 59v
Pontifical à l’usage de Beauvais, adapté à l’usage de Lisieux, 1225-50, BM – ms. 0138 f. 59v

L’image d’un singe portant un objet rond à sa bouche se rencontre, dans ce manuscrit, comme cas particulier d’un motif amusant.


1225-50 Pontifical à l'usage de Beauvais, adapte à l'usage de Lisieux BM - ms. 0138 f. 13vLièvre, fol 13v 1225-50 Pontifical à l'usage de Beauvais, adapte à l'usage de Lisieux BM - ms. 0138 f. 101Chat, fol 101
1225-50 Pontifical à l'usage de Beauvais, adapte à l'usage de Lisieux BM - ms. 0138 f. 208Ours, fol 208 1225-50 Pontifical à l'usage de Beauvais, adapte à l'usage de Lisieux BM - ms. 0138 f. 223Renard ?, fol 223

On y trouve en effet d’autres animaux s’asseyant pour manger, à la manière d’une homme.



Du singe qui goûte au singe paresseux

Le Singe du « De natura rerum »

Dans cette encyclopédie écrite entre 1225 et 1244, qui compile une grande variété de sources, Thomas de Cantimpré commence par rappeler la méthode de chasse au singe à l’aide d’une chaussure, puis avec la glu dans les yeux. (voir 1 Chasse au singe dans les bestiaires).  Il précise ensuite que :

 

Devant tous les autres animaux, (les singes) sont en honneur pour leur sensibilité gustative. Ceux qui n’ont pas de queue sont féroces pour mordre.

Pre ceteris autem animalibus vigent gustu. Cauda carent, feroces sunt morsu.


1290 ca de natura rerum Thomas de Cantimpre Valenciennes, BM MS 320 (304) f 77v IRHT
Le Singe, De natura rerum, Thomas de Cantimpré, Valenciennes, BM MS 320 (304) fol 77v IRHT

Puis il invente une nouvelle anecdote qui réhabilite le sens gustatif du chrétien par rapport à celui, par trop bestial, du singe :

ll mange des pommes et des noix avec plaisir ; mais lorsqu’il y trouve une écorce amère, il jette l’écorce avec la noix, refusant la douceur à cause de l’amertume, et cela bêtement, et contre le philosophe Boèce, qui dit clairement dans le livre des Consolations : devant Jupiter se trouvent deux fûts, l’un plein d’absinthe, et l’autre sucré par du miel. Nous devons donc vivre dans cette condition sous Jupiter, afin que ce qui cause le bonheur puisse aussi entraîner la douleur. Il imite donc le Singe, et non pas l’Homme, celui qui se souvient de l’injustice des citoyens. Pardonnez donc et il vous sera pardonné. Car si, dit le Seigneur, vous ne pardonnez pas aux hommes leurs péchés de tout votre cœur, votre Père céleste ne vous pardonnera pas non plus vos péchés. Thomas de Cantimpré, De natura rerum, Livre 4, Article 96, « De simia » [23]

Poma et nuces libenter comedit; sed cum invenerit in eis amaram corticem, corticem cum nuce abicit, propter amarum recusans dulce et hoc stulte et contra Boetium philosophum in libro Consolationum aperte dicentem: In limine quidem Iovis duo sunt dolia, unum plenum absinthii, reliquum autem mellis dulcorati. Ea ergo conditione sub Iove vivendum est, ut quibus leticie cause proveniunt, proveniant et doloris.Et notandum valde de simia, quia qui simiam leserit, diu contra eum rancorem custodit. Symiam ergo imitatur, non hominem, homo memor iniurie civium. Dimittite ergo, et dimittetur vobis. Nisi enim, ait dominus, dimiseritis de cordibus vestris hominibus peccata sua, nec pater vester celestis dimittet vobis peccata vestra.

Dans le manuscrit de Valenciennes, la charte graphique veut que tous les animaux soient représentées sur un fond ocellé. Dans la cas du Singe, leur forme très particulière, avec une coque en pointillé, tente d’illustrer les noix.


Le singe goûteur, après le De natura rerum

Le singe, Jacob van Maerlant, Der naturen bloeme, 1287 Lippische Landesbibliothek, LLB Mscr 70 fol 42r1287, Lippische Landesbibliothek, LLB Mscr 70 fol 42r Le singe, Jacob van Maerlant, Der naturen bloeme, 1300 - 25, BL Add MS 11390 fol 24v1300-25, BL Add MS 11390 fol 24v

Le singe, Jacob van Maerlant, Der naturen bloeme

L’illustration devient plus claire dans les premières manuscrits des « Fleurs de la nature », une encyclopédie en néerlandais qui reprend pour l’essentiel l’article Singe de Thomas de Cantimpré : que les singes ont un sens gustatif exceptionnel (vers 3457) et qu’ils aiment manger des pommes et des noix, pourvu qu’elles n’aient pas la peau amère (vers 3462-64) [24].


Richard of Hotun, 1305, IMIA CV SANIS NOSTRAT SERT GB Seal no.1388 Durham Cathedral Archive« IMIA CV SANIS NOSTRAT SERT » (?), Richard of Hotun, 1305, GB Seal no.1388
« HEYL HEYL HEYL » (Salut salut salut), John Punchard, 1312, GB Seal no.2036

Sceaux, Durham Cathedral Archive [23a]

14th hEYLAD PEYLV Tonnochy 1952 Catalogue of Seal-Dies in the British Museum (758)
« hEYLAD PEYLV » (salut, vacarme ?) , Sceau du 14ème s, Tonnochy 1952, Catalogue of Seal-Dies in the British Museum (758)

Ces sceaux anglais du début du 14ème siècle montrent un singe se grattant les fesses d’une main et tenant un petit objet (une noix ?) de l’autre. Les inscriptions, malheureusement peu claires, ont à voir avec un salut (boisson ?). La période coïncide en tout cas avec la diffusion de l’oeuvre de Cantimpré, et à l’idée du singe-goûteur.


A partir de là, trois iconographies du singe mangeur vont diverger.


Le singe, Jacob van Maerlant, Der naturen bloeme 1350 ca , Koninklijke Bibliotheek, KB, KA 16 folio 69r
Le singe, Jacob van Maerlant, Der naturen bloeme, vers 1350 , Koninklijke Bibliotheek, KB, KA 16 folio 69r

La première, conservatrice, va accentuer le caractère mordeur et démoniaque de l’animal, tout en tournant en dérision ses capacités gustatives. Le fruit est remplacé par un récipient qui lui tire une grimace : probablement un pot de chambre, puisque désormais il se gratte les fesses.


1520-1550 Georg_Pencz-Simia nos superat gustu
Georg Pencz, 1520-1550, « Simia nos superat gustu »

Dans la deuxième iconographie, qui mettra deux siècles à apparaître, le singe mangeur deviendra un emblème du sens du Goût, en reprenant les cinq animaux que Cantimpré associe aux cinq sens :

 

Nous surpassent le sanglier par l’ouïe, le lynx par la vue, le singe par le goût, le vautour par l’odorat, l’araignée par le toucher.

Thomas de Cantimpré, De natura rerum, Livre IV, 1, 194

Nos aper auditu, lynx visu, simia gustu, vultur odoratu praecellit, aranea tactu


Le singe de la Paresse

La troisième iconographie, bien plus inattendue, va émerger entre les deux :

1438 Acedia BL add MS 15693 fol 27 Janson Planche XXVI
Acedia, Illustration de l’Etymachia, 1438, BL add MS 15693 fol 27, Janson [1] Planche XXVI

La Paresse arbore comme cimier un singe tenant une petit objet rond et marqué de points, dans lequel Janson voit le miroir de la Vanité ([1], p 204). Or dès sa première version en latin , vers 1320, l’Etymachia reprend l’idée de Thomas de Cantimpré et explique clairement qu’il s’agit d’une noix :

« Elle porte sur son casque l’image d’un singe, car celui-ci aime manger des noix, mais quand il trouve la coquille amère, il la jette avec la noix douce; ainsi le Paresseux désire la vie éternelle, mais s’il trouve que le chemin qui y mène est amer, il jette tout. » [25]


1423-1450 Etymachia, Anthologie mythographique Biblioteca Apostolica Vaticana, Pal. lat. 1726 fol 39vIllustration de l’Etymachia, Anthologie mythographique, 1423-1450, Biblioteca Apostolica Vaticana, Pal. lat. 1726 fol 39v 1474 Tragheit Buch von den sieben Todsunden und den sieben Tugenden p 22v Munchen BSBBuch von den sieben Todsünden und den sieben Tugenden 1474 et 1482, p 22v, Münich BSB [26]
Trägheit (La Paresse)

Cela n’a pas empêché ces deux illustrateurs postérieurs de représenter un miroir :

  • soit parce qu’il était difficile de dessiner une noix reconnaissable ;
  • soit parce que, sans se reporter au texte, ils ont simplement recyclé l’iconographie plus connue du singe au miroir.

Ceci ne change rien à la suite de l’argumentation de Janson, selon laquelle cette représentation de la Paresse au singe a glissé vers une nouvelle iconographie qui s’est développée à partir de 1450 en Allemagne, celle de Dame Folie accompagnée de singes, , puis de Vénus à partir de La nef des Fous de Sébastien Brandt (voir Frau Minne, dans L’oiseleuse ). Mais ces singes de plus en plus dominés ne porteront plus d’objet, noix ou miroir, et seront simplement synonymes de Désir ou de Luxure.


A la différence de Narcisse se suicidant par amour de son reflet, il n’y a aucun exemple de singe au miroir symbolisant l’enfermement dans la Folie : sans doute parce l’animal était jugé trop laid pour faire un Narcisse crédible.



Le singe luxurieux

On lit souvent que le singe au miroir symbolise la Luxure, mais les cas avérés sont  rares.

Le singe onaniste

1300 ca Livre d'heures à l'usage d'York, , D.P. 12 fol 76
Heures de la Passion
Livre d’heures à l’usage d’York, vers 1300, D.P. 12 fol 76 [26a], localisation actuelle inconnue

Le paon, symbole de l’Eternité, vient à côté de la phrase :

« maintenant et toujours pour les siècles des siècles. »

Le héraut sonnant de la trompette ainsi que le violoniste portant son fils sur son dos viennent au dessous du Psaume 95 :

« Venez, chantons avec allégresse à Yahweh! Poussons des cris de joie vers le Rocher de notre salut! Allons au-devant de lui avec des louanges, faisons retentir des hymnes en son honneur.« 


Dans ce contexte très particulier d’un lien étroit entre texte et marge, il est impossible que le singe au miroir n’ait pas de signification : d’autant qu’il est occupé à un geste particulièrement obscène !

En opposition avec le Paon, symbole positif de l’Eternité, ce singe dégoûtant, au niveau de la Croix mais à bonne distance dans la marge, représente le Péché originel que le sacrifice du Christ est venu réparer.



1280-1320 Morgan Library M.812 fol 93r

Second Statut de Westminster
1280-1320, Morgan Library M.812 fol 93r

On retrouve cette même figure d’un singe onaniste dans ce manuscrit de la même époque, cette fois sans rapport avec le texte.


Le singe, autre sirène

Psautier de Tournai 1315 fol 218v Figure 3.37 photo Madeline H. Caviness
Psautier de Tournai, 1315, fol 218v, Figure 3.37 photo Madeline H. Caviness [27]

La présence du peigne change bien sûr radicalement la figure du singe au miroir. Comme l’a remarqué Madeline H. Caviness, il a été redessiné par dessus une femme portant une robe flottante, sans doute jugée trop audacieuse. Le singe apparaît ici pour ce qu’il est parfois : une litote permettant de critiquer sans choquer.

Le singe faisant toilette se trouve en concurrence avec une autre figure médiévale bien plus fréquente, celle de la sirène se peignant devant son miroir.



1480-83 maitre de Boece Flavius Josephus BNF FR 11 fol 3v

La Création (détail)
Maïtre de Boèce, Flavius Josephe, BNF FR 11 fol 3v

On la voit ici du côté d’Eve : elle est la seule à s’occuper d’elle-même au lieu de porter son regard vers Dieu comme tous les animaux de la berge, et notamment le couple de singes.


Chronique de Charles VI vers 1480 Français 2596 fol 2rLancelot du Lac, Queste del Saint Graal, Mort le Roi Artur, 15eme s, BnF Français 111 fol 236r (détail) Lancelot du Lac, Queste del Saint Graal, Mort le Roi Artur 15eme s BnF Français 111 fol 236rChronique de Charles VI, vers 1480 Français 2596, fol 2r (détail)

Lorsque, par extraordinaire, le singe et la sirène se croisent dans la même marge, c’est cette dernière qui garde le miroir, tandis que le quadrupède cède le pas :

  • se défendant à coup de pierre ou s’enfuyant dans l’arbre en montrant son arrière-train ;
  • la sifflant et la menaçant à distance de sécurité.


Grandes Heures de Jean de Berry 1409 BNF Latin 919 f.118r haut
Grandes Heures de Jean de Berry, 1409, BNF Latin 919 f.118r (détail)

Un cas significatif est celui de ce manuscrit aux somptueuses drôleries où, parmi les treize singes présents, pas un seul ne porte de miroir. Ici, c’est un ours, l’animal emblématique du duc de Berry, qui nous tourne le dos pour se regarder dans un miroir posé sur le rocher tandis que le singe valeureux part au tournoi, juché sur un lion.



Grandes Heures de Jean de Berry 1409 BNF Latin 919 f.118r bas
Au bas-bout de la même marge, la sirène luxurieuse est arrivée à ses fins.


Grandes Heures de Jean de Berry 1409 BNF Latin 919 f. 31r
Grandes Heures de Jean de Berry 1409 BNF Latin 919 f. 31r.

Parmi les autres singes du manuscrit, on reconnaîtra ici une chasse à la chaussure.


Grandes Heures de Jean de Berry 1409 BNF Latin 919 f. 16vFol 16v Grandes Heures de Jean de Berry 1409 BNF Latin 919 f. 29rFol 29r

Je ne résiste pas à montrer ces deux scènes où le singe, tantôt empalé par un homme sauvage, tantôt enfourché par une femme bruyante, perd plutôt l’initiative sexuelle.


1350 Portail de la Chapelle clementine Avignon
Portail de la Chapelle clémentine, 1350, Palais des Papes, Avignon

Le seul cas où les deux figure du singe et de la sirène cohabitent à égalité de luxure a été étudié par Franck Thénard-Duvivier [28] : ici, les deux s’ignorent, se tournant le dos à des hauteurs différentes, sur deux faces perpendiculaires du pied-droit.


Portail des libraires fig 123
Portail des libraires, Lyon, fig 132 [28]

On trouve, dans cette sorte de « marge sculptée » que constituent certains portails gothiques, une collection de drôleries parmi lesquelles les figures tenant un miroir sont systématiquement péjoratives : ainsi le jeune homme efféminé montrant son postérieur, ou le vieil homme montrant ses pattes de cochon.

Mis à part le cas très particulier du portail d’Avignon (où le singe se peigne), il ne semble pas y avoir d’exemple où le singe au miroir puisse être relié directement à la Luxure, la place étant largement prise par la sirène [29].


1300 Book of Hours Walters Art Museum W.102 fol 60rLivre d’Heures, 1300, Walters Art Museum W.102 fol 60r 1350 Jacques de Longuyon, Voeux du Paon, Tournai, Morgan G.24 fol 4vJacques de Longuyon, Voeux du Paon (Tournai), 1350 Morgan G.24 fol 4v

A noter que le miroir n’est pas réservé à la sirène et au singe. En tant qu’accessoire spécifiquement humain, il ridiculise toutes sortes d’hybrides, masculins comme féminins, qui se croient beaux alors qu’ils ne sont que des monstres.


L’amour singe

1400-50 Minnekatschen VandA MuseumMinnekätschen, 1400-50, Victoria and Albert Museum

Beaucoup nous échappe dans cette boîte-cadeau, qui comporte plusieurs séries d’initiales non élucidées. Janson ([1] p 261) a relevé des textes germaniques du début du XVème siècle, où l’amoureux est comparé à un singe. Cette boîte s’incrit dans le même contexte d’aurodérision, comme le montre le dialogue en quatre mots :

J’attends (ich harr), côté Singe
comme un fou (als Narr), côté Dame.

Le singe porte sur sa fourrure un ruban qui le ligote ; l’autre élément féminin incongru est le miroir dans sa patte, probablement un autre souvenir accordé par la dame : mais en l’absence de celle-ci, le miroir ne peut rien montrer, sinon au singe sa hideur. Ce masochisme convenu est compensé, sur les faces latérales, par le stéréotype inversé de chaque partenaire : une Licorne timide se cache derrière la Dame, un Aigle fier et chasseur de conins derrière le Singe.



En synthèse

Singe miroir connexe synthese
Les interprétations quelquefois alléguées pour le singe au miroir (le Diable, la Luxure) ne sont guère appuyées sur des témoignages graphiques, puisqu’on n’en trouve qu’un de chaque.

Le singe qui mange un fruit est possiblement, au départ, associé au Péché originel (bien qu’on n’en ait aucune source textuelle précise). Mais après le De natura rerum de Thomas de Cantimpré, cette image négative entre en concurrence avec la notion plus positive d’un singe qui goûte, laquelle donnera une inconographie très particulière de la Paresse et, au XVIème siècle, à celle du Sens du Goût.

Il semble donc difficile de confirmer l’interprétation séduisante, péremptoire, et répétée à profusion selon laquelle :

« Dans l’iconographie médiévale, le singe tient un miroir dans lequel l’homme qui pèche doit se reconnaître comme simia dei (le singe de Dieu) » Giorgio Agamben The Open, Man and Animal



Article suivant : 3 Bordures gothiques

Références :
[1] H. W. Janson, Apes and Ape Lore in the Middle Ages and the Renaissance
[20] Sur les différentes versions du Physiologus, voir :
Charles Cahier, Mélanges d’archéologie, d’histoire et de littérature, rediges et recueillis par les auteurs de la monographie de la cathedrale de Bourges, 1853, p 231 https://books.google.fr/books?id=filIAAAAcAAJ&pg=PA231
Emmanuelle Kuhry « Panorama des manuscrits et nouvelles ressources pour l’étude de la tradition manuscrite du Physiologus latin » https://journals.openedition.org/rursuspicae/924
[20a] Robert Reinsch, Le Bestiaire by Guillaume, le Clerc, de Normandie, 13th cent., 1890 https://archive.org/details/lebestiaire00gui/page/306/mode/2up?view=theater&q=singe
[21] Une galerie commentée de singes médiévaux : https://bestiary.ca/beasts/beastgallery131.htm
[22] Paul Meyer « Le Bestiaire de Gervaise » Romania Année 1872 4 p. 431 https://www.persee.fr/doc/roma_0035-8029_1872_num_1_4_6605
[23] Thomas Cantimpratensis, Liber de natura rerum, p 162  https://books.google.fr/books?id=rxqPO4RtyAgC&pg=PA162&lpg=PA162
[24] Bibliotheek van middelnederlandsche letterkunde. Onder redactie van H. E. Moltzer, 1878, Volume 7, p https://books.google.fr/books?id=8mvdogCse1cC&pg=PA148#v=onepage&q&f=false
[25] Nigel Harris « Einführung zur Etymachie, Ein Todsündentraktat in der katechetisch – erbaulichen Sammelhandschrift Augsburg, Staats- und Stadtbibliothek, 2° Cod. 160  » http://bilder.manuscripta-mediaevalia.de/hs//CIMA/CIMA%2036.pdf
[26] Hye nach volget ein schoene matery von den syben todsünden und von den syben tugenden darwider, https://www.digitale-sammlungen.de/en/view/bsb00026754?page=48,49
[26a] Charles William Dyson Perrins, « Descriptive catalogue of illuminated manuscripts in the library of C. W. Dyson Perrins »
(Vol. I Text) p 47 https://archive.org/details/PerrinsManuscriptsText/page/n74/mode/1up
(Vol. II Plates) planche XVIb https://archive.org/details/PerrinsManuscriptsPlates/page/n46/mode/1up
[27] Caviness, Reframing Medieval Art https://dca.lib.tufts.edu/caviness/chapter3.html
[28] Franck Thénard-Duvivier « Images sculptées au seuil des cathédrales: Les portails de Rouen, Lyon et Avignon (XIIIe-XIVe siècle) » p 265 https://books.openedition.org/purh/849
[29] Le seul cas cité par Janson est une gravure d’un Couple d’amoureux de 1480, où le singe au miroir représente en fait la Prudence, comme nous le verrons dans 4 A la Renaissance.

3 Bordures gothiques

24 juin 2023

Où l’on découvre, en les analysant dans leur contexte, que certaines drôleries gothiques tiennent, sur le singe au miroir, un discours intelligible et varié.

Article précédent : 2 Thèmes médiévaux connexes

Des drôleries qui s’expliquent (SCOOP !)

Si les singes sont une star des marges des manuscrits, les singes au miroir y sont plutôt rares [2]. Quelquefois, en se creusant un peu la tête, on peut deviner à quoi ils font allusion.

L’ensemble de l’article est inédit, les exemples sont présentés par ordre chronologique (avec un regroupement thématique à la fin).

Les singes du Psautier Hunter

1170. ca The Hunterian Psalter Psaume 53 Glasgow University Library MS Hunter 229 fol 76 v
Psaume 53, fol 76 v
The Hunterian Psalter, vers 1170, Glasgow University Library MS Hunter 229

Je pense que cette drôlerie illustre un passage bien précis du psaume, pourvu qu’on le traduise littéralement :

et ils n’ont point placé Dieu sous leur regard
Psaume 53-5

non proposuerunt Deum ante conspectum suum.

La figure péjorative du singe qui ne lève pas les yeux de son miroir illustre les « ennemis » qui ne regardent pas Dieu.


1170. ca The Hunterian Psalter Psaume 143 Glasgow University Library MS Hunter 229 fol 176r
Psaume 143, fol 176r
The Hunterian Psalter, vers 1170, Glasgow University Library MS Hunter 229

Dans le même manuscrit, cet autre singe, noir comme un cadavre et qui se cache à demi la face, pourrait bien évoquer ce passage :

Ne me cache pas ta face, je serais semblable à ceux qui descendent dans la tombe. Psaume 143,7


1170. ca The Hunterian Psalter Psaume 60 Glasgow University Library MS Hunter 229 fol 82r
Psaume 60, fol 82r
Glasgow University Library MS Hunter 229

Le singe maléfique revient une dernière fois dans cette lettrine, où il utilise sa double nature d’animal et d’homme pour convaincre à la fois le chien fidèle et le voyageur, auquel il tente de voler son bâton.

La majorité des lettrines illustrées dans ce manuscrit étant des D (Dominus, Deus), elle ouvre ici un passage sans grand rapport avec l’image :

« Dieu, tu nous as rejeté, rompus, tu étais irrité, reviens à nous ! »

L’artiste a semble-t-il recyclé une scène connue pour illustrer, de manière lâche, un psaume dont le thème est Dieu abandonnant ses combattants. Il pourrait bien s’agir de la toute première apparition graphique du sujet qui que nous avons traité dans 1 Chasse au singe dans les bestiaires  : celui du colporteur détroussé par des singes.


Le singe de la bible de Henricus

1265–75 Prologue to Genesis, Henricus Bible, Brugge, Archief Grootseminarie Ten Duinen, Ms. 1-2 mmfc-18557 fol 1rPrologue à la Genèse, 1265–75, Bible de Henricus, Bruges, Archief Grootseminarie Ten Duinen, Ms. 1-2 mmfc-18557 fol 1r

Elizabeth Moore Hunt [30] interprète ce singe dans le sens péjoratif habituel, en notant qu’il s’oppose à la figure de Saint Ambroise écrivant, en haut à gauche :

Le singe regarde un miroir rond qui peut être compris comme « l’état d’esprit vide », selon l’expression de Jacques de Vitry dans un sermon. Savoir textuel et ignorance sont présentés en contraste direct, d’un côté la feuille de parchemin à moitié remplie de mots, de l’autre la surface vierge du miroir, d’un côté le cloître de la lettre, de l’autre l’espace de la marge. »



1265–75 Prologue to Genesis, Henricus Bible, Brugge, Archief Grootseminarie Ten Duinen, Ms. 1-2 mmfc-18557 fol 1r detail
En regardant mieux, on constate que les lettres tracées sur le livre sont « Incipi », soit une auto-référence au prologue lui même, une lettre écrite par Saint Jérôme à Paulin de Nole :

« Incipit epistula Hieronimy presbyteri ad Paulinum episcopum »

Le personnage écrivant est donc Saint Jérôme (pas Saint Ambroise, seulement cité au début de la lettre).

Or dans la marge gauche, dix lignes en dessous du singe, se trouve un passage assez éclairant :

 

On lit dans des contes anciens que des hommes parcouraient des provinces, visitaient des peuples nouveaux, traversaient des mers , simplement pour voir, face à face, des personnes qu’ils ne connaissaient que par les livres.

Legimus in veteribus historiis, quosdam lustrasse provincias, novos adisse populos, maria transisse, ut eos quos ex libris noverant, coram quoque viderent.

Toute la suite de la lettre est un apologie de ceux qui voyagent pour connaître, depuis Pythagore et Platon jusqu’à Saint Paul. Dans ce contexte très particulier (prologue à la Genèse), le singe au miroir n’a rien de négatif. Placé de de l’autre côté de la lettre F remplie des merveilles du monde, il attend, dans sa contrée lointaine, ceux qui ont laissé leurs livres pour voir de leurs propres yeux.



Les deux singes du Bréviaire cistercien de Lucerne (SCOOP !)

Vision d'Isaïe Breviaire cistercien 1300-30 Luzern Zentralbibliotek P4.4 fol 14
Vision d’Isaïe, fol 14
Bréviaire cistercien, 1300-30 , Luzern Zentralbibliotek P4.4 [31]

Cette page complexe montre dans la marge un homme s’enlevant une épine du pied, sous un singe au miroir monté dans l’arbre. Elle propose une triple parodie :

  • de la chasse au singe : le spinaire imitant le chasseur qui met ostensiblement sa chaussure ;
  • de la vision de Dieu : le singe regardant son propre facies diabolique ;
  • de l’image principale : le singe diabolique, avec son miroir, imitant Dieu avec son globe.


Modillon singe spinaire Cathedrale de Poitiers
Modillon avec un singe-spinaire, Cathédrale de Poitiers [30a]

Comme le note Judith Raeber [31], le spinaire était vu à l’époque médiévale comme la figure-même de l’idole païenne (à cause des nombreuses répliques de la statue antique). Ce modillon de Poitiers effectue, via la chaussure, la même association d’idée entre singe et spinaire que la page du bréviaire cistercien.


1441-49 Affe und Pfau, 1Sam 1,1 Bibel AT, deutsch Universitatsbibliothek Heidelberg Cod. Pal. germ. 20, Bl. 5rFrontispice du premier Livre de Samuel, fol 5r 1441-49 Affe und Pfau, 2Sam 1,1 Bibel AT, deutsch Universitatsbibliothek Heidelberg Cod. Pal. germ. 20, Bl. 048rFrontispice du second Livre de Samuel, fol 48r

Bible en allemand, 1441-1449 Universitatsbibliothek Heidelberg, Cod. Pal. germ. 20

Il est possible que ces deux initiales E, un siècle plus tard, reprennent la même parodie : à l’Ange, humble chanteur, et au Seigneur avec son globe s’opposent le Paon, ici figure de l’Orgueil, et le Singe avec son miroir, image du Diable envieux de Dieu.


Pentecote Breviaire cistercien 1300-30 Luzern Zentralbibliotek P4.4 fol 155v
Pentecôte, fol 155v
Bréviaire cistercien, 1300-30 , Luzern Zentralbibliotek P4.4 [31]

Dans le Bréviaire cistercien, la seconde page comportant un singe s’intercale entre le texte de l’Ascension (Luc 24,50) et un sermon du pape Léon le Grand sur la Pentecôte (sermon LXXII), qui débute en reliant la descente de l’Esprit Saint à la montée du Christ au Ciel :

« C’est aujourd’hui le dixième jour depuis que le Sauveur du Monde s’est élevé au plus haut des Cieux pour s’asseoir à la droite de son Père. »

Il serait logique que la double figure christique des poissons affrontés , à la limite exacte entre les deux textes, illustre cette symétrie. Si le poisson tête en haut (ainsi que la musique du joueur de violon) évoque le mouvement vers le haut lors de l’Ascension, le poisson tête en bas, ainsi que tout ce qui le surplombe, paraphrasent la Pentecôte :

  • symboles classiques de l’Eternité, les deux paons en haut de la page figurent le Fils et le Père au plus haut du ciel ;

Pentecote Breviaire cistercien 1300-30 Luzern Zentralbibliotek P4.4 fol 155v detail

  • l’oiseau dans la cage figure la colombe de l’Esprit Saint descendant dans la salle close (la vignette insiste bien sur la porte fermée) ;
  • le singe qui mange une pomme rouge en se grattant le derrière fait allusion, par antiphrase, à une autre élément de la vignette : Marie, l’exact contraire d’Eve.

Ainsi, dans ces deux pages du Bréviaire cistercien, les figures marginales commentent de manière subtile le texte, en lui fournissant un contrepoint ironique et sans doute mnémotechnique.



Les singes des Heures de Hawisia du Bois

Dans ce manuscrit où le singe est surtout un animal de compagnie sympathique, deux pages recèlent peut être une intention plus profonde.


1320–1335 Heures de Hawisia du Bois Morgan M.700 fol 31r detail
Le Christ devant Pilate, fol 31r (détail)

A première vue, on pourrait penser que le singe face au chasseur est une réminiscence de l’antique méthode de piégeage avec un miroir. Il s’agit en fait d’une coïncidence, car la chasse ne concerne pas le singe, mais le cerf accablé, tout à gauche.



1320–1335 Heures de Hawisia du Bois, , Morgan M.700 fol 31rCette scène de harcèlement fait écho non pas avec la miniature principale, le Christ devant Pilate, mais avec le texte entre les deux, les Heure de la Passion rédigées par le pape Jean XXII :

Celui qui a les mains liées, ils le frappent au cou.
Ils crachent au visage de Dieu, agréable lumière du Ciel.

In collo percutiunt, manibus ligatum.

Vultum Dei conspuunt, lumen caeli gratum

Le singe se regardant dans le Miroir est la parodie de ce visage agréable.


1320–1335, Heures de Hawisia du Bois, Morgan M.700 fol 101v
Trinité, fol 101v

La plupart des pages comportent en bas des drôleries symétriques, encadrant le blason des Bois de Lincoln. Ici elle se réduisent à un couple d’animaux affrontés, deux ennemis qui se reconcilient en présentant les accessoires de toilette : le chien le peigne et le lapin le miroir.

Dans ce manuscrit destiné à une femme, le peigne et le miroir n’ont pas de valeur négative, mais simplement humoristique : ils sont les armes de la dame, présentés par deux écuyers animaux.


1320–1335 Heures de Hawisia du Bois, , Morgan M.700 fol 117v
Hymne Veni creator (détail), fol 117v

Les mêmes accessoires reviennent cette fois dans les mains du singe, qui les a peut être dérobés à la fille qui lui tourne le dos . Celle-ci est une jongleuse (elle tient une balle qu’elle échange avec l’hybride de gauche). On comprend alors que le singe veut lui-aussi jongler, échangeant le miroir et le peigne avec l’hybride de droite.


1320–1335, Heures de Hawisia du Bois, Morgan M.700 fol 106v
Dieu de justice, fol 106v
Heures de Hawisia du Bois, 1320–1335, Morgan M.700

Le singe affronte ici un dragon et un fou, en tenant son miroir comme le Seigneur tient son globe. L’analogie se justifie d’autant plus que le globe divin, lorsqu’il est en cristal, symbolise son omnivoyance.



La vérité captive

1420-1430 Bible de Lochorst Master of Zweder van Culemborg digitale pourpree Fitzwilliam Museum, Cambridge, Ms.289.III fol 259r detail
Epître aux Romains (détail)
Master of Zweder van Culemborg, vers 1420-1430, Bible de Lochorst, Fitzwilliam Museum, Cambridge, Ms.289.III fol 259r

Ce minuscule singe, qui émerge d’une corolle pour embrasser son miroir, pourrait être considéré comme une décoration insignifiante. Mais Il se trouve que la digitale pourprée est une fleur toxique, très employée en sorcellerie. Et que la créature velue (aussi bien un singe qu’un homme sauvage) constitue une sorte d’anti-abeille, autarcique et égoïste.

L’épître commence par une diatribe contre les hommes qui ne reconnaissent pas Dieu, alors qu’il est visible partout dans la nature :

« La colère de Dieu se révèle du ciel contre toute impiété et toute injustice des hommes qui retiennent injustement la vérité captive. Ce qu’on peut connaître de Dieu est manifeste pour eux, Dieu le leur ayant fait connaître. En effet, les perfections invisibles de Dieu, sa puissance éternelle et sa divinité, se voient comme à l’oeil, depuis la création du monde, quand on les considère dans ses ouvrages. Ils sont donc inexcusables puisque ayant connu Dieu, ils ne l’ont point glorifié comme Dieu, et ne lui ont point rendu grâces; mais ils se sont égarés dans leurs pensées, et leur coeur sans intelligence a été plongé dans les ténèbres. Se vantant d’être sages, ils sont devenus fous. «  Epître aux Romains, I, 18-22



1420-1430-Bible-de-Lochorst-Master-of-Zweder-van-Culemborg-digitale-pourpree-Fitzwilliam-Museum-Cambridge-Ms.289.III-fol-259r
C’est la structure d’ensemble de la page qui donne sa signification au détail : tandis que sur terre Saint Paul toise avec sévérité l’homme repenti qu’il vient instruire, l‘ange du haut du ciel regarde avec tristesse cet être sans intelligence qui emprisonne le Miroir, autrement dit celui « qui retient la Vérité captive ».



Les singes du Bréviaire d’Egmont

1440 ca Egmont Breviary Morgan Library M.87 fol 23r haut
Psaume 37
Bréviaire d’Egmont, vers 1440 Morgan Library M.87 fol 23r

La tradition du singe péjoratif en marge des psautiers perdure encore un siècle et demi après le psautier Hunter. Ce singe au miroir (donc qui s’isole du monde) accompagne probablement le passage juste à côté :

« et ceux qu’il maudit seront retranchés« , Paume 37, 23


1440 ca Egmont Breviary Morgan Library M.87 fol 23r bas

Juste en dessous, dans la marge du même psaume, ce diable pseudo-masturbateur (il empoigne sa queue par décence) illustre littéralement :

« et le sperme des impies périra » (semen impiorum peribit) Paume 37, 28


1440 ca Egmont Breviary Morgan Library M.87 fol 95rfolio 95r 1440 ca Egmont Breviary Morgan Library M.87 fol 126rfolio 126r

Le singe au miroir revient deux autres fois dans le coin en haut à droite de la page, opposé respectivement à deux animaux positifs, un agneau et un lion dans le coin en bas à droite . Ces images animales des coins sont sans rapport avec le texte, contrairement à la figure centrale de la marge qui l’illustre directement : les fils et le filles de Sion (Isaïe 47,22) et Jésus au milieu des docteurs.


1440 ca Egmont Breviary Morgan Library M.87 fol 323r
fol 323r

Selon le même principe de couple animalier, le singe au miroir se confronte ici à une chouette. Il prend le contrepieds, côté ignorance, du Christ qui appelle depuis le rivage Pierre et André en train de jeter leur filet (Matthieu 4-18) :

1440 ca Egmont Breviary Morgan Library M.87 fol 323r detail1 1440 ca Egmont Breviary Morgan Library M.87 fol 323r detail2

l’illustrateur a imaginé que le Christ attire leur attention à l’aide d’un miroir brillant, antithèse du miroir obscur du singe qui se fustige.


1440 ca Egmont Breviary Morgan Library M.87 fol 323v
fol 323v

Au verso de la page, toujours avec son miroir brillant, le Christ appelle maintenant Jacques et Jean. Mais le singe, sans son miroir, s’est perché sur la vignette pour assister, depuis les premières loges, à la décapitation de sainte Barbe.

Cocccinelle Gotlib

Dans le bréviaire d’Egmont, la figure récurrente du singe joue en somme le même rôle, tantôt complémentaire, tantôt déconnecté, que la coccinelle de Gotlib [32].


1440 ca Egmont Breviary Morgan Library M.87 fol 428v
fol 428v

Le motif revient une dernière fois en minuscule, en compagnie d’autres figurines sortant d’une fleur (deux hommes chapeautés, deux soldats casqués, un ours…). Il ne reste plus ici aucun rapport avec le texte, seulement le plaisir de découvrir, cachée dans le décor, une image familière.



Le singe du roi de Bohême (SCOOP !)

1466 Prayer Book of George of Poděbrady Morgan M.921 fol 3r
Livre d’Heures de George Podiebrad, Morgan M.921 fol 3r

Dans ce livre d’heures offert par son épouse Johanna, le roi apparaît en prière dans le frontispice. Cette page officielle est lestée en bas par les cinq écus de George Podiebrad, sur lesquels un oiseau veille depuis le feuillage. Un peu plus haut, un singe dirige son miroir vers le coin supérieur gauche.



1466 Prayer Book of George of Poděbrady Morgan M.921 fol 3r detail
Il veille quant à lui sur le roi, et le prévient contre le démon vert arboricole qui se faufile par derrière.



Les singes du Bréviaire d’Isabelle (SCOOP !)

1497 avant Isabella Breviary, Southern Netherlands (Bruges), , British Library, Additional 18851, f. 270r detail
Bréviaire d’Isabelle, Bruges , avant 1497, British Library, Additional 18851, f. 270r

Ce singe méditatif contemple sa face, qui apparaît distinctement dans le miroir.



1497 avant Isabella Breviary, Southern Netherlands (Bruges), , British Library, Additional 18851, f. 270r
Le texte de la page est la vision d’Ezéchiel, complétée par l’antienne ci-dessous :

Regardez, Seigneur, du haut de votre saint trône,
et pensez à nous ; inclinez l’oreille, mon Dieu, et écoutez.
Ouvrez les yeux et voyez notre détresse.

Il n’est sans doute pas fortuit que cette image d’un singe contemplant son image (et réciproquement) décore une page consacrée à la vision de Dieu par l’Homme, et à celle de l’Homme par Dieu.


1497 avant Isabella Breviary, Southern Netherlands (Bruges), , British Library, Additional 18851, fol 13r
Bréviaire d’Isabelle, Bruges , avant 1497, British Library, Additional 18851, f. 13r

Dominante dans les époques antérieures, cette utilisation métaphorique, voire métaphysique du singe au miroir, devient une exception à la fin du XVème siècle. L’autre singe du manuscrit, joue simplement de la cornemuse, sans aucun rapport avec le texte au dessus ( Isaïe 2).


L’animal d’ailleurs

1492 av Voyages de Jean de Mandeville Amiens, BM, Lescalopier 095 f. 001 IRHT
Voyages de Jean de Mandeville, 1456-62, Amiens, BM, Lescalopier 095 f. 001 IRHT

A une époque où le motif du singe faisant toilette est devenue une drôlerie anodine, c’est le fait de l’avoir placé dans le frontispice de ce best-seller des livres de voyages, à un endroit particulièrement choisi, qui lui donne une signification particulière.



1492 av Voyages de Jean de Mandeville Amiens, BM, Lescalopier 095 f. 001 IRHT schema

  • A la gauche d’Adolphe de Clèves et de La Marck [33], un livre dans sa reliure de parchemin, et un animal d’ici, le faucon avec son capuchon qui l’aveugle, proviennent de la cour intérieure (en jaune).
  • A sa droite, le livre qu’on lui amène lui donne une vision de l’outre-mer (en rouge).
  • En contraste avec le faucon aveuglé, le singe, l’animal d’ailleurs, découvre avec étonnement son image véridique et civilisée dans le miroir.… autrement dit dans le livre.


Le pécheur qui ne voit pas la Mort

Psautier 1475-1500 MS 249 fol 274 (c) Palais des ducs de Lorraine – Musée lorrain, Nancy photo. Jean-Yves Lacôte schemaAnonyme, Psalterium davidicum cum canticis et officio defunctorum. Folio 274
Calligraphie et enluminures sur parchemin, reliure en maroquin rouge, 4 nerfs réguliers, décor de filets, roulettes et fleurons, gardes en papier, tranches dorées, fil de soie pour les tranchefiles, 4e quart du 15e siècle, Inv. 95.1635 (MS.249) (c) Palais des ducs de Lorraine – Musée lorrain, Nancy / photo. Jean-Yves Lacôte

Dans cette page, le motet « Peccantem me quotidie » de Pierre de Manchicourt est encadré par deux passages de Job. Il semble bien que les drôleries fassent écho à certains mots du texte :

  • la spatule au mot « vermibus » (les vers) de Job 17,14 ;
  • le bélier assis au mot « pelli » (la peau, la fourrure) et le bélier broutant au mot « dentes » (les dents) de Job 19,20

Le singe qui voit la lune lui apparaître dans le miroir pourrait rappeler la croyance selon laquelle

« Le singe , lors de la nouvelle lune montre une joie débordante alors que le décours de la lune l’afflige » (Bestiaire d’Oxford, 1200-25).

Mais l’image montre une pleine lune sévère et le singe faisant la grimace, alors que le déclin de la lune n’a pas encore commencé. Dans la logique de la page, je pense qu’elle illustre plutôt ce passage du motet :

« Péchant tous les jours et ne me repentant pas, la peur de la mort me trouble« .


Psautier 1475-1500 MS 249 fol 274 (c) Palais des ducs de Lorraine – Musée lorrain, Nancy photo. Jean-Yves Lacôte detail1475-1500, MS.249 fol 274 (détail) 1498 ca Practica des bosen und des guten Engels, Leipzig Konrad Kachelofen Wurttembergische Landesbibliothek,Stuttgart, Inc. fol. 13312b detailDie best Practica, 1498, Leipzig, imprimé par Konrad Kachelofen, Wurttembergische Landesbibliothek,Stuttgart, Inc. fol. 13312b (detail)

A la fin du 15ème siècle, nous sommes en plein développement de l’imagerie du miroir macabre, où un crâne rappelle au pécheur qu’il doit se repentir et se préparer tous les jours à la mort (voir Le miroir fatal).

Le singe au miroir représenterait ici celui qui pèche tous les jours, mais est incapable se repentir : car sa condition animale lui permet juste d’être effrayé par la Lune, pas par la Mort.



Un symbole de l’Imitation (SCOOP !)

J’ai regroupé ici trois drôleries sur ce thème.

L’Imitateur-né

13eme fin Simon d'Orleans Frederic II , traite de fauconnerie , traduction française, BNF FR 12400 fol 1r
Frontispice, fol 1r
Enlumineur Simon d’Orléans, Frédéric II , traité de fauconnerie , traduction française, fin 13ème BNF FR 12400

Le frontispice souligne la véracité de l’ouvrage, qui s’appuie à la fois sur la théorie (le clerc au livre, à gauche) et sur la pratique (le fauconnier). Le singe-docteur, assis avec sa fiole d’urine en compagnie d’un second faucon, constitue un contrepoint comique du fauconnier, une sorte de savant des bois. Il lève lui-aussi l’index, signifiant qu’il prend part au débat,  apportant sa caution d’imitateur-né et attestant que tout ce qui est écrit est conforme au réel. Le garçonnet embrassant un lapin matérialise cette union réussie entre culture et nature.


13eme fin Simon d'Orleans Frederic II , traite de fauconnerie , traduction française, BNF FR 12400 fol 20r
Les oiseaux moyens, fol 20r

Dans ce traité savant où sont dessinés avec précision des centaines d’oiseaux, sans aucune drôlerie, le singe au miroir surgit inopinément au même emplacement, perché à droite sur une fioriture : manière de souligner son statut de commentateur comique, en marge de la marge. Debout et se grattant le postérieur, il forme un contraste amusant avec les échassiers marchant  sur un lac dont la forme évoque, par ailleurs, celle d’un miroir à main ondulant.

Il est possible que l’idée soit d’opposer les anciens miroirs en acier poli (qui ne reflétaient pas grand chose) et la nouveauté des miroirs en verre : l’accessoire luxueux des élégantes est attribué, par antithèse, au singe impudique, moche et rempli de puces.



Des singes-miroirs

Ce Livre d’Heures est très connu pour ces drôleries particulièrement débridées, parmi lesquelles les singes prolifèrent dans des situations souvent très originales.


Livre d'Heures, Saint-Omer, 1320-29, Morgan MS M.754 fol. 20r
Livre d’Heures, Saint-Omer, 1318-25, Morgan MS M.754 fol. 20r

Il n’y a qu‘un seul singe au miroir, au bout d’une marge purement décorative (elle entoure cinq textes indépendants), qui relie :

  • un singe debout et mangeant un fruit (un autre est tombé à ses pieds, un autre est en chute libre plus bas) ;
  • un singe déguisé en jardinier, ramassant un fruit vert ;
  • un singe tenant son miroir vert.

L’amusement vient ici de l’enchaînement de répliques de plus en plus humanisées : le singe cueilleur est amélioré par le singe-jardinier, lequel est imité par le dernier singe, qui tient son miroir comme le jardinier son fruit.

Mais aussi par le fait que l’objet terminal, le miroir, est, tout comme les singes, le paradigme de la Copie.


1318-25 Livre d'Heures Add MS 36684 fol 46v
Adoration des Mages
Livre d’Heures, St Omer, 1318-25, BL Add MS 36684 fol 46v

Cette page ne présente pas de singes au miroir, mais plutôt des singes-miroirs. Michael Camille [35] s’en sert pour illustrer l’idée que le singe était au Moyen-Age, non seulement le paradigme de l’Imitation, mais même de la Représentation en tant que telle, par l’anagramme singe-signe. Face à cette thèse quelque peu à l’emporte-pièce, Jean Wirth ([35], p 435) montre combien la page est tout entière dévolue au thème de l’Imitation :

  • les trois singes du bas imitent les Trois Mages
  • la donatrice en prières, à droite, imite le mage à genoux (lequel est sans couronne en signe d’humilité) ;
  • le singe en haut à gauche, qui tient par la queue le D de Deus, imite un ange.

Mais il n’a pas été assez remarqué que c’est l’intégration très particulière de l’image avec sa marge qui fait de cette page une véritable exercice de style sur le thème de l’Imitation et du reflet :

1318-25 Livre d'Heures Add MS 36684 fol 46v schema

  • la petite lettrine V du « Veni creator », ornée d’un Roi (en vert) fait écho à la grande lettrine D de Deus, contenant les trois Rois sous les trois arcades ;
  • à partir de ce roi couronné, l’oeil sort dans la marge gauche pour découvrir trois couronnes (en jaune) : sur la tête d’un singe, dans les mains d’un sciapode, et enfin une couronne isolée (probablement celle qui manque dans l’image principale) ;
  • tandis qu’un des Rois pointe du doigt l’Etoile dans la marge, l’un des singes pointe dans l’autre sens (flèches bleu) ; comme il serait désobligeant que ce geste désigne la donatrice, il faut conclure qu’il désigne le livre qu’elle tient : de même que le Roi voyait à distance dans l’Etoile la naissance du Christ, le Singe la voit dans le livre ;
  • il existe un rapport d’imitation (flèches blanches)
    • entre les trois singes et les trois Rois (M.Camille),
    • entre la donatrice et le Roi agenouillé (J.Wirth),
    • mais aussi, de manière plus inattendue, entre le singe-porteur et la donatrice.

1318 Livre d'Heures -25 Add MS 36684 fol 46v detail
De même qu’il la porte de ses deux bras, celle-ci porte dans les siens le Saint Livre : nouvelle manière d’exprimer que le singe est l’Image de l’Homme, lequel est l’image de Dieu.


On peut s’étonner du caractère très élaboré de cette page, dans un livre dont le principe est plutôt le remplissage, la fantaisie et le fatras. Il est exceptionnel, en effet, que la marge inférieure fasse écho de manière aussi directe à l’image principale.


1318-25 Livre d'Heures Morgan MS M.754 fol. 71v
Déposition
Livre d’Heures, St Omer, 1318-25, Morgan MS M.754 fol. 71v

Tout au plus peut-on deviner ici, dans l’image de l’homme tombé brutalement de ses échasses, la parodie du corps du Christ descendu précautionneusement de la Croix. Mais on voit bien ce que ce principe d’imagerie par contradiction pouvait avoir de risqué, et d’impossible dans le cas général.


1318-25 Livre d'Heures Add MS 36684 fol 60r
Descente du Christ aux Enfers
Livre d’Heures, 1318-25, BL Add MS 36684 fol 60r

Cette page est la seule qui ressemble à l’Adoration des Mages (peut être l’a-t-elle préparée). On y trouve les mêmes tics de l’artiste :

  • la créature ailée prolongeant la queue du D de Domine ;
  • le singe hissant la donatrice sur un plateau ;
  • les deux cloches (analogues aux trois couronnes) sonnées en bas par des centaures, sans doute pour réveiller les morts.



Un singe-artiste

1350 avant Holkham-Bible Picture-Book-BL add_ms_47682_f001r
Bible d’Holkham, avant 1350, BL ADD MS 47682, fol 1r

Le frontispice, très endommagé, présente un dialogue extraordinaire entre un Dominicain debout et un peintre assis à son chevalet [36] :

– Maintenant, fais bien et minutieusement, car cela sera montré à de riches gens
– je le ferai vraiment, si Dieu me donne de vivre ; jamais vous ne verrez un autre livre de ce genre.

– Ore feres bien e nettement car mustre serra a riche gent”

– Si frai voyre e Deux me doynt vivere Nonkes ne veyses un autretel Liuere

La réponse du peintre traverse l’image en diagonale et conduit l’oeil jusqu’au singe au miroir, qui n’a ici rien de diabolique, mais est simplement le symbole de l’Imitation parfaite. Le monstre tacheté en face de lui, mi-animal mi-bête, représente quant à lui l’imitation contrefaite.

Les lettres en rouge (A, B, C, D) sont un ajout postérieur, qui indiquent d’ailleurs un ordre de lecture erronné. Le texte tenu par l’ange a pu être déchiffré grâce à une lampe à ultraviolet [37]. Il se divise en deux versets de six vers, de tonalité opposée :

Dans ce livre sont dépeints
de nombreux miracles que Dieu a accomplis,
et à l’intérieur est écrit
comment Jésus est né de Marie,
et toute sa passion
et sa résurrection

et comment il a subi la mort
et de nombreuses humiliations très injustement.
Il guérissait toujours les malades,
et pour cela les hommes le haïssaient.
Il nous a montré un grand amour;
celui qui croit en lui sera dans la joie.

Ainsi l’ange du haut divise l’ensemble de la page en deux moitiés opposées, suivant la même convention que l’archange du Jugement dernier : le positif à sa droite, le négatif à sa gauche. C’est donc un contresens que de plaquer ici l’interprétation négative habituelle pour le singe :

« probablement en train de déféquer et qui tient un miroir devant son visage – symbole médiéval qui singe la Vanité humaine , le miroir reflétant l’âme ». [38]


1350 avant Holkham-Bible Picture-Book-BL add_ms_47682_f001r detail singe 1350 avant Holkham-Bible Picture-Book-BL add_ms_47682_f001r detail peintre

Le tabouret (et non un pot de chambre) sert au contraire à l’humaniser, et à souligner que le peintre doit suivre son exemple pour réaliser une imitation parfaite.


En synthèse

Singe miroir bordures synthese
Les bordures proposant des interprétations particulières du singe au miroir se développent au XIVème siècle, et se raréfient au XVème. Elles sont toutes des trouvailles indépendantes, sauf peut être une tradition sur le thème de la Vision ou de la Non-Vision de Dieu.

Entre 1300 et 1350 apparaissent trois bordures illustrant la notion d’Imitation. Après le cas exceptionnel de la Bible d’Holkham, il faudra attendre le XVIème siècle pour voir un singe au miroir symboliser à nouveau la Peinture (voir 4 A la Renaissance), avant la grande mode des singes-peintres au XVIIème et surtout au XVIIIème siècle.

Comme le rappelle Jean Wirth ( [39], p 435):

« l’un des rares métiers que le singe ne fait jamais dans les drôleries est celui de peintre ou d’enlumineur.« 



Drôleries sans paroles

Mis à part les exemples que nous venons de voir, le singe au miroir est la plupart du temps une drôlerie comme une autre, sans rapport avec le texte. En voici quelques exemples (non exhaustifs).

1294-1297 Vincent de Beauvais Speculum historiale BM Boulogne-sur-Mer Ms. 131 fol 361v
Vincent de Beauvais, Speculum historiale, 1294-1297, BM Boulogne-sur-Mer Ms. 131 fol 361v

Les cinq singes qui illustrent ce manuscrit sont tous montrés debout (ce qui traduit l’intention anthropomorphe) et occupés à des activités classiques et plutôt valorisantes (déguster un fruit, piéger un oiseau, combattre un guerrier). Le singe au miroir vient compléter ce répertoire positif, dans un image cumulative qui illustre son caractère joyeux (il danse en musique), son goût pour les fruits (la pomme rouge) et sa curiosité (le miroir).



13eme fin Bird psalter Fitzwilliam 2-1954 fol 152vBird psalter, fin 13eme, Fitzwilliam Museum 2-1954 fol 152v 1300 ca Livre d'Heures, Gand, Walters Museum W85 fol 89Psaume 102, Livre d’Heures, Gand, vers 1300, Walters Museum, W85 fol 89

Le « psautier des oiseaux » est connu pour ses représentations animales, notamment aviaires. Le Livre d’Heures de Gand présente de nombreuses drôleries, parmi lesquelles le singe faisant toilette avec peigne et miroir (peut-être parce que le manuscrit appartenant à une dame).




1330-40 Oraison Ste Cecile Psautier et Breviaire de Marie de Valence Cambridge DD 55 fol 388r
Oraison de Ste Cécile , Psautier et Bréviaire de Marie de Valence 1330-40 Cambridge DD 55 fol 388r

L’un des singes demande à l’autre de lui passer son miroir, l’effet comique venant de ce que leurs postures sont elles-aussi en miroir.




1325-50 Le Roman de la Rose BNF Français 25526 fol 133v
Le Roman de la Rose, 1325-50, BNF Français 25526 fol 133v

Cet autre couple illustre une page où il est question de libre arbitre et d’animaux, mais le singe n’est cité qu’à la page suivante [40]. Dans ce manuscrit, les marges de bas de page fonctionnent comme de petites histoires indépendantes : ici il faut comprendre que le singe sauvage, avec sa massue, vient menacer le singe civilisé, avec son miroir et son peigne.


1325-50 Le Roman de la Rose BNF Français 25526 fol 66r
Le Roman de la Rose, 1325-50, BNF Français 25526 fol 66r

Le manuscrit comporte un autre singe au miroir, en regard de la mort de Lucrèce (vers 8929 et ss), donc sans rapport non plus avec le texte.


1325-50 Le Roman de la Rose BNF Français 25526 fol 67rChien tenant une croix, Fol 67r 1325-50 Le Roman de la Rose BNF Français 25526 fol 68rAne jouant du tambour, Fol 68r

Il ouvre une série d’images comiques composés sur le même modèle : un animal s’accaparant un objet spécifiquement humain.



Bible de Konrad de Vechta 1403, Antwerp, Museum Plantin-Moretus. Vol 1 p 225 (fol 113r)Bible de Konrad de Vechta, 1403, Anvers, Museum Plantin-Moretus. Vol 1 p 225 (fol 113r)

Dans la marge supérieure un singe menace un ours de son arc (monde à l’envers), Dans la marge inférieure un autre singe se gratte les puces en se regardant dans un miroir (dérision de la coquetterie). Les marges latérales comportent d’autres drôleries :

  • à gauche un homme sauvage s’époumone dans sa trompe au dessus d’un couple d’ours musiciens (l’un chante, l’autre joue de la cornemuse) :
  • à droite un homme miniature tente d’atteindre un gros hibou.


Bible de Konrad de Vechta 1403, Antwerp, Museum Plantin-Moretus. Vol 1 p 230 (fol 115v)Vol 1 p 406 (fol 203v) Bible de Konrad de Vechta 1403, Antwerp, Museum Plantin-Moretus. Vol 1 p 406 (fol 203v)Vol 1 p 230 (fol 115v)

Tous ces personnages sont récurrents dans le manuscrit :

  • quelques pages plus loin, c’est l’ours qui s’empare du miroir ;
  • puis, entre un dragon et un homme sauvage, le singe au miroir revient, marchant avec une canne: sans doute va-t-il trébucher, trop absorbé par son reflet.




1460 ca The Hague, MMW, 10 F 50 f. 110r
Vers 1460, La Haye, MMW, 10 F 50 f. 110r

Ce manuscrit comporte plusieurs images de singes, parmi lesquels le singe au miroir n’est qu’une variante parmi d’autres.



Article suivant : 4 A la Renaissance

Références :
[2] Lilian M. C Randall « Images in the margins of gothic manuscripts », 1966. Dans cet ouvrage de référence, il n’y a que dix cas de singes au miroir (parmi les 1500 singes dans d’innombrables postures).
[30] Elizabeth Moore Hunt, Illuminating the Border of French and Flemish Manuscripts, 1270-1310 p 26
[30a] Elisa Maillard, Les sculptures de la cathédrale Saint-Pierre de Poitiers, 1921, p planche IX fig 3
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6559888p/f127.item.zoom
[31] Judith Raeber, Buchmalerei in Freiburg Im Breisgau , p 51, ill. 1
[33] Susanne Röhl « Der livre de Mandeville im 14. und 15. Jahrhundert: Untersuchungen zur handschriftlichen Überlieferung der kontinentalfranzösischen Version » p 30 https://books.google.fr/books?id=HsUJbtDEWl0C&pg=PA30#v=onepage&q&f=false
[35] Michael Camille « Image on the Edge: The Margins of Medieval Art » p 11 https://books.google.fr/books?id=Ax9WAgAAQBAJ&printsec=frontcover&hl=fr&source=gbs_ge_summary_r&cad=0#v=onepage&q&f=false
[37] T. A. Joyce Burnett « The Undeciphered Inscriptions in the Holkham Bible Picture Book »
The British Museum Quarterly, Vol. 26, No. 1/2 (Sep., 1962), pp. 26-27 https://www.jstor.org/stable/4422764
[38] The Holkham Bible Picture Book: A Facsimile, p 31
[39] Jean Wirth, « Les singes dans les marges à drôleries des manuscrits gothiques », Il mondo animale = The world of animals. Actes du colloque de l’Université de Lausanne, 1998, 2000 (Micrologus, Micrologus.), p. 429-444
Cet article de référence ne comporte pas d’exemple de singe au miroir, preuve de la rareté du motif.
[40] Le Roman de la Rose, T III, vers 18387 et ss https://www.gutenberg.org/cache/epub/44713/pg44713-images.html

4 A la Renaissance

24 juin 2023

Les artistes commencent à donner au thème des significations variées, allant du simple emblème à des allégories plus personnelles et plus élaborées.

Article précédent : 3 Bordures gothiques

La banalisation du motif

Une vignette courante

1490 ca Book of Hours Morgan MS S.7 fol. 65v

Livre d’Heures, Flandres, vers 1490, Morgan Library MS S.7 fol. 65v

Les livres d’heures flamands du début de la Renaissance montrent souvent des singes au miroir, parmi d’autres curiosités de la nature collectionnées dans les marges, toujours sans rapport avec le texte. Ayant perdu le caractère percutant qu’il avait à ses débuts, le singe au miroir devient un motif amusant, parmi d’autres. C’est ainsi qu’on le voit se multiplier comme drôlerie marginale dans des manuscrits de prestige de l’école ganto-brugeoise , en compagnie d’autres figures plus ou moins grotesques brandissant elles aussi un miroir (voir 3 Fatalités dans le miroir) : le goût est à la variété, pas au rébus théologique.


Table peinte provenant du chateau de Maxlrain (detail), 1500-25, Chateau de Trausnitz

Table peinte provenant du château de Maxlrain (détail), 1530 ou 1795 , Château de Trausnitz

Déconnecté des innombrables autres motifs peints sur cette table (animaux, végétaux et objets en trompe l’oeil), le singe au miroir est ici une merveille parmi les autres. La datation de la table a été récemment remise e cause, grâce à l’identification de monnaies qui s’y trouvent peintes [41a] : il s’agit en fait d’une copie moderne, dans le style des tables fleuries de la Renaissance allemande.


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Une figure astrologique

La technique astrologique des Monomoria [42] consiste à associer une image à chacun des 360 degrés du Zodiaque, dans le but de pronostiquer l’avenir d’un enfant à naître.


1488 Johann Engel, Astrolabium planum in tabulis, p 171, BSB
Johann Engel, Astrolabium planum in tabulis, 1488 p 171, BSB 4 Inc.c.a. 555 p 171 

Dans son ouvrage de 1488, Johann Engel associe pour la première fois le 290ème degré (20ème degré du Sagittaire) à un singe tenant un miroir. Le principe est que les images doivent être suffisamment intrigantes (voir l’homme à quatre jambes du 289ème degré), pour autoriser à la fois une description littérale :

Un singe se regardant dans un miroir

et une proposition de pronostic (à compléter par l’analyse du décan) :

ce sera un homme orgueilleux / magnifique (superbus permet l’ambiguïté)



1557 Albrecht Glockendon, Gradbilder (Prognose) zum Sternbild Steinbock, Universitatsbibliothek Heidelberg Cod. Pal. germ. 833, Bl. 088r

Albrecht Glockendon, Gradbilder (Prognose) zum Sternbild Steinbock, 1557 Universitatsbibliothek Heidelberg Cod. Pal. germ. 833, Bl. 088r

Dans ce manuscrit du siècle suivant, le pronostic est clairement négatif :

ce sera un homme hautain (hoffärtig)

On voit que l’astrologue ne s’intéresse qu’au miroir (symbole de la Vanité) et pas au singe : n’importe quel animal aurait fait l’affaire, pourvu qu’il puisse tenir le miroir.

Il y a par ailleurs un autre singe dans le livre (au degré 251), assis sur un loup, avec la signification :

« il sera le dominateur des autres hommes ».

On voit que, chez cet astrologue en tout cas, le singe a plutôt bonne presse.



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Un emblème de guilde

1637 Maestro_sconosciuto,_scimmia_con_specchio,_berna,_ Historisches Museum Bern

Statuettes de la Guilde du Singe, 1637, Historisches Museum, Berne

On suppose que le nom de la « Gesellschaft zum Affen » vient du fait que cette corporation de tailleurs de pierres avait acquis en 1389 une maison qui s’appelait « Haus zum Affen ». Dans l’argot du métier, le « singe » est le bloc non taillé qui sort de la carrière.



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Un motif de jeu de cartes

1547 Francesco di Domenico detto PadovanoJeu de minchiate DI COPPE la scimmia si specchia Petit Palais
Quatre de tasses, Jeu de Minchiate
Francesco di Domenico dit Padovano, Florence, 1547, Petit Palais

On ne connaît pas l’origine de cette figure, mais elle se veut probablement une référence à l’Antiquité (d’autres cartes du même jeu présentent des animaux imités des Fables d’Esope).


 

virgil_solis_carte british museum 1550 ca as de singeAs de singe virgil_solis_carte british museum 1550 ca 8 de singeHuit de singe virgil_solis_carte british museum 1550 ca 9 de singeNeuf de singe

Jeu des cartes, Virgil Solis (Nüremberg), vers 1550, British Museum

Les couleurs habituelles des jeux de cartes germaniques (cœurs, glands, feuilles, cloches) sont remplacées par quatre animaux exotiques (deux oiseaux, deux quadrupèdes) : perroquets, singes, paons, lions.

Les singes au miroir figurent dans trois cartes, avec à chaque fois une intention humoristique :

  • dans l’Atout, le singe essaye de toucher son image avec une tige ;
  • dans le Huit, il s’admire sous les déjections tombées de plus haut ;
  • dans le Neuf, il observe son anus.

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Un motif purement décoratif

 

1576-1590 Szenen aus dem Leben Christi, Monogrammist HM Herzog August Bibliothek, Wolfenbuttel deutsche-digitale-bibliothek.de
Les Noces de Cana, Monogrammiste HM, 1576-1590, Herzog August Bibliothek, Wolfenbüttel (deutsche-digitale-bibliothek.de)

Dans cette série de Scènes de la Vie du Christ, les cadres très ornés sont tous différents : le motif du singe au miroir s’est ici banalisé en un motif grotesque parmi d’autres. Les deux diffèrent cependant (l’un carrément singe, l’autre plutôt homme sauvage), à la manière des deux rois en bas, l’un vieux et l’autre jeune, qui se disputent une poule.


Daniel Meyer, L' Architecture Ou Demonstration De Toute Sorte d' Ornemens, és Portes, Fenestres, Planches... a Heydelberg ches Pierre Bourgeat, 1609 planche 22
Daniel Meyer, L’ Architecture Ou Démonstration De Toute Sorte d’ Ornemens, ès Portes, Fenestres, Planchés… à Heydelberg chez Pierre Bourgeat, 1609 planche 22 (édition de 1664), gallica

Cet ornemaniste recycle toutes sortes de drôleries moyenâgeuses dans des encadrements monumentaux, sans autre souci que la variété.



Des allégories variées

Un singe persifleur

Zeichnung_des_Bruckenaffen_von_1620
Le singe du pont de Heidelberg [43]

Cette statue, disparue au XVIIème siècle, montrait son cul à ceux qui arrivaient dans la ville, tout en les regardant venir dans son miroir. Il pourrait s’agir d’une moquerie, de la part des habitants du Palatinat, envers ceux qui venaient des terres de l’Evêque de Mayence.

Dans la Nef des Fous (chapitre 60) Sébastien Brant le prend comme exemple de narcissisme :

Celui à qui plaisent tant sa propre forme et son travail
Est pareil au singe de Heldelberg

Wem so gefelt wiß, gstalt vnd werck
Das ist der aff von Heydelberck


Kilianskapelle in Wertheim
Kilianskapelle, Wertheim

Une statue similaire surplombe l’escalier montant vers la porte d’entrée de la chapelle, peut être pour inviter les fidèles à reconnaître le singe qui est en eux.

 

Pourquoi me regardes-tu ?
N’as-tu pas vu le vieux singe
à Heidelberg ? Regarde autour de toi
Et tu verras plus de mes semblables !

Poème de Martin Zeller, 1632

Was tust Du mich hier angaffen?
Hast Du nicht gesehen den alten Affen 
Zu Heidelberg sieh Dich hin und her
Da siehst Du wohl meines Gleichen mehr.



Tapisserie provenant de Furth bei Gottweig, Zentralinstitut fur Kunstgeschichte Munchen - Photothek

L’Homme est plus Singe que moi
Tapisserie provenant de Furth bei Gottweig, Autriche, Zentralinstitut fur Kunstgeschichte Mûnchen – Photothek

Cette tapisserie de date inconnue propose le même retournement de situation.



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Un Sanguin détroussé

15th Lovers German MET
Couple d’amoureux, vers 1480, MET

De cette gravure il ne reste qu’un seul exemplaire avec un texte tronqué :

(elle se comporte comme) un faucon . Et lui comme un singe. Ils se réjouissent…

(D’une main au) menton elle le rapproche. De l’autre elle lui prend son salaire. Puis elle…

…de sa poche. Elle lui fait pisser la bourse à fond. Elle lui dit tu m’aimes… Je vais te rendre heureux.

..ein falken gut und sie ihm für ein Affen .Sie frewert sich auf sein ingsic seim

…mundlin tet sie ihm naschen . Mit der anndern Hant nam sie iren lon. Denn sie

…auß seiner taschen. Piß sie him den pewtel lert . Sie sprach du libst mir hewer ert. Ich wil dich frölich machen


1480-90 Planetary influence on man, Calendrier des Bergers Cambridge, Fitzwilliam Museum 167, folio 102r, 15th Century, French
Calendrier des Bergers, 1480-90, Cambridge, Fitzwilliam Museum 167, folio 102r

Le couple singe/faucon prend sa source dans l’iconographie populaire du tempérament sanguin, lequel est mû par le plaisir :, le singe pour sa lubricité ou parce qu’il a le vin joyeux ([1], p 248 et ss), le faucon en tant que symbole de l’élément Air :

Du singe et de l’air tient le sanguin
Qui est chaud et a bonne humeur

Notre couple d’amoureux représente donc un Sanguin aveuglé par la Passion, dans lequel sont enrôlés :

  • le Singe fasciné par le miroir, du côté de la proie stupide ;
  • le Faucon du côté de la femme rapace – le pot de fleur juste en dessous porte l’inscription « Ich wart » (je veille).

A noter que Sabine Melchior-Bonnet, recopiant faussement Tervarent, se trompe sur le geste de la femme, mais pas sur la signification du singe :

« Une gravure sur bois allemande montre une femme qui, d’une main, caresse le membre d’un homme et, de l’autre, lui extorque de l’argent, tandis qu’au-dessus de l’homme, un singe lève le miroir : le singe fasciné par son reflet devient l’image de l’esclave qui s’abandonne à sa sensualité. » ([15a], chapitre 2, note 32)


Un Singe de bon conseil

A la même époque en Allemagne, le Singe au Miroir joue cependant un rôle positif dans une estampe très particulière.

1485, Losbuch , imprime par Martin Flach, Bale digital.staatsbibliothek-berlin
Losbuch , 1485, imprimé par Martin Flach, Bâle (digital.staatsbibliothek-berlin)



Le jeu consiste à faire tourner un cadran en papier, et à lire le conseil donné par l’animal sur lequel on est tombé :

Je suis le serviteur infidèle.
Je vais te donner mon conseil.
Tu es un idiot né (geborner Thor)
Puisque tu vas volontiers
Avec qui peut te vider la bourse.
Laisse-le en chemin,
Ce sera pain bénit pour tes pfennigs.

Ich byn der untrew Knecht / Myn rat
Sag ich dir recht / Ich sag es dir für wa.
Du bient eun geborner Thor / Das du trry-
best also geren / Das dir kan en Seckel
leren / Liest du es unter wegen / Das
wer dynn pfennig ein gütter Segen.

Le Singe dit être un « serviteur », car il vient en troisième après le Lion (« le Roi des animaux ») et le Renard (« le Premier Serviteur »). Avec l’adjectif « infidèle », il se présente comme le Diable, mais un Diable qui donne des bons conseils car, à l’instar de la Prudence, il regarde dans son miroir. Ici le singe au miroir ne représente pas l’Idiotie ou la Folie (comme le dit Janson ([1], p 210 ), mais son exact contraire : la Prudence.


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Une planche humaniste

1490 Israhel van Meckenem British Museum A 1490 Israhel van Meckenem British Museum B

Quatre singeries, Israhel van Meckenem, 1490, British Museum

Les deux scènes de gauche sont sexuées :

  • en haut un couple femelle / mâle se lèche mutuellement les doigts ;
  • en bas un mâle tend un pomme à la femelle, qui en a déjà transmis d’autres aux trois enfants.

Les deux scènes de droite mettent en scène deux couples de jeunes, sans indication de sexe  :

  • en haut, enchaînés à un même boulet, l’un épouille l’autre ;
  • en bas, autour d’un vanity case, l’un manie le peigne et se regarde dans le miroir que lui tient l’autre.

La composition répond à plusieurs exigences :

  • souci naturaliste : à l’encontre du Physiologus, elle nous montre des singes avec queue, en attribuant cet appendice tantôt au mâle, tantôt à la femelle [44] ;
  • souci de variété : chaîne attachée tantôt à un anneau, tantôt à un boulet
  • souci d’homogénéité : captivité en haut, liberté en bas.



1490 Israhel van Meckenem British Museum schema
Il est difficile de trouver une « moralité » à l’ensemble, les impératifs commerciaux voulant que les gravures puissent fonctionner aussi bien en paire que vendues séparément. On peut néanmoins conclure :

  • que chacune illustre un thème simiesque connu : le Goût et la Réflexion (dans une flaque ou un miroir) ;
  • que le comportement le plus humain (partage des aliments plutôt que léchage mutuel, toilette plutôt qu’épouillage) concerne l’animal libre, et non l’animal en captivité.

La composition dégage donc, à l’inverse de la vision diabolique et peccamineuse du Physiologus, une moralité humaniste : le singe se libère de sa condition animale par sa capacité à éduquer sa famille et à se reconnaître dans le miroir. En particulier, la scène terminale est à comprendre moins comme une dérision de la coquetterie humaine que comme une promotion de l’humanité latente chez le singe.



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Deux tapisseries énigmatiques

 

1400-35-Tapisserie-Millefleurs-B-Musee-du-Louvre-photo-Philippe-Fuzeau 1400-35-Tapisserie-Millefleurs-A-Musee-du-Louvre-photo-Philippe-Fuzeau

Tapisseries allégoriques, 1500-35, Musée du Louvre ( photo Philippe Fuzeau).

Les sujets précis de ces deux tapisseries n’ont pas été déchiffrés. Fréquent dans les tapisseries des XVème et XVIème siècles, le singe pourrait ici être bien plus qu’un détail amusant, et jouer un rôle central dans les deux compositions, puisque chaque fois il est désigné de la main.



1400-35 Tapisserie Millefleurs B Musee du Louvre photo Philippe Fuzeau schema
Dans la première, les trois arbres – deux grands dont l’un avec un nid empli d’oisillons, encadrant un arbre plus petit) donnent une possibilité de lecture : une jeune femme fait face à un couple richement vêtu, flanquant un singe qui se gratte la jambe. Deux perdrix (en vert) ajoutent à la symétrie. Les gants de la jeune femme de gauche font écho à la baguette et à la bourse de la dame de droite : mon hypothèse est que la montreuse de singe vient de vendre l’animal au couple.


1400-35 Tapisserie Millefleurs A Musee du Louvre photo Philippe Fuzeau schema

La seconde tapisserie oppose deux femmes :

  • l’une enroule un ruban autour de sa queue de cheval, assistée d’un page qui porte une aiguière et lui tend un objet indéfinissable (une éponge ?) ;
  • l’autre, tenant d’une main une chaîne et un brosse, désigne un singe tenant un miroir et un peigne.

Les effets d’écho sont nombreux :

  • entre la natte, la brosse, puis le peigne
  • entre l’aiguière et le miroir.

Deux canards (en vert) ajoutent à la symétrie.


Promenade (detail) Serie des Scenes de la Vie Seigneuriale, Musee de ClunyPromenade (détail) scenes galantes(detail) Serie des Scenes de la Vie Seigneuriale, Musee de ClunyScènes galantes (détail)

Série des Scènes de la Vie Seigneuriale, Musée de Cluny

Une des difficultés de l’interprétation est que les tapisseries millefleurs remploient souvent le même motif dans des contextes différents [40a]. Ainsi le jeune page se retrouve dans une autre série de tapisseries :

  • tendant une éponge et portant une aiguière ;
  • tendant un fruit.

1400-35 Tapisserie Millefleurs B Musee du Louvre photo Philippe Fuzeau singe 1400-35 Tapisserie Millefleurs A Musee du Louvre photo Philippe Fuzeau singe

Il est notable qu’entre les deux tapisseries, on retrouve la même opposition que dans la planche de Van Meckenem, entre :

  • le singe sauvage, qui s’épouille, qu’on touche avec des gants et qu’on mène à la baguette ;
  • le singe civilisé, qui sert de page à sa maîtresse.

Il est difficile d’aller plus loin, d’autant que les tapisseries, de taille différente, faisaient partie d’une série de quatre, dont les autres ont été perdues [41].



Un prisonnier mélancolique

Anitii Manlii Torquati Severini Boetii ordinarii patritii consularis viri printed by Thomas Wolff, 1522
Holbein le Jeune
La consolation de Philosophie (Anitii Manlii Torquati Severini Boetii ordinarii patritii consularis viri), édité à Bâle par Thomas Wolff, 1522, fol 13v

Cette lettre P, où un singe enchaîné se regarde mélancoliquement dans un miroir, ouvre assez opportunément le Livre II, où Philosophie va consoler Boèce emprisonné, qui se lamente d’avoir perdu sa « fortune première », en développant le thème de la Roue de la Fortune :

Il ne suffit pas de regarder ce qu’on a sous les yeux. La Prudence envisage la fin de toute chose… Tu prétends arrêter la rapide révolution de sa roue ? Toi, le plus lourdaud des mortels… »

Neque enim quod ante oculos situm est, suffecerit intueri. Rerum exitus prudentia metitur … Te vero volventis rotae impetum retinere conaris ? At, omnium mortalium stolidissime… »

Il est peu probable que la lettrine ait été réalisée dans le but d’illustrer précisément ce passage (elle fait partie d’une série de lettrines animalières dessinées par Holbein [44a] ). Mais il faut convenir que le choix effectué par Thomas Wolff est ici particulièrement judicieux.



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Une danse mauresque

1523 La danse des singes Durer Kunstmuseum Basel, Kupferstichkabinett, Inv. 1662.168
La danse des singes (verso d’une lettre à Félix Frey), Durer, 1523, Kunstmuseum Basel, Kupferstichkabinett, Inv. 1662.168

Deux singes musiciens et neuf singes dansant font cercle autour d’un chaudron fumant, devant un meneur de jeu qui brandit :

  • un miroir à neuf pointes, dans lequel se reflètent les danseurs,
  • un légume à longue tige, probablement destiné à être jeté dans le chaudron.


1523 La danse des singes Durer Kunstmuseum Basel, Kupferstichkabinett, Inv. 1662.168 detail urer 1514 Saint Jerome dans son etude calebasse originale

Sa feuille et sa spirale le rapprochent de la célèbre calebasse du Saint Jérôme de 1514 (voir 5 Apologie de la traduction).



1523 La danse des singes Durer Kunstmuseum Basel, Kupferstichkabinett, Inv. 1662.168 detail singe
Tandis que la spirale parfaite de la queue équilibre le cercle du miroir, le légume appelle la comparaison avec le sexe minuscule, mais bien érigé, du singe en chef.


1508 ca Hans Suss von Kulmbach,Moriskentanz Kupferstichkabinett DresdenHans Suss von Kulmbach, vers 1508 Moriskentanz Kupferstichkabinett Dresden 1520 ca . Monogrammiste HL (Hans Leinberger attrib, Danse mauresque autour de Frau Welt, Vienna, AlbertinaMonogrammiste HL (Hans Leinberger ?) , vers 1520, Vienne, Albertina

Danse mauresque

Comme le note Janson ( [1], p 271), le singe au miroir et à la courge parodie la Femme au miroir et à la pomme qui était l’enjeu de la danse mauresque, une coutume carnavalesque où des hommes devaient rivaliser de cabrioles pour attirer son attention.

Tout comme les Morisques sautent autour de la belle femme
Chacun bougeant son corps avec des gestes différents,
Cette grave beauté accorde sa faveur à tous
et ne bouge pas ses membres en musique,
loyale dans sa stabilité, ainsi les étoiles sautent autour de la terre.

Epigramme de Conrad Celtis

Maurisci ut circum pulchram saltant mulierem
Et vario gestu corpora quisque movet

Omnibus haec pulchra spondet gravitate favorem
Et resonante melo non sua membra movet ,
Candida per stabilem, sic saltant sidera terram

La parodie de Dürer est donc double : non seulement il simianise les danseurs, mais il masculinise l’objet de leur convoitise, transformant le rite de fécondité en un sabbat entre garçons : ce qui donne un possible double sens à l’excuse rhétorique de la lettre à Félix Frey inscrite au recto : Dürer y fait amende honorable pour avoir « grossièrement ébauché » (ungeschickt aufgerissen) les singes, « car il n’en avait pas vu depuis longtemps ».



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Le singe, père abusif

1549 Barthelemy Aneau, Decades de la description, forme et vertu naturelle des animaulx, tant raisonnables que brutz Lyon vue 38 GallicaDécades de la description, forme et vertu naturelle des animaulx, tant raisonnables que brutz, Lyon 1549, vue 38 1586 Barthelemy Aneau, La description philosophale de la nature et condition des animaux A Lyon, par Benoist Rigaud p 15 GallicaLa description philosophale de la nature et condition des animaux, A Lyon, par Benoist Rigaud, 1586, p 15
Barthélémy Aneau, Gallica

Le texte de Barthélémy Aneau évolue au fil des différentes éditions [45], développant de plus en plus l’histoire du singe et de ses enfants. Mais comme le principe du livre est que chaque illustration représente l’animal seul, le miroir ne change pas, illustrant l’idée « d’image » qui ouvre le texte. A noter que la phrase péjorative « ou plutôt à sa dérision » est remplacé par l’adjectif « agile » : sans doute pour recentrer le texte sur l’idée principale et originale (les parents abusifs) plutôt que sur le poncif de la laideur du singe.



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Le singe qui se trouve beau

1610 Covarrubias Orozco, Sebastián de Emblemas morales, Nr. 98

Sebastian de Covarrubias-Orozco, Emblemas morales Centurie I, Nr .98, 1610

La même image illustre en Espagne une moralité toute différente, appuyée sur une citation d’Ovide :

Chacun se trouve aimable pour ce qu’il est ; pire soit elle, à personne ne déplaît sa forme.

Ovide, L’Art d’aimer

sibi quaeque videtur amanda; Pessima sit, nulli non sua forma placet.

 
 

Soit la guenon abominable, et laide.
Voyant son visage dans un miroir
Elle est satisfait,e et ne veut pas
D’une autre grâce, beauté, raffinement ou clarté.
La disgraciée se prendra pour divine,
Du visage toilettant la peau vile,
Pour celui qui désire la gloire,
La laideur passe pour la beauté.

Siendo la mona abominable, y fea,
Si a caso ve su rostro, en un espejo
Queda de sí pagada, y no desea
Otra gracia, beldad, gala, o despejo.
La mal carada, se tendrá por dea,
Del rostro acicalando el vil pellejo,
Y cada qual, de gloria desseoso,
Lo feo le parece ser hermoso


Villava, Empresas espirituales y morales, 1613, Partie 2, Embleme 23
Villava, Empresas espirituales y morales, 1613, Partie 2, Emblème 23

Villava reprend la même moralité, mais avec une autre image (le singe admirant son enfant) et une autre maxime latine qui condense celle d’Ovide [45a]:

Chacun aime ses propres choses

Sic sua quique placent

 
 

Personne ne verra, dans le singe fronçant les sourcils,
Un qui est amoureux,
De ses noirs enfants , ne riez pas.
Un qui se félicite et chante,
Parce qu’il pense – ce qui est le plus salé –
Qu’on ne peut soulever rien de plus brillant ni plus beau
Et celui qui en rit
Ne remarque pas, dans son propre amour brûlant,
Combien il est amoureux de ses affaires.

No ay quien de ver a la fruncida mona,
Qual anda enamorada,
De sus negros hijuelos, no se ría,
Qual se ufana y entona,
Porque entiende que cosa más salada,
Más luzida y hermosa no se cría
Y alguno que riendo
Se está, no advierte en propio amor ardiendo,
También él se enamora de sus cosas.


Reflet et lignée

Ces variations étonnantes (la même image pour deux maximes, ou deux images différentes pour la même maxime) montrent bien qu’à la fin de la Renaissance, l’amour immodéré du singe pour lui-même et son amour pour sa lignée étaient devenus pratiquement synonymes.


Jean David 1610 Duodecim specula Deum aliquando videre desideranti concinnata BNF D-17309 p 40 Gallica
Le Miroir de Complaisance
Jean David, 1610, Duodecim specula Deum aliquando videre desideranti concinnata, BNF D-17309 p 40, Gallica

Jean David, père jésuite belge, décline dans cet ouvrage contemporain douze acceptions du miroir. Le frontispice du chapitre dédié au Miroir de la Complaisance (envers soi-même) réunit en vrac neuf figures de l’Orgueil : l’empereur Othon, Lucifer, les anges déchus, Adam et Eve, le singe qui aime ses enfants au point de les étouffer, Aman, Antiochus, Corydon vérifiant sa beauté en se mirant dans une rivière (Virgile, 2ème bucolique), Saül. L’équivalence entre l’Enfant et le Reflet se démontre ici par son abus vicieux : la philautie, la complaisance excessive envers soi même [45b].


Cette équivalence se trouve déjà en germe dans un adage d’Erasme qui joint, dans la notion de narcissisme, l’attirance du singe pour son reflet et son amour fatal pour ses enfants :

« Mais ces animaux sont dotés de philaütia (= d’un narcissisme) particulier, ce qui fait qu’ils sont sensibles aux louanges, prennent du plaisir à se regarder dans les miroirs et se réjouissent du contact physique avec leurs petits, au point de les tuer dans leur étreinte. »
Erasme Adage 2489. « Un joli petit singe »

Nous avons vu que depuis l’Antiquité, on expliquait la chasse au tigre par le fait que la tigresse reconnaissait dans le miroir, non pas son image en petit, mais l’image de son petit (voir 1 Chasse au singe dans les bestiaires). La même idée a fini par s’appliquer au singe, mais beaucoup plus tard.


Cette interprétation narcissique du singe au miroir s’impose définitivement au XVIIème, puisqu’elle est reprise dans le Mondo Simbolico de Picinelli en 1670 :

« Monseigneur Aresio représente l’Amant de lui-même par un singe qui, tenant un miroir dans sa main, tombe amoureux de lui-même et, à force de regarder avec sérieux ce cristal, en devient aveugle. » [45c]



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Les singes de l’oiseleur à la perche à glu (Leimstängler)

Vers 1588-89, plusieurs graveurs allemands se copient les uns les autres en développant un thème particulièrement complexe, celui de l’oiseleur fou [46]. Nous nous intéressons ici aux deux gravures dans lesquelles apparaît le motif du singe au miroir.

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Holla wahin mit der Leimstangen// Ich mein du woelst auch Voegel
Holla wahin mit der Leimstangen
Matthaeus Greuter, 1588, Kunstmuseum Moritzburg Halle (Saale) inv MOIIF00072

La chouette, la chauve-souris, le lièvre, les insectes et la queue de renard sont des attributs du fou, les deux derniers rajoutant ici, par leur emplacement, une allusion scatologique. Le caractère loufoque de la situation est commenté par les vers du haut, puisque la perche à glu sert normalement à piéger les petits oiseaux :

Hé, où vas-tu avec cette perche à glu ?
Je pense que tu veux aussi attraper des oiseaux.
Tu es loin du compte, mon cher frère,
et tu reviendras avec plein de singes.
Mais tu ne dois pas trop t’en faire pour ça.
Qu’ils soient nobles ou rustiques

holla wahin mit der leimstangen
Ich mein du wöllst auch Vögel fangen
Du fehlt weit, lieber Bruder mein
Und wirst voll Affen kommen heim
doch sollst du darum nicht sehr trawren
Und seind gleich Edelleut und Bawren

Le dernier vers fait allusion à la grande collerette amidonnée, insigne de distinction, que portent les animaux sauvages,  lièvre et  singes.

Cette composition fort complexe a pour intérêt de recycler et de détourner plusieurs thèmes simiesques médiévaux :

  • le singe à l’épée pourchassant un homme à l’épée ;
  • la chasse à la chaussure : l’homme s’enfuit en emportant une pantoufle ;
  • l’affection du singe pour son enfant.

En effet dans le dialogue du bas [46a], le singe reproche à l’homme de lui avoir pris son enfant (la pantoufle), et le lapin lui conseille de la rendre.

Matthaeus Greuter 1588 holla-wahin-mit-der-leimstangen Kunstmuseum Moritzburg Halle (Saale) inv MOIIF00072 detail
L’homme explique qu’il apprend aux singes à faire des folies sur sa perche, et qu’il prend bien soin d’eux, comme le montrent les singes en collerette qu’il héberge dans son pourpoint, celui du haut admirant dans un miroir cet accoutrement.

En définitive, la folie que dénonce la gravure est celle de ces excentricités vestimentaires que sont la fraise surdimensionnée et  le pourpoint en ventre d’oie.


Monogrammiste KCNBF, 1588, L'oiseleur, Staatlichen Graphischen Sammlung, Münich Mein Bruder Hans woes ewch gefelt, Wolt mich in ewren Orden wyen

L’oiseleur, Monogrammiste KCNBF, 1588, Staatlichen Graphischen Sammlung, Münich

L’oiseleuse, Heinrich Wirrich ou Matthäus Greuter (attr), vers 1588, Kunstmuseum Moritzburg Halle (Saale) inv MOIIF00003

A l’oiseleur du monogrammiste KCNBF, armé d’une perche à glu, a été adjoint une oiseleuse et sa fille, armées du même instrument. La chouette tenue en laisse et son perchoir en T font partie de la technique de la chasse à la pipée (voir L’oiseleur) : la chouette excite contre elle les petits oiseaux, qui se trouvent englués sur la perche. Le fait que ces deux gravures aient été conçues en pendant est attesté par une variante imprimée au recto et au verso de la même feuille [46b], et par un verre à boire ou les deux figures sont peintes de part et d’autre. Ce dernier objet a fait l’objet d’une étude approfondie par Johanna Cremer [46c], à qui nous empruntons les éléments d’explication ci-dessous.


L’oiseleur

Monogrammiste KCNBF, 1588, L'oiseleur, Staatlichen Graphischen Sammlung, Münich

HOLA, D’OÙ VIENS-TU AVEC LA PERCHE A GLU ?
JE PENSE QUE TU VEUX AUSSI ATTRAPER DES OISEAUX…

HOLA WOHER MIT DER-LEIMSTANGEN
ICH MEINT·DU·WOLST AVCH VOGEL FANGEN·

Comme dans la gravure précédente, les trois plumes plantées sur le chapeau assimilent l’oiseleur à une sorte de « Feder Hans », un coureur, un « frère léger (leichten Bruder) » [46d] dont les victimes collatérales sont les oiseaux – ceux qui sont collés sur la perche sont nommés coucou (gauch) dans la copie par Heinrich Wirrich) – et dont les cibles principales sont les singes et surtout les lièvres, attachés en nombre autour de ses cuisses :

Regarde ma chère, comme ils me piquent.

Petits et grands, de toute taille,
Je pense que ce sont des lièvres vaniteux.
Les fous, les moustiques et les singes
Ont beaucoup à faire avec moi.
Tandis que je cours avec la perche à glu
Aussitôt tu peux y aller aussi.
Veux-tu faire la course avec moi
On verra qui court le plus vite.
Prends fermement la perche sur ton dos,
Pour qu’elle n’écrase pas ta collerette,
Qui te pare de la plus belle manière,
Pour que cele ne t’empêche pas d’être adulé.

Sich lieber sich, wie stechen sie mich

Beyd klein und grosse allermasen
Dunckt mich sie senen eitel Hasen
Die Narren, Mücken und Affen
Haben mit mir gar viel zuschaffen
Dieweil ich lauff mit der Leimstangen
So kompstu gleich jetz auch gegangen.
Willst lauffen mit mir in die Wett
Wir wöllen sehen wer am meinsten fäht.
Nim die Stange wol auff den Rucken
Daß sie dein Kröß nicht mög zertrucken
Welchs dich am aller schönsten ziert
Daß du nicht erwan werdst veriert.

La critique vestimentaire est ici accentuée par les vêtements « mi-parti », caractéristique des bouffons de la fin du Moyen-Age : le chapeau, la fraise, les manches et les jambes (y compris les « lièvres vaniteux ») sont dissymétriques, opposant la mode austère espagnole et la Pludermode, la mode bouffante excentrique ([46c], p 133). A noter que tous les boutons du costume sont en forme de tête de fou.

Un autre attribut du bouffon est la queue de renard ([46c], p 136), ici agitée au bout d’un bâton : elle accentue le caractère phallique ([46c], p 140) de cet oiseleur lagophile, qui enfile comme trophée une collection de lièvres de toutes tailles, métaphores habituelles du sexe féminin (voir Le lapin et les volatiles 1).



Monogrammiste KCNBF, 1588, L'oiseleur, Staatlichen Graphischen Sammlung, Münich detail
On notera au premier plan deux détails scatologiques, le chien qui se soulage et le chiot qui lève la patte sur le caillou au monogramme. Mais l’intérêt principal de la gravure est une sorte d’autoréférence comique. Les trois émules de l’oiseleur, portant la perche à glu sur l’épaule, ont chacun leur propre citadelle :

  • Affenburg pour le singe à bonnet de fou, son épée entre les jambes ;
  • Hasenburg pour les deux lièvres, l’un tenant en laisse une chouette et l’autre agitant une queue de renard ;
  • Narragonien pour le fou chevauchant un bâton, la tête bourdonnante d’insectes.

Ainsi toutes les proies de l’oiseleur – les singes au miroir qui s’admirent la tête ou le cul, les femmes-lièvres et les bouffons-boutons – sont ses alter-ego dans la folie qui bourdonne autour de sa tête.


L’oiseleuse

Mein Bruder Hans woes ewch gefelt, Wolt mich in ewren Orden wyen
Le pendant féminin exploite lui-aussi le thème de l’autoréférence :

  • en se contemplant dans le miroir de sa perche, l’oiseleuse est analogue à la coquette collée juste à côté ;
  • la fillette au miroir imite sa mère, avec un texte qui varie selon les versions de la gravure : tantôt sans réticence comme ici ( » quand les adultes chantent, les jeunes sifflent « ), tantôt en s’en démarquant :  » Mère, si je t’imite, je me ridiculiserai. » ([46c], p 142)

Le texte du haut fait le lien avec le pendant masculin :

Mon frère Hans, si cela vous plait,
j’aimerais rejoindre votre ordre
Alors, en nous rencontrant encore et encore avec plaisir
Nous prospérerons d’autant mieux.

Mein Bruder Hans woes ewch gefelt,
Wolt mich in ewren Orden wyen
Dan gleich und gleich sich gern geselt,
Wir werden desto baß gedeyen

Pour Johanna Cremer, le pendant traduit une intention libertine, celle de

« se lancer dans des aventures sexuelles communes : dans le cas de l’oiseleur à la perche à glu, la chasse aux femmes, dans le cas de l’oiseleuse, la chasse aux hommes. L’intention de chacun est évidente, peut-être même celle de devenir sexuellement actifs ensemble. Le fait que le piégeur ne soit pas le mari de la chasseuse d’oiseaux souligne la déclaration de la femme selon laquelle personne ne doit être au courant de cette rencontre érotique ». ([46c], p 131)

Sur ce thème assez rare de l‘oiseleur féminisé, voir L’oiseleuse .


La reprise par Theodor de Bry

Le chasseur de lapin, Planche 16 des Emblemata Saecularia Johann Theodor de Bry 1596 RijksmuseumLe chasseur de lapin, Planche 16 des Emblemata Saecularia, Johann Theodor de Bry, 1596 Rijksmuseum

Huit ans plus tard, Théodore de Bry recopie la gravure dans son album d’emblèmes, en édulcorant son symbolisme sexuel sous l’autorité d’un dystique de Caton :

Quand la flûte aux doux sons leurre un crédule oiseau,
Le perfide oiseleur le prend dans son réseau.

Fistula dulce canit,
volucrem dum decipit auceps

Le texte latin adjoint à la gravure [46e] développe élégamment le thème générique du beau parleur :

Moi, le parasite trompeur à la bouche lègère, le suis adulé par tous,
et mes paroles vénales louent les biens mercenaires.

Omnibus ore levi fallax Parafitus adulor,
Verbaque venales laudant temeraria merces.



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Les singes au miroir de Theodor de Bry

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1558-Theodor-de-Bry-Le-capitaine-prudent-Guillaume-de-Nassau-Musee-du-Louvre-photo-Sylvie-Chan-LiatLe capitaine prudent – Guillaume de Nassau, Musée du Louvre (photo Sylvie Chan-Liat) 1558 Theodor de Bry DE HOOPMAN VA NARHEI, LE CAPITAINE DES FOLLIELe capitaine de Follie – Duc d’Albe

Modèles pour des fonds de plat en argent ciselés, Theodor de Bry, 1558

Ces deux gravures opposent le libérateur des Provinces-Unies et son oppresseur, le duc d’Albe, dont le portrait satirique révèle, en le retournant, le visage d’un fou. Les scènes de la bordure se divisent en trois, élogieuses d’un côté, obscènes de l’autre.



1558 Theodor de Bry DE HOOPMAN VA NARHEI, LE CAPITAINE DES FOLLIE Museum fur Kunst und Gewerbe Hamburg
Deux singes tournent leur miroir non pas vers eux mêmes, mais vers deux faunes unijambistes (l’un masculin portant sur sa tête un coq à mamelles, l’autre féminin portant un coq) en train de se soulager sur deux miroirs tenus par un singe ithyphallique. L' »explication » est fournie par le distique associé :

Quand un Tiran le sot et badin contrefaict
Le Temps produit après son ordure en lumière.

Les deux unijambistes avec leur coq (qui sonne l’heure du réveil) parodient le Temps avec son sablier. La Femme à la corne d’abondance et au flambeau, signifiant le règne du Tyran, est assise sur un singe en rut.  Les miroirs latéraux révèlent que ce règne n’était qu’ordure.


1596 Johann Theodor de Bry
Planche 3 des Emblemata Saecularia , Johann Theodor de Bry, 1596

De la même manière, cette gravure détourne le motif habituel en nous montrant un singe qui tient le miroir non pas face à lui, mais face au spectateur. Le cadre porte un texte volontairement ambigu, pouvant s’appliquer aussi bien au singe qu’au spectateur à la face simiesque :

Laisse-moi porter ma collerette, et ne t’en occupe pas, ce n’est qu’une singerie

LASS MICH MEINE KROS (kraag) TRAGEN, DARNACH THU NIT FRAGEN, IST DOCH NUR AFFENSPIEL

Ainsi le port de la collerette, attribut éminent de la distinction masculine, est assimilé à un jeu de singe.

Le titre sous l’image est en général mal traduit :

Regarde comment ce singe accroche ses profondes fronces.

ASPICE UT INGENTES SUSPENDAT SIMIA RUGAS

Le texte joue sur le double sens du mot RUGA (ride, fronce) pour démarquer des vers connus de Juvenal :

 

Regarde les joues pendantes et sillonnées de rides
Telles celles que, dans l’étendue ombreuse des forêts de Tabraca,
Une guenon incise autour de sa vieille bouche.

Juvenal, Satire X

Pendentesque genas , et tales aspice rugas ,
Quales , umbriferos ubi pandit Tabraca saltus,
In vetula scalpit jam mater simią bucca .


1600 ca d'apres Johann Theodor de Bry British Museum
Copie d’après Johann Theodor de Bry, British Museum

Dans cette copie, le texte est plus explicite, et sans référence latine :

Regarde bien dans ce miroir, comme ta fraise est grande et large.
Si elle est plus grande que moi, reste un singe et fous-moi la paix.

Besich in diesem Spiegel fein, wie gross und breit dein lobben sein.
Hast du sie grosser dan ich thu, bleib du ein Affen, las mich mit Ruh


PRODITOR STULTITIAE Berlin SBB, Ya 3504 kl
Proditor stultitiae (Pourvoyeur de stupidité).
Berlin Staatsbibliothek, Ya 3504 kl

La gravure était vendue en pendant avec celle d’un fou tendant un miroir au spectateur, qui poursuivait dans la même veine simiesque la condamnation de la fraise :

D’où vient cette folie
Que toute la race mortelle
Rejetant l’esprit humain
Adopte le comportement du singe ?

En cause est le détestable
Et arrogant orgueil
Qui en rend fou d’autant plus
Par la stupidité d’un seul.

Ainsi suivent-ils leur règle de vie.
Voici la chamarrure d’un singe et une horde de passants,
le collier ne trahit-il pas le singe ?
Par la stupidité d’un seul, tant de stupides sont créés.

Quo res venit dementiae,
Ut tota gens mortalium
Humanum mentem exuens
Mores assumat simiae ?

In causa est detestabilis
Et insolens superbia
Dementat qui quamplurimus
Ut Unius stultitiam

Suae ceu vitae regulam sequantur.
Ecce simiae segmentum et astantium caterva,
nonne simias sua produnt monilia.
Unius ex stultitia creantur sic quamplurimi.


1600 ca Spotprent op de stijve plooikraag,Rijksmuseum
Spotprent op de stijve plooikraag, vers 1600, Rijksmuseum

Poursuivant la même critique, cette caricature un peu postérieure montre deux diables se moquant d’un trio de porteurs de fraises : une femme, un crâne et un homme :

Ne pouvons point a fors bon droit bien rire
Puisque fraises grandes chacun sot désire

Certes il faut que tels sots soient récompensés
Et de cette couronne de fraises ornés.



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Le singe de Goltzius

1578, Goltzius Johan Gols (The Artist's Father), NGA detail2
Portrait de Johan Gols à l’âge de 44 ans
Goltzius, 1578, NGA

Tout juste âgé de vingt ans, le jeune artiste a gravé ce portrait de son père, avec la maxime affectueuse :

« Bien que l’homme puisse tout détruire et bannir, l’amour existe éternellement »


1578, Goltzius Johan Gols (The Artist's Father), NGA detail1 1578, Goltzius Johan Gols (The Artist's Father), NGA detail2

Le motif décoratif de droite montre un oiseau détournant sa tête d’un chat grimaçant : image animale de l’inimitié et de la discorde.

Dans le motif de gauche, les expressions sont inversées : un singe bouche close tient face à un jeune oiseau piailleur ce qui ressemble à un miroir, mais est en fait un écu, orné d’une tête d’oiseau et agrémenté des initiales HG.


1617 ca Jan Muller portrait-of-hendrik-goltzius
Portrait d’Hendrik Goltzius, Jan Muller, vers 1617

Il s’agit de l’écu des Goltzius, puisqu’il a été apposé ici au milieu de son nom. Intermédiaire entre l’aigle (la Noblesse) et le griffon (l’Immortalité), il constitue ici une métaphore flatteuse du célèbre graveur.


1602 Unequal couple d'apres Goltzius
Le couple mal assorti, gravure de Claes Jansz Visscher d’après Goltzius, 1602

Cette signature armoriée est ici employée d’une autre manière, comme si le noble oiseau des Golzius s’indignait du vieux coq qui, juste au dessus, tente sa chance auprès d’une jeune fille. Les vers valent d’être traduits :

Le décrépit tente de persuader la jeune fille charmante,
Vieillard en proie à un amour honteux.
Le vieux va avec la vieille, dit-elle, je cherche un couvercle qui aille à ma cruche.
Aucun espoir de coucher avec moi.

Decrepitus juvenem lepidamque movere Puellam
Conatur, turpi victus amore senex
Cascus ait, cascam: corpucula digna patula

Quaero: conjugii spes tibi nulla mei.


1578, Goltzius Johan Gols (The Artist's Father), NGA detail1
Dans le portrait paternel, l’emblème complexe imaginé par Goltzius détourne de manière subtile la figure du singe au miroir : sans doute faut-il comprendre que l’Imitation (le singe) propose à Goltzius fils (l’oiseau blanc-bec) de prendre exemple sur son Père (l’oiseau au centre du blason, qui renvoie au portrait de Johan Gols au centre de la gravure).


Article suivant : 5 A l’époque classique

Références :
[15a] Sabine Melchior-Bonnet « Histoire du miroir »
[40a] Fabienne Joubert, La tapisserie médiévale au Musée de Cluny, p 116
[41] J.-J. Marquet de Vasselot « Catalogue raisonné de la collection Martin Le Roy, fasc. 4. Tapisseries et broderie », p 23 https://archive.org/details/gri_33125013225780/page/n43/mode/2up?view=theater
[41a] Jens Kremb, « Bemalte Tischplatten des Spätmittelalters », p 206
[44] Inexplicablement, Janson ([1], p 130) suppose que Van Meckenem prend la queue comme un attribut sexuel secondaire du mâle, alors que dans l’image du couple se lêchant, le singe avec queue arbore distinctement des mamelles.
[44a] On peut voir la série dans les collections du Victoria and Albert Museum : https://collections.vam.ac.uk/search/?id_person=AUTH339050
[45] Remy Emmenecker, master 2 Université de Lyon « Résentations et symbolique des animaux dans la seconde moitié du XVIe siècle à travers les Décades de la description […] des animaulx de Barthélemy Aneau et la Description philosophale […] des Bestes » https://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/documents/70213-representations-et-symbolique-des-animaux-dans-la-seconde-moitie-du-xvie-siecle-a-travers-les-decades-de-la-description-des-animaulx-de-barthelemy-aneau-et-la-description-philosophale-des-bestes.pdf
[45a] On le trouve dans la chute d’un poème d’Alciat sur les couleurs, Emblematum Liber, 1531 , cité par Roy Osborne, Renaissance Colour Symbolism, p 172 https://books.google.fr/books?id=0COGDwAAQBAJ&pg=PA172#v=onepage&q&f=false
[45b] Laura Rescia « De la fable à l’emblème : Narcisse et le singe » Reinardus, Volume 12, 1999, p 163–171
[46] Voir les gravures de Heinrich Wirrich (1588) et Hieronymus Nützel (1589), dans Wolfgang Harms, Michael Schilling, Barbara Bauer, Cornelia Kemp « Deutsche illustrierte Flugblätter des 16. und 17. Jahrhunderts: Teil 1 Ethica. Physica » p 116 et 118 https://books.google.fr/books?id=fmu8EAAAQBAJ&pg=PA116
[46a]

Le singe à l’épée
Hoscha, donne-moi mon enfant,
Ne traîne pas. Donne-le-moi vite !
Fais bien ta leçon et ce que tu as à faire !
Sinon, je te frapperai si fort
Que tu auras de beaux bleus et des bosses

L’homme à la perche aux singes.
Ah, mon cher, ne sois pas si violent,
Et je serai alors doux avec les tiens.
Comme tu le vois, mon amour, avec ces singes,
Ceux qui te regardent bouche bée depuis mon ventre.
Ils ont reçu de moi cet art 
De courir ainsi sur la perche
Et faire beaucoup d’autres folies ;
Car ils veulent toujours s’imiter.

Le lièvre
Botz, cours vite, suis-moi vite,
Sinon il va te secouer le cul
Si tu jettes la pantoufle,
Le diable te trompera aussi.

Le frère .
Botz Crysam, est-ce que je ne cours pas vite ?
Je crois que j’ai la chair de poule.
Eh, si je ne m’étais pas échappé,
j’aurais fait dans mon pantalon de peur.

Der Aff mit dem Schwert
Hoscha , gib mir her meine Kind ,
Saum dich nit lang, gib her geschwind !
Wart fleissig deiner Lection
Und was du weiter hast zu thon !
Sonst will ich dir dermassen zwagen ,
Daß du gut Stöß und Büff wirst tragen

Der Affenstänger
Ach lieber , sey nit also wild !
Dann ich den deinen auch bin mildt .
Wie du mein lieb spürst an den Affen .
Die auß mein Bauch dich ane gaffen .
Die kunst haben sie von mir empfangen ,
Daß sie so lauffen auf der stangen
Und treiben sonst der narrheit viel ;
Dann alzeit gleich bey gleich seyn wil .

Der Haß
Botz marter lauff , geschwind mir folg
Er drescht dir sonst den hasenbalg .
Läst du dich den Pantoffel schmeissen,
So wirdt dich auch der Teuffel bescheissen .

Der Bruder
Botz Crysam , lauff ich nicht geschwind ?
Ich mein , es sauset mir der Grind .
Ey , wer ich ihm nit außgerissen ,
Vor angst het ich mich gar beschissen

[46c] Johanna Cremer, « HOLA WOHER MIT DER LEIMSTANGEN, Ein Vogelfängerhumpen aus Emailglas », Journal of Glass Studies, 2012, Vol. 54 (2012), pp. 127-149 https://www.jstor.org/stable/24191277
[46d] L’Oiseleur dans la pièce de Rollenhagens, Spiel vom reichen Manne und armen Lazaro, voir [46c] note 30

5 A l’époque classique

24 juin 2023

La figure du singe au miroir a perdu de son punch : elle se réfugie dans deux symboliques éprouvées, la Vue et l’Imitation. On note quelques nouveautés sans lendemain, puis la formule quitte les arts graphiques pour se réfugier dans les Fables.

Article précédent : 4 A la Renaissance

Le symbole de la Vue

Jan Brueghel et Rubens 1617 Le sens de la Vue Prado b

Jan Brueghel et Rubens 1617 Le sens de la Vue Prado b Jan Brueghel 1617 Le sens de la Vue detail

Le sens de la Vue
Jan Brueghel et Rubens, 1617, Prado

Dans cette allégorie de la Vue, Jan Brueghel met en scène deux singes : l’un qui chipe une longue-vue, et l’autre qui chausse des binocles pour voir de plus près un tableau :

  • l’un mime le marin, l’autre l’amateur de marine ;
  • l’un symbolise la Vue de loin, l’autre la Vue de près.



Jan_Brueghel_(I),_Hendrick_van_Balen_(I)_and_Gerard_Seghers -1618_Allegory_of_Sight_and_Smell Prado detailLe symbole le plus courant de la Vue, le miroir, est bien présent, mais il faut le trouver : dissimulé derrière le double portrait.


Jan Brueghel et Rubens, Albert VII archiduc d'Autriche,1615, PradoAlbert VII, archiduc d’Autriche devant le château de Tervuren Jan Brueghel et Rubens, l'infante Isabelle avec le chateau de Mariement en arriere-plan ,1615 PradoL’infante Isabelle devant le château de Mariemont

Jan Brueghel et Rubens,1615, Prado

Les deux artistes font ici leur autopromotion, en offrant à leurs protecteurs la fusion des portraits en pendant réalisés deux ans plus tôt. Complaisamment, le miroir suggère l’idée délicate que le mari et la femme, vêtus identiquement, sont le reflet l’un de l’autre.


Jan_Brueghel_(I),_Hendrick_van_Balen_(I)_and_Gerard_Seghers -1618_Allegory_of_Sight_and_Smell Prado
Allégorie de la Vue et de l’Odorat
Jan Brueghel, Hendrick van Balen, Gerard Seghers, 1618, Prado

La Vue est symbolisée à nouveau ici par le miroir, les instruments d’optique et les singes critiques d’art. Lovée sur le sol derrière l’amour nu qui apporte un panier de fleur, la genette, à la forte odeur musquée, représente l’Odorat.


Jan Brueghel _and_Hendrik_vanBalen_Flora_and_Nymphs_in_a_Garden coll part schema
Flore et une nymphe dans un jardin
Jan Brueghel et Hendrik van Balen, collection particulière.

Si nous ne connaissions pas le tableau précédent, le singe au miroir et la genette apparaîtraient comme des cheveux dans la soupe. Puisque nous savons maintenant qu’ils symbolisent deux des cinq Sens,


Un singe qui ne voit rien

1644-52 Hollar, Wenceslaus A 1644-52 Hollar, Wenceslaus B

Wenceslaus Hollar, 1644-52

Ces deux versions ouvertement grivoises ne diffèrent que par les commentaires rimés, qui donnent les points de vue masculin et féminin sur la même scène :

 

Quand la servante lève sa jupe
Une étoile apparaît devant mon visage.
Une étoile que chacun aime
Qui trouvera le contact de ce mordeur,
Une étoile auparavant bien cachée
Qui satisfait les sens mais rend malade.

Mon miroir montre Cousine Katrin
Soyez fier d’être sans vergogne.
Ça lui démange le derrière, elle ne peut pas se gratter
Ainsi sa virginité peut l’oppresser.
Touche-lui les poils je le jure
Sa lune ne rencontre jamais un soleil jusqu’à la paire.

 

Wanneer ons maeght haer keurs oplicht
Verschÿnt een star voor myn gezicht,
Een star by yder zoo bemint,
Dat hij die bijder tast wel vidnt,
Een Star voor die het wel bedenckt
Die Lust voldoet maer t’leuen krenckt,

Mijn spigel toond dat Nicht Katrin
Steld eer in schaamteloos te zijn.
Het jeukt haar daar zet niet kan krauwen
Zo kan de maagdom haar benauwen.
Raakt zy di quyt ik zweer het haar
Haar maan treft nooit een zon tot paar

A côté de la scène paillarde, le singe enfourchant le globe joue un peu les utilités. Il symbolise la Luxure régnant sur le monde, mais surtout l’Aveuglement :

  • il se protège, avec son parasol, d’une étoile qui n’est pas dans le ciel et qui ne brille pas ;
  • il ne voit pas ce qu’il faut regarder.



L’attribut de l’Imitation

Ce thème a deux précurseurs peu connus, qui vont nous faire remonter au tout début de la Renaissance italienne.

L’Imitation théâtrale

1501 Gian Cristoforo Romano Studiolo Isabella d'Este Palazzo Ducale di Mantova fig 78fig 78 1501 Gian Cristoforo Romano Studiolo Isabella d'Este Palazzo Ducale di Mantova fig 77fig 77

Gian Cristoforo Romano, 1501; Studiolo d’Isabella d’Este, Palais Ducal de Mantoue [47]

Dans cet encadrement de porte, quatre Muses sont accompagnées d’un animal symbolique : à Thalie, muse de la Comédie, est associé un singe portant une fraise et qui met ses bottes devant un miroir, le symbole de l’Imitation. Ainsi l’ancienne image de la chasse à la chaussure se trouve-t-elle recyclée d’une manière totalement originale, pratiquement sans lendemain.



L’Imitation dans les Arts libéraux

1513-15 MichelAnge Esclave mourant Louvre
Esclave mourant (détail)
Michel Ange, 1513-15, Louvre

Le singe, probablement au miroir, ébauché au pied de l’Esclave mourant, pourrait signifier que celui-ci symbolisait la Peinture, dans le monument funéraire du pape Jules II. Selon le témoignage du biographe Condivi, les Esclaves « représentaient les Arts libéraux, Peinture, Sculpture et Architecture, chacun avec ses attributs«  pour signifier que « ensemble avec le pape Jules, étaient prisonnières de la Mort toutes ses Vertus, celles qu’ils (les Arts) ne pourraient jamais retrouver chez quiconque, tellement ils avaient été favorisés et nourris par lui. » [47a]


1513-15 MichelAnge Esclave rebelle Louvre Panofsky fig 149
Esclave rebelle (détail)

Cette interprétation, généralement acceptée malgré un témoignage contradictoire (les Esclaves seraient les Provinces vaincues) a été remise en question lorsque Panofsky [48] a découvert une seconde tête de singe derrière le genou gauche de l’autre statue du Louvre, et interprété les deux singes comme représentant ce qu’il y a de bestial dans l’Homme. Janson ([1], p 298) réfute cette interprétation négative et propose que le singe pouvait représenter deux fois l’Imitation, dans la Peinture (associé au miroir) et dans la Sculpture (associé à un l’objet resté inachevé sous le pied gauche de l’Esclave rebelle).


Bellori Imitation sapiens engraving by Charles Errard, in Pietro Bellori, Vite de’ pittori, scultori e architetti moderni, Rome, 1672.
Imitatio sapiens (L’Imitation savante)
Gravure de Charles Errard, dans Pietro Bellori, Vite de pittori, scultori e architetti moderni, Rome, 1672

Cette allégorie exprime la conception classique et idéaliste de la Peinture, selon laquelle l’Artiste doit trouver en lui-même la Vérité des choses, et non les copier servilement comme un singe, juste capable d’imitation sans raison (imitatio insipiens). ([1], p 304).


Frontispice de la preface aux jeunes peintres, Joachim von Sandrart Academia nobilissimae artis pictoriae 1683
Frontispice de la Préface aux jeunes peintres, Joachim von Sandrart, Academia nobilissimae artis pictoriae, 1683

Dans cet apologue de la Copie joué par des singes, on voit, de gauche à droite :

  • A) un apprenti peignant le portrait du maître, tandis que son aide broie les couleurs ;
  • B) le Maître peignant la Dame qu’il a sous ses yeux ;
  • C) un Seigneur levant sa chope en lutinant la dite Dame ;
  • D) un couple fourrageant dans un coffre, l’un essayant un collier cassé, l’autre lui tenant le miroir.



Frontispice de la preface aux jeunes peintres, Joachim von Sandrart Academia nobilissimae artis pictoriae 168 schema
Dans un jeu savant de correspondances, les deux groupes extrêmes (A et D) imitent respectivement les deux groupes centraux (B et D), tandis que A copie B qui copie C qui est copié par D. Ainsi sont mis à équivalence, tenus par la main droite, les instruments de la copie (en orange) : pinceaux qui mettent de la couleur, verre de vin qui colore la vie, et miroir qui la reflète à l’identique.

1760-90 giovanni-david allegorie-der-malerei
Allégorie de la Peinture
Giovanni David, 1760-90

Un siècle plus tard en revanche, cette gravure dénie au singe tout caractère péjoratif, et reprend les attributs de l’Imitation dans l’Iconologie de Ripa :

« Imitation : Une femme, tenant un bouquet de Pinceaux dans sa main droite, un Masque dans sa gauche, et un Singe à ses pieds.… Le Masque et le Singe nous démontrent l’imitation des actions humaines, le second en tant qu’animal capable d’imiter l’homme par ses gestes, le premier pour imiter, dans les Comédies et à l’extérieur, l’apparence et la tenue de plusieurs personnages. » [49]

A noter que le Masque est également, chez Ripa, un attribut de la Peinture. Pour faire bonne mesure dans cette apologie de l’Imitation, David a rajouté dans les mains du singe un miroir, lequel est chez Ripa, au choix, l’attribut de la Vérité mais aussi de la Vue.

Le fonctionnement d’ensemble de ce collage de symboles est assez convaincant : le singe avec son miroir imite, en petit et mécaniquement, ce que la Peinture fait en grand avec son tableau.


1736, William Kent, Monument à Congreve, Stowe's garden , Buckinghamshire
William Kent, 1736, Monument à Congreve, Stowe’s garden , Buckinghamshire

Le singe et son miroir symbolisent l’Imitation, comme l’indique l’inscription juste en dessous :

La Comédie est l’Imitation de la vie et le miroir des coutumes.

Vitae imitatio,
Consuetudinis speculum,
Comoedia.



Quelques inventions isolées

Un singe métaphysique

Tommaso salini (attr) 1620 ca coll part
Jeune homme avec des volailles et un singe
Tommaso Salini (attr), vers 1620, collection particulière

  • En haut un jeune homme facétieux, le tête couronnée de lierre.
  • En bas des volailles aux yeux latéraux, incapables de voir leur reflet dans l’eau du bassin.
  • Au milieu un singe, enchaîné à sa condition animale, mais capable de se reconnaître dans le miroir.



Tommaso salini (attr) 1620 ca coll part schema
Ou comment démontrer, par la composition même, que le singe est le reflet de l’homme.



Un singe ambitieux

1703 Sechszehnerpfennig Berne frappe par Schattenkabinett von Jugendlichen, Ausseren Stand
IMITAMVR QVOD SPERAMVS
Monnaie frappée par l' »Äusseren Stand » de Berne, 1703

L’« Äusseren Stand » était une sorte de shadow cabinet composée de jeunes gens souhaitant jouer plus tard un rôle politique, ce qu’exprime la devise : « nous nous contentons d’imiter ce que nous espérons (les fonctions que nous espérons exercer plus tard dans l’État) » [50]


Sebastian Brant La nef des fous 1494
Sebastian Brant, La nef des fous, 1494

Le sujet pastiche cette gravure de Sébastien Brandt, dans laquelle la folie consiste à ne pas s’en remettre à la providence divine :

Celui qui veut une récompense imméritée
S’appuie sur un roseau fragile
Et avance comme le crabe.

Wer unverdienten Lohn will sehn,
Auf einem schwachen Rohr bestehn,
Deß Anschlag wird auf Krebsen gehn.

Dans l’allégorie bernoise, le singe assis à l’envers regarde en fait dans le sens de la marche, ce qui signifie qu’il est le contraire d’un fou.



1703 Sechszehnerpfennig Berne frappe par Schattenkabinett von Jugendlichen, Ausseren Stand schema
L’image fonctionne comme une autopromotion et un éloge de l’Äusseren Stand : le Singe combiné au Miroir (l’Imitation au carré) conduisent à la Rose épanouie (« ce que nous espérons »).


Un singe ivrogne

Joseph Goupy The Charming Brute caricature de George Frederick Handel, 1740-50 Fitzwilliam Museum
The Charming Brute, caricature de George Frederick Haendel en verrat
Joseph Goupy, 1740-50, Fitzwilliam Museum

Alors qu’ils étaient auparavant associés, le peintre et le musicien se brouillèrent, d’où cette caricature féroce, où Haendel est représenté en goret cerné par des victuailles .La raison de la brouille serait la suivante :

Haendel, alors que « sa situation était moins prospère qu’elle ne l’avait été », invita Goupy à dîner mais l’avertit que le repas serait nécessairement « simple et frugal ». Après le dîner, qui s’était déroulé comme il en avait « prévenu son invité », Haendel quitta la pièce. Pendant sa longue absence, Goupy pénétra dans une arrière-salle attenante et.. vit son hôte assis à une table couverte de ces friandises qu’il avait regretté de ne pas pouvoir offrir à son ami ». Goupy aurait quitté la maison « enragé… » Cité par Ellen T. Harris [51].


Joseph Goupy - 1749-50 The True Representation and Character caricature of George Frederick Handel (detail)
The True Representation and Character
Joseph Goupy, 1749-50, caricature de George Frederick Handel (détail)

La gravure publiée vers la fin de la décennie ajoute plusieurs détails qui éclaircissent ce que Goupy reproche à Haendel – moins une supposée gloutonnerie qu’un égoïsme pathologique :

« La combinaison dérangeante d’un âne vocalement inspiré, d’une chouette qui urine sur son visage et de décharges de canon assourdissantes pousse encore plus loin la visée originale de Goupy : rien au monde ne peut perturber l’égoïsme monstrueux de Haendel. » Ilias Chrissochoidis [52]

Le rôle du singe est également clarifié : il a été remplir son verre dans le tonneau derrière lui, mais se garde bien de l’offrir à son maître, se contentant de lui renvoyer son visage dans le miroir. Personne ne veut plus trinquer avec Haendel, même pas son singe !


Anonymous, 'The Charming Brute caricature de George Frederick Handel, 1754
The Charming Brute
Anonyme, caricature de George Frederick Haendel, 1754

Dans cette dernière caricature, le singe a disparu mais pas le miroir, désormais tenu par une figure sévère restée dans l’ombre. Cette évolution ainsi que l’inscription « I am myself alone » confirment l’interprétation de Chrissochoidis : il s’agit bien de la caricature d’un égoïste monstrueux.



Des Fables sans images

A la fin du XVIIème siècle, le singe au miroir se réfugie dans des apologues ou des fables aujourd’hui peu connus, et qui pour la plupart n’ont jamais été illustrés.

Le singe déçu par sa laideur

La plus ancienne mention de cette histoire est un poème en allemand d’un manuscrit de Colmar, en 1589 [53].

Elle est résumée ici en une phrase :

« Le singe, en voyant son hideux facies dans un miroir, le brise et le repousse avec indignation » Jean de Havre, 1627 [54]


L’idée se développe dans la fable de Gardien, « Le singe et le miroir », en 1676 [55]. Pour le punir d’avoir cassé le miroir, le singe finit par être fouetté et attaché à un billot, avec pour moralité :

« L’amour propre est violent
Brisons son intempérance. »


En 1778, le père Desbillons en tire une fable en latin dans le style d’Esope, dont voici la traduction :

Un Singe, qui ne se connoissoit pas lui-même, et qui se croyoit un joli personnage, ici vit son portrait représenté dans un Miroir fidèle. Persuadé qu’il n’y a rien de commun entre lui et cette image, il s’amuse à la considérer : il rit, il plaisante, il fait mille railleries piquantes contre cette impertinente figure, et loue la main de l’artiste qui l’a si bien représentée. Tu ne te connois donc pas ? lui dit quelqu’un. Ce portrait est le tien. Alors le Singe, forcé de se rendre à la triste voix de la vérité, se met à blâmer le Miroir dont il venoit de faire l’éloge.
Quiconque connoît bien le caractère des fables, et sait que ce sont autant de miroirs placés devant nous, comprendra ce que celle-ci nous enseigne. [56]



Le singe qui ne veut pas voir sa laideur

C. F. Gellerts Fabelen en vertelsels, in Nederduitsche vaerzen gevolgd. Derde deel (1774), Pieter Meijer, Amsterdam aLe Singe, C. F. Gellerts, Fabelen en vertelsels, in Nederduitsche vaerzen gevolgd. Derde deel 1774, Pieter Meijer, Amsterdam C. F. Gellert Le singe jpgExtraits des oeuvres de Mr Gellert: contenant ses apologues, ses fables et ses histoires, 1768

Refusant de se trouver laid en comparaison de l’enfant, le singe finit par souffler de la buée sur le miroir.

Moralité :

A la place du miroir mettez la vérité; elle montre au sot sa sottise: mais le sot, qui n’aime pas à se voir, met au devant des préjugés, des raisonnemens gauches, des Apologies tirées de l’exemple : cela fait, il ne s’y voit plus distinctement, et il se persuade qu’elle est obscure. [57]


1955 fable Ivan Krylov, Miroir et Singe1955 Bazhenov.1961 fable Ivan Krylov, 1816 Miroir et SingeBazhenov, 161

Ivan Krylov, Le Singe, Le Miroir, et l’Ours , Fable publiée en 1816

Cette fable russe développe d’une autre manière la même idée : le singe prend l’ours à témoin pour se moquer de ce visage affreux dans le miroir : « Je me pendrais tout de suite si j’avais avec cette image la plus légère ressemblance ». Ne vaudrait-il pas mieux mon cher, regarder à nouveau ?  » conseille l’ours, mais en vain.

Moralité : cette histoire ne vexera personne, car chacun s’exclut de ce qu’il critique.


A noter que la même fable sera réinventée en France par Jean-Baptiste-Antoine Georgette Dubuisson Vicomte de La Boulaye, dans un volume posthume paru en 1857 [58].


Même savant, un singe reste un singe

Concluons ce parcours classique par un aphorisme assez connu de Lichtenberg :

Un livre est un miroir. Si un singe s’y regarde, ce n’est pas l’image d’un apôtre qui apparaît.

Ein Buch ist wie ein Spiegel, wenn ein Affe hineinguckt, so kann freilich kein Apostel heraus sehen.

Lichtenberg, Über Physiognomik, wider die Physiognomen, 1778



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Références :
[1] H. W. Janson, Apes and Ape Lore in the Middle Ages and the Renaissance
[47] Stephen John Campbell, Stephen L. Campbell, The Cabinet of Eros: Renaissance Mythological Painting and the Studiolo of Isabella D’Este, p 144 https://books.google.fr/books?id=z_GBq346SKIC&pg=PA144
[47a] Ascanio Condivi « Vita di Michelangelo Buonarroti scritta da Ascanio Condivi suo discepolo » p 26 https://books.google.fr/books?id=YQsW5HEVOwEC&pg=PA26
[48] Erwin Panofsky, « Studies in iconology; humanistic themes in the art of the Renaissance » p 195 https://archive.org/details/studiesiniconolo00pano/page/195/mode/1up
[50] https://de.wikipedia.org/wiki/%C3%84usserer_Stand
Sur la monnaie, voir :
Dieter Plankl und Daniel Schmutz: Nachträge und Ergänzungen zu den Sechzehnerpfennigen und Medaillen des Inneren und Äusseren Standes von Bern. In: Schweizer Münzblätter, Bern, Nr. 199 (2000), S. 43–50
https://www.e-periodica.ch/cntmng?pid=smb-001%3A2000%3A50%3A%3A394
[51] Ellen T. Harris « Joseph Goupy and George Frideric Handel: From Professional Triumphs to Personal Estrangement » Huntington Library Quarterly, Vol. 71, No. 3 (September 2008), pp. 397-452 https://www.jstor.org/stable/10.1525/hlq.2008.71.3.397
[52] Ilias Chrissochoidis « Handel, Hogarth, Goupy: Artistic Intersections in Early Georgian England », Early Music, Vol. 37, No. 4 (Nov., 2009), pp. 577-596, Oxford University Press https://www.jstor.org/stable/40390821
[53] Karl Bartsch « Meisterlieder der Kolmarer Handschrift », p 259 https://www.digitale-sammlungen.de/de/view/bsb10737606?page=287
[54] Jean de Havre, La citadelle de la vertu 1627 trad Stephane Mercier https://books.google.fr/books?id=ScxRBwAAQBAJ&pg=PA118
[55] Thomas Amaulry, Mercure galant, dédié à Monseigneur le Dauphin, Volume 20, , 1679, p 172 https://books.google.fr/books?id=soitXgCBcUsC&pg=PA172
[56] Fables du Père Desbillons: traduction nouvelle, Volume 1 Fable II https://books.google.fr/books?id=5RYUKHWBgqAC&pg=PA5
[58] Fables et poésies diverses / par M. le Vte de La Boulaye, 1857, p 12 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6471597f/f100

6 Dans les temps modernes

24 juin 2023

A l’époque moderne, le singe au miroir oublie le passé et se réinvente dans des significations nouvelles.

Article précédent : 5 A l’époque classique

1800-01 Kitagawa_Utamaro_-_Monkey_and_Tiger Bristol Museum and Art Gallery
Singe et Tigre
Kitagawa Utamaro, 1800-01, série Seventh-sign Matches in the Floating World, Bristol Museum and Art Gallery

Une jeune femme et son amant regardent les grimaces du singe dans le miroir, tandis que l’amant s’appuie sur un paravent décoré par un tigre. La scène est un prétexte pour confronter deux animaux du Zodiaque japonais, mais aussi l’image peinte et l’image reflétée : le singe peut s’amuser parce que le tigre n’est présent dans la pièce que par son image.

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1803 Le calculateur ou le negociant anglois Musee Carnavalet_
Le calculateur ou le négociant anglois, 1803, Musée Carnavalet

Cette estampe fait partie d’une série de caricatures anti-britanniques réalisées en 1803, suite à la déclaration de guerre de Napoléon à l’Angleterre. On y voit un négociant anglais dont les recettes fondent suite aux « progrès de l’industrie française ». Son magasin est vide, il en est réduit à rêver à une poitrine de femme tandis que son singe, retenu par une chaîne, est son seul client.



Le singe docteur

Historischer Kalender, oder der Hinkende Bott, auf das Jahr Christi 1832. Bern, bey Carl Stämpfli. Affendoktor

Historischer Kalender, oder der Hinkende Bott, auf das Jahr Christi 1832. Carl Stämpfli, Berne

Un homme a un grave ulcère à la gorge, et les médecins sont impuissants. Alors qu’il gît là, à moitié mort, ses serviteurs commencent à voler ses objets de valeur. Le singe assis à côté du lit s’en aperçoit. Et comme c’est la nature des singes d’imiter tout…, il veut aussi avoir quelque chose. Il prend alors la perruque poudrée du monsieur, se la met sur la tête, se place devant le miroir et fait des gestes si étranges que le mourant éclate d’un rire violent : son ulcère éclate et il est sauvé. Ce qu’aucun médecin ne pouvait faire, un singe a pu le faire. [58a]



Le singe qui se rase

Dans les singeries du XVIIème siècle, on voit souvent un singe déguisé en barbier pour raser un chat, ou un autre singe. Mais dans la réalité, le singe paraissait trop stupide pour cette tâche spécifiquement humaine.

Relief_Hauswappen_Freiherr_von_Weichs,_Wappen_mit_zwei_Affchen_–_1823,_am_Haus_Ratinger_Strasse_1_an_der_Seite_zur_Liefergasse,_Dusseldorf-Altstadt
Armoiries du baron von Weich, 1823, coin de la Liefergasse et de la Ratingerstrasse, Düsseldorf

On dit que le baron von Weich, qui habitait là vers 1700, buvait souvent à l’excès, et que ses animaux de compagnie, deux singes, l’imitaient. Excédé, il se place un jour devant les singes et se rase la gorge encore et encore : avec la conséquence fatale qu’on devine pour les animaux.

La plaque gravée, sous le blason, tire la moralité de l’histoire :

« Les singes séduits par l’art du rasage de Weich sont morts quand ils ont eux-mêmes manié le rasoir. Parce que mimer est un tourment, Weich a mis les deux dans son blason. »


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'Thomas Bewick A General History of Quadrupeds, Published by T. Bewick, Longman and Co. Printed by Edward Walker, Newcastle Upon Tyne, 1791 p 438
Thomas Bewick, « A General History of Quadrupeds », Published by T. Bewick, Longman and Co. Printed by Edward Walker, Newcastle Upon Tyne, 1791 p 438. [59]

L’image d’un singe assez humain pour se raser lui-même devant un miroir semble remonter au grand naturaliste anglais Thomas Bewick, à la fin du XVIIIème siècle.

Il s’agit d’une fantaisie de bas de page (après l’article Tamarin), sans rapport avec le texte de cet ouvrage savant.


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Il est possible que cette vignette ait été la source lointaine de la nouvelle de Poe, Double assassinat dans la rue Morgue (1841). La plupart des illustrateurs choisiront de représenter la scène la plus dramatique, un singe effrayant armé d’un rasoir.


1910 Illustration Armand Masson Contes etranges Edgar Allan Poe Assassinat de la rue Morgue 1910 Illustration Armand Masson Contes etranges Edgar Allan Poe Assassinat de la rue Morgue B

Illustrations d’Armand Masson pour Double assassinat dans la rue Morgue, dans Contes étranges d’Edgar Allan Poe, 1910

Armand Masson est le seul à montrer les deux temps de l’histoire et la racine du meurtre :

« Un rasoir à la main et toute barbouillée de savon, elle (la bête) était assise devant un miroir, et essayait de se raser, comme sans doute elle l’avait vu faire à son maître en l’épiant par le trou de la serrure ».

« Quand le matelot regarda dans la chambre, le terrible animal avait empoigné madame l’Espanaye par ses cheveux qui étaient épars et qu’elle peignait, et il agitait le rasoir autour de sa figure, en imitant les gestes d’un barbier. »

On comprend alors toute la nouvelle repose sur deux scènes de regard, qui se répondent en s’inversant, de manière spéculaire :

  • le singe épie le matelot qui maîtrise son rasoir,
  • le matelot épie son singe qui déchaîne son rasoir.

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1930 ca carte postale
Carte postale allemande, vers 1930

Le ressort comique tient au miroir tenu par la queue du petit singe, trop petit pour que le grand singe s’y voie : tout le reste est parfaitement humain.



Le singe libéré

Singe se regardant dans un miroir, d'apres un tableau de Alexandre Gabriel Decamps 1843 Singe se regardant dans un miroir, d'apres un tableau de Alexandre Gabriel Decamps

Singe se regardant dans un miroir, d’après deux tableaux de Alexandre Gabriel Decamps, 1843

Réalisées dans sa veine de « peintre des singes », ces deux toiles de Decamps nous montrent l’animal ayant brisé sa chaîne, cassé ou dérangé des objets, et stoppé dans son déchaînement bestial par la découverte confuse de sa conscience.


Decamps, Liberte (Françoise Désiree) fille du peuple, née à Paris le 27 juillet 1830 , La Caricature, 3 mars 1831, pl. 36
Decamps, « Liberté (Françoise Désirée) fille du peuple, née à Paris le 27 juillet 1830 », La Caricature, 3 mars 1831, pl. 36

Juste après 1830, Decamps s’était fait connaître par plusieurs caricatures qui prenaient la défense de la Liberté [60], tout en évitant de critiquer directement Louis-Philippe : il encourage ici le nouveau Roi à lâcher les brides que tiennent encore les réactionnaires.

Réalisé sous la monarchie de Juillet, le singe au miroir reflète toutes les incertitudes de l’époque vis à vis du déchaînement des forces populaires, et semble poser la même question que Victor Hugo à propos de la Révolution de 1830 :

« Comment as-tu donc fait, ô fleuve populaire,
Pour rentrer dans ton lit et reprendre ton cours »


Faustin 1871 Le singe. S'apercevant enfin qu'il n'était que l'affreux singe du grand homme Singe se regardant dans un miroir, d'apres un tableau de Alexandre Gabriel Decamps 1843

Le singe. S’apercevant enfin qu’il n’était que l’affreux singe du grand homme
Faustin, 1871

A la chute de Napoléon III, Faustin réutilisera le thème du singe déchaîné qui retrouve la conscience dans cette image féroce de Napoléon le Petit, caricature du grand.



L’alter-ego de l’Homme

1874 The London Sketch-Book lithograph by F. Betbeder Charles_Robert_Darwin
Le Professeur Darwin
Lithographie de F. Betbeder, 1874; The London Sketch-Book

Les caricatures de Darwin en singe sont banales [60a], mais celle-ci est d’un humour assez corrosif : sous l’autorité de deux citations de Shakespeare, le Professeur Darwin enseigne sa théorie à un singe, lequel dénie avec effroi (paume en avant, cheveux dressés) toute ressemblance avec l’Homme.

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Les Lauri Lauri’s

Il s’agit d’un troupe d’acrobates anglais qui se produisit à plusieurs reprises à Paris durant une bonne partie du XIXème siècle.


1883 4 aout Lauri Lauris Le Monde illustre Chatelet
La féérie Peau d’Ane au Chatelet, Le Monde illustré, 4 août 1883

Leur prestation la plus marquante est celle de 1883 au Châtelet, relatée par plusieurs journaux :

Chatelet – Peau d’Ane, féerie en 1 actes et 30 tableaux

« Enfin, la série des acrobaties vertigineuses des Lauri-Lauri’s, laquelle n’occupe pas moins de cinq tableaux consécutifs, n’a pas cessé un instant d’exciter la curiosité du public, et contribuera pour une large part à la vogue de la nouvelle féerie de Peau d’Ane. On se demande comment le singe (M. Lauri), dont la poursuite constitue l’intrigue de la pantomime, ne meurt pas réellement de fatigue, après une course folle de culbutes et de sauts périlleux, au lieu de succomber pour rire et d’être même mis en morceaux. En effet, sans un seul instant d’arrêt, ce singe va, vient, saute, glisse, s’aplatit, rebondit, tantôt à travers un carosse fantastique, admirablement machiné, tantôt du haut en bas d’un arbre, puis d’une maison, et cela à la barbe des deux gendarmes qui le poursuivent ; il disparaît au plafond de la salle à manger de Croquignolet, puis reparait sur le plancher, et tout cela en un clin d’oeil; il s’élance même dans la salle, et fait le tour du balcon sous les yeux des spectateurs ébahis. » Officiel-artiste, 19 juillet 1883

« Ainsi, dans une féerie jouée au théâtre du Châtelet, dans Peau-d’Ane, un gymnaste remarquable, M. Lauris jeune, dans le rôle du singe, exécutait un saut de ce genre. A un moment donné le singe était saisi, posé sur une table et coupé en morceaux, puis ces morceaux étaient jetés pêle-mêle dans une sorte de grand baquet; tout à coup on voyait le singe vivant sauter de ce baquet à une hauteur prodigieuse et retomber sur la scène en faisant des gambades. L’explication de ce truc est simple, le découpage de l’animal avait lieu grâce à la substitution rapide d’un mannequin au singe vivant, le fond du baquet communiquait avec une trappe; c’est dans celle-ci que disparaissaient les morceaux du mannequin, et c’est par elle également que, projeté par un puissant appareil à contre-poids, M. Lauris, toujours sous les traits du singe, bondissait sur la scène. »
Guyot-Daubès « Les hommes-phénomènes : force, agilité, adresse : hercules, coureurs, sauteurs, nageurs, plongeurs, gymnastes, équilibristes, disloqués, jongleurs, avaleurs de sabres, tireurs » 1885


1884 juillet LES LAURI LAURI'S EDEN-THEATRE JACKO C. LAURI JUNIOR Musee Carnavalet
LES LAURI LAURI’S, EDEN-THEATRE, JACKO (C. LAURI JUNIOR)
Juillet 1884, Musée Carnavalet

Capitalisant sur ce succès, la troupe revient l’été suivant à l’Eden-Théâtre, dans un spectacle probablement plus modeste : il est douteux néanmoins que cette scène d‘introspection simesque ait fait partie des acrobaties.

Plutôt que de représenter un festival de cabrioles, l’affichiste se sert très intelligemment du fait que tout le monde sait bien qui joue le rôle de Jacko, pour se focaliser sur ce qui trahit l’Homme sous la fourrure : le Miroir et la Pomme.



Un même victorien : le singe des savons Brooke

Science Museum Group Collection (c) The Board of Trustees of the Science Museum Londres
Cette marque de savon fondée vers 1886 à Philadelphie [61] est connue pour ses publicités très inventives, confinant parfois au surréalisme. Son logo, qui apparaît sur l’emballage, récupère le vieux thème du singe au miroir…


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Publicité pour les savons Brooke, 1886

…lequel est en fait une poêle parfaitement récurée.


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Publicité pour les savons Brooke, 1886

Dès le départ, la marque martèle son slogan « Won’t wash clothes », sous-entendant astucieusement que le miraculeux savon pourra laver tout le reste : cette technique osée de publicité négative anticipe la célèbre campagne pour le lancement de la Coccinelle en 1946 (« Elle est moche mais vous conduira à bon port »).

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Publicité pour les savons Brooke, 1886

Dès le départ également, la marque joue avec le second degré, avec ce dialogue volontairement SHOCKING :

  • La cliente : Oh, Mr Pickles, avez-vous lu dans le journal que 100 000 turcs nettoient la frontière avec la Grèce ?
  • Le droguiste : Oui madame, avec le savon Brooke. Il est bon pour le marbre, la peinture, la vaisselle… Il récure et polit tout. Tout le monde s’en sert. SAUF POUR LES VETEMENTS.


Brooke_s_Monkey_Brand_Soap Graphic 4 juin 1887
Publicité pour les savons Brooke, 4 juin 1887

Dans le même second degré, la marque récupère la controverse darwinienne pour se proclamer « le chaînon manquant dans la propreté de la maison ».


1887-05-14 The grand old tune NYPl digital
14 mai 1887, NYPl digital

Ici la marque s’amuse de son propre matraquage, « La bonne vieille rengaine » (The grand old tune). Elle s’inscrit dans le patrimoine culturel en faisant témoigner une « Joyeuse commère » : « Ces BROOKE’S sont les bienvenus ». L’ image se justifie par le fait que les joueurs d’orgue de Barbarie possédaient souvent un singe qu’ils faisaient danser.


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Publicité pour les savons Brooke, 1887

Tout en se recommandant des plus hautes autorités médicales ou journalistiques, le singe armé de sa poêle enjambe la palissade pour une proclamation libératoire :

Pas de saleté ! Pas de poussière ! Pas de gaspillage ! Pas de peine !
Simple ! Rapide ! Propre ! Pas cher !


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Publicité pour les savons Brooke, 1887

L’histoire du singe échappé et stoppé net par son reflet sert ici de parabole de la libération des tâches ménagères, comme si la cuisine s’était récurée toute seule.


Brooke_s_Monkey_Brand_Soap The Graphic, 5 avril 1890
The Graphic, 5 avril 1890

Plus réaliste, cette image supprime le singe tout-puissant et remet la servante à l’ouvrage en promettant qu’« elle fera en une heure le travail d’une journée », ce qui lui donnera d’autant plus de temps pour son service (remarquer les sonnettes en haut à droite).

Ces images révèlent à la fois l’obsession victorienne pour la brillance universelle – dont l’idéal est le miroir – et ses tabous : comment représenter la domesticité sans montrer l’image inconvenante d’une femme qui travaille ? Le singe, à la fois domestique et inspecteur de propreté, jouissant de celle-ci sans jamais mettre la main à l’ouvrage, tantôt à poil et tantôt sapé comme un milord, sera suffisamment agile pour se frayer un chemin, durant une vingtaine d’années, parmi les contradictions d’une société en crise [61a].


Brooke_s_Monkey_Brand_Soap magazine The Graphic du 31 may 189031 mai 1890 Brooke's_Monkey_Brand_Soap_advert The Graphic - Christmas 1892Noël 1892

Magazine The Graphic

La figure sympathique du singe a l’avantage de se mettre les enfants dans la poche, tout en évitant de se demander qui a fait briller la maison.


Brooke's_Monkey_Brand_Soap_advert 1889 ca BL
Vers 1889, British Library

La marque possède une capacité étonnante à ressusciter des images enfouies dans les tréfonds de la mémoire collective : en prétendant être capable de faire briller la Terre autant que la Lune fait briller le ciel, elle retrouve une antique association entre l’humeur des singes et la Lune :

« On assure que les singes qui ont une queue sont tristes au décours de la lune, et se réjouissent lorsqu’elle est nouvelle. » Pline, Histoire naturelle, Livre VIII, LXXX


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1894

Le singe mégalomane confirme ici sa vocation cosmique…


Brooke's_Monkey_Brand_Soap_advert The illustrated London News 23 jan 1892
The illustrated London News, 23 janvier 1892

… voire carrément pataphysique : cette publicité place le nettoyage des brosses et des palettes sous le patronage du « génie de la Brillance répandant la foi en le Savon Brookes ». Multipliées par la corne d’abondance, les poêles-palettes témoignent de la promotion du singe en angelot.


Brooke_s_Monkey_Brand_Soap 18891889 Brooke's_Monkey_Brand_Soap_advert 18991899

Les concepteurs n’ont pas manqué d’exploiter la vieille symbolique du Singe et de la Peinture.

La première image reste sage : le modèle fait des bêtises pendant que le maître s’assoupit.

Dix ans plus tard, déclinée au féminin, l’image devient carrément subversive, en sous-entendant que la maîtresse est amoureuse de son singe.


Brooke's_Monkey_Brand_Soap_advert The illustrated London News 19 mai 1900
The illustrated London News, 19 mai 1900

Concluons par cette image véritablement platonicienne , qui place « du côté terne des choses » la poêle et son reflet, et du côté brillant le Singe idéalisé, gentleman tiré à quatre épingles qui exige la Perfection.



Après le Savon au singe

L’omniprésence de l’image dans le monde anglo-saxon a fini par déborder ailleurs.

1901 Paul Roloff, Titelseite, Der Affenspiegels, 1. Jahrgang, Nr. 10,
Paul Roloff, 1901, Der Affenspiegels, 1. Jahrgang, Nr. 10

Cette revue satirique allemande prend pour titre Le Miroir du singe, mais l’image ne figure qu’une seule fois, pour le premier anniversaire de la revue [62], avec le dialogue suivant :

  • Ce sont de bien mauvaises créatures qu’on voit dans le miroir.
  • Non, mon vieux, c’est seulement le reflet de la vie.
  • Dös san ja ganz gemeine Viecher, die ma in dem Spiegel siecht
  • Hm, Oller , Alles nur kopieen aus dem Leben



sb-line

1911

« So sieh’ste aus », (Voici à quoi tu ressembles) carte postale, 1911

L’idée de se moquer de celui qui recevra la carte ressurgit périodiquement…


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Carte postale 1950
Cartes postales humoristiques

… et se décline pour l’un et l’autre sexe.

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Nicolson, n° 1 de Fillette 21 octobre 1909
Le Singe et la Psyché
Nicolson, N° 1 de Fillette, 21 octobre 1909

Comment expliquer plaisamment aux enfants que le singe n’a pas de conscience.


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1916 Pour les beaux yeux du Kaiser , illustration from The Kaiser's Garland by Edmund J. Sullivan, pub« Pour les beaux yeux du Kaiser » 1916 The Decking of Kultur, illustration from The Kaiser's Garland by Edmund J. Sullivan, pubThe Decking of Kultur ( la parure de la Kultur)

Edmund J. Sullivan, 1916, illustrations pour The Kaiser’s Garland [63]

Le miroir frappé de l’aigle impérial reflète aussi bien le Kaiser, courtisé par des babouins serviles, que la monstrueuse Kultur, peignée et parfumée par son maître-coiffeur.



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1924 Buffon choisi, Benjamin Rabier p 37 gallicaBenjamin Rabier, 1924, illustration pour « Buffon choisi », p 37, Gallica

Pour illustrer l’article Singe, Benjamin Rabier a choisi une scène qui ne figure pas dans le texte de Buffon. Dans cet intérieur orthogonal, encagé entre son reflet dans le miroir et celui des carreaux sur le vase, le petit singe hirsute se demande ce qu’il fait là.


Références :
[60] Gerhard Schneider, « L’allégorie de la liberté dans La Caricature (1831-1834) » dans  » LA CARICATURE ENTRE RÉPUBLIQUE ET CENSURE » https://books.openedition.org/pul/7889
[61a] Sur les arrière-plans économiques et sociologiques du savon en général et du singe, au miroir en particulier, voir McClintock, Anne and George Robertson. Soft-soaping empire: Commodity racism and imperial advertising. In Travellers’ Tales: Narratives of Home and Displacement (1994)
https://web.archive.org/web/20180409040030/http://www.ym.edu.tw/hss/vca_reader/7/7-1.pdf

Un pendant de Caravage, et autres histoires de gants

11 mars 2023

Cet article regroupe, autour de deux oeuvres de Caravage, quelques autres tableaux où le gant joue un rôle-clé, passé totalement inaperçu.

Un gant prétentieux, chez Dürer

Durer autoportait 1498 (Prado,_MadriAutoportrait, Dürer, 1498, Prado

Lorsque Dürer âgé de vingt six ans se représente en riches habits, devant une fenêtre dominant le monde, c’est dans la pose des clients habituels de ce type de portrait flatteur : les riches marchands ou les nobles Les montagnes rappellent son récent voyage en Italie tandis que ses mains gantées, juste en dessous du monogramme déjà célèbre qu’il a inventé l’année précédente, nous transmettent un triple message :

  • je suis un peintre si habile que je peins mes mains sans les voir (sur le problème de la main droite dans les autoportraits, auquel Dürer lui-même s’était heurté dans ses débuts, voir 1 L’index tendu : prémisses ) ;
  • mes mains sont si précieuses que j’en prends soin ;
  • mon commerce est si florissant que je suis proche de ceux qui n’ont pas besoin de travailler de leurs mains.


Durer autoportait 1498 (Prado,_Madri Portrait d'un sculpteurPortrait d’un sculpteur, anonyme italien, 1560-1600, Louvre, (c) RMN photo Tony Querrec

A contrario, ce portrait de la fin du siècle suivant, doublement anonyme quant au modèle et à l’auteur, véhicule un message inverse : voyez mes mains burinées de sculpteur, capables de vaincre la matière.

Tandis que Dürer proclame son destin exceptionnel (voir Dürer et son chardon), l’artiste anonyme ne revendique qu’une fierté professionnelle.


Des gants sophistiqués, chez Titien

Titien 1510 ca Homme au beret rouge Frick collectionL’Homme au béret rouge, Titien, vers 1510, Frick collection Titien 1520 ca Homme au gant LouvreL’Homme au gant, Titien, vers 1520, Louvre

Personne ne sait pourquoi ces deux jeunes gens portent ostensiblement un gant déchiré à la main gauche. La fourrure luxueuse de l’un, la chevalière et le collier d’or de l’autre, disent assez qu’il ne s’agit pas de dèche ou de triche, mais au contraire d’une marque supérieure d’élégance : un peu comme nos jeans troués disent à la fois la négligence volontaire, la revendication d’être unique et une forme de liberté sexuelle.



Tizian_079

La sophistication se lit dans les trois accrocs délibérés au decorum :

  • le crevé qui laisse voir la vrai peau ;
  • la découpe du haut, qui permet un double retournement, montrant la face cachée du gant, puis la masquant, puis la montrant à nouveau ;
  • l’index incomplètement rempli.

Il faut être très prudent avec le fétichisme du gant à la Renaissance, bien plus élaboré que la thématique simpliste de l’index phallique et du gant vaginal :

« A la Renaissance, l’obsession n’est pas tant que les hommes aient des pénis et les femmes non. mais plutôt que les hommes comme les femmes ont des langues, des bouches, des pieds. Les hommes comme les femmes se constituent à travers des présences et des absences. Et les amants masculins s’imaginent à plusieurs reprises comme les formes creuses (colliers, chaussures, chemises, gants) dans lesquelles entre la femme aimée. » ( [0a], p 128 )


L’idée de seconde peau amovible, mais aussi de paire séparable (donner un gant et garder l’autre) ouvrent un large champ de possibilités symboliques, qui ont dû être diversement exploitées et comprises selon les lieux et les époques.


Dans le cas des deux portraits de Titien, le fait qu’il s’agisse de deux très jeunes gens, à la moustache à peine naissante, suggère une thématique chevaleresque : les deux portent jusqu’à l’usure un cadeau d’amour, en gage de fidélité à leur dame.


Des gants louches, chez Cariani (SCOOP !)

giorgione av 1510 Portrait d'un archer National Galleries of Scotland glasgowPortrait d’un archer
Attribué à Giorgione, avant 1510, National Galleries of Scotland, Glasgow
Cariani-1510-1520-Portrait-of-a-Young-Man-with-a-Green-Book-Fine-Arts-Museums-of-San-FranciscoPortrait d’un jeune homme au livre vert, Cariani 1510-1520 , Fine Arts Museums of San Francisco

Chez le jeune homme de Giorgione, le gant coupé au pouce et au majeur l’identifie comme un archer, dont la main droite doit ressentir la tension de la corde. Le pouce qui se reflète sur la cuirasse est un effet d’optique à la mode (voir 4 Reflets dans des armures : Italie), mais aussi un paradoxe sur l’idée de pénétration : la cuirasse arrête la flèche mais laisse passer le reflet.

Le gant du jeune homme de Cariani est en revanche un mystère : le majeur est coupé, mais on ne voit pas le pouce. S’il avait existé un type de gant spécifique pour la lecture, c’est l’index qui devrait être laissé nu, pour pouvoir feuilleter les pages. On en est réduit à conclure que ce jeune homme austère porte discrètement un gant d’archer, ce qui le classe parmi ceux qui décochent les flèches. Son regard rêveur s’échappe du livre vert, couleur du printemps et de l’espérance : la caractérisation de l’amoureux se précise.


En aparté : le majeur tendu

Le geste du majeur tendu est très souvent un geste grivois.


Lucas_van_Leyden_-_The_Card_Players_1520 ca Thyssen Bornemisza madridLes joueurs de carte
Lucas de Leyde, vers 1520, Musée Thyssen Bornemisza, Madrid

Comme l’a montré Antonella Fenech Kroke ([0c], p 178), la partie de carte, que le jeune homme est en train de gagner avec son roi de pique, a aussi une signification érotique : le vieil homme a perdu la jeune femme. Le majeur de celle-ci, tendu vers le gagnant, symbolise l’objet victorieux auquel répond, côté jeune homme, le rond que forment le pouce et l’index.



Cariani 1510-1520 Portrait of a Young Man with a Green Book, Fine Arts Museums of San Francisco detail Titien 1510 ca Homme au beret rouge Frick collection detail

Il est donc probable que l’index dénudé du jeune homme, caressant le cuir du livre ouvert, est une revendication virile, plus originale que celle de l’Homme au béret rouge de Titien manipulant la garde de son épée.

Giovanni_Cariani_-_Seduction_1515-16 ErmitageSéduction, Giovanni Cariani, 1515-16, Ermitage

Le sujet grivois de ce tableau est ici patent : la bourse du vieux se répand sur le parapet, les arrière-pensées de la courtisane s’incarnent dans la figure hideuse du bas-relief. La main qui vient de jeter la bourse se pose aussi sur la manche de la fille, matérialisant la transaction.

Les deux boules – un miroir qui ne reflète que les mains avides de la fille, un oculus montrant des nuages – synthétisent les deux caractères : l’une terrestre et opaque, l’autre lunaire et chimérique.


Giovanni_Cariani 1519-_Sette_Ritratti_Albani_(Seven_Albani_Portraits)_-coll partSept portraits de la famille Albani (Le salon des courtisanes)
Giovanni Cariani, 1519, collection particulière

Il ne fait plus guère de doute que ce septuple portrait relève lui-aussi de la scène de genre libidineuse, et non du portrait de famille. Les quatre ou cinq femmes sont des courtisanes et les deux ou trois hommes des clients (le personnage intermédiaire, au visage à demi dans l’ombre, est habituellement considéré comme un homme, ce que dément son étrange boucle d’oreille) .

Chriscinda Henry [0b] a relevé quelques éléments suggestifs :

  • la fille de gauche, à la face lourde, au béret d’homme cachant les cheveux, et tenant son gant dans son dos, adopte ostensiblement une posture masculine ;
  • la fille de droite, à la chevelure blonde caressée par l’homme ganté, tient de sa main demi-gantée un miroir reflétant son corsage : le pouce nu et son reflet dans le miroir forment une sorte de pince, qui titille virtuellement sa poitrine.

On peut en ajouter deux autres :

Giovanni_Cariani 1519-_Sette_Ritratti_Albani_(Seven_Albani_Portraits)_-coll part detailA l’index ganté allongé sur le cadre fait écho la queue bien fournie qui s’étale sur le marbre, laquelle renvoie au manche dressé de l’éventail, tapoté par l’index nu.


En aparté : l’écureuil phallique

Hieronymus Hopfer d'apres Jacopo di Barabari 1500-50 Famille de satyre British MuseumFamille de satyre, gravure de Hieronymus Hopfer, d’après Jacopo di Barabari, 1500-50, British Museum

La symbolique phallique de l’écureuil est bien attestée, non seulement à cause de sa queue dressée (qui fait ici écho au satyre) que pour son agilité à se fourrer dans les trous.



Giovanni_Cariani 1519-_Sette_Ritratti_Albani_(Seven_Albani_Portraits)_-coll part detail 2
Plus haut, la courtisane centrale, au corsage transparent, fait un geste d‘effeuillage professionnel, en cachant sa poitrine avec le bout de foulard qu’elle vient de dégrafer.



Giovanni_Cariani 1519-_Sette_Ritratti_Albani_(Seven_Albani_Portraits)_-coll part gants
La grammaire précise de ces gestes nous échappe en grande partie, mais il est clair que l’artiste a voulu enchaîner toutes les possibilités : deux gants, un gant, un demi-gant, pas de gant. Le geste de la courtisane de gauche semble inutilement compliqué : on jurerait que c’est la main droite qu’elle tient dans son dos, mais la position du pouce montre qu’il s’agit de la gauche : le gant qu’elle froisse est donc un gant droit.

On en vient ainsi à se demander si le gant droit qui manque à l’homme caressant les cheveux, n’est pas celui qui se retrouve, comprimé et vidé, dans la poigne de cette maîtresse-femme : probablement l’entremetteuse, à en croire sa riche ceinture  et la lourde chaîne d’or qu’elle porte sur ses épaules.



Un gant galant, chez Gossaert (SCOOP !)

Jan_Gossaert 1530 ca _Portrait_of_a_Gentleman_-_Clark_Art_Institute Williamson mainsLe gentilhomme aux belles mains, Jan Gossaert (Mabuse), vers 1530, Clark Art Institute, Williamson

Le geste est excessivement précieux :

  • la main gauche froisse avec négligence le haut des gants luxueux ;
  • la main droite caresse le bas des doigts en peau de chevreau ou de chamois et les surpasse en finesse.


Un message galant (SCOOP !)

Oter ses gants est un geste de courtoisie qu’adresse au spectateur l’aristocrate au sang et au regard bleu.


Jan_Gossaert 1530 ca _Portrait_of_a_Gentleman_-_Clark_Art_Institute Williamson mains
Mais le bout de son pouce inséré dans le pourpoint rouge semble avoir une signification particulière : si le portrait était destiné à une dame, ne signifierait-il pas : « mon coeur est tout à vous » ?


Jan_Gossaert (atelier) 1534_Lucretia_Clark_Art_Institute WilliamsonLucrèce (recto), 1534, Atelier de Gossaert, Clark Art Institute, Williamson

Ce geste fait un écho discret à celui de Lucrèce dans la grisaille du verso, se perçant le coeur pour échapper au déshonneur : notre gentilhomme se poserait-il ainsi en émule et défenseur de la Vertu romaine ?



Jan_Gossaert (atelier) 1534_Lucretia_Clark_Art_Institute Williamson detailCependant, la noble dame se perce au travers d’une ouverture de sa chemise suggestivement disposée, juste en dessous de ses seins nus, dont elle caresse une aréole.



Jan_Gossaert 1530 ca _Portrait_of_a_Gentleman_-_Clark_Art_Institute Williamson detail
L’emblème du béret montre un autre homme en béret prenant entre ses bras une tour de garde peu efficace, vu la haute porte qui s’ouvre à sa base. Le motto qui l’accompagne n’a pas été compris dans sa dimension humoristique :

QUI PAR TROP EMBRACE EN VAIN SE BRAS LACE Qui trop embrasse, en vain fatigue ses bras

Ce détournement du célèbre proverbe « Qui trop embrasse, mal étreint«  doit se lire en déplaçant la virgule : « Qui trop embrasse en vain, fatigue ses bras ». Et la tour démesurée doit être vue pour ce qu’elle est : un organe prometteur transbahuté par son propriétaire (le toit noir qui la coiffe comme un béret dit bien la continuité entre les deux).

Le gentilhomme au regard d’acier envoie en somme à la dame de ses pensées un message bien éloigné de son apparence respectable :

  • je n’étreins pas mal ;
  • je commence à me fatiguer de vous (m’) embrasser pour rien.


Jan_Gossaert 1530 ca _Portrait_of_a_Gentleman_-_Clark_Art_Institute Williamson mains
Les gants gracieux prennent alors une signification moins altière :

  • la main gauche, formant boucle autour d’un jaillissement de cuir, traduit la situation actuelle : un « embrassement » fatigant.
  • la main droite au pouce furtif caresse le rêve de toute main nue : enfiler le gant.



Des gants éloquents, chez Caravage

La diseuse de bonne aventure et ses deux  versions

Caravage 1594 Fortune teller Musee Capitole RomeVers 1594, Musée du Capitole, Rome (115 cm × 150 cm) Caravage 1595 diseuse de bonne aventure Louvre mainsVers 1595, Louvre (93 cm × 131 cm)

La diseuse de bonne aventure, Caravage

Pour une analyse plus détaillée du sujet, voir La bonne aventure.

Ces deux versions sont aujourd’hui considérées comme authentiques, et un consensus semble désormais acter que la plus ancienne est celle de Rome (les rayons X ont révélé dessous une copie d’une Madone du cavalier d’Arpin, chez qui le jeune Caravage était apprenti).

Vendue à bas prix à l’époque des vaches maigres, la version du Capitole a appartenu au marquis Vincente Giustiniani et a fait beaucoup pour lancer la carrière du jeune artiste. La version du Louvre, d’un format plus petit, a été réalisée un peu plus tard à la demande d’un autre patron de Caravage, le cardinal Del Monte [1]. Une complication est que Del Monte a aussi acquis à un moment donné la première version, comme le prouve son sceau au revers ([1a], p 56) .



Caravage 1594-95 Diseuse schema
Les différences sont minimes, mais significatives :

  • lieu non défini (extérieur rue ?) contre scène d’intérieur (évoquée par l’ombre d’un rideau et du meneau d’une fenêtre) ;
  • scène dynamique (le turban et le buste inclinés de la gitane indiquent qu’elle attire vers elle le garçon) contre scène statique (les deux silhouettes s’inscrivent dans des triangles semblables) ;
  • déséquilibre des sexes (la gitane contrebalance sa taille plus petite par son sourire engageant) contre équivalence de séduction (le garçon au visage de fille lui renvoie la même expression interrogative).

L’espace mal défini et le fond lumineux rappellent l’esthétique théâtrale : Caravage met en scène un moment de commedia del arte, entre deux personnages type : la gitane rouée et le jeune naïf. Le thème précis nous est connu par une description de Mancini, vers 1620 :

«  »La petite bohémienne montre sa fourberie avec un sourire hypocrite en ôtant l’anneau du jeune garçon, et ce dernier montre sa naïveté et son inclination amoureuse pour la beauté de la petite bohémienne qui lui dit la bonne aventure et lui enlève son anneau ». 

La bague à l’annulaire du jeune homme est pratiquement invisible aujourd’hui, mais sa présence a été confirmée lors des restauration.


Caravage 1585-98 Fortune teller Musee Capitole Rome mains Caravage 1595 diseuse de bonne aventure Louvre mains

La première version, aux ongles sales, insiste sur la technique du vol : le majeur de la gitane fait crochet tandis que son index fait semblant de lire les lignes de ma main ; en enserrant fermement la paume de sa victime, l’autre main crée un effet de diversion tactile.

La seconde version, aux ongles luisants, adoucit et dissimule ces gestes : la main voleuse se fait caresseuse et la main complice ne fait qu’effleurer la paume du bout des doigts.


Caravage 1594 Fortune teller Musee Capitole RomeJPG Caravage 1595 diseuse de bonne aventure Louvre detail

Mais la différence qui nous intéresse le plus concerne la main gauche du jeune homme.

« (Caravage) se propose de n’avoir que la nature pour objet de son pinceau… Et, pour donner de l’autorité à ces paroles, il appela une Gitane qui passait sur la rue et la conduisit à son hôtel pour la peindre en train de prédire la bonne aventure, comme en ont l’habitude ces femmes de race égyptienne. Il fit un jeune homme, posant une main gantée sur une épée, et tendant l’autre, découverte, à la femme, qui la tient et l’examine. Et, par ces deux figures en buste, Michele traduisit si fidèlement le vrai qu’il prouva ce qu’il venait de dire » Pietro Bellori [2]

Bellori, qui décrit la seconde version, insiste donc sur le contraste entre la main gantée et armée, et la main nue et sans défense.

Dans la première version, le gant existe aussi mais il est à peine visible, fourré dans la garde compliquée de l’épée, détail caché à découvrir tout comme la bague. Il dénote un certain désordre (où est l’autre gant ?) et une forme de précipitation, voire une perte de contrôle : ce n’est plus le gant qui tient l’épée, mais l’épée qui tient le gant. La poignée tournée vers la jeune fille suggère le désir naissant du jeune homme, de même que le bas retroussé de son manteau .

Dans la seconde version au contraire, celui-ci s’est déganté en gentilhomme, comme il l’aurait fait pour toucher la main d’un ami. La poignée de l’épée, tournée cette fois vers l’arrière, est le signe d’un intérêt sexuel modéré. Et le manteau tombe impeccablement.

Cette évolution entre les deux versions va dans le même sens que les autres :

  • moins de narration dans les gestes (l’histoire est maintenant bien comprise) ;
  • plus de second degré et de decorum.

On peut même soupçonner que le scénario évolue vers une fin ouverte : le jeune gentilhomme aux gants impeccables est-t-il dupe de ce contact plébeïen ? Va-t-il se laisser voler, ou est-il à l’avance amusé par ces manigances ? La féminisation de ses traits et son épée à rebours en font moins une dupe de la guerre des sexes, qu’un alter ego, qui maîtrise les mêmes ruses.


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Les Tricheurs et la question du pendant

Caravage 1595 diseuse de bonne aventure Louvre mainsLa diseuse de bonne aventure, vers 1595, Louvre (93 cm × 131 cm) Caravage 1595 les tricheurs Kimbell Art MuseumLes tricheurs, vers 1595, Kimbell Art Museum (94,2 × 130,9 cm)

Les Tricheurs n’a réapparu qu’en 1987 sur le marché de l’art, portant à l’arrière les traces d’un cachet de la collection Del Monte qui a confirmé définitivement son authenticité. Le jeune homme à la dague tire un trèfle de sa ceinture, sur les indications du complice plus âgé qui lui fait le signe trois (le coup n’a pas été précisément expliqué, faute de savoir de quel jeu de carte il s’agit) [3].


La question du pendant

Les deux tableaux sont mentionnés dans l’inventaire de 1627 de la collection Del Monte, sous les titres Gioco et Zingara, dans la même salle, avec le même cadre noir, la même taille (5 palmes) mais à 5 lignes de distance dans l’inventaire ( [4], p 31, folio 575r). L’hypothèse qu’ils formaient un pendant a été proposée plusieurs fois mais, la palme romaine valant 22 cm, on supposait que cette Zingara était la Diseuse de Bonne Aventure du Capitole (5,22 palmes de haut). Depuis que le Gioco est réapparu (avec 4,27 palmes de haut), on est obligé de constater que les longueurs données dans l’inventaire sont approximatives (ou incluent le cadre) [5]. Si pendant il y a, c’est donc avec La Diseuse du Louvre qu’il faut le constituer. La question se complique encore par le fait que la toile du Louvre a été élargie en haut par une bande de dix centimètres, probablement pour réparer un dégât dû à l’eau de mer, durant le voyage depuis Rome : on peut donc supposer que ce rajout ne fait que restituer l’état initial, et que les deux tableaux étaient bien de même taille (4,27 palmes de haut).

L’hypothèse la plus raisonnable est que Del Monte, ayant acheté les Tricheurs et avant de racheter la Diseuse du Capitole, a demandé à Caravage de peindre une réduction pour constituer un pendant avec les Tricheurs. Si c’est bien le cas, les modifications entre les deux versions devraient avoir eu pour but non seulement d’« améliorer » le tableau comme nous l’avons vu (effets moins appuyés, plus de decorum), mais aussi de faciliter le fonctionnement en pendant de deux compositions qui avaient été conçues séparément. C’est cette idée que nous allons rapidement explorer.


Comment fabriquer un pendant « a posteriori » (SCOOP !)

La tâche était difficile : comment mettre en rapport un couple et un trio ? Un point favorable était la direction identique de la lumière, de gauche à droite, comme souvent.

Première idée : sans modifier substantiellement le fond vide, rajouter l’ombre d’une fenêtre de sorte que les deux scènes se passent en intérieur.

Deuxième idée : puisque les Tricheurs montraient un affrontement entre garçons, féminiser la victime de la gitane pour tendre vers un affrontement de nature féminine, entre deux séductions.



Caravage 1595 Diseuse Tricheurs schema 1

  • Formellement, le plumet crée une correspondance entre le volé et les deux tricheurs (en blanc).
  • L’épée portée à rebours s’oppose à la dague dirigée vers le dupe (en rouge).
  • Aux gants impeccables s’oppose le gant troué (en jaune).

Il se crée ainsi un parallélisme sous-jacent (en vert) qui porte un discours différent de la narration affichée (en bleu). Ainsi, par sa structure même, le pendant suggère deux moralités :

  • le jeune homme soumis à la ruse d’une fille ou de deux tricheurs (lecture symétrique, en bleu) ;
  • la manipulatrice manipulée, le joueur joué (lecture parallèle, en vert).

Le thème de la « voleuse volée », ici seulement suggéré, sera abordé plus ouvertement par les successeurs de Caravage (voir 2 La diseuse et sa mère (Vouet) ).


Les gants troués du Tricheur

Caravage 1597 les tricheurs (detail) Kimbell Art Museum Caravage 1597 les tricheurs (detail 2) Kimbell Art Museum

Non seulement le gant de la main levée est troué, mais aussi celui de la main posée sur la table.

Les premiers commentateurs ont vu dans ce détail une preuve de fausseté : l’homme du centre se fait passer pour un monsieur alors qu’il est fauché. Cette idée de dèche est quelque peu contradictoire avec le fait qu’il est visiblement le chef du jeune « bravo » aux habits impeccables.

Gail Feigenbaum ([6], p 156) a proposé que les gants soient troués pour raison professionnelle : couper ses gants permettait au tricheur de mieux sentir les marques sur les cartes. Cette explication est désormais répétée partout, alors qu’elle pose un double problème :

  • les trous dans les gants sont nettement plus voyants que les marques dans les cartes ;
  • dans tous les tableaux de joueurs de cartes connus, personne ne joue en gardant ses gants.

Feigenbaum donne néanmoins une indication intéressante :

« une pratique courante des tricheurs était d’enlever la couche supérieure de leur épiderme, de manière à exposer la peau sous-jacente, plus sensible pour détecter les marques ».

Ainsi les gants troués ne sont aucunement un détail réaliste à prendre au premier degré, mais un clin d’oeil de Caravage au spectateur, dans l’esprit de la commedia del arte : voyez ma « peau » usée, je suis Le Tricheur.


Trouer la peau (SCOOP !)

Caravage 1595 Diseuse Tricheurs schema 2
De manière plus théorique, les gants troués (en vert) introduisent un troisième terme entre la peau nue (en jaune) et la peau vêtue (en bleu). Ce motif de l’accroc, qui fait voir la vrai peau à travers la fausse, crève ici les yeux, en plein centre de la composition. Nous sommes ici très proche d’un autre motif éminemment caravagesque, la plaie qui révèle la crudité de la chair sous la beauté épidermique.


Thomas_Caravage_LosangesL’incrédulité de Thomas, Caravage, 1602-03, Sanssouci, Potsdam

Ce jeu sémantique entre la plaie dans la chair, l’accroc dans le tissu, et la faille dans la toile, est au coeur de ce très célèbre tableau (voir 3 Voir et toucher ).


Cecco_del_Caravaggio_-_Saint_Sebastian_National_Museum_in_WarsawLe martyre de Saint Sébastien
Cecco del Caravaggio, National Museum, Varsovie

Le plus fidèle disciple de Caravage lui rendra hommage en plaçant le même motif au centre de cette composition très paradoxale, où l’archer s’apprête à retirer la flèche qu’il vient de tirer.

Pour une autre histoire de gants chez Cecco, voir Le lapin et les volatiles 1



Le gant et la zibeline, chez Parmesan

parmesan 1524 - 1527 antea Capodimonte detail2Antea, Parmesan, 1524-27, Capodimonte, Naples

On ne connait pas le nom de cette jeune femme, dont la tradition prétend qu’il s’agirait d’Antea, une célèbre courtisane de l’époque. Le contraste de taille entre les deux bras a souvent été noté, et mis sur le compte de l’expressivité maniériste. Mais on a moins insisté sur le contraste entre les deux mains :

  • la main gauche, menue et nue, se pose sur le coeur et palpe la chaîne d’or du collier ;
  • la main droite, forte et gantée, se pose au niveau du sexe, tient l’autre gant et tire la chaîne d’une fourrure de zibeline.

Parmi les nombreux portraits d’époque montrant des femmes avec une zibeline [7], aucun ne présente un contraste aussi délibéré : d’autant que le gant épais, auquel s’attaquent vainement les dents et la patte du petit carnassier, n’a rien d’un accessoire féminin.


Les zibelines du XVIème siècle

Dessins de joaillerie, gravure de Erasmus Hornick 1562 British museumDessins de joaillerie, gravure de Erasmus Hornick, 1562, British museum

Durant tout le XVIème siècle, la fourrure de zibeline était un accessoire de beauté luxueux : sous prétexte d’éloigner les puces, elle était surtout un objet de séduction et d’ostentation, la tête et les pattes de l’animal étant souvent remplacées par un bijou de même forme.


Parmesan 1539-40 Pier Maria Rossi Count of San Secondo PradoPier Maria Rossi Parmesan 1539-40 Camilla Gonzaga, Countess of San Secondo, and her Sons PradoCamilla Gonzaga

Comte et comtesse de San Secondo, Parmesan, 1539-40, Prado

C’est le cas dans cet autre zibeline peinte par Parmesan, où la comtesse cache du doigt le détail trivial de l’anneau fiché dans le museau : s’agissant d’un hommage au comte, à sa virilité et à sa progéniture, sans doute ne fallait-il pas suggérer que son épouse le menait par le bout du nez. La fourrure n’est pas présente ici en tant qu’accessoire de séduction, mais en tant qu’attribut de la mère de famille : car elle était sensée protéger les femmes durant l’accouchement. On voit ici la manière habituelle de la porter, attachée à la ceinture. Celle-ci est ici ostensiblement symbolique : les enfants s’y agrippent et elle est ponctuée de lourds grains d’or, comme autant de maternités.


Dans ses Emblèmes (1546), Alciat associe explicitement la zibeline à la Lascivité (Lascivia), d’une manière oblique et énigmatique :

La souris blanche dévoile, croit-on, les plaisirs et la mollesse, mais la raison n’en est pas suffisamment claire a mes yeux. Est-ce a cause de sa nature lubrique et de son grand désir sexuel ou parce qu’elle orne de sa peau les jeunes femmes romaines ? La plupart appellent zibeline la souris sarmate et le musc arabe est célèbre pour son huile au doux parfum. Traduction et analyse Anne-Angélique Andenmatten [7a]


La zibeline dénouée (SCOOP !)

parmesan 1524 - 1527 antea Capodimonte detail1
La zibeline d’Antea est bien différente : aucun bijou ne la transcende, l’anneau transperce son museau et ses vrais dents font rictus. La chaîne se prolonge par un détail qui a échappé aux commentateurs : un cordon qui tombe droit , se perd derrière la robe et dont les couleurs noir et blanc l’assortissent au tablier ou à la sous-robe (visible par ses manches bouffantes).

Autant la ceinture de la comtesse proclamait sa fierté dynastique, autant celle à peine visible d’Antea est du registre de l’intime, du dénouage discret.



parmesan 1524 - 1527 antea Capodimonte detail2
On pourrait presque supposer que le majeur de la main nue désigne l’emplacement où était nouée cette ceinture.


Psautier d’Ormesby MS. Douce 366 1310–35Psautier d’Ormesby, 1310–35, MS. Douce 366 fol. 131 r.

A l’époque médiévale, les fabliaux conféraient à certains animaux ou objets une connotation sexuelle [7b] :

  • côté phallique, la dague, le faucon, et les animaux à fourrure qui se faufilent : ici l’écureuil et le rat ;
  • côté vaginal, le chat et l’anneau.

Ainsi les animaux en dessous de l’image, le chat et le rat sortant du terrier, imitent la dame et le chevalier à la dague saillante, tandis ce qu’ils tiennent dans leur mains droite – l’écureuil et l’anneau – sous-entend que chacun touche métaphoriquement le sexe de l’autre.

A la Renaissance, ce vieux symbolisme joue encore un certain rôle  : la longue bête fourrée que les belles dames manipulent de toutes les manières possibles (en laisse, à l’épaule, sur le bras, dans la main) fait plutôt référence aux hommes qu’elles captivent : d’autant que ces fourrures de grand prix leur servaient souvent de présent  dans les affaires de coeur.


parmesan 1524 - 1527 antea Capodimonte detail1 parmesan 1524 - 1527 antea Capodimonte detail2

Le gant qui se joue des dents inoffensives, et la main nue qui manipule un gros collier tout en désignant un espace libre, évoquent un mélange de brutalité et de séduction qui pourrait bien confirmer la tradition : cette très belle jeune femme change d’amant comme elle dénoue sa zibeline.


Un portrait de famille

Veronese 1551-2 Portrait_of_Countess_Livia_da_Porto_Thiene_and_her_Daughter_Deidamia_-_Walters_Art Museum baltimoreLa comtesse Livia da Porto Thiene et sa fille, Walters Art Museum, Baltimore Count Iseppo da Porto.*oil on canvas.*207 x 137 cm.*circa 1552Le comte Iseppo da Porto et son fils, Offices

Véronèse, 1551-2

Ce pendant grandeur nature s’intégrait dans la décoration du palais des Da Porto à Vicence probablement de part et d’autre d’une fenêtre si l’on en juge par la direction des ombres. C’est cet effet de trompe-l’oeil, comme si la famille comtale sortait du mur à la rencontre du visiteur, qui justifie l’inversion de l’ordre héraldique (dans les portraits maritaux, les femmes et filles sont toujours à droite, voir 1-3 Couples irréguliers). Nous ne sommes pas ici dans une réception officielle, comme chez les San Segondo, mais dans un accueil qui se veut familier.

En symétrie avec la fillette, la zibeline a ici pleinement son acception maternelle : la comtesse était probablement enceinte au moment du portrait, et la grande soeur ouvre le manteau fourré comme pour attirer l’attention sur son ventre.

Du côté des hommes, le garçonnet imite son père en tout point : chausses noires, manteau noir fourré, petite épée au côté et coiffure identique. Il lui manque les gants, accessoire d’homme adulte qui va de pair avec le maniement des armes.

Cette représentation strictement sexuée, où zibeline et gants sont dans leurs camps respectifs, illustre ce que pouvait avoir de provocant le portrait d’Antea , s’appropriant le gant d’un homme pour en tenir un autre en laisse.



Un gant de seigneur

 

Jan Mostaert, 1520-22 Jan van Wassenaer, Vicomte de Leyde et Gouverneur de la Frise LOUVRE (c) RMN Tony Querrec detail bagueJan van Wassenaer, Vicomte de Leyde et Gouverneur de la Frise
Jan Mostaert, 1520-22, Louvre, (c) RMN photo Tony Querrec
Anthonis Mor Portrait de Marie d'Autriche 1551 Prado detailL’impératrice Marie d’Autriche (détail) Anthonis Mor, 551, Prado

Entre 1520 et 1550 se développe dans les Pays du Nord la mode des gants à striures, où des entailles sont pratiquées pour permettre de porter le gant par dessus les bagues. Au tout début, ce détail purement pratique concerne uniquement la chevalière, à l’index gauche ou droit, et connote principalement la haute extraction de celui qui l’arbore.

Par la suite, ces striures se multiplient, en lien avec l’esthétique des crevés qui déchirent toutes les parties du vêtement.

Sur cette mode et ses significations, voir Les gants à striures



Un gant évangélique (SCOOP !)

Les éléments accumulés jusqu’ici vont nous aider, en conclusion, à déchiffrer un tableau particulièrement résistant.

liebe paar Altobello_Melone gemaldegalerie dresdenCouple d’amoureux, attribué à Altobello Melone (1491-1543) ou Romanino (1485-1566), Gemäldegalerie, Dresde

Ce tableau peu connu a fait l’objet récemment d’une analyse très détaillée et scrupuleuse par Cornelius Lange [9] : elle a mis en lumière une série de motifs très particuliers qui semblent aller dans tous les sens, sans qu’un thème d’ensemble ne se dégage.


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Des éléments symboliques

La partie droite concentre des objets manifestement symboliques, mais qui résistent à l’analyse.

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liebe paar Altobello_Melone gemaldegalerie dresden detail gant

Un gant contradictoire

Le gant présente un pouce et un majeur coupés, exactement comme dans les Tricheurs qui datent de la toute fin du siècle. Or comme nous l’avons vu, le gant représenté par Caravage n’est pas un accessoire réaliste, mais un objet « téléphoné », destiné à nous faire comprendre que celui qui le porte est un tricheur.

Soit Caravage avait vu le tableau de notre peintre anonyme (à Crémone pour Melone, à Brescia pour Romanino), soit les deux artistes se sont alimentés à la même source : peut être un costume conventionnel dans les comédies de l’époque ?

Mais le gant tient aussi du « gant de seigneur », avec son ouverture pratiquée dans l’index pour montrer la chevalière. Tout aussi à la mode sont les entailles qui décorent le haut du gant, très similaires à celles du gant de Marie d’Autriche.

Comment concilier ces deux figures contradictoires du tricheur et du fils de famille ? Et ce type de gant, typique des pays du Nord, signale-t-il le jeune homme comme un voyageur revenu de l’étranger ?


Le bucrane ailé

Juste au dessus du gant est gravé dans la pierre un crâne de bélier ailé, portant une petite sphère. Il se trouve que cet emblème n’a pas d’autre exemple connu.


Scuola Grande di San Fantin 1592-1600 (Ateneo Veneto)Scuola Grande di San Fantin (Ateneo Veneto), 1592-1600, Venise

Cornelius Lange a retrouvé un motif similaire dans les trois fenêtres de cette façade largement postérieure. Mais ils s’agit de ici de crânes de cheval, qu’il faut lire probablement en contrepoint du crâne d’Adam au pied de la Croix, juste au dessus (sur ce motif rare, voir 3 : en terre chrétienne).


Attr Jean Goujon 1536-44 Tombeau de Louis de Breze Cathedrale Notre Dame RouenTombeau de Louis de Brézé
Attribué à Jean Goujon, 1536-44, Cathédrale Notre Dame, Rouen

Plus proche dans le temps, cette décoration funéraire ne montre pas les crânes, mais les têtes ailées d’un bouc et d’une chèvre. Voici la traduction de l’inscription de gauche :

« Oh Louis de Brézé ! Diane de Poitiers, désolée de la mort de son mari, t’a élevé ce sépulcre. Elle te fut inséparable et fidèle épouse dans le lit conjugal, elle te le sera de même dans le tombeau. »

Si l’on remarque que les ailes du bouc sont dirigées vers le ciel et celles de la chèvre vers la terre, il y a peu de doute que les deux têtes représentent, d’une manière sublimée, antiquisante et cryptique, la fidélité têtue du couple par delà la mort.


Juan-de-Horozco-y-Covarrubias-Emblemas-morales 1586Juan de Horozco y Covarrubias, Emblemas morales, 1586

Le motif du crâne de boeuf, surplombé par une roue de la fortune ailée et couronnée, illustre de manière transparente le motto :

Que la fortune soit en proportion du travail

 PAR SIT FORTUNA LABORO

L’emblème est trop tardif pour notre tableau, et un crâne de bélier n’évoque en rien la notion de travail.


In morte vita, Joannes Sambucus, Emblemata, 1564In morte vita, Joannes Sambucus, Emblemata, 1564

Le motif du crâne humain ailé, aujourd’hui si courant, ne s’est développé comme symbole funéraire qu’au cours du XVIIème siècle. Au XVIème, il apparaît dans cet emblème de 1564. Le texte [10] explique que le crâne sans peau, la trompette, le sablier sur le livre, le laurier, le globe, et la « Renommée messagère (nuntia fama) » figurent tous sur le tombeau de l’humaniste Lodovicus Vives, mort à Bruges en 1540. L’expression étrange cite un vers d’Ovide :

 

La Renommée messagère volant avec ses plumes

Enéide, Livre IX

Nuntia fama volitans pennata

Ainsi le symbole des ailes s’applique à l’ensemble du motif, pas spécifiquement au crâne, et signifie la Renommée.

En fait la pierre tombale de Vives, à l’église Saint Donatien de Bruges, ne comportait que ses armoiries [11]. L’emblème est donc bien une invention de Sambucus en 1564, largement postérieure à notre tableau.


Résumons-nous :

Notre crâne de bélier ailé n’est pas une édulcoration du crâne humain ailé, symbole funéraire qui n’existait pas à l’époque. Il n’a pas été copié ailleurs, mais inventé spécifiquement dans le contexte du tableau, en combinant deux motifs antiques : un bucrane modifié (le boeuf étant remplacé par un bélier)  et des ailes, qui pouvaient être lues à l’époque comme le symbole de la renommée.

Un dernier symbole étrange est le bout de bâton en biais dans le coin de la fenêtre, dont on ne sait s’il est posé sur le rebord ou bien plus bas, à l’extérieur.


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Double portrait ou scène de genre ?

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Une devise ou un rébus ?

liebe paar Altobello_Melone gemaldegalerie dresden detail vetements
Le médaillon du béret montre un volatile blanc (probablement un coq) avec l’expression laconique « Fin che (Jusqu’à ce que) ». Comme il n’y pas de motto connu à l’époque commençant par ces deux mots, il est vraisemblable qu’il ne s’agit pas d’une devise personnelle, mais d’une sorte de rébus incluant le coq. On peut alors penser à l’expression évangélique « avant que le coq ne chante ».


A_Loving_Couple_Altobello_Melone Musee des beaux-arts, Budapest detailCouple d’amoureux (copie), Musée des beaux-arts, Budapest

Ce rébus a dû poser problème dès l’époque, puisque dans la copie de Budapest, la devise a été remplacée par le mot grec AETOU (aigle) ou plus probablement les lettres AEIOU, signe que le copiste n’avait pas compris le rébus. A noter qu’il a également omis le trou du gant au niveau de la chevalière.


Des symboles galants

liebe paar Altobello_Melone gemaldegalerie dresden detail brinVersion de Dresde (détail)

Le copiste de Budapest, en revanche, a bien compris ces deux détails :

  • le brin végétal passé derrière le médaillon (probablement une plante odorante)
  • le brin floral dans les cheveux de la fille.

Nous sommes bien dans le registre de l’amourette, avec probablement une allusion ironique : car le brin fiché derrière le coq, en rappelant le plumet derrière le béret, sous-entend que le jeune homme est lui-aussi un coq.

Du coup, on est fondé à se demander si les ailes derrière la tête de bélier ne font pas, tout simplement, allusion à une vigueur sexuelle renommée.


liebe paar Altobello_Melone gemaldegalerie dresden detail baton

Et si le bâton dressé dans l’orifice de la fenêtre (lui aussi repris par le copiste) n’est pas une troisième manière de dire la même chose.


En aparté : le premier portait de couple italien

Lorenzo_Lotto 1525 Micer_Marsilio_Cassotti_y_su_esposa_Faustina PradoMessire Marsilio Cassotti et son épouse Faustina
Lorenzo Lotto, 1525, Prado

Ce tableau constitue un jalon bien connu, puisqu’il signe l’arrivée en Italie du double portait de couple, inspiré d’exemples nordiques.

Le contenu symbolique, copieux, est parfaitement élucidé par la notice du musée [12] :

Cupidon met un joug sur les épaules des mariés en référence aux obligations qu’ils contractent lors de leur mariage. Les feuilles de laurier qui y pussent symbolisent la vertu, ici la fidélité entre les époux. Lotto illustre le moment culminant de la cérémonie : l’échange des vœux, lorsque Marsile s’apprête à introduire l’alliance dans le troisième doigt de la main gauche de Faustine d’où, selon une théorie qui remonte au moins à saint Isidore de Séville, une veine remontait directement au cœur. Faustine est habillée de rouge, la couleur préférée des mariées vénitiennes, et porte un collier de perles, symbole de l’assujettissement de la femme à son mari, connu à l’époque sous le nom de vinculum amoris. Elle porte également un camée à l’effigie de Faustine la Majeure , épouse dévouée de l’empereur Antonin le Pieux et incarnation de l’épouse parfaite….
Cette lecture iconographique n’explique cependant pas le sens ultime de l’œuvre. Marsilio s’est marié à l’âge de vingt et un ans (un très jeune âge à Bergame ), un an après avoir été émancipé par son père. Celui-ci voulait que Lotto représente le moment culminant du « caprice » de son fils, qu’il avertit ainsi que le mariage est toujours un joug, aussi léger soit-il… Le ton ironique du tableau, déjà souligné par Berenson , est souligné par le sourire de Cupidon , étranger par principe à un acte aussi solennel que des fiançailles. »



Un double portrait théorique

liebe paar Altobello_Melone gemaldegalerie dresden
Notre tableau, qui doit être postérieur de quelques années seulement, défriche donc la même nouveauté, iconographique, avec le même goût pour la profusion de symboles et la même touche d’ironie. Mais il s’en écarte sur plusieurs points :

  • cadrage serré, très exceptionnel pour l’époque ;
  • emblèmes fabriqués pour l’occasion ;
  • motto au sens ouvert ;
  • gestes sans decorum (le gant troué caressant l’épaule) ;
  • postures discordantes : l’homme au visage très caractérisé nous regarde avec intensité (pourquoi pas un autoportrait ?) tandis que le visage de la femme, plus générique, part en arrière et se trouve à moitié dans l’ombre.

Tous ces éléments rendent impossible qu’il s’agisse du portrait d’un couple réel. En outre, d’autres détails ne peuvent s’expliquer que dans une lecture ironique :

liebe paar Altobello_Melone gemaldegalerie dresden detail vetements

  • au gant usé fait écho la manche décousue ;
  • à la croix vertueuse de la fille s’opposent deux éléments de désordre : le collier décalé (l’ouverture est à gauche) et le bout de foulard qui s’insère dans l’échancrure, ouvrant le chemin à l’index ganté.


Une autre nouveauté iconographique

Lucas de Leyde 1517 Scene de Taverne (l'enfant prodigue) BNFScène de Taverne (le Fils prodigue), Lucas de Leyde, 1517, BNF

Cornelius Lange rapproche à juste titre le geste osé du garçon de celui de ce naïf pris aux pièges d’une taverne : pendant qu’il enlace la fille, celle-ci passe son bras dans l’autre sens pour subtiliser sa seconde bourse, tandis que la première bourse file déjà par la porte.

Ce type de composition, à la fois scène de genre égrillarde (la taverne),  moralisatrice (les dangers des plaisirs) et évangélique (la parabole du Fils Prodigue) était suffisamment nouveau pour que l’artiste ait jugé bon d’attirer l’attention du spectateur par le phylactère :

Attention à ce qui va se passer

Wacht hoet varen sal

Le sens métaphorique des deux bourses est agréablement complété par le bâton noueux que le fou pose sur le bord de la fenêtre, et confirmé par un autre détail.


La gravure de la BNF étant l’unique exemplaire original connu (il en existe des copies inversées par Jan Thiel, vers 1590), il serait aventureux de prétendre que notre peintre italien s’en soit directement inspiré. Mais il a pu imaginer le même sous-entendu pour le bâton posé dans l’angle de la fenêtre.

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Une lecture évangélique (SCOOP !)

Le rébus du médaillon nous avait déjà mis sur la piste d’une lecture évangélique : « jusqu’à ce que le coq chante », qui peut maintenant se préciser : « profite de la nuit et de ses plaisirs jusqu’à ce que… ».

Dès lors tous les détails s’emboîtent :

  • le trou montrant le chevalière désigne l’homme comme un fils de famille ;
  • l’usure de ses vêtements montre que ses moyens sont bientôt épuisés ;
  • le motif du « bélier ailé » est une autre manière de signifier que le temps des plaisirs charnels va s’envoler ;
  • enfin, la croix en biais sur la poitrine de la fille, est vouée à se redresser.

liebe paar Altobello_Melone gemaldegalerie dresden detail baton
Le bâton lui aussi en biais, omis par les commentateurs, se révèle finalement crucial, par la double lecture qu’il autorise :

  • s’il est posé sur le rebord, il symbolise une virilité en situation précaire ;
  • s’il est posé sur le sol, il évoque un bâton de voyageur.

On voit d’ailleurs, au dessus de la facilité des ailes, le chemin par lequel  le Fils prodigue va bientôt retourner chez son père.


Références :
[0a] Peter Stallybrass, Ann Rosalind Jones « Fetishizing the Glove in Renaissance Europe » Critical Inquiry, Vol. 28, No. 1, Things (Autumn, 2001) https://www.jstor.org/stable/1344263
[0b] Chriscinda Henry, « Whorish Civility and Other ricks of Seduction in Venetian Courtesan Representation » dans Allison Levy, « Sex acts in early modern Italy : practice, performance, perversion, punishment »
[0c] Antonella Fenech Kroke « Geste et désir dans les imaginaires du jeu », in L’invention du geste amoureux. Anthropologie de la séduction dans les arts visuels de l’Antiquité à nos jours » , V. Boudier, G. Careri et E. Myara éd., Peter Lang, 2020
https://www.academia.edu/34889616/_Geste_et_d%C3%A9sir_dans_les_imaginaires_du_jeu_in_Linvention_du_geste_amoureux_Anthropologie_de_la_s%C3%A9duction_dans_les_arts_visuels_de_l_Antiquit%C3%A9_%C3%A0_nos_joursactes_coll_V_Boudier_G_Careri_et_E_Myara_%C3%A9d_Peter_Lang_2020_p_167_198
[1a] Keith Christiansen « A Caravaggio Rediscovered, the Lute Player » https://www.metmuseum.org/art/metpublications/a_caravaggio_rediscovered_the_lute_player
[2] Le vite de’ pittori, scultori ed architetti moderni co’ loro ritratti al naturale scritte da Giov. Pietro Bellori, per il successore al Mascardi, a spese di Francesco Ricciardo, e Giuseppe Buono, 1728
[4] Christoph Luitpold Frommel ·« Caravaggios Frühwerk und der Kardinal Francesco Maria Del Monte » dans Storia dell’arte, 9/10 (1971), pp. 5-52
https://archiv.ub.uni-heidelberg.de/artdok/6607/1/Frommel_Caravaggios_Fruehwerk_und_der_Kardinal_Francesco_Maria_Del_Monte_1971.pdf
[5] Par exemple, le Sainte Catherine aujourd’hui dans la collection Thyssen est donné pour 7 palmes, alors qu’il en mesure 7,8 x 6 (173 × 133 cm).
[6] Gail Feigenbaum, “Gamblers, Cheats, and Fortune-Tellers” in Philip Conisbee et al., Georges de La Tour and His World p 158 https://www.academia.edu/32079466/Gamblers_Cheats_and_Fortune_Tellers
[7a] Anne-Angélique Andenmatten « Les Emblèmes d’André Alciat », p 379 et ss
[7b] Sur le double sens sexuel de cette scène de fiançailles, voir Lucy Freeman Sandler « Studies in Manuscript Illumination, 1200-1400 » chapitre 3 « A bawdy betrothal in the Ormesby Psalter », p 33 https://books.google.fr/books?id=rpbMEAAAQBAJ&pg=PA33
[9] Cornelius Lange, « The Dresden Loving Couple and its copies: thoughts on iconography and authorship » Arte Lombarda , 2015, Nuova serie, No. 173/174 (1-2) (2015), pp. 144-154 https://www.jstor.org/stable/24814988
[10]
Qui vigiles studiis noctes egere, diesque
Parcere non oculis, nec voluere sibi:
Hos celebres lato nomen disseminat orbe,
Ac simul in caelum fata suprema vehunt.
Mortua non mors est, quae etiam post funera vivit,
Hoc decus à Musis, praemia tanta ferunt.
Id cute nudatum caput, & tuba, vitra libelli,
Hora refert, laurus, nuntia fama, globus.
Ista ferè Brugis, Vives Lodovice, sepulchro
Addita sunt vestro symbola marmoreo.
Pour la traductionn anglaise :
https://www.emblems.arts.gla.ac.uk/french/emblem.php?id=FSAb081
[11] « Inscriptions funéraires et monumentales de la Flandre », Volumes 1 à 2 p 148
https://books.google.fr/books?id=0lk-AAAAcAAJ&pg=RA2-PA148